Un poème de la vie moderne en Angleterre

Un poème de la vie moderne en Angleterre
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 8 (p. 322-353).

UN POEME


DE LA VIE MODERNE


EN ANGLETERRE




AURORA LEIGH, by Elisabeth Barrett Browning ; 1 vol. in-8o, Chapman and Hall, London 1857.





Nous parlons rarement de poésie et d’œuvres poétiques : ce n’est point cependant par indifférence personnelle pour cette forme si élevée et si étendue du génie humain, c’est par la crainte que nos lecteurs ne partagent ni notre enthousiasme ni notre plaisir. Il nous semble toujours apercevoir le geste de dépit du lecteur et lui entendre poser cette question menaçante : « Quel rapport cela a-t-il avec notre vie et nos mœurs, avec notre manière de parler et d’agir ? Les mots de droit et de devoir, d’amour et de vertu, résonnent, il est vrai, à mon oreille ; mais je ne saurais les faire descendre jusqu’à mon humble individu, et il me semble que s’ils ont un sens pour moi, je ne le connaîtrai que dans une planète supérieure, et lorsque j’aurai quitté les conditions, de la vie terrestre. En attendant, je suis un profane, un personnage sublunaire, et je suis forcé de rester dans la situation, peu idéale j’en conviens, où le sort m’a placé. Si les poètes n’ont rien à me dire qui me touche directement, s’ils n’ont à me présenter aucun miroir qui réfléchisse une image à peu près exacte de mon individu, pourquoi perdrais-je mon temps dans leur compagnie ? Et s’ils sont si dédaigneux de ma chétive personne, qu’ils ne puissent consentir à parler un langage que je puisse entendre, pourquoi ne serais-je pas aussi dédaigneux qu’ils le sont, et ne répondrais-je pas à leurs impertinentes sublimités en les laissant se parler à eux-mêmes ? Faites des soliloques, mes amis, faites des soliloques. »

Faites des soliloques ! Les poètes suivent ce conseil, ils chantent pour eux, et ils se chantent eux-mêmes, eux, leur personne physique, leurs affections, leurs émotions, leurs rêveries. Alors cependant un nouveau dialogue s’engage : « Eh quoi ! la poésie, — ce fleuve immense aux eaux sacrées, qui jadis réfléchissait dans ses flots, radieux comme la lumière et mouvans comme la vie, les paysages, de ses rives, les combats des héros, les beaux visages des déesses et des nymphes, et le ciel entier avec ses astres, — par quel miracle ne peut-elle plus réfléchir qu’une seule image à la fois, et s’est-elle rapetissée au point de n’être plus que la fontaine de Narcisse ? La voilà maintenant devenue comme un miroir déposé dans l’appartement d’une jolie femme. Vous y regardez complaisamment votre visage pour y surprendre la douceur de tel sourire, le rayonnement de tel instant de bonheur, les traces laissées par les larmes versées ; que sais-je ? bien pis encore, pour y surprendre mélancoliquement les rides et les plis qui se forment, la beauté qui s’efface… Égoïstes, c’est toujours votre personne que réfléchit la poésie ! Était-ce là sa mission ? Impartiale, impersonnelle, saintement indifférente, la voilà devenue partiale, personnelle, tristement passionnée. La poésie ainsi diminuée est-elle bien toujours la poésie ? A-t-elle le droit de m’importuner de vos aventures, et n’ai-je pas assez des miennes ? Elle est peut-être bonne pour vous, mais laquelle de mes douleurs et de celles des autres hommes guérira-t-elle ? Et que m’importe après tout que vous soyez beau ou laid, bon ou méchant, heureux ou malheureux ? Gardez pour vous et fermez à double tour de clé cette folle passionnée qui, dans ses ardeurs amoureuses ou jalouses, donne le scandaleux spectacle de s’en aller raconter aux passans les séductions ou les faiblesses cachées de son amant. »

Tel est le double reproche que l’on peut entendre faire chaque jour à la poésie de notre temps ; l’une et l’autre accusation sont fondées, mais la première a seule une importance sérieuse, et elle a en outre cet avantage d’être répétée moins souvent que la seconde, et par des lèvres moins vulgaires. Bien loin de reprocher aux poètes leur égoïsme, leurs sentimens subjectifs, comme on dit aujourd’hui, nous leur conseillerions au contraire de ne pas franchir ce domaine intime, et de ne pas prêter l’oreille à d’autres voix qu’à celles qui chantent en eux. À cette condition, mais à cette condition seulement, ils seront vrais, touchans, humains ; bien plus, c’est à cette condition seulement qu’ils me renverront un écho affaibli de mes propres sentimens et me reproduiront quelque chose de ma manière de vivre. Tout leur fait une loi de cet égoïsme qu’on leur reproche tant, le milieu dans lequel ils vivent, les élémens dont se compose notre société, les nécessités mêmes de l’art. Ils doivent être égoïstes s’ils veulent être vrais et s’ils veulent intéresser. La raison en est assez curieuse ; elle est même instructive et peut expliquer pourquoi de toutes les formes poétiques la poésie lyrique a seule pu prospérer de nos jours.

Quand la poésie n’est pas purement lyrique, elle n’est pas tout entière dans le poète : il y en a une partie qui est tout extérieure, étrangère à lui, nationale ou humaine, et dont peuvent se vanter à bon droit les plus vulgaires de ses contemporains. La poésie épique et la poésie dramatique, quand elles se produisent, supposent donc, tout comme la grande peinture ou la grande sculpture, un milieu historique particulier, une société où la poésie n’est pas tout entière dans l’âme du poète, où il y a une concordance merveilleuse entre ses pensées et celles de ses contemporains, et où de toutes parts de belles formes et de beaux types se présentent à lui comme heureux de s’offrir pour servir à l’expression de ses rêves. Qui ne voit, par exemple, qu’une bonne partie de la poésie de Shakspeare appartient au moyen âge expirant, qu’une bonne partie de la poésie de Calderon appartient au catholicisme espagnol, et que l’Italie de la renaissance a fourni à l’Arioste ses palais, ses paysages et ses fêtes ? Le génie du poète ne s’exprime aisément en dehors de la forme lyrique que lorsqu’il a sous la main une assez grande quantité de symboles et d’images pour donner un corps à ces milliers d’âmes qui parlent en lui, en un mot lorsque son époque est poétique elle-même. Un exemple éclaircira notre pensée. Le poète pense noblement : s’il veut exprimer sa pensée d’une manière impersonnelle, et s’il ne veut pas créer cependant un personnage abstrait et de convention, il doit incarner cette pensée dans un contemporain et la placer sur ses lèvres. Son langage, quelque élevé et nouveau qu’il soit, doit cependant être assez familier aux hommes de son temps pour qu’ils n’en soient pas étonnés. Quand les gentilshommes de Shakspeare causent entre eux, j’écoute des pensées plus élevées que celles des gentilshommes anglais du temps d’Elisabeth et rendues avec un accent qu’ils n’avaient pas et que nous n’avons pas, hélas ! dans la vie ordinaire ; mais je me dis que ces pensées et cet accent n’étaient pas en complète désharmonie avec certains spectateurs choisis qui, s’ils n’ont pas parlé ainsi, auraient pu cependant parler ainsi ; je me dis encore qu’un heureux concours de circonstances permettait à ces spectateurs de s’élever à ce raffinement d’âme, le titre, la naissance, la richesse, l’habitude des cours, des combats, et de tout ce qui peut donner à la vie de la noblesse et de la grâce. Le dernier mendiant du moyen âge, s’il n’avait pas parcouru comme Dante les cercles du monde mystique, ne trouvait cependant rien dans les visions du poète qui fût en contradiction avec ce que son âme avait obscurément rêvé. Ainsi, lorsque le poète ne veut pas se contenter d’exprimer ses pensées personnelles, il faut qu’autour de lui il trouve des formes séduisantes, des personnages auxquels il puisse prêter la noblesse de son langage, des cœurs capables de sa puissance d’affection ; en un mot, il faut qu’il trouve en dehors de lui une image des choses idéales. La poésie impersonnelle suppose donc toujours un milieu où le poète peut aisément se faire l’interprète d’autres sentimens que les siens, et où il trouve en abondance autour de lui des sourires, des regards, des attitudes, des gestes qui lui permettent d’envelopper les plus délicates nuances de sa pensée.

Mais aujourd’hui où trouver la poésie ailleurs que dans son âme et çà et là dans la nature ? Si la poésie voulait s’aviser, comme à d’autres époques, de reproduire nos mœurs et notre manière de vivre, à quels singuliers résultats n’arriverait-elle pas ! Prise en masse, notre époque n’a rien que de très prosaïque ; la vulgarité y abonde, le mesquin y pullule ; ni le bien, ni le mal de nos jours n’offrent de ressources à l’imagination du poète, et ne peuvent se traduire en types capables de rester dans la mémoire des hommes. Que faire, par exemple, des vices de cette population innombrable qui agiote, tripote, se démène et s’agite pour arriver non pas même à la gloire du crime, mais à la plate notoriété du déshonneur ? Pure canaille tout cela, indigne du moindre intérêt ! Que faire des vertus de cette honnête population qui travaille consciencieusement, qui ne fait point le mal volontairement, mais qui le laisse faire, qui ne sait point haïr, mais qui sait détester, qui ne sait pas souffrir, mais qui sait endurer, qui aime par habitude et par raison, à laquelle ni la joie ni la douleur n’arrachent un accent, une vibration, une larme : monde d’honnêtes gens parfaitement recommandables, mais parfaitement indignes de tout autre sentiment que celui d’une banale estime ? Il n’y arien d’ingénieux, rien d’imaginatif, nulle perversité grandiose,.nulle irrésistible chimère chez nos coquins ; il n’y a rien d’héroïque, ni d’idéalement vertueux chez nos honnêtes gens. Vices et vertus ont le même caractère et méritent la même terrible dénomination : insignifiance. Quant à l’aspect général de notre société, il n’est pas non plus bien séduisant. Rien ne lui ressemble plus que l’aspect de nos villes modernes. Imaginez Paris et Londres par une soirée d’hiver ; que voyez-vous ? Une suite indéfinie de rues régulières, sans rien de brusque et d’imprévu, pas d’étoiles au ciel, des lumières blafardes et artificielles à l’ombre desquelles errent les gardiens de la sûreté publique, une chaussée garnie d’un doux tapis de boue liquide dans laquelle piétinent les passans, et d’où ils sortent tous fort prosaïquement crottés. Telle est aussi notre société, régulière et uniforme comme nos rues, ayant pour tout idéal de gouvernement une bonne police, aussi morne qu’une nuit pluvieuse, ni très morale, ni très immorale, dans ses mœurs générales, n’ayant aucune audace ni aucune fantaisie. On peut défier le poète le mieux doué d’exprimer la manière de vivre de cette société, et d’y trouver en nombre suffisant les formes nécessaires au revêtement de ses pensées. S’il veut encore malgré son temps être poète, qu’il ne s’adresse pas au monde social, qu’il s’enferme en lui-même ; là, il a quelque chance de trouver la poésie qu’il chercherait vainement ailleurs. Quand extérieurement la matière poétique manque, et que la société générale est prosaïque, où la poésie peut-elle se trouver, sinon dans l’âme de l’individu ?

Cette apparition de la poésie individuelle constitue un fait historique de la plus grande importance. Elle constate la disparition de tous les grands élémens poétiques dans la société, de toutes les grandes institutions religieuses, en un mot la disparition de l’idéal de la vie des peuples. Elle indique que le poète n’est plus aidé dans l’expression de ses sentimens par les actes de ses contemporains, et que dans sa recherche de l’énigme du monde la foi de ses semblables ne lui est d’aucune ressource. Il est seul et doit tout tirer de lui-même. Alors il arrive que ses chants, inspirés par un sentiment tout personnel, et qui n’a pas rapport à la vie de la plupart de ses contemporains, étonnent plus qu’ils ne ravissent. La foule écoute surprise ces accens d’un compatriote, plus inconnus pour elle que ceux d’un idiome étranger. Elle n’y retrouve ni ses soucis, ni ses préoccupations, ni sa vie affairée et grossièrement active ; si elle bat des mains, c’est par politesse, pour ne point paraître ignorer ce qu’elle ignore parfaitement ; elle bat des mains par la même raison qui pousse un parvenu à montrer une bibliothèque dont il ne lit jamais aucun livre. Et au fond cependant les dédains de la foule ont quelque chose de légitime : si le poète ne lui dit rien de sa vie, quelle communication peut s’établir entre eux, quels liens sympathiques, quelle communauté de pensée ? Voyez au contraire de quelle faveur croissante de siècle en siècle la foule entoure le roman, ce genre véritablement moderne, et qui a déjà remplacé toutes les autres formes littéraires par lesquelles s’était exprimée la pensée humaine, alors qu’elle aimait à porter son regard sur des choses plus belles que la réalité. Le roman est notre épopée à nous, épopée d’un âge sans héroïsme, sans idéal, et d’un âge très compliqué. Seul il nous reproduit quelques-uns des traits de notre existence, seul il est susceptible d’en exprimer les vulgarités et les bassesses. D’accord avec les instincts de la foule, il n’a pas pour elle de dédains aristocratiques ; il parle son langage, il ne recule pas devant la description d’une batterie de cuisine et d’un costume fané, il ne rêve pas de l’éden ou de l’empyrée, il parle de la rue, du salon ou de la mansarde. Son idéal, quand par hasard il en a un ne dépasse pas de beaucoup le rêve assez prosaïque et généralement facile à satisfaire de Mme X…, ou la chimère de bonheur assez plate après laquelle le jeune Z… court depuis huit jours, et qu’il rencontrera très prochainement, je le lui promets, s’il a seulement quelques semaines à perdre et quelques paires de bottes à user sur les pavés de Paris. Si vous arrêtez le premier passant venu, et que vous lui demandiez quel est l’homme auquel il voudrait ressembler, vous êtes sûr de voir sortir de sa bouche le nom d’un héros de roman. Je ne sais en vérité qui a pu nous accuser d’orgueil, nous sommes bien modestes au contraire ; nos aspirations ne vont pas plus loin que le désir de ressembler à tel personnage que nous nous représentons fort bien sans le secours d’aucun rêve intérieur et avec nos yeux de chair et de sang.

Ne disons cependant pas trop de mal du roman, il est trop en rapport avec nos mœurs pour qu’il ne soit pas dangereux d’en médire. Il nous offre à tous un idéal facile et à la portée de notre main. C’est lui qui a fourni à bon nombre de femmes leur provision de sentimens, à bon nombre de jeunes gens leur petit bagage d’illusions ; c’est grâce à lui que tant de gens ont eu un type de perfection qu’ils ont désiré atteindre, prétention qui leur a prêté un air intéressant. Il y a donc une concordance merveilleuse entre le roman comme genre littéraire et notre vie moderne ; ce que nous désirons, c’est aussi ce que ses personnages désirent ; la réalité dans laquelle nous marchons est aussi celle dans laquelle se crottent ses héros, le miroir qu’il nous présente réfléchit bien notre visage. Il y a plus, nos sentimens, nos amours, nos haines, ne peuvent être enveloppés et représentés que sous cette forme ; sous toute autre, ils seraient ridicules. Allez donc mettre en poème dramatique la Bourse, ou les joies et les infortunes de vos voisins, vous obtiendrez le même succès et vous ferez preuve d’autant de goût que si vous mettiez en prose les monologues d’Hamlet, ou si vous coupiez l’Iliade en chapitres de roman. La nature de nos sentimens en un mot est telle qu’elle résiste à une expression poétique.

Je sais toutes les objections qu’on peut faire, et surtout que les poètes ne se décourageront pas, et continueront leurs tentatives de poétisation de la vie contemporaine. Je n’ai qu’un mot à dire à ce sujet. J’ai été frappé de voir quelquefois des hommes parfaitement honorables et méritans, mais simples bourgeois d’ailleurs, porter la décoration de la Toison-d’Or, et leur audace m’a toujours frappé. Ils en étaient parfaitement dignes, je le crois ; seulement cette distinction avait été inventée pour d’autres personnages qu’eux et pour des personnages animés dépassions et de pensées qui ne seront jamais les leurs. Il est certaines choses qui n’ont toute leur valeur que lorsqu’elles ont rencontré un possesseur légitime et naturel. Or, toutes les fois qu’on parle devant nous de mêler la poésie à notre vie contemporaine, nous ne savons pourquoi nous pensons involontairement à ce spectacle blessant de la Toison-d’Or portée par nos modernes bourgeois.

Est-ce à dire cependant que toute poésie ait disparu d’au milieu de nous ? Non, sans doute ; çà et là on rencontre des hommes et des femmes qui pensent avec élévation, qui sentent avec passion et expriment avec force ce qu’ils ont senti, et qui, lorsque nous voulons les caractériser, appellent invinciblement sur nos lèvres l’épithète de poétiques. Jamais à aucune époque il n’y a eu peut-être autant d’hommes tourmentés d’une fièvre généreuse, aussi noblement inquiets, et auxquels puisse mieux s’appliquer le nom d’idéalistes. Seulement ce ne sont que des individus, les masses ne participent en rien à ce caractère poétique ; la vie générale n’est nullement en rapport avec cette disposition de l’âme et n’en est nullement affectée, et ces individus eux-mêmes ne sont poétiques que d’une manière tout individuelle, d’une manière lyrique, si nous pouvons nous exprimer ainsi. Leur poésie est tout intérieure et abstraite. Il y a un désaccord profond entre leurs pensées et leurs actes ; les aspirations seront grandes, les habitudes seront forcément vulgaires ; les paroles seront éclatantes d’éloquence, les gestes témoigneront d’une vie contrainte, anti-naturelle ; en un mot, le milieu extérieur dans lequel devra s’agiter tout ce peuple de sentimens et de pensées sera grossier et mesquin. Une foule de circonstances concourront à établir ce désaccord : les exigences matérielles de la vie, qui sont devenues et qui deviendront de plus en plus l’affaire importante de l’existence, l’absence forcée de loisirs qui en résulte, l’extrême réserve que commande l’indifférence générale, l’indignité de sentimens des cœurs qui vous approchent, la rareté extrême des personnes auxquelles on peut confier, sans crainte de passer pour chimérique ou emphatique, les secrets d’une âme tourmentée, la solitude forcée qu’engendrent de telles contraintes, et le désenchantement qui en est la conséquence, et qui vous rend odieux à la fin, en les enveloppant de ses teintes grises, les sentimens qui vous étaient le plus chers. Toutes ces circonstances déplaisantes (seule épithète qui puisse être appliquée au milieu dans lequel nous sommes condamnés à vivre) ne sont point propres à développer en nous les élémens poétiques qui y sont contenus ; cependant, si en dépit de ces circonstances ils persistent à vouloir se produire hors de notre âme, ils n’en sortiront que déformés, chétifs, aussi amincis et réduits que possible. Du despotisme des vulgarités prosaïques naîtra une poésie d’un genre particulier, maladive et malsaine, misanthropique et mélancolique ; les sentimens torturés, refoulés, se plaindront et crieront, et les derniers accens de la poésie naîtront ainsi du triomphe de la prose, que, dernière misère, ils seront chargés de constater : si bien que la poésie n’aura plus alors d’autre raison d’exister que cette plainte même de ne plus se rencontrer nulle part. Elle ne vivra plus que pour accuser sa disparition, et, plus malheureuse que Cérés à la poursuite de Proserpine, elle ira par toute la terre criant son nom, demandant si par hasard on ne l’a point rencontrée ; ombre à la poursuite d’une ombre, écho répétant le bruit d’un écho !

L’histoire littéraire de notre siècle est là d’ailleurs pour constater que la poésie n’est et ne peut être qu’une œuvre personnelle. Les deux grandes manifestations poétiques de notre époque sont l’Allemagne et l’Angleterre depuis Byron jusqu’à nos jours, et l’une et l’autre témoignent de cette tendance invincible. Les conceptions poétiques allemandes, même dans ce qu’elles ont de plus général, sont des conceptions absolument individuelles et abstraites. Le poète expose à ses contemporains sa manière de comprendre la vie et le monde, il leur chante son propre système, mais il n’est pas pour ainsi dire en rapport de communauté de croyance avec eux. Cependant au premier abord, et quand on n’y regarde pas de très près, ce phénomène est moins frappant pour la poésie allemande que pour toute autre, car si elle n’a pas de rapport immédiat et direct avec la vie extérieure et les mœurs des contemporains, elle en a un plus éloigné avec les instincts de la race au milieu de laquelle elle est née. C’est ce rapport occulte et mystérieux entre les instincts nationaux et les conceptions des poètes qui a conquis à cette poésie savante la grande popularité qui ne s’accorde et ne s’est accordée jusqu’à présent qu’aux œuvres naïves et spontanées. En outre, la poésie allemande n’a jamais déserté entièrement le terrain populaire, si nous pouvons nous exprimer ainsi : née de la plus profonde analyse, elle a toujours respecté cette condition de l’art qui exige un rapport étroit entre les conceptions du poète et les idées connues de la foule, et elle a toujours fait un grand effort pour envelopper des pensées abstraites, tout à fait neuves et audacieuses, que l’homme le plus lettré aurait eu peine à comprendre, si elles lui avaient été présentées nues, dans de vieilles histoires que savait par cœur le dernier enfant des villages allemands. Traditions populaires, légendes, contes nationaux ont été le revêtement extérieur des conceptions poétiques, et Ont préservé la poésie de cette sorte d’isolement abstrait et de solitude lyrique dans lesquels se sont complu les poètes d’autres pays. Là encore, et pour la dernière fois, il y a eu un certain rapport, à la fois intime et familier, entre les poètes et la foule.

La séparation est bien plus marquée en Angleterre. Les poètes allemands exprimaient encore des pensées et des sentimens individuels, qui s’adressaient aux masses et qui étaient enveloppés d’un vêtement national. Les poètes anglais n’expriment plus que des sentimens individuels qui s’adressent à des individus ou a des fractions infinitésimales de la société, à des partis, à des sectes, que sais-je ? quelquefois même à de simples coteries littéraires. Le dernier mot de la poésie est dit sous trois formes différentes par trois grands poètes, Wordsworth, Byron et Shelley. Tous trois disent adieu à la société qui les environne, et se réfugient au sein de la nature ou dans la solitude de leur esprit.

Byron, mécontent de ce qu’il voit, et ne trouvant même pas autour de lui la corruption qu’il désire, se sépare d’une société dont il méprise également les vices et les vertus, imagine un monde romanesque qui n’a aucun rapport avec le monde réel, et le peuple de ses chimères et de ses rêves. Il n’exprime rien que ses désirs, ses imaginations et ses déceptions. Le résumé de tous ses chants, c’est que nous sommes putréfiés de civilisation, que nos libertés constitutionnelles ne valent pas les libertés de la nature, que nos droits politiques ne valent pas l’indépendance sauvage, que nos raffinemens les plus délicats ne valent pas les francs élans des instincts spontanés. Nous sommes embrouillés dans un écheveau inextricable de droits et de devoirs qui enlèvent toute beauté à nos actions ; nos vertus s’en ressentent, elles n’ont plus rien de désintéressé et de majestueux, elles portent un air cafard qui leur est commandé par les vices d’autrui, un air renfrogné d’officier de justice et de magistrat pédantesque ; quant à nos vices, rusés et mesquins, ils sont ce qu’ils doivent être dans une société encombrée de lois artificielles, de coutumes, détritus des siècles, de préjugés, conséquences d’une vie où ne se laissent jamais apercevoir l’égalité ou l’inégalité de la nature, mais bien une égalité et une inégalité de convention.

Nous périssons par trop de civilisation, la vie en est étouffée, — voilà le cri éternel de Byron. Wordsworth, plus calme et plus confiant dans les desseins de la divine Providence, refuse de croire que la poésie est morte à tout jamais. Que fait-il cependant ? Il se retire, lui aussi, de la société et s’en va dans la solitude chercher la poésie là où il croit qu’elle peut se trouver encore. Il entame avec la nature une conversation singulièrement intime et subtile, et fait subir à chaque objet un interrogatoire minutieux pour lui arracher son secret. Convaincu que la poésie doit être encore quelque part dans ce monde, il emploie pour la découvrir une patience, une dextérité, une sagacité extraordinaires. Jamais pêcheur, jamais chasseur habile n’ont été mieux pourvus de ruses, n’ont mieux connu les courans propices et n’ont mieux su battre les buissons. Sur le bord des lacs, à travers les halliers, sur les fossés des grandes routes, Wordsworth, candidement ingénieux, innocemment rusé, s’en va à la chasse au sonnet. S’il rencontre une lueur furtive, il la note ; si l’eau se ride sous un frisson imperceptible, il est content ; s’il aperçoit un insecte habile à se sauver de l’océan de rosée contenu dans une feuille d ! arbre, son cœur de poète déborde d’émotions élégiaques ; mais les jours où il a le bonheur de rencontrer quelque voiturier ou quelque meunier qui ait à lui faire part d’une joie ou d’une douleur humaine, si petites qu’elles soient, ces jours-là sont marqués d’un caillou blanc. Ce sont les jours des rencontres homériques, les jours où il peut chanter le redeunt saturnia régna de la poésie. Que de soin et de vigilance pour poursuivre les faibles traces d’une poésie rebelle et qui fuit toujours ! Quel empressement à profiter de toute occasion ! quels accens de reconnaissance pour le peu d’émotions que la nature a bien voulu lui donner ! Le cœur finit par être touché de cette piété et de cette candeur qui ne veulent rien laisser perdre des beautés de l’œuvre divine ; mais cette poésie si originale et qui passe de l’idéalisme le plus quintessencié au réalisme le plus descriptif, qui cherche des émotions naturelles par des moyens artificiels, est elle-même une preuve de la décadence de la poésie générale. Elle constate deux choses, la disparition des larges, grandes et faciles émotions poétiques, et la difficulté pour le poète de trouver la poésie ailleurs qu’en lui-même. L’originalité de Wordsworth consiste en ceci : qu’il n’a pas voulu croire entièrement à la poésie subjective, qu’il a pensé qu’elle existait dans les objets naturels, si elle n’existait pas toujours dans la société humaine. Vains efforts ! c’est son âme même que le poète nous donne, c’est son image que reflètent les lacs, ce sont ses sentimens qui glissent mystérieux avec les rayons furtifs de la lumière, et ce que vous prenez pour le bruit confus du silence des nuits, c’est le murmure même de son cœur. Il est impossible d’être plus individuel, plus subjectif en ayant autant la bonne volonté de conserver aux choses extérieures leurs droits poétiques, si nous pouvons nous exprimer ainsi.

Glaneur patient de toutes les parcelles et de tous les fétus de beauté qu’il rencontre, Wordsworth enfin semble avoir écrit pour ruiner sa propre croyance et pour démontrer combien sont rares, épars, hachés menu, les élémens poétiques qui existent encore dans le monde. Avec Shelley, nous arrivons au triomphe complet de la poésie subjective et des conceptions purement personnelles. Plus noblement passionné que Byron et aussi dédaigneux que lui du monde qui l’entoure, il ne vit qu’avec les fantômes de son imagination. Byron avait des passions de chair et de sang, et ces passions prêtaient à ses chimères quelque chose de tumultueux qui donne l’illusion de la vie ; Shelley n’a que des passions d’esprit, et ses créations se posent devant lui comme d’irrésistibles et puissantes hallucinations. Ses personnages sont des symboles, des visions de l’âme ; il ne s’inquiète pas, comme Wordsworth, d’interroger minutieusement la nature, de chercher le rapport exact qui unit les sentimens à l’objet qui les fait naître, il parle à la place de la nature, et écoute dans le tumulte des orages, ou dans le frémissement voluptueux des forêts, les accens des tempêtes de son âme et la voix de ses rêves de bonheur. Toute la nature ne parle que de lui, par lui et pour lui. Le vent du nord souffle âpre comme sa destinée ; quand les roses s’effeuillent, ce sont ses émotions sensuelles qui tombent, et quand les astres s’allument, ce sont ses nouveaux désirs, idéalement radieux, lumineusement austères, qui apparaissent. Oh ! que nous sommes loin de la petite Angleterre, des mœurs anglaises, des croyances anglicanes ! Nous voilà dans la société d’une âme qui a pris possession de l’univers entier, si bien que nous ne pouvons plus avancer d’un pas sans entrer dans ses domaines, et que nous faisons pour ainsi dire partie du troupeau d’ombres muettes qui composent la suite de ce roi du monde idéal. Mais un phénomène contradictoire se produit alors : à force d’être personnel et subjectif, Shelley devient pour ainsi dire impersonnel ; à force d’absorber la nature, il s’absorbe lui-même en elle. De même, à force de dédaigner le monde extérieur contemporain et de s’en tenir au monde intérieur qu’il habitait, il rejoint la réalité elle-même. Son triomphe est d’avoir atteint quelques-uns des secrets de la vie moderne en se précipitant tête baissée dans l’idéal abstrait. Personne n’a mieux exprimé que lui nos pressentimens, nos désirs, et ces appels désespérés de l’âme orpheline de toute croyance, veuve de tout amour, vers un avenir meilleur et une beauté morale inconnue. Seulement c’est toujours notre vie intérieure qu’il chante, notre vie lyrique, et encore la partie de cette vie qui s’adresse à l’avenir, non celle qui s’adresse à un présent méprisé, dont il ne s’occupe que pour nous dire combien il en souffre et combien sans lui seraient moins lourdes les ailes de son esprit.

De ces trois grands poètes dérivent tous les poètes anglais contemporains. Ajoutez-y John Keats, le poète favori de mistress Browning, Keats, qui de tous les poètes anglais a le mieux compris peut-être cette idée de Goethe, qu’il suffit à une pensée d’être exprimée musicalement pour être poétique, dont les sentimens pudiques et chastes s’enveloppent et se cachent sous des flots de douce harmonie. La liste ainsi sera complète. L’influence des trois grands poètes que nous avons nommés a été fort inégale : celle de lord Byron s’est heureusement arrêtée au monde qui pouvait la ressentir sans trop de dangers, et n’a guère agi que d’une manière indirecte ; celle de Wordsworth a été accidentelle ; la plus considérable des trois a été celle de Shelley, et il faut constater le fait à la louange des écrivains et des poètes de la Grande-Bretagne. Chez nous, l’influence de Byron, qui a été si puissante, l’aurait été bien davantage encore, s’il eût été notre compatriote. Les écrivains et les poètes anglais ont vite compris que ces chimères sataniques n’étaient point faites pour eux, et que ces déguisemens romanesques, convenables peut-être pour un Gordon, ne feraient que les affubler disgracieusement ; aussi n’y a-t-il pas trace dans les poètes anglais modernes d’imitation directe de Byron[1]. Pareille chose pour Wordsworth, dont l’influence a été fort restreinte, comme il convenait à un poète qui semble fait pour un tout petit monde, semi-ecclésiastique, semi-laïque. Dans Shelley au contraire, les écrivains trouvaient le type d’un poète dégagé de tout costume de caste et de secte, dont les sentimens ne tiraient leur noblesse que d’une source divine, dont les conceptions n’étaient dues à aucune méthode artificielle, bonne seulement pour celui qui l’emploie ; en un mot, ils trouvaient en lui ce qu’ils ne trouvaient pas dans Byron, ce qu’ils ne trouvaient qu’à demi dans Wordsworth : un confrère. C’est lui qui les a initiés à ces mystères d’Isis de la poésie qu’ils chantent aujourd’hui avec une si fiévreuse ardeur ; c’est lui qui leur a appris à se servir des formes matérielles comme de symboles, à attacher un sens moral à chaque apparence charnelle ; c’est lui qui leur a révélé l’hymen de la matière et de l’esprit. Il a été le hiérophante véritable de cette poésie qui considère toutes les formes de ce monde comme des signes visibles, des inductions d’après lesquelles on peut conclure à des réalités invisibles, des auxiliaires qui nous aident à épeler un langage spirituel ; de cette poésie qui, selon le mot expressif de mistress Browning, sait découvrir sur le visage d’un paysan italien attentivement étudié les traits de l’Antinous, comme on découvre une statue grecque quand on l’a dépouillée de la terre qui la souillait, et par derrière cet Antinous deviner et surprendre un ange caché. Ces enroulemens infinis de la beauté, ces échelles et ces hypostases de l’invisible et de l’idéal, ce symbolisme platonique, ces manifestations gracieuses de la vie, — attitudes, sourires, charme des visages humains, — considérées comme les rêves et les pressentimens de la vie véritable qui est cachée en nous ainsi que le papillon dans la chrysalide, tout ce que chantent aujourd’hui les poètes anglais, c’est dans Shelley qu’ils l’ont appris. Depuis M. Tennyson et M. Browning jusqu’aux derniers venus, M. Alexandre Smith et M. Sidney Dobbell, ils dérivent tous de lui en partie. Comme lui, ils sont entièrement subjectifs, lyriques, personnels. Si leurs chants donnent souvent une forte impression de réalité, ne vous laissez pas abuser : cette réalité est celle des images dues à la force de la vision intérieure, ce n’est pas la réalité des faits extérieurs et de la vie familière.

Cette vie familière, si chère aux anciens poètes anglais, si connue d’eux, les poètes modernes ne nous en disent plus un mot. Ils ne nous entretiennent que d’une vie idéale. Ils sentent bien eux-mêmes ce qui leur manque pour être en rapport complet avec leur temps, et ils s’efforcent de mettre en scène des personnages contemporains. Dans l’année qui vient de s’écouler, deux tentatives ont été faites pour élever notre vie moderne dans les régions de la poésie, toutes deux remarquables à divers titres, et de mérite inégal : le poème de Maud, de M. Tennyson, et l’Aurora Leigh, de mistress Browning. Vains efforts ! le poème de M. Tennyson n’est qu’une autobiographie morale, dont les rares personnages passent comme des ombres à peine aperçues. On dirait que M. Tennyson a craint, s’il les accusait davantage, s’il leur donnait une personnalité, de laisser apercevoir leur vulgarité, et qu’il a jugé plus convenable de les noyer dans un clair-obscur poétique, afin que le lecteur pût rêver à son aise et les imaginer tels qu’il lui plairait. Le personnage principal est un pauvre fou, malheureux par abandon et par solitude, qui n’a jamais rien su du monde, et n’a jamais eu d’autres compagnons que les visions qui passent fugitives dans son cerveau malade et les ressentimens amers qui logent dans son cœur ulcéré. Autour de lui viennent se grouper une jeune fille indistincte comme un rêve, qui est un prétexte pour le poète d’agiter les rosiers et les myrtes jusqu’à ce que ses vers soient saturés de parfums, et un frère hautain qu’on aperçoit vaguement à la lueur rapide de deux épées qui se croisent. Çà et là il est fait mention de certains détails de notre vie moderne : il y a bien une banqueroute, mais c’est le souvenir d’une banqueroute ; il y a une fête, mais nous n’y assistons pas, et nous n’en voyons que les reflets ; la guerre de Crimée nous renvoie le retentissement lointain de ses canonnades : sons et échos perdus dans l’air, voilà tout ce que le poète a mis dans son œuvre de la vie moderne. Je me trompe, le poème contient un passage sur notre époque, une invective véhémente contre la société contemporaine, qui a pour but de prouver que cette société est absolument dénuée de grandeur, et qu’elle n’a pas même les vertus boutiquières.

La tentative de mistress Browning est bien plus remarquable et y a été plus heureuse ; Aurora Leigh est bien sous plus d’un rapport un poème moderne. Mistress Browning ne partage en aucune façon les opinions que nous avons émises ; elle se refuse à croire que notre vie soit aussi prosaïque qu’on le prétend. « La perspective, dit-elle en vers admirables, nous fait défaut ; oui, mais chaque âge apparaît aux âmes contemporaines absolument inhéroïque. Le nôtre, par exemple, le nôtre, les penseurs le flagellent (demandez à Carlyle), et les poètes abondent, qui dédaignent de le toucher du bout du doigt : un âge d’étain, — métal mélangé, argent plaqué ; — un âge d’écume, lie d’un généreux passé ; un rapetassage de vieux habits, un siècle de pure transition, ne signifiant rien du tout, ou signifiant seulement que le siècle qui suivra sera honteux de nous, s’il plaît à Dieu. Ce sont là de fausses pensées selon nous, et les fausses pensées enfantent de mauvais poèmes. Chaque siècle, par cette raison qu’il est contemplé de trop près, est mal vu par ceux qui vivent au milieu de lui. Supposons le mont Athos taillé, comme Xercès l’avait projeté, en une colossale statue : les paysans qui auraient ramassé du bois mort dans son oreille auraient aussi peu soupçonné sa forme humaine qu’un troupeau de boucs rongeurs broutant auprès d’eux dans les mêmes broussailles. Il leur aurait fallu reculer de plusieurs milles avant que l’image gigantesque leur fût apparue avec son profil humain bien en relief, son nez et son menton bien accusés, sa bouche murmurant vers le ciel des chansons silencieuses, et nourrie sur le soir du sang des soleils expirans, son grand torse et sa main gigantesque laissant perpétuellement échapper, comme un don de royale largesse, une rivière aux flots d’argent sur les pâturages des campagnes environnantes. Il en est ainsi des temps dans lesquels nous vivons, toujours trop grands pour être vus de près… S’il y a place pour les poètes dans ce monde un peu encombré, je le crois, la seule œuvre qu’ils aient à faire est de représenter leur époque, — non celle de Charlemagne, — cette époque qui vit si vite, aux pulsations si précipitées, cette époque batailleuse, menteuse, fiévreuse, calculatrice, pleine d’aspirations, qui dépense plus de passion, plus de chaleur héroïque entre les glaces de ses salons que Roland avec ses chevaliers à Roncevaux. Détourner dédaigneusement les yeux de nos ameublemens modernes, de nos habits noirs et de nos robes à volans pour soupirer après les toges antiques et le pittoresque, cela est fatal et de plus insensé. Le roi Arthur lui-même était un personnage fort ordinaire pour lady Genièvre. »

Nous sommes en partie de l’avis de mistress Browning. Oui, il est fort inutile de soupirer après le pittoresque et les toges antiques ; si le poète n’a rien à nous dire de notre vie, le mieux pour lui est de garder, le silence. Oui, cette tendance invincible des poètes à se tourner vers un passé éteint est la meilleure preuve de leur impuissance et de leur stérilité ; mais ne serait-ce pas aussi une preuve de la difficulté qu’ils éprouvent à revêtir nos passions et nos mœurs d’un costume poétique ? Est-ce que les conditions de notre époque ne les placeraient pas dans cette situation — de consentir à se taire ou de chercher là poésie là où elle a résidé autrefois ? Mistress Browning n’est pas de cet avis. La poésie existe toujours, pense-t-elle, et si nous ne savons pas la découvrir, c’est par myopie naturelle. Pour le prouver elle a fait un long poème où sont reproduits minutieusement nos petits soucis de chaque jour, le ton de nos conversations, notre style épistolaire, où elle a mêlé avec un art infini les couleurs de la vie vulgaire et celles de la vie idéale. Le résultat auquel elle est arrivée détruit-il cependant les opinions qu’elle combat ? Voyons un peu. Mistress Browning, voulant présenter une image aussi ressemblante que possible de la vie moderne, a été naturellement amenée à unir deux formes littéraires opposées, le roman et le poème ; mais elle ne les a pas si bien fondues ensemble, que nous ne puissions les voir distinctes l’une de l’autre et se contrariant mutuellement. Le roman, qui ne se paie pas de pensées et d’images, ne sert là que de thème à la poésie, et disparaît pour ainsi dire sous ses broderies. C’est en vain que mistress Browning voudrait multiplier les incidens et les épisodes : l’instinct naturel lui dit que la poésie n’a pas besoin de tant de complications et de recherche de mise en scène, que la poésie vit de sentimens simples, qu’une aventure ou un personnage lui suffisent, et que si elle voulait composer un roman, il était plus simple de l’écrire en prose.

Telle est la singulière impression que laisse Aurora Leigh : on y senties difficultés de l’auteur aux prises avec la tâche qu’elle s’est imposée. Si la fable du poème est trop compliquée, il n’y aura plus place pour la poésie ; si la poésie domine trop, adieu à la prétention de présenter une image impersonnelle de la société actuelle ! Heureusement la nature de l’auteur, essentiellement éloquente, lyrique, l’a emporté sur le but poursuivi. La fable du roman, quoique très entortillée, est cependant très maigre, et la poésie au contraire se répand à flots de toutes parts. Les incidens, les épisodes et les personnages ne sont guère qu’un prétexte, qu’une matière poétique, ou mieux qu’une sorte de force motrice qui donne aux émotions l’occasion d’éclater. La fable d’Aurora Leigh est moins que le libretto d’un opéra, moins que le scénario d’un ballet ; le poème véritable, ce sont les effusions, les transports, les méditations de la subtile et profonde Aurora. Nulle part il n’y a dans ce poème cette union intime entre la narration et la poésie qui est le suprême triomphe des grands poètes impersonnels. La poésie ne sort pas directement de l’aventure et de l’incident racontés, elle sort indirectement des réflexions que l’aventure inspire au poète, d’un retour de l’auteur sur lui-même. Ainsi la tentative de mistress Browning pour marier ensemble le poème et le roman aboutit, malgré l’auteur, à l’annihilation du roman, c’est-à-dire de la partie impersonnelle de l’œuvre, et au triomphe du lyrisme, c’est-à-dire de la poésie personnelle. Maintenant les personnages de mistress Browning sont-ils poétiques ? Oui, certainement ; mais comment le sont-ils ? Ils sont lyriquement et non dramatiquement poétiques ; ils sont poétiques par leur nature d’âme et la tournure de leurs pensées, non par leurs actions ; ils sont poétiques à la condition de penser et de parler toujours, de ne jamais agir. La poésie qui est dans leurs pensées ne passe pas dans leurs actions, et la grandeur de leurs sentimens n’est pas en rapport avec les accidens qui traversent leur vie. Ce sont des aventures assez vulgaires après tout que celles que mistress Browning prête à des personnages aussi fièrement doués qu’Aurora et Romney Leigh ; ils méritaient mieux certes de la destinée, et avaient droit à des infortunes ou à des félicités plus grandes. Tant que nous considérons les personnages en eux-mêmes, dans leur nature subjective, ils nous paraissent des titans ; ils vont bouleverser le monde et en changer les lois ; oui, mais nous serons fort désenchantés lorsque nous verrons les moyens que la société leur offre pour la réalisation de leurs rêves. Pauvre Romney ! pauvre Aurora ! Romney s’est proposé un but sublime ; il veut travailler à la réconciliation des classes opposées, et lorsque l’heure de l’action sera venue, il lui faudra se contenter d’établir un simulacre de phalanstère. Aurora est possédée de la soif de l’idéal, elle marche d’un pied fermé vers les sommets inaccessibles ; descendue de son Sinaï pour embrasser le monde, elle cherche un éditeur et fait imprimer ses rêves in-octavo. S’ils veulent rester poétiques, mieux vaut que ces personnages n’agissent pas, car les moyens d’action qu’ils ont à leur portée.ne sont pas en rapport avec les mobiles qui les animent. Ainsi le poème de mistress Browning confirme les deux points que nous avons voulu mettre en lumière : — le spectacle de la société moderne n’offre pour ainsi dire aucune ressource au poète ; — la seule poésie de notre temps est et doit être forcément lyrique, individuelle, intime. Si, au lieu de dire que le monde était toujours poétique, mistress Browning avait dit que l’âme humaine était toujours poétique, son langage eût été plus vrai peut-être, et eût été mieux en rapport avec la donnée de son poème, qui nous présente l’emblème de désirs sublimes aux prises avec de misérables difficultés, et qui constate involontairement le désaccord profond, si sensible aujourd’hui, entre la vie intérieure et la vie mondaine.

Le poème de mistress Browning contient quelques descriptions de la vie du monde heureux, et ces descriptions, toutes brillantes, tout étincelantes qu’elles soient de diamans, de reflets d’étoffes soyeuses, de girandoles et de lustres, nous laissent parfaitement froids. Il n’en est pas de même de la partie de son poème consacrée à décrire les misérables allées où grouille toute une population hâve et affamée. De toutes les peintures de notre monde extérieur, ce sont les plus frappantes et les plus poétiques. C’est un fait remarquable que celui-là : lorsque les poètes modernes veulent suivre les conseils de mistress Browning et s’attacher à la peinturé de notre société, le tableau de la misère humaine envahit aussitôt l’attention, et en lève tout intérêt aux autres descriptions de l’état social. Involontairement l’artiste et le poète, lorsqu’ils descendent de leur idéal abstrait et qu’ils regardent notre société, arrêtent plus longtemps leurs yeux sur ce repoussant spectacle que sur les palais des riches et les fêtes des heureux, Là seulement, quand ils entrent dans le monde extérieur, ils trouvent la matière d’une sombre et sauvage poésie ; là seulement la réalité est accusée et se présente avec des couleurs bien tranchées. La misère possède aussi un autre avantage poétique : elle peut être affreuse, elle n’est jamais vulgaire ; elle peut faire ressentir une impression pénible, elle n’est jamais ennuyeuse. En dehors de ces raisons purement esthétiques, les artistes obéissent peut-être aussi à leur insu à cette tendance invincible de l’époque qui nous pousse à porter nos regards vers les fanges, d’en bas. Quelle que soit la raison du fait d’ailleurs, il existe, et à chaque œuvre nouvelle il ne manque jamais de se présenter implacablement. Le monde des heureux a, paraît-il, cessé d’être intéressant et poétique ; mais Lazare l’est toujours. Dès qu’il se présente, tous se rangent sur son passage, et toute autre préoccupation que celle de sa personne disparaît ; les perles n’ont plus d’éclat, les fleurs n’ont plus de parfums. C’est un singulier spectacle et propre à faire réfléchir que l’apparition perpétuelle de cette tête de mort à notre banquet épicurien, et ce spectacle, nous l’avons revu encore dans le poème de mistress Browning.

Ce poème ne porterait aucun nom d’auteur, qu’il révélerait le cœur et l’esprit d’une femme ; il est en vérité une nouvelle preuve de l’heureuse impuissance où sont les femmes, même d’un rare génie, d’échapper à leur nature. L’esprit a beau être cultivé, raffiné, subtil : l’instinct naïf l’emporte et s’impose à chaque instant au jugement. La vérité et la beauté abstraite suffisent à l’homme, et lorsqu’il a pris le parti de les poursuivre, il s’attache obstinément à elles, sourd à toutes les voix qui ne sont pas les leurs. L’homme d’une ferme volonté peut se passer du monde extérieur. C’est là ce qui le rend capable de toutes les mornes victoires de l’intelligence, ce qui le rend métaphysicien, savant, dominateur politique. Il peut vivre solitaire et remplacer l’amour par l’orgueil. Il n’en est pas de même des femmes : la destinée, qui leur a donné pour armes principales la tendresse et la séduction, leur a nécessairement refusé les bénéfices de la solitude et de l’orgueil. Elles semblent ne pouvoir contempler la vérité et la beauté en elles-mêmes et sans le secours d’un intermédiaire. La nature leur refuse de rester sourdes aux voix qui les appellent, et leur ordonne de jeter sur la route à tout ce qui les réclame leur pitié et leur pardon ; elle leur ordonne de rester fidèles à la vie, à la vie partagée avec des êtres vivans, à la vie sentie dans son intégrité et non divisée arbitrairement en vie morale et en vie physique, comme le fait le sexe pédantesque et fort. Tel semble être pour elles le but de l’existence. De là toutes ces facultés qui portent témoignage d’une nature qui ne peut s’abstraire des êtres environnans ; cette prédominance de l’instinct qui entraîne vers un objet défini sur la réflexion qui permet de le dédaigner ou de le rapporter à un tout général ; cette abondance de détails, signe d’une nature facilement séduite et captivée ; ces flots d’impressions, indice certain que la volonté ne domine pas le cœur ; cette mobilité d’esprit et cette inquiète ardeur que l’on peut observer dans tous les écrits remarquables des femmes. Ajoutez-y la curiosité, qui a toujours pour raison d’être véritable l’envie, le désir de vivre. Toutes ces qualités brillent de leur éclat le plus vif dans le poème de mistress Browning, et la conception première en est à chaque instant dérangée. En vain elle s’efforce d’être calme, de marcher droit au but marqué d’avance : son ardeur, noblement contenue, s’échappe comme un parfum subtil, inutilement renfermé dans un vase de cristal, s’exhale malgré la volonté de son jaloux possesseur. Sa curiosité la porte vers tout objet qui passe et lui inspire le désir de savoir son secret ; tout lui est occasion, de se répandre et d’exprimer son amour, sa haine ou son mépris. Les détails surabondent, et l’on marche avec l’auteur au but fixé, non en droite ligne, sur une route noblement sévère, majestueusement bordée de paysages classiques, et partagée en étapes régulières, mais en zigzags, à travers un méandre aimable et compliqué, en écoutant les longues confidences et en partageant les émotions multipliées d’un cœur inépuisable. On a beaucoup discuté de notre temps sur la différence des sexes, sur le rôle véritable de la femme dans le monde ; mais en vérité si quelque chose pouvait trancher cette difficile, question, ce seraient assurément les livres écrits par les femmes. Ils répondent tous et presque tous sur le même ton : « Le but des femmes, quoi qu’elles fassent, quelque hauts que soient leurs désirs et leurs ambitions, ce n’est pas la vérité abstraite, ni l’idéal abstrait ; c’est la vie. »

Or il se rencontre justement que cette conclusion semble aussi celle de mistress Browning. Son poème a pour but de montrer le triomphe de l’amour sur l’orgueil et la supériorité de la vie sur l’art. Aurora Leigh a cru devoir consacrer toute son existence à l’art ; il lui paraissait indigne de donner à un autre fiancé qu’à ce fiancé immortel les émotions de son jeune cœur. Pour compagnon de sa vie, elle choisit donc l’art ; c’est à lui seul que, s’adresseront désormais ses sentimens, ses pensées et ses prières, et toutes les belles images, dépouilles opimes que sa fantaisie triomphante conquerra sur la nature extérieure, elle les tressera en guirlandes et les suspendra, comme des offrandes votives, aux murailles du sanctuaire qu’elle élèvera à ce dieu vainqueur. Moins curieuse que Psyché, elle se résignera à ne jamais contempler les traits de l’invisible amant ; jamais ne tombera la fatale tache d’huile qui pourrait la séparer de lui. Aurora est pleine d’espérances, et ne soupçonne pas qu’elle pourra un jour n’adresser à ce dieu invisible que des chants pleins de regrets et de larmes amères. Quand elle refuse la main de son cousin Komney Leigh, en lui annonçant la résolution de se consacrer tout entière au but pour lequel la nature l’a créée, elle ne soupçonne guère qu’elle va précisément manquer à la nature et se détourner de ce même but vers lequel elle tend, qu’elle aura besoin d’un miroir sensible pour refléter l’idéal vers lequel elle aspire, et qu’elle brise en ce moment ce miroir, dans ses mains. L’expérience se chargera de punir cette pensée d’orgueil, de lui enseigner que l’effort artificiel et solitaire est impuissant, qu’il nous faut un auxiliaire sensible, et que l’éternel idéal ne se laisse jamais saisir par des mains féminines, si ce n’est dans la personne de ceux que nous aimons. Le moment viendra où vous vous repentirez de cet excès d’orgueil, Aurora, et ce sera le jour où, après des années, vous vous apercevrez que vous n’avez fait que converser avec votre cœur en croyant converser avec l’idéal, le jour où vous direz, comme le poète : Non son che io era, où vous ne reconnaîtrez plus votre image qu’à la majesté du front et à l’éclat du regard, ce charme qui s’éteint le dernier de tous, afin d’illuminer, comme une lampe funèbre, le sépulcre vivant où gît une beauté éteinte ! Ce jour, vous vous écrierez dans la solitude de votre cœur :


« O mon Dieu ! mon Dieu ! ô suprême artiste, qui, en retour de toutes ces merveilleuses beautés de ton œuvre, ne nous demandes comme récompense qu’un mot… ce seul nom : « Mon père ! » Oh ! toi seul tu sais combien elle est terrible à de pauvres femmes, la solitude près d’un foyer silencieux pendant les nuits d’hiver, combien il est amer pour elles d’entendre l’écho lointain, trop lointain, des voix humaines se répandant en éloges sur nos œuvres, louant notre vif sentiment de l’amour et l’abondante passion de notre cœur féminin, de notre cœur, qui ne pourrait pas battre dans nos vers comme il le fait s’il n’était pas aussi présent sur nos lèvres veuves de baisers et présent dans nos yeux mouillés de pleurs inessuyés, parce qu’il n’y a auprès de nous personne pour demander pourquoi ils sont humides… Rester assise seule, et penser pour unique consolation que ce même soir des amans fiancés, se penchant l’un vers l’autre, écoutant doucement à demi distraits, à demi attentifs, les battemens de leur cœur et le bruit de leur haleine, liront avec bonheur quelqu’une de vos pages, et s’arrêteront avec un frémissement, comme si leurs joues s’étaient touchées lorsque telle ou telle stance, répondant à l’état de leur âme, leur semblera rendre leur amoureuse préoccupation, et leur fera dire : « C’est là ce que je sens pour toi… — Et moi pour toi… — Comme ce poète connaît bien ce qu’est l’amour infini ! »


L’accent délicieusement féminin de ce passage vibre dans la plus grande partie des pages du poème ; mais ce n’est pas seulement par la passion et la force du sentiment que le sexe de l’auteur se révèle : on le découvre à mille ingénieux tours de pensées, à l’exquise finesse de certains détails, à la délicatesse des aperçus, à ces tendresses de langage avec lesquelles l’auteur parle de ses pensées, à ces caresses, à ces sourires avec lesquels elle accueille ses propres sentimens, à tous ces gracieux riens si pleins de sens, comme le dit l’auteur lui-même, avec lesquels les mères consolent ou charment leurs enfans. Le passage où l’auteur parle de l’influence heureuse des mères sur le caractère des enfans exprime bien cette poésie insaisissable du tact et de la grâce qui n’appartient qu’aux femmes. La mère d’Aurora était une Italienne qui mourut jeune, et dont les caresses manquèrent à sa fille. Aurora en convenait elle-même : « Si elle avait vécu, disait-elle, ses baisers auraient apaisé de bonne heure les inquiétudes de mon cœur. »


« Mon cœur sentait profondément l’absence d’une mère, et j’allais dans le monde comme un agneau bêlant, oublié à la nuit, lorsque les portes de la bergerie se sont refermées sur le troupeau, aussi inquiète qu’un oiseau dont le nid a été abandonné, et qui grelotte à cause de quelque chose qu’il ignore, mais qui lui manque. Moi, Aurora Leigh, j’étais née pour rendre mon père plus triste et pour m’attrister moi-même. Les femmes seules connaissent la manière d’élever des enfans, elles ont une manière simple, tendre, heureuse d’attacher une ceinture, d’arranger de petits souliers, d’enchaîner ensemble de jolis petits mots qui n’offrent aucun sens, et de placer un sens profond dans des mots complètement vides. Toutes ces choses, quoique des bagatelles, sont les hochets de corail avec lesquels l’enfant s’exerce à la vie. Les enfans apprennent ainsi par de jolis petits jeux la sainte passion de l’amour sans devenir prématurément mornes et solennels, et, s’habituant à voir comme dans un buisson de roses cette flamme divine de l’amour brûler sans détruire une seule fleur, ils deviennent familiers avec l’amour, et n’ont de lui aucune crainte. Tel est le bien que font les mères. Les pères aiment aussi bien ; le mien m’aimait autant, je le sais ; mais ils aiment avec plus de pesanteur d’esprit, avec des âmes, qui ont plus de conscience de leur responsabilité, et ainsi, aimant moins follement, ils aiment aussi moins sagement. »


La jeunesse d’Aurora, prématurément assombrie par l’absence de ces petits soins qu’elle décrit si délicatement, fut bientôt attristée encore par la mort de son père, austère Anglais dont l’amour, dit sa fille, avait transformé la nature commune sans compléter entièrement la métamorphose commencée, et qui, avant de mourir cependant, apprit à la jeune Aurora ce qu’il connaissait le mieux, l’amour et le chagrin. » Il fallut quitter la radieuse Italie avec ses bleues collines et ses belles églises pour une nouvelle patrie, l’Angleterre. Tristes apparurent à la vue de l’enfant les falaises glacées. « Pourrait-elle jamais trouver un foyer parmi ces vilaines petites maisons rouges qu’on apercevait dans le brouillard ? les cieux eux-mêmes semblaient bas et positifs, comme si l’on avait pu les toucher avec la main, et on avait presque envie de le faire, tellement ils ressemblaient peu au cristal céleste du palais de Dieu. » L’enfant arrivé à la résidence de la famille paternelle, et la sœur de son père lui souhaite la bienvenue. Triste compagnie pour un enfant, que celle de cette tante, véritable vieille fille anglaise : front étroit qu’on aurait dit rétréci volontairement pour réprimer les caprices de pensées accidentelles et malséantes ; nez sec et fin ; bouche douce, amère aux extrémités, et parlant d’amour resté sans récompense ; yeux sans couleur qui autrefois avaient pu sourire, mais qui jamais, jamais ne s’étaient oubliés dans ce sourire ; joués conservant encore une rose des étés expirés ! Toute sa vie s’était usée ennuyeusement dans d’ennuyeuses occupations et d’inutiles vertus, et semblable à un oiseau en cage, né en cage, et qui s’imaginerait que sauter de perchoir en perchoir est pour tous les autres oiseaux le dernier terme du bonheur, elle ne soupçonnait pas que l’existence pût être taillée sur un autre modèle que celui de la décence sociale. C’est sous la tutelle de cette tante qu’est tombée la vive et passionnée Aurora ; déjà triste, sa vie s’attriste encore de cette compagnie morose, de l’éducation modèle qu’il lui faut subir, de la tisane morale que lui présentent incessamment dans un vase anglican les doigts glacés de sa tante. C’est une personne toute de convention, cette excellente dame ; son affection est conventionnelle ; elle aime jusqu’à tel degré, et pas au-delà ; sa haine est conventionnelle ; elle hait jusqu’à tel degré, et alors elle s’arrête, de crainte de manquer à son devoir envers le prochain et d’outrepasser ce que, sans interprétation casuistique, lui permettent son prayer book et ses livres de morale religieuse. Aurora subit sans trop de dangers cette éducation et cette compagnie pire pour un jeune esprit qu’une solitude absolue ; sa nature élastique et ardente la préserve et lui permet de résister à cette pression. « Je résistais, dit-elle, grâce à mes relations avec l’invisible ; je tirais de la nature ma nourriture élémentaire et la chaleur nécessaire, semblable à la terre enveloppée dans la froide nuit qui sent encore les feux du soleil, ou à l’enfant qui dans les ténèbres trouve avec certitude le sein où il s’allaite. »

Heureusement cette solitude est animée de temps à autre par un jeune cousin d’Aurora, Romney Leigh, dont l’affection et la tendresse grandissent d’année en année, Aurora et Romney sont parens non-seulement par les liens du sang, mais par les liens de l’âme ; tous deux ont l’esprit élevé et ardent, et tous deux se sont tracé un but digne d’être poursuivi. Cependant la différence du but à atteindre met entre eux une distance qui sera difficilement franchie. Aurora dépeint en deux traits et la nature de son cousin et la nature du but qu’il poursuit : « Nous étions trop rapprochés, nous voyions trop intimement les différences qui nous séparaient. Romney Leigh portait toujours ses yeux en bas pour y chercher les vers de terre ; moi je regardais en haut pour découvrir les dieux ! Sa nature à lui était celle d’un dieu cependant ; les dieux regardent toujours en bas, peu curieux d’eux-mêmes. Et certainement il est bien que je me rappelle aujourd’hui que dans ces jours lointains moi aussi j’étais un ver de terre, et qu’il daigna jeter les yeux sur moi. » Aurora est éprise d’un idéal abstrait ; le spectacle des navrantes réalités de ce monde remplit d’angoisses l’âme de Romney. Un audacieux et chaste evohé est près de s’échapper à chaque instant des lèvres éloquentes d’Aurora ; Romney n’entend que pleurs et grincemens de dents. Il ne veut pas écouter d’autres, voix que celles qui lui parlent des douleurs de ses semblables, il ne veut pas que son cœur palpite sous d’autres sentimens que ceux de la pitié et de la charité. Sa poésie à lui ne sera pas dans les livres, elle sera toute dans la vie et dans l’action, dans les protestations d’un cœur mâle contre les tyrannies sociales, dans les paroles de consolation adressées aux misérables. Quoiqu’il ait les yeux tournés constamment du côté des vers de terre, comme dit Aurora, Romney n’est pas le moins idéaliste des deux ; il rêve même bien mieux qu’Aurora en un sens la gloire de l’artiste, s’il est vrai que cette gloire consiste à mettre en harmonie ce qui est discordant. Frappé des discordances de notre état social moderne, Romney nourrit l’ambition de travailler à y ramener l’harmonie et il exprime ses impressions en termes plus poétiques dans leur amertume que tous les poèmes qu’a rêvés Aurora.


« Oh ! choisissez une plus noble tâche que celle-là, vous belle Aurora aux yeux humides, au sein palpitant, aux lèvres frémissantes ! Nous sommes jeunes, Aurora, vous et moi. Le monde… Regardez autour de nous… ce monde dans lequel nous venons d’être jetés est horriblement gros des péchés de toutes les générations disparues. La pioche de la civilisation grince horriblement sur les os des squelettes et ne peut retourner une motte de terre qui ne soit pas fétide. Tout succès entraîne un insuccès partiel ; tout progrès implique la perte de quelque chose que nous laissons derrière nous ; tout triomphe, quelque chose d’écrasé sous les roues des chariots ; tout gouvernement, quelque mal. Les riches créent les pauvres, lesquels maudissent les riches, et les uns et les autres, riches et pauvres, supérieurs et inférieurs, agonisent ensemble dans le spasme social amené par la crise des âges. Voilà un siècle qui tire sa mission de lui-même ! Nous avons franchi les bornes du temps, il n’y a plus rien à contempler, rien, si ce n’est le riche et Lazare, tous deux dans les tourmens et séparés par un gouffre intermédiaire, où il n’y a point de sein d’Abraham sur lequel on puisse se reposer. Qui donc, étant homme et humain, pourrait contempler d’un œil sec et calme de telles choses et ne jamais tourmenter son âme pour inventer quelque grand remède ? Un remède à ces maux, n’y en a-t-il donc point ni sur la terre, ni dans le ciel ? »


Romney est un idéaliste politique, et, comme tous les idéalistes de notre époque, un utopiste et un réformateur social. C’est un fait à remarquer que cette tendance invincible qui entraîne tant d’esprits noblement doués vers la contemplation des misères sociales. Le champ de l’idéal s’est bien rétréci : autrefois l’idéal dominait dédaigneusement le monde et en façonnait à son gré les réalités ; aujourd’hui les âmes les plus désireuses et les plus éprises du bien ne soupçonnent l’existence possible d’un idéal que par la contemplation des discordantes réalités. Romney est dans le poème de Mme Browning le type de l’Anglais des derniers temps, ce type que nous avons vu se produire sous des formes si excentriques, — aristocrate radical, anglican chartiste, chrétien socialiste, — qui sous toutes ces formes essaie de répondre le mieux possible aux nouvelles aspirations et aux nouveaux besoins, si puissans et si invincibles, qu’ils forcent les plus rebelles à les reconnaître, et qu’ils poussent les lèvres des plus obstinés Anglais à prononcer des paroles telles que celles-ci, qu’on peut lire dans la correspondance récemment publiée de sir Charles Napier : « Le chartisme est battu, mais non vaincu ; Dieu nous préserve qu’il le soit jamais ! »

Romney sollicite la main d’Aurora, mais en vain. Les sentiers qu’ils parcourent pourront bien se rejoindre un jour, mais sont maintenant trop éloignés l’un de l’autre. À vrai dire, Romney Leigh, s’il s’exprime sincèrement et en véritable Anglais, s’y prend bien maladroitement en revanche pour conquérir le cœur d"Aurora. — Soyez mon soutien dans la lutte que je vais entreprendre, lui dit-il. Aidez-moi dans mon œuvre. L’orgueil d’Aurora est blessé ; ainsi elle ne sera jamais pour Romney qu’un moyen, jamais elle ne sera le but même de ses désirs. — Ce que vous aimez, Romney, répond-elle, ce n’est pas une femme, c’est une cause. Ce que vous voulez, ce n’est pas une épouse, c’est un auxiliaire pour une fin qui ne regarde que vous. Votre cause est noble, votre fin est excellente ; mais je me sens indigne et de l’une et l’autre, et je comprends l’amour autrement. « Vous avez une femme que vous aimez déjà, avec laquelle vous êtes déjà marié, votre théorie sociale. Soyez bénis tous deux. Pour moi, je ne suis pas assez résignée pour être la femme de chambre d’une épouse légitime. Ai-je l’air d’une Agar, dites-moi ? » À ces paroles ironiques Romney répond non moins ironiquement qu’il est désolé de lui avoir parlé d’amour sur ce ton, et qu’au lieu de lui dire noblement : « Venez, créature humaine, aimez-moi, et partagez ma tâche, » il aurait mieux fait de tourner un compliment où il aurait introduit les Muses et les Grâces. À tout prendre, ils ont l’un et l’autre une disposition d’âme qui exclut le véritable amour ; ils ne se demandent pas de se sacrifier l’un à l’autre, ils veulent rester libres et se sacrifier l’un et l’autre à un but abstrait. En un mot, ils ont l’égoïsme propre aux idéalistes. Ils se séparent donc tous deux blessés et un peu étonnés peut-être de voir qu’aucun des deux ne consent à s’immoler et à prendre l’autre comme sa suprême fin.

Les années se sont écoulées, la vieille tante est morte, et libres tous les deux, Aurora et Romney marchent chacun dans sa voie. La célébrité qu’elle poursuit, Aurora l’a obtenue à demi, mais au prix de quelles douleurs solitaires, de quel travail incessant mal récompensé par de stériles succès et par les louanges de lèvres indifférentes ! Romney, non moins solitaire qu’Aurora, quoique plongé dans les tempêtes de la vie active, est devenu membre des communes, orateur en renom, fondateur de phalanstères et d’établissemens philanthropiques. C’est là tout ce qu’Aurora sait de lui depuis l’heure où ils se sont séparés ; mais un jour elle reçoit une visite qui lui en apprend davantage. Elle voit entrer chez elle une belle dame anglaise, type accompli de perfection artificielle, une de ces dames « si douces parce qu’elles sont si véritablement orgueilleuses, si maîtresses d’elles-mêmes, et cependant si gracieuses et si conciliantes, qu’il faut un certain effort pour dire la vérité en leur présence ! » — « Elle prononça son nom tout à fait simplement comme s’il signifiait peu de chose, mais quelque chose cependant : — lady Waldemar. » La longue conversation entre les deux femmes est belle et pleine de finesse. Hardiment, et avec une sorte d’ardeur cynique, lady Waldemar confie à Aurora son amour pour Romney Leigh : « J’ai fait ce que j’ai pu pour me guérir, dit-elle ; je suis allée deux fois à Paris, j’ai joué quelque peu, j’ai essayé d’apprendre l’allemand, tout cela en vain. Je m’exprime grossièrement, n’est-ce pas ? Ah ! oui, la grossièreté de la nature, la grossièreté de l’amour, voilà qui mate notre orgueil, Nous belles dames, si parfaitement drapées dans des flots de velours, nous ne sommes pas pour cela des figures de cire. Nous avons intérieurement un cœur, chaud, vif, imprudent, audacieux, aussi prompt à n’importe quel acte insensé que le cœur de quelqu’une de ces couturières en détresse pour lesquelles travaille et soupire Romney. Nous gagnons l’amour ainsi, que les autres fièvres comme le commun des mortels. L’amour ne se laisse pas piper par notre esprit, ni dépasser par la vitesse de nos équipages ; le mien a persisté en dépit de tous mes efforts. » Lady Waldemar humilie son orgueil devant celui d’Aurora, et implore presque sa protection et ses bons offices. Quelque grande que soit la fierté, on est si petit quand on aime, et pour peu que la nature soit basse, on est capable de tant de lâchetés ! Or l’âme de lady Waldemar n’est pas à la hauteur de son rang. Pour posséder Romney, non-seulement elle s’associera à ses travaux et se plongera dans les labyrinthes de la statistique, mais elle aura recours aux stratagèmes les plus noirs et aux artifices les plus condamnables. J’aime et je mens, répond-elle hardiment à Aurora, qui lui rappelle que le mensonge est incompatible avec l’amour. Ce Romney, tant aimé et poursuivi avec tant d’acharnement, va cependant lui échapper. Il se mariera, et son mariage sera le scandale de tout le West-End. Fidèle à ses principes, pensant qu’ils doivent être non-seulement crus par l’intelligence, mais autant que possible vécus d’une manière sensible, il épousera une pauvre fille du peuple qu’il a secourue, jadis dans sa détresse et qu’il a aimée pour sa douceur et sa docilité. On ne peut mieux prêcher d’exemple la fraternité, démocratique et la réconciliation des classes.

Le jour même où.elle a reçu la visite de lady Waldemar, Aurora Leigh sort pour un voyage d’exploration à la recherche de Marian Erle, la plébéienne ; fiancée de l’aristocratique radical Romney. Cela peut bien s’appeler pour elle un voyage d’exploration ; elle passe à travers un monde qu’elle a jadis refusé de connaître, le monde des vers de terre pour lequel Romney dédaignait les idéalités brillantes avec lesquelles Aurora aspirait à vivre. Nous ne retrouverons point là, ô poète, les pittoresques collines et les ruisseaux des muses. Le voile, baissé sur les yeux, Aurora passe dans les allées infectes. Un enfant chétif, éclairé par un rayon de soleil égaré, dans cet antre, jette un petit ricanement à son approche. Du haut d’une fenêtre, une femme aux pommettes rougies, au costume débraillé, à la bouche insolente et lascive, mêle aux atroces invectives qu’elle adresse à une personne invisible des insultes contre Aurora : « Eh bien ! où allons-nous, madame, avec ces damnés petits pieds ? Ah ! ah ! vous cachez votre visage comme si c’était votre bourse ; puisse notre choléra vous saisir et rendre votre visage aussi bleu qu’il est blanc ! » — « Le Christ ait pitié de vous, dit Aurora, vous devez avoir été bien misérable pour être aussi cruelle. » Elle vide sa bourse sur le pavé, et aussitôt de toutes les cavernes voisines sort une population grouillante et tumultueuse, pareille aux sales bouillonnemens de quelque infâme sortilège cuisant dans une marmite de sorcière. Aurora passe rapidement et monte un escalier délabré et obscur. Devant elle enfin se présente la fiancée de Leigh, fleur poussée sur un fumier, et dès les premiers regards Aurora se sent prise de sympathie. « De si douces fleurs, pensé Aurora, peuvent-elles sortir d’aussi grossières racines ? Ce peuple d’en bas peut-il pécher ainsi, blasphémer ainsi qu’il le fait, sentir si mauvais… pouah ! et cependant avoir de telles filles ? »

Marian, à vrai dire, n’était pas précisément belle, mais tout en elle séduisait par un charme enfantin et une radieuse innocence, regard, sourire, douceur des traits, tout jusqu’aux fossettes des joues. Rendant à Aurora la sympathie qu’elle lui avait inspirée, Marian raconte son histoire, une histoire horriblement vulgaire, vieille comme la souffrance, et toujours émouvante ! Elle était née d’un père brutal et d’une mère souvent battue. Lorsque l’enfant eut grandi, un jour sa mère, qui avait été plus battue que de coutume, ayant l’âme remplie d’amertume malfaisante, la prit par la main, et sortit avec elle. Lorsqu’elles furent arrivées au terme de leur course, l’enfant releva la tête et vit un homme qui la contemplait, avec des yeux de bête de proie : « Enfant, enfant, le squire vous parle, répondez-lui, le squire est bien bon ! Soyez aimable avec lui. » À ces mots, l’innocence opéra en elle comme une révélation obscure, la peur la saisit, et, s’échappant des mains de sa mère, elle courut tant qu’elle put et jusqu’à ce qu’elle tombât dans un fossé du chemin. Un paysan la recueillit dans son chariot, tout en proie à la fièvre et au délire, et la conduisit à l’hôpital de la ville voisine. Sa maladie fut relativement un temps de bonheur. Lorsqu’elle fut entrée en convalescence, elle entendit la même personne qui l’avait soignée dire froidement : — Vous partirez la semaine prochaine. — Partir, et pour aller où ?… C’est au moment où elle se posait cette terrible question que Romney fit son apparition dans la salle des malades. Il parcourut les rangs, adressant à tous de sa voix douce des paroles de consolation ; mais après s’être approché de Marian et avoir entendu son histoire, sa voix devint plus douce encore. « Pauvre enfant, ayez confiance en Dieu, dit-il ; il est meilleur pour nous que ne le sont bien des mères. » Il emmena la jeune fille avec lui et prit soin d’elle. Un an s’était passé depuis cette époque, la voix de Romney résonnait claire comme au premier jour dans le cœur de Marian, et l’affection de Romney, aidée de ses théories démocratiques, s’était transformée en un véritable amour. Il faut lire dans mistress Browning cette description de la vie d’hôpital ; cela est fin, doucement coloré, éclairé d’un rayon, comme les pauvres intérieurs qu’aime parfois à peindre Rembrandt. On voit les reflets incertains de la lumière sur les draps et les rideaux blancs, on entend les pas furtifs et les chuchotemens des gardes-malades ; toutes les douces impressions de la maladie et de la convalescence ont été saisies et rendues avec la délicatesse d’un esprit véritablement poétique qui sait tirer de toute chose, même de la plus vulgaire, la grâce qui lui appartient.

Donc le mariage va se célébrer. Laissons l’auteur raconter l’étrange scène. Nous avons dit que si mistress Browning a reproduit quelques-uns des traits de notre société extérieure, c’est surtout dans la peinture de ces horreurs sociales.

« La moitié de Saint-Giles en vêtemens de frise avait été conviée à se rencontrer avec Saint-James en étoffes dorées, et après l’union à l’autel à venir à Hampstead-Heath manger un festin de noces. Il va sans dire que les pauvres gens vinrent sans se faire prier ; boiteux, aveugles, infirmes d’une pire espèce encore, malades, pauvres diables au cœur brisé, misérables d’une espèce pire encore, toutes les humeurs peccantes de la blessure sociale, accumulées ensemble, coulèrent sur Pimlico, étonnant de leurs miasmes l’air inhabitué à une telle infection. Vous auriez dit une génération finie, morte de la peste, secouée de ses tombeaux et jetée sous le soleil, portant encore les traces des fatigues de la mort. Quel tableau ! les jours de fête des misérables sont un spectacle plus triste que les obsèques des rois.

« Ils se traînèrent, obstruant les rues, et inondèrent l’église à flots épais et lents, comme du sang qui coule. En voyant ce spectacle, les nobles dames se dressèrent dans leurs bancs, plusieurs pâles de crainte, d’autres rouges de haine, celles-ci simplement curieuses, celles-là parfaitement impertinentes, tandis que quelques-unes demandaient avec un mépris étonné : « Qu’allons-nous voir, qu’allons-nous voir encore ? » Les unes étouffaient sous le bord brodé de leurs mouchoirs parfumés le sourire, mal placé dans un saint lieu, qui fleurissait sur leurs délicates lèvres de rose ; les autres se passaient des sels avec des confidences d’yeux et un haussement simultané d’épaules, accompagné d’un frémissement simultané de soie moirée, tandis que tout le long des ailes de l’église la masse noire et vivante rampait lentement de la rue vers l’autel, comme des serpens aux reins brisés rampent et sifflent hors de leur trou, avec des enroulemens pleins de frissons, et se rejetant de droite à gauche et de gauche à droite par intervalles, et sous l’action de la souffrance. Quel horrible faisceau de têtes se dressait de tous côtés devant vous au-dessus de cette masse pressée ! Vous ne voyez pas habituellement des physionomies comme celles-là en plein jour : elles se cachent dans des caves pour ne pas vous rendre fou, comme l’est devenu Romney Leigh ; des physionomies ! appellerons-nous des physionomies celles de ces hommes, de ces femmes, et aussi de ces enfans ? des enfans à la mamelle suspendus comme un haillon oublié sur le sein de leurs mères, pauvres petites bouches où le lait maternel est essuyé par les coups de leurs mères avant qu’elles apprennent à blasphémer ? Des figures ! appelons-les plutôt des vices se transformant en désespoir à force de s’ulcérer, et des chagrins qui se pétrifient en vices. Pas une marque du doigt de Dieu qui soit restée imprimée intacte sur leur personne ; tout ruiné, perdu, l’aspect physique déguenillé comme le vêtement, la volonté dissolue comme les actes, les passions relâchées et pataugeant dans la boue, dans l’attitude convenable pour donner un croc-en-jambe au premier pas libre et franc… »


À ce déploiement d’horreurs succède une scène singulière. La fiancée n’arrive pas, et la société, à la fois élégante et sordide, qui s’est réunie dans l’église commence à s’impatienter, lorsque tout à coup Romney, pâle et tremblant d’émotion, une lettre à la main, annonce le bizarre événement. La fiancée a disparu, elle s’est enfuie. À cette nouvelle, grande rumeur dans la foule déguenillée qui croit déjà à une fourberie de Romney ; éclats de rage qu’on a peine à apaiser. La lettre de Marian, toute pleine de tendresse et d’affection, n’explique pas sa fuite ; nulle part elle ne confesse qu’elle est indigne de lui ; elle se justifie par des raisons secondaires, par la crainte d’empoisonner sa vie, par la honte qu’elle aurait de profiter d’un moment d’affectueux enthousiasme qui pourrait être suivi de regrets. Il y a un mystère certainement dans cette lettre, un secret qu’elle ne dit pas. Pour le moment, une chose est bien claire : la fuite de Marian Erle laisse le champ libre à lady Waldemar.

Et lady Waldemar met le temps à profit. Aurora la revoit quelque temps après dans une soirée où l’auteur nous déroule une conversation moderne avec ses élégances et ses négligences, et nous fait passer en revue quelques-uns des types, non, disons mieux, des nuances de la société contemporaine : sir Blaise Delorme, un vieux tory anglais entêté et bien résolu à n’écouter aucune des nouvelles opinions subversives du jour ; un jeune Allemand tout fraîchement sorti des universités hégéliennes, plein de théories sur le progrès de l’espèce humaine, et, au grand scandale de sir Blaise, plein de mépris pour la gérontocratie ; lord Howe, un radical né aristocrate, d’un cœur sympathique, d’un esprit un peu confus, incertain dans ses opinions, mais constant dans ses vœux, tous favorables au bonheur de son espèce. Lady Waldemar, heureuse et fière, s’approche d’Aurora et se fait un malin plaisir de lui parler de Romney. Elle se sait mésestimée d’Aurora, mais elle a su pénétrer son secret ; sous l’orgueilleuse froideur et l’impassibilité glaciale de la jeune femme, elle a découvert l’amour. Elle exécute donc sur sa rivale une de ces vengeances féminines d’autant plus cruelles qu’elles sont plus délicatement acérées. Romney va tout à fait bien ; le phalanstère prospère, et aux jeunes filles de l’établissement on a donné à lire le dernier livre d’Aurora ; Romney est remis de la crise que lui causa la fuite de cette malheureuse… Aurora a été peut-être fâchée de l’événement ; elle s’intéressait à la jeune fille, les poètes ont un goût bien naturel pour les aventures romanesques. Aurora a-t-elle entendu parler d’elle ? Et la malicieuse vengeance va son train, « La charmante femme ! Écrit Aurora à son retour, me rappeler et noter sa conversation m’affecte singulièrement ; avec quelle adresse elle a parlé de manière à me faire de la peine ! Dépit de la femme ! Vous portez une armure d’acier ; une femme s’approche, sort un étui de son sein, en tire l’aiguille la plus fine comme si c’était une rose, et vous pique soigneusement entre les ongles, au-dessous des cils, dans les narines. Une bête féroce ainsi torturée rugirait ; mais un homme, une créature humaine, ne peut pas, ne doit pas trahir la moindre émotion ; non, il ne le peut sans honte. »

Oui, lady Waldemar a découvert le secret d’Aurora ; sans se l’être avoué à elle-même, Aurora aime Romney. La nature héroïque de ce héros d’un poème vivant a fini par se révéler à elle dans toute sa beauté. Peut-être l’infortune qui a brisé le cœur de Romney entre-t-elle aussi pour beaucoup dans ce ravivement d’une vieille affection ? Il est malheureux, il a besoin d’un cœur sur lequel appuyer le sien. Serait-il possible que, par dépit ou lassitude, il allât chercher le cœur de lady Waldemar, qui ne sera bientôt qu’un amas de cendres tièdes, débris d’un feu sensuel ! Mais Aurora Leigh à son tour sera vengée de cette indigne rivale. À Paris, qu’elle traverse avant d’aller en Italie consoler ses ennuis présens et se reposer des fatigues de la vie, elle apprend l’horrible secret. Un jour qu’elle traversait d’un pas fiévreux les rues de Paris, l’esprit obsédé par les fantômes de Romney, de Marian Erle, de lady Waldemar, tout à coup un de ces fantômes perçus seulement par l’œil intérieur se transforme en réalité. Marian Erle est à Paris. Pendant plusieurs semaines, Aurora poursuit sans l’atteindre, au milieu de ce labyrinthe humain, la fuyante apparition. Enfin la rencontre désirée a lieu, et Aurora retrouve Marian, non plus seule, mais en compagnie d’un bel enfant. Marian lui raconte sa lamentable histoire. Lady Waldemar est venue la trouver ; elle a fait appel aux meilleurs sentimens de son cœur, elle lui a démontré que si elle aimait véritablement Romney Leigh, elle devait le fuir, que ce mariage, qu’il accomplissait plutôt encore par orgueil que par amour, empoisonnerait le reste de sa vie ; puis elle lui a offert un libre passage pour les colonies, si elle donnait à Romney cette marque de dévouement. Seule, sans conseils, en proie à toutes les perplexités du cœur, Marian a consenti à partir sous la protection d’une femme de chambre confidente de lady Waldemar. Les chemins de fer et le bateau à vapeur sont rapides. Quelques heures après, Marian était en France, abattue, malade, la tête perdue ; elle a été livrée par l’indigne confidente de lady Waldemar, et ce bel enfant tant aimé est le fruit de cette honte innocente et de cette infâme trahison.

Avant de partir pour l’Italie, où elle a emmené avec elle Marian et son enfant, Aurora Leigh écrit à un ami de Romney. Si le mariage est accompli, qu’on cache soigneusement à Romney le crime de sa femme ; sinon, que la révélation soit faite et le châtiment infligé à qui l’a mérité. Puis elle écrit à lady Waldemar une lettre pleine d’une fierté terrible et étincelante comme un glaive de combat.


« Pesez bien mes paroles. Si, heureusement pour vous, vous êtes la femme de Romney Leigh, si vous avez atteint le but pour lequel vous avez vendu ce gâteau empoisonné qui s’appelle votre âme, après avoir déshonoré votre naissance, je vous ordonne d’être sa fidèle et véridique épouse ! Tenez chaud son foyer et nette sa table, et lorsqu’il parlera, que votre obéissance soit prompte ; broyez en poussière sous ses pieds vos misérables désirs et vos besoins vulgaires, broyez-les bien, car même ainsi la terre pourra le blesser. Il fut écrit autrefois : Vous n’accouplerez pas ensemble le bœuf, et l’âne, le noble avec l’ignoble ; oui, mais vous remplissez vos fonctions aussi bien que peuvent le faire de tels misérables êtres. Vous ne le tourmenterez pas, remarquez bien, vous ne le tourmenterez pas. Lorsqu’il sera triste, vous ne le querellerez pas ; lorsqu’il sera d’humeur emportée, vous ne lui résisterez pas. Apprenez à le tromper par d’apparentes sympathies et ne lui laissez pas voir de trop près votre face, de peur qu’il ne lise sous vos traits sourians. Payez le prix de vos mensonges par la nécessité où vous serez de mentir toujours. C’est une tâche aisée pour une femme de ta sorte, un million de nouveaux mensonges ne te damneront pas beaucoup plus.

« Si vous faites cela, vous serez à l’abri de moi et de Marian ; vous respirerez aussi doucement que l’enfant qui repose ici près de moi. Vous ne remuerez pas les dangereuses cendres. Manquez à mes ordres sur un seul point, laissez-nous voir notre Romney blessé, mécontent, tourmenté dans sa demeure : nous ouvrons la bouche, et un tel bruit suivra, que la trompette du jugement dernier vous paraîtra moins terrible. Vous n’aurez plus de joueurs de flûte après cela derrière vous ; Romney (je le connais) vous chassera comme quelqu’un qui ne lui est rien, et le monde déclarera qu’il a bien fait, et les femmes, même les pires de toutes, replieront leurs robes dans les rues pour ne point vous frôler en passant. Ainsi je vous avertis ; je suis… Aurora Leigh. »


Aurora et Marian Erle passent ensemble en Italie de longues et tristes journées. Aurora se reporte en esprit vers toutes les anciennes joies d’autrefois, maintenant fanées et flétries comme les feuilles en automne. Sous ce ciel radieux de sa première patrie, elle ressent doublement l’amertume de sa situation ; le passé n’est plus, ce passé innocent de l’enfance ; l’avenir ne viendra jamais, jamais peut-être, malgré les silencieuses exhortations que la fière Aurora donne à son âme : « Je ne suis pas tant une femme, que je ne puisse une fois être un homme, et, comme Alaric, ensevelir mes morts et déposer les trésors de mon âme dans le lit désormais desséché du passé, et puis rouvrir le fleuve de la vie et laisser couler ses flots porteurs des riches navires de commerce et des barques du plaisir pleines de chants et d’étoffes soyeuses ; Soufflez, vents, et protégez-nous. ». À l’horizon qui se déroule tristement devant son âme, Aurora cherche toujours une image chérie : la pensée d’un amour qui pouvait être, qui fut sur le point d’être une réalité et qui ne sera plus qu’un souvenir peut-être, la poursuit. Enfin un jour un point lumineux apparaît à cet horizon, si longtemps interrogé en vain. Romney arrive à temps pour recevoir les derniers adieux de Marian Erle et pour adopter, avec Aurora, son enfant orphelin.

Les cinquante dernières pages du livre sont de la plus grande beauté et dépassent en accens passionnés tout ce que nous avons lu depuis longtemps dans les œuvres poétiques modernes, nous oserions presque dire depuis Byron et Shelley. C’est une longue conversation dont malheureusement il n’est possible de rien extraire, et qu’il faut lire dans son ensemble pour en ressentir l’émotion graduée, entre Aurora et Romney Leigh. Tristes, mais non désespérés par l’amère expérience, brisés par la vie, mais non découragés, ces deux êtres éloquens et nobles passent en revue les jours qui ne sont plus, et avouent tous deux tour à tour qu’ils se sont trompés. — Oui, vous aviez raison, Aurora, le jour où vous m’avez repoussé et où vous m’avez prédit la misérable fin de mes ambitions. Oui, l’amour, quand il n’est pas guidé par un but supérieur, n’est qu’une passion vulgaire ; la charité qui borne ses désirs à satisfaire un besoin matériel, et qui ne voit pas au-delà des besoins du corps, mérite à peine le nom de vertu, et pourrait être rangée parmi les vices. Oui, l’idéal nous domine, et rien ne nous réussit, s’il n’en est pas l’inspirateur premier ; notre vie n’est noble qu’à la condition d’être tout intérieure et morale, et de plonger ses racines dans cet élément poétique invisible où vous avez respiré, Aurora, où j’ai refusé de vous suivre, où je vous ai reproché de vouloir vivre.— Vous vous êtes trompé, Romney, et moi aussi, je me suis trompée ; j’ai été malheureuse par trop d’enthousiasme solitaire, et j’ai failli dépenser tout mon cœur en immatérielles affections. J’ai voulu l’idéal sans chercher à le réaliser ; je l’ai dédaigné lorsqu’il marchait à mes côtés, je l’ai accusé de trop regarder à terre, de donner trop d’importance aux réalités grossières. Romney, vous le rappelez-vous ? j’ai dit à mon idéal : Je ne te connais pas. Je l’ai reconnu depuis et je l’ai aimé, et je vous aime, ô Romney. Ah ! l’art est grand, mais l’amour est plus grand encore.

Telle est la conclusion de mistress Browning ; on pourrait justement l’appeler la glorification de la vie. Les deux héros sont punis pour n’en avoir vu chacun qu’une face, ils sont guéris de toutes leurs blessures le jour où ils reconnaissent que leurs préférences étaient partiales et aveugles. La vie est ainsi rétablie dans son intégrité, glorifiée dans son essence et dans sa manifestation extérieure ; l’idéal se reconnaît chimérique sans la réalité, la réalité se reconnaît grossière sans l’idéal, et tous deux se reconnaissent inféconds sans l’amour, qui, seul, peut les réunir. Idéal, réalité, amour, l’existence de cette trinité indivisible, coexistante, coagissante, est le dogme que glorifie le poème de mistress Browning. Ceux qui nient l’existence de l’une ou l’autre de ces trois personnes, ou qui croient à leur action séparée, sont des hérétiques, des âmes en dehors de l’orthodoxie naturelle, et ils seront punis de leur hérésie, comme l’ont été Aurora et Romney Leigh.

C’est dans cette conception, bien plutôt que dans sa tentative d’envelopper dans la poésie notre vie moderne, que réside l’intérêt du poème de mistress Browning. Aurora Leigh est-il une peinture extérieure de nos mœurs, ou une inspiration individuelle et purement lyrique ? En dépit de tous les efforts de mistress Browning, qu’avons-nous vu dans ce long et beau poème ? L’histoire intime de deux âmes, une double autobiographie morale. La réalité extérieure n’y apparaît que sous la forme repoussante des misères sociales et sous la forme terne et banale des conversations mondaines. Et cependant que mistress Browning continue sa tentative : son poème, quoiqu’il se passe tout entier dans les régions de l’âme, est bien en un sens un poème de la vie moderne. Il nous présente bien comme dans un miroir impartial et calme les difficultés qui assaillent l’âme dans notre société ; il ne rend pas, il est vrai, la réalité plus poétique et l’idéal plus saisissable qu’ils ne le sont parmi nous, mais il nous explique pourquoi notre réalité est si vulgaire et pourquoi notre idéal est si vague et si abstrait. C’est que l’amour nous fait défaut, l’amour, ce véritable lien qui unit aux créatures extérieures le moi orgueilleux et rebelle ! Nous restons égoïstes en face des choses, et les choses se vengent à leur tour de notre égoïsme en nous empestant de leurs miasmes et en présentant à nos yeux des formes grimaçantes, repoussantes, laides et prosaïques à plaisir. Sortons donc de nous-mêmes et répandons notre âme au dehors, employons notre idéal comme force d’impulsion pour la lutte : il le faut pour notre santé morale et pour notre salut social, et si vous pensez que cela n’est pas encore assez pour nous déterminer à agir, il le faut même pour notre plaisir et notre divertissement, afin que le monde extérieur devienne un peu plus agréable à contempler, qu’il y ait moins de vilaines âmes dans la société et de chenilles dans la nature.


EMILE MONTEGUT.

  1. Là où l’on retrouve le mieux l’écho direct, quoique bien affaibli et bien vulgarisé déjà, des sentimens byroniens, c’est dans les romans de Bulwer, et principalement dans ceux, de la première période.