Un Poète comique philosophe. — Épicharme

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UN
POÈTE COMIQUE PHILOSOPHE

ÉPICHARME.

Un des regrets qu’expriment le plus souvent les amis des lettres grecques, c’est que nous n’ayons plus les comédies de Ménandre. On ne peut dire cependant qu’elles nous soient complètement inconnues : le demi-Ménandre latin, Térence, nous donne au moins le reflet de ces qualités aimables et délicates dont nous voudrions voir dans l’original athénien la brillante et vive floraison. Il y a dans le même genre une perte plus complète et presque aussi regrettable, c’est celle des comédies d’Épicharme. Ici, au lieu d’imitations qui sont elles-mêmes des chefs-d’œuvre, nous n’avons que des indices, de vagues témoignages, quelques vers sauvés par le caprice du hasard ; mais ces faibles débris et ces souvenirs incomplets font entrevoir l’intéressante figure d’un poète créateur qui, dans des conditions très particulières et avec des élémens contradictoires, a frayé à l’art une voie régulière ; révélé, semble-t-il, ce que, sous les formes grossières et licencieuses de ses premiers essais, il contenait en lui de force pénétrante et de noblesse ; marqué enfin pour l’avenir ses caractères les plus durables. Par malheur, de pareils mérites se concluent ou se laissent deviner plutôt qu’ils ne se voient. Pour les apercevoir avec quelque netteté, il faut d’abord restituer, et souvent dans le vide ; mais cette restitution, incomplète et plus qu’à demi hypothétique, a son utilité et son intérêt, pour peu qu’elle réussisse à ressaisir une forme évanouie de l’art grec et à mettre dans leur jour les faits et les idées qui lui servent de bases.


I.

Deux faits frappent d’abord l’attention dans ce qu’on sait de l’histoire d’Épicharme. Ce poète comique, inventeur de son art, semble avoir fait l’effort d’esprit suivi que suppose une pareille invention, dans le trouble d’une vie errante et incertaine ; et, de plus, il laissa la réputation d’un philosophe. Ce n’est pas que les aventures, même les plus graves, soient incompatibles avec le génie comique : Regnard a bien exploré l’extrême nord de l’Europe et porté les chaînes des pirates algériens ; ni qu’un auteur comique ne puisse commencer par étudier la philosophie : les leçons de Gassendi n’ont point arrêté la vocation de Molière. Mais les agitations dans lesquelles fut impliquée la première partie de la vie d’Épicharme n’ont guère d’analogue dans les temps modernes, et ses études philosophiques ne furent pas un simple accident de sa jeunesse. On sent que ces faits anciens ont leur caractère propre, que les hasards d’une destinée particulière se rattachent alors à certaines conditions générales de l’humanité, et que, chez ceux qui sont le jouet des événemens ou appliquent leur esprit aux problèmes de la philosophie, le fond de l’âme est touché.

D’après le témoignage qui paraît le plus autorisé, Épicharme à peine né, à l’âge de trois mois, fut transporté de Cos, sa patrie, dans la ville sicilienne de Mégare. Une autre tradition ne lui fait accomplir ce voyage que plus tard, avec un certain Cadmus, son compatriote, qui suivit en Sicile une colonie de Samiens. Cette question de date ne se peut résoudre avec certitude ; mais ce qu’il y a là de plus intéressant, c’est le fait et les conditions sociales auxquelles il se lie. Il est curieux de voir ainsi la vie des poètes et des penseurs impliquée dans ces migrations qui transportent les Grecs d’un bout à l’autre de leur mer, la Méditerranée. Les causes de ces migrations sont le plus souvent violentes. Les conquêtes ou les menaces du dehors, les dissensions intérieures, l’établissement des tyrannies, souvent ambitieuses et cruelles, amènent des révolutions et des changemens de patrie. Les Grecs se lancent sans hésiter dans ces lointains voyages : toujours l’inconnu les a tentés, sans que les terreurs de leur imagination réprimassent cette inquiète activité et cet esprit d’aventure ; et c’est ce qui a puissamment aidé ce grand mouvement de colonisation qui leur a donné presque tous les rivages du monde antique. Ils abandonnent sans crainte leur patrie, avec ses institutions, ses usages, les douceurs de sa civilisation, sûrs de se retrouver les mêmes sur un sol étranger, même au seuil de la barbarie. Et une chose bien remarquable, c’est que les qualités les plus délicates et les plus sérieuses de l’esprit grec, celles qui font les artistes et les philosophes et qui semblent avoir le plus besoin de recueillement, s’accommodent très bien de ce mouvement et de ces vicissitudes. Parmi les villes grecques les plus exposées aux invasions, les plus agitées par les révolutions et en même temps les plus commerçantes et les plus riches, ce sont celles qui occupent les côtes découpées de l’Asie-Mineure et les îles voisines, ou encore les colonies lointaines de la Sicile et de l’Italie ; ce sont elles aussi qui produisent ou attirent chez elles la plupart des grands lyriques, les premiers philosophes, les premiers historiens. Vers le temps de la naissance d’Épicharme, Ibycus de Rhégium se rencontre avec Anacréon de Téos à la cour de Polycrate, le célèbre tyran de Samos, Xénophane de Colophon meurt à Élée, sur les côtes de la Grande-Grèce, et, dans la même région, Pythagore de Samos s’établit à Crotone.

Peut-être en réalité n’y a-t-il pas lieu de s’étonner que ces agitations n’aient pas été contraires au développement de la philosophie. On conçoit que certains esprits, fatigués de ces troubles, s’en soient dégagés par l’élan de la pensée, qu’ils aient dominé cette matière changeante de la destinée humaine par une indifférence ou une sagesse supérieure, qu’ils aient eux aussi déplacé leurs espérances et cherché en eux-mêmes ce que leur refusait l’incertitude du sort, l’équilibre et la paix. Ce Cadmus, dont le nom se rencontre dans les traditions sur Épicharme, est un exemple de ces dispositions morales qu’éveille parfois le sentiment de l’instabilité au milieu des commotions du présent ou des menaces de l’avenir. Hérodote raconte avec admiration qu’il abandonna « volontairement, sans y être déterminé par la crainte d’aucun péril, par esprit de justice, » la tyrannie de Cos, que son père lui avait transmise très solidement établie, et qu’il s’expatria. L’historien semble oublier qu’à ce moment la prise de Milet mettait fin à la révolte des Ioniens et que le grand conflit de la Grèce et de la Perse allait éclater. En tout cas, que Cadmus obéît à un calcul de prudence personnelle ou cédât à un élan de patriotisme hellénique, il ne trouva dans sa nouvelle patrie ni le repos, ni l’indépendance, ni ce régime de justice dont il paraissait épris. Il avait suivi une colonie de Samiens que les habitans de Zanclé avaient eu l’imprudence d’appeler pour faire un établissement dans leur voisinage. Or ces Samiens s’emparèrent par trahison de la ville même de Zanclé, dont ils furent bientôt chassés par leur allié, le tyran de Rhégium Anaxilas, et Cadmus, réfugié à Mégare, fut encore arraché de cet asile, lorsqu’en 483 Gélon détruisit cette ville, forcée à se rendre, et en transporta les principaux habitans à Syracuse. Ce n’est pas tout : ce tyran démissionnaire, réduit, par une conséquence imprévue de son sacrifice, à vivre sous la dépendance d’un autre tyran, est envoyé par ce maître étranger, au plus fort de la lutte des Grecs et des Perses, sur un des points les plus menacés par les barbares. Gélon, occupé lui-même à repousser une formidable invasion des Carthaginois, qu’appelaient contre lui le tyran dépossédé d’Himère et le gendre de celui-ci, Anaxilas de Rhégium, et d’un autre côté inquiet sur l’issue de la grande guerre soutenue par la Grèce contre l’Orient, chargea Cadmus d’aller à Delphes observer les événemens. Il lui avait remis de riches présens, qu’il devait offrir au roi des Perses avec l’hommage de soumission, la terre et l’eau, si celui-ci était vainqueur. Après Salamine, Cadmus rapporta en Sicile les trésors qui lui avaient été confiés pour cet emploi éventuel ; trait de probité qui lui vaut une seconde fois l’admiration d’Hérodote.

Cette destinée d’un homme dont Épicharme fut peut-être le compagnon, donne une idée des périls, des aventures, des conflits d’ambitions et de perfidies dans lesquels était alors impliquée, en Occident comme en Orient, la vie d’un sage ou d’un penseur, quelque effort qu’il fît pour y échapper. S’il n’est pas certain qu’Épicharme ait accompagné Cadmus à Zanclé et partagé comme lui la fortune de la colonie samienne, il semble hors de doute qu’il était avec lui à Mégare, quand la ville fut prise et dépeuplée, et qu’avec lui aussi il fut transporté à Syracuse, où l’attendait de même la faveur du prince. Ce qui ne paraît pas moins sûr, c’est qu’auparavant il avait été en relation avec les pythagoriciens ou au moins qu’il subit profondément l’influence du pythagorisme. Or l’institution du pythagorisme est le témoignage le plus frappant des besoins moraux qui s’éveillèrent à cette époque.

S’il est une chose évidente au milieu des ombres dont l’imagination antique s’est plu à envelopper ce merveilleux philosophe, c’est que l’idée mère d’où sont sorties toutes les doctrines de Pythagore, c’est l’idée de l’ordre : l’ordre dans le monde, dans la vie politique, dans la vie morale, voilà ce qu’il prétendit découvrir ou créer. Il est vrai que tous les systèmes inventés par les philosophes antérieurs n’ont pas d’autre objet que d’expliquer les lois de l’harmonie universelle ; mais la théorie des nombres, enserrant dans les cadres de ses combinaisons multipliées, avec les rapports musicaux des sons, toutes les formes, tous les élémens du monde physique et du monde moral, imprime à l’école pythagoricienne un caractère particulier de précision et de méthode. Et surtout, quel autre philosophe que Pythagore se présente ainsi avec ce nombreux cortège de disciples des deux sexes façonnés corps et âme par la doctrine du maître ? Le pythagorisme répond dans la philosophie aux mystères dans la religion, tels qu’ils achevaient de se constituer à Éleusis vers le temps où il se formait lui-même. Mais il y a en sa faveur cette différence que l’idéal de pureté auquel l’initié, sous l’empire d’une disposition passagère, n’aspirait qu’un seul instant pendant la fête sainte était présent à l’esprit du pythagoricien tous les jours et à tous les momens de son existence. Son costume, ses alimens, son régime de vie sont soumis à une règle constante ; l’examen de conscience quotidien et la prière, d’autres pratiques pieuses et morales journellement accomplies, peuvent seuls le rendre digne de la félicité après sa mort. Enfin cette sorte de catéchisme étend l’empire de ses prescriptions sur toute la cité, soumise à l’autorité d’une aristocratie philosophique. Sous le gouvernement des instituts pythagoriciens, à Crotone, à Métaponte, sur d’autres points de la Grande-Grèce, en face des tyrannies, s’établit une forme nouvelle de cette eunomie dorienne, si admirée des philosophes et si incomplètement réalisée dans la Grèce propre. La réalité ne s’accommode pas longtemps des républiques idéales : la mobilité de l’esprit grec, l’amour de la liberté, les passions de toute sorte secouèrent bientôt le joug de ces confréries d’ascètes qui réglementaient la sagesse pour elles-mêmes et pour autrui. Mais les pythagoriciens dispersés allèrent répandre au loin les enseignemens de l’école, et il resta une trace profonde de cette science inspirée qui était apparue un jour armée de la parole de vie, et dont le charme austère, pénétrant les âmes d’élite, s’était fait sentir à des populations entières, docilement rangées sous sa loi. Pendant la jeunesse d’Épicharme, le pythagorisme était dans toute la force de sa première et merveilleuse expansion.

Il fut disciple de Pythagore, lit-on dans Diogène de Laërte. D’après un autre écrivain, Jamblique, il n’aurait été admis que parmi les disciples du dehors, et encore non pas du maître lui-même, mais du pythagoricien Arésas. Cela semblerait vouloir dire qu’Épicharme n’avait pas reçu la consécration supérieure ; il serait resté en dehors du voile, exclu de la vue des mystères, dans la classe des aspirans que huit années d’épreuves et de préparation retenaient au seuil du sanctuaire philosophique. Il est probable qu’il faut faire un pas de plus et refuser au poète comique aussi bien le premier degré que le degré supérieur de l’initiation. Quel qu’ait pu être le rapport qui unissait les doctrines spéculatives du pythagorisme et les pratiques à demi religieuses de la vie pythagorique, il importe de les distinguer : on pouvait s’occuper des premières sans être engagé dans les secondes. Un poète dramatique ne se partage guère entre son art et un ascétisme exigeant, et l’on a peine à se figurer Épicharme enchaîné par l’observation des règles minutieuses de la sagesse pythagoricienne et possédé en même temps de ce goût pour les farces mégariennes dont il doit tirer la comédie. D’ailleurs, et ceci a presque la valeur d’un argument positif, les fragmens de ses œuvres ne nous montrent pas en lui un pythagoricien pur, un disciple astreint à la reproduction fidèle et exclusive de la doctrine sacrée. La seule chose certaine, c’est que son esprit, curieux et actif, ouvert aux pensées graves comme aux vives impressions de la vie réelle, fut attiré par les spéculations de la philosophie contemporaine et qu’il subit surtout l’influence des pythagoriciens.

Ainsi, si l’on ne peut admettre absolument, comme Platon semble le faire dans un jeu de discussion, qu’il ait été un adepte de la doctrine du devenir et fait du changement et de l’écoulement le principe de toute chose, du moins avons-nous la preuve que certains points du système d’Héraclite lui étaient familiers. Dans un dialogue qui mettait en présence les opinions de ce philosophe et, suivant M. Zeller, celles des éléatiques ou simplement, comme cela paraît plus vraisemblable[1], les croyances vulgaires, les dieux, tels que les conçoit la pensée philosophique, éternels, ne souffrant ni diminution, ni accroissement, ni changement d’aucune sorte, sont opposés au monde, toujours mobile, surtout aux hommes, dont l’existence est insaisissable au milieu des renouvellemens perpétuels qu’ils subissent :

« Tous sont dans le changement à tous les instans de la durée… Toi et moi, nous sommes autres aujourd’hui que nous n’étions hier ; nous serons autres encore, et jamais nous ne resterons les mêmes. »

C’est bien là un écho de la proposition célèbre : « Nous entrons et nous n’entrons pas dans les mêmes fleuves ; nous sommes et nous ne sommes pas. »

Épicharme avait même inventé une forme d’argument, l’argument de l’accroissement, qui se rapportait à cet ordre d’idées, et qui, adopté par Chrysippe et les stoïciens, était resté dans les écoles. En quoi consistait cet argument ? C’est ce qu’il n’est pas facile de déterminer, malgré quelques indications de Plutarque. Le point particulier sur lequel il portait, c’est que cet écoulement perpétuel de toutes les substances, soumises à une succession indéfinie de pertes et d’accessions, exclut pour chacune d’elles l’identité. Il n’y a pas pour elles diminution et accroissement, comme on dit par abus de langage, mais une série de morts et de naissances. Quant à la forme propre de l’argument, nous en avons certainement quelque chose dans le même fragment dont il vient d’être question :

« A. Si à un nombre impair ou, si l’on veut, pair, on ajoute ou l’on retranche un jeton, te semble-t-il rester le même ? — B. Non, assurément. — A. De même, si à la mesure d’une coudée on ajoutait ou l’on retranchait une longueur, cette mesure existerait-elle encore ? — B. Nullement. — A. Eh bien ! considère maintenant les hommes… »

C’était sans doute sur ce fait de science vulgaire, que toute variation du nombre et de la mesure produit un nouveau nombre et une nouvelle mesure, qu’était fondé l’argument auquel Épicharme avait attaché son nom. Plus tard, dans les écoles, les applications s’étaient multipliées. Ainsi l’on avait pris pour exemple la galère sacrée de Délos, réputée toujours la même depuis le temps où elle avait transporté Thésée en Crète, quoiqu’on en eût renouvelé constamment toutes les pièces. Ou bien on disait qu’un débiteur ne devait rien à son créancier, puisqu’il n’était plus le même qu’au jour de l’emprunt ; qu’un invité de la veille venait dîner sans invitation, puisque l’homme d’aujourd’hui est autre que celui d’hier. On en était donc arrivé à des sophismes analogues à ceux du tas de blé et du chauve.

Ces subtilités dialectiques, dont le principe, sinon tous les développemens et toutes les formes, était attribué à Épicharme, nous autorisent du moins à reconnaître en lui un esprit singulièrement délié, quel que fût d’ailleurs le degré de sérieux qu’il mettait dans son invention. Et, à ce propos, il n’est pas indifférent de remarquer qu’avant les Syracusains Corax et Tisias, qui passent pour les inventeurs de la rhétorique, il avait trouvé une figure, une construction logique ou un enchaînement progressif de conséquences, qu’Aristote désigne par un nom particulier, en rappelant comme un fait connu l’usage qu’en avait fait Épicharme. En voici un exemple :

« A. Le sacrifice amène un banquet ; le banquet, une compotation. — B. Conséquence fort douce, à mon avis. — A. La compotation, une ivresse tumultueuse ; l’ivresse, des injures et des coups ; les coups, un procès ; le procès, une condamnation ; la condamnation, des fers, des entraves et une amende. »

On voit que le poète tirait de cette figure des effets d’un comique tempéré. Ailleurs, il semble faire des allusions qui indiqueraient à Syracuse, la patrie de la rhétorique, un développement technique antérieur à la date généralement adoptée. Ce genre de préoccupation chez lui paraît encore attesté par le titre d’une de ses comédies, dont il ne reste guère qu’un calembour : elle s’appelait Logos et Logina. Ces deux noms désignaient-ils, comme le pense M. Bernhardy, deux personnifications, mâle et femelle, de l’art oratoire ? Ou bien, suivant une supposition de Welcker, étaient-ce un pythagoricien, désigné par le mot Logos, qui joue un grand rôle dans l’enseignement pythagorique, et son disciple ? Quelle que soit l’incertitude de ces hypothèses, il faut reconnaître que le titre de la comédie perdue est bien fait pour en provoquer, celles-ci ou d’autres, et que la pensée d’y chercher des rapports avec la dialectique oratoire ou philosophique, alors naissante, n’a rien d’invraisemblable. La curiosité d’un public grec pour ces sortes d’inventions était extrême, même pour celles de la grammaire. On a cité plus d’une fois, sinon parfaitement défini, la Tragédie des lettres de Callias ; des tragiques avérés, Euripide, Agathon, Théodecte, se transmettent, comme un thème agréable à la foule, une description des lettres qui entrent dans la composition du nom de Thésée ; ils en chargent un personnage qui ne sait pas lire. Sophocle, dans le drame satirique d’Amphiaraüs, va jusqu’à mettre l’alphabet en ballet, ou du moins confie à un danseur le soin d’en figurer les signes. Bien avant eux, le même sujet avait attiré, dit-on, l’intérêt d’Épicharme ; il s’en serait même occupé, non par un caprice accidentel de poète, mais en grammairien, s’il est vrai qu’il fut de moitié dans les inventions par lesquelles un autre poète, Simonide, passe pour avoir complété l’alphabet hellénique.

Pour revenir à la philosophie pure, parmi les maîtres illustres dont les idées ne furent pas étrangères à Épicharme, à côté d’Héraclite, il faut placer Xénophane, qui passa une partie de sa longue vie à Zanclé et à Catane, et que le poète put connaître personnellement. Nous ne savons trop si sa reproduction d’un point de doctrine d’Héraclite était sérieuse ou ironique : il paraît avoir combattu franchement Xénophane. C’est la seule chose qui ressorte clairement d’un passage de la Métaphysique d’Aristote. C’est ce que prouverait aussi, si on l’admettait, l’ingénieuse et vraisemblable explication que Welcker a donnée du vers célèbre : « C’est l’esprit qui voit, l’esprit qui entend : tout le reste est aveugle et sourd. » Xénophane avait dit de Dieu : « Tout entier il voit, tout entier il comprend, tout entier il entend. » Dans le grec, il y a un rapport sensible entre les deux vers, et il n’est pas impossible que l’opinion pythagoricienne sur la distinction de l’âme intelligente et du corps ait été ainsi opposée au panthéisme éléatique, qui voyait dans toutes les opérations de l’intelligence et des sens la divinité elle-même, une et indivisible. Dans ce mouvement de la pensée grecque, si active à cette époque, un esprit comme celui d’Épicharme s’éveillait à bien des impressions qui lui suggéraient des idées et des formes. Il se faisait ainsi comme un fonds commun où se reconnaît souvent l’esprit philosophique en général plutôt qu’une doctrine déterminée. Ainsi, ce n’est pas particulièrement un pythagoricien ou un disciple d’Héraclite, c’est en général un penseur qui, dans un petit dialogue d’un ton familier, se sert des procédés d’une dialectique élémentaire pour distinguer l’abstrait du concret, l’art de l’artiste et enfin le bien de l’honnête homme, en concluant que le bien existe en soi, et qu’on apprend à devenir honnête homme, comme à devenir danseur ou joueur de flûte. De même, c’est simplement un moraliste observateur qui dit dans un autre fragment que chaque espèce d’être se considère elle-même comme ce qu’il y a de mieux au monde : « Rien n’est plus beau pour l’homme que l’homme, pour le chien que le chien, pour l’âne que l’âne, pour le porc que le porc. » Nous ignorons si cette observation le conduisait jusqu’à l’argument de Xénophane contre l’anthropomorphisme :

« Si les bœufs et les lions avaient des mains, si avec ces mains ils peignaient et faisaient des ouvrages comme les hommes, ils représenteraient les dieux sous des formes et avec des corps semblables aux leurs : les chevaux les feraient semblables aux chevaux, les bœufs semblables aux bœufs. »

En tout cas, il n’y a pas là matière à des recherches profondes, et c’est bien vainement qu’un certain Alcimus prétendait découvrir dans ce texte et dans d’autres, cités plus haut en grande partie, la preuve qu’Épicharme avait été un précurseur de Platon, fort utile au grand philosophe.

Il y a une observation générale qui s’applique à toutes ces interprétations philosophiques d’Épicharme, c’est que nous ne sommes pas sûrs de posséder l’expression de sa pensée personnelle. Est-ce lui-même, est-ce un de ses personnages qui parle dans ces fragmens isolés que le hasard nous a transmis ? Il est souvent difficile de le savoir. Le seul point qui reste bien établi, c’est qu’il subit surtout l’influence pythagoricienne et qu’il la subit profondément. C’était la croyance de toute l’antiquité. S’il en avait été autrement, comment Ennius aurait-il eu la pensée d’intituler Épicharme le poème où il exposait des idées attribuées à Pythagore ? Soit qu’il eût imité un ouvrage analogue du poète grec, soit que, comme le veut M. Vahlen, l’excellent éditeur d’Ennius, il l’eût fait parler comme un interprète du maître, dans les deux cas la conclusion est la même. Comment s’expliquer aussi, à moins d’admettre sa célébrité comme pythagoricien, que de bonne heure, dès avant le temps d’Aristoxène, le disciple d’Aristote, son nom ait été frauduleusement inscrit en tête de livres renfermant des idées pythagoriciennes, comme cette République, dont le véritable auteur était, paraît-il, un joueur de flûte nommé Chrysogonos ?

« Nous vivons par le nombre et par la raison : ces deux choses font le salut de tous les mortels. »

Voilà un vers de ce poème. D’autres, qui viennent peut-être de la même source, car Clément d’Alexandrie, qui les cite comme d’Épicharme, lui attribuait la République, ont un caractère analogue ; par exemple ceux-ci :

« Si tu as l’esprit pur, pur est tout ton corps. »

« Si ton esprit est pieux, tu ne saurais souffrir aucun mal après ta mort : le souffle qui t’anime se fixera en haut dans le ciel. »

« Voilà la définition de l’homme : une outre gonflée. »

C’est-à-dire qui se vide et s’affaisse, quand elle est abandonnée par le souffle qui la soutenait. Citons encore deux vers conservés par Plutarque et sans doute authentiques ; il y est question d’un mort :

« L’union qui s’était formée s’est dissoute, et il s’en est retourné là d’où il était venu, la terre à la terre, le souffle en haut : qu’y a-t-il là de pénible ? Absolument rien. »

L’âme, d’après une proposition pythagoricienne, est une particule détachée de l’éther. Il y a quelque rapport entre cette pensée et l’assertion de Ménandre d’après laquelle Épicharme disait que les dieux étaient les vents, l’eau, la terre, le soleil, le feu, les astres, et qui, sous une forme peu scientifique, renfermait sans doute une allusion aux quatre ou aux cinq élémens primitifs admis par les pythagoriciens. Ce n’est pas le lieu d’interpréter en détail, ni ce témoignage, ni les autres textes. Il nous suffit de remarquer que les fragmens philosophiques d’Épicharme, plus ou moins authentiques et portant plus ou moins la couleur pythagoricienne, contribuent à nous le faire voir à la place secondaire, mais honorable, où le mettait l’estime des anciens, dans le cercle où rayonna d’abord l’enseignement de Pythagore, entre le maître et un autre philosophe inspiré, le Sicilien Empédocle.

L’examen des fragmens d’Épicharme au point de vue philosophique n’a qu’une médiocre importance, car on n’y trouve rien qui soit de nature à éclairer le pythagorisme, ni qui révèle une puissante originalité. Il y a peut-être plus d’intérêt à rechercher au point de vue de l’art sous quelle forme le poète avait exprimé cet ordre d’idées dont il est pour nous l’interprète assez imprévu. Était-ce dans ses comédies ? était-ce dans un poème distinct ?

La première opinion, développée surtout par Grysar, dans son livre connu sur la Comédie dorienne, s’appuie d’abord sur un témoignage ancien, mais postérieur d’environ huit siècles aux faits racontés. Jamblique dit qu’Épicharme, une fois transporté à Syracuse, s’abstint, par crainte du tyran Hiéron, de confesser ouvertement sa foi de philosophe, mais la dissimula sous la forme poétique et se servit de la comédie pour publier les doctrines de Pythagore. Un apôtre déguisé en comédien, ce serait assurément une forme piquante de prédication philosophique, surtout si l’on se représente le contraste que devaient offrir les audacieuses bouffonneries de la comédie antique et le caractère de la philosophie professée. Il s’agissait en effet de métaphysique, de science, de morale austère, matières peu propres, semble-t-il, à captiver une foule avide de plaisir et apportant au théâtre toutes les exigences d’un public de carnaval. Si nous connaissions dans le détail le mélange d’élémens si disparates, l’histoire de la propagande des idées par le théâtre trouverait ici son premier et son plus curieux chapitre. Malheureusement, nos fragmens sont si loin de nous représenter nettement cette union du comique et du sérieux, que nous en sommes réduits à chercher le comique. C’est à ce point qu’on serait tenté de se demander, en négligeant l’autorité fort suspecte de Jamblique, s’ils ont pu appartenir à des comédies, et par suite, comme nous n’avons pas d’autres textes que ces fragmens, si jamais la philosophie a pénétré dans le théâtre d’Épicharme.

Et, en effet, dans le ton la note comique est à peine marquée. La forme est en général simple et familière, mais pas un seul trait ne rappelle, même de loin, la verve étincelante et hardie de la comédie ancienne. Peut-être l’intention comique se faisait-elle mieux sentir dans les passages qui encadraient ces morceaux ; mais il est clair que cette hypothèse n’a en elle-même aucune valeur. On s’autorise, il est vrai, de quelques lignes de Plutarque auxquelles il a été fait allusion plus haut, sur l’argument de l’accroissement, pour restituer quelque scène à la façon de Molière. C’est M. Lorenz qui a eu l’idée de cette restitution assez ingénieuse. On se rappelle la consultation donnée à Sganarelle par le philosophe Marphurius et les coups de bâton par la vertu desquels le pyrrhonien reprend conscience de la réalité de son existence. Or nous lisons dans Épicharme que l’homme change perpétuellement, qu’il n’est pas le même aujourd’hui qu’hier, et l’on cite des formes de l’argument qui porte son nom, où l’invité d’hier n’est pas invité aujourd’hui, où un débiteur s’autorise de ce principe pour nier une dette contractée la veille. Mettez ces sophismes en action, supposez un hôte refusant sa porte à celui qu’il a invité le jour précédent, ou plutôt mettez le débiteur en présence du créancier et se défendant contre les réclamations de celui-ci avec ses armes philosophiques : « Tu ne m’as pas demandé hier cette somme ? — Celui qui l’a demandée n’est plus. — Quoi ! n’est-ce pas toi-même qui l’as reçue ? — Je n’existais pas. » De même dans Molière : « Mais en l’épousant, je crains… — La chose est faisable. — Qu’en pensez-vous ? — Il n’y a pas d’impossibilité. — Mais que feriez-vous, si vous étiez à ma place ? — Je ne sais. » Et rien n’empêche de croire que le créancier recourait aussi à l’argument décisif du bâton et réveillait ainsi chez le débiteur le sentiment de son identité. C’est peut-être à cela qu’aboutissait dans une comédie perdue l’exposition qui remplit le plus important des fragmens philosophiques d’Épicharme, celui où est marquée l’empreinte de la doctrine d’Héraclite. On peut encore, pour donner plus de piquant à la scène, supposer que c’est le créancier qui est partisan de la doctrine du devenir, et que le débiteur se moque de lui en répondant par les propositions qu’il lui emprunte. Le défaut de cette restitution, quelque esprit qu’on y puisse mettre, c’est de ne reposer sur aucune base solide, car dans le passage de Plutarque bien interprété, ces exemples de l’invité et du débiteur sont attribués, non à Épicharme lui-même, mais aux sophistes qui ont tourné à leur manière son argument.

Cependant il y a deux raisons de penser que la plupart des fragmens philosophiques ont été extraits de comédies. Parmi les cinq les plus étendus où ce caractère semble le plus marqué, trois au moins ne peuvent guère avoir une autre origine : ils sont sous forme de dialogue. Deux font parler successivement les interlocuteurs, et dans le troisième, le personnage qui parle seul en interpelle un second, Eumée, auquel il communique ses observations sur l’instinct des animaux. Ce nom d’Eumée a même fait penser que ces vers pouvaient être tirés de la pièce intitulée Ulysse naufragé. Ensuite les mètres employés par le poète amènent à la même conclusion : c’est ou le trimètre ïambique, qui de la poésie satirique est passé au drame, dont il est l’instrument ordinaire, ou bien le tétramètre trochaïque, qui ne convient pas mieux à une exposition philosophique. Ajoutons que l’emploi de ces deux vers dans une même œuvre, très fréquent dans le drame, serait sans exemple dans un poème didactique. Cette raison tirée des mètres est décisive. Elle tranche aussi la question pour des vers qui offrent un intérêt particulier parce qu’on y a cru saisir l’accent personnel du poète philosophe ; ce sont des tétramètres trochaïques :

« Ce que je pense, car telle est ma pensée, ce que je sais bien, c’est qu’il restera plus tard un souvenir de ces choses que je dis. Quelqu’un les dépouillera du mètre dont elles sont maintenant revêtues et, lutteur redoutable, fera voir que les autres sont faciles à abattre. »

Sans chercher quel peut être ce lutteur, annoncé peut-être après coup, et par conséquent si la prédiction est authentique, bornons-nous à remarquer qu’il semble qu’ici Épicharme, ou le personnage qu’il met en scène, se glorifie surtout de sa science dialectique, et nous avons vu qu’en effet le nom du poète était resté attaché à une forme d’argument.

Si ce fragment porte l’empreinte de la comédie, elle n’y est pas facile à distinguer ; mais elle ne l’est guère davantage dans les autres. Il faut donc conclure qu’autant qu’on en peut juger, la bouffonnerie, élément nécessaire de la comédie sicilienne, restait distincte de l’élément philosophique. Rien ne faisait pressentir dans l’expression des idées sérieuses ces fantaisies grotesques et ces hardiesses licencieuses dont Aristophane devait le plus souvent envelopper ses pensées les plus profondes ou les plus chères. La bouffonnerie pouvait être ailleurs, dans le cadre, dans d’autres scènes ; quant aux parties qui ont valu à Épicharme le renom de philosophe, elles n’admettaient qu’un comique tempéré, qui ne devait se retrouver sur la scène athénienne que longtemps après, lorsque les premières effervescences de la comédie s’y seraient calmées. N’était-ce pas ce qui convenait à cette partie éclairée et polie du public qui s’était formée sous l’influence d’une cour fréquentée par les plus beaux génies poétiques et qui ne pouvait se contenter de grosses farces ? Le théâtre ne lui offrait ni l’âpre intérêt des passions politiques, qui ne pouvaient s’y donner carrière sous le régime des tyrannies, ni les grandes émotions de la tragédie, qui ne paraît à Syracuse qu’accidentellement, comme une importation : au moins accepta-t-elle volontiers un plaisir plus délicat mêlé aux grossièretés d’un divertissement populaire.

D’un autre côté, s’il est probable que le petit nombre de fragmens philosophiques qui nous est parvenu appartenait primitivement à des comédies, il n’en résulte pas nécessairement, comme le voudrait Grysar, qu’Épicharme n’avait pas composé sur ces matières un poème indépendant. Au contraire, cette supposition de l’existence d’un poème sur la nature, analogue à ceux de Xénophane, de Parménide, d’Empédocle, explique mieux le titre du poème pythagoricien d’Ennius ; il est plus naturel de se figurer le poète latin imitant le poète grec et, par suite, inscrivant le nom de celui-ci en tête de son ouvrage. On se demande aussi comment il eût été possible de faire passer pour une œuvre d’Épicharme ce poème de la République que nous avons mentionné, s’il n’avait jamais écrit que des comédies. L’activité d’Épicharme en dehors du théâtre ne peut être mise en doute. La petite biographie de Diogène de Laërte lui attribue des mémoires dont l’authenticité lui paraît attestée pour la plupart par des notes marginales de l’auteur, et qui traitaient de la nature, de la médecine, formaient des recueils de sentences morales. Sans accorder trop de valeur à ce témoignage, ni le soumettre à une discussion approfondie, remarquons qu’il est difficile de penser, ou que des extraits de ses comédies aient suffi à remplir ces mémoires sur des sujets divers, ou que ces mémoires aient été mis sous son nom, si le faussaire ne s’était senti soutenu soit par l’existence d’écrits analogues d’Épicharme, soit par une opinion bien établie sur sa compétence en ces matières.

C’était donc une croyance répandue dans l’antiquité que le poète syracusain s’était occupé de tous ces sujets de manière à y laisser sa trace. Il était philosophe et moraliste ; il passait aussi pour avoir écrit sur la médecine ; Pline et Columelle le citent. Cela n’a rien de surprenant : il était de Cos, île consacrée tout entière à Esculape, où fleurissait une famille d’Asclépiades, où naquit Hippocrate, et des prescriptions médicales faisaient partie de la doctrine de Pythagore. Enfin on croyait qu’il avait composé un poème sur l’agriculture ; c’est ce que prouvent des vers où Stace lui assigne les mêmes droits qu’Hésiode à la reconnaissance des cultivateurs :

… Quantumque pios ditarit agrestes
Ascraeus Siculusque senex.

Était-ce sous l’intelligente inspiration d’Hiéron, comme Virgile sous celle de Mécène et d’Auguste, qu’il aidait ainsi à diriger le goût public vers les travaux de la campagne ? Plutarque nous dit en effet que Hiéron, après son frère Gélon, développa l’agriculture et en fit un moyen politique de moralisation. Faut-il croire plutôt qu’Épicharme céda seulement à l’attrait qu’exerça sur lui la riche nature de la Sicile et à un désir personnel de contribuer à l’instruction et au bien-être des heureux possesseurs de ces belles campagnes ? C’était encore se montrer fidèle à la tradition pythagoricienne, celle que devait suivre avec éclat Empédocle, quand des travaux entrepris sur ses conseils rendaient la santé aux habitans de Sélinonte empestés par des marais, ou protégeaient une autre ville contre des vents pernicieux, et que par son intelligence des phénomènes naturels il devenait un des bienfaiteurs de la Sicile.

Quelle que soit la valeur de ces deux hypothèses, Épicharme n’en reste pas moins un des plus frappans exemples de cette ardeur qui entraînait alors les esprits sérieux vers l’étude féconde de la philosophie et de la science, principalement sous la puissante impulsion de Pythagore. Comment fut-il en même temps poète comique, et qu’était-ce que ses comédies ? Telles sont les questions qu’il est naturel de se poser, sinon facile de résoudre.


II.

Le contraste entre les deux natures qui paraissent réunies chez Épicharme a semblé si étrange que des érudits, Meursius, Gessner, Harless, l’ont dédoublé en deux personnages distincts, le poète et le philosophe. On a même été jusqu’à supposer un troisième Épicharme, médecin. Ces hypothèses ne sont nullement nécessaires. Dans le temps même où fleurissait à Syracuse la comédie dorienne, le grave et religieux Eschyle faisait représenter ses drames satiriques sur le théâtre d’Athènes. À la fin du Banquet de Platon, Socrate force ses interlocuteurs à reconnaître qu’il appartient au même homme d’être bon poète tragique et bon poète comique. Voilà donc pour les deux faces du drame la question soulevée et résolue dans l’antiquité. C’est bien le même Épicharme qui s’occupa de philosophie et de science, et qui fut en même temps le premier des comiques illustres. Comment arriva-t-il à mériter cette gloire ? D’abord, sans doute, grâce à ses dispositions propres, et aussi par une conséquence naturelle de son long séjour à Mégare, en Sicile. Il y passa toute son enfance, s’il est vrai qu’il y fut transporté de Cos à l’âge de trois mois, et probablement une grande partie du reste de sa vie, car il avait de cinquante à soixante ans lorsque, par suite de la conquête de Gélon, il vint habiter Syracuse. Or les exemples qu’il avait sous les yeux à Mégare lui donnèrent la première idée et la matière, sinon la forme, de ses drames.

En effet, la ville sicilienne avait reçu de sa métropole, la Mégare de Grèce ou niséenne, un goût particulier pour les bouffonneries dionysiaques et même la tradition de grossières ébauches dans lesquelles on s’accorde à reconnaître la première apparition de la comédie. Les Doriens passaient pour exceller parmi les Grecs dans certaines représentations burlesques de la vie familière. Ils avaient beaucoup de danses imitatives, par exemple celle qui représentait à Sparte des voleurs maladroits de viandes. On sait que, dans l’éducation laconienne, les jeunes garçons étaient exercés à pratiquer ce genre de vol dans les repas publics, et rudement fouettés quand ils se laissaient prendre. Il y avait aussi de petites scènes mêlées d’improvisations, comme celle du médecin étranger éblouissant le public par la singularité de son langage. C’était encore en Laconie que cette sorte de divertissement était usitée. Les germes d’action que renfermaient ces scènes et ces danses mimiques prirent un développement notable chez les Doriens de Mégare niséenne, et c’est ce qui leur donne, dans la question des origines de la comédie, des droits supérieurs à ceux des Doriens de Sicyone, chez lesquels s’était développé un autre élément important, le cômos, ou procession bachique. C’est un point sur lequel on n’a pas insisté, et cependant il n’en est pas qui se dégage plus nettement des renseignemens incomplets que nous fournit la critique ancienne. Il est indispensable de s’y arrêter et d’élucider, autant que possible, ces questions d’origine, si l’on veut rechercher en quoi a consisté l’invention d’Épicharme et ce qui en a déterminé le caractère.

Aristote, dont les indications, quelque insuffisantes qu’elles soient, nous fournissent notre plus précieux secours, rattache dans une vue générale la comédie à la poésie ïambique, et lui assigne pour origine particulière les improvisations des phallophores, c’est-à-dire de ceux qui prenaient part à la procession bachique du phallus. Or Sicyone se distingua par l’éclat de phallophories où l’élément ïambique avait sans doute sa place. Une curieuse description nous montre le chœur faisant son entrée par les différentes portes de la scène, le visage caché par une sorte de chevelure d’acanthe et de serpolet que surmontait une épaisse couronne de lierre et de violettes, vêtu d’une espèce de fourrure persane. Il s’avançait d’abord en bon ordre, conduit par le phallophore tout noir de suie, et chantant en l’honneur de Bacchus des vers traditionnels qui annonçaient la liberté des attaques auxquelles il allait se livrer ; puis ceux qui le composaient se mettaient à courir, s’arrêtaient tournés vers les spectateurs et les assaillaient de railleries personnelles et souvent licencieuses. Il y avait donc deux parties dans ces phallophories : une procession avec l’effet des costumes, et des improvisations satiriques du genre de celles que l’usage autorisait dans le culte d’autres divinités et qu’on appelait d’un nom particulier, le tôthasmos. Les ïambistes, dont il est question à Syracuse, débitaient probablement, dans une fête aussi brillante et sous une forme plus ou moins préparée, des satires de même nature ; l’ïambe se prêtait à l’improvisation. L’importance de cette partie satirique à Sicyone est attestée par une jolie épigramme de l’Anthologie :

« Bacchus a inventé les leçons d’une muse amie des jeux, en conduisant chez toi, ô Sicyone, le joyeux cortège des Grâces. Le blâme y revêt la forme la plus aimable, l’aiguillon s’y cache sous le rire ; c’est l’ivresse qui enseigne la sagesse à la cité. »

L’ancienne comédie des Athéniens n’eut guère de prétentions plus hautes. Elle avait du reste emprunté aux phallophories leurs deux élémens, qui s’y reconnaissent sans peine. C’était beaucoup ; cependant ces emprunts ne suffirent pas pour constituer la comédie ; et ce qui le prouve, c’est que les phallophories continuèrent à exister à côté d’elle, au lieu de se confondre avec un développement supérieur des mêmes principes : la description qu’on vient de lire se rapporte à une date assurément postérieure à la naissance et à l’organisation de la comédie athénienne. Le principal, c’était l’action, et tant qu’il n’y eut pas d’action, il n’y eut pas de comédie. Le jugement d’Aristote ne pouvait s’y tromper, et l’on voit clairement que, dans sa pensée, le drame comique n’est arrivé au terme de son développement propre et ne se trouve en pleine possession de lui-même que lorsqu’il s’affranchit de ce qu’il appelle la forme ïambique, c’est-à-dire de la satire personnelle et des formes sous lesquelles cette satire se produisait, lorsqu’il suit une marche logique et régulière, enfin lorsqu’il est devenu la comédie nouvelle.

Le mérite de Mégare niséenne, c’est d’avoir introduit dans les divertissemens dionysiaques, phallophories ou autres, ce principe vivifiant de l’action. Sans doute ses premiers essais furent informes ; on n’y trouvait rien qui ressemblât à une composition savante ; les acteurs entraient en scène sans ordre, improvisaient au hasard, se livraient à toutes leurs fantaisies. Mais ce n’était plus la répétition monotone d’une procession ou d’une pantomime à un personnage indéfiniment représentée sous les mêmes formes ; il y avait pour chaque pièce une idée nouvelle, à laquelle se rapportait comme à un centre le jeu libre des acteurs. Cet effort d’invention fut suscité par des troubles politiques ; il naquit des excès d’un soulèvement populaire. Lorsque, secouant le joug du tyran Théagène et surtout achevant de s’affranchir de la dure oppression des nobles, le peuple, selon l’expression de Plutarque, s’enivra du vin pur de la liberté, ces ébauches de comédie furent une forme des représailles qu’il exerça contre l’aristocratie. On devine à quels emportemens de violence et de grossièreté il s’abandonna sous l’inspiration du Bacchus plébéien. Cependant ces jeux désordonnés d’une muse populaire, c’était le commencement de l’art. Bientôt le Mégarien Susarion allait porter dans un dème de l’Attique le germe de ce qui devait être un siècle plus tard la comédie politique ; en même temps, Mégare hybléenne recevait de sa métropole la tradition de farces bouffonnes qui, transformées par l’art d’Épicharme, devaient donner ses premiers modèles à la comédie de mœurs et d’intrigue.

Il ne semble pas, en effet, que la satire politique ait pénétré dans la colonie sicilienne. L’histoire n’a conservé le souvenir d’aucune révolution qui, par une destruction durable ou momentanée de la constitution dorienne, y ait donné accès à une pareille licence. En tout cas, une fois transporté de Mégare à Syracuse, où il donna sans doute la plupart de ses pièces, Épicharme n’aurait pu suivre sur ce point l’exemple de la mère patrie. Il est donc probable que chez les Mégariens de Sicile la liberté de l’insulte n’exista pas et qu’il y eut en général plus de réserve. D’un autre côté, ils trouvaient dans les dispositions de leur nouvelle patrie de quoi développer leur goût pour les facéties. Les Siciliens passaient dans l’antiquité pour avoir un tempérament particulièrement enjoué et caustique. « Jamais les Siciliens, dit Cicéron, ne sont en si mauvaise passe qu’ils ne disent quelque plaisanterie. » De plus, dans ces riches cités commerçantes de la Sicile et de l’Italie inférieure, le goût du plaisir était extrême ; les fêtes s’y multiplièrent à l’infini : à Tarente, il y en avait plus que de jours non fériés, au témoignage de Strabon. Celles de Bacchus s’y célébraient avec une passion dont les kermesses de la Hollande donnent à peine l’idée aux modernes. « J’ai vu toute la ville ivre aux fêtes de Bacchus, » dit encore de Tarente un des interlocuteurs des Lois de Platon. Sur ces sortes de sujets le danger aujourd’hui pour la critique est d’atténuer. À distance, les mœurs s’effacent et ces exubérances disparaissent ; tout se décolore et s’éteint, grâce à nos idées de régularité et aux préoccupations logiques des savans, qui enchaînent péniblement des faits à peine aperçus.

Les bouffons de la Grande-Grèce portaient le nom particulier de phlyaques (c’est-à-dire bavards), qui mérite d’être conservé, parce qu’il servit à désigner un développement postérieur de l’art comique chez les anciens. Il semble que les sujets des petites scènes qu’ils représentaient affublés de costumes grotesques aient été de deux sortes. Ou bien c’étaient des peintures chargées de la vie familière, où l’action très simple était soutenue par des observations morales, vivement lancées sous forme de proverbes et dans le dialecte populaire ; ou bien, et ceci portait plus particulièrement encore l’empreinte du goût local, c’étaient des parodies mythologiques. En Sicile, on cite les ïambistes de Syracuse, dont nous avons relevé l’analogie avec les phallophores de Sicyone. Enfin il faut rappeler qu’à Sélinonte, colonie de Mégare hybléenne, un vieux poète, Aristoxène, presque contemporain d’Archiloque, s’était distingué par des poèmes ïambiques. Au témoignage d’Épicharme lui-même, c’était lui qui avait donné en Sicile le premier exemple de ce genre de composition.

Telles sont donc, pour conclure, les formes auxquelles aboutit dans les colonies occidentales le développement du comique dorien : la farce mégarienne, modifiée par l’esprit sicilien, et, dans le sud de l’Italie, les petites scènes des phlyaques ; les processions et les improvisations des ïambistes de Syracuse ; enfin, sous une forme plus littéraire, les satires d’Aristoxène de Sélinonte. Ce sont les élémens qu’Épicharme trouve autour de lui et qui peuvent entrer dans la composition des œuvres d’art qu’il invente. On ne voit pas bien ce qu’il aurait emprunté aux ïambistes ; mais il a imité la forme poétique d’Aristoxène, et ses sujets viennent directement des phlyaques. Comme les farces improvisées de ceux-ci, ils se divisent en deux classes : les parodies mythologiques, et les représentations de la vie familière ; et de même aussi sans doute, la différence des sujets n’empêche pas que dans ces deux classes les thèmes de développement ne soient souvent les mêmes. Essayons maintenant de nous rendre compte de ce qu’il a fait.

Les comédies mythologiques ont naturellement pour personnages des dieux et des héros : les habitans de l’Olympe, Hercule, Bacchus, Ulysse, Philoctète, Prométhée s’y distribuent les rôles. Mais le propre de la parodie, c’est de ramener ces acteurs héroïques ou divins aux proportions de l’humanité, et de l’humanité contemporaine ; c’est le principe même de l’effet comique. Xénophane disait : « Homère et Hésiode ont transporté chez les dieux tout ce qui chez les hommes est un sujet de honte et de blâme ; ils ont attribué aux dieux beaucoup d’actes coupables, des vols, des adultères, des fraudes. » Dans le même temps, la comédie d’Épicharme pouvait aider sans intention la prédication du philosophe en mettant sur la scène les faiblesses divines. Seulement elle choisissait ce qui prêtait au ridicule ; elle en étalait le détail sous les yeux et cherchait le rire par un contraste perpétuel entre la majesté des noms et des attributs et la vulgarité des actes, des sentimens, des situations. Elle le faisait avec une hardiesse qui dépassait de beaucoup celle du drame satirique ; car, tandis que celui-ci se bornait à faire descendre les héros jusqu’à la société d’êtres à demi humains d’une bouffonnerie bestiale, sans porter autrement atteinte à leur dignité personnelle, c’étaient eux-mêmes, c’étaient les dieux qu’elle prenait plaisir à dégrader.

Ainsi dans les Noces d’Hébé, ou les Muses, titre sous lequel la pièce fut une seconde fois présentée au public, on voyait les principales divinités de l’Olympe transformer le banquet nuptial en débauche syracusaine. On sert un merveilleux poisson : c’est pour Jupiter. Il apprend qu’il y en a un autre pareil au marché : il le fait vite acheter pour lui-même et pour sa femme. Minerve, la chaste déesse, est la joueuse de flûte du repas ; elle accompagne Castor et Pollux, qui exécutent une danse armée. Quant aux Muses, au lieu de charmer l’Olympe par leurs concerts, elles sont rappelées à leur première origine mythologique, elles redeviennent des nymphes des eaux, et non pas des eaux inspiratrices, mais des eaux poissonneuses du Nil, de l’Achéloüs, de cinq autres fleuves, qui représentent ce genre de richesses dans différentes parties de la terre, et l’on a soupçonné que leurs parens Piéros et Pimpléis, substitués à Jupiter et à Mnémosyne, personnifiaient par un jeu de mots étymologique, en même temps que les souvenirs de la Thrace poétique, l’embonpoint et la voracité. Ce chœur de Muses peu poétiques est donc composé des pourvoyeuses de la table des immortels, et quelques vers semblent indiquer que, dans la première forme de la comédie, le grand dieu Neptune remplissait une fonction analogue, ou faisait du moins le commerce maritime de filets dans l’intérêt des pêcheurs et de leurs cliens.

Ce festin de l’Olympe réalisait par l’abondance et la variété tous les rêves de la gourmandise ou plutôt de la gloutonnerie d’alors ; des énumérations sans fin en détaillaient au public toutes les richesses, poissons, coquillages, gibier, pains de toute sorte :

« Il apporte des coquillages de toute espèce, patelles innombrables, crabyzes, cécibales, téthyes, peignes, glands de mer, pourpres, huîtres aux valves bien jointes, qu’il est difficile d’ouvrir et facile d’avaler ; moules, anarites, carices, épées, douces au palais et dures aux doigts qu’elles piquent, solènes longues et ovales ; et la conque noire, que vendent tous les pêcheurs de conques ; et aussi les coquillages de terre, et ces coquilles de sable mal famées, sans valeur, que tous les hommes appellent androphyctides et que, nous autres dieux, nous nommons leucées. »

Il n’y avait que des populations maritimes pour fournir une pareille liste ; et encore nous n’avons pas tout. On ne peut songer à relever ici des mérites de premier ordre. Lisez cependant chez Rabelais ou ailleurs des énumérations analogues : outre que vous n’y trouverez plus le rythme poétique ni la langue fine et sonore de l’écrivain grec, vous y chercheriez vainement l’effet de cette multitude de noms qui se pressent et s’accumulent, relevés chemin faisant par des épithètes expressives, des traits descriptifs ou plaisans, des parodies, réunis et entraînés par le même flot de verve et de bonne humeur.

Dans le théâtre d’Épicharme ce thème de la gourmandise paraît avoir été inépuisable. Il y avait évidemment encore la peinture d’un repas dans la pièce intitulée : les Cômastes, ou Héphæstos. Il n’en reste guère que le titre ; mais ce titre est significatif, et l’on a pu reconnaître d’après des indices à peu près certains que les Cômastes avaient pour sujet un banquet où Bacchus enivrait Héphæstos ou, sous la forme latine, Vulcain, retiré à Lemnos par suite d’un exil volontaire, et la pompe bachique qui accompagnait le retour du dieu dans l’Olympe. Une pareille matière, riche en incidens burlesques et en mots plaisans, convenait parfaitement à la comédie dorienne. On en peut dire autant du Cyclope, où Polyphème était, comme dans l’Odyssée, enivré par Ulysse. C’est de ce côté que paraissent se tourner, quelquefois contre toute attente, beaucoup de sujets mythologiques. Ainsi le vers souvent cité : « Il n’y a pas de dithyrambe quand on boit de l’eau, » était tiré de Philoctète. Les sirènes, dans la pièce qui porte ce nom, remplaçaient le piège de leurs chants mélodieux par l’appât d’une grasse et abondante hospitalité. Les poissons, les oiseaux, des mets de diverses sortes, avec leurs modes de préparation, remplissent encore une appétissante énumération. À plus forte raison des types consacrés comme celui d’Hercule donnent-ils matière à des développemens analogues. Ici c’est surtout la peinture d’une prodigieuse voracité :

« D’abord, si tu le voyais manger, tu en mourrais. Son gosier gronde, ses mâchoires craquent, ses molaires résonnent, ses canines grincent ; il siffle des narines, il agite les oreilles. »

Cette description nous transporte en pleine charge populaire ; elle ne dut pas déplaire aux délicats. Les Grecs seront toujours prêts à rire de la gloutonnerie d’Hercule ; les spectateurs d’Euripide prendront plaisir à le voir manger et boire de bon cœur dans la maison d’Admète tout en deuil, avant d’aller arracher Alceste au génie de la mort. Dans Épicharme, qui présentait sous de pareils traits le vainqueur de Busiris, la partie la plus raffinée du public admirait cet art nouveau qui relevait le grotesque par une recherche expressive de mots et d’harmonies et le revêtait pour la première fois du mètre poétique.

La place réservée aux plaisirs de la table dans le théâtre du comique syracusain s’explique d’abord par le rapport qu’avait un pareil sujet avec le Cômos bachique, une des principales sources de la comédie. C’était en outre une conséquence des mœurs siciliennes. Les Doriens de la Sicile et de l’Italie ressemblaient peu aux Doriens de Sparte. Déjà dans la Mégare de Grèce, enrichie par le commerce et énervée par le luxe, les banquets doriens étaient devenus des plaisirs recherchés et des débauches. Les goûts qu’elle transmit à ses colonies y trouvèrent les meilleures conditions pour prospérer. Sans doute la Mégare de Sicile ne fut pas en reste avec sa métropole, et il est évident que Syracuse, le séjour définitif d’Épicharme, n’avait pas reçu des traditions plus austères de la sienne, la voluptueuse Corinthe. Voilà pourquoi l’œuvre comique de notre poète, à en juger par les fragmens qui sont venus s’accumuler dans le Banquet d’Athénée, paraît avoir été une perpétuelle satire de la gourmandise sicilienne.

Il est certain qu’il avait traité d’autres thèmes. Par exemple, les aventures d’Ulysse transfuge, — c’était le nom d’une comédie, — pénétrant dans l’intérieur de Troie et reconnu par Hélène, prêtaient assurément à plus d’une situation comique ; mais on ne sait rien de la façon dont elles étaient présentées. De tous les élémens comiques, ce qui se rapporte à la bonne chère est le seul qui ait survécu dans les dix-huit pièces mythologiques dont on a les titres. Il s’est également conservé dans les autres comédies. Ainsi celle qui était intitulée : la Terre et la Mer renfermait des développemens gastronomiques. Un débat était peut-être institué entre les deux élémens au sujet de la supériorité de leurs produits. La tradition de cette sorte de lutte n’était pas destinée à périr de sitôt, car Suétone nous raconte que l’empereur Tibère récompensa magnifiquement Asellius Sabinus pour son Concours entre le champignon et le becfigue, l’huître et la grive. Quelque esprit que l’auteur eût dépensé dans le détail, cela devait être singulièrement froid. C’est à Athènes, dans la période de verve inventive et de franche bouffonnerie, que les sujets de cette nature trouvèrent leur expression la plus plaisante et la mieux faite pour la scène. Les Poissons d’Archippus paraissent avoir été le chef-d’œuvre du genre. On sait que les poissons occupaient la place d’honneur sur les tables recherchées des anciens. Dans la pièce athénienne, ils soutenaient une guerre heureuse contre leurs ennemis les gourmands, et à la suite intervenait entre les belligérans un traité, en vertu duquel les vainqueurs rendaient les joueuses de flûte et certains viveurs spirituels, dont ils s’étaient emparés au grand dommage des festins privés de leurs meilleurs élémens de joie : en échange, ils recevaient pour leur pâture les gourmands voraces comme le poète tragique Mélanthius. Il est probable que ces qualités d’entrain et de spirituelle bonne humeur se trouvaient déjà dans le théâtre d’Épicharme, et l’on risquerait de se tromper si, sur la foi des titres et de quelques débris isolés, on prétendait juger de la variété d’invention de ces pièces. Elle se laisse un peu mieux apprécier dans ce qui nous est resté des pièces de la seconde classe, celles dont les sujets étaient directement empruntés à la vie réelle. Voyons ce que les textes et les indications anciennes peuvent nous donner sur la nature de cette seconde espèce de comédies.

D’abord c’est à elles qu’il semble le plus naturel de rapporter pour une bonne part un assez grand nombre d’observations et de conseils conservés dans des vers détachés, où se reconnaît encore l’influence pythagoricienne ou, plus exactement, la méditation du penseur préoccupé de discipline intérieure et de pieuse direction de la vie pratique. Il suffit de choisir quelques citations pour retrouver plusieurs des principales lignes de la morale d’Épicharme.

« Une vie pieuse est le meilleur viatique pour les mortels. — Rien n’échappe à la divinité, il faut que tu le saches bien ; — Dieu est lui-même notre surveillant ; rien n’excède sa puissance. — Les dieux nous vendent tous les biens au prix des fatigues. »

Avec cette idée d’un gouvernement divin, attentif et exigeant, va celle d’un gouvernement de soi-même qui rend indépendant de l’incertitude de la destinée :

« Que tes pensées conviennent à une longue vie comme à une courte. »

L’empire sur les passions, la méditation, les bonnes habitudes, un régime moral qui forme le caractère et donne l’égalité d’âme, voilà les vrais moyens d’éviter les fautes et de trouver le bonheur :

« Ce n’est pas la passion, c’est l’esprit qui doit dominer. — Avec la colère, nul ne prend sur rien une bonne décision. — Amis, les soins répétés donnent plus qu’une bonne nature. — Le caractère est le bon génie des hommes ; ce peut être aussi leur mauvais. »

Une de ces maximes représente bien le sage antique réfléchissant dans le calme, quand il est libre des distractions de la journée :

« Toutes les pensées sérieuses se découvrent plutôt pendant la nuit. »

Mais ce sage qui publie sa sagesse par la bouche de la comédie ne se tient point en dehors de la vie active ni de ses conditions, souvent difficiles dans ces temps d’annexions violentes et de tyrannies dominatrices. De là des conseils de prudence pratique ; par exemple celui-ci, devenu célèbre chez les anciens et cité par Cicéron comme une parole précieuse de l’avisé Sicilien :

« Sois sobre et souviens-toi de te défier : ce sont les nerfs de la sagesse. »

Et encore :

« Pour juger un homme, sache comment il se conduit avec autrui. — Il est bon aussi de se taire en présence des puissans. »

Un pas de plus, et nous sortons tout à fait de la morale générale, pour retrouver la comédie, alimentée par les travers des hommes et moralisant par la satire :

« Tu n’es point habile à parler, mais impuissant à te taire. — Tu n’es point humain, mais malade : tu donnes pour ton plaisir. »

Voilà le bavard et le prodigue. Ici et dans quelques autres fragmens, règne le ton modéré qu’adoptera la comédie nouvelle. Rien ne fait songer aux excès ni aux personnalités de la comédie politique. S’il se rencontre une allusion à un fait ou à un personnage, la réalité présente ne pénétrera sur la scène qu’avec les allures respectueuses qu’elle s’impose dans les pièces lyriques qui se chantent en l’honneur des victoires remportées aux grands jeux de la Grèce. C’est ainsi que, dans la comédie la Fête et les Îles, Épicharme se rencontre avec Pindare pour célébrer l’intervention bienfaisante par laquelle Hiéron venait de protéger les Locriens contre les menaces d’Anaxilas de Rhégium.

Épicharme alla-t-il dans son travail d’invention comique jusqu’à réunir et concentrer les traits d’observation morale ou de satire pour en former des caractères ? Quelques titres : le Paysan, l’Homme supérieur, la Mégarienne (qui fait penser à l’Andrienne de Ménandre et à d’autres titres analogues de la moyenne et de la nouvelle comédie), ne suffisent pas pour autoriser la supposition qu’il y eût dans ces pièces l’étude plus ou moins approfondie d’un personnage. Mais, à défaut de caractères nettement tracés, un fort joli fragment d’une comédie intitulée : l’Espérance, ou Plutus, nous fournit la première esquisse d’un type, celui du parasite, que les comiques latins devront souvent reproduire à l’imitation des Grecs. Le personnage, qui a été dépeint d’avance faisant dans un banquet l’éloge de la frugalité et avalant d’un trait une grande coupe de vin, expose lui-même son genre de vie :

« Je dîne avec qui veut : il n’y a qu’à m’inviter ; et aussi avec qui ne veut pas : nul besoin d’invitation. À table, je suis plein d’esprit, je fais beaucoup rire et je loue le maître de la maison. Si quelqu’un s’avise de me contredire, j’accable d’injures le contradicteur. Et puis, après avoir bien mangé et bien bu, je m’en vais. Un esclave ne m’accompagne pas avec une lanterne ; mais je marche tout seul, en trébuchant dans les ténèbres. Si je rencontre la garde, je mets sur le compte de la bonté divine d’en être quitte pour quelques coups de fouet. Et quand je suis arrivé chez moi tout moulu, je dors par terre sans m’inquiéter de rien, tant que le vin pur engourdit mes sens. »

Il y a loin de ce pauvre homme, philosophe à sa façon, à l’Ergasile de Plaute, le convive invocatus, endurci aux soufflets et aux coups de pots brisés sur son front, et surtout au Gnathon de Térence, florissant exploiteur de la sottise des riches. Ce ne sont pas encore les brutalités des mœurs romaines, ni les impudentes forfanteries et les amplifications chargées où se complairont les Latins ; mais ce peu de traits ont un air de vérité simple qui intéresse et se maintiennent dans ce ton de mesure discrète qui sied bien au moraliste grec.

C’est le caractère tempéré qui domine dans nos fragmens, et l’on est disposé à croire qu’il en est de même dans toute la partie morale du théâtre d’Épicharme. Il nous est parvenu quelques anecdotes sur son séjour à Syracuse. Deux nous font entrevoir que les rapports avec Hiéron n’étaient pas toujours faciles ; elles nous montrent par quelles duretés, au milieu de ses faveurs et de ses magnificences, s’échappait parfois l’orgueilleuse et violente nature du tyran. Une troisième anecdote est d’un intérêt plus intime, parce qu’elle nous donne bien le ton de la sagesse sereine du poète moraliste, instruit par la méditation et par l’expérience de la vie. Vers la fin de sa longue carrière, il était un jour assis sous un portique avec des vieillards de son âge : « Je ne voudrais plus que cinq ans de vie, se mit à dire l’un d’eux. — Trois me suffiraient, dit un autre. — Quatre, reprit un troisième. — Mes bons amis, interrompit Épicharme, à quoi bon vous disputer pour quelques jours ? Nous tous, que le sort a rassemblés ici, nous sommes au couchant de la vie : pour nous tous il est donc temps de partir au plus vite, avant que nous ayons à souffrir de quelqu’un des maux attachés à la vieillesse. » Voilà, dans son application simple et personnelle, cette science morale qu’Épicharme avait enseignée dans ses comédies.


III.

Une étude où l’on aurait pu réussir à déterminer les élémens et la nature du comique dans Épicharme aurait pour conclusion naturelle une définition de l’art chez cet inventeur de la comédie. De quelles formes avait-il revêtu ces œuvres qu’il créait ? quelles qualités de composition y avait-il introduites ? On se demanderait enfin ce que lui doivent Aristophane et Ménandre, les grands noms de la comédie attique. On conçoit l’intérêt qui s’attacherait à des recherches qui conduiraient à une appréciation plus exacte des chefs-d’œuvre du genre, et combien il est regrettable qu’elles ne puissent être sérieusement entreprises. La matière manque ; le poète lui-même, détruit par le temps, se dérobe à nous ; il nous livre si peu de son œuvre que ce n’est guère qu’à l’aide d’indices extérieurs que l’on peut hasarder quelques réponses à ces questions.

Il faut d’abord se représenter Épicharme dans les conditions où il composait ses comédies, admis à la cour polie et magnifique de Gélon et de Hiéron, les princes les plus puissans et les plus riches de la Grèce, avec cette élite de génies, Simonide, Pindare, Eschyle, dont la présence, plus d’une fois renouvelée, y suppose le goût et l’intelligence de tout ce que la poésie put mettre dans ses plus belles œuvres de science délicate et d’élévation. Sans doute, à côté d’eux, il pouvait y avoir place pour des talens bien différens, et l’on comprend très bien que Hiéron ait aimé en même temps les hardiesses bouffonnes de la comédie ; ainsi au théâtre d’Athènes le même public applaudissait, après la trilogie tragique, le drame satirique qui complétait la représentation. Il est même probable qu’Épicharme, fixé à Syracuse et familier du palais, fut de la part du souverain l’objet d’une faveur plus marquée et plus constante, et qu’il put s’y livrer plus librement à son naturel. Un trait conservé par Plutarque nous donne un exemple de la hardiesse spirituelle qu’il portait dans cette familiarité avec le tyran. Hiéron l’invitait à dîner peu de jours après avoir fait périr quelques-uns de ceux qu’il admettait dans son intimité. Le poète lui répondit : « Tu sacrifiais dernièrement et tu n’as pas invité tes amis. » La phrase grecque pouvait aussi bien signifier : « Tu sacrifiais tes amis, et tu ne m’as pas invité. » On ne dit pas que Hiéron se soit offensé de cette courageuse réponse. Cependant le même auteur rapporte qu’il punit le poète comique pour s’être permis des paroles inconvenantes en présence de sa femme. D’après ces deux souvenirs, il ne semble pas qu’Épicharme, dans cette cour brillante d’un tyran cruel et jaloux de sa dignité, ait dû être fort encouragé à l’abus des grossièretés comiques.

Lors donc qu’on se demande s’il faut le considérer comme un poète poli et raffiné, comme un poète de cour, ou comme un poète populaire, fidèle interprète de cette exubérance de gaîté licencieuse que provoquaient chez la foule les fêtes de Bacchus, on est averti que la question ne peut se poser sous cette forme absolue et que la seconde alternative souffre au moins de fortes atténuations. Sans doute le caractère propre des divertissemens comiques, tels qu’ils étaient nés des débauches dionysiaques, ne pouvait disparaître, et la partie distinguée du public aurait été la première à se plaindre, si la marque hardie du dieu avait été effacée. Mais ces mêmes spectateurs, habitués à des jouissances délicates, demandaient aussi quelque chose de plus relevé à celui qui prétendait à leurs suffrages ; ils voulaient applaudir, non pas un simple bouffon, mais un artiste. Nous savons déjà qu’il y a plus d’une raison de croire qu’Épicharme s’efforça de les satisfaire ; ajoutons-y une présomption.

Il est un nom que les témoignages grecs citent souvent à côté de celui d’Épicharme, c’est le nom de Phormis, qui partage avec lui l’honneur d’être désigné par Aristote comme ayant constitué la comédie par l’invention de la fable. Ce Phormis fut lui-même un remarquable exemple de ce que la vie de beaucoup de Grecs distingués avait alors de mobile et d’imprévu. Né à Ménale en Arcadie, il obtint à Syracuse la faveur de Gélon et de Hiéron. Le premier lui accorda même assez de confiance pour le charger de l’éducation de ses fils. Une pareille fonction, non moins surprenante chez un auteur comique que la qualité de philosophe, fait l’éloge du caractère de Phormis. Ce qui n’est guère moins inattendu, c’est que son titre principal à l’estime des princes de Syracuse paraît avoir été son mérite militaire. Il se distingua dans les guerres soutenues par les deux frères, y accomplit des actions d’éclat et y gagna une grande fortune, qui lui permit de consacrer des statues comme offrandes à Olympie et à Delphes. Pausanias vit à Olympie l’image de Phormis lui-même luttant contre trois adversaires successifs. Ce n’était pas une de ses propres offrandes, mais elle avait été consacrée par un Syracusain nommé Lycortas : preuve vraisemblable de l’enthousiasme qu’avaient excité ses hauts faits. Tel était le personnage que la muse avait doué par surcroît du génie de l’invention comique. Les sept ou huit titres qui nous sont restés, Admète, Alcinoüs, le Sac d’Ilion, Persée, etc., annoncent des pièces à sujets mythologiques. Sa renommée chez les anciens n’avait pas égalé celle d’Épicharme. La seule chose qui lui soit attribuée en propre, — et c’est là ce qui nous fournit un indice sur le ton de la comédie de son rival, — c’est l’introduction du luxe dans l’appareil des représentations : l’usage de tentures en cuir couleur de pourpre, magnificence exagérée au jugement d’Aristote, et de longs et riches vêtemens pour les acteurs, comme dans les représentations tragiques. Cet éclat extérieur s’accorde mal avec l’idée de pièces uniquement appropriées aux plaisirs grossiers de la multitude.

Dans notre ignorance de la vérité, il semble assez probable que les goûts luxueux de Gélon et de Hiéron ne furent pas étrangers à cette invention de comédies régulières que rendit possible le talent d’Épicharme et de Phormis. Les parodies mythologiques, aimées des Siciliens et des Italiens, prirent à Syracuse une forme plus digne de figurer dans des fêtes brillantes, sur ce théâtre qui avait été magnifiquement construit avant celui d’Athènes et où devait bientôt paraître la tragédie d’Eschyle ; Épicharme opéra seul la même transformation dans ces petites peintures de mœurs bouffonnes dont Mégare hybléenne avait reçu la tradition de sa métropole, et ainsi se trouva constituée son œuvre dramatique dans ses deux ordres de sujets. Il résulterait de là que ses comédies, au moins celles qui étaient arrivées à leur perfection et qui étaient restées, avaient été écrites à Syracuse, et appartenaient à la seconde moitié de sa vie ; ce qui est conforme à ce qu’on lit dans Suidas.

En quoi consistait dans Épicharme cette transformation qui de grossières ébauches avait fait des œuvres d’art ? Le premier mérite était évidemment celui de la composition. Il fit des pièces régulièrement construites par le progrès d’une action qui se nouait et se dénouait. Avant lui, il n’y avait que des idées comiques, de petites scènes isolées, qui se bornaient à un point détaché d’une légende mythologique ou à un détail de mœurs traité en lui-même, sans rapport avec un sujet plus général ni avec une intrigue dramatique. Tel est bien le sens du seul témoignage ancien que nous ayons sur cette question, et c’est ce qui a été bien établi par Grysar dans son étude sur la comédie dorienne. Ce qu’il y a de fâcheux, c’est que nous en sommes réduits à nous arrêter là. Qu’était-ce au juste que la composition d’une comédie d’Épicharme ? Quelle en était l’unité, la marche, le développement ? Se contentait-il de renfermer différentes scènes à peu près juxtaposées dans un cadre fourni par une donnée mythologique ou autre, ou bien les unissait-il entre elles par un lien plus étroit ? L’unité résidait-elle dans la suite logique de l’action ou seulement dans le ton et l’impression dominante ? L’effet était-il obtenu par une progression intime de l’intérêt dramatique ou était-il le résultat d’un mouvement et comme d’un rythme extérieurs produits par des combinaisons analogues à celles que nous remarquons chez Aristophane ? Comment nous prononcer sur ces points divers quand tout nous fait défaut, les jugemens de la critique ancienne comme les œuvres du poète ? Bornons-nous à ces remarques générales, que les thèmes mythologiques, très familiers au public, étaient plus propres à fournir des cadres qu’ils ne prêtaient au développement d’une action fortement enchaînée, et qu’il était d’ailleurs naturel que ces premières comédies, succédant à de libres et légères esquisses et admettant elles-mêmes des élémens assez disparates, ne s’astreignissent pas à une composition très savante ni très sévère.

Il n’est pas tout à fait exact de dire que nous n’avons aucun jugement ancien. Horace, dans un vers souvent cité dont on cherche encore le sens,

Plautus ad exemplar Siculi properare Epicharmi,

se moque de ces admirateurs indiscrets qui attribuent à Plaute le genre de rapidité d’Épicharme : mais quel est ce genre ? Des deux termes comparés, un seul est sous nos yeux, et la justesse de la comparaison étant contestée par le juge délicat qui nous en apprend l’existence, nous ne pouvons avec sécurité conclure du terme connu à l’inconnu et demander à Plaute quel était ce mérite particulier du modèle grec. La rapidité de Plaute, nous sommes déjà embarrassés pour la définir. C’est sans doute ce mouvement extérieur, cette agitation des personnages qui faisait ranger la plupart de ses pièces dans la catégorie que l’on désignait sous le nom de motoriæ ; c’est aussi le mouvement, la verve entraînante du dialogue : lequel de ces deux caractères rapprochait le poète latin d’Épicharme ? Telle est l’incertitude qui nous arrête dans l’interprétation de l’unique témoignage qui nous vienne de l’antiquité. Le plus sage est d’y rester, sans prétendre affirmer dans l’inconnu.

Ne négligeons pas cependant un indice qui peut donner lieu à une hypothèse, sinon sur la composition intime, du moins sur la structure extérieure des comédies d’Épicharme. On trouve dans les collections un assez grand nombre de vases, originaires de l’Attique et de la Grande-Grèce, dont les peintures paraissent avoir emprunté leurs sujets à des drames satiriques ou à des scènes comiques de mythologie dans le goût dorien. Tel est le vase souvent cité de la Vaticane où sont représentés les Amours de Jupiter et d’Alcmène. Le dieu, coiffé du modius comme Sérapis et portant un masque barbu peint en blanc, tient une échelle, tandis qu’un Mercure ventru et vêtu en esclave comme le faux Sosie de l’Amphitryon, l’éclaire avec un falot et qu’Alcmène se montre à la fenêtre. Les aventures d’Hercule avec les Pygmées ou les Cercopes, celle de Taras, le héros éponyme de Tarente, sur son dauphin, étaient de même parodiées. Parmi ces peintures de vases, un certain nombre se rapportent à un sujet traité par Épicharme dans sa comédie intitulée les Cômastes, ou Héphæstos. Elles représentent le retour d’Héphæstos ou Vulcain dans l’Olympe, où il est ramené par Bacchus. Il avait abandonné le séjour des dieux à la suite des querelles et des ennuis qu’il s’était attirés pour avoir, sans doute par l’ordre de Jupiter, retenu sa mère Junon comme enchaînée sur un siège magique. Cette première légende est figurée sur le vase de Bari, conservé aujourd’hui au British Museum, et nous savons qu’il en était question dans la pièce d’Épicharme. Bientôt les habitans de l’Olympe regrettèrent l’absence de Vulcain ; leurs banquets ne pouvaient se passer du joyeux suppléant de Ganymède, qui savait si bien au besoin y faire renaître la gaîté. On députa donc vers lui à Lemnos Bacchus, qui l’enivra et le ramena en pompe dans l’Olympe. Tel est le petit mythe, si favorable à la comédie, dont les peintres de vases aimaient à reproduire le dénoûment. Une de leurs œuvres est particulièrement intéressante pour nous. Elle se compose de quatre personnages qui ont chacun leur nom inscrit au-dessus de la tête : le satyre Marsyas, jouant de la double flûte, ouvre la marche ; à sa suite viennent une bacchante, en proie à l’exaltation dionysiaque, la tête renversée, tenant d’une main le thyrse et de l’autre une grande coupe à deux anses ; puis Bacchus ivre, et, le dernier, Vulcain, faisant un geste de consentement. La bacchante s’appelle Comodia ; elle personnifie non pas la comédie, mais le chant du cômos ou le cômos lui-même, la procession dionysiaque, enivrée par son dieu et le célébrant par les chants qu’il inspire. Ce cômos, cette pompe bachique, dont Vulcain consent à faire partie, c’est vraisemblablement la tradition figurée de représentations qui avaient égayé les spectateurs de Tarente ou de Syracuse. On peut croire qu’il terminait les Cômastes d’Épicharme : la plupart des pièces d’Aristophane finissent de même par une marche en procession, bachique, nuptiale, ou d’un autre caractère, et c’est là un souvenir évident de l’origine même de la comédie.

Ainsi ces peintures de vases, qui, sans être en rapport direct ni de date ni de provenance avec la comédie d’Épicharme, paraissent cependant issues de la comédie dorienne, rendent assez probable que le drame du poète de Syracuse a eu, au moins une fois, pour conclusion le spectacle d’une pompe dionysiaque mêlée de chants. Quant à la restitution de Grysar, qui divise cette comédie des Cômastes en trois actes, l’enchaînement de Junon sur le siège magique, la retraite de Vulcain à Lemnos, et son retour sur l’Olympe, elle est plus ingénieuse que vraisemblable, et l’on peut remarquer que, pour vouloir amplifier la composition dans Épicharme, il l’affaiblit. Car cette série de trois petits drames dans une pièce d’une étendue médiocre ne formerait qu’un ensemble assez lâche, et il est trop évident que l’effet n’en pouvait être aucunement comparable à celui des trilogies d’Eschyle.

Épicharme fit de la comédie une œuvre d’art, non-seulement par le développement de la fable et par la composition, mais aussi en la revêtant de la forme poétique qui lui était certainement étrangère avant lui. Tous ses fragmens se répartissent entre trois espèces de pieds, les ïambes, les trochées et les anapestes. Cette variété d’effets rythmiques indique chez le poète un art assez avancé pour approprier le mètre au sujet : deux de ses pièces, les Danseurs et le Chant de victoire, étaient tout entières écrites en anapestes, mesure consacrée à la marche et à la danse. Il n’est pas indifférent de remarquer que nous avons de son contemporain, l’ïambographe Ananius, dont le nom se rencontre dans un de ses vers, un fragment gastronomique ; l’ïambe était donc alors appliqué ailleurs qu’au théâtre à ce genre de sujet si aimé d’Épicharme. Du reste, dans l’emploi de ces différens mètres, il se permettait plus de liberté que ne l’avaient fait les poètes qui en avaient usé avant lui et que ne devaient le faire les comiques athéniens. La comédie lui semblait demander un certain degré d’abandon dans ses allures ; et ces négligences métriques s’accordaient avec les formes de langage qu’il empruntait volontiers au dialecte populaire.

Chez les Grecs, toute représentation d’une œuvre poétique faite au moyen de plusieurs personnages comprend à l’origine, avec la poésie, la musique et la danse, et la composition pour le poète consiste à combiner ces trois élémens. C’est ce que fit Épicharme sans aucun doute ; mais de quelle manière et dans quelle mesure, nous l’ignorons. La musique et la danse s’unissaient-elles à des chœurs ou à des monodies, ou à certains jeux de scène ? Et d’abord le chœur existait-il dans les comédies d’Épicharme ? Oui, très probablement ; car on ne se représente guère sans chœur les deux pièces qui viennent d’être rappelées, les Danseurs et le Chant de victoire. Dans les Noces d’Hébé, il y avait sept Muses : sans doute une seule prenait la parole dans le dialogue et les autres formaient un chœur. Enfin, il est conforme aux origines de la comédie née du cômos, qu’au moins des marches rythmées, avec des chants ou un accompagnement de flûte, aient fait partie du spectacle. D’un autre côté, sur trois cents vers environ qui sont attribués à Épicharme, il n’y en a pas un seul qui ait le caractère lyrique, c’est-à-dire où l’on reconnaisse ces mètres variés qu’Aristophane a employés dans les chants de ses chœurs, et rien n’indique que le chœur du poète syracusain ait eu sa place marquée dans l’orchestre et y ait exécuté les figures ou les évolutions d’une chorégraphie plus ou moins ingénieuse. Ces chœurs, qui paraissent avoir existé dans certaines pièces d’Épicharme, ne ressemblaient donc nullement à ceux de l’ancienne comédie athénienne, et ce qui confirme cette conclusion, c’est qu’on voit Cratinus lui-même se passer complètement des chants du chœur dans les Ulysses, sans doute un de ses premiers ouvrages. Or il semble vraisemblable que l’exemple du maître sicilien ait été surtout suivi dans une comédie mythologique.

Ainsi, quelles qu’aient été la puissance d’invention d’Épicharme et la valeur de ses compositions dramatiques, il ne faut pas se figurer ces premières œuvres de la comédie comme réunissant déjà toutes ces richesses de combinaison et toutes ces recherches d’art que nous admirons dans Aristophane. Essayons de déterminer, — ce sera la conclusion naturelle de cette étude — ce qui était resté des efforts de ce créateur de la comédie et ce que lui ont dû ses successeurs.

Nous venons d’indiquer les conditions extérieures de forme dont il donne le premier exemple : l’emploi de divers mètres poétiques avec la musique et la danse. C’était beaucoup ; en revêtant la comédie de ces formes, il lui donnait accès parmi les œuvres d’un art plus délicat et la marquait d’un signe de noblesse qu’elle devait garder dans toute l’antiquité. Ce n’était pas le principal : Épicharme la constitua surtout par l’invention de la fable, c’est-à-dire par la conception et le développement d’une action régulière. C’est ce que fait nettement entendre le témoignage d’Aristote ; il est même à remarquer que, dans la pensée du grand critique, la comédie d’Épicharme semble se lier directement à celle de Ménandre : il paraît faire abstraction de l’ancienne comédie athénienne qui, pour lui, n’est qu’une déviation ; car, engagée dans ce qu’il appelle la forme ïambique, c’est-à-dire entravée dans sa marche par les fantaisies de la satire personnelle et par la liberté des allusions, elle n’atteint pas à ce degré d’indépendance et de généralité que demande le drame.

Cette rigoureuse théorie du philosophe est favorable à Épicharme, puisqu’elle lui assigne l’honneur d’ouvrir à l’art la voie droite et légitime. Cependant, en un sens, elle lui fait tort ; car l’exposition trop sommaire qu’on lit dans la Poétique ne dit pas tout ce que l’ancienne comédie, — cette vive production de l’esprit athénien, dont le silence d’Aristote ne peut diminuer la valeur, — avait emprunté aux exemples du comique sicilien. Sans parler de certaines pièces de Cratès, de Phérécrate, d’Hégémon de Thasos, même de Cratinus, où, soit par une répugnance des auteurs, soit par suite des circonstances, l’élément politique n’avait pas pu se donner carrière et qui par là rentraient davantage dans les conditions de la comédie de Syracuse, il y avait des sujets, des scènes, des personnages qui venaient en droite ligne de cette comédie : par exemple, ces développemens gastronomiques dont nous avons parlé et tout ce qui se rapportait à la parodie des dieux et des héros. Ce dernier genre de thème, après avoir fourni une abondante matière à l’ancienne comédie, défraya plus largement encore la comédie moyenne, dont la riche production, si complètement perdue pour nous, s’étendit sur tout le ive siècle avant Jésus-Christ.

Épicharme fournit donc beaucoup à cette partie si considérable du drame attique. Sans doute aussi, dans cette Grèce occidentale de la Sicile et de l’Italie, où il avait composé lui-même et trouvé les élémens de ses compositions, s’il nous était possible de mieux suivre la filiation complexe des œuvres littéraires, on verrait sa trace marquée dans ces formes locales sous lesquelles se continuaient, à côté de la comédie proprement dite, les jeux primitifs du comique dorien. Il est probable qu’elle se reconnaîtrait, malgré la différence de la poésie à la prose, dans les mimes du Syracusain Sophron, contemporain plus jeune d’Épicharme, qui sut amener les scènes de la vie familière où s’était essayé l’art naissant à la perfection de petits tableaux d’un charme particulier, dont la spirituelle élégance laissait subsister la sève native et comme le goût de terroir de ces produits tout siciliens. Il serait possible aussi qu’on la retrouvât encore dans les tragi-comédies de Rhinton, qui, un siècle et demi après, faisait enfin aboutir les antiques farces des phlyaques tarentins à des parodies en vers des tragédies athéniennes. Le succès de ces petits drames, dont l’Amphitryon de Plaute est peut-être une lointaine imitation, est attesté par les nombreuses peintures de vases qu’ils avaient inspirées.

Mais les vrais héritiers d’Épicharme, ce sont les poètes de la nouvelle comédie athénienne. C’est à eux qu’il transmit le ton tempéré et la fine élégance qui paraissent avoir dominé chez lui, l’usage de certaines figures aux contours arrêtés, de types, enfin et surtout la richesse de son observation morale.

La transmission des types prêterait à une intéressante étude, si l’on avait sous les yeux les œuvres à comparer. On sait que la nouvelle comédie mettait en scène un certain nombre de figures à traits fixes et constans. Les circonstances particulières du sujet et l’intrigue, quelques nuances de caractère y introduisaient une certaine diversité ; cependant c’étaient toujours, avec leurs variétés définies et classées d’avance, le vieillard, le jeune homme, l’esclave, le parasite, la courtisane, l’entremetteur ; si bien que le poète trouvait au magasin de costumes une collection de masques tout prêts à s’adapter à ses personnages. Telle était dans la comédie nouvelle une des formes du général, pour emprunter la langue d’Aristote. Quelques degrés de plus, et l’on arrive aux masques plus invariables encore et plus restreints des Atellanes, dont le Maccus, le Pappus, le Dossennus, souvenirs éloignés des farces doriennes de la Campanie, se retrouveront dans le Polichinelle, le Pantalon, le Docteur de la comedia dell’arte. L’art vit de traditions, qu’il fixe dans des formes plus ou moins arrêtées. Notre comédie moderne n’a-t-elle pas aussi ses rôles, définis, il est vrai, au point de vue des acteurs, mais dont les dénominations sont claires pour le public ? Les pères nobles, les jeunes premiers, les ingénues, les grandes coquettes : ces noms expriment à la fois certaines qualités recherchées de ceux qui remplissent les rôles, et certains traits persistans, déterminés par les conditions d’âge et par les mœurs, qui, indépendamment du sujet de l’action, composent d’avance la physionomie des personnages. Quelle que soit l’apparente variété des formes individuelles, malgré la différence des temps et des sociétés, pour qui regarde d’un peu loin, seulement même à la perspective du théâtre, le nombre des moules où se façonne la matière humaine reste en somme assez limité.

Nous avons vu qu’Épicharme avait créé le type du parasite ; on parle aussi d’un type d’ivrogne de son invention. Y avait-il dans ses pièces beaucoup d’autres figures de ce genre ? Jusqu’où en avait-il poussé l’étude et dans quelle mesure y marquait-il les traits caractéristiques ? Pour nous placer à un point de vue plus particulier, en quoi différaient-elles chez lui de celles qui, peut-être auparavant, avaient été tracées par le poète mégarien Mæson, inventeur d’un personnage de cuisinier bouffon auquel son nom était resté ? Ce Mæson, aujourd’hui si inconnu, avait eu sa célébrité. Non-seulement il avait été l’objet de la faveur des Pisistratides, mais des sentences de lui, gravées sur les Hermès, étaient sues par cœur de tous les Athéniens. Il avait donc sur le théâtre d’Athènes, comme Épicharme sur celui de Syracuse, développé dans son sens originel la partie non politique de la comédie mégarienne. Ces diverses questions ne peuvent que s’indiquer sans se résoudre. Cependant le langage des critiques anciens et la marche générale de l’art nous induisent à penser que les types ne prirent toute leur valeur que dans la comédie nouvelle, plus riche en développemens et plus maîtresse de ses ressources. Il y a aussi une remarque à faire, c’est que même les pièces mythologiques d’Épicharme, où l’observation morale n’avait point à créer de types humains, appelaient des procédés d’art analogues. Le vorace Hercule, l’artificieux Ulysse, n’étaient-ce pas aussi des types, dont les traits, fixés par la tradition, s’offraient d’eux-mêmes au poète et aux spectateurs avant tout développement dramatique ? Ce qui nous avertit encore qu’il y avait entre les deux genres de comédie plus de rapport que ne semblerait l’indiquer la différence des sujets, et que c’étaient bien des œuvres de la même main.

Pour l’antiquité, si fidèle dans sa vénération reconnaissante pour les poètes qu’elle considérait comme ses instituteurs moraux, la part la plus considérable de l’héritage d’Épicharme consistait peut-être dans le grand nombre des maximes qu’elle avait extraites de ses ouvrages. Elles s’étaient d’abord imprimées d’elles-mêmes dans la mémoire ; puis on en avait formé des recueils, qui s’étaient répandus et conservés pendant de longs siècles. Jamblique disait des sages de son temps : « Ceux qui veulent débiter des maximes de sagesse pratique ont à la bouche les pensées d’Épicharme ; presque tous les philosophes les possèdent. » Il y eut même un faussaire qui, d’assez bonne heure, mit sous ce nom autorisé des recueils de sentences de sa façon : un certain Axiopistos, au témoignage de Philochorus, avait ainsi attribué au poète sicilien des Maximes et un Canon ou règle de vie. Voilà comment Épicharme prit place, à côté de Phocylide et de Théognis, parmi les gnomiques ou poètes moralistes sentencieux. C’était, d’après les vers inscrits par Théocrite sur sa statue de bronze à Syracuse, son principal titre à la reconnaissance de ses concitoyens : il avait « dit beaucoup de choses utiles à tous pour la vie, » et « laissé un trésor de préceptes. » Ainsi le philosophe était resté dans l’estime des Grecs à côté sinon au-dessus du poète comique.

La comédie inventée par Épicharme n’a pas duré à Syracuse ; après lui, on ne cite que son fils ou son disciple, Dinolochos, dont il n’a survécu que quelques mots conservés dans les glossaires. Quelle en est la raison ? C’est que cette comédie n’était pas née viable, dit Bernhardy : il y manquait le souffle vivifiant de la liberté. Cela est possible ; mais avant de prononcer cette sentence absolue, il faudrait d’abord interroger l’histoire. Ce serait à elle de répondre et de nous dire pourquoi, après la révolution qui renversa le fils de Hiéron, il ne s’est pas trouvé un public pour aimer et encourager des pièces du genre de celles qu’on applaudissait sous les tyrans ; pourquoi, sous le règne des Denys, un patronage analogue à celui de Gélon et de son frère n’a pas suscité des continuateurs d’Épicharme et de Phormis. Peut-être le caractère de leur tyrannie, moins glorieuse, moins magnifique, moins libérale pour les arts et la poésie ; peut-être surtout la déchéance rapide de Syracuse, tout occupée de discordes, épuisée par les guerres civiles et extérieures ; peut-être la mollesse et la mobilité des Syracusains, plus avides de plaisirs sans cesse renouvelés que capables d’encourager les efforts soutenus dans l’invention des œuvres d’art, et bien vite tombés, sous l’influence du climat, au rang des cités commerçantes de l’Asie-Mineure, les empêchaient de produire des poètes. Les confréries ambulantes d’artistes dramatiques suffirent à leur goût pour les spectacles ; et ils semblent même à cet égard être restés inférieurs aux Tarentins, qui, à défaut d’un Ménandre, eurent Rhinton et ses imitateurs avec leurs tragi-comédies.

Voilà les raisons historiques. Quant aux raisons d’art, il n’en existe aucune. Les œuvres d’Épicharme avaient en elles-mêmes une incontestable valeur. Il se peut qu’Ottfried Muller ait pris trop au sérieux un mot de Platon qui, en se jouant et pour le besoin de sa cause, fait du poète sicilien le premier des comiques ; mais il ne faut pas non plus trop déprécier ce qui a pu donner lieu à cette exagération. Non, l’invention d’Épicharme n’a pas péri : elle a été conservée et achevée par les Attiques, d’abord pendant la période de la comédie politique elle-même, où les imitations de la comédie sicilienne sont encore frappantes malgré la pauvreté des fragmens, et surtout dans la moyenne et la nouvelle comédies, qui sont les continuations directes de la comédie d’Épicharme.


Jules Girard.
  1. C’est l’interprétation donnée par M. Lorenz dans son livre sur la Vie et les Écrits d’Épicharme.