Un Poète musicien - Franz Grillparzer

UN POÈTE MUSICIEN

FRANZ GRILLPARZER


Franz Grillparzer. — Le Théâtre en Autriche, par M. Auguste Ehrhard, professeur à l’Université de Clermont-Ferrand ; 1 vol. Société française d’Imprimerie et de Librairie ; Paris. 1900. — Grillparzer und die Musik, par M. le Dr Edouard Hanslick (Musikalische Stationen : 1 vol., Berlin, Hofmann und C°.


I

Grillparzer lui-même aurait peut-être protesté contre le double titre que nous lui donnons ici. Epris également de la musique et de la poésie, il s’appliqua toujours, nous le verrons, à les distinguer beaucoup plus qu’à les confondre. Mais il eût protesté ; en vain : car, au fond, la poésie et la musique se touchent et se tiennent dans son œuvre, et plus encore dans sa nature et dans son génie.

Musicien de fait et pratiquant, pianiste, compositeur, tout cela même il le fut. On conserve dans les archives de la Société des amis de la musique, de Vienne, quelques-uns de ses cahiers d’exercices (basse chiffrée, harmonie ou contre-point). M. Hanslirk vit naguère chez Catherine Fröhlich, celle qui fut si longtemps et jusqu’à la mort l’amie du grand poète, trois compositions de Grillparzer. La première est l’ode d’Horace : Integer vitæ scelerisque purus, pour voix de basse avec accompagnement de piano. Il aimait, dit-on, à la chanter le soir. Un autre lied, sur des vers d’Henri Heine : Du, schönes Schiffermädchen, rappelle à M. Hanslick le style de Haydn et de Mozart. Le troisième, vif et passionné, pour voix de basse, est écrit sur ces paroles : La vie est un combat, une lutte sans trêve.

Ainsi Grillparzer « possédait » la musique. Mais on peut dire qu’elle le possédait encore davantage. Elle aidait parfois à son travail, votre à son inspiration de poète. La première idée de sa trilogie La Toison d’or lui vint en jouant les symphonies de Haydn, de Mozart et de Beethoven. Il était alors sur le point de partir pour l’Italie. Quand il en revint, l’idée, à peine entrevue un moment, l’avait fui. Seules, les symphonies, plus fidèles, de même qu’elles la lui avaient donnée, eurent la vertu de la lui rendre. Dans les tragédies ou les drames de Grillparzer, il n’est pas rare que la musique intervienne. Tantôt elle les environne ; tantôt elle fait plus et les pénètre. « Nous la sentons dans ce lyrisme qui fait jaillir des lèvres de beaucoup de ses personnages des dots de paroles harmonieuses. Ce sont des drames lyriques que Sapho, les Vagues de la mer et de l’amour, Libussa. La musique est dans l’émoi des âmes juvéniles qui s’éveillent à l’amour et dont nous devinons les troubles à un discret murmure, avant que des mots précis avertissent notre intelligence ; elle est dans les rêveries d’Héro solitaire ; elle est dans les désirs, les mélancolies, les aspirations dont le poète évite d’éclairer la pénombre par l’analyse et dont il sait nous faire entendre les vagues rumeurs… Il y a de la musique dans tout le rôle de Rodolphe II, qui entend les harmonies des sphères… Il y a de la musique enfin dans la langue, qui n’a point la précision sèche d’un instrument de la pensée pure, mais la souplesse et le charme enveloppant des voix qui parlent à l’aine[1]. »

Il semble bien que la musique ait initié Grillparzer à la poésie. « C’est par la musique, disait-il un jour à Beethoven, que j’ai appris la mélodie des vers. » Par reconnaissance autant que par inclination naturelle, il a fait à la musique dans son œuvre d’écrivain, dans sa prose et dans sa poésie, une grande part, une part splendide. Il l’a tour à tour étudiée en musicien ou en philosophe et glorifiée en poète, en penseur, en amoureux. Parmi tant de maîtres illustres qui furent tous, ou peu s’en faut, ses contemporains, il en est, comme Mozart et Schubert, qu’il a compris tout entiers ; d’autres à demi seulement, comme Beethoven ; d’autres enfin, Weber d’abord, et beaucoup plus tard Wagner, ont été par lui méconnus et presque maudits. Mais la musique elle-même ne fut jamais, par aucun grand écrivain, même par notre Jean-Jacques Rousseau, comprise plus profondément et plus passionnément chérie. Seul, l’auteur du Musicien pauvre a pénétré si avant « dans le mystère de la vie des sons, qu’il s’y trouve à l’aise comme en son propre domaine[2]. » Durant toute sa carrière, qui fut longue, il a cherché, trouvé dans la musique la joie de ses sens, de son esprit et de son cœur. S’il n’a pas eu de compagne plus fidèle et de plus douce consolatrice, c’est que, de même qu’à son destin, la musique fut liée à son génie. On a très bien dit de Grillparzer : « Les premières et les plus pures inspirations de sa muse lui venaient souvent dans la langue sans paroles de la musique, qu’il transposait, auditeur attentif, en l’interprétant dans la langue de la poésie. Il a mis de la musique en paroles. L’origine la plus profonde et la fin dernière de son travail poétique, c’était le doux et flottant état d’âme qui passe, insaisissable et frémissant, dans les airs, comme les échos apaisés qui viennent d’espaces lointains et inconnus… Là où la musique et la poésie se joignent, c’est là que battait son cœur[3]. »


II

Né en 1791, l’année où Mozart mourut, Grillparzer n’est mort qu’en 1872, après l’apparition de l’œuvre presque intégral de Wagner. Peu d’hommes ont vu s’accomplir une période aussi longue et d’une pareille importance dans l’histoire de l’art musical : quatre-vingts ans, près d’un siècle par l’évolution du temps ; parcelle de l’idéal, un espace qui nous paraît infini. Faut-il donc s’étonner qu’un esprit, même aussi vaste, n’ait pu l’embrasser en entier, que même un tel témoin de tels changemens, et en apparence de telles contradictions, n’ait pu les accepter ou seulement les comprendre toutes ?

Franz Grillparzer naquit à Vienne, dans une ville et dans une famille de musiciens. Sa mère, Anne Sonnleithner, qui « vivait en musique, » était fille d’un jurisconsulte mélomane et sœur de deux hommes qui tiennent un rang dans l’histoire du théâtre et de la musique en Autriche. Haydn et Mozart avaient fréquenté cette maison. L’enfant reçut de sa mère ses premières leçons : elles furent pénibles et faillirent le dégoûter de la musique. Puis il passa de ces mains trop nerveuses dans les mains singulières d’un bohémien, Johann Mederitsch, surnommé Gallus. Contrapontiste excellent, mais paresseux et insouciant. Gallus donnait, pour ne pas mourir de faim, des leçons extraordinaires. La moitié se passait à jouer avec son élève, non pas à quatre mains sur le piano, mais à quatre pattes, dessous ; l’autre moitié était consacrée à des improvisations qui jetaient Mme Grillparzer dans l’extase.

Il faut croire que la méthode n’était pas si mauvaise, car le petit Franz faisait des progrès. Le premier suffrage qu’il obtint fut celui de la cuisinière. Il a raconté lui-même avec quel morceau : « L’exécution de Louis XVI était alors de mémoire encore récente. Entre autres exercices, on m’avait fait apprendre une marche qui, à ce que l’on prétendait, avait été jouée lors de cette exécution. A un endroit de la seconde partie, il y avait à glisser avec un seul doigt sur toute une octave, pour rendre la chute du couperet. À ce passage, la vieille personne versait des larmes brûlantes. Elle ne pouvait se lasser de l’entendre[4]. »

En dépit de ce succès domestique, l’enfant commençait à montrer un goût beaucoup plus vif pour le violon que pour le piano. Ses parens n’en persistaient pas moins à le condamner à l’instrument détesté. Un soir qu’il devait « se produire » avec son frère, devant les hôtes du salon paternel, il alla se cacher, pour éviter la corvée, dans une chambre retirée. Son père, qui ne badinait pas, supprima du coup les leçons de musique.

Ce n’est qu’au bout de sept ou huit années, qui, pour les siens et pour lui-même, ne furent point heureuses, que Grillparzer rouvrit l’instrument auquel il avait sans doute pardonné. « J’avais tout oublié, dit-il, et même les notes m’étaient devenues étrangères. Par bonheur, mon premier maître, Gallus, en me faisant travailler, un peu par plaisanterie, la basse chiffrée, m’avait donné quelques notions des principaux accords. Je pris plaisir à l’harmonie des notes ; les accords se résolurent en mouvemens, et ceux-ci formèrent de simples mélodies. » Grillparzer continua toujours de jouer ainsi, de tête. Il arriva même à pouvoir improviser pendant des heures. Plus tard seulement, il étudia le contrepoint. « Alors, dit-il, je sus mieux composer et développer, mais l’inspiration était à jamais perdue[5]. »

Né trop tard, à son grand chagrin, pour rencontrer Mozart, Grillparzer connut Schubert et surtout Beethoven, dont il faillit, on le sait, devenir le collaborateur. Dans une pièce de vers consacrée au musicien du Roi des Aulnes, il a marqué fortement, sans aller jusqu’à la définir, l’originalité du génie de Schubert : « Schubert est mon nom ; je suis Schubert. C’est comme tel qu’il faut me prendre. Je rends hommage aux œuvres des maîtres, je les vénère ; mais rien d’elles n’entrera jamais dans les miennes. Louez-moi, j’en serai bien aise ; dites du mal de moi, je le supporterai. Schubert est mon nom ; je suis Schubert[6]. » Quant au compositeur en personne, Grillparzer ne parle de lui qu’une fois. Il nous le montre au piano, dans cette maison des charmantes sœurs Fröhlich, qui fut l’asile de Grillparzer lui-même jusqu’à sa mort. Kathi, celle qu’il aimait, est assise près de Schubert, émue et comme enivrée par les sons : « Arrête, va-t-on crier, lorsque des accens trop douloureux semblent la jeter dans l’angoisse. Mais les dissonances cruelles se résolvent en sereines harmonies, et les yeux de la charmante enfant, tout à l’heure baignés de larmes, rayonnent d’un joyeux éclat, comme le soleil après une pluie d’orage[7]. »

Tout autres, je veux dire beaucoup plus fréquens et plus étroits, furent les rapports de Grillparzer avec Beethoven. Les Souvenirs du poète ont fourni plus d’un trait, parfois significatif, à l’image physique et morale du musicien.

C’est en 1805, chez son oncle Sonnleithner, que Grillparzer aperçut pour la première fois l’auteur de la Symphonie héroïque. Il avait quatorze ans et Beethoven trente-cinq. « Un ou deux ans après, a-t-il raconté, j’habitais pendant l’été avec mes parens le village de Heiligenstadt, près de Vienne. Notre appartement donnait sur le jardin ; Beethoven avait loué les pièces qui donnaient sur la rue. Les deux logemens étaient reliés par un corridor commun qui menait à l’escalier. Mes frères et moi, nous n’attachions pas beaucoup d’importance au bizarre personnage (il avait pris de l’embonpoint et sa mise était très négligée, malpropre même), quand il passait rapidement devant nous, en grommelant. Mais ma mère, qui aimait la musique avec passion, se laissait entraîner de temps en temps, lorsqu’elle l’entendait jouer du piano, à se placer dans le corridor commun, non pas contre sa porte à lui, mais contre la nôtre, et à l’écouter dévotement. Elle pouvait avoir agi de la sorte plusieurs fois déjà, quand la porte de Beethoven s’ouvre brusquement, il sort lui-même, aperçoit ma mère, rentre précipitamment, reparait une minute après, le chapeau sur la tête, descend l’escalier quatre à quatre et gagne la campagne. A partir de ce moment, il n’a plus touché à son piano. »

« L’un des étés suivans, j’allais souvent voir ma grand’mère, qui avait une maison de campagne dans le village voisin de Döbling. Beethoven, lui aussi, demeurait alors à Döbling. En face des fenêtres de ma grand’mère était située la maison, qui menaçait ruine, d’un paysan réputé pour son inconduite, du nom de Flehberger. Ce Flehberger possédait, outre son affreuse maison, une fille, Lise, très jolie, mais pourvue, elle aussi, d’une réputation peu avantageuse. Beethoven semblait s’intéresser très vivement à la donzelle. Je le vois encore remonter la rue du Cerf, tenant de sa main droite son mouchoir blanc qui traîne par terre, puis s’arrêter à la porte de la cour de Flehberger, derrière laquelle la belle dévergondée, debout sur une charrette de foin ou de fumier, travaillait ferme avec une fourche, en riant sans interruption. Je n’ai jamais remarqué que Beethoven lui adressât la parole ; mais il restait silencieux et regardait dans la cour jusqu’à ce que la fille, qui avait plus de goût pour les gars de campagne, le mît en colère, soit par une raillerie, soit en affectant opiniâtrement de ne pas l’apercevoir. Alors il se retournait brusquement et se sauvait. Cependant il ne manquait pas, la fois suivante, de s’arrêter de nouveau devant la porte. Sa sympathie alla si loin que, lorsque le père de Lise fut enfermé dans la prison du village pour une rixe au cabaret, Beethoven se rendit personnellement auprès de la municipalité assemblée, afin de le faire mettre en liberté. En faisant cette démarche, il traita, selon son habitude, les honorables conseillers avec tant de violence, qu’il ne fut pas loin d’aller tenir malgré lui compagnie à son protégé dans le cachot[8]. »

Une quinzaine d’années s’écoulèrent. En 1823, Grillparzer était devenu un homme, et un homme célèbre. L’Autriche acclamait en lui son plus grand poète dramatique. C’est alors que le musicien de Fidelio fit demander au dramaturge de l’Aïeule, de Sapho et de La Toison d’or un livret d’opéra. Grillparzer ressentit vivement l’honneur d’une telle démarche ; il en comprit aussi le péril et même il en devina l’insuccès. « La pensée d’écrire un texte d’opéra, dit-il, ne m’était jamais venue. Et puis je doutais que Beethoven, complètement sourd, et dont les dernières œuvres, malgré leur haute valeur, témoignaient d’une âpreté peu conciliable avec le style vocal, je doutais que Beethoven fût en état de composer un opéra. » Grillparzer craignait en outre, et non sans raison, que la fantaisie de plus en plus débordante et le génie désormais indomptable de Beethoven ne pût tolérer la contrainte du drame et de la parole. Il se mit cependant à l’œuvre ; sans beaucoup de confiance ni d’ardeur, il l’avoue ; et l’œuvre achevée, il le reconnaît encore, ne le contenta qu’à demi. Il n’estima jamais sa Mélusine, dont Beethoven, à son grand étonnement, se déclare satisfait et parfois presque enthousiaste. « Vous pouvez, mande-t-il à Beethoven par Schindler, avec un rare désintéressement, vous pouvez défaire le poème, le tourner et le retourner comme bon vous semblera[9]. »

Ce poème, par une sorte de contradiction anticipée avec l’anti-wagnérisme futur de Grillparzer, a quelque ressemblance avec l’histoire de Tannhäuser. « Un chevalier est amoureux d’une fée qui le retient captif dans son palais souterrain. Mais ni la tendresse de Mélusine, ni les danses des nymphes, ni leurs chants n’endorment le remords qui ronge le cœur de Raymond. Il rougit de sa mollesse et de son oisiveté. Il voudrait briser les chaînes fleuries de la volupté pour reprendre l’âpre labeur de la vie du guerrier. Cette nostalgie de l’action mâle, ce besoin d’affranchissement, voilà des sentimens dans l’expression desquels Beethoven n’a pas son égal. C’est par ce côté sans doute que le livret de Mélusine l’avait séduit. Mais ces regrets de la vie active et libre ne se manifestent chez Raymond que par éclats passagers. Il n’est pas un héros viril : il est de la catégorie de ces êtres faibles, incapables d’efforts persévérans, écrasés par les circonstances, que Grillparzer excelle à décrire. Il retombe sous le joug de Mélusine ; il se jette dans la tombe de la fée, qui a obtenu de mourir, et tous deux reparaissent dans une apothéose, absous de toute faute et transfigurés parce qu’ils ont beaucoup aimé[10]. »

Les cahiers de conversation de Beethoven et les Souvenirs de Grillparzer témoignent également que, si les deux collaborateurs n’exécutèrent jamais l’œuvre commune, ils en parlèrent maintes fois. Ils en débattirent même ensemble quelques détails : entre autres certain chœur de chasseurs, que Beethoven, gêné par le souvenir de Weber et du Freischütz, se refusait à composer. « Weber, disait-il, a employé quatre cors. Vous comprenez que dès lors il faut que j’en mette huit. Où cela nous mènera-t-il ? » Et Grillparzer, sans doute, nous le verrons tout à l’heure, devait craindre encore plus que Beethoven que cela ne menât loin. Quoi qu’il en soit, par la faute ou non du poète ou plutôt du poème, Beethoven ne mit jamais Mélusine en musique. Grillparzer paraît en avoir éprouvé peu de regrets. Il ne s’en fit pas non plus de reproches, trouvant que décidément il n’y avait pas un seul poème au monde qui pût convenir à Beethoven, et surtout le contenir.

Beethoven et Grillparzer se rencontrèrent pour la dernière fois au commencement de 1820. Les cahiers de conversation de Beethoven révèlent la tristesse de leur entretien, la mélancolie et le découragement du poète, qui voyait alors sa gloire, sinon son génie, décliner. Il s’en plaint amèrement à Beethoven, il accuse tout le monde et lui-même, et c’est Beethoven, plus malheureux pourtant, plus grand encore et peut-être encore moins compris, qui le console et tâche de le fortifier. Un des visiteurs suivans a écrit sur l’un des feuillets de ce jour : « Cela sera d’un grand effet sur Grillparzer que vous lui ayez aujourd’hui remonté le moral. Il a l’air de désespérer facilement[11]. »

Un an plus tard, Beethoven se mourait. Voyant approcher la fin, Schindler avait prié Grillparzer de préparer l’oraison funèbre du grand homme. Un matin que le poète y travaillait, Schindler entra : Beethoven était mort.

Grillparzer devait survivre près de cinquante ans au maître que sans doute il n’a pas compris tout entier, mais dont il a parlé pourtant avec magnificence. Il dut à Beethoven, surtout au Beethoven de la première manière, ses dernières grandes joies de musicien. Le demi-siècle qui suivit lui fut plus qu’indifférent, presque odieux. Et puis, dans sa carrière même et dans sa vie, la leçon de courage qu’il avait reçue un jour de l’auteur de la Symphonie héroïque ne lui profita point. Inégal aux épreuves de tout genre qui ne lui furent pas épargnées, froissé par l’insuccès de certaines de ses œuvres, gêné par la censure, doutant sans cosse ou désespérant de lui-même, il renonça de bonne heure au théâtre. Ni les honneurs que sa patrie rendit à sa vieillesse, ni le touchant et fidèle amour qu’il n’eut jamais le courage de reconnaître hautement et de consacrer, rien ne put apaiser jusqu’à la fin cette âme éternellement inquiète. La musique seule, la musique d’autrefois, ne cessa jamais de le charmer. Il s’enferma dans la tour d’ivoire que les mains pures de son bien-aimé Mozart avaient bâtie. L’âge vint ; comme Beethoven, Grillparzer cessa d’entendre, et, comme il avait dit de Beethoven, on put dire de lui-même à son tour : « Les épines de la vie lui avaient fait des blessures profondes et, pareil au naufragé qui se cramponne à la rive, il se réfugia dans tes bras, ô toi, sœur du bien et du vrai, leur égale en splendeur, consolatrice de la souffrance, muse de l’art, fille des cieux ! Il s’attacha fermement à toi, et, même quand la porte fut fermée, par laquelle tu entrais chez lui et tu lui parlais, quand son oreille frappée de surdité déroba ta face à sa vue, il continua de porter ton image dans son cœur, et, lorsqu’il mourut, elle était encore sur sa poitrine[12]. »


III

La doctrine, et je dirais volontiers la foi musicale de Grillparzer, se réduit à deux points, ou à deux articles. Plus disposé que personne à les admettre, M. Hanslick les a définis avec exactitude. Ces deux vérités, qui contiennent et soutiennent toute l’esthétique de Grillparzer, sont « l’intelligibilité en soi et la souveraineté personnelle de la musique pure, Selbstverständlichkeit und Selbstherrlichkeit der echten Musik. »

La musique pure, autrement dit la musique sans paroles, inspira toujours à Grillparzer une prédilection passionnée. Il regretta souvent de voir associer les mots aux notes, et renouveler ainsi, disait-il, le sacrilège des enfans de Dieu, quand ils s’unirent aux filles de la terre. La danse, qu’il estimait fort, lui paraissait mériter mieux que la poésie de se mêler à la musique, étant plus capable d’en accompagner et d’en imiter les formes par des formes concrètes, plastiques et par conséquent similaires. Grillparzer fut toute sa vie étrangement sensible à la beauté des sons, que dis-je, d’un son. « Il lui suffit d’entendre une note, avant de discerner une mélodie, pour être pris d’un tremblement qu’il ne peut réprimer[13]. » Dans sa nouvelle intitulée le Musicien pauvre (Der arme Spielmann), c’est lui-même qu’il nous montre sous la figure de son héros, « ravi jusqu’à l’extase par une note unique de violon ; unique, mais si juste ! très douce d’abord, puis enflée jusqu’à la plénitude, puis atténuée encore jusqu’à n’être plus qu’un soupir. Une autre bientôt s’ajoute à la première, formant une quarte avec elle, et le vieil artiste, comme il s’était complu dans la résonance unique, s’enchantait maintenant de l’harmonieuse beauté. Tour à tour, avec un plaisir égal, ou même croissant, il touchait tous les degrés : la tierce, la quinte et les autres. Tour à tour il faisait fortement retentir les notes ou les caressait avec douceur. De chacune, isolée ou vibrant avec la tonique, il s’enivrait délicieusement. Et voilà ce que le vieillard appelait improviser. » Plus loin, toujours par la voix du virtuose inspiré, Grillparzer continue ainsi : « Oui, sans doute, ils jouent tous Wolfgang-Amédée Mozart ; ils jouent Sébastien Bach ; mais Dieu ! le bon Dieu ! celui-là, nul ne le joue. L’éternel bienfait, la beauté de la note et du son, son affinité merveilleuse avec l’oreille qui en est avide ; l’accord de la troisième note avec la première et la cinquième ; pourquoi la sensible monte comme un espoir qui s’accomplit ; les dissonances abaissées comme les méchans et les orgueilleux ; les miracles de liaison ou de renversement qui font entrer la seconde elle-même dans le sein de l’harmonie, un musicien m’a révélé tout cela ! Et qui pourra dire encore, car, moi, je ne le saurais comprendre, la fugue, le contre-point et le canon a due, a tre, toute l’ordonnance de cette architecture céleste, qui se passe de ciment et que soutient seule la main de Dieu ![14]. » Voilà bien les jouissances les plus purement musicales que puisse procurer la musique pure. À ces effets, à ces transports, on reconnaît la Selbstherrlichkeit, la puissance abstraite et spécifique, le privilège et le sortilège des sons.

Cette puissance et cette beauté des sons, les paroles menacent éternellement de les compromettre. Les paroles corrompent ces relations idéales et ces immatériels échanges. Aussi bien Dieu lui-même, en les créant égales peut-être, a créé distinctes la poésie et la musique. « Le Maître de la vie a, dans sa sagesse, formé l’univers avec le jour et avec la nuit. La poésie est le jour dans sa radieuse magnificence ; la musique est la nuit, qui révèle les mondes. » Autant que le jour et la nuit, Grillparzer souhaiterait de voir la musique et la poésie séparées. Il reconnaît en toutes les deux des vertus non seulement diverses, mais contraires ; à son avis, elles ne s’opposent pas seulement l’une à l’autre par leurs attributs, mais par leur nature : la poésie ayant pour principal objet la pensée, tandis qu’une belle sensualité (schöne Sinnlichkeit) forme tout ou presque tout le domaine de la musique. « Si l’on voulait, dit-il, caractériser d’une manière frappante la différence essentielle qu’il y a entre la musique et la poésie, il faudrait mettre en lumière comment l’action de la musique a pour point de départ le plaisir des sens, le jeu des nerfs, et comment, après avoir excité la sensibilité, elle arrive tout au plus en dernier ressort à l’intelligence, tandis qu’au contraire ; la poésie éveille d’abord l’idée, n’agit que par elle sur la sensibilité et ne fait une part aux sens qu’au dernier degré de son expansion ou de son abaissement ; les chemins des deux arts vont donc exactement en sens inverse. L’un spiritualise la matière, l’autre matérialise l’esprit[15]. »

Mais, puisque les deux arts, naturellement incompatibles, s’obstinent, malgré la nature, à s’associer, il faut, dans leur union séculaire et toujours troublée, il faut prendre parti. Grillparzer n’hésite pas : il tient pour la musique et prétend qu’elle commande. Il adopte, par conséquent, dans l’éternel débat, la solution contraire à celle qui prévaut aujourd’hui et qui, de Gluck à Wagner, fut toujours la solution allemande. « Rien de plus absurde, écrit-il, que de faire de la musique dans un opéra l’esclave de la poésie… Si la musique n’est là que pour exprimer à nouveau ce que la poésie a déjà exprimé, alors supprimez la musique. » Et plus loin : « Celui qui connaît ta puissance, ô mélodie ! s’écrie Grillparzer, ô toi qui sans avoir besoin que les mots interprètent une idée, descends directement du ciel et, après avoir traversé le cœur, remontes au ciel, celui qui connaît ta puissance ne fera point de la musique l’humble suivante de la poésie[16]. » Partout et toujours il professa la même doctrine. Que dis-je, il la pratiquait, et, le jour où d’aventure il fut lui-même le poète, nous l’avons vu donner l’exemple du sacrifice et ne compter pour rien sa propre poésie. Il ne perd pas une occasion de nous rappeler la hiérarchie qu’il estime légitime et nécessaire. Que de fois il s’étonne, comme d’un non-sens, qu’on regarde un opéra du point de vue de la poésie et non du point de vue de la seule musique ! Ailleurs, il se moque d’une expression, récente alors, et dont Wagner devait plus tard faire la fortune : Tondichter, poète par les sons ; un terme aussi ridicule pour un musicien que le serait pour un poète celui de Wörtermusikant, musicien par les mots.

Grillparzer va plus loin encore. A l’en croire, pour faire un bon musicien de théâtre, un musicien médiocre suffirait, et peut-être même vaudrait mieux que tout autre. « Le compositeur d’opéras qui réussira le plus aisément à suivre les paroles du texte sera celui qui compose mécaniquement. Au contraire, celui dont la musique possède une vie organique, et-comme un caractère de nécessité fondée eu soi-même, celui-là entrera tout de suite en conflit avec les mots. Chaque thème mélodique obéit en effet à la loi particulière de sa formation et de son développement ; loi sacrée, inviolable, et que le musicien de génie ne sacrifiera jamais au bon plaisir du texte. L’autre musicien, au contraire, der musikalische Prosaist, peut commencer partout et partout finir, arranger et déranger une musique faite de pièces et de morceaux qui ne se tiennent pas entre eux, tandis qu’un ensemble, un tout, doit se prendre ou se laisser tout entier. »

L’amour de la musique pure entraîne ici Grillparzer et l’égare. Il oublie cette fois que Mozart, son bien-aimé Mozart, par un miracle peut-être unique il est vrai, fut aussi grand dramaturge lyrique que grand musicien. Une autre fois, plus tard, Grillparzer ne saura pas non plus comprendre que, si Wagner a transporté à l’orchestre et dans la symphonie le centre de la musique de théâtre, c’est justement pour réserver les droits et la beauté de la musique elle-même ; c’est pour la sauver de cette servitude et de ce démembrement que Grillparzer détestait ; c’est enfin parce que Wagner lui aussi, en même temps qu’un grand musicien de théâtre, fut un grand musicien.

Grillparzer ne se contente pas de considérer dans un opéra seulement la musique : jusque dans la musique pure, il ne voit que la musique elle-même. Autrement dit, il croit, — et, sur ce point, son commentateur M. Hanslick est également son disciple, — il croit à la beauté tout objective et spécifique des sons. Il paraît être, au moins en théorie, de ceux que le regretté M. Ch. L’évêque appelait « les athées de l’expression. » Pour lui, la musique ne consiste qu’en soi, ne se comprend qu’en soi ; en elle, il n’y a rien à comprendre qu’elle-même (Selbstverständlichkeit). Ne comptant pas avec l’utile, comme l’architecture, ni, comme la peinture et la sculpture, avec l’imitation, elle est « le plus libre, le seul libre de tous les arts. » On l’a très bien dit : « La philosophie musicale de Grillparzer repose, comme toute son esthétique, sur la Critique du jugement de Kant. La liberté et le désintéressement dont Kant fait les caractères essentiels de l’art apparaissent au plus haut degré dans la musique ; elle est, de tous les arts, le plus étranger à tout but didactique ; elle est, par excellence, le seul jeu ayant sa fin en lui-même dont parle Kant. Elle est le seul art qui, sans autre but, ne cherche que lui-même, restant un jeu même dans sa gravité. Quand elle s’égare, c’est elle-même qu’elle atteint ; sans cesse en fuite, elle s’entrave dans ses propres chaînes et s’en dégage[17]. »

« La musique, dit encore Grillparzer, n’a pas de paroles, c’est-à-dire de signes arbitraires qui n’obtiennent une signification que par l’objet qu’ils désignent. Le son, outre qu’il peut être un signe, est encore une chose qui existe par elle-même. Une série de sons plaît, comme une certaine forme dans les arts plastiques, sans qu’une représentation déterminée y soit attachée ; un son discordant produit, comme la laideur dans les arts plastiques, une sensation physique désagréable, sans dire quoi que ce soit à l’intelligence… »

« Il s’ensuit que la musique doit s’efforcer, avant tout, d’atteindre ce qui est à sa portée ; qu’elle ne doit point, pour disputer aux idées exprimées par la parole l’avantage de la désignation précise, sacrifier les parties où elle l’emporte sur toutes les formes du langage ; qu’elle ne doit pas aspirer à transformer les sons en mots ; que, comme tout art, elle cesse d’être un art si elle sort de la forme qui est fondée sur sa nature propre, forme qui pour la musique est dans la beauté du son, comme pour les arts plastiques elle est dans la beauté de la ligne ; que, de même qu’un poète est fou, si dans ses vers il veut arriver à l’harmonie du musicien, de même le musicien perd la tête, si, au moyen des sons, il veut égaler la précision du langage du poète[18]. »

Cette définition ou plutôt cette analyse de la musique renferme une part de la vérité, mais ne la contient pas tout entière. Sans doute il est bon de ramener la musique à elle-même et de rappeler qu’avant tout elle est le son, le beau son. Mais en elle-même il serait fâcheux de l’emprisonner ; car elle est, — dans des limites et sous des conditions que nous ne recherchons point ici, — elle est aussi le rapport entre le son et l’âme, ou, comme disait ce philosophe de la musique que nous aimons à citer[19], entre la belle force du son et la belle force de l’âme. Voilà la notion, essentielle à la conception totale de la musique, que Grillparzer a paru maintes fois oublier ou méconnaître. L’idée de la personnalité, de la valeur et de la beauté spécifique des sons l’enivre pour ainsi dire et l’égare. Et, par un retour singulier, à force de vouloir exalter la musique, il l’abaisse, et, la réduisant à n’être guère plus qu’un plaisir sensuel, un jeu (dont l’agrément ne rachèterait pas assez la vanité), il en fait la servante, — et selon nous la victime, — d’un idéal médiocre, de la doctrine, misérable entre toutes, de l’art pour l’art : non pas même pour l’art tout entier, mais pour la sensation, qui ne doit être en art que le moyen et le commencement.

Aussi bien Grillparzer le premier a plus d’une fois corrigé par d’heureux démentis les exagérations de sa doctrine et fait rentrer en quelque sorte de biais dans son esthétique musicale le principe de l’expression. Il a raconté lui-même qu’ « il aimait à placer une gravure devant lui et à rendre par la musique le sujet que représentait le dessin. » En quoi d’ailleurs il avait tort et conférait pour le coup à la musique un pouvoir où jamais elle ne saurait légitimement prétendre. Mais, en d’autres circonstances, il fut plus sage et connut mieux la vérité. Il a parlé quelque part des dunkle Gefùhle (sentimens obscurs) dont la musique est le langage. On peut lire dans un article que Grillparzer écrivit sur Weber, ou plutôt contre lui : « Les sons, en dehors même du plaisir ou du déplaisir qu’ils nous causent, produisent en nous certaines dispositions morales et peuvent servir à les exprimer. La joie et la tristesse, le désir et l’amour ont leurs accens. » Quand Grillparzer disait à Beethoven, en lui enviant la liberté de son génie : « Ah ! si la censure savait ce que vous pensez en composant ! » c’est donc qu’il sentait que les Beethoven, en composant, pensent à quelque chose ou plutôt quelque chose. Si la beauté des sons n’eût été pour lui que sonore, Grillparzer aurait-il écrit sur l’album de Donizetti : « Je t’écris et tu ne me comprends pas ; ce que tu as écrit, je l’ai bien compris. La tête seulement saisit ce que dit la langue ; les cœurs parlent le même langage dans tous les pays. » Si enfin, selon Grillparzer toujours, « la musique est muette, et cependant éloquente ; » s’il est vrai qu’ « elle passe sous silence les traits particuliers, mais nous donne la somme de l’Univers, » que de pensées, et sublimes, la musique ne doit-elle pas contenir !


IV

Qui voudrait, après avoir exposé la doctrine de Grillparzer, en connaître les origines, ou les sources, n’aurait pas de peine à les découvrir. Elles se trouvent à la fois dans la nationalité du poète, dans son caractère et dans sa destinée.

Celle-ci ne fut pas heureuse. Enfant, il vécut sous l’autorité, sinon sous la tyrannie, d’un père sérieux et rude, dans la plus sombre maison de l’une des rues les plus tristes de Vienne. Sa mère, nerveuse et sensible, s’exaltait de plus en plus et, devenue veuve, se tua dans un accès de folie. Sur les trois frères du poète, deux au moins héritèrent des dispositions maternelles : l’un courut les pires aventures, l’autre se noya volontairement à dix-sept ans, laissant à Franz une lettre où il le suppliait de ne se marier jamais pour ne pas perpétuer leur race maudite. Bientôt, avec la douleur, l’adolescent connut la misère, ou tout au moins la gêne. La guerre et la défaite ébranlèrent d’abord, puis ruinèrent la maison. Grillparzer donna des leçons pour vivre et faire vivre les siens. A vingt-deux ans, il était précepteur dans un château de Moravie. Plus tard, il dut accepter encore d’autres emplois : à la bibliothèque de la Cour, aux archives, et pendant quarante-trois ans le plus grand poète de l’Autriche mena la vie dépendante, humiliée, d’un médiocre fonctionnaire.

Son génie ne le consolait pas. Il souffrit toujours impatiemment les vexations de la censure et la froideur, après l’enthousiasme, de ses concitoyens. Lui-même parfois ne croyait plus en lui-même. Dès 1826, il écrit : « De toutes les peines qui ont jamais assailli l’homme, l’une est la plus amère de toutes : c’est d’être dépouillé de ce qui nous appartenait ; c’est de perdre la couronne qui était sur nos cheveux ; c’est, après que l’on s’est vu mourir, d’aller avec son propre cadavre. » Il lui paraît impossible de survivre au poète, dont il croit observer l’agonie en lui. « La chose est certaine, écrit-il dans son journal ; lorsque le poète aura été jeté par-dessus bord, j’enverrai l’homme à sa suite[20]. »

Le caractère malheureux de Grillparzer ajoutait beaucoup au malheur de sa destinée. Ce cœur, comme cet esprit, ne sut jamais se contenter de singuliers scrupules et je ne sais quelles craintes chimériques l’empêchèrent de goûter plus qu’à demi l’amour qui s’offrait à lui tout entier. C’est une étrange aventure sentimentale que cette liaison de Catherine Fröhlich et de Grillparzer, qui débute par des fiançailles orageuses, bientôt rompues, et dure cinquante années, jusqu’à la mort, sous la forme, je ne dis pas équivoque, mais imparfaite au moins, de l’amitié. Pourquoi Grillparzer n’épousa-t-il pas la charmante Kathi ? J’ai peur que ce n’ait été au fond beaucoup moins pour obéir au sombre vœu de son frère, que par égoïsme et par orgueil. Le poète lui-même analyse mieux qu’il ne l’excuse le sentiment qui l’a retenu. « De notre vie commune, dit l’Autobiographie, je pouvais conclure que le mariage n’eût pas été contraire à ma nature, quoique ce lien ne se soit jamais formé pour moi. Il y a quelque chose en moi de conciliant et de souple qui ne me porte que trop à m’abandonner à la direction d’autrui, mais je ne tolère pas qu’on me dérange et qu’on s’immisce à tout moment dans ma vie intérieure ; je ne pourrais pas le supporter, quand même je le voudrais. Il aurait fallu que dans un mariage je pusse rester seul, eu oubliant que ma femme était un être différent de moi ; j’aurais très volontiers pris ma part dans les concessions réciproques qui éloignent le désaccord. Mais être en réalité à deux, c’est ce que me défendait ma nature solitaire[21]. » De même le héros de la tragédie de Libussa, Primislas, demande à l’héroïne : « Comprends-tu qu’il faut qu’un cœur se fonde pour ne faire plus qu’un avec un autre cœur ?[22] » Voilà ce qu’il semble bien que Grillparzer n’ait jamais compris.

Maintenant, regardant en arrière, ne pourrions-nous apercevoir dans la doctrine de Grillparzer quelques traits de sa nature et certaines traces de son destin ? Ne serait-ce point aussi par orgueil de poète et surtout de musicien, qu’il déclarait impossible, si ce n’est sacrilège, l’hymen de la musique et de la poésie, et qu’il défiait deux arts, comme deux cœurs, de se fondre jamais ensemble pour n’en plus faire qu’un ! S’il aima par-dessus tout les formes pures, s’il plaça plus haut encore que le génie souffrant de Beethoven l’heureux génie de Mozart, c’est peut-être qu’il craignait de tomber du côté où la vie l’avait fait pencher si fort : du côté de la mélancolie, de l’angoisse et de la douleur. Beethoven le rejetait dans le trouble et la lutte ; Mozart l’en délivrait pour l’établir dans la joie : c’est Mozart qu’il choisit, ayant une de ces âmes qui cherchent moins dans l’art à se reconnaître qu’à s’oublier.

Grillparzer, enfin, — que de fois il s’en est fait gloire ! — n’était pas Allemand, mais Autrichien, Autrichien de la Basse-Autriche, ce qui veut dire Italien à demi. Comme tel, il avait le goût de l’art classique et plastique, la passion de ce que son biographe appelle très bien « la belle réalité concrète. » A l’émotion, au caractère, il préféra toujours la perfection de la forme. En art, il eût donné toutes les « idées » de l’Allemagne du Nord pour cette « belle sensualité » dont nous avons vu qu’il faisait, lui, Allemand du Sud, le privilège et presque l’essence de la musique. Dans la querelle italo-allemande qui, de 1816 à 1828, environ partagea la ville de Vienne, Grillparzer prit avec passion le parti de la musique italienne. Contre l’auteur du Freischütz et l’Euryanthe, il osa soutenir celui de Tancrède et de la Cenerentola. A la cause rossinienne, même vaincue, il demeura toujours fidèle. Il se proposait de traiter un jour ce sujet, qui paraît étrange aujourd’hui : De Rossini, ou des limites de la musique et de la poésie. Quand parut le Stabat Mater, il le célébra dans un poème ardent, où il s’efforçait d’échauffer la froideur de ses compatriotes. Il se plaint de les trouver insensibles à la florissante beauté de l’ouvrage, incapables de s’y abandonner sans résistance et de s’oublier eux-mêmes pour goûter ne fût-ce qu’un moment de joie. Le poète voit avec angoisse l’esprit raisonneur et raisonnable, le brouillard sombre de l’Allemagne du Nord descendre vers sa patrie bien-aimée, et le poème s’achève par cet amer regret : « Un trésor s’est perdu : le bonheur innocent, et ce trésor, ô mon Autriche, c’était le tien ![23]. »

Ainsi la race de Grillparzer, après son caractère et sa vie, nous donne une raison dernière, et non la moindre, de ses goûts et de ses jugemens.

Cette raison, après les autres, peut-être encore mieux que les autres, explique l’admiration, l’adoration de Grillparzer pour Mozart. Mozart, aux yeux de Grillparzer, est plus que le représentant par excellence du génie de son pays : il est en quelque sorte ce pays lui-même, « l’adolescent aux joues roses, qui s’étend entre l’Italie, cet enfant, et cet homme, l’Allemagne. » Grillparzer aima Mozart dès l’âge le plus tendre et sur les genoux même de sa bonne. Celle-ci avait « créé » un singe dans la Flûte enchantée, et cet honneur demeurait son plus cher souvenir. Elle ne possédait que deux livres : son livre de prières et le livret de la Flûte enchantée. L’enfant en connut par elle les merveilles. Quand il passa des paroles à la musique, son ravissement redoubla. Plus tard, il a écrit : « La musique de ce temps-là n’est pas pour moi de la musique : en elle est ma vie, en elle chante ma jeunesse. C’est tout ce que j’ai pensé, rêvé, senti dans mes meilleures années. C’est pour cela qu’aucune autre musique venue depuis ne l’a value à mes yeux[24]. » Nouveau désaveu, n’est-ce pas, de la doctrine de l’art pour l’art et de la beauté purement objective, puisque, dans la musique de Mozart, Grillparzer se plaisait à retrouver quelque chose de son passé, de sa vie, de lui-même enfin, et à « entendre, comme a dit un autre poète allemand, chanter l’oiseau de ses jeunes années. »

En Mozart toutefois, ce n’était pas seulement son pays ou lui-même que Grillparzer aimait. C’était aussi « la belle sensualité, » la perfection de la forme sonore et les délices dont, par elle, par elle seule, notre oreille est enivrée. Jamais on n’a mieux parlé que ne l’a fait ce poète du plus purement musical de tous les musiciens. « Il s’est attaché fermement à tes éternelles énigmes, ô toi, l’œil de l’âme, oreille qui sens tout ! Ce qui n’entrait point par cette porte lui paraissait un caprice de l’homme et non point la parole divine, et demeurait banni de son cercle de lumière[25]. » En 1842, lorsque fut inauguré le monument du maître de Salzbourg : « Vous le nommez grand ! s’écriait Grillparzer. Il l’est en effet ; parce qu’il s’est limité. Ce qu’il a fait et ce qu’il s’est interdit pèsent d’un poids égal dans la balance de sa renommée. Parce qu’il n’a jamais voulu plus que ce que doivent vouloir les hommes, l’ordre : « Il le faut » sort de tout ce qu’il a créé. Il a préféré paraître plus petit qu’il n’était, plutôt que de s’enfler jusqu’au monstrueux. Le royaume de l’art est un second monde, mais existant et réel comme le premier, et tout ce qui est réel est soumis à la mesure[26]. » M. Hanslick, ayant cité ces maximes, souhaitait qu’elles fussent inscrites dans le cabinet de tous les musiciens. A coup sûr, il n’en est pas dont s’éloignent davantage la plupart des musiciens d’aujourd’hui.

Mais il y a d’autres leçons, que donnèrent d’autres maîtres, et que Grillparzer n’a point assez entendues. On dirait que le siècle musical qu’il a vécu forme, de Mozart à Wagner, une chaîne, et qu’il n’en a tenu fermement qu’un des deux bouts. Déjà Beethoven, en partie, lui échappe et le dépasse. Il ne l’embrasse pas tout entier. Plus d’une fois sans doute, il l’a loué dignement. « Il était un artiste, et qui peut se mettre sur les rangs à côté de lui ? De même que le Béhémoth traverse les mers de son vol impétueux, de même il parcourut le domaine de son art. Depuis le roucoulement de la colombe jusqu’au roulement du tonnerre, depuis la combinaison la plus subtile des ressources d’une technique ferme jusqu’au point redoutable où l’éducation de l’artiste fait place au caprice sans lois des forces naturelles en pleine lutte, il avait passé partout, il avait tout saisi. Celui qui viendra après lui ne poursuivra pas la route ; il lui faudra commencer, car son devancier ne s’est arrêté que là où s’arrête l’art[27]. »

Devant le monument du maître, en ce village de Heiligenstadt où il l’avait connu, Grillparzer disait encore de lui : « Un homme s’avance d’un pas rapide (il est vrai que son ombre chemine avec lui). Un torrent veut arrêter son ardeur : il s’y jette et fend les Ilots, sort sur l’autre rive et reprend sa course indomptée. Arrivé au bord du rocher, il prend son élan ; de loin chacun tremble. Un bond, et voyez : il a sauté sain et sauf par-dessus l’abîme. Ce qui est difficile aux autres est un jeu pour lui. Le voilà déjà victorieux au but. Seulement il n’a point frayé de voie. Cet homme me fait songer à Beethoven[28]. »

Il est Beethoven lui-même, et, sous l’éloge et l’hommage que lui rend ici Grillparzer, M. Ehrhard a raison de sentir la réticence et l’insinuation. Du coureur que rien n’arrête, Grillparzer admire la hardiesse et la rapidité, mais l’ombre lui fait peur. Ce « point redoutable, » que le poète trop timide signale, il s’étonne, il s’afflige en secret que Beethoven fait franchi. En secret seulement, car Grillparzer ne se permit jamais d’avouer tout haut ses doutes ou ses craintes. Mais, pour lui, pour lui seul, il les exprima dans une note écrite en 1813 et conçue en ces termes :

« Fâcheuse influence de Beethoven sur l’art, malgré sa grande valeur, qu’on ne saurait estimer assez haut :

« 1° La première et principale condition qu’un musicien doive respecter, la finesse et la justesse de l’oreille, souffre de ses combinaisons risquées, ainsi que des hurlemens et des rugissemens de sons qu’il mêle trop souvent à ses œuvres.

« 2° Par ses bonds ultra-lyriques, l’idée de l’ordre et de l’unité dans une œuvre musicale s’élargit à tel point, qu’à la fin il n’y a plus moyen de l’embrasser.

« 3° Ses fréquentes infractions aux règles font croire que celles-ci ne sont pas nécessaires, alors que pourtant elles sont l’expression de la raison saine et libre de toute prévention et, comme telles, d’un prix inestimable.

« 4° La prédilection dont il est l’objet substitue de plus en plus au sentiment de la beauté la recherche de ce qui est poignant, violent, de ce qui ébranle et enivre : c’est là un change auquel, de tous les arts, la musique est celui qui trouve le moins son compte. »

Si la musique de Beethoven laissa Grillparzer incertain et comme partagé, celle de Weber lui fut un sujet non pas de contradiction, mais de scandale sans mélange. Le maître du Freischütz et d’Euryanthe lui parut le plus allemand des Allemands du Nord, et le plus malfaisant, un de ceux qui méconnaissent la distinction entre la poésie et la musique, entre les mots et les sons. « Tu es un diable de garçon ! » disait Beethoven, en l’embrassant, au musicien de la Fonte des Balles. C’est de « diable » tout court, et même davantage, que, dans une déplorable parodie du Freischütz, dans un article non moins fâcheux sur Euryanthe, Grillparzer l’a qualifié.

« Hier, je suis retourné à Euryanthe. Cette musique est abominable. Ce bouleversement de l’harmonie, cette violence faite au beau aurait été punie par l’autorité aux temps heureux de la Grèce. Une telle musique est contraire à la bonne police ; elle formerait des monstres, si elle trouvait peu à peu accès partout. La première fois que j’entendis cet opéra, des distractions m’aidèrent à supporter les passages les plus pénibles. Hier, le désir de ne pas être injuste envers le compositeur me fit prêter une oreille attentive. Au commencement, cela ne marcha pas trop mal, soit que le début fût moins amphigourique, soit que mon endurance ne fût pas encore affaiblie. Mais, de degré en degré, mon horreur augmenta et devint finalement un malaise physique. Si, à la fin du second acte, je n’avais pas quitté le théâtre, il aurait fallu me porter dehors au cours du troisième. Cet opéra ne peut plaire qu’à des fous, à des imbéciles ou à des savans, à des voleurs de grand chemin et à des assassins[29]. »

Trente ans après, Wagner seul jettera Grillparzer dans de pareils égaremens, et la parodie du Freischütz aura comme pendant certaine lettre, ironique aussi, mais autrement que ne croyait l’auteur, écrite en 1854, après une audition de l’ouverture de Tannhäuser.

Et pourtant ces deux esprits, Grillparzer et Wagner, se touchaient, ne fût-ce que par quelques points, comme les extrêmes. Ils ont eu parfois la même conception de la musique ; ils en ont donné certaines définitions qui se ressemblent.

Grillparzer a très bien vu, le premier, que « l’objet qu’il appartient à la musique de rendre, ce sont les mouvemens les plus généraux de l’âme[30], » et, comme dira Wagner, « le purement humain. » C’est encore une idée wagnérienne, avant Wagner, que la musique, indifférente au détail, nous donne en quelque sorte « la somme de l’univers. »

Il n’est pas jusqu’au leitmotiv, dont le librettiste de Mélusine n’ait suggéré l’idée première à Beethoven : « Je me suis demandé s’il ne conviendrait pas de marquer chaque apparition ou chaque action de Mélusine par une mélodie facile à saisir qui reviendrait toutes les fois. L’ouverture ne pourrait-elle pas commencer par cette mélodie, et, après l’allegro bruyant, cette même mélodie ne pourrait-elle pas servir à former l’introduction ? Dans ma pensée, ce serait celle du premier chant de Mélusine[31]. »

Enfin et surtout, lorsqu’ils ont considéré les rapports de la poésie avec la musique et la distinction entre le sens intellectuel du langage et la valeur sentimentale des sons, Grillparzer et Wagner, un moment, ont eu des vues pareilles. Mais, à peine se sont-ils rencontrés, qu’ils s’éloignent l’un de l’autre, en se tournant le dos. Tandis que Wagner est plus louché par les affinités réciproques de la musique et de la poésie, Grillparzer l’est davantage par leurs répugnances. L’un n’a cherché qu’à réunir les deux arts ; l’autre a rêvé constamment de les séparer.


V

Ainsi Grillparzer s’est trompé souvent. Il a péché contre certains musiciens, et non des moindres. Mais, parce qu’il a beaucoup aimé l’un des plus grands, et la musique elle-même, il lui sera beaucoup pardonné. Aussi bien on pourrait expliquer, si ce n’est excuser, ses jugemens, fût-ce les plus étroits, les plus injustes, par la nature même et par l’aveuglement de cet amour, par l’intolérance d’une doctrine ou d’une religion que nous avons essayé de définir et que résume assez bien la note secrète sur Beethoven et sur les périls où Grillparzer a redouté, vainement, qu’il ne jetât la musique. Le temps a démenti ces augures funestes. De Beethoven à Wagner, l’évolution musicale s’est poursuivie et consommée dans le sens contraire à l’idéal du poète-musicien. Il a vu de plus en plus sacrifier à ce qu’il appelait des « combinaisons risquées, » des « hurlemens et rugissemens de sons, » ce qu’il nommait aussi « la finesse et la justesse de l’oreille. » Il a vu « l’idée de l’ordre et de l’unité dans l’œuvre musicale » s’élargir démesurément, c’est-à-dire au-delà d’une mesure qu’il avait fixée trop étroite. Témoin des « règles » enfreintes ou changées, il a vu reconnaître, admirer comme « l’expression de la raison saine et libre de toute prévention, » ce qu’il avait tenu lui-même pour le désordre et la folie. Enfin, « la recherche de ce qui est poignant et violent, de ce qui ébranle et enivre, » s’est de plus en plus substituée au pur « sentiment de la beauté. » L’éthos dionysiaque a remplacé l’éthos apollinien. La divine musique de Mozart est descendue parmi les hommes et sur le jeu désintéressé l’expression pathétique a prévalu.

Au change, que Grillparzer estimait ruineux, la musique pourtant a trouvé son compte. Mais ce compte, que Grillparzer n’avait pas su prévoir, il ne voulut jamais le ratifier. Pauvres critiques, et critiques de musique surtout, que nous sommes ! Un des premiers du siècle qui s’achève a méconnu ce siècle presque tout entier. Des formes sublimes de l’art ont échappé à un grand artiste, et c’est pour nous une leçon d’humilité. Mais il en est d’autres, sublimes aussi, qu’il a comprises, qu’il a chéries, et c’est pour nous une leçon d’intelligence et d’amour.


CAMILLE BELLAIGUE.

  1. M. Ehrhard.
  2. M. Hanslick.
  3. M. de Berger, cité par M. Ehrhard.
  4. Cité par M. Ehrhard.
  5. M. Hanslick.
  6. Cité par M. Ehrhard.
  7. lbid.
  8. Cité par M. Ehrhard.
  9. M. Ehrhard.
  10. M. Ehrhard.
  11. Id.
  12. Cité par M. Ehrhard.
  13. M. Ehrhard.
  14. M. Hanslick, passim.
  15. Cité par M. Ehrhard.
  16. Cité par M. Ehrhard.
  17. M. Ehrhard.
  18. Cité par M. Ehrhard.
  19. Ch. Lévêque.
  20. Cité par M. Ehrhard.
  21. Cité par M. Ehrhard.
  22. Ibid.
  23. Cité par M. Hanslick.
  24. Cité par M. Ehrhard.
  25. Cité par M. Ehrhard.
  26. Ibid.
  27. Ibid.
  28. Cité par M. Ehrhard.
  29. Cité par M. Ehrhard.
  30. M. Ehrhard.
  31. Ibid.