Un Poète norvégien de nos jours. — Biœrnstierne Biœrnson et ses œuvres

Un Poète norvégien de nos jours. — Biœrnstierne Biœrnson et ses œuvres
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 86 (p. 333-362).


UN
POÈTE NORVÉGIEN

BIŒRNSTIERNE BIŒRNSON

I. Bjórnstijerne Bijórnson Skrifter, Arne ; Bergen 1858. ; — II. Halle-Hulda, drama, Mellellem Slagene ; Christiania 18538. — III. Smaastykker, Bergen 1860. — IV. Sigurd Slembe ; — Kjóbenhavn 1863, etc.[1].

Celui qui tentera un jour d’écrire une histoire générale des littératures européennes au XIXe siècle sera sans doute fort embarrassé de trouver un fil conducteur dans ce vaste labyrinthe ; mais en poursuivant les mouvemens littéraires et les renaissances poétiques chez tant de peuples divers, parfois ennemis, il serait frappé sans doute d’un effort commun et comme d’un grand courant qui les traverse. De même que le réveil énergique des nationalités préside aux mouvemens politiques européens de ce temps-ci, de même le profond sentiment que les races ont acquis de leur originalité est le principe fécond qui a renouvelé la culture intellectuelle, transformé les littératures et retrempé à leur source le génie des nations.

Ce retour aux origines nationales, cet appel à l’âme même des peuples ne prélude-t-il pas dans le mouvement romantique ? Certes ce mot de romantisme est un de ceux qui ne signifient plus rien à force d’avoir servi, comme un drapeau cent fois repeint qui aurait passé par tous les camps. Tour à tour mystique, frondeur, aristocratique, révolutionnaire, chevaleresque, oriental, que sais-je ? il a fini par perdre tout prestige. Qu’importe ? Il a été une puissance, il aura un sens dans l’histoire. Tout d’abord il voulait dire : liberté, affranchissement. Et qu’était-ce que cette liberté, sinon la révolte du génie propre de l’individu ou de la race contre l’idéal élégant, uniforme et soi-disant classique, imposé par la brillante société de Louis XIV ? Tel fut le sens des travaux initiateurs de Herder, qui devina le génie des peuples dans leur poésie primitive, telle fut plus tard la portée des vives intuitions de Chateaubriand, qui d’un coup de baguette ressuscita le monde celtique et mérovingien. Ajoutez que les chocs violens de nations pendant les guerres de l’empire avaient mis en branle les passions élémentaires des peuples. Rien n’était mieux fait pour hâter dans le domaine intellectuel les renaissances nationales. Plus que jamais, les peuples eurent conscience d’eux-mêmes après la tempête. La France, l’Allemagne, l’Angleterre, s’efforcèrent de descendre, par l’étude de leur langue, de leur passé et du peuple, dans les arcanes de leur génie. Les autres nations suivaient. Partout, à Paris comme à Madrid, à Florence comme à Stockholm et à Saint-Pétersbourg, se livrait la bataille (entre classiques et romantiques. Angel Saavedra en Espagne, Silvio Pellico, Leopardi, Cesare Balbo en Italie, Pouchkine en Russie, Mickiewicz en Pologne, Kolár en Bohême, Petœfi en Hongrie, quels qu’ils fussent, les novateurs réclamaient une littérature nouvelle. Au fond qu’est-ce qui poussait les romantiques de tous pays ? Une même pensée, un vague et puissant instinct. Tous, ils disaient ou du moins sentaient ceci : La culture dite classique ne nous suffit plus. L’idéal littéraire et poétique qu’elle a répandu en Europe est une sorte d’homme moyen, — noble, élégant, mais superficiel, — qui n’est universel que parce qu’il n’a plus rien de saillant, — éternel parce qu’il n’est d’aucun temps, idéal parce qu’il est abstrait. Celui que nous cherchons est à la fois plus profond et plus large, plus énergique et plus franchement humain. Votre idéal vient du dehors, il est comme plaqué sur notre société ; nous voulons le faire sortir du dedans, de son fond intime. Derrière votre culture classique, nous voyons le moyen âge et nos origines, derrière l’Allemand le Germain, derrière le Français d’aujourd’hui le Franc et le Celte, derrière chaque peuple son histoire, ses traditions, ses dieux, derrière tous notre berceau commun en Asie. Dans ce passé, nous lisons en caractères plus visibles ce que nous sommes, et ce que nous serons. Voilà l’homme étrange, vivant, terrible ou sublime, éternellement neuf qu’il s’agit d’exprimer. Pour être hommes, soyons avant tout nous-mêmes et de notre race, Tout cela se résume d’un mot : la force créatrice du XVIe siècle s’est allumée à la renaissance de l’antiquité, celle du nôtre éclate surtout dans le réveil du génie des races.

C’est à ce point de vue, je l’appellerais volontiers le point de vue cosmopolite, que l’histoire des littératures européennes me paraît surtout attrayante. Ce n’est plus seulement une série d’épisodes détachés, c’est plutôt une longue épopée, où les événemens s’engendrent les uns les autres. Alors tout s’éclaire d’un jour plus vif et l’horizon s’élargit, les nations se groupent en latines, germaniques et slaves, et le mouvement qui part des centres vitaux se communique de proche en proche aux extrémités. Le moment de raconter cette histoire dans son ensemble n’est point venu ; notre tâche est bien plus facile. Ce que nous nous proposons est tout simplement une excursion en Norvège, auprès d’un poète de modeste apparence, mais d’une forte physionomie, et qui a le mérite d’être un type national. Nous tenions tout d’abord à fixer le point de vue qui nous guidera ; dans ce genre d’études, le plus libre et le plus dégagé est aussi le plus fécond.


I

Jusqu’à nos jours, les peuples Scandinaves n’ont guère paru qu’au second rang dans l’histoire politique et intellectuelle de l’Europe. Une seule fois, sous l’héroïque Gustave-Adolphe, la Suède joue le premier rôle sur le théâtre européen. Le roi de neige, comme on l’appelait ironiquement à Vienne, jette sa lourde épée au beau milieu de l’Allemagne, et tombe sur un champ de bataille à l’apogée de sa gloire ; mais cela suffit pour faire triompher la réforme. Après cet exploit, la Suède rentre dans son repos. Les trois royaumes du nord eurent des savans de premier ordre, comme Linnée, des artistes hors ligne, comme Thorwaldsen, une littérature originale ; mais ils n’ont pas produit une de ces révolutions qui s’imposent à une époque, et sans lesquelles nous ne serions pas ce que nous sommes. L’isolement auquel les condamne leur position géographique, les rigueurs du climat septentrional, une certaine lenteur d’esprit innée, expliquent ce rôle moins apparent. La race nordique, qui ne manque pas de profondeur, ne semble douée ni des hautes facultés philosophiques de l’Allemand ni de l’éloquente initiative du Français, moins encore de l’intelligence facile, du riche tempérament italien ; mais, outre qu’elle n’a pas dit son dernier mot, elle vaut par d’autres qualités, et ce qui frappe surtout, c’est que les traits primitifs du Germain sont mieux conservés en elle qu’en Allemagne, où ils tendent à s’effacer sous la culture générale. Ce caractère national, longtemps refoulé dans les littératures du nord, s’y accuse toujours plus vigoureusement et en fait le charme. Nous ne verrions pas au juste la place qu’y occupe Biœrnson, si nous ne donnions pas un coup d’œil rapide à ce développement intellectuel.

Grâce à sa situation, le Danemark fut de tout temps en relation avec l’Allemagne. Dès le XVIIIe siècle et malgré l’invasion du goût français, il subit largement l’influence de ses voisins. Cela s’explique par le séjour prolongé à Copenhague d’hommes comme Klopstock, Basedow, Schlegel, mieux encore par une certaine affinité d’esprit. Le Danois est en général d’un caractère doux et contemplatif, et se rapproche plutôt de l’Allemand du sud que du Prussien raisonneur. Par ce contact incessant, la littérature danoise moderne se développa plus rapidement que ses rivales du nord ; mais de là lui vient aussi son manque de couleurs fortes et de haute originalité. Son plus grand représentant, Œhlenschlæger, a beau faire, il est moitié Allemand, moitié Danois ; son lyrisme et ses drames se distinguent plutôt par un éclectisme élégant que par la verve créatrice. Lorsqu’il traite des sujets Scandinaves comme dans les Dieux du nord, il rappelle tour à tour Milton et Klopstock beaucoup plus que la poésie barbare et grandiose dont il essaie de s’inspirer. Lisez, je ne dis pas même l’Edda, mais le premier venu de ces vieux chants de bataille (kämpewiser) ou de ces ballades guerrières et romanesques qui abondent dans la vieille poésie populaire des Danois, puis comparez ces scènes tragiques et vivantes dans leur énergique concision avec la pâle fantasmagorie du poète moderne. Là-bas tout vit, les forêts et les mers, les oiseaux parlent, l’homme a des passions fortes et subites, on aime, on séduit, on tue ; les coups d’épée tombent pesans et terribles : il suffit de deux vers comme ceux-ci :

Il jette sur elle son manteau bleu,
La lance sur son cheval gris,


pour nous entraîner au plus vif du drame. Chez Œhlenschlæger, il y a des idées élevées, des descriptions savantes ; mais l’ensemble reste froid et sans ferme contour. N’importe, cet homme d’une culture universelle, très versé d’ailleurs dans les antiquités Scandinaves, eut le mérite d’imprimer une direction nouvelle à la poésie de son pays. Esprit moins étendu, mais âme plus sensible, enfantine et poétique, Andersen devint une gloire nationale par ses contes, ses romans et ses chansons. Gruntwig, Aarestrupp, Winther, Hertz, ont marché dans des voies analogues. Il y a donc aujourd’hui une littérature danoise. Elle abonde en peintures fraîches et gracieuses, mais, comme dans les symphonies de Gade, on y retrouve quelque chose de l’aspect uniforme du pays ; à la longue, elle rappelle la monotonie des forêts de hêtres du Seeland, ou la ligne horizontale des sombres sapinières qui couronnent les baies de la Baltique, et qu’interrompt çà et là la fumée grêle d’un toit de chaume.

Les Suédois, qu’on a nommés avec quelque justesse les Français du nord, ont en somme plus de feu dans le tempérament, plus d’élan dans le caractère. Il suffit de regarder leurs rois. Sans parler de ces chefs féroces à demi fabuleux des temps barbares, insatiables, gigantesques dans la guerre et l’orgie, des Ynglings et des Skioldungs, dont les plus illustres, selon les sagas, se nourrissaient dans leur enfance du cœur des loups, et, devenus vieux, se noyaient parfois dans des cuves d’hydromel, qu’on regarde seulement des figures comme Gustave Wasa ou Charles XII. — Le premier, fugitif, proscrit, sa tête mise à prix, se présente aux montagnards de Dalécarlie, se nomme, les harangue, les soulève et chasse Christian II ; le second attaque trois pays à la fois, et se lance aussi témérairement contre la Russie qu’un faucon contre un vautour. Ce caractère généreux et vif s’accentue dans l’histoire littéraire de ce pays, qui a toujours été le cœur et le centre du monde Scandinave. Les partis y sont plus tranchés, les luttes plus ardentes. On sait que dès le XVIe siècle la Suède subit fortement l’influence française. La reine Christine écrivait à Scudéri pour qu’il lui dédiât son Alaric et envoyait une chaîne d’or à Balzac, c’est tout dire. Autour d’elle, on imitait Ronsard. Jusque vers la fin du siècle dernier, Boileau régna sans conteste sur le Parnasse suédois. Gustave III fonda une académie sur le modèle de celle de Paris, et dans son petit Trianon, au nord de Stockholm, écrivait des comédies à la Destouches. Cette littérature élégante ne pénétrait point au-delà de la cour ; on n’invente pas un siècle littéraire avec la règle des trois unités, l’alexandrin et le genre didactique. Cependant les Suédois doivent beaucoup à la France et ne l’ont pas oublié. C’est en l’admirant qu’ils en vinrent à aimer les choses de l’esprit. La réaction ne tarda pas à éclater, et avec elle l’originalité.

Les phosphoristes, ainsi nommés d’après leur journal Phosphorus, furent les avant-coureurs du grand mouvement. Leurs chefs, Atterbom et Franzen, s’attaquèrent par l’exemple et la critique à l’école française, qui adressait encore ses madrigaux à Chloris. Eux-mêmes imitaient KIopstock ou s’inspiraient de Schelling. Chose étrange, la littérature suédoise était devenue tellement française qu’il lui fallut passer par l’Allemagne pour redevenir elle-même. La vraie renaissance date de la ligue gothique (Gölhiska Förbundet), dont Geyer et Tegner furent les chefs. Plus de modèles français ou allemands, disaient-ils, mais l’indépendance absolue ; en prenant le nom de gothique, ils se disaient fils de leurs ancêtres les Goths, et arboraient hardiment la bannière Scandinave. Leur enthousiasme s’allumait devant les monumens de la vieille langue, qu’on saisissait enfin dans leur grandeur religieuse ou héroïque. Les fragmens abrupts de l’Edda, les antiques sagas islandaises, sortant de ce long oubli, les étonnèrent comme les tronçons cyclopéens d’un temple de Thor ou de Baldour. Si informes qu’ils fussent, on retrouvait là l’esprit de la race. Certes, en rentrant dans le vieux monde Scandinave, les poètes du nord durent éprouver l’âpre frisson de volupté des Northmans qui, revenant des mers chaudes, sentaient de nouveau les tempêtes du pôle soulever la proue de leurs navires. Geyer se plongea dans l’étude des antiquités nordiques, et donna à la Suède sa première histoire sérieuse. Dans ses ballades, comme le Wiking, il chantait des héros nationaux, et y joignait lui-même des mélodies qui sont encore aujourd’hui dans la bouche du peuple. Les vieilles chansons populaires suédoises qu’il recueillit avec Afzelius eurent pour la Suède la même importance que le recueil d’Arnim et de Brentano pour l’Allemagne. Bref, cet historien, poète et musicien fut un scalde moderne. Il eut de ses ancêtres la rudesse farouche, mais aussi le sérieux et la sombre fidélité aux dieux de sa race.

Si Geyer fut l’initiateur de cette école, Tegner en devint le héros par sa Frithiofsaga. Ce poème est peut-être le seul dans la moderne littérature du nord qui soit parvenu à une renommée européenne. Il le mérite, quoique ce récit, renouvelé d’une tradition islandaise, ait revêtu çà et là des couleurs un peu trop chrétiennes, et qu’on soupçonne à la fin dans l’auteur un évêque protestant. Cela n’empêche pas que cette épopée maritime ne soit d’une fraîcheur merveilleuse. Certaines scènes, — les adieux de Frithiof et d’Ingeborg, — sont entachées de sentimentalisme moderne ; mais d’autres sont pleines de force et d’entrain, comme celle où le héros fait élire le jeune fils du roi Ring, dans l’assemblée des guerriers, en élevant sur son bouclier l’enfant aux cheveux d’or, « fier et tranquille sur l’acier luisant comme un jeune aigle qui regarde le soleil. » Ce poème, qui fut salué avec joie par le vieux Goethe en 1824, a fait époque dans la littérature du nord. — La poésie suédoise était devenue majeure, indépendante, originale, et par cet élan spontané elle se rapprochait plus de sa sœur allemande que par une imitation servile. Tegner célébra en beaux vers cette union idéale entre les deux nations se reconnaissant l’une dans le génie de l’autre.

« Elles se cherchent, les deux sœurs germaniques ; — entre leurs poitrines fraternelles, la mer se presse en vain. — Entends-tu ce que soupirent les vagues ? La sœur appelle la sœur. — Elle se représente les traits de la bien-aimée, et croit entendre la voix de l’absente. — Elles ne sont plus en lutte, elles pensent à deux et rêvent ensemble leurs poèmes. — Mugis donc, ô mer bleue, tu ne peux séparer les esprits. »


Si nous passons en Norvège, tout change encore une fois, le pays, les hommes et l’esprit de la race. Nous voilà dans la vraie Scandinavie. Cette longue bande de terre sauvagement déchiquetée, qui longe l’Océan du Cap-Nord au cap Lindesnäss, n’est qu’une énorme chaîne de montagnes, une Suisse septentrionale plus sombre et plus grandiose. Les avant-monts sont revêtus d’épaisses forêts de sapins ou de frênes, et dominés par des coupoles de glace ou des pics de neige éternelle. Partout des vallées étroites, des précipices abrupts, des cataractes gigantesques comme le Rjukan-Foss (la chute fumante), où un lac entier tombe d’un seul jet d’une hauteur de 1,800 pieds. Dans ces âpres contrées, les routes ressemblent à des sentiers ; elles s’enfoncent dans des sapinières sans fin, grimpent en zigzag sur des murs de granit, plongent dans des entonnoirs comme l’hélice de Vindhellen, quand elles ne vont pas se perdre dans des chaos de rochers où l’issue semble impossible. Là les hommes vivent isolés, car des crêtes infranchissables séparent souvent les villages. Les solitudes sont vastes et profondes, parfois on voyage une journée sans rencontrer une habitation, et lorsqu’on s’élève, l’œil glissant de montagne en montagne sur la cime des forêts, depuis les masses noires du premier plan jusqu’aux ondulations bleues et vaporeuses qui bordent le ciel, embrasse des horizons d’une fierté sauvage et d’une tristesse infinie.

Cependant au milieu de cette nature austère apparaissent çà et là des coins délicieux : c’est un lac paisible endormi entre deux montagnes verdoyantes, un versant de prairies parsemé de fermes et de scieries, ou bien une joyeuse clairière de bouleaux, dont le feuillage imite la robe des elfes, ou un village riant avec son église peinte en rouge, qui étincelle dans une fraîche vallée. Et puis le printemps tardif a des magies étranges dans les vallées norvégiennes exposées au sud. A peine la neige fondue sous le soleil de juin, de » fleurs brillantes, d’une suavité exquise, éclosent comme par enchantement, des papillons aux couleurs intenses s’en échappent. Alors, dans ces claires nuits du nord, où l’on distingue chaque arbre dans le crépuscule mystérieux, les vieilles divinités se réveillent, et, s’il faut en croire ce que chantent les jeunes filles, les elfes reviennent : « La nuit de printemps silencieuse et fraîche — se couche dans les chauds vallons. — D’aimables sons résonnent… — Dis-moi, que signifient ces chants ? — Écoute ! les elfes saluent les fleurs blanches — qui se balancent dans la rosée sous la pointe de leurs pieds furtifs. — Oh ! laisse leur chant pénétrer ton cœur[2] ! »


Enfin ce qui fait de la Norvège un pays unique, c’est que la vie alpestre et la vie maritime s’y donnent la main. Par ces défilés étroits qu’on nomme fiords, la mer s’enfonce à des trentaines de lieues au beau milieu des montagnes. Dans le Hardanger, dans le Sognfiord, les cascades tombent dans la mer, les avalanches y engloutissent parfois les embarcations. En ces gorges sauvages, que d’existences diverses se côtoient sans se toucher ! Souvent le pêcheur qui séjourne dans le fiord voit toute sa vie le village pendu au roc à 3,000 pieds au-dessus de sa tête, sans songer une seule fois à y monter, tandis que le bûcheron qui vit là-haut sur le field voit rouler les troncs de sa forêt dans l’écume des rapides et aperçoit dans la profondeur vertigineuse du golfe la voile penchée filant vers la haute mer, sans jamais pouvoir la suivre. En regardant ce beau miroir vert-émeraude qui reluit dans l’abîme, il pourrait se croire au-dessus d’un lac ; mais les tempêtes de l’Atlantique s’engouffrent jusqu’à lui par les portes étroites et colossales du fiord. Aussi parfois le vieux sang Scandinave se réveille, le bûcheron jette sa cognée et va se faire matelot.

Telle est la patrie des Northmans, qui étonnèrent le moyen âge par leurs invasions téméraires. On connaît assez le caractère de ces rois de mer qui ne respiraient à l’aise que dans l’orage, qui, jetés dans la fosse aux vipères, chantaient sous la morsure des reptiles : « nous avons combattu avec l’épée ! mon sourire brave la mort ! » Férocité, hardiesse sans bornes, fidélité au chef, soif inextinguible du nouveau et de l’incommensurable, voilà les passions qui soulevaient ces rudes poitrines sous leurs peaux de sanglier. C’est au milieu d’eux que le culte d’Odin et de Thor eut ses plus fortes racines. Le christianisme ne les dompta que par des guerres séculaires et des violences extrêmes ; mais, comme les Bretons, les Norvégiens embrassèrent cette religion avec d’autant plus d’ardeur qu’ils avaient mis plus d’opiniâtreté à la combattre. Leur transformation sous l’influence chrétienne rappelle une légende suédoise. Saint Laurent, venant du pays des Saxons, rencontre un géant près de Lund. « Je te bâtirai une église, dit le géant, mais à une condition : quand j’aurai fini, tu me donneras tes deux yeux, à moins que tu n’aies trouvé mon nom. » Le saint accepte ; aussitôt le géant se met à l’œuvre, entassant bloc sur bloc. En quelques jours, il a presque achevé une église formidable, saint Laurent commence à craindre pour ses yeux. Au même instant, il entend une voix qui dit : « Dors tranquille, ma fille, tu auras les yeux du saint, que ton père Finn t’a promis. » Le saint, joyeux, court à l’église et s’écrie : « Tu t’appelles Finn ! » Voyant qu’il a perdu, le géant, furieux, descend de sa tour et veut renverser l’édifice, il entre sous la voûte pour l’emporter sur son dos ; mais voici que tout à coup il est changé en pilier de pierre. — Cette histoire est celle de toute la race Scandinave et surtout norvégienne. Après une lutte sauvage contre le christianisme, elle s’est comme raidie et immobilisée sous lui. Le Norvégien d’aujourd’hui est naïvement religieux, d’un caractère mâle, sérieux, très renfermé, mais capable de sentimens profonds et de passions fortes. L’âpre énergie Scandinave a été refoulée, mais elle est restée dans le sang comme une force latente qui perce sous forme d’éclats subits, de mélancolies sombres, et s’accentue parfois dans une persévérance opiniâtre.

La Norvège moderne, avec sa constitution démocratique vraiment faite pour un peuple de fermiers et de paysans, avec son église protestante, honnête, mais souvent étroite, est trop tranquille, dirait-on, trop heureuse et trop isolée pour produire de grandes choses dans l’ordre intellectuel. Sa littérature, comme sa langue, se confond presque avec celle du Danemark. Au siècle passé, elle fournit au théâtre danois son meilleur comique, Holberg, et depuis ce temps elle a produit nombre de nouvellistes et de lyriques de talent. Ce qui lui manquait encore, c’était une personnalité caractéristique, un représentant hardi de ses aspirations intimes, si peu connues de l’étranger. Pour la première fois elle l’a trouvé en Biœrnson. Par ses qualités comme par ses lacunes, il est vraiment Norvégien, nous voyons même reparaître en lui, avec plus d’énergie que chez aucun poète du nord, les traits marquans du caractère Scandinave. Voilà sa nouveauté, voilà ce qui nous attire, car dans la vie comme dans l’art tout ce qui est spontané et vraiment individuel excite la pensée souvent mieux que la perfection savante. Essayons donc de voir tel qu’il est ce Northman moderne, qui est le Tegner de la Norvège et déjà le surpasse. Peut-être nous ouvrira-t-il quelques échappées sur l’avenir d’un peuple jeune et vigoureux.


II

Biœrnstierne Biœrnson est né en 1832 dans une des contrées les plus solitaires du Dovrefield. Son père était pasteur d’une petite paroisse, Ovikné, au cœur de la Norvège. La nature alpestre, d’une sublimité effrayante, au milieu de laquelle il grandit fut la forte impression de son enfance. D’immenses murailles de rochers gris, aux reflets bleuâtres, dressés contre le ciel et jetant dans les vallées leurs ombres colossales, puis des collines, de vastes bruyères, des forêts de sapins maigres, des ravines pleines de genévriers touffus qu’habite encore « l’ours roi, » des torrens furieux se gonflant comme des fleuves à la fonte des neiges, et qui semblent vouloir entraîner toute la montagne vers la mer, voilà le monde sauvage sur lequel l’enfant ouvrit ses yeux étonnés. Ce qui augmente la grandeur uniforme du paysage, ce sont les longues nuits d’hiver, où tous ces objets prennent des proportions fantastiques ; alors chaque montagne devient un géant bizarre et monstrueux. Par contre, le soleil a des rayons rouges en été, de chaudes caresses qui font sortir les gnomes curieux de leurs cavernes et flotter la fée rose, au lumineux sourire, dans la blanche poussière des cascades. L’âme de l’enfant se plongea dans cette nature, qui tantôt le terrifiait et le repoussait, tantôt le fascinait et l’attirait doucement dans ses profondeurs magiques, où il croyait voir s’agiter confusément une foule de divinités redoutables ou séduisantes.

À cette impression se joignit celle de l’église et du presbytère paternel. C’était une de ces églises isolées au milieu d’une vallée, car dans le Dovrefield il n’y a guère de villages proprement dits, les habitations d’une même commune sont fort dispersées. Là, cette église solitaire, qui règle et consacre tous les actes de la vie, seul signe visible du monde idéal que l’homme porte en lui, a une grande puissance sur les âmes. Le paysan y rattache tous ses devoirs, tous les sentimens purs et toutes les espérances. Si le culte chrétien est une contradiction en Grèce et en Italie, sur les terres du soleil, où naquirent les dieux immortels de la beauté et de la joie, l’image douloureuse du Christ a une force étrange dans ces montagnes ; la religion du sacrifice y est plus naturelle, et une pauvre église de bois a pour les simples une muette éloquence. Biœrnson subit également ces deux impressions : la nature avec sa magie toute païenne et la religion avec ses émotions morales. Elles dominent sa vie, et se retrouvent dans ses œuvres comme une contradiction non résolue.

On devine que cette enfance fut monotone, les visites n’abondaient pas au presbytère ; étant l’aîné de la famille, l’enfant resta livré à lui-même. La Bible, les contes populaires, quelques sagas, ce furent ses seules lectures pendant les longues soirées d’hiver. Pourtant c’était sa saison favorite, car alors, le père l’emmenait en traîneau, et ils descendaient la montagne avec la rapidité de l’ouragan. Souvent le presbytère était entouré de remparts de neige comme un château-fort. Grande ressource pour l’alerte gamin : la mère voulait-elle le punir, vite il grimpait sur la montagne de glace ; arrivé au sommet, il appelait son père, qui étudiait son sermon juste en face de lui, et l’honnête prédicateur demandait en riant grâce pour son fils. Ce père ayant été transféré dans le Romsdal, le petit montagnard indocile fréquenta l’école, et n’y fit pas merveille. Il était de ces natures profondes qui semblent dormir pendant l’adolescence ; elles ont l’air de ne rien voir, mais elles rêvent, et ce rêve est un travail incessant. Ah ! si elles pouvaient faire comme les autres et répéter machinalement la leçon qu’on leur serine ! Elles ne le peuvent pas, car elles ont en elles tout un monde de sentimens et de pensées qu’elles ne savent exprimer. Alors on les traite de sots, et on les raille sans pitié. C’est ce qui advint à l’enfant farouche et songeur du Dovrefield. On se moqua beaucoup de sa lourdeur. Il n’en fut que plus revêche, se raidit, se concentra, et, comme son héros Sigurd, supporta beaucoup en silence ; mais, grâce à sa vigueur, le jeune homme qui sortit de là était déjà un caractère fortement trempé et un esprit original. Il garda cependant de ces premières humiliations un fonds d’amertume et de sauvagerie qui a son charme, puisqu’il cache une sensibilité exquise et vraie.

Biœrnson devint étudiant à Christiania. Après deux visites au théâtre, il fut fixé sur sa vocation, et, sans avoir lu un drame de sa vie, il en écrivit un. Chose plus singulière, l’essai fut admis, et le jeune auteur eut ses entrées libres. Puis, à mesure qu’il vit d’autres pièces, il reconnut les défauts de la sienne et finit par la retirer. Voilà bien l’honnêteté et la persévérance du Norvégien. Il avait jeté son drame au feu, mais de ses cendres il avait vu sortir, brillant phénix, un idéal nouveau. Ne se sentant pas encore la force de lui donner une forme, il se mit en tête de le prêcher aux autres ; à cet âge, on croit qu’on peut avec des critiques réformer auteurs, acteurs et public. La suite va de soi ; l’audacieux étudiant, qui disait avec trop d’inexpérience des vérités trop dures, fut plaisanté, détesté, calomnié et mis au ban de la société littéraire de Christiania. Heureusement il trouva des amis ailleurs. Dans un voyage à Copenhague, il y rencontra d’excellens protecteurs. Nul n’est prophète en son pays. A Christiania, il avait paru trop Norvégien aux Norvégiens eux-mêmes ; dans la capitale danoise plus intelligente, il plut par son étrangeté. Soutenu, encouragé, il loua une mansarde, se mit à l’œuvre et publia bientôt après ses Contes norvégiens, qui en peu de temps le firent connaître dans tout le nord. Depuis il a dirigé le théâtre de Bergen, fondé un journal à Christiania et visité Rome, où il écrivit son grand drame, Sigurd. Quoiqu’il ait encore des ennemis, ses compatriotes l’ont salué comme leur premier représentant en littérature et en poésie. Telle est la simple histoire de Biœrnson ; mais sa vraie vie, son histoire intime est contenue dans ses œuvres. Laissons-le donc se développer dans son triple rôle de lyrique, de conteur et de dramatiste.

Les premiers essais de Biœrnson, les manifestations involontaires de son talent furent sans doute les chansons dont ses récits sont parsemés. Ces poésies sont peu nombreuses, très simples, mais d’une allure tout individuelle et d’une mélodie singulièrement pénétrante. Par la forme et l’inspiration, elles se rattachent pour la plupart aux chansons populaires de Suède et de Norvège ; c’est le sol frais où elles ont poussé comme de brillantes fleurs alpestres dans un champ d’anémones sauvages.

Enfant, Biœrnson fut bercé de ces romances mystérieuses, de ces ballades tragiques ou enjouées qui se sont conservées jusqu’à nos jours parmi les peuples du nord. Sous leur forme naïve, elles sont les derniers vestiges du paganisme et chantent surtout les divinités élémentaires qui séduisent les enfans des hommes. Ces esprits moqueurs et caressans, beaux et perfides, sont pour eux un perpétuel objet d’effroi et de désir. Tantôt un nix, dieu de mer, entraîne une jeune fille au fond de l’eau, sous prétexte de la conduire à l’église, tantôt deux elfes des bois s’approchent d’un seigneur endormi au clair de lune dans le val des roses. L’un lui prend la main, l’autre lui chuchote à l’oreille : « Réveillez-vous, beau chevalier, aimez-vous ma mélodie d’amour ? Seigneur Magnus, répondez-moi ! Ne dites pas non, dites oui, oui ! » Ces romances, variées à l’infini, peignent toutes l’éternelle attraction de la nature sur l’homme, elles sont pleines de la vague harmonie des mers et des forêts, et leurs refrains expriment avec une remarquable précision les mouvemens secrets de l’âme. Non-seulement le peuple chante ces vieilles ballades, il en fait de nouvelles. Aux danses, aux noces, aux fiançailles, jeunes et vieux composent des chansons, et, comme dans tout lyrisme spontané, la musique s’improvise avec les paroles. En un mot, chez ces peuples, la poésie existe encore à l’état primitif, sous une forme humble, mais très vivante.

Qu’on se figure donc l’adolescent poète du Dovrefield s’ignorant encore, mais tout plein de ces vieux chants, et qui déjà sent sourdre en son propre cœur une vague musique. Il erre loin du presbytère, dans les landes. Nul être vivant dans ces solitudes que la poule de neige qui parfois traverse les airs, et l’aigle qui plane à des hauteurs immenses. L’enfant sauvage se couche au soleil dans les bruyères et regarde les derniers sommets à l’horizon, ou écoute le bruit des eaux dans les profondeurs. De puissantes sensations soulèvent sa poitrine par effluves. Que toutes ces voix résonnent étrangement dans son cœur ! et d’où vient cette voix qui tressaille en lui-même ? Il voudrait chanter, il ne peut :


« Le jeune pâtre au bois s’en va des jours entiers, — des jours entiers. — Il y avait entendu un si doux chant, — un si doux chant.

« L’enfant coupe un roseau et s’en taille une flûte, — une flûte amoureuse ; — il l’essaie et veut voir si la voix y repose, — la voix mélodieuse.

« Et la voix murmure au fin fond du roseau : — Me voici ! — Mais à peine y est-elle qu’aussitôt elle fuit, — s’enfuit comme un soupir.

« Souvent dans son sommeil doucement elle vient, — doucement le hanter, — et passe sur son front comme flamme rapide, — comme flamme d’amour.

« Il s’éveille en sursaut, il veut la saisir, — la saisir au passage. — Mais elle n’est plus là, immobile elle plane — dans la pâle nuit.

« Seigneur, reprends-moi près de toi, — oui, près de toi, — car la voix magique a enveloppé mes sens, — et mon âme tout à fait.

« Le Seigneur répond : « La voix est ton amie, — ta douce amie ! — si même elle ne reste jamais à ton chevet, — jamais plus qu’une heure ! »

« Ah ! je sais plus d’une superbe mélodie, — oui, superbe mélodie ! — Mais celle-là en vain je la cherche sans cesse, — je la cherche toujours ! »


On surprend ici la voix qui s’écoute, l’obscur balbutiement, la naissance mystérieuse du chant au cœur de l’homme. C’est encore l’inflexion naïve, l’accent tendre du lyrisme populaire, vraie musique primitive de l’âme, née sous tous les climats, inépuisable, éternellement variée et toujours touchante, qu’elle s’essaie sur la syrinx ou la lyre, sur la harpe ou la flûte, ou qu’elle s’exhale comme un soupir mélodieux d’une poitrine agreste. La pensée individuelle n’a pas encore pris son vol, mais le poète enveloppé dans la nature vibre et s’éveille à son souffle.

A mesure qu’il s’enfonce dans ses montagnes, elles se révèlent à lui sous des aspects plus étranges et lui disent des choses nouvelles. Les divinités elles-mêmes se montrent rarement, elles craignent peut-être l’enfant du presbytère, elles se contentent d’appeler ou de menacer de loin. Voici une ballade où l’hiver norvégien découvre sa face redoutable, et où gronde sourdement le génie invisible du gouffre :


« Le petit Niels Finn devait sortir, — mais il trébuche dans son patin de neige[3] — Gare à toi ! dit la voix de l’abîme. « Et le petit Niels Finn pose son pied dans, la neige. — Va-t’en » méchant gnome, quand je marche doucement ! — Hi ! ho ! ha ! dit la voix de l’abîme.

« Niels de son bâton frappe à droite, frappe à gauche ; la neige jaillit en poussière. — As-tu vu le génie de la montagne qui s’est levé là-bas ? — Hitlihou ! dit la voix de l’abîme.

« Voilà un patin qui reste dans la neige ; suis-je sot ! Niels veut le ressaisir,… et tombe à la renverse. — Prends-le donc ! dit la voix de l’abîme.

« Il s’enfonce dans la neige, il trépigne, il gronde, — mais toujours plus bas l’attire un charme terrible. — Ça va bien ! dit la voix de l’abîme.

« Le bouleau se met à danser, le sapin rit dans sa barbe, — comme s’il y en avait deux cents contre lui. — Vois-tu bien ? dit la voix de l’abîme.

« Le rocher ricane et lance une avalanche, — mais Niels serre les poings : je ne me rends pas encore ! — Mais bientôt ! dit la voix de l’abîme.

« Et la gueule de neige s’ouvre béante, et la nuée roule sur sa tête. — Et Niels Finn pensa : voici ma tombe ouverte ! — Est-ce fini ? dit la voix de l’abîme.

« Dans la mer de neige deux sabots regardent tristement autour d’eux. — C’est tout. Du reste, silence et neige, neige et silence. — Où est Niels ? dit la voix dans l’abîme. »


Ce petit montagnard est un vrai Norvégien, Comme il accepte vaillamment, la lutte avec l’effrayant génie ! comme il se défend et ne se rend qu’au fond du gouffre ! mais aussi quelle conjuration démoniaque dans la ravine, quelle sarabande dans les arbres, quelle fascination, quelle ironie féroce dans la voix caverneuse de l’abîme, et quelle désolation navrante dans ces sabots effarés, « qui regardent » et semblent chercher leur maître !

Adieu l’hiver et ses terreurs au mois de juin ! On danse aux vallées, on gravit les versans, on s’appelle, on se répond à tous les étages de la montagne. La jeunesse se réunit, et l’amour discret et voilé se glisse dans toutes les chansons. La vive jeune fille enjouée des vallées plus chaudes apparaît au montagnard sauvage et timide comme une fée étrange qui lui jette un charme.


« La svelte Venevill s’en vint sautant, le cœur léger, vers le bien-aimé. Elle chantait, et sa voix claire résonnait par-dessus le toit de l’église : bonjour ! bonjour ! Et les oiseaux, fous dans les haies vives, chantaient avec elle. A la Saint-Jean, il y aura danses folles et cris d’allégresse. — Mais la tressera-t-elle sa couronne de fiancée ? « Elle tresse à son ami une riche guirlande d’éclatantes fleurs bleues. « Regarde ! c’est la couleur de mes yeux. » Il la prit, la lui rendit et la reprit plus vite encore. « Adieu, mon enfant ! » Par la bruyère, il file comme le vent et pousse des cris de joie ! A la Saint-Jean, il y aura danses folles et chants d’allégresse. — Mais la tressera-t-elle sa couronne de fiancée ?

« Elle lui tresse une autre guirlande de cent fleurs claires et chatoyantes. « Vois-tu, dit-elle en la secouant au soleil, ma blonde chevelure ? » Et, tout en la nouant, elle relève la tête. Que sa bouche était rouge ! Il sourit, devient pourpre, et sur ses lèvres, comme sceau d’alliance, imprime ses lèvres de feu. A la Saint-Jean, etc.

« Elle en tresse une autre blanche comme les lis. « Veux-tu ma main droite ? Et cette autre couronne rouge-sang d’amour enflammée, regarde-la. A toi aussi ma main gauche ! » Il la prit, et tout embrasé s’écria : — Comme mon cœur t’aime !

« Elle en tourne, elle en tresse de toutes les couleurs. « Ne les méprise pas ! » Elle cueille, elle enlace, elle y mêle ses pleurs. « Prends-les toutes ! » Il se tut et les prit, mais n’avait de repos.

« Elle en tresse une grande toute verte. « Ma couronne de vierge ! » Elle tresse, et ses doigts en deviennent bleus. « Mets-la, mon ami ! » Mais quand elle se retourna, il était parti comme la tempête.

« Elle tressa, et ses yeux en perdirent leur éclat ; elle tressa sa couronne de vierge ! Et passe la Saint-Jean, et passe tout l’hiver. Las ! elle tresse toujours sa pâle guirlande sans fleurs. A la Saint-Jean, il y a danses folles et cris d’allégresse. — Mais l’a-t-elle tressée sa couronne de fiancée ? »


Le charme de ces chansons réside surtout dans le rhythme musical qui appelle la mélodie, elles perdent leur vrai sens dans la traduction en prose. A travers ce voile, verra-t-on se dessiner la Norvégienne avec sa grâce rustique et sa douceur, entendra-t-on vibrer sa voix mélodieuse ? Je ne sais ; mais, dans l’original, c’est une séduisante apparition. Elle reste chaste, enjouée jusqu’en ses plus passionnés aveux, sa tristesse est une fleur suave, et dans son sourire brille une larme. Il y a dans cette âme virginale des élans de tendresse qui s’épanouissent en rougeurs subites sur son front et agrandissent ses yeux par éclairs, comme l’aurore boréale épanouit sa rose dans l’azur foncé du ciel.

Nous pourrions suivre Biœrnson dans d’autres essais, notamment dans quelques poésies religieuses et patriotiques ; mais il suffit d’indiquer la note originale de son lyrisme. Nul plus que lui n’a retrouvé l’accent et la forme des chants populaires de son pays, avec cela, il est très personnel ; mais il s’est mis à chanter comme on chante dans ses montagnes. Ses rustiques mélodies lui sont venues du trop-plein de ses émotions, sans qu’il les ait cherchées et presque sans qu’il s’en doutât. Certes cette poésie-là n’a point les sentimens vastes, les pensées hardies, les horizons lointains du haut lyrisme ; par contre, elle a ce que celui-ci possède rarement dans les temps modernes : le parfait naturel, le jet spontané, l’accent du cœur. Elle est moins faite pour être lue au coin du feu que chantée au milieu des travaux et des plaisirs alpestres, dans les fières contrées où elle naquit. Le poète est peu expansif, la sève chez lui reste à la moelle et rarement fend l’écorce, ses chants suffisent pourtant pour caractériser le vrai folkesang norvégien. Il ressemble au lied allemand en ce qu’il est aussi franchement populaire ; il s’en distingue par l’essence du sentiment. Moins ample, moins varié, moins vigoureux, il est plus intime, plus triste et parfois plus pénétrant. Pris dans sa belle époque, de 1780 à 1848, le lyrisme populaire de l’Allemagne embrasse toutes les situations de la vie, parcourt toute la gamme des sentimens humains ; celui-ci a quelque chose d’humble, de voilé, j’allais dire de solitaire. On écoute, et l’on entend la voix qui se perd dans les hauteurs ; on croit surprendre le dialogue mystérieux de l’âme avec elle-même, mais enfin on est ému, et cela suffit. Le lyrisme norvégien a son talisman, et, pour parler comme Herder, il est une voix parmi les voix des peuples. Pour peu que Biœrnson continue, qu’il élargisse encore son genre, il sera l’Uhland de la Norvège.


III

Parmi les récits rustiques de Biœrnson, il en est un fort singulier. Thrond était le fils de très pauvres gens qui habitaient un vallon perdu sur un haut plateau. Pas une maison à plusieurs lieues à la ronde ; jusqu’à dix ans, l’enfant n’eut d’autre société que ses parens. Une nuit, un bohémien demanda l’hospitalité à la ferme écartée. On l’hébergea ; mais, pris de la fièvre, il mourut trois jours après. On cacha cette mort à l’enfant, et on lui fit cadeau du violon du bohémien. Le père lui apprit à jouer de l’instrument, qui exerça sur Thrond une attraction irrésistible. Dans son imagination, ce bois sonore et vivant renfermait tout un monde. A mesure qu’il apprit à le faire parler, il donna un nom à chaque corde, à chaque son, il retrouva dans son violon la voix de son père, de sa mère et du sombre bohémien. Assis sur sa colline des matinées entières, il inventait des airs de danse et jouait tour à tour la forêt, les gnomes, la fée, le Joutoul (démon de montagne), enfin tout ce qu’il voyait, et tout ce qu’il savait. Jamais il n’avait été au village ; mais un jour la curiosité et l’ambition l’y poussèrent. Sachant qu’une noce devait s’y célébrer, l’idée lui vint de s’offrir comme musicien, et le voilà parti. « Il prit la tête du cortège et se mit à jouer. Il lui semblait que l’épouseur et la mariée, jeunes et vieux, les oiseaux, la forêt, le ciel et le soleil, chantaient avec les cordes vibrantes, sinon tout haut, du moins dans le fin fond de leur cœur. Il marchait en avant dans une sorte d’ivresse, et ne sentait plus le sol sous ses pieds. » Mais la vue du village, si nouvelle pour lui, ces fenêtres miroitantes, cette foule en habits de fête, l’église et les cloches qui sonnaient, tout cela l’étourdit si fort qu’il en perdit la tête. Déjà ses doigts tremblaient sur les cordes ; alors il fit un suprême effort, et se mit à jouer avec frénésie un air qu’il ne connaissait pas lui-même. Son œil se troublait, l’hallucination commençait. Tout à coup il vit le bohémien assis sur la pointe du clocher, qui le regardait et le raillait. « Il lui sembla alors que le violon voulait monter là-haut, s’il ne parvenait pas à faire descendre le bohémien par son jeu. La musique qu’il faisait se changea en nuages ondoyans ; sous ses yeux, le clocher s’inclinait avec le bohémien, les maisons dansaient, le torrent remontait les rochers. Alors sa mère s’élança hors de la foule. « Au nom du ciel, s’écria-t-elle, que joues-tu là, Thrond ? — Il la regarda, s’affaissa et crut tomber dans un abîme grisâtre et sans fond. » Revenu à lui-même, il s’enfuit à travers champs et ne s’arrêta que loin du village. Son premier mouvement fut de briser contre terre l’instrument fatal ; « mais il voulut le regarder encore une fois. Alors il lui parut qu’il embrassait tout ce qu’il avait vécu et appris ; il se souvint de ses rochers, de sa montagne, et se prit à pleurer. » Quand il se releva, il était décidé à quitter le pays pour se faire artiste.

L’histoire intérieure de Biœrnson ressemble beaucoup à celle de ce violoniste primesautier. Comme lui, il vécut d’abord en telle intimité avec la nature imposante de son pays, qu’il pensait, sentait et chantait sous cette impulsion, ou plutôt c’était elle, la toute-puissante, qui chantait en lui. Jeté subitement dans le monde, mis en demeure de donner une forme à sa pensée, il ne sut pas comment exprimer les émotions qui l’envahissaient ; il se crut frappé d’impuissance au moment même où lui venait la conscience de son talent. Il connut alors ce désespoir de l’artiste qui touche à la folie ; mais, la crise passée, il reconnut sa voie. Peindre fidèlement son pays et ses compatriotes, raconter leur vie rude et simple, remplie par de vastes et profonds sentimens, tel fut son dessein. Il y a pleinement réussi, car il a su montrer par le dedans ce Norvégien qu’on ne connaît guère que par le dehors.

On aurait tort de chercher dans ces récits des situations extraordinaires, de grands conflits de passions, un intérêt dramatique. Il faut les prendre pour ce qu’ils sont, des peintures naïves d’un genre de vie très primitif, mais nullement dépourvu d’idéal. Le héros en est le paysan norvégien, maître absolu dans sa ferme, souvent à la fois laboureur, jardinier, pâtre, bûcheron, jouissant malgré cela d’une éducation et d’une indépendance qui le rendent capable d’une vie intellectuelle et morale. Autour de lui se groupent épisodiquement le maître d’école, conseiller de la famille, et le pasteur, généralement humain et sage, sorte de providence paternelle qui n’intervient que dans les grandes crises. L’homme, dans ce grave isolement, devient silencieux et contemplatif, ses sentimens sont peu nombreux, mais énergiques et persistans. Là comme partout il a ses heures de gaîté folle, mais sa vie est comme enveloppée d’une pensée religieuse. Cela se peut-il autrement dans ce cadre grandiose et sévère qui l’enferme ? — Notre conteur peint ces sites non pas en touriste, mais comme quelqu’un qui en sait le secret. La sobre description reflète le paysage comme il doit se refléter dans l’âme du montagnard. Voici une esquisse alpestre. « Au printemps, Aslaug, la belle pastoure, prit le chemin de l’alm (haut pâturage) avec son troupeau. Et quand le jour chaud se couchait sur les vallées, que le haut rocher s’élevait hardiment dans le ciel frais, au-dessus des vapeurs paresseuses pompées par le soleil, quand les cloches des troupeaux se mêlaient aux aboiemens des chiens et que la belle Aslaug chantait à la tyrolienne ou soufflait sur sa corne sa mélodie traînante, les jeunes gars du village se sentaient pris d’un grand mal du cœur lorsqu’ils regardaient là-haut. » Les paysages d’hiver n’ont pas moins de cachet. La montagne est glacée du haut en bas, on n’entend que le vent qui court sur la neige et l’amoncelle par collines, on voit les fermes couchées sur ce vaste tapis blanc comme de lourdes meules de foin d’où jaillissent des étincelles. « Une lumière brillait dans la maison, et la montagne noire, énorme, pendait sur elle. La mer gelée brillait dans le fond, blanche et luisante avec sa ceinture de forêts ; la lune montait dans le ciel et reflétait la forêt dans la glace. » Le conteur nous fait pénétrer ensuite dans ces paisibles intérieurs où tout annonce une antique tradition. La chaise sculptée semble prête à parler, la pendule glousse familièrement, et le feu de bouleau qui crépite au foyer raconte, pendant les longues veillées, l’histoire tragique ou souriante des ancêtres. Dans la belle saison, nous voyons les murs se tapisser de feuillages odorans, et les branches de genévrier semées par terre pour célébrer le retour d’un fils ou dire la bienvenue à une fiancée.

La plus caractéristique de ces histoires est celle d’Arne. Ce paysan poète offre un type vrai, celui du Norvégien solitaire et sérieux, triste et renfermé, cachant sous sa rudesse une âme étrangement sensible et rêveuse. Il est né dans la haute montagne, près d’une cascade dont le mugissement monotone rappelle « la voix de l’éternité. » Le père, un tailleur musicien, brillant danseur et enjôleur de filles, avait séduit la simple et bonne Margit, puis l’avait abandonnée ; l’enfant est élevé en grande solitude et tristesse. Plus tard, Margit épouse par pitié son séducteur tombé dans la misère. Arne grandit entre ce père vicieux et cette mère fidèle, qui se le disputent comme le mauvais et le bon ange. C’est la mère qui l’emporte par sa douceur et sa résignation ; dans le retour de l’enfant vers elle éclate déjà son ardente sensibilité. Un jour, poussé par son mauvais père, l’enfant a offensé sa mère ; elle lui jette un long et douloureux regard. « Une chaleur brûlante lui passa sur tout le corps. Il sauta de la table où il était assis, sortit, se jeta sur la terre comme pour s’y enterrer, puis, ne trouvant pas de repos, il se releva pour s’en aller. Il passa près de la grange dans laquelle sa mère était assise ; elle cousait un vêtement pour lui. Elle avait l’habitude de chanter lorsqu’elle travaillait seule ; maintenant elle se taisait. Elle ne pleurait pas, elle cousait simplement. Alors Arne n’y tint plus, il se jeta devant elle dans l’herbe, la regarda et se mit à sangloter. — Je savais bien que tu étais bon, dit-elle. — Mère, chante quelque chose pour moi, dit l’enfant, sans quoi il me semble que je n’oserai plus te regarder. » Alors, d’une voix douce, elle murmure quelques versets, tandis que l’enfant reste la tête sur ses genoux, et s’endort dans une vision éblouissante. Telle est la puissance du sentiment intime chez cette race, que le chant a sur elle une influence éducatrice prédominante. Il est l’expression de cette religion, individuelle qui se mêle à tous les actes de la vie comme une grave pensée. Le développement d’Arne est tout intérieur. Le père étant mort, il reste seul avec sa mère. Celle-ci ne vit que pour son fils ; mais le jeune homme devient de plus en plus songeur et renfermé. Il fuit la société, et, par amour de la solitude, se fait pâtre et bûcheron. Printemps, été, automne, il reste dans la forêt, coupant du bois, lisant, rêvant, taillant des lettres dans l’écorce des arbres. Un violent désir le tourmente, le désir des voyages. Son seul ami, le fils d’un capitaine de vaisseau, est parti pour l’Amérique. Depuis ce jour, il n’a qu’une pensée, le suivre, sortir de son étroite vallée, s’arracher aux souvenirs funèbres de son enfance, voir la mer et le vaste monde, y chercher le bonheur. A l’effroi de sa mère, il ne lit que des livres de voyage et reste absorbé des heures sur des cartes géographiques. Il se garde bien de rien dire à personne de ses projets, car, en vrai Norvégien, il est farouche, ombrageux, muet. Plus un sentiment a de profondeur et d’énergie, moins il est capable de l’exprimer ; le silence pèse sur lui comme une montagne impossible à soulever. Heureusement que l’âme tendre et riche qu’il porte en lui comme une source pure dans une caverne ténébreuse trouve une issue dans le chant. Arne a le don de poésie. Ceci n’a rien d’extraordinaire en Norvège, où tout paysan reçoit une certaine instruction, est souvent bercé de vers et de musique. Biœrnson peint au vif ce poète spontané, resté complètement homme du peuple, mais qui par momens trouve des paroles et des rhythmés pour sa souffrance ou son désir. « Comment fais-tu quand tu composes tes chansons ? lui demande une jeune fille curieuse. — Je retiens les pensées que d’autres laissent s’envoler. » Souvent, lorsqu’il marche, les mots flottent devant ses yeux comme des flocons de neige, et, lorsqu’il s’assied sur une hauteur, ses pensées s’étendent sur la vallée comme les fils de la Vierge qui oscillent dans l’immensité bleue. Dans cette exaltation, les paroles viennent toutes seules et forment des harmonies qui répondent au mouvement intérieur. C’est dans une disposition semblable qu’il compose son meilleur chant, celui qui le révèle tout entier :


« Quelqu’un peut-il me dire ce que je verrais — au-delà des roches hautes ? — Maintenant, hélas ! mes yeux ne voient que leur neige éternelle. — Là, en bas, pourtant tout verdoie au bord du torrent et du lac ! — Je ne puis me refuser le vœu de ma vie, — dois-je le tenter, mon voyage ?

« Il monte haut, l’aigle, d’un fort battement d’aile, — par-dessus les roches hautes. — Il s’élance vers le jour jeune et puissant, — et rassasie son courage dans la libre chasse ; — il s’abat selon sa convoitise, — et se pose aux plus lointains rivages.

« Pommier feuillu qui frissonnes, dis, veux-tu t’élancer, toi aussi, — par-dessus les roches hautes ? — Ah ! qu’un vent t’arrache avec tes racines, et tu secoueras ta neige sur les neiges éternelles ! — La paix des vallées ne te suffit pas. — Des oiseaux se balancent sur tes branches. — Les chants et les parfums des terres lumineuses folâtrent dans ta couronne.

«… Ah ! ne passerai-je jamais, jamais, — par-dessus les roches hautes ? — Ce mur de pierre me frappe d’épouvante. — Doit-il jusqu’à mon dernier jour, de sa crête de glace, — peser sur moi, terrible comme un sépulcre, — enchaîner à toujours mes bras et mon courage ?

« Non ! des ailes ! je veux partir ! loin, loin ! — par-dessus les roches hautes ! — Ici le temps rampe comme un fantôme et me ronge le cœur. — Mon cœur pourtant est jeune, il est fort et hardi, — il brûle d’escalader ces cimes étincelantes, — dussé-je à leur pied me fracasser contre le roc !

« Un jour, je le sais, mon courage me conduira — par-dessus les roches hautes ! — Déjà m’appelle le flot gonflé du torrent. — Et pourtant, ô mon Dieu, bien douce est la patrie, — dussé-je ne jamais assouvir la soif de mon âme, — que ta volonté sait faite ! »


Eh bien ! non, serait-on tenté de s’écrier en se laissant entraîner par le mouvement lyrique de ces strophes, pourquoi cette résignation chrétienne après cet élan viril ? Encore un effort, hardi montagnard ! Romps les liens qui te retiennent, oublie la jeune fille qui t’attend de l’autre côté du lac, franchis les monts. Le navire hisse ses voiles dans le port, fais-toi matelot pour voir les hommes et le monde, ou tente la fortune au-delà des mers. Tes forces cachées qui s’endorment dans le silence de ta vallée se déploieront, ton esprit s’élargira, ta langue se déliera, les fatigues et les déceptions même te feront homme. Ta foi au travail, ton amour de la liberté et ton aspiration idéale, ces nobles étincelles ne s’éteindront sous aucune zone, elles s’enflammeront dans la lutte. Et si tu ne trouves pas de patrie dans le Nouveau-Monde, reviens bâtir sur ton coin de terre une maison plus large, où les échos d’autres peuples s’uniront aux suaves mélodies du nord. — Mais ce serait là sortir du cadre de l’humble idylle norvégienne et, disons-le, du caractère discret et tranquille, quoique mâle et vigoureux, d’Arne, car si l’instinct voyageur s’agite souvent dans le Norvégien, son culte du pays natal et de la patrie est encore plus vivace. Voilà pourquoi cette pensée qui retombe à la fin après l’essor audacieux a quelque chose de touchant. Ne dirait-on pas que c’est le vieux fond Scandinave qui perce dans ce vague et vaste désir de voyage ? Seulement l’antique soif d’aventures et d’action a été refrénée par le christianisme, tempérée par des siècles de repos et changée en inoffensive mélancolie.

L’histoire d’Arne se termine simplement et gaîment. Au moment où son envie de partir va l’emporter, un charme inattendu le surprend et le retient. Un jour qu’il est assis entre les buissons, une scène riante de bonheur virginal frappe ses yeux. Deux jeunes filles se disent adieu et ne peuvent se séparer. L’une est la fille du pasteur, l’autre, Eli, son amie passionnée, est fille de paysan, mais a reçu par sa compagne une éducation quelque peu supérieure à son rang. C’est elle qui jette un sort au jeune homme farouche. Un sentiment tendre dont il ne se rend pas compte d’abord l’envahit. Comment cet amour triomphera-t-il du désir de partir ? Comment la grande aspiration vers l’inconnu va-t-elle s’apaiser en se repliant sur une femme ? Voilà l’intérêt du récit. Le dénoûment a de la grâce et de l’imprévu. Par hasard, Eli a trouvé la feuille volante sur laquelle Arne a jeté son chant de départ dans un moment d’invincible tristesse. Quelle surprise lorsqu’un jour il entend chanter ces strophes par la voix de celle qu’il aime !


« Il alla plus loin comme s’il allait dans l’infini, mais plus il allait, plus il s’approchait de la ferme qu’habitait Eli. Le brouillard avait disparu, le ciel se voûtait comme une arche bleue d’une crête de rochers à l’autre, les oiseaux nageaient dans l’air trempé de soleil et s’appelaient à longs cris, des millions de fleurs riaient dans les champs ; ici, aucune cascade mugissante ne menaçait la joie, mais tous les êtres, ravis de vivre, se mouvaient, chantaient, reluisaient, jubilaient vers le ciel sans cesse ni repos.

« Arne se jeta dans l’herbe sous une montagne, regarda vers le village et se détourna pour ne pas le voir plus longtemps. Alors il entendit au-dessus de lui une voix claire et brillante moduler un chant comme il n’en avait jamais entendu. Elle résonnait par-dessus la pelouse entre les gazouillemens d’oiseaux, et, avant qu’il eût reconnu la mélodie, il savait déjà les paroles, car cette mélodie lui était la plus chère, et ces paroles il les avait portées en lui-même depuis son enfance et les avait oubliées le jour même où il les traça sur une feuille. Il s’élança en sursaut comme pour saisir les sons de la voix cristalline, puis il resta immobile pour écouter, car la première strophe, puis la seconde, puis la troisième descendait jusqu’à lui.

«… Il l’aperçut enfin à travers les buissons. Le soleil tombait droit sur la jeune fille. Elle était assise sur le versant dans son corsage noir sans manches, elle avait sur la tête un chapeau de paille légèrement incliné, et sur ses genoux un livre avec une foule de fleurs des champs ; sa main droite plongeait comme en rêve dans cette luxuriante végétation. Son bras gauche était appuyé sur son genou, et sa tête reposait sur sa main. Elle regardait dans la direction d’un oiseau qui venait de s’envoler. De sa vie, Arne n’avait rien vu ni rêvé d’aussi beau. Le soleil jetait tout son or sur elle et enveloppait d’une auréole la place où elle était assise. La voix vibrante semblait encore onduler dans l’air, quoiqu’elle eût expiré depuis longtemps. Arne pensait, respirait et palpitait pour ainsi dire dans cette mélodie. D’étranges pensées lui venaient, comme si ce chant dans lequel il avait exhalé tout son désir, oublié par lui, avait été retrouvé par elle.

«… Tout à coup elle se leva, secoua les fleurs de dessus sa robe, et poussa un grand cri de joie qui monta haut dans les airs et résonna jusqu’à l’autre rive du lac ; puis, prenant sa course, elle disparut entre les arbres. »


Ainsi Arne entend sa pensée intime exprimée pour la première fois par la voix de la jeune fille. En trouvant le secret de son cœur, elle l’a fixé pour toujours. Il suffit qu’il entende cette mélodie, tant couvée et tant cherchée, s’élancer vivante et douloureuse d’une poitrine de vierge, pour étancher la soif de son âme. Vérité profonde sous forme naïve : dans ses plus ardentes aspirations vers le lointain et l’inconnu, l’homme se cherche toujours lui-même ; grand ou petit, il cherche ses frères à travers le monde et veut se reconnaître en des âmes sœurs. Son désir partagé est près d’être assouvi, sa souffrance comprise est presque une félicité.

Après Arne, si sombre et si renfermé, Biœrnson a peint Eivind, le Joyeux compagnon, doué d’une gaîté intrépide et d’un rire à toute épreuve. De même que la montagne a deux côtés, l’un fantastique et ténébreux, qui suggère les rêves, les tristesses, les désirs, l’autre riant et clair, qui avive et pousse à l’action, de même il y a deux types de montagnards, le premier pensif et rêveur, l’autre gai et tout en dehors. Moins original, ce dernier a le charme d’un bel entrain, d’une joie saine et comme d’un souffle vif de glacier qui vous vient en plein visage et fouette le sang. Plus tard, avec la Fille du pêcheur, l’auteur s’est lancé dans le roman et s’est posé un problème hardi. Une enfant de la côte, fille de marin, élevée au milieu de matelots, mais douée d’une riche nature, s’élève par sa volonté au rang de grande actrice ayant conscience de sa dignité et de sa mission. Ce démon de fille cache une âme fière et indomptable sous le caractère chatoyant et fugace d’une ondine. Impénétrable, elle cache son dessein à tout le monde, le poursuit avec une opiniâtreté toute norvégienne et l’exécute malgré cent obstacles. La partie du récit où Pétra, repoussée de sa maison, errante, abandonnée, est recueillie dans un presbytère, où la bonté, la beauté, tout le monde moral s’entr’ouvre à ses yeux éblouis, est d’une psychologie captivante. J’ajoute que ce roman contient trop de hors-d’œuvre, tandis que les phases capitales du développement de l’héroïne sont brusquées : puis le ton manque d’unité ; en quittant sa première manière, l’auteur veut prendre le ton léger du romancier mondain, il n’y réussit qu’à moitié, et son œuvre, d’ailleurs si neuve, y perd beaucoup. Le grand mérite de Biœrnson, c’est d’avoir créé la pastorale norvégienne. En cela, il a doté sa patrie et la littérature européenne d’un genre nouveau qu’on est heureux de saluer. Sans doute il manque encore de plusieurs qualités pour atteindre l’harmonie et la clarté qui donnent la perfection. Le dialogue a tout le décousu de la conversation, et la narration s’égare parfois en détails obscurs et surperflus ; en un mot, ce n’est point l’art suprême qu’on admire dans la Petite Fadette ou dans la Mare au Diable. Par contre, ces idylles norvégiennes ont plus de saveur et de vraie poésie que les contes villageois d’Auerbach, trop souvent entachés de morale bourgeoise et de prétention philosophique. Ici, on oublie tout système pour se laisser transporter dans un monde écarté, au milieu d’un peuple naïf et vigoureux, qui puise dans sa vie contemplative une incontestable noblesse. L’esprit se rafraîchit et s’élève auprès de ces races silencieuses qui sont pour l’humanité des réservoirs de force et de jeunesse, et se montrent capables, le jour venu, des plus surprenantes éclosions.


IV

Biœrnson a fait plus que de peindre les Norvégiens d’aujourd’hui, sa grande ambition a été de créer le drame national de son pays en remontant à la source du génie Scandinave. Dans cette entreprise, il a sinon réussi, du moins frayé des voies entièrement nouvelles. Ses prédécesseurs dans la littérature du nord, le Danois Œhlenschlæger, le Suédois Tegner, avaient bien renouvelé les vieilles traditions ; mais, imbus d’idées étrangères, ils étaient restés comme à la surface du caractère national. L’esprit original et primitif d’un peuple n’est pas chose facile à connaître ; en tout pays, les églises de tout genre et le nivellement démocratique ont travaillé à l’effacer. Il vit pourtant dans ce paysan, dans ce fonctionnaire, dans ce soldat, dans cet homme en habit noir d’aujourd’hui ; mais, pour deviner cette âme cachée, il faut le profond coup d’œil, mieux encore, il faut en sentir le souffle en soi. Notre poète, lui, est un vrai tempérament Scandinave, mélange d’énergie virile et de rêverie sombre, d’âpreté sauvage et de douceur profonde. Il lui a été donné d’exprimer vigoureusement ce vieux caractère national qu’on retrouve dans l’histoire du nord et qui persiste dans la race. Les traditions héroïques de la Norvège l’attirèrent de bonne heure. « Nous songeons toujours encore, dit-il, à la vieille nuit des sagas, pleine de lueurs. » L’époque à laquelle l’imagination de Biœrnson se reporte de préférence va du XIe au XIIIe siècle ; c’est le temps héroïque de la Norvège, où le mythe se mêle à l’histoire. Alors vécurent les Harald Harfager, les Olaf, les Hakon, les Sverre, rois guerriers et marins dont la domination s’étendait jusqu’aux Orcades, à l’Islande, sur toutes les mers du nord. Dans les guerres civiles, dans les expéditions aventureuses, se déployaient à l’aise les passions encore indomptées de cette race.

Le premier drame de Biœrnson est une de ces tragédies domestiques qui abondaient chez les iarls d’alors. Houlda est la dernière survivante d’une famille qui fut toujours en lutte avec celle des Aslak. Un jour, on rapporte dans sa demeure son père tué ; la mère en mourut, pour son bonheur, dit sa fille. L’orpheline Houlda est menée de force dans la demeure des Aslak et élevée parmi les fils de la maison. Malheur à leur race ! Elle sera comme un feu allumé à la base de ce tronc et en consumera les branches vertes. Elle grandit, solitaire et farouche, dans la famille ennemie. « Je marchais au milieu de ces hommes comme dans le crépuscule des forêts gigantesques dont les cimes chuchotent entre elles tandis qu’en bas règne un silence de mort. J’errais inquiète parmi les troncs nus, cherchant une issue et ne la trouvant pas. » Les femmes la craignent et la noircissent à l’envi. « La folle flamme des sens, dit la vieille Hallgerde, comme une lave souterraine, brûle en elle et fait pétiller de volupté hardie chaque goutte de son sang. » Cependant les fils d’Aslak sont tous épris de cette fière beauté et se la disputent brutalement. Elle les hait tous à mort, mais pour se délivrer de leurs obsessions elle épouse le plus fort, Gudleik. Quelque temps après, elle rencontre Eiolf Finson, chef des armées du roi de Norvège. Alors cette âme impétueuse si longtemps comprimée s’élance vers lui, toute brûlante dans un regard qui le fixe sur place. « Est-ce notre faute, dit-elle plus tard, qu’à notre premier regard près de l’église, là-bas, nous pâlîmes violemment tous les deux ? » Dès cet instant, ils s’appartiennent sans savoir qui a séduit l’autre, et bientôt sont rivés ensemble par toutes les ivresses de la passion. Pendant les heures d’attente, elle croit le voir devant elle dans la salle sombre. « Tu abaisses puissamment ton regard sur moi. Le front que je couvrais de baisers se penche vers moi plein de félicité et de bonheur, et tous les nuages s’envolent loin, loin, et ma poitrine est libre. Je te vois, Eiolf, je vois tes boucles hardies qui roulent follement entrelacées sur ta nuque. Je vois aussi ton bras, ton fort bras de héros ; souvent il porte la mort, mais pour moi il n’a que des caresses et me berce doucement ! » Pourtant elle est encore la femme de Gudleik, l’esclave d’un Aslak ; elle excite son amant à le provoquer ; Eiolf se bat avec Gudleik et le tue. Ici commence la tragédie. Eiolf suivra-t-il Houlda dans la voie sanglante où elle l’entraîne ? ira-t-il s’exiler avec elle en Islande après avoir exterminé la famille ennemie ? La passion l’y pousse, mais une vague anxiété, peut-être aussi la gloire, le retiennent. Ce qui le trouble par-dessus tout, c’est un souvenir d’enfance, une jeune fille de la suite de la reine qui semble vouloir l’arracher à sa destinée. Houlda s’en doute. « Ton regard est double, dit-elle ; qui le rend équivoque ? » Mais près d’elle il retombe sous le charme. C’est une fascination mêlée de terreur :


« EIOLF. — O sombre magicienne ! à peine te vois-je, aussitôt le château royal s’enfonce sous terre derrière moi, le rocher s’entr’ouvre, engloutissant armes et flambeaux, le dernier couple de danseurs disparaît en me faisant signe de la main, les molles harmonies de la harpe se taisent, les dernières voix de la fête ne sont plus que des plaintes dans la nuit, le page hardi qui présentait la coupe d’hydromel recule effaré ! Le cercle des convives, les voix tentatrices des femmes, tout fuit, tout s’éteint. Le manteau de l’évêque s’envole, et, Dieu me pardonne, avec lui toutes ses paroles. Que veux-tu, femme ? Regarde, je suis là. Que veux-tu de plus ? Gudleik a déjà disparu.

«…. HOULDA. — Écoute-moi, mon Eiolf, ton cœur est-il vraiment profond et grand ? Dis ! ou crois-tu que le torrent qui gronde entre les roches est plus profond encore ?

« EIOLF, la pressant doucement. — Tais-toi, Houlda !

« HOULDA. — Non, non ! ton cœur est plus vaste pourtant, il dépasse mes plus hautes pensées, il est si profond que je puis m’y abîmer. Je serai heureuse, n’est-ce pas ?

« EIOLF. — Oui, Houlda, oui ! Que vaudrait mon courage, s’il ne pouvait te conquérir une vie splendide ?

« HOULDA, l’enlaçant. — Je te crois et me cramponne à toi. Pourvu que Dieu te protège devant la race des Aslak…

« EIOLF, montrant son cœur. — Ils n’ont pas la force de porter la mort jusqu’ici.

« HOULDA. — Quand je jette mes bras autour de toi, je les défie, je les menace !

« EIOLF. — Notre meilleure défense, c’est mon épée.

« HOULDA. — Te fies-tu plus à elle qu’à moi ? Alors, Eiolf, tu te trompes.

« EIOLF. — Étroitement unis, nous pénétrerons jusqu’au bonheur !

« HOULDA, insinuante. — Le bonheur est craintif, il faut le guetter pour le saisir.

« EIOLF, doucement. — Eh bien !… A travers les ténèbres… glissons-nous vers lui.

« HOULDA, De même. — Montre-moi le chemin, et sans bruit je te suivrai.

« EIOLF, toujours a voix basse. — Il n’est pas loin,… il me semble que je le vois.

« HODLDA. — Ton regard étincelle… Sais-tu qu’il éblouit ?

« EIOLF. — La nuit couvre la retraite où dort la félicité.

« HOULDA. — Ta main tremble… Te fait-elle peur, cette félicité ?

« EIOLF. — Si sombre est sa magie, que j’ose à peine la saisir.

« HOULDA. — Courage ! je la vois aussi.

« EIOLF, violemment. — Toi aussi ? (A voix basse.) Eh bien ! soit, n’hésitons plus.

« HODLDA. — Viens donc !

« EIOLF. — Oui, viens !

« HOULDA, élevant subitement la voix. — Mon chemin traverse les mers, il mène en Islande.

« EIOLF, reculant effrayé. — En Islande ? Comment ? 

«….. HOULDA. — Oui, en Islande ! Après-demain, nous hissons les voiles. Nos désirs les gonfleront, et rugisse derrière nous la tempête des calomnies et craque le mât dans la bourrasque ; sur la vague voyage la douce espérance ; caressante, elle frappe les planches du navire et s’élance en dansant vers la terre où la paix nous attend ! Le jour s’évanouira dans les airs avec la côte de Norvège ; déjà elle est là, cette paix, elle brille dans le ciel bleu, elle chante dans nos baisers, elle murmure dans nos rires. Voici les montagnes dont la tête touche les nuages. Nous crions terre, et nos joies auront une patrie ! »


Il promet de la suivre, mais au fond il hésite. Le lendemain, dans la forêt du château royal, les femmes de la reine mettent malicieusement en présence Eiolf et Swanhilde. La causerie, enjouée d’abord, tourne au sérieux. La fraîcheur matinale de cette âme, son amour, son dévoûment, le ressaisissent. Il croit échapper par elle à la puissance redoutable qui l’enveloppe. Subjugué finalement, il lui promet de la retrouver le soir à la danse ; mais Houlda, immobile et cachée, a épié l’entretien, elle voit l’homme auquel elle a jeté sa vie en pâture la trahir et lui échapper, la nef superbe de son bonheur chavire sous elle comme un vaisseau en pleine mer ; elle jure de ne pas s’engloutir seule. Elle sait que la nuit, par son charme secret, lui ramènera Eiolf malgré sa promesse donnée à l’autre. En effet, lorsqu’elle éteint son flambeau, il entre pâle et triste ; il vient, non pour fuir en Islande, mais pour l’adieu. A la voix de Houlda, la pensée du départ revient miroiter devant ses yeux, son sang de roi de mer lui bouillonne dans les veines, il se voit avec elle sur un navire, là où les flots chantent un chant de fiançailles seul digne de leur amour ; mais il est trop tard, — le voulût-il, elle ne veut plus, elle a vu l’invincible hésitation qui divise son âme et l’enferme dans un cercle fatal. « Qu’il est digne d’amour et digne de la mort, dit-elle, et dusses-tu vivre cent ans, jamais tu ne comprendras comment je t’ai aimé ! Ce que j’ai pensé aujourd’hui, ce que j’ai souffert, une vie entière ne suffirait pas à l’expier. C’est pourquoi, Eiolf, arrache-toi de moi, si tu peux ! Dans ta forte poitrine, j’avais vu quelque chose qui pouvait m’élever haut, haut… je ne sais pas jusqu’où ! Je m’y suis attachée, et, par le ciel sublime ! jamais personne n’a tenu plus ferme. Si tu ne peux plus me porter, il faut tomber avec moi, je t’entraîne dans l’abîme ! » Elle a fait cerner la maison de bois par des hommes armés en leur ordonnant d’en ceindre la base d’un feu de charbons. Le palais embrasé s’effondre sur Houlda rayonnante d’une joie sombre et sur Eiolf, fasciné sous sa dernière étreinte. Ainsi finit mainte saga islandaise.

Voilà le premier, peut-être le plus remarquable drame du poète. Quelques obscurités, quelques invraisemblances ne peuvent affaiblir la vigueur du tableau. Ce qu’il y a de beau dans cette pièce, c’est la grandeur tragique de l’héroïne. En elle, le fort génie scandinave se déchaîne et rompt les digues comme un magnifique torrent des Alpes. Houlda a du sang de magicienne et de walkyrie dans les veines, sa passion concentrée prend naissance au plus profond de son âme et fait irruption dans la furie des sens par explosions volcaniques. Ses crimes ne sont que les éclats superbes d’une nature puissante qui ne souffre point d’obstacle. Elle s’est précipitée tout entière dans un fier amour pour un homme d’audace héroïque et de désir vaste comme elle ; avec lui, elle irait gaiment sombrer en plein orage, mais une fois trahie, et en cela encore elle est bien Scandinave, sa vengeance est implacable, l’amour pour lequel elle meurt et tue ne se rallume qu’à la flamme du bûcher.

Un mot encore des autres drames de Biœrnson. Entre les batailles est un curieux épisode des guerres du roi Sverre, plein de couleur locale, où ce monarque populaire apparaît en conciliateur, et qui lance le lecteur au beau milieu de l’enthousiasme guerrier de l’époque. Le roi Sigurd est également un personnage historique ; l’auteur en a fait une longue trilogie qui offre, comme tous ses drames, des passages hors ligne, mais il n’y a dans l’ensemble ni unité, ni enchaînement. Le héros, en se repentant à la fin, devient infidèle à son caractère. En général, Biœrnson a beaucoup à gagner pour la clarté de l’exposition et la logique des développemens. En ceci comme en beaucoup de choses, Corneille, Shakspeare ou Schiller peuvent lui servir de maîtres. Sa langue sobre, forte, pleine d’éclairs, est parfois énigmatique et trouble ; mais il a ce qui ne s’acquiert pas, un tempérament profond et puissant, la vigueur et le jet poétiques.

Ce tempérament, je l’ai dit, est la vraie nature scandinave, énergique, anguleuse, au fond riche et passionnée, qui, au milieu de ses rudesses, se montre tout à coup émue et comme captive d’un sentiment tendre ; pareille aux génies des eaux dans les ballades, elle ne résiste pas à la musique, devient humble et douce à ses accens. Ardent patriote, grand partisan du scandinavisme, Biœrnson a le culte de la Norvège. Il la compare quelque part à une aïeule qui prend ses enfans sur ses genoux, les berce de légendes et les mène aux tombeaux des héros ; puis la vision grandit et devient une divinité qui s’élève sur les montagnes, et dont le manteau, d’une clarté lunaire, flotte jusqu’au pôle. « Alors s’apaise la flamme de l’enthousiasme ; vénérable, elle nous baptise de son esprit, les hauts glaciers se colorent et flamboient rouges. Cette flamme sacrée nous dit : Soyez fidèles jusqu’à la mort. » C’est cette divinité qui l’inspira le jour où il composa son Chant du Wiking (roi de mer), où l’antique génie norvégien reparaît tout entier. Il faut être un enfant de la mer pour en parler ainsi :


« C’est vers la mer que s’élance ma pensée, là-bas où elle roule tranquille et grande. Avec la violence de rochers qui tombent, elle voyage éternellement au-devant d’elle-même. Splendide, le ciel se penche sur l’horizon. La mer appelle la terre et l’assaille sans trêve et ne recule pas. Dans la nuit d’été, dans la tempête d’hiver, elle charrie en gémissant le même désir.

« Sous le regard de la pleine lune s’éveille l’ouragan, la nuée s’effondre, et tombe l’eau torrentielle, la mince langue de terre est enlevée, et les plus solides rochers s’émiettent pendant que la mer roule vers l’éternité. Ce qu’elle engloutit suivra les routes ténébreuses de l’abîme, ce qui s’enfonce ne remontera plus. Aucun messager ne vient, on n’entend pas un cri. Ce que murmure la mer, nul ne le comprend.

« O mer ! ta grande et lourde tristesse me pénètre, elle pèse sur mes espérances fatiguées, et comme tes oiseaux voyageurs s’envolent mes désirs anxieux. Que ta froide haleine rafraîchisse ma poitrine ! La mort nous suit sûrement, elle guette sa proie, mais en attendant jetons hardiment les dés de la vie ! Ouvre tes abîmes, mer avide, tu ne m’auras pas de longtemps ! Dresse comme des tours tes vagues crénelées, je les brave ! Remplis seulement ma grande voile, ô mer mugissante, de tes ouragans de mort, d’autant plus vite la fureur de ta vague portera ma nef flottante vers les grands fleuves paisibles et endormis !

« Pourquoi suis-je debout solitaire au gouvernail ? Je suis abandonné de tous, oublié de la mort, quand une voile étrangère de loin me fait signe et que d’autres navires se glissent dans la nuit ! J’observe les profonds tourbillons, j’entends soupirer le cœur de la mer lorsqu’elle reprend haleine, j’entends les coups des vagues contre les poutres, passe-temps de ma muette tristesse. Alors lentement s’enfle et déborde mon désir et je sens en moi, profondes comme la mer, tes douleurs, ô nature universelle ! La froideur de la nuit et les frissons de la fièvre préparent l’âme au royaume de la mort !

« Puis vient le jour, et sur d’immenses arches de lumière le cœur s’élance vers l’azur. Le navire hennit comme un cheval de mer, se couche sur le flanc et rase voluptueusement la vague glacée. Le mousse grimpe en chantant le long du mât et déroule au vent la voile qui se gonfle de joie. Les pensées se chassent comme des oiseaux inquiets autour du mât et des vergues sans pouvoir se poser. Oui, vers la mer, laissez-moi que je parte ! Ah ! laissez-moi voguer et tomber en voguant !

« On m’ensevelira dans un lin mouillé, là où un éternel silence me recouvrira, tandis que la vague qui se gonfle et se regonfle sans cesse roulera mon nom vers la plage dans les grandes nuits magnifiques où la lune argenté la surface de l’Océan. » En vérité, ce chant peut se comparer aux fameuses strophes à la mer qui terminent si magnifiquement le quatrième chant de Child Harold ; mais tandis que nous trouvons là-bas le ciel lumineux et la robe d’azur de la Méditerranée, nous entendons gronder ici l’Océan sans limites, et la désolation des mers polaires vient peser sur nous. Cependant, pour être à la hauteur de lord Byron, il manque à ce roi de mer qui parle par la bouche d’un de ses rejetons la large idée, l’ardent sentiment de l’humanité qui débordait de ce grand cœur révolté, ce cœur qui, comme dit Alfred de Musset,

Sur terre autour de lui cherchait pour qui mourir.

Par là, j’exprime ce qui manque encore à la poésie scandinave, c’est l’esprit cosmopolite. Je disais au début de cette étude que ce qui caractérise les renaissances littéraires au XIXe siècle, c’est le réveil du génie des races. Il est à prévoir et à souhaiter que le caractère des littératures européennes, telles qu’elles se constitueront à l’avenir, conservera, renforcera cet esprit, mais en y joignant l’esprit cosmopolite. Pour être original, il faut être de sa nation ; pour être large, il faut être humain. Le progrès des peuples ne saurait consister dans l’effacement des races sous un nivellement universel, la barbarie serait préférable à cet aplatissement, mais dans le développement varié des races au contact les unes des autres. Aussi le véritable esprit cosmopolite, loin d’être la négation de l’individu et de la race, n’en est-il que l’épanouissement, l’élargissement graduel. Les peuples scandinaves ont retrouvé leur génie propre. C’est beaucoup, mais ce n’est pas assez ; ce qui leur manque encore, c’est la culture philosophique, les vastes horizons de l’histoire, et ce qu’on peut nommer le grand courant indo-européen. Leurs aïeux les Northmans, ces hardis écumeurs de mer, sur leurs navires qu’ils disaient vivans, cinglaient toujours vers le sud, et parfois y trouvaient des royaumes. Leurs descendans ont encore dans le domaine intellectuel de l’Europe plus d’une conquête à faire ; qu’ils cherchent, ils trouveront. C’est sur ce souhait que j’aime à les quitter.


EDOUARD SCHURÉ.

  1. Il a paru une excellente traduction allemande des œuvres principales de Bioernson, par M. Edmund Lobedanz ; Dramatische Werke, Bauernnovellen, Hildburghausen 1869.
  2. Chanson de Welhaven, né à Bergen.
  3. Les Norvégiens ont des sortes de sabots pour patiner sur la neige.