Un Poète national de l’Angleterre - Alfred Lord Tennyson

Un Poète national de l’Angleterre - Alfred Lord Tennyson
Revue des Deux Mondes5e période, tome 52 (p. 809-843).
UN POÈTE NATIONAL DE L’ANGLETERRE

ALFRED LORD TENNYSON

L’Angleterre fête en ce moment le centenaire d’un de ses poètes auxquels elle donna le plus de gloire avec le plus d’amour : Alfred Tennyson, né au presbytère de Somersby, dans le Lincolnshire, le 9 août 1809, mort pair du royaume, dans son manoir d’Aldworth, le 6 octobre 1892, enseveli le 12 du même mois, au milieu d’une pompe magnifique et touchante, dans l’abbaye de Westminster. Aujourd’hui que nous pouvons embrasser d’un regard l’ensemble de son œuvre[1], il faut essayer d’en comprendre à la fois l’originalité et la fortune. Nous marquerons le sens de cette commémoration et nous y associerons notre hommage, si nous réussissons à expliquer en quoi et pourquoi Tennyson fut bien vraiment le poète national de l’Angleterre victorienne.


I

Il avait débuté très jeune. Sans parler des Poems by Two Brothers, imprimés à Louth en 1827, et où son frère Charles avait sa part, il faudrait, pour retrouver les premiers aspects de son talent, remonter aux deux recueils de 1830 (Poems, Chiefly lyrical) et de 1832 (Poems). Ni le public, ni la critique ne leur firent bon accueil. L’élégance en parut froide et le raffinement trop cherché. Les lecteurs n’y virent qu’artifice. Quelqu’un a pu dire, — l’auteur lui-même nous le rapporte, — à propos de ces essais, qu’il avait été un artiste avant de devenir un poète. Il répondait par le mot bien connu : on ne devient pas poète. Et sans doute il a raison ; mais l’observation à laquelle il réplique, mal présentée peut-être, n’en reste pas moins juste. Disons donc, plus exactement, que son sens poétique, avant de se manifester par les hautes qualités qui devaient le faire éclater plus tard et s’exprimer alors dans un art supérieur, ne se révéla guère d’abord que par une ardente adoration de la beauté, « a strange earnestness in his worship of beauty, » disait son ami Arthur Hallam, un extrême souci de la forme et une versification mélodieuse. Ce sont là plutôt, en effet, des mérites d’ordre esthétique.

Il est très remarquable que Victor Hugo débuta chez nous, — avec toutes les différences de tempérament et de milieu, — d’une manière analogue. Les Odes et Ballades, les Orientales ressemblent à de brillans exercices de virtuosité, auprès des beaux poèmes où s’exprime, dès les Feuilles d’Automne, une inspiration infiniment plus humaine. Mais plus encore que Hugo, Tennyson cherchait, dans les thèmes où trouvaient à se satisfaire les exigences de son sens artistique, une éducation de sa sensibilité elle-même, un perfectionnement de ce privilège mystérieux qui donne au poète le pouvoir de traduire la vie, d’en embrasser les multiples manifestations, d’en saisir et d’en dégager la beauté secrète, le sens caché, l’invisible essence. Avant même de les pénétrer ainsi, il est attiré vers elles ; incapable d’en donner sa propre interprétation, il s’arrête aux interprétations des autres. La curiosité n’a rien ici d’une dissipation futile : elle révèle bien plutôt l’ardeur d’une âme mobile encore et qui cherche le point où elle se fixera, le centre d’où rayonnera sa propre lumière. Certains critiques n’ont voulu voir en Tennyson qu’un dilettante[2]. Ils ont forcé ainsi jusqu’à le fausser un trait de son talent, sensible surtout à l’origine ; ils se sont fermé du même coup l’intelligence de tous les autres et condamnés à une vue incomplète, superficielle. Mais à l’origine de leur erreur il y a une vérité. Nous aurons suffisamment caractérisé les premiers poèmes de Tennyson si nous la mettons en lumière.

L’auteur est d’abord un lettré, un « scholar, » comme Swinburne lui-même, le dernier disparu des grands poètes de l’ère victorienne, et tant d’autres poètes anglais, comparables, à cet égard, à ceux de notre Renaissance et aussi aux Elizabethains. Il sait le latin et le grec ; il traduit, il imite. Il montre par un spécimen ce que pourrait être d’après lui une traduction de l’Iliade en vers anglais. Un artiste érudit, Savage Landor, un grand poète, Keats, venaient de ranimer le sens de l’antique. A son tour, il puise dans les légendes de la mythologie. Voici Les Hespérides, Œnone, Les Sirènes, Les Mangeurs de Lotus, en attendant Ulysse, Tithon, Amphion. Pour cette imagination éprise de beauté, la beauté n’a pas d’âge. Los hommes reprennent et continuent les anciens rêves. Pourquoi l’art, puisant dans les inspirations d’autrefois comme dans les inspirations présentes, ne reproduirait-il pas les plus beaux traits déjà découverts avant d’y ajouter ceux qu’il découvre ? Tennyson ne se propose donc pas, comme un artiste érudit, des reconstitutions fidèles. Il use librement des modèles, s’approprie ses emprunts et, avec les moyens qu’il ne doit qu’à lui-même, les fait servir à ses propres fins. Ecoutez les lamentations d’Œnone dans un val vaporeux de sa montagne natale. Nous savons que le décor est un paysage des Pyrénées et que le poète écrivit une partie de son poème dans la vallée de Cauterets. Mais sa mémoire savante embaume les impressions de ses sens d’un parfum d’antiquité. Et c’est aussi sa conception de la vie et de l’amour qu’il place, sans souci de l’anachronisme, sur les lèvres de Pallas. Après Héra et Aphrodite, elle fait sa profession de foi à Paris, avant le fameux jugement qu’il doit rendre : « Le respect de soi-même, la connaissance de soi-même, la possession de soi-même, voilà les trois seuls guides qui mènent la vie au souverain pouvoir. Encore n’est-ce pas au pouvoir qu’il faut tendre (car il vient quand on ne le cherche pas) ; il faut vivre selon la loi. Si nous suivons la loi, nous vivons sans crainte ; et comme le juste est le juste, suivre la voie de la justice, telle est la sagesse, au mépris des conséquences. » Nous figurons-nous ces mots-là dans la bouche d’une déesse païenne, d’une déesse d’Hellade : « Self-reverence, self-knowledge, self-control ? » Cela n’empêche pas que le poème ne brille, çà et là, de touches exquises, délicieusement antiques, où nous reconnaissons l’humaniste de Cambridge. Mais la pensée reste moderne et le fond bien anglais. On ne peut se défendre de se rappeler ici, pour peu qu’on les ait vus une fois, ces dignitaires et ces « gradués » des Universités d’outre-Manche qui, dans leurs fêtes, savent poser avec tant de liberté la toge médiévale sur le vêtement d’aujourd’hui.

La curiosité de Tennyson ne se cantonne pas dans l’antiquité. À ce domaine consacré de nos classiques elle ajoute celui de nos romantiques, le moyen âge et l’Orient. L’influence de W. Scott d’une part, de Thomas Moore et de Southey de l’autre, se retrouve, mais non pas leur esprit, ni leur manière, dans des ballades comme La dame de Shalott, Lady Clara Vere de Verc, Souvenirs des Mille et une Nuits. Elles ont déjà l’accent personnel de Tennyson, une certaine résonance profonde du sentiment et la marque de son imagination élégante, riche et de noble goût, comparable à un de ces « studys » anglais ouverts sur un parc dont une glace, encadrée dans une étagère chargée de beaux livres, reflète les verdures.

Enfin, comme les poètes qui chez nous ont succédé au romantisme, comme quelques-uns de nos romantiques eux-mêmes, dès que fut calmé leur premier élan d’inspiration personnelle, et apaisé, si l’on peut dire, cet appétit de confession, ce maladif besoin de parler de soi, Tennyson arrête ses regards sur la réalité toute proche, sur la poésie des humbles existences et des jours ordinaires ; il reprend l’idylle anglaise, la peinture de l’amour honnête dans un paysage tranquille[3]. Plus tard il surpassera son maître, et Wordsworth lui rendra ce témoignage : « Mr Tennyson, j’ai essayé toute ma vie d’écrire une pastorale comme votre Dora, et je n’y ai pas réussi. »

Mais il n’en est pas encore là. Dans tous les sujets que lui fournissent sa large culture ou sa jeune expérience, il trouve surtout des occasions de fortifier, d’assouplir ses facultés d’artiste épris de perfection, d’étendre la matière de son art et d’y égaler les ressources de sa forme. On peut lui reprocher de mettre trop de zèle à cette tâche : le thème disparaît sous les ornemens ; nous ne percevons plus l’ensemble, tant nous sommes occupés au détail. L’auteur s’y arrête avec un scrupule excessif : il tombe dans les raffinemens et dans l’artifice. « Il excelle, dit M. Henry van Dyke, dans le délicat travail préraphaélite ; il sait peindre les fleurs dans la prairie, les bourgeons sur les arbres, les vagues en mouvement, l’eau qui court, les oiseaux qui volent ou se posent. » Je ne sais si, vingt-cinq ans après les débuts de Tennyson, les théoriciens du préraphaélisme, Ruskin et Rossetti, songèrent à se réclamer des premiers vers du « Lauréat. » Peut-être pourtant n’auraient-ils rien pu trouver dans la littérature anglaise qui répondît mieux à leur idéal.

Et c’est leur idéal aussi, un idéal de rêve, que nous reconnaissons dans ces images de femmes : Claribel, Lilian, Isabel, Mariana, Madeline, Adeline, Margaret, Rosalind, Eleänore, ces apparitions qu’évoque la suave fantaisie du jeune poète. Taine est très sensible à leur charme ; il nous conseille de les admirer de loin. « J’ai traduit bien des idées et bien des styles, je n’essaierai pas de traduire un seul de ces portraits-là. Chaque mot y est comme une teinte, curieusement rehaussée ou nuancée par la teinte voisine, avec toutes les hardiesses et les réussites du raffinement le plus heureux. La moindre altération brouillerait tout. » Il y avait donc du vrai dans la remarque du critique : Tennyson est déjà un parfait artiste. Nous voulons bien qu’il soit né poète, mais il ne s’était pas encore révélé grand poète.


II

Un silence de dix années, et Tennyson reparaît transfiguré : il vient se placer au premier rang de la poésie anglaise. A la distance où nous apparaît aujourd’hui cette grande destinée poétique, nous voyons se dérouler les causes et les effets. Le progrès n’est jamais l’œuvre du temps ; il s’accomplit en lui, non par lui, qui prête en quelque sorte son étoffe à toutes les créations, mais ne saurait rien créer. Un événement survint, dont on ne put mesurer que plus tard toute la portée, quand le poète sortit plus grand de cette crise, après en avoir fixé l’histoire dans un chef-d’œuvre : In memoriam.

En 1833, Alfred Tennyson perd son plus cher ami, Henry Arthur Hallam, le fils de l’historien, son compagnon de Cambridge, le confident de son esprit, le guide de sa pensée. Il y a dans les amitiés entre jeunes hommes une force incomparable de sentiment. Elles trouvent à s’épanouir dans la noble intimité des Universités anglaises, ces séminaires où la vie du cœur et la vie de l’esprit accordent leurs démarches. Peut-être aussi le peu de goût de la race pour les abstractions prédispose-t-il davantage aux attachemens personnels : on aime les liens concrets, on s’enthousiasme moins pour des définitions théoriques du génie et de la vertu que pour des modèles visibles et vivans. Il semble bien qu’il en ait été ainsi d’Alfred Tennyson et d’Arthur Hallam. Le premier, avec sa sensibilité de poète, aimait dans le second son jeune idéal de droiture et de pureté ; il y reconnaissait sa propre conscience, plus radieuse et plus ferme, et s’en reposait sur elle avec un double sentiment délicieux de sécurité et d’admiration. Et, brusquement, le voilà rejeté en lui-même, condamné à achever seul le travail si facile à deux ; le voilà solitaire dans le monde spirituel qui s’ouvre devant lui avec ses trésors et ses énigmes, les aspirations de l’âme et les problèmes de la pensée.

Le coup fut de ceux qui ébranlent une jeune aine jusque dans ses profondeurs et la font chanceler. Le monde n’entendit plus la voix du poète ; et si déjà dans le recueil de 1842 on put deviner le travail de ses méditations, c’est huit ans plus tard encore, en 1850, qu’il livra le secret de son recueillement et de sa métamorphose, quand il publia, sans nom d’auteur, sous l’inscription funéraire : In memoriam A. H. H. Obiit MDCCCXXXIII, les cent trente et un poèmes d’un mètre uniforme qui nous révèlent l’épreuve mémorable de sa douleur et le triomphe de son amour.

A une première lecture avide, nous risquons, nous autres Français, d’être déçus. Ce ne sont point là les magnifiques épanchemens des Contemplations, ces plaintes inspirées et ces chants d’une simplicité déchirante où se lamente la plus grande sensibilité lyrique de la poésie moderne. Nature recueillie et méditative, Tennyson n’a si longtemps vécu sur son intime souffrance que pour la conquérir à sa pensée, et cette lutte obstinée s’est terminée par une sereine victoire. Elle est minutieusement retracée, avec cet admirable sérieux, cette patience, cette lenteur du génie anglais, que ne lasse pas la monotonie. Car, malgré la richesse des variations, la diversité des nuances, cette longue suite de pièces sur le même thème, dans le même rythme, est monotone, inévitablement. Elle lasse une oreille distraite, ou toute sonore encore des fanfares éclatantes, des musiques aux larges flots. Mais elle est écrite pour des lecteurs posés, attentifs : ils en pénètrent, à mesure qu’ils l’écoutent chanter de plus près, ils en épuisent tout le sens, toute la vérité, toute la beauté. « La plus grande élégie du siècle, » répètent volontiers les critiques de langue anglaise. Oui, sans doute, en dépit de cette précision aiguë, de cette allure calme. Ces petits iambes octosyllabiques, groupés en strophes régulières de quatre vers, à rimes croisées, semblent faits pour l’analyse bien plutôt que pour les effusions, et rappellent les courtes pièces psychologiques d’un Sully Prudhomme :


L’habitude est nue étrangère
Qui s’installe dans la maison…


Le poète n’est pas emporté par le flot tumultueux d’un chagrin que rien ne maîtrise : il domine sa douleur, il l’oblige à se tenir devant lui, docile et frémissante ; il l’interroge, il se fait son confident, son conseiller, son consolateur ; il l’apprivoise, il l’apaise ; elle l’écoute, elle lui répond, elle devient, pour le satisfaire, subtile, ingénieuse : lui, ne laisse rien perdre ; il la suit dans ses lentes rêveries et dans ses méditations comme dans ses envolées. Il veut enfin lui prêter un langage digne d’elle, dût-il pâlir sur les propos qu’elle tient et que pieusement il interprète.

On s’y est trompé : cette douleur a paru trop tranquille, trop raisonneuse et trop bien disante. C’est le plus grave des contresens. « Son long poème In memoriam, écrit à la louange et au souvenir d’un ami mort jeune, est froid, monotone et trop joliment arrangé. Il mène le deuil, mais en gentleman correct, avec des gants parfaitement neufs, essuie ses larmes avec un mouchoir de batiste, et manifeste pendant le service religieux qui termine la cérémonie toute la componction d’un laïque respectueux et bien appris[4]. » L’illustre auteur de la Littérature anglaise paie ici la rançon de sa maîtrise et de sa méthode. Il a dégagé le caractère dominateur : Tennyson est un dilettante. Dès lors, cette longue élégie ne saurait être qu’un accident dans sa carrière poétique, un intermède, disons le mot : une erreur. « La grande affaire pour un artiste est de rencontrer des sujets qui conviennent à son talent. Celui-ci n’y a pas toujours réussi. » Il n’est guère possible de se méprendre davantage. On serait plus près sans doute de la vérité en affirmant qu’il n’y a pas d’œuvre dans la poésie lyrique moderne où le poète ait mis plus de lui-même, de sa vie intérieure, de sa vie profonde. C’est là non pas seulement qu’elle s’exprime, mais encore qu’elle se décide : c’est là qu’il faut aller la chercher, si nous la voulons connaître, là qu’il faut l’interroger, si nous voulons qu’elle nous livre son secret.

A l’âge où un jeune « intellectuel » s’éprendrait d’une philosophie ou d’une idée, Alfred Tennyson avait été attiré par une âme. Cette affection était pour lui un grand réconfort. L’ami parti, son appui se dérobait, son modèle devenait invisible. La fidélité du poète réussit à vaincre la mort. Il ferma devant celle qui était venue comme une voleuse les portes de son souvenir, et ce qu’elle avait cru lui soustraire, il ne l’en posséda que mieux. D’une belle vie près de laquelle il avait rêvé de dérouler la sienne, il fit une vie intérieure à sa vie. La mort n’interrompit rien : elle transforma et elle acheva. Elle fit d’une noble entente de deux êtres une communion absolue, une mystique fusion. Henry Arthur Hallam survit dans Alfred Tennyson qui a enrichi son âme de cette âme[5].

Les pièces d’In memoriam nous retracent cette longue lutte et cette victoire. L’œuvre écrite ne fait que suivre le progrès, noter les péripéties et les étapes, fixer les résultats d’une œuvre plus originale et plus rare, que la grande affaire du poète fut d’abord de réaliser en soi. Pour se consoler, il fallait croire ; pour continuer de vivre, il fallait espérer. Son âme était faite pour la foi et pour l’espérance. Elle s’appuyait sur le sens de la loi et de Tordre. Dès lors, ses méditations n’expriment pas tant une crise qu’un éveil, un élargissement, un progrès. Elle se repose mainte-tenant dans cette certitude : « Mieux vaut avoir perdu l’objet de son amour que n’avoir pas aimé. » Elle s’y repose, parce qu’elle sait qu’une éternelle séparation des âmes unies par l’amour est inconcevable. Ne lui demandez pas comment elle le sait : les chants d’un poète ne sont pas les spéculations d’un philosophe (XLVII). Mais l’âme peut arriver « à force de rester sérieuse et pensive, » comme dit Vigny, jusqu’à ce haut degré de sérénité religieuse, jusqu’à cette paix supérieure qui est le prix des longs efforts et des patientes élévations.

La foi qu’il a conquise sur les défaillances et les doutes, Tennyson la défendra plus tard contre l’incroyance de son temps ; il en proclamera les articles essentiels : présence, puissance et bonté de Dieu, liberté de l’homme, immortalité de l’âme. Sa poésie montera d’un vol tranquille jusqu’aux cimes où la pensée respire, comme un air du ciel, les révélations de la conscience et de l’extase. De ces hauteurs, le monde matériel n’apparaît plus que comme l’ombre de l’esprit de Dieu. Nous ne connaissons le tout de rien. Le temps n’est qu’une illusion imposée à notre vie consciente. Les misères et les imperfections de l’univers sont des apparences auxquelles est, condamnée notre nature humaine. Pour dépasser l’intelligence bornée, pour croire, il faut mériter de croire. Soyons droits, soyons purs, restons libres. La liberté est un mystère, mais elle est un fait. « Nos volontés sont nôtres, nous ne savons pas comment. » Et notre volonté, qui est la plus haute et la plus durable partie de notre être, se rattache à la volonté divine, d’où procède sa signification spirituelle, éternelle. « O vivante volonté qui dureras — Quand tout ce qui est apparence sera brisé, — Dresse-toi sur le roc spirituel, — Coule à travers nos actes pour les purifier. » Enfin, à quoi pourrons-nous trouver encore de l’importance en ce monde, sans une foi absolue dans l’immortalité de l’âme et de l’amour ? Toute la vie n’est qu’une série de renversemens et de contradictions auxquels on ne voit plus ni signification ni importance, si les espérances qui naissent ici ne sont pas destinées à se réaliser ailleurs…

C’est dans In memoriam que s’éveille et s’exprime pour la première fois cette pensée morale et religieuse. Bien des poèmes la développent dans la suite ; mais nous la trouvons là à sa source et presque tout entière. En même temps, nous voyons apparaître, pour la première fois aussi, la forme parfaite, celle que Tennyson attendait sans doute d’avoir atteinte avant de se reconnaître un artiste. Il le devint, par le recueillement de sa douleur, par son noble effort pour la dépouiller de tout ce qui n’est pas digne d’elle, pour en dégager la plus pure essence humaine et la rendre, si l’on peut dire, transparente au divin. À cette grande école, il enseigna à son art le secret de la beauté la plus simple, qui est aussi la plus touchante ; il l’amena à ce point de perfection où l’émotion, l’idée, les mots et le rythme intimement unis semblent n’avoir jamais été distincts et ne pouvoir plus jamais être séparés.


III

Ce n’est pas sans raison que le langage appelle les douleurs des « épreuves. » On connaît mieux un homme quand on l’a vu souffrir, et le déchirement de notre être peut seul en montrer le fond. In memoriam révèle une âme harmonieuse et forte, capable de retrouver son équilibre, et plus ferme après les assauts contre lesquels se sont déployées victorieuses ses ressources d’ordre et d’énergie. Du haut de l’expérience personnelle qu’elle domine et par conséquent qu’elle dépasse, elle a une vue plus large et plus sereine de la nature et de l’humanité. L’Angleterre reconnut cette grandeur dans la poésie de Tennyson dès le recueil de 1842. Aux témoignages de Dickens, Landor, Rogers, Carlyle, Fitzgerald, Aubrey de Vere, vinrent s’ajouter ceux des plus grands écrivains de l’Amérique : Hawthorne, Emerson, Lowell, Edgar Poë. En 1845, Wordsworth écrivait à Henry Reed, de Philadelphie : « Tennyson est décidément le premier de nos poètes vivans, et j’espère qu’il vivra pour donner au monde des choses encore meilleures. » Les choses que le monde trouvait déjà si bonnes et qu’il allait aimer, — j’entends le monde anglo-saxon, — chaque jour davantage, ce n’était rien moins, sous des formes délicieusement poétiques et avec tous les prestiges de l’émotion et du sentiment, que l’évangile national de la loi et de l’ordre.

Voici d’abord le sentiment de la nature. Il n’y a pas de poésie moderne qui ne l’exprime. Le romantisme lui doit une part, et non la moindre, de son originalité et de sa puissance. Les poètes romantiques se livrent sans réserve à la nature, s’y abandonnent jusqu’à s’y perdre, ou au contraire se reprennent et se révoltent, s’emportent contre elle et l’invectivent. Toujours les jouets de leur mobile humeur, ils maudissent aujourd’hui ce qu’ils adoraient hier. Ils exècrent une indifférence qu’ils appelaient l’instant, d’avant sérénité, et ce qui leur était tout à l’heure un réconfort leur semble maintenant une insulte. Les a-t-on assez souvent cités, ces vers si beaux ?


Mais la nature est là qui t’attend et qui t’aime :
Plonge-toi dans son sein qu’elle t’ouvre toujours.
Tout change autour de toi, la nature est la même,
Et le même soleil se lève sur tes jours.

Mais comment oublier les autres, aussi beaux dans leur indignation et leur colère ?


Je roule sous mes pas sans voir et sans entendre
A côté des fourmis les populations ;
Je ne distingue pas leur terrier de leur cendre ;
J’ignore en les portant les noms des nations.
On me dit une mère et je suis une tombe ;
Mon hiver prend vos morts comme son hécatombe,
Mon printemps ne sent pas vos adorations…


N’attendez point de Tennyson ces chants passionnés, ces transports extrêmes. La nature n’est que le décor et l’ornement de notre vie : elle s’y adapte, et l’homme ne cesse jamais de lui demeurer supérieur. Il en est le maître, sûr de ne trouver en elle que le reflet de ses pensées, l’écho de ses paroles. Nous avons relevé dans les premiers poèmes un sentiment purement esthétique de la nature, et nous l’avons vu se manifester par des finesses et des grâces qu’on appellera plus tard préraphaélites. Il s’humanise peu à peu, et les paysages ne sont plus guère colorés que par l’émotion dominante du poème. Peut-être cet accord est-il la conséquence d’une longue familiarité du poète avec la nature ; entre elle et lui il s’est établi une harmonieuse correspondance ; elle ne l’enivre pas, ne l’opprime pas ; elle n’est pour lui ni mystérieuse, ni formidable. Au contraire, il admire ses grandes lois, il les trouve harmonieuses et belles ; il estime que désordres, discordes et désastres viennent de les avoir violées. Confiant et charmé, il peut céder au prestige de la nature sans qu’elle le tyrannise jamais, sans qu’elle lui fasse oublier l’humanité.

Tennyson est largement, profondément humain. Peu de lyriques l’ont été, si je puis dire, avec autant d’étendue. L’homme, ses différens caractères, ses diverses conditions, les luttes, les labeurs et les rêves de l’homme, voilà le vaste domaine de sa poésie. Elle met en scène les enfans et les mères, les marins et les soldats, les paysans et les princes, le philosophe et l’ascète, le réformateur et l’artiste. Nombre de poèmes ont pour titre un nom propre et laissent parler un personnage. Mais ne nous y trompons pas : le personnage ici est un symbole, tout chargé du sens traditionnel et légendaire, un représentant connu et reconnu de la nature humaine, et dont le nom seul évoque telle de ses infortunes, de ses aspirations ou de ses aventures. Ulysse est le besoin d’aller de l’avant et de braver la bataille de la vie ; sir Galahad est la pureté virile comme la nonne de Saint Agnès Eve est la virginale pureté. Œnone est la femme abandonnée qui évoque sa disgrâce, maudit sa rivale et se lamente avec fureur sur sa propre destinée. Ce ne sont point tant des caractères particuliers, comme chez Browning, que des types généraux considérés précisément dans ce qu’ils ont d’universel. Ils sont moins destinés à intéresser notre curiosité qu’à éveiller notre émotion. Robert Browning est infiniment plus précis, plus riche, plus divers. Il dresse devant nous un milieu, une époque, une profession ; il détaille ses analyses et pousse ses peintures ; il y a en lui un psychologue, un historien, un érudit même, et un artiste. Tennyson est tout simplement un poète, un poète à qui rien d’humain n’est étranger, mais qui ne cherche dans l’humanité ni l’exceptionnel, ni l’étrange, et qui s’attache de préférence aux figures où elle se reconnaîtra.

Car il faut qu’elle se reconnaisse et que cette image lui inspire le respect de soi-même, le sens de sa destinée, le désir de réaliser l’équilibre des différens pouvoirs et la plénitude harmonieuse où se déploie la vie « quand l’esprit et l’âme, en parfait accord, — Font entendre leur musique ordinaire — Mais élargie. » C’est à cette inspiration qu’il convient de rattacher les poèmes d’amour de Tennyson. Taine, l’opposant à Musset, dénie toute intensité de passion, toute ardeur de sentiment au noble et calme poète anglais, qu’il voit toujours maître de lui et indifférent à tous ceux qui ne sont pas maîtres d’eux-mêmes. Il serait bien tenté de classer cette partie de son œuvre parmi les produits du puritanisme et des convenances sociales, d’y voir d’excellente littérature « victorienne, » bien faite pour la respectable « veuve de Windsor » et ses fidèles sujets, un chant à la louange des affections honnêtes, des longues fiançailles et des chastes fidélités. Sans doute, il y a de cela dans l’œuvre de Tennyson, et il ne serait pas, sans cette inspiration, le grand poète anglais qui eut la rare fortune de parler pour toute sa race pendant un demi-siècle. Ce n’est pas une raison pour oublier que Maud est un des plus ardens et, par endroits, un des plus enivrans poèmes d’amour de la littérature moderne, et que l’anathème de Locksley Hall, dans sa violence brutale, n’a jamais été dépassé. Indiquons seulement, — mais indiquons du moins, — ces deux notes extrêmes, Maud et le jeune homme qu’elle aime sont séparés par la vie, en attendant que bientôt ils soient séparés par la mort. Tragique et fatal amour. Comme il était pourtant follement attendu !


Oh ! que la terre ferme — Ne manque pas sous mes pieds — Avant que ma vie n’ait trouvé — Ce que d’autres ont eu de si doux ; — Advienne alors que pourra, — Qu’importe si je deviens fou, — J’aurai eu mon jour.


Puisse durer le ciel si doux — Et ne pas se fermer ni s’assombrir sur moi — Avant que je ne sois tout à fait sûr — Qu’il y a quelqu’un à m’aimer ; — Advienne alors que pourra — A une vie qui a été si triste, — J’aurai eu mon jour[6].


Et après l’attente de l’amour, voici, quand la certitude est venue, l’attente de la bien-aimée. Il y a grande fête chez elle : il n’est pas invité, et, tandis que les ombres des danseurs passent derrière les vitres étincelantes, il rêve dans le jardin de Maud, lui qui est seul ce soir à ne pas la voir dans toute sa gloire, mais qui sait et qui se répète et qui répète à toutes les fleurs dans la divagation de son ivresse : Elle est mienne, pour toujours, à jamais. Elle va venir ; la nuit a pâli ; voici l’aurore. Elle va venir. Elle vient…


Elle vient, ma colombe, ma chère ; — Elle vient, ma vie, mon destin ; — La rose rouge s’écrie : « Elle approche, elle approche ; » — La rose blanche pleure : « Elle tarde ; » — Le pied-d’alouette écoute : « J’entends ; »>— Et le lys murmure : « J’attends. »


Elle vient, mon trésor, ma suave ; — Son pas fût-il toujours aussi aérien, — Mon cœur l’entendrait et bâtirait, — Fût-il terre dans un lit de terre ; — Ma poussière l’entendrait et battrait, — Fussé-je mort depuis un siècle ; — Elle tressaillirait et tremblerait sous ses pas, — Et refleurirait pourpre et rouge[7].


Encore n’est-ce là, pourrait-on dire, qu’un délicieux chant lyrique, un des plus embaumés, un des plus frémissans de la poésie anglaise. Mais la passion a-t-elle jamais laissé éclater plus de douleurs et d’amertume que dans cette plainte où se révèle la souffrance d’une blessure envenimée ?


O ma cousine au cœur sans foi, ô Amy qui étais mienne et qui ne l’es plus… Tu t’abaisseras de jour en jour à son niveau. Ce qui est raffiné en toi se dégradera pour sympathiser avec la matière. Tel mari, telle femme. Tu t’es alliée à la vulgarité : elle sera comme un poids pour te courber vers la terre ; Sitôt que sa passion aura épuisé sa première fougue, il te tiendra pour quelque chose d’un peu mieux que son chien, d’un peu plus cher que son cheval… Qu’est-ce là ? Ses yeux sont appesantis : ne pense pas qu’ils sont moites de vin ; approche-toi de lui, embrasse-le, prends sa main dans la tienne. Il se peut que monseigneur soit las, qu’il se soit trop fatigué l’esprit. Trouve pour le délasser tes plus fraîches fantaisies, fais jouer autour de lui tes plus légères pensées. Il répondra juste et net à la question, il répondra des choses faciles à comprendre… Mieux vaudrait que tu fusses morte devant moi, t’eussé-je tuée de ma main ; mieux vaudrait que toi et moi nous fussions sous terre, à l’abri des hontes du cœur, roulés dans les bras l’un de l’autre et silencieux dans un dernier embrassement.


Il suffit peut-être de ces deux exemples. D’autres montreraient, comme eux, que Tennyson fut capable des accens les plus passionnés. La vérité est qu’il se méfie de la passion, qu’il en a peur, qu’il s’efforce de la dominer et de la contenir. Il ne revient qu’une certaine place à l’amour dans un monde bien ordonné. Est-ce donc méconnaître son pouvoir que de redouter ses ravages ? Et sont-ils seuls à le ressentir, ceux qui lui abandonnent tout ? C’est une illusion romantique d’adorer dans l’amour je ne sais quel droit sacré, le droit suprême de l’individu, qui a tous les droits, et de bénir ses dévastations. Tennyson ne pouvait se complaire à cet invidualisme exaspéré. Nous le retrouvons devant l’amour, comme nous l’avons vu devant la nature, avec le sentiment de la loi et de l’ordre.

On voit combien il s’oppose, en même temps qu’à notre romantisme, aux Shelley, aux Byron, à ces poètes de la révolte dont l’Angleterre conservatrice et traditionaliste accueillit les chants avec une stupeur mêlée d’indignation et d’admiration Elle allait se reconnaître, au contraire, tout entière et pendant un demi-siècle, dans l’œuvre qui exprimait non plus ses explosions et ses représailles, mais les dispositions normales, et habituelles de son âme.


IV

À mesure qu’il prend plus nettement conscience de lui-même et que son talent mûrit, Tennyson se plaît davantage à peindre la vie anglaise, à se faire l’interprète des sentimens anglais : son œuvre devient plus locale à la fois et plus nationale.

Dès 1842, le titre d’ « Idylles anglaises » apparaissait pour désigner ces scènes de la vie familière dont les unes, — les premières, — comme la Fille du Jardinier (1833), n’étaient guère qu’un exercice de poésie délicate et savante, et dont les autres, comme la Fille du Meunier ou Dora, déjà bien supérieure, rappellent encore étroitement Wordsworth, avec plus de souplesse, plus de cette intimité transfigurée par la poésie, de cette simplicité qui laisse une si forte impression de noblesse morale et de grand art. Mais c’est avec le volume de 1864, Enoch Arden, etc., que l’originalité du poète s’affirme tout entière. Elle s’est nourrie de la sève même du sol. Les poèmes en dialecte du Lincolnshire, ces poèmes que Tennyson aimait à lire à haute voix avec le « broad accent, » marquent le plus haut degré de précision dans le réalisme concret[8]. Les autres, et parmi eux ce chef-d’œuvre populaire, Enoch Arden, atteignent à la perfection d’un art qui sait idéaliser, sans rien leur faire perdre de leur vérité, les figures les plus humbles et les situations les plus ordinaires. Annie, devenue grande, a dû choisir entre les deux garçons qui l’aimaient, ses deux compagnons de jeu : elle a épousé Enoch Arden, elle a laissé Philip avec son amour au cœur. Enoch, après des années de mariage, est parti au loin chercher fortune. Il n’est pas revenu. On le croit mort. La misère menace son foyer ; mais Philip veille. Discrètement, timidement, un jour il ose proposer à la mère de s’intéresser aux enfans, de payer pour eux les frais d’école, puisqu’il est riche et qu’il était un ami du père, et qu’il les aime parce qu’ils sont les enfans d’Annie. Elle hésite, elle permet enfin. Et peu à peu, le cœur fidèle de l’homme se reprend à espérer, le cœur désemparé de la femme cède à la noblesse de cette affection, au besoin d’un appui. Annie, après avoir longtemps résisté, enchaînée par sa dette, presque contrainte par l’opinion qui jugerait mal cette situation fausse, Annie se résigne à épouser Philip. Enoch revient. Sa maison est abandonnée et à vendre. Il entre à l’auberge où on ne le reconnaît pas ; il attend, il veut savoir. Dès les premiers jours, les bavardages de l’hôtesse lui rapportent, entre autres histoires, sa propre histoire : comment Annie est remariée, riche et heureuse. Meurtri, perdu, chancelant sous le poids de sa destinée, il va rôder dans le soir autour de la demeure de Philip ; et voici le tableau qu’encadre la fenêtre claire :


Les tasses et l’argenterie, sur la table reluisante, étincelaient, car l’âtre flamboyait joyeusement. Et à la droite de l’âtre, il vit Philip, le prétendant dédaigné d’autrefois, vigoureux, le teint frais, avec son petit enfant sur ses genoux ; derrière son second père, penchée vers lui, était une jeune fille, une autre Annie Lee, plus jeune, mais plus grande, blonde, élancée, et de sa main élevée en l’air elle balançait un bout de ruban et un anneau pour tenter l’enfant, qui étendait ses petits bras potelés, essayait de saisir le jouet, et le manquait toujours ; et tous riaient. Et à la gauche de l’âtre, il vit la mère qui regardait souvent du côté de son petit enfant, mais se tournait de temps à autre pour causer avec lui, son fils, qui se tenait auprès d’elle, grand et fort, et elle lui disait quelque chose qui lui faisait plaisir car il souriait.


Alors, simplement, stoïquement, Enoch décide et accomplit son silencieux sacrifice. Il se loge tout près, cherche des journées d’ouvrier et traîne une vie misérable que les tortures d’aujourd’hui, après les épreuves passées, auront tôt fait d’achever. Pas une plainte, pas une faiblesse ; mais quand il sent sa dernière heure venue, quand tout est consommé, quand il va disparaître, alors, pour alléger son agonie, il dépouille la lourde armure d’héroïsme qui a écrasé son âme douloureuse, son corps usé : il confie son secret à l’hôtesse et lui demande de faire voir mort à ses enfans le père qu’ils ne pouvaient revoir vivant, de leur dire, de dire à Annie qu’il n’a jamais cessé de les aimer.

Faut-il souligner les traits particulièrement anglais de ce poème ? Je signalerais la fidélité obstinée de Philip, la force de ce sentiment capable de résignation et de durée, et qui peut persister sans s’exprimer, sans se satisfaire. Il faudrait remarquer surtout cette énergie muette, cette capacité de silence, cette abnégation taciturne. Et il convient d’insister enfin sur la manière même du poète, cette simplicité de ton presque prosaïque, d’où monte, émouvante et pure, comme de la très simple réalité des choses, la poésie. Oui, voilà du réalisme encore, mais combien différent de la vision des choses à laquelle nous avons donné ce nom ! Guy de Maupassant a traité le sujet d’Enoch Arden dans un conte intitulé le Retour. On y retrouve la vigueur décidée de l’admirable écrivain, sa sûreté de touche. Rien de comparable à la grossièreté voulue, à la complaisante déformation, au déplaisant cynisme dont l’école a fait, sous des vocables prétentieux, les principaux articles de son programme et qui sont restés les principaux instrumens de son succès. Pourtant, c’est bien le même esprit : nous reconnaissons cette sorte de délectation morose à découvrir l’aspect trivial des émotions les plus poignantes, l’envers mesquin des grandes choses, cette coquetterie d’indifférence à l’égard de l’humanité, — voire de dédain. Nos réalistes ne sont pas humains ; ils se piquent à tout le moins d’être impassibles, quand ils ne se flattent pas d’être cruels. Et il se dégage de leurs peintures une impression décourageante ; si l’homme devant elles se sent moins bon et moins fort, c’est pour eux comme un triomphe sur les « poncifs » de la « morale, » une affirmation de l’indépendance et de la suprématie de l’art. Le réalisme anglais a des caractères tout opposés : il ne s’approche de ses humbles modèles qu’avec respect et avec amour ; il cherche la vérité par la sympathie ; il illumine les âmes pour nous en mieux découvrir les profondeurs ; il repose sur cette conviction que le monde subsiste par ses vertus et que l’humanité a quelque chose d’auguste. Ce réalisme-là est celui de très grands romanciers comme les Brontë ou George Eliot. On conçoit qu’à la différence du nôtre, où la poésie n’a jamais eu rien à prendre, il ait trouvé son expression la plus haute chez un grand poète comme Tennyson.

L’Angleterre est, par excellence, le pays de l’esprit public et du sentiment national. Comment le poète qui représentait si éminemment les goûts, le caractère et le génie de son pays, n’aurait-il pas donné une expression poétique de cet esprit et de ce sentiment ? Jamais la dignité de poète lauréat ne fut plus heureusement conférée. A partir de 1850, celui qui exprimait déjà la vie intime, l’âme individuelle de ses compatriotes, devient l’interprète désigné et officiel de leur conscience commune. Il parla pour eux dans les circonstances où un sentiment unanime cherchait les mots sur leurs lèvres. Avec la parfaite intuition de son rôle, qui le guida toujours, Tennyson reste indépendant de tous les partis politiques et se défend de prendre position, comme l’ont fait avant lui Dryden, Swift, Addison, voire Southey et Wordsworth. Le poète de la race, précisant et accentuant son caractère national, devient le poète de la patrie, et de la patrie tout entière, dans ce qu’elle a d’aspirations profondes et de sentimens universels. Par une rencontre heureuse et toute naturelle, il ne fut jamais plus ni mieux inspiré que dans les poèmes où il exerçait sa fonction. Ils n’ont rien d’une poésie de commande. On les a beaucoup trop négligés dans les études françaises consacrées à Tennyson. Ils sont une part significative et durable de son œuvre.

En tête de ses œuvres se trouve, depuis l’édition de 1851, une dédicace A la Reine : c’était l’hommage du nouveau Lauréat. Il y exprime son profond respect pour la souveraine qui l’honora de cette dignité et de son amitié. La vénération s’élève au-dessus des formes artificielles d’un respect imposé. Elle unit au sentiment d’une destinée supérieure, d’une mission bénie, la confiance et l’amour :


Puissiez-vous nous gouverner longtemps, — et nous laisser des chefs de votre sang, — aussi nobles jusqu’au plus lointain des jours. — Puissent les enfans de nos enfans dire : — Elle fit à son peuple un bien durable ; — sa cour était pure, sa vie sereine ; — Dieu lui donna la paix ; la terre le repos ; — elle avait tous les titres au respect, — comme mère, comme épouse et comme reine ; — et des hommes d’État se rencontrèrent à son conseil — qui savaient le moment opportun de prendre — l’occasion par la main et de faire — les limites de la liberté plus larges encore — en élaborant quelque auguste décret, — qui maintînt son trône inébranlable — sur les larges basée de la volonté de son peuple — et derrière les remparts de la mer inviolée.


Le sentiment de fidélité prend dans ces vers un accent personnel qui atteste sa force héréditaire. Plus curieuse encore à cet égard est la lettre que Tennyson écrivait à Victoria après sa première visite :

« Chère et honorée Dame, ma Reine, —… Je ne parlerai pas de « mon loyalisme » ni de « Votre Gracieuse Majesté, » car ce sont de vieilles banalités dont tous les courtisans ont usé et abusé ; mais je veux vous dire que, durant notre entretien, j’ai senti le contact de cette amitié vraie qui est un lien entre les êtres humains, rois ou savetiers… » Une sincérité si familière, loin de diminuer le respect, le fait plutôt participer à la noblesse des plus grands sentimens naturels, immerge en quelque sorte dans la vie même de l’individu le sentiment monarchique et lui donne une place intermédiaire entre les sentimens de famille et le sentiment religieux. Dès lors la poésie de Tennyson est mêlée à la vie de la souveraine ; elle apporte ses consolations aux heures douloureuses, ses paroles de joie dans les jours de fête. Elle est la voix de tous, plus sublime et plus pure ; elle exprime l’union du peuple et de la Reine, et en même temps elle la resserre, car elle en fait une relation personnelle qui ne garde plus rien d’abstrait, un lien vivant, une « amitié » où l’ordre politique s’identifie à l’ordre naturel et humain.

En 1851, la mort du duc de Wellington offrit au Lauréat l’occasion de sa première grande manifestation publique. Il n’en devait point « retrouver une pareille, et cette Ode reste le plus noble poème auquel ait jamais donné naissance cette fonction.

M. Henry van Dyke l’a entendu lire par l’auteur en août 1892, et son impression nous aide à mieux goûter le poème. Les deux premières strophes peuvent être regardées comme un prélude où l’on entend la rumeur confuse d’une multitude assemblée : ceux pour qui il a travaillé, ceux pour qui il a bataillé… Puis voici les premières mesures de la marche funèbre, lente, monotone, avec les lourds battemens marqués par la répétition d’une seule rime. La quatrième strophe est un intermède : le poète, regardant le cortège, revoit le héros tel qu’il avait coutume de se promener dans les rues de Londres et rappelle la simplicité et la force de son aspect et de son caractère. Le défilé continue. La musique est dominée par la sonnerie répétée de la grosse cloche de la cathédrale de Saint-Paul, puis par les décharges de mousqueterie quand le corps est porté dans l’église. La fin de la cinquième strophe s’ouvre, comme une avenue de chant, devant l’hymne des strophes VI, VII et VIII. Nelson s’éveille dans sa tombe et demande quel est celui qui vient reposer à côté de lui. La réponse éclate dans les chants de l’orgue et du chœur ; ils célèbrent les glorieux exploits du guerrier, l’homme d’Etat, sa conduite et ses conseils, le désintéressement de l’homme privé et l’intégrité de son caractère, puis s’éteignent dans une sorte de finale qui, comme une fugue, court de note en note sur le mot « honneur… » Un grand silence, et la neuvième strophe s’élève, calme solo où Tennyson entendait la voix d’une femme, une douce voix qui chante un chant de paix, d’amour et d’immortalité. Tendre et désolée d’abord, elle part d’un grand élan d’espérance, puis se fait solennelle et triste quand la tombe se ferme sur le cercueil, et termine dans le calme et la confiance, sur la victoire de la foi : « Ne parlez plus de sa renommée. — Déposez ici vos terrestres chimères — Et laissez-le dans la vaste cathédrale : — Que Dieu l’accepte, que Christ le reçoive. »

R. L. Stevenson pensait que cette Ode n’avait jamais été surpassée dans aucune langue ni aucun temps[9]. L’art de Tennyson, dont notre analyse, soutenue par les impressions d’un auditeur du poète, ne peut donner qu’une faible idée, a revêtu d’une suprême beauté cette inspiration nationale. On en pourrait dire autant des poèmes qu’il a consacrés à l’armée[10], à la flotte[11]ou à l’Empire[12], et notamment du plus beau de tous, du plus digne d’être cité à côté de l’Ode sur la mort du Duc de Wellington : Le Vengeur, Ballade de la flotte, où est célébré l’héroïsme de sir Richard Grenville, le fameux marin du XVIe siècle. Il y a dans tous les détails un si tendre amour de la terre des aïeux, un si grand respect de toutes ses gloires, un si fidèle souvenir de tous ses serviteurs ; l’inspiration reste toujours si loin du lieu commun patriotique, si près du sol et de la race ; tout est si anglais : le sentiment, l’imagination, le tour d’esprit et l’accent des moindres paroles, que cette poésie résonne comme l’hymne même de la nation, capable de faire battre tous les cœurs et de contribuer à l’éducation de toutes les âmes.


V

A mesure que s’épanouissait et s’enrichissait son génie, Tennyson devait être naturellement conduit à en rapprocher et en fondre les divers élémens dans des œuvres plus vastes, où il donnerait la mesure de ses pouvoirs créateurs. Il s’était contenté de sentir et de rêver : il voulait imaginer et construire. Il allait tenter, à côté du chant lyrique, le poème narratif et le drame.

Son premier essai fut La Princesse (1847). Le poète n’était pas encore dans la pleine maturité de ses moyens. Le style est trop chargé d’ornemens, trop souvent figuré ou allégorique. Il y a trop de disparates, qui donnent à l’œuvre une bigarrure étrange. Sans, doute l’Angleterre est moins sensible que nous à de tels défauts : son goût a moins de mesure, et son luxe moins de discrétion. Elle fut néanmoins un peu déconcertée par cette « macédoine »[13]de fantaisie et de pédagogie, d’épopée et de roman, de sérieux, de burlesque et de grâce, de satire et de rêve. C’est l’histoire d’une fille de Roi qui, prise d’un beau feu, rêve pour son sexe une émancipation poussée jusqu’à la rupture avec l’homme. Elle fonde dans ce dessein un collège de femmes tout à fait original. Mais l’entreprise est traversée par les efforts d’un prince amoureux, chevaleresque, légèrement ridicule, qui s’introduit avec une petite troupe sous un déguisement, la courtise en dépit des difficultés, est découvert, livre bataille aux défenseurs de la belle princesse, de ses compagnes et de ses chimères, et la conquiert finalement par la pitié qu’il lui inspire quand elle le voit blessé. Nous avons peine à imaginer un poète français combinant les spéculations de quelque haut traité de l’Éducation des filles avec la donnée des Mousquetaires au couvent. Tennyson a placé le tout dans le décor d’un moyen âge irréel, et il a écrit là-dessus une œuvre hétéroclite, ennuyeuse et charmante. Les dernières pages du poème s’élèvent jusqu’à une admirable sincérité et splendeur d’éloquence pour traduire la pensée du poète, toute de mesure et de raison. Peu à peu le lyrisme se dégage, avec toute sa puissance d’expression, personnelle et humaine : au-dessus du vain tumulte des idées, il affirme la vérité de la vie et de l’amour ; plus haut que les querelles et les systèmes, il fait entendre son chant :


— Ne blâme pas trop ton passé, lui dis-je, ne blâme pas trop les fils des hommes et leurs lois barbares : elles ont été les erreurs d’un monde encore grossier. A l’avenir, tu auras un compagnon pour t’aider dans ta tâche : tu le trouveras en moi, qui sais que la cause delà femme est celle de l’homme. Ensemble ils s’élèvent ou s’avilissent, rapetisses ou divins, esclaves ou libres. Celle qui sort du Léthé pour gravir avec l’homme les degrés resplendissans de la nature partage avec l’homme ses jours et ses nuits ; avec lui, elle marche à une même destinée. C’est elle qui tient dans sa main la jeune planète : si elle est dénature petite et mesquine, comment les hommes pourraient-ils grandir ? Mais renonce à travailler seule. Autant qu’il est en nous, nous travaillerons à deux, et elle ne sera pas seule à profiter de nos efforts, si nous l’aidons à se dégager des végétations parasites qui semblent la soutenir, et qui ne font que la courber vers la terre. Nous tâcherons de lui donner de l’espace, pour que tous les germes qu’elle porte en elle puissent s’épanouir, pour qu’elle s’appartienne à elle-même en pleine propriété, maîtresse de se donner ou de se refuser, de vivre, d’apprendre, et d’être tout ce que comporte sa nature de femme ; car la femme n’est pas un homme ébauché, mais un être différent : si nous la rendions semblable à l’homme, il faudrait voir mourir l’amour et ses suavités. Car cette harmonie n’est pas un même son répété : elle est l’accord de deux sons qui se ressemblent sans se confondre.

Avec le temps cependant et de longues années, le compagnon et la compagne sont destinés à se rapprocher de plus en plus. Lui, il croîtra en douceur et en élévation morale sans perdre les muscles qui se tendent pour lutter ; de son côté, elle acquerra plus d’ampleur d’intelligence sans perdre ses instincts de mère, sans que la pensée étouffe en elle les grâces enfantines. Homme et femme toujours, ils iront s’unissant toujours davantage, jusqu’à ce qu’enfin elle s’adapte à lui comme une musique parfaite à de nobles paroles. C’est ainsi que côte à côte je les vois à l’horizon du temps, assis comme deux jumeaux dans la splendeur de leurs facultés, recueillant la moisson du passé et semant l’avenir, distincts dans leur individualité, se vénérant l’un l’autre, et se respectant eux-mêmes… Puissent ces espérances se réaliser !

Elle répondit en soupirant : — « J’ai bien peur qu’elles ne se réalisent pas. » — « A nous du moins de les symboliser dans notre propre vie, et que pour nous périsse cet orgueilleux mot d’égalité, puisque à lui seul chaque sexe n’est qu’à moitié lui-même, et que, dans toute véritable union, il n’y a plus d’égal, ni de supérieur : l’un apporte ce qui manque à l’autre, et tous deux, enveloppés l’un dans l’autre, pensant et voulant l’un dans l’autre, ils produisent à eux deux l’être unique et parfait, le cœur à deux battemens dont la palpitation fait la vie. »

Et soupirant de nouveau, elle reprit : — « Le même rêve que j’ai fait autrefois ! Quelle femme a pu vous apprendre toutes ces choses[14] ? »


Tout en travaillant à sa grande œuvre, Les Idylles du Roi, où une légende à la fois nationale et humaine mettait son génie sur la ligne même du génie de la race et lui offrait les plus beaux thèmes lyriques, Tennyson se tourna vers le drame. Il avait toujours aimé à mettre en scène des personnages, à représenter des situations et des caractères, et son lyrisme, nous l’avons dit, n’était pas, comme celui de nos romantiques, l’expression d’une individualité penchée sur elle-même et incapable de se détacher de sa propre contemplation. Mais il semble qu’à notre époque un grand poète ne puisse pas être un grand dramaturge. La poésie du XIXe siècle, — nous ne savons pas ce que sera celle du nôtre, — était à la fois trop intime, trop inquiète et trop haute. Elle avait à exprimer trop d’émotions et de pensées ; elle était tourmentée par trop de problèmes. On la vit tour à tour rêveuse, méditative ou prophétique ; elle puisa aux sources de la philosophie ou de la science ; elle devint religieuse et sociale. Mais, sous toutes ces formes, elle demandait trop de recueillement pour prétendre aux suffrages d’une foule assemblée, avide de sensations agréables ou fortes, curieuse de péripéties, pressée de pleurer ou de rire, et exigeant enfin qu’on lui fît oublier ses préoccupations habituelles plutôt que de l’y entretenir et de l’y enfoncer.

Tennyson n’en conçut pas moins un grand dessein, celui d’évoquer, sinon sur les planches mêmes, du moins sur la scène idéale de son imagination, le passé de sa patrie aux momens les plus décisifs. A tout ce qui revivait en lui de Spenser et de Milton, comment n’aurait-il pas rêvé d’ajouter un peu de Shakspeare ? Ses trois grands drames historiques sont comme trois actes de la destinée de l’Angleterre. Harold nous fait assister au grand conflit entre les Danois, les Saxons et les Normands : peuple et clergé anglais s’éveillent de leur sommeil, et l’on prévoit la grandeur de cette race composite. Dans Becket, c’est la lutte entre l’Eglise et la Couronne, une lutte qui continua pendant des siècles. Avec Queen Mary, nous voyons la chute finale du catholicisme en Angleterre et l’aurore d’un âge nouveau, l’âge de l’anglicanisme et du non-conformisme. Et à côté des personnages illustres qui s’agitent au premier plan de l’histoire, Tennyson a voulu esquisser dans les Forestiers la condition du peuple à une autre période décisive de la formation de l’Angleterre, quand les barons se mirent du côté du peuple et lui conquirent la Grande Charte[15]. Un des spectateurs de la pièce en Amérique, où elle fut représentée avec succès[16], l’éminent critique shakspearien, M. Horace Furness de Philadelphie, en donne cette impression : «… L’atmosphère est si réelle et nous nous y faisons si complètement, que, tout Américains que nous soyons, nous sommes tout prêts à chanter en cœur : Il n’y a pas de terre comme l’Angleterre et il n’y a pas de femmes comme les Anglaises. Oui, pensez-y bien, ce chant a été bissé. Ce fut charmant, charmant du commencement à la fin… Je me réjouis, je l’avoue, d’une telle preuve qu’il y aura toujours un public pour ce qui est beau et bon, et que la pièce française à effet, nouvelle manière, n’est pas ce qui nous convient[17]. »

Mais ces pièces anglaises, essentiellement anglaises, convenaient-elles davantage ? Irving déclarait que Becket était un des trois plus grands succès de sa direction au Lyceum. Il est vrai qu’il l’avait adaptée pour le théâtre. Malgré le nom glorieux de l’auteur, Queen Mary ne tint l’affiche que trois semaines. Harold n’a pas, croyons-nous, été joué. A dire vrai, ce sont moins de véritables drames, avec intrigue, progression de l’intérêt, concentration des élémens autour d’une « crise, » que de grandioses tableaux où se détachent des figures historiques, reconstruites avec le plus grand soin, pièce à pièce, selon toutes les ressources de l’analyse soutenue par l’imagination. Après la publication de son premier drame, George Eliot et Browning pressèrent Tennyson d’en écrire d’autres. Ils avaient raison, et sans doute ne se préoccupaient-ils point de ce qui en pourrait advenir sur les planches. Ils y trouvaient un autre intérêt, et, en effet, en composant ces grandes pièces, Tennyson n’a pas seulement voulu répondre à ceux qui lui reprochaient de manquer de force, de ne pouvoir dépasser la poésie gracieuse, il n’a pas seulement obéi au noble désir de tenter à son tour un effort pour remettre en honneur un genre national et relever le théâtre anglais de sa déchéance : il a surtout suivi l’inspiration de son génie, et il est resté un très grand poète.

Mais c’est à la poésie narrative qu’il faut revenir pour trouver l’imagination de Tennyson dans son domaine et lui voir épanouir pleinement ses plus beaux dons. Les Idylles du Roi furent, on peut le dire, le grand dessein du poète. Il en composa d’abord le dernier tableau, comme un poème se présente souvent par son dernier vers, et, dès 1834, il écrivait, d’après le vieux Malory, Mort d’Arthur, qui parut dans le recueil de 1842. Mais ce ne fut qu’en 1855 qu’il se décida sur la forme définitive de l’œuvre, et en 1859 qu’il en publia la première portion : Enid, Vivien, Elain, Guinevere. L’ensemble n’est achevé qu’en 1889. Cinquante-cinq ans ! Encore faudrait-il peut-être remonter plus haut, jusqu’aux années 1830 et 1832, où il touchait pour la première fois aux légendes arthuriennes avec The lady of Shalott, Sir Launcelot and Queen Guinevere, Sir Galahad. Le thème que Tennyson appelait « le plus grand de tous les sujets poétiques » ne cessa donc de l’obséder. L’œuvre qu’il lui a inspirée embrasse et résume toute son activité poétique ; elle représente son plus grand effort, elle reste la plus ample de ses réalisations. C’est un merveilleux sujet, en effet, et qui semblait fait pour lui. Il sert à la fois les goûts du poète, sa pensée el son rôle. L’imagination peut se donner carrière dans ce domaine quasi féerique où la poésie des vieux contes accepte et appelle toutes les merveilles. De plus, comme tous les sujets ainsi élargis, et mieux encore, — grâce à la signification profonde de ces vieux mythes : la Quête du Graal et le Retour d’Arthur, — celui-ci est prêt à recevoir les significations les plus vastes, à revêtir le plus ample symbolisme. Il évoque toute une société dont les héros agrandis, éclairés et comme transfigurés par l’idée poétique, peuvent personnifier toutes les forces matérielles et morales. Il propose au poète un héros de sa propre patrie et lui permet de donner en poésie ses propres vues sur l’établissement ou la chute d’un royaume. Enfin cette évocation a pour décor la vieille île bien-aimée, la terre des ancêtres, pour décors ses paysages, pour horizon « la mer inviolée » qui l’isole et la défend. On mesure aisément ce qu’une telle œuvre a de national. Tennyson ne parcourt pas les âges, comme l’auteur de la Légende des Siècles, en quête de tableaux où se reflètent les civilisations les plus diverses. Son inspiration s’enroule autour d’une tige unique, profondément enracinée dans le sol du pays. Il ne s’est pas non plus proposé de faire revivre une époque disparue, d’en donner, si l’on peut dire, la sensation au lecteur, ou tout au moins d’y réaliser la vision qu’il en a : cette matière tant de fois remaniée, il en dispose librement à son tour ; il prête à ses personnages les sentimens et les pensées de ses contemporains. Ainsi en avait-on usé avant lui. Arthur et ses chevaliers appartiennent au vie siècle. Mais Robert Wace et Chrestien de Troyes en firent des personnages du XIIe siècle, et, chez sir Thomas Malory, ils deviennent des contemporains d’Edouard IV. Tennyson, comme tous les poètes épiques, comme Homère, comme Virgile, comme Dante, comme Milton, fait servir à l’expression des idées de son temps les héros et les événemens de son poème.

Il nous a dit lui-même comment il fallait l’entendre. Ce n’est pas un morceau d’histoire en vers, ni un essai pour refaire le récit de Malory ou de Geoffroy de Monmouth, mais un conte « neuf et vieux, où les Sens combattent avec l’Ame. » Chez le Roi, la victoire reste à l’âme : il est toujours fidèle à son noble idéal. Chez le preux chevalier Lancelot et la reine Genièvre, le conflit est incertain : la nature inférieure les détourne, ils ne sont pas fidèles à leurs promesses et à leurs engagemens. Au-dessous de ces personnages, il y en a de plus vils, en qui les sens l’emportent. Vivien, Ettarre, Tristan, Modred, gouvernés par la nature inférieure, sont volontairement faux en toutes choses. La méchanceté de ces derniers, la faiblesse des autres, ruinent la noble institution de la Table Ronde, le beau rêve d’Arthur. Mais Arthur lui-même triomphe jusque dans la mort, par la force inébranlable de sa foi.

Chacune des Idylles reproduit en réduction ce même combat entre les Sens et l’Ame. Arrêtons-nous un instant à la dernière, la Disparition d’Arthur. Elle est la suprême expression de l’idée qui domine toutes les autres pièces. Dans l’ordre logique, elle termine l’œuvre. En réalité, c’est par elle que Tennyson avait commencé. Ce poème n’est, en effet, que la réimpression de la Mort d’Arthur. Le poète y a ajouté 169 vers au commencement et 30 à la fin. Oui, la voilà bien, l’antique lutte, la lutte éternelle. Elle est figurée ici, d’abord par la grande bataille où les forces du mal et du désordre, sous Modred, combattent contre Arthur et ses loyaux chevaliers. Elle est figurée une seconde fois en sir Bedivere, le dernier de la Table Ronde, à qui Arthur ordonne de jeter son épée Excalibur dans le lac d’où elle était sortie jadis par magie. Bedivere, tenté par la beauté de la garde enrichie de pierreries, ne peut se résoudre au sacrifice : son amour du trésor l’emporte sur sa fidélité, et il cache l’épée dans les roseaux. Mais Arthur découvre sa désobéissance et lui impose enfin sa volonté. La même lutte est figurée une troisième fois dans la conversation entre le Roi mourant et celui qui l’a suivi le dernier, quand la barque noire apparaît sur le lac pour emporter Arthur. Bedivere est un brave homme, franc et loyal, mais il n’a pas la force d’âme nécessaire pour résister aux grands désastres qui ont renversé le royaume. Il juge avec les sens. Le vieux temps est mort à jamais : point d’autre perspective à ses yeux que le chagrin et un monde où tout est ténèbres. La foi d’Arthur et son espérance le soutiennent encore : il juge avec l’âme. L’ordre ancien a disparu, mais un ordre nouveau paraîtra, car Dieu a bien des manières de s’accomplir. Le Roi ne se sent point abandonné ni perdu : il lui reste encore la prière. « On fait plus de choses avec la prière que ce monde n’en peut rêver. » Il lui reste la vision d’un lieu de repos et de guérison dans l’île d’Avalon. C’est ainsi que la barque l’emporte, sur l’eau brillante, vers l’invisible, au bruit lointain d’une musique victorieuse, « comme si une magnifique cité, tout d’une voix, acclamait un roi qui revient de ses guerres. »

Mais il ne faudrait pas réduire la richesse et la variété des Idylles aux limites de cette signification. Sans doute Tennyson l’a voulu mettre dans son poème ; il y a mis beaucoup d’autres choses encore. On pourrait dire de sa poésie ce qu’un héros de Shakspeare disait du ciel et de la terre : c’est un champ plus vaste que celui de notre philosophie. Ils comprennent bien mal les poètes en général, les poètes anglais en particulier, ceux qui, au lieu de leur abandonner toute leur âme, leur demandent des conceptions abstraites, traduisibles en formules. Tennyson leur a répondu lui-même ; il l’a déclaré aux plus scrupuleux de ses exégètes : « Je déteste être astreint à dire : Ceci signifie cela, — parce que la pensée revêtue d’une image déborde infiniment toute interprétation[18]. » Croyez-en donc, plutôt que votre faculté raisonnante, les correspondances complexes, éveillées dans les profondeurs de l’être, entre l’intelligence, l’imagination et le sentiment ; écoutez les accords de cette musique intérieure : les voiles de l’entendement se déchireront comme un brouillard qui se lève ; tous vos sens seront charmés, et l’esprit plus léger, plus subtil et plus pur, avancera derrière le poète dans la lumière…

Est-il besoin de conclure, après ce qui précède, que les Idylles du Roi ne sont pas proprement une épopée ? L’unité d’inspiration, suffisante à en assurer la grandeur et la beauté, ne saurait remplacer l’unité de sujet, sans laquelle il n’y a pas de poème épique. Le ton même n’est pas celui de l’épopée. Tennyson hésita longtemps sur la forme qu’il donnerait à son œuvre. Il songea même un instant, avant 1840, à un « masque musical, » comme en avaient écrit, sous les Tudors et les deux premiers Stuarts, Ben Jonson, Campion, Browne, Milton. Son fils a retrouvé dans ses manuscrits l’esquisse d’un scénario en cinq actes. Il devait finir par rencontrer la forme qui lui convenait, celle du récit lyrique. Son beau-frère, Edmund Lushington, les appelait ingénieusement Epylls of the King ; il avait forgé, pour les désigner, un diminutif avec le radical du mot « épopée » et la terminaison du mot « idylle. » On conçoit que Tennyson ait reculé devant ce barbarisme. Son titre est délicieux et, à l’examiner de plus près, il n’est pas infidèle. Nous avons attaché au terme idylle une idée d’innocence et de « bergerie, » — on pourrait dire, hélas ! de fadeur, — qu’il n’a point à l’origine et qui ne lui convient qu’incidemment. Oublions-nous La Magicienne de Théocrite, ce monologue ardent d’une amoureuse, et les Dioscures, l’Épithalame d’Hélène, l’Héraclès tueur du lion, l’Héraclès enfant, tous ces morceaux épiques et mythologiques, auxquels il faudrait joindre, pour mesurer l’étendue et la variété du genre, les Syracusaines, cette charmante comédie ? Pourquoi le même nom d’idylles ne conviendrait-il pas à ces beaux épisodes, à ces scènes détachées, à ces tableaux gracieux, colorés ou pathétiques, choisis par le poète dans la plus merveilleuse et la plus riche des légendes nationales, la Légende de la Table Ronde ? Et n’est-il pas juste que nous pensions aussitôt à une fraîcheur, à une vivacité, à une perfection renouvelées de l’antique, devant ce génie pourtant si anglais, auquel notre mémoire française serait tentée d’associer les noms de Chénier et de Mistral ?


VI

A travers ces manifestations diverses, le génie de Tennyson n’avait peut-être pas trouvé sa suprême expression. Il est une petite partie de son œuvre, une poignée de poèmes immortels, où sa profonde humanité se suffit à elle-même et n’emprunte plus rien ni aux ornemens de l’art, ni aux lumières de la pensée, ni au sens de la vie nationale, individuelle ou collective, ni aux prestiges de l’imagination : elle comble sa mesure et se révèle tout entière dans le plus simple et le plus émouvant pathétique. Pareillement, son lyrisme, dégagé de tout élément adventice, monte au ciel comme une flamme pure, comme un immatériel parfum. Tennyson dépasse alors son temps, son pays, et s’égale dans l’absolu aux plus divins poètes de tous les pays et de tous les temps.

Pour voir jusqu’où peut aller son pathétique, il faut lire Rizpah et A l’hôpital des enfans. Swinburne disait que, si toutes les autres œuvres de l’auteur étaient détruites, Rizpah suffirait à le placer parmi les premiers poètes du monde. C’est la lamentation d’une mère, d’une pauvre vieille femme dont le fils a été pendu pour brigandage. Elle raconte elle-même, — à quelque charitable bienfaitrice qui vient adoucir ses derniers jours, — elle rapporte dans son simple langage, prolixe et comme tremblant des émotions de son âme, tout coupé d’interrogations et d’exclamations, comment le dernier cri de son enfant continuait de retentir à ses oreilles. « Mère ! ô mère ! » Le geôlier l’avait jetée dehors et le jeune homme avait été attaché si haut « que tous les navires du monde pouvaient le dévisager en passant. » Et elle entendait toujours le cri ; on eut beau l’enfermer, l’attacher sur son lit, la battre :

« Vous comprenez que je ne pouvais pas ne pas entendre ; et à la fin on trouva que j’étais devenue si stupide, si paisible, qu’on me remit dehors ; mais ils avaient fait ce qu’ils voulaient.

« La chair de ma chair était partie, mais il restait les os de mes os ; je les dérobai aux gens de loi. — Dites : appellerez-vous cela un vol ? — Mon bébé, les os qui ont sucé ma poitrine, les os que j’ai vus rire et pleurer — à eux ? Oh ! non, ils sont à moi, non pas à eux ; ils ont remué dans mon flanc… »

Elle a donc attendu les nuits de vent et de pluie, les nuits d’orage ; elle est sortie dans la rafale quand personne ne pouvait la voir ; elle a ramassé un à un chaque ossement tombé ; elle a baisé ces débris, ces reliques : elle les a ensevelis en terre sainte, pas bien profond, car ses vieilles mains ne peuvent pas creuser beaucoup le sol. Maintenant, elle est plus tranquille : son Willy pourra se lever tout entier quand sonnera la trompette du Jugement. Elle a confiance : elle a vu dans sa Bible que « le Seigneur est plein de compassion et de miséricorde. Oui, oh ! oui ; et si l’homme de loi n’est venu au monde que pour mettre à mort, le Sauveur ne vit que pour bénir. » Sa foi la soutient maintenant. Election, Réprobation, tout cela est très bien, mais elle n’a pas peur de trouver son fils en enfer. « J’ai pris tant de souci de mon enfant que le Seigneur a regardé dans mon souci, et il me fait entendre que je suis sûre d’être heureuse avec Willy, je ne sais pas où. » Qu’on ne lui dise pas qu’il est perdu et qu’elle doit penser à son propre salut : s’il est perdu, lui, que lui importe son âme à elle ? Un peu plus, elle s’indignerait : « Vous n’avez jamais porté un enfant, vous êtes juste aussi dure qu’une pierre. » Comme tout cela est humain, d’une humanité poignante ! La voilà qui se reprend : « Madame, je vous demande pardon ! Je pense que vous parlez pour mon bien ; mais je ne puis entendre ce que vous dites : le vent m’apporte la voix de mon Willy. » Cette voix vient de l’église maintenant, et non plus du gibet… Il appelle toujours sa mère qui a consommé sa destinée… Elle vient, puisqu’il appelle[19].

Jamais la poésie n’a épuisé plus complètement un sentiment ni pénétré plus avant dans le cœur humain pour en montrer à nu les dernières fibres. Jamais le poète n’a mieux réussi à s’oublier et à disparaître devant la réalité de la vie et de l’amour. Ce n’est plus Tennyson que nous entendons : c’est la tendresse désolée et triomphante d’une mère. L’idée fixe a envahi cette pauvre vieille tète. Radotage et folie, si vous voulez, pour ceux qui la regardent du dehors ; mais la vision intérieure est d’une vérité souveraine. Chaque pensée, chaque parole est ce qu’elle peut être, ce qu’elle doit être ; et, par un miracle du génie, ce langage si simple est immortel.

Lisez A l’hôpital des enfans : c’est un chef-d’œuvre du même ordre. Comme pour le précédent, l’auteur n’a pris l’idée ni dans son imagination, ni dans des fictions antérieures. La littérature n’a rien fourni : tout appartient à la vie. Le sujet de Rizpah est tiré d’un écho du journal Old Brighton qui contait cette histoire de la fin du XVIIIe siècle. L’autre pièce est écrite sur un fait rapporté à Tennyson par miss Gladstone, la fille de l’homme d’Etat. Il est curieux de rapprocher les deux poèmes parce qu’ils montrent la largeur de sympathie du grand poète, qui embrasse tous les âges, qui fait parler avec une égale vérité la vieillesse et l’enfance. La petite Emmie, sur son lit d’hôpital, a entendu le vieux docteur pitoyable dire à l’infirmière qu’il l’opérerait le lendemain, mais que sans doute, hélas ! elle n’en réchapperait pas. Que faire alors ? Elle le demande à sa voisine Annie. Annie lui conseille d’appeler à son aide le seigneur Jésus, car c’est écrit en toutes lettres sur l’image, là : « Laissez venir à moi les petits enfans. » « Oui, dit Emmie, mais si je l’appelle, comment saura-t-il que c’est moi ? Il y a tant de lits dans cette salle ! » — En effet, c’était un problème. Annie réfléchit, et dit enfin : « Emmie, vous laisserez vos bras hors du lit et vous direz au Seigneur : C’est la petite fille qui a sorti ses bras sur la couverture. » Le lendemain, quand le docteur arriva avec ses instrumens de torture, le Seigneur des petits enfans l’avait entendue et elle était morte[20]. Ces pièces appartiennent à la vieillesse du poète. A sa vieillesse aussi, celles où il atteint au plus pur lyrisme, où s’exhale cette musique intérieure, cette harmonie d’une âme qui a triomphé de toutes les discordances de la vie. C’est la plénitude de sa poésie ; c’est, si l’on peut dire, sa poésie à l’état pur. Il semble qu’elle se soit cherchée à travers les raffinemens de l’art, dégagée à travers les interprétations sincères du réalisme, les combinaisons de l’imagination ; elle a tout animé, tout pénétré, tout transfiguré ; et maintenant, elle est libre, victorieuse, comme affranchie de sa matière et réalisée dans son essence. C’est donc en même temps la perfection suprême de son art. Déjà Tennyson l’avait atteinte chaque fois que l’éther subtil où baignent ses vers, consumant toute leur substance, spiritualisait assez les mots et les rythmes pour les rendre en quelque sorte transparens à l’émotion ou à la pensée. Ces beautés se multiplient dans In memoriam, où l’art du poète en arrive à s’effacer, afin d’éviter tout ce qui ressemblerait à un artifice : Mieux vaut mourir que d’oublier, « car vivre davantage alors, ce n’est plus vivre : »


In more of life true life ne more.


« Mieux vaut avoir perdu l’objet de son amour que n’avoir pas aimé : »


Tis better to have loved and lost
Than never to have loved at all.


Et quelle simplicité encore dans ces émouvantes paroles, un soir que la peine est trop forte, et que, malgré l’effort pour espérer, la volonté de croire, le cœur trop pesant retombe avec un cri :


Considérez que nous ne savons rien ; — Je ne puis qu’espérer dans l’avenir meilleur ; — Tout sera bien, plus tard, peut-être, un jour lointain ; — Et, chaque hiver passé, reviendra le printemps. — Ainsi je vais rêvant, mais que suis-je ? — Un enfant criant dans la nuit, — Un enfant criant après la lumière, — Et qui a tout dit quand il a crié.


Il faudrait lire enfin, pour mesurer la maîtrise, la sûreté du poète, cette admirable pièce CVI, ce carillon de Noël :


Ring out, wild bells, to the wild sky.


A peine en pouvons-nous indiquer ici le thème et le mouvement. 0 cloches qui sonnez, dit le poète, apportez, emportez… Emportez avec la vieille année tous nos torts, tous nos tourmens, toutes nos fautes ; emportez ma douleur et mes chants désolés ; ô cloches, apportez avec l’année nouvelle tout ce qui est un bien pour les hommes, l’amour de la vérité et la vérité de l’amour. Sonnez cloches, sonnez l’avènement du Christ. — Rien ne peut donner, en français, l’impression de ce bourdonnement rythmé qui remplit nos oreilles : « ring out, — ring in, — ring out, — ring in…, » de ce va-et-vient sonore dont chaque battement est une bénédiction, parce qu’il apporte, parce qu’il emporte…

A mesure qu’il avançait dans la vie et dans son art, Tennyson excellait davantage dans une poésie tout immatérielle qui a réduit au minimum la part des mots et s’est faite évocatrice. Il donna alors « ces bijoux de cinq paroles qui brilleront à jamais au doigt du temps. » Ils sont, en effet, d’une substance incorruptible, ces diamans d’une eau si pure qui défient toutes les destructions. Ils concentrent en eux les richesses du sentiment et de la pensée ; ils y ajoutent le miracle d’un art poussé au point où il s’anéantit lui-même. On conçoit que cette partie de l’œuvre de Tennyson soit celle dont il est le plus difficile de donner l’idée par des traductions. Que resterait-il par exemple de ce petit chef-d’œuvre intitulé La Grive[21] ? Comment rendre dans notre langue le vers exquis où palpitent ces syllabes si douces dont chacune est un mot qui désigne une des merveilles du printemps : light, leaf, life, love ? Le poète ne les a pas choisis seulement pour leur sens, mais pour leur son, pour ce qu’ils ont d’ailé, pour tout ce qu’ils évoquent, à côté de tout ce qu’ils disent. Dites à la place : lumière, feuille, vie, amour : le charme est évanoui. Et de même, quand l’oiseau gazouille : new, new, new, new, que nous sert d’écrire : nouveau, nouveau, nouveau ? Il faut donc se résignera laisser de tels vers dans le texte. Peut-être restera-t-il davantage de cette pièce d’anthologie :


LE CHÊNE

Vis ta vie, — Jeune et vieux, — Comme ce chêne, — Brillant au printemps, — Or vivant ;

Richesses d’été — Ensuite ; et ensuite — Automne changeant, — teintes atténuées, — Or encore ;

Toutes ses feuilles, — Tombées enfin, — Vois, il se tient, — Tronc et ramure, — Force nue[22].

Le poète avait quatre-vingts ans. Et à quatre-vingt-un ans, un jour qu’il franchissait le Soient, sa vieillesse sereine exhala ce chant du cygne sur lequel il demanda que se ferment toutes les éditions de ses œuvres, ce chant que toute l’Angleterre répéta après qu’il eut retenti sous les voûtes de Westminster aux funérailles du poète, et dont elle a fait un cantique :


EN FRANCHISSANT LA BARRE

Soleil couchant, étoile du soir ! — J’entends un clair appel. — Puisse la barre ne point gémir, — Le moment venu de mettre à la mer !

Mais que le flot sommeille après la marée haute, — Sans écume et sans bruit, — Lorsque ce qui sortit des profondeurs sans bornes, — Y reviendra, l’exil fini.

Crépuscule et cloche du soir, — Et puis après, la nuit !… — Puisse l’adieu ne pas connaître la tristesse, — Lorsque j’embarquerai ;

Car au-delà du Temps, au-delà de l’Espace, — Si loin que m’emportent les flots, — Je verrai mon pilote face à face, — Lorsque j’aurai franchi la barre aux larges eaux[23].


VIII

Tel est le dernier terme de la poésie de Tennyson. Des raffinemens esthétiques où elle se cherche, au pur lyrisme où elle s’achève, il y a une marche naturelle et un progrès continu. Nous avons essayé de le rendre sensible et d’en marquer les phases. Cette œuvre est vraiment un chant. L’auteur est vraiment un poète et n’est qu’un poète. Avec moins de curiosité intellectuelle que Browning, il a plus de sympathie et d’émotion ; avec moins de morale que Wordsworth, il a plus de curiosité ; avec moins de ferveur artistique que Keats, il a plus de vie morale. Dans une conclusion fameuse, Taine, qui a beaucoup simplifié Tennyson, l’opposait à Musset. Contraste absolu, en effet. Si au contraire nous lui cherchions des analogies avec nos poètes, il faudrait mentionner plus d’un nom. Nous avons déjà cité Chénier qu’il nous rappelait par son amour des sujets antiques, des vieux thèmes de la littérature grecque. D’autres poèmes nous rappelleraient le Hugo des Orientales, le Vigny du Cor ou de La Fille de Jephté ; d’autres encore, le Lamartine du Dernier chant de Childe Harold, de La mort de Socrate et de Jocelyn, Enoch Arden est une nouvelle en vers où M. Augustin Filon, il le disait excellemment ici même, se plaît à trouver, non pas comme dans nos romans dits réalistes ou naturalistes, l’odeur du peuple, mais son parfum comme dans Geneviève. J’ai pensé encore quelquefois, en lisant In memoriam par exemple, à l’anar lyse précise, à la délicatesse savante, à l’élévation morale de notre Sully Prudhomme, à son effort aussi, d’autres fois, pour faire passer la philosophie et même la science dans le domaine de la poésie. Et beaucoup de vers enfin, beaucoup de poèmes, ont évoqué le souvenir de quelques-uns des meilleurs entre les plus nobles ou les plus tendres de nos poetæ minores : un Laprade ou un Brizeux.

Mais, si divers que soient les accens de son génie, — et on lui a reproché qu’ils le fussent trop, — ils ne font jamais entendre qu’une seule voix : une voix anglaise. Son élargissement indéfini réussit à embrasser tout entière la tradition poétique de la race. On trouve dans son œuvre des échos de tous les chants qui ont exprimé avant lui le rêve de l’Angleterre, et durant les soixante-cinq années qu’a remplies la composition de cette œuvre, il y recueille toutes les pensées, toutes les aspirations, tous les sentimens, tout les souvenirs qui passent dans l’âme de son pays. Ses compatriotes se sont accoutumés à l’entendre parler pour eux, et ils lui ont emprunté ses paroles ; il s’est établi entre eux et lui une communion entière ; ses vers sont venus chanter sur toutes les lèvres ; il a été le poète de son temps et de sa race, le poète national, le poète officiel, comblé de gloire et tendrement aimé. Et cette œuvre, aussi anglaise que celle d’un Kipling, n’en garde pas moins une valeur universelle et humaine. La poésie de Tennyson, à force de sympathie, pénètre jusqu’à ces profondeurs de la vie intérieure où s’effacent les différences locales et les particularités. Cette « musique tennysonienne, » qui a enchanté l’Angleterre, nous perdrions tous à ne pas l’entendre.


L’humanité demande à ses représentans les plus parfaits de l’aider à vivre. Qui nous fera aimer notre tâche, si ce n’est eux ? Qui nous donnera la force, et la foi, et l’espoir ? Parlez-nous donc de la vie ; parlez-nous de nos labeurs et de nos peines, parlez-nous de nos frères, et de nous-mêmes. Soyez vrais : il faut que nous reconnaissions ces réalités dans vos paroles. Mais il faut que dans vos paroles elles soient toutes pénétrées de lumière, transparentes et « glorieuses. » Faites ce miracle… Devant son rayonnement, les défauts de votre œuvre disparaîtront. Ils tomberont comme une dépouille dont le corps sortirait plus jeune et plus brillant. Il s’agissait ici de comprendre la grandeur de Tennyson : elle ne s’explique point par ses faiblesses. Oui, la parure est trop chargée : n’y attachez pas vos yeux ; oui, le sens de la beauté tourne parfois au dilettantisme : voyez-y plutôt un effort de l’âme qui veut s’ouvrir davantage et s’assimiler toutes les richesses de l’art ; oui, l’élégance est parfois trop soignée, mais elle trahit tant de respect de soi-même et des autres ; oui, nous sentons ici ou là quelque froideur, mais elle cache tant de gravité…

Un critique illustre écrivait un jour d’un romancier fameux : « Il est de ces malheureux dont on peut dire qu’il vaudrait mieux qu’ils n’eussent pas vécu. » On ne saurait mieux résumer l’impression laissée par une lecture de Tennyson qu’en disant de lui tout le contraire. Il a lentement composé, dans les nobles loisirs d’une belle vie, une œuvre de vraie poésie, une œuvre de vérité, de respect et d’amour. Il a été un grand poète, — national et humain. Pour sa patrie et pour le monde, il vaut mieux qu’il ait vécu.


FIRMIN ROZ.

  1. The Eversley Edition, Macmillan, 9 vol. Cette édition, publiée par le fils du poète, Hallam, lord Tennyson, est enrichie de notes précieuses de l’auteur et de l’éditeur.
    Nous sommes infiniment redevables aux études de nos devanciers dans la Revue : MM. E.-D. Forgues (1er mai 1847), J. Milsand (15 juillet 1851), E. Montégut (15 mars 1866), Léon Boucher (15 avril 1876) et Augustin Filon (1er septembre 1885). — Il faut y joindre l’éloquent et pénétrant essai de Gabriel Sarrazin dans La Renaissance de la poésie anglaise (Perrin, 1889), la belle étude de M. Henry van Dyke : The Poetry of Tennyson (Scribner, New-York : E. Matthews, London) et son admirable choix des Poems of Tennyson (Ginn and C°, Boston).
  2. Tel est notamment le point de vue de Taine dans son Histoire de la Littérature anglaise, t. V, les Contemporains, ch. VI.
  3. The Miller’s Daughter.
  4. Taine, Histoire de la Littérature anglaise, tome V, ch. VI.
  5. CXXVIII, Thy voice is on the rolling air.
  6. Maud, XI.
  7. Ibid., XXII, X et XI.
  8. Northern Former. Old style. — Northern Former. New Style. — The Northern Cobbler. — Old Rod
  9. Letters of R. L. S. vol. I, p. 220.
  10. The charge of the Light Brigade, II, 225 ; — The Defence of Lucknow, VI, 138 ; — Prologue to general Hamley, VI, 305 ; — The charge of the Heavy Brigade, at Balaclava, VI, 307.
  11. The Revenge : a Ballad of the Fleet, VI, 96.
  12. Hands ail round, II, 322, VI, 335 ; — Opening of the Indian and Colonial Exhibition by the Queen, VI, 345.
  13. L’auteur appelle lui-même son poème « A Medley. »
  14. The Princess ; a Medley, IV.
  15. Notes to Queen Mary, VIII.
  16. Au théâtre d’Augustin Daly.
  17. Notes on the Foresters, by the editor, IX.
  18. V, 44.
  19. Rizpah, VI. 78.
  20. In the Children’s Hospital : Emmie, VI, 129.
  21. The Thrush, VII, 121.
  22. The Oak, VII, 122.
  23. Crossing the Bar, VII, 193.