Un Plaidoyer pour le Directoire - Les Mémoires de Larveillère-Lépeau

Un Plaidoyer pour le Directoire - Les Mémoires de Larveillère-Lépeau
Revue des Deux Mondes4e période, tome 127 (p. 662-678).
UN PLAIDOYER POUR LE DIRECTOIRE

LES MÉMOIRES DE LAREVEILLÈRE-LÉPEAUX[1]

Ce pauvre Lareveillère ne fut jamais un homme avisé. Lorsqu’il mourut dans l’obscurité, en 1824, il mettait la dernière main au volumineux plaidoyer qui devait venger sa gloire, très menacée par les calomnies, par les brocarts, et plus encore par l’indifférence de ses contemporains. Il légua le soin de le publier à son fils Ossian, il lui recommanda de prendre les conseils de Daunou, « le meilleur prosateur de notre temps ». Ossian, excellent garde national, animé « de convictions, constitutionnelles toujours, et révolutionnaires en cas seulement de la plus absolue nécessité, » Ossian craignit d’ébranler la monarchie de Juillet avec un livre fort sévère pour l’ancien parti d’Orléans; il mit le manuscrit sous clef de 1830 à 1848. Vint ensuite un gouvernement qui rendit « impossible une publication aussi peu conforme au culte des idées napoléoniennes. » Après 1870, l’ouvrage fut donné à l’impression; il n’est, pour une bonne moitié, qu’un réquisitoire amer contre Lazare Carnot; des influences. s’entremirent, Ossian recula devant le fâcheux effet que produirait son brûlot. A sa mort, en 1875, un seul exemplaire du premier tirage subsistait, celui de la Bibliothèque nationale. Ses légataires, retenus par les mêmes scrupules, ne s’en sont affranchis qu’après la fin tragique de notre avant-dernier président.

L’ombre de Lareveillère, enfin libérée, nous revient avec le centenaire du Directoire. Abusée une fois de plus par les apparences, comme elle le fut à maintes reprises de son vivant, elle a cru que son heure sonnait. Vit-on jamais une ombre plus maladroite? Elle tombe dans le grand branle de l’épopée napoléonienne. Toute falote et dissonante, elle gémit ses tristes récriminations entre les fanfares de ces soldats impériaux dont les récits passionnent aujourd’hui nos imaginations. Si du moins elle s’était mise en frais pour soutenir la concurrence? Mais ce témoin d’une révolution à laquelle il ne comprit rien ignore l’art d’intéresser; il raconte peu, il plaide, pour lui-même ou contre ses adversaires ; les événemens se décolorent sous une plume qui n’y cherche que des argumens, ils se mêlent sans ordre et glissent sans relief, dans une clarté trouble; c’est la Révolution vue du fond d’un greffe de procureur. Le style est d’un portier qui a lu Rousseau, pâteux et plat quand il ne se guindé pas à des prosopopées réjouissantes. Décrit-il sa propriété de l’Anjou, Lareveillère s’interrompt : « Chère Clémentine, tu étais encore alors notre seule enfant ! C’est toi qui posas la première pierre de cette construction que la fureur des discordes civiles devait rendre si éphémère. Le premier légume, — c’était une carotte, — que nous récoltâmes dans notre jardin fut aussi arraché en ta présence et celle de ta mère, porté par toi à la maison et apprêté par elle. Qu’il nous parut bon, ce premier produit de la propriété! »

Ces Mémoires laisseront une déconvenue au lecteur qui en attendrait un vif plaisir; les historiens y pourront glaner, à la condition de lire avec précaution. Quelques-uns, et non des moindres, ont fait grand état de cette déposition, où l’honnêteté moyenne et la prudence bourgeoise masquent le défaut de clairvoyance. M. Thiers eut communication du manuscrit; il en a tiré parti ; je crains qu’il n’ait cédé à la fascination qu’exerce une source inédite sur celui qui peut y puiser le premier. Michelet conçut un inexplicable engoûment pour Lareveillère ; c’était, il est vrai, le Michelet des derniers jours, l’auteur fumeux et colérique de l’Histoire du XIXe siècle, qui écrivait en 1871 : « Enfin, grâce à Dieu, au bout de près d’un siècle, nous pouvons lire les mémoires, excellens et visiblement véridiques, de Lareveillère-Lépeaux, le meilleur et le plus ferme républicain de ces temps-là. Il a écrit ces mémoires fort tard, vers la fin de sa vie, avec une fermeté de justice admirable. » Et Michelet prend fait et cause pour Lareveillère, contre Carnot avec embarras, contre Bonaparte avec fureur<ref> Michelet, Histoire du XIXe siècle, t. II, p. 126 et passim. </<ref>.

Taine a vu plus clair dans la médiocre cervelle de l’homme qu’il appelait « un pauvre imbécile à principes, Lareveillère-Lépeaux, avec sa vanité de bossu, ses prétentions de philosophe. son intolérance de sectaire, et sa niaiserie de pédant dupé. » Ce jugement paraît le mieux fondé, sauf à corriger ce qu’il a d’un peu âpre dans les considérans. J’ai eu assez souvent l’occasion de me séparer de mon cher maître, à cette place, dans l’appréciation des hommes et des choses de la Révolution ou de l’Empire; la lecture des Mémoires me range cette fois à son sentiment : il a percé à jour le bonhomme, d’un regard sûr et profond.

Le bavardage de l’ancien directeur nous révèle un honnête nigaud, tempérament de modéré dévoyé par les circonstances; exempt des vices et contristé par les crimes de son temps, il en subit les manies, les travers, les entraînemens ; avec des alternatives de vrai courage et de faiblesse, des compromissions qu’il s’explique ingénieusement à lui-même, une probité aigrelette et vantarde, des naïvetés d’enfant et des rancunes de vieil employé. Quarante ans plus tôt, il eût donné l’exemple de la régularité et de la vertu tatillonne dans quelque charge de judicature provinciale : quarante ans plus tard, on l’aurait vu garde national irréprochable, comme son fils, menant avec fierté son épouse au Château, comptant au premier rang par la solidité de ses principes dans la majorité de M. Guizot. Son malheur fut de jouer, lui, l’ami du bon Ducis, des rôles taillés pour les personnages d’Eschyle ou de Shakspeare, d’être porté au faîte par des événemens qui dépassaient son intelligence et son caractère.

Si les Mémoires déçoivent le curieux qui leur demande des lumières nouvelles sur les faits ou la physionomie des grands acteurs, ils instruisent ceux que Taine nommait « les amateurs de zoologie morale. » Ils aident à mieux comprendre la formation d’une espèce, le développement des sous-ordres du personnel révolutionnaire. — Des profondes réserves accumulées par la fermentation intellectuelle du XVIIIe siècle, on voit sortir trois catégories d’hommes : à la première appartiennent les âmes généreuses dont le rêve transforma notre monde, les penseurs agissans qui dominèrent la Constituante et la Législative ; de la seconde surgissent les géans sinistres et sanglans de 1793, monstres héroïques, égaux par l’énergie aux forces terribles qu’ils avaient déchaînées. La troisième, c’est le fretin soulevé par la tempête, ballotté, à peine visible au temps des grandes agitations, laissé à découvert par le flot qui se retirait, demeuré maître de la vase et y pourrissant promptement pendant les années du Directoire. — Le mérite de notre auteur est de nous fournir un échantillon notable de cette dernière catégorie.

I

Louis-Marie de la Revellière-Lépeaux, — son nom s’orthographiait ainsi avant qu’il l’eût réformé à la mode révolutionnaire, — avait derrière lui trente-cinq ans d’une vie sans éclat et sans accident, lorsque la poussée de Quatre-vingt-neuf le porta aux États généraux. Sorti d’une famille de robins du bas-Poitou, il avait d’abord tâté de la chicane et trotté dans Paris, comme clerc d’un procureur au Parlement. Cet état ne lui plut pas : « — J’aimais l’étude de la politique, de la philosophie, et j’étais sensible aux beaux-arts. » Ses goûts l’inclinaient surtout aux sciences naturelles. Il regagna sa province. La jeune fille qu’il allait épouser lui apprit la botanique ; son ambition se borna longtemps à primer dans la Société botanophile d’Angers. C’était alors un bon jeune homme, pétri de vertus domestiques, doux et ingénu dans les relations du monde.

Tous les personnages qu’il remémore lui ont laissé le souvenir d’hommes sensibles, vertueux et éclairés, de femmes qui honoraient leur sexe par les agrémens de l’esprit et l’attrait décent de leur commerce. Louis-Marie était contrefait; il attribuait la difformité de sa taille aux corrections trop fréquentes et trop rudes que lui appliquait sur le dos son premier magister, le curé Perraudeau. Retenez ce premier grief, si cuisant à l’amour-propre, contre ceux qu’il appellera plus tard les suppôts de la superstition. Ajoutez-y une complexion maladive, des accès d’humeur triste : « — Mon penchant à la mélancolie allait souvent jusqu’à me faire répandre des larmes. Je pleurais : on s’obstinait à me demander pourquoi ; souvent je n’en savais rien. La manière dont la mélancolie m’affecte a quelque chose de particulier. Il est bien rare que j’en éprouve les accès dans la matinée; mais lorsque le soleil a dépassé le méridien, vers une ou deux heures après midi, je n’y échappe que lorsque j’en suis distrait par des circonstances particulières. Depuis ce moment, elle va croissant jusqu’à l’extinction du jour, et elle se dissipe quand la lumière artificielle le remplace. » — Le « mal du siècle », déjà? Beau sujet pour une thèse de doctorat en médecine. Vers le même temps, non loin de là, à Combourg, la même mélancolie travaille un autre jeune homme. Étrange chimie des humeurs dans les mystérieuses éprouvettes que nous sommes! Chez celui-ci, la noire larme intérieure va se transmuter en génie poétique, en passion effrénée et vague pour la nature ; il en restera de l’or et du diamant. Chez l’autre, chez le médiocre, l’amour de la nature se satisfera avec un bel herbier, bien méthodiquement classé; l’humeur s’aigrira en prétention politique : il en restera de la cendre et du sang.

Cherchons dans le cœur de ce botaniste candide le principe de l’aigreur politique. A l’Oratoire d’Angers, où il fit ses classes, il était bon élève, mais il n’obtenait que les seconds prix : les premiers appartenaient sans examen au fils du syndic de la noblesse d’Anjou. On jouait des pièces, et le jeune hobereau avait un rôle de grand seigneur, avec un bel habit et une longue épée. « Pour nous, ignobile vulgus, nous jouâmes des rôles tout à fait plébéiens. » — Toutes ces pages sont à lire; elles se rattachent par un lien infrangible à celles qui racontent la convocation des assemblées provinciales et la rédaction des cahiers, où Lareveillère inscrit l’abolition des privilèges, des droits féodaux, du célibat des prêtres : « Je fis circuler en même temps un pamphlet sur la noblesse et le clergé, qui fut bien accueilli. » Lors de la réunion des députés à Angers, notre auteur quitte pour la première fois le doux crayon qui n’a tracé jusque-là, dans ses entours, que des portraits d’hommes vertueux et éclairés, uniformément sympathiques; les profils grimaçans, odieux, se pressent sous sa plume : ce sont les représentans de la noblesse. Tel le duc de Praslin, « petit génie, très ignorant, très vain et passablement insolent. » Après le dîner des trois ordres, aigre et long récit des façons hautaines, des avertissemens protecteurs que messieurs du Tiers ont dû subir, que Lareveillère a relevés, il l’affirme du moins, avec une heureuse présence d’esprit. A peine arrivé à Versailles, le petit clerc de procureur se dresse sur ses ergots comme un jeune coq. lia fait entendre le premier à M. de Brézé, s’il faut l’en croire, des paroles toutes semblables à la fameuse riposte de Mirabeau. C’était dans l’église Saint-Louis, à l’entrée de la procession, la veille de l’ouverture des États. Deux rangées de bancs étaient disposées dans la nef, pour le clergé et la noblesse ; on avait reculé dans les nefs latérales les bancs destinés aux députés du Tiers. Ceux-ci, marchant en tête de la procession, entrèrent les premiers dans l’église et s’assirent par mégarde sur les bancs réservés aux ordres privilégiés: M. de Brézé vint les inviter à céder la place. Lareveillère le prit de haut avec « le superbe courtisan »; il rapporte complaisamment leur long colloque, terminé par cette apostrophe : « Eh quoi! monsieur le marquis, vous avez assez peu tenu compte; du progrès des lumières et de l’état présent des esprits pour ne pas vous apercevoir qu’il ne s’agit plus ici des Etats de 1614? Allez, monsieur, donner vos ordres ailleurs: vous n’en avez point à donner ici ! »

Le grand maître des cérémonies se troubla, s’éloigna, déconcerté, — c’est toujours Lareveillère qui parle. — Malheureusement, les collègues du Tiers lâchèrent pied, ils entraînèrent dans le mouvement leur champion; c’est encore lui qui explique ainsi la perte finale de la bataille que son éloquence impérieuse allait gagner. Quelques jours plus tard, nouvelle révolte de notre héros contre le règlement qui impose l’habit noir à ceux de son ordre. Il prend aussitôt un habit de couleur et l’épée : nouvelle harangue foudroyante à un marquis de la Galissonnière qui trouve mauvais cet accoutrement. « Pourquoi, s’il vous plaît, vous mêlez-vous de ma toilette? Me mêlé-je de la vôtre? ? Votre orgueil nobiliaire ne peut supporter l’idée que je n’aie pas le costume de M. Orgon dans le Tartufe ?... » Et il revient par deux fois sur cette prétention injurieuse, de le vouloir déguiser en Orgon. On conçoit qu’elle lui fût sensible, quand on regarde le portrait de Lareveillère par Gérard : sur un bloc de marbre qui commande un paysage, l’ancien directeur se roidit dans une pose pensive et majestueuse ; cette longue face paterne et ces gros yeux vagues justifient terriblement la crainte qu’il éprouvait de ressembler à M. Orgon.

Bref, on saisit dans ces escarmouches puériles le profond et véritable mobile des événemens qui se sont succédé depuis 1789. Chez un naïf comme Lareveillère, pacifique et si peu exigeant pour tout le reste, dans ses rancunes d’enfant, dans ses premières attaques contre l’ordre établi, dans le premier usage qu’il fait des droits conférés par le mandat électif, elle se découvre clairement, la blessure héréditaire des gens du Tiers, envenimée par la morgue, les propos hautains, les moqueries imprudentes des privilégiés. Dire que les représentans de la nation s’assemblèrent en corps à Versailles pour y revendiquer la liberté, c’est de l’histoire et de la métaphysique de manuel. Les nobles, lecteurs de Voltaire et de Montesquieu, sont allés à Versailles pour réclamer leurs libertés, le vieux bien féodal perdu sous la monarchie absolue, reconnu dans la constitution de l’aristocratie anglaise. Les gens du Tiers, lecteurs de Rousseau, sont allés à Versailles pour y conquérir l’égalité, ce paradis perdu du Contrat social que le Suisse avait entrevu dans ses montagnes, que les écoliers bourgeois croyaient apercevoir dans leurs histoires grecques, dans le Plutarque de Mme Roland. Depuis lors, et mis en possession de l’égalité, les gens du Tiers ont revendiqué à leur tour les libertés, c’est-à-dire, en bon français, les instrumens de domination politique sur le pays. D’autres sont venus, d’autres viennent chaque jour, qui se soucient des libertés comme d’un cent de noix et réclament d’abord l’égalité ; non pas seulement l’égalité abstraite inscrite dans un code, mais l’égalité pratique et tangible dans les mœurs, les rapports sociaux, les conditions et les jouissances. C’est et ce sera toujours l’échelle invariable des revendications sociales, à deux degrés successifs : parvenue sur l’échelon égalité, une classe lève aussitôt les mains vers l’échelon libertés politiques, qui signifie pour elle domination; tandis qu’au-dessous d’elle de nouveaux ascensionnistes se cramponnent déjà au barreau où elle vient d’assurer ses pieds.

Dans la Constituante, Lareveillère n’est encore qu’un ami de la philosophie, intraitable seulement lorsqu’il s’agit des « distinctions odieuses » et de « la superstition ». Il n’éleva guère la voix que pour combattre la motion de Malouet tendant à une démarche conciliatrice auprès des privilégiés, et pour demander l’abolition des ordres de chevalerie. Il n’en avait pas. Chez lui, comme chez beaucoup d’autres constituans, les opinions se prononcèrent dans les luttes irritantes de la vie provinciale, durant l’intérim que la Législative fit à ces hommes d’État en disponibilité. Autour de Lareveillère, la résistance vendéenne se dessinait déjà dans le Bocage. Orateur du club d’Angers, chef de légion dans la garde nationale, il se grisait au bruit de ses harangues; il revenait glorieux et enfiévré des premières reconnaissances dirigées contre les rassemblemens de paysans. Persuadé que ce mouvement populaire n’était fomenté que par des « intrigues de nobles et des jongleries de prêtres, » ses deux haines originelles s’exaspéraient. Quand les électeurs le renvoyèrent à la Convention, l’homme était mûr pour tous les entraînemens des patriotes, sinon pour les coups d’audace des montagnards et du Comité de salut public, trop contraires à son génie tempéré.

Il alla siéger à l’avant-garde des Girondins. Bien qu’il penchât pour le fédéralisme, il ne se laissa pas absorber par leur parti. Sa modération relative ne l’empêcha point de voter la mort du roi et de conseiller ce vote à ses amis. Lareveillère rapporte avec complaisance le long discours qu’il tint à Vergniaud et à quelques Girondins hésitans, dans une réunion privée : on n’y reconnaît guère le courage dont il se piquait d’habitude. — « Sans doute, leur dit-il en substance, si nous étions assurés d’une majorité imposante, il serait plus généreux de faire reconduire Louis à la frontière; mais combien nous sommes loin de l’heureuse position qui nous permettrait une conduite si noble et si sage tout à la fois! Ou Louis sera absous à une faible majorité, et nous demeurerons sans force contre la sédition démagogique que ce verdict soulèvera; ou il sera condamné, et les chefs de la majorité qui aura prononcé sa condamnation profiteront de leur victoire pour vous enlever toute popularité. Au contraire, si vous votez pour la condamnation, seul parti que vous laissent à prendre de si malheureuses circonstances, vos adversaires n’auront pas le plus léger prétexte pour faire soupçonner votre patriotisme et se populariser à vos dépens. » — Je résume fidèlement cette misérable argumentation, j’en reproduis les propres termes; qu’on veuille bien se reporter au texte : c’est le discours de Pilate. Lareveillère a cru éblouir la postérité par ce témoignage de son grand sens politique : il n’a réussi qu’à nous mettre en garde contre le brevet de fermeté qu’il se décerne à lui-même dans quelques autres circonstances.

Il avait suivi le mouvement jusqu’aux Girondins et un peu au delà: il se cabra quand les Dantoniens en prirent la direction. Ce régicide peu suspect traite Danton, qu’il appelle le Cyclope, en simple chef de brigands. Il se vante même d’avoir fait reculer le monstre redouté de tous, un jour qu’il l’invectiva du pied de la tribune. Le Moniteur en témoigne : ce jour-là, le petit bossu s’attaqua avec vaillance au Goliath de la Convention. Le malheur est que dans tous ces engagemens où Lareveillère se donne le beau rôle, où il nous dépeint un adversaire vaincu par son ascendant irrésistible, que ce soit M. de Brézé, Danton, ou Barras, Carnot et ceux auxquels le directeur aura affaire par la suite, nous ne voyons jamais la sanction des victoires morales qu’on nous raconte. Les faits inexorables nous montrent toujours un Lareveillère débouter de ses prétentions ou de ses desseins. La première, la seconde fois, nous l’avions cru sur parole, nous l’avions admiré; à la longue, le scepticisme nous gagne : nous voudrions au moins entendre la contre-partie, la version des adversaires si radicalement consternés. Ce Poitevin serait-il un Gascon? Pas tout à fait; il y a là un phénomène d’auto-suggestion toujours intéressant à étudier chez les faiseurs de mémoires. Lareveillère écrit, après vingt-cinq ans, dans un isolement chagrin. Des beaux jours lointains où il brilla sur le devant de la scène, tous les incidens lui apparaissent grossis, et plus grossi encore son rôle dans ces incidens. Les paroles qu’il prononça dans telle circonstance mémorable, voilà vingt-cinq ans qu’il les ressasse intérieurement, qu’il les polit, qu’il les aiguise inconsciemment : impossible qu’il n’ait pas lancé sur l’heure ce trait que la méditation de l’événement lui a si souvent fourni depuis lors ! impossible que son adversaire n’ait pas été atterré par un pareil coup de massue! Le souvenir pétrit constamment dans un esprit de cette catégorie une statue personnelle qui grandit, embellit avec les années; les repoussoirs diminuent, s’inclinent devant elle. C’est l’effet inéluctable de la distance et du temps; on peut être de très bonne foi dans cette illusion d’optique. — Un grand M. Perrichon et un tout petit Mont-Blanc, disait ce sagace observateur de Labiche.

Après les journées des 31 mai et 2 juin, après la proscription des Soixante-treize, l’ami des Girondins jugea le moment venu de quitter l’Assemblée. Il déclara hautement les motifs de sa résolution, nous dit-il, et peu s’en fallut qu’il ne fût décrété d’accusation séance tenante. Une voix s’éleva : « Ah! pourquoi voulez-vous occuper inutilement le tribunal révolutionnaire de ce chétif b...-là? » Dédain peu flatteur, mais salutaire. « J’étais allé, je crois, aussi loin que le devoir pouvait l’exiger de moi ; je n’attendis pas une plus longue discussion, et je me retirai. » — Il s’enfuit dans la Somme, chez un ami qui « le baigna de larmes, » assaisonnement obligé de toutes les rencontres émouvantes entre ces bons élèves de Jean-Jacques et de Diderot. Caché dans cet asile, la botanique l’y consola de tant d’épreuves: il herborisa jusqu’au 9 thermidor.


II

À cette date commencèrent les grandes destinées de Lareveillère, ou du moins ce qu’il prit pour de grandes destinées. Rentré dans la Convention avec les survivans des Soixante-treize, il fut nommé président de l’Assemblée, membre de la commission des Onze chargée de préparer la Constitution de l’an III, et du nouveau comité de salut public. Les séances nocturnes de ce comité, à la buvette, sont un des rares tableaux amusans et prestement enlevés dans les Mémoires. Chaque soir, on interrogeait d’abord avec inquiétude le commissaire préposé aux subsistances : « — Eh bien! Roux, mon ami, s’écriait Cambacérès, où en sommes-nous pour demain? — Toujours même abondance, citoyen président, répondait Roux avec un air de jubilation et de triomphe : toujours les deux onces de pain par tête, au moins dans la plus grande partie des sections. — Eh ! que le diable t’emporte ! répliquait Cambacérès avec son accent gascon, tu nous feras couper le cou avec ton abondance ! — La bande du Comité tombait pour un instant dans une consternation profonde, mais bientôt une pensée lumineuse faisait évanouir ce sombre nuage : — Président, nous as-tu fait préparer quelque chose à la buvette? Après des journées aussi fatigantes, on a grand besoin de réparer ses forces. Mais oui, il y a une bonne longe de veau, un grand turbot, une forte pièce de pâtisserie et quelque autre chose comme cela... — Alors, adieu soucis! adieu crainte du lendemain ! A l’abattement et à la terreur succédait la plus vive gaîté, et l’on sauvait joyeusement la patrie en s’empiffrant de mets succulens, en sablant le Champagne, et les bons mots assaisonnaient la bonne chère. »

La Constitution de l’an III fut enfin promulguée. « Beaucoup de penseurs français et étrangers l’ont regardée comme la meilleure qui existe quant au plan. Sa courte durée est due principalement aux circonstances qui ont accompagné sa naissance et qui ont empêché son perfectionnement. » Tout commentaire affaiblirait la beauté de cet aphorisme. On lit quelques lignes plus bas : « Il faut en convenir, le pouvoir exécutif était trop faible; il n’avait aucun moyen de défense légale. Aussi le Corps législatif pouvait, comme il l’a fait, démolir pièce à pièce la Constitution, et soumettre ou même anéantir je Directoire exécutif sans que celui-ci pût résister avec des formes légales. Pour défendre la Constitution et se défendre lui-même, il fallait qu’il employât la force, comme au 18 fructidor, et par cela même la Constitution, était violée et perdait la plus grande partie de la sienne. »

Lareveillère fut chargé le premier de manier le bel outil qu’il avait confectionné. Sans aucune brigue, c’est lui qui l’affirme, il obtint aux Cinq-Cents un chiffre de suffrages très supérieur à ceux qui désignèrent les quatre autres directeurs ; au Conseil des Anciens, l’unanimité des voix, moins la sienne. — Comment ce personnage de troisième plan devint-il, après le 9 thermidor, l’homme nécessaire dans toutes les hautes situations ? Une assemblée usée et décimée comme l’était la Convention finissante a le goût instinctif des médiocrités : cette explication suffirait. D’ailleurs Lareveillère avait dans son jeu ces précieux atouts parlementaires qui n’ont rien à démêler avec la valeur personnelle. Régicide, — c’était la première condition, — modéré d’étiquette, mais sur l’extrême limite où le modéré sourit aux violens, mal classé jusqu’alors entre les Girondins, les Montagnards et les Thermidoriens, ancien dans les assemblées où il n’avait jamais offusqué personne, austère, probe, et d’une étroitesse d’esprit qui promettait une proie facile aux intrigans, le personnage était par définition ce que l’on appellerait aujourd’hui le pivot d’une concentration. N’oublions pas, enfin, ce qu’écrivait à ce moment Mallet du Pan, qu’il faut toujours relire pour contrôler les récits des comédiens ou des sots par les pénétrantes observations d’un sage : « — Tous ont appris à se défier de cette périlleuse élévation; fussent-ils tentés d’y aspirer, ils n’y parviendraient pas, car les racines de toute autorité individuelle sont desséchées : ni l’Assemblée, avertie par les exemples de Robespierre, ni le peuple, dégoûté de ses démagogues, ne le souffriraient. On peut donc regarder l’existence des idoles populaires et des charlatans en chef comme irrévocablement finie. » — C’était fort vrai, à la condition d’ajouter qu’en politique, irrévocablement veut dire quatre ou cinq ans: du 9 thermidor au 18 brumaire. Le président du Directoire exécutif décrit l’humble installation de ce pouvoir ridicule. Les maîtres de la France prirent chacun un cahier de papier à lettres et une écritoire à calmar; ils s’entassèrent dans une même voiture et se rendirent au Petit-Luxembourg, sous la garde de quelques dragons déguenillés. « Nous trouvâmes tous les appartemens littéralement nus : il n’y avait pas un meuble, de quelque nature que ce fût. Après une recherche inutile, nous nous réfugiâmes dans un petit cabinet. Le concierge Dupont nous y fît placer une table boiteuse, dont un pied était rongé de vétusté, et quatre chaises, le tout à lui appartenant. Il nous prêta aussi quelques bûches, car le temps était froid. » — Image fidèle du néant des ressources politiques et administratives ! — « Le trésor national était entièrement vide : il n’y restait pas un sou. Les assignats étaient sans valeur : le peu qui leur en restait s’évanouissait chaque jour d’une chute accélérée... Les revenus publics étaient nuls : il n’existait aucun plan de finances... Un agiotage effréné avait pris la place du commerce loyal et productif : il corrompait toutes les classes de la société... Les habitans de Paris attendaient quatre ou cinq heures à la queue la chétive pitance de deux onces de pain... Les hospices étaient sans revenus, sans ressources... L’instruction publique n’existait pour ainsi dire plus... Le désordre s’était encore prodigieusement accru par l’augmentation incalculable d’employés et de fonctionnaires publics de toute espèce que chaque faction avait successivement opérés. » — Eh bien! non! de l’aveu même d’un homme intéressé à présenter son gouvernement sous des couleurs favorables, elle n’était pas belle, la pauvre France, au grand soleil de Thermidor!

Comment rétablir l’ordre dans ce chaos? La tâche était malaisée. Lareveillère revient à maintes reprises sur sa doléance perpétuelle : la faiblesse du pouvoir exécutif, l’intrusion quotidienne des législateurs dans (les nominations de fonctionnaires, dans tous les détails de l’administration. — « Ces messieurs parlaient toujours comme si la République eût été une ferme ou un fief, appartenant aux deux conseils législatifs pour une part, et au Directoire exécutif pour une autre. Il s’agissait alors uniquement de débattre la portion que chacun de ces co-propriétaires devait avoir dans l’administration et dans les profits. » — S’il n’y avait que les hommes! Mais il faut se défendre contre les femmes; elles rouvrent leurs salons, elles intriguent de compte à demi avec les agioteurs, elles ont Barras dans la place, elles prétendent imposer leurs créatures aux directeurs. L’incorruptible Lareveillère, qui n’entend pas leur livrer son crédit, s’est fait une loi de ne jamais sortir du Luxembourg, de n’aller dîner nulle part. Une première fois, il échappe à grand’peine aux manigances de Mme de Nort, amie de Sémonville. On a fermé la porte derrière lui, ces dames ne veulent pas le laisser sortir, elles le pressent « avec les manières les plus étranges. » Il eut à subir un plus rude assaut de Mme de Staël. La grande manieuse d’hommes s’est juré d’avoir le président du Directoire à sa discrétion; ne pouvant l’attirer dans son salon, elle le joint enfin à une fête d’ambassade : là, stratégie comique du bossu pour fuir la sirène. « Je parvins longtemps à l’éviter ; mais elle manœuvra plus habilement que moi et me bloqua dans l’embrasure d’une fenêtre. » Il avoue qu’il passa deux heures charmantes, dans un entretien délicieux, tantôt grave, tantôt enjoué.

Le mal incurable et le grand embarras du Directoire, c’est la dépréciation des assignats. Il y a dans les Mémoires de Dufort de Cheverny, le vieux traitant avisé qui regardait vivre la province pendant la Révolution, une observation très fine. A son dire, ce ne furent pas la guillotine et les proscriptions qui rendirent la Terreur insupportable à la masse de la population, mais bien plutôt la baisse du papier et la ruine générale. Je l’en crois volontiers. La guillotine, cela menace tout le monde et personne; mon voisin y passera peut-être, pas moi ; et, comme l’on dit, il n’y a que les autres qui meurent. La ruine, au contraire, frappe l’universalité des citoyens, à chaque instant; on prendrait son parti de mourir une fois, on ne le prend pas de cette paralysie générale. Alors s’élève le cri public, rapporté par Lavalette à Bonaparte : « Nous ne voulons plus de la Convention, nous ne voulons rien d’elle, nous voulons la République et d’honnêtes gens pour nous gouverner. » Le Directoire travaille, combine, s’efforce à ressusciter le crédit de son papier ; peine inutile, le tout-puissant agio bénéficie seul des opérations tentées. On vole partout et sur tout : émulation de rapines entre les fonctionnaires, les fournisseurs, les femmes à la mode, les militaires. Lareveillère ne tarit pas sur les exactions de ces derniers, peut-être parce qu’il ne peut souffrir les gens d’épée. — « Il m’a toujours semblé qu’on exaltait beaucoup trop la gloire militaire. » Pourtant il ne les calomnie pas : les Mémoires du joyeux Thiébault viennent encore de nous apprendre comment les généraux du Directoire emplissaient leurs poches, aux dépens des pays conquis et de la fourniture nationale. Ici, un point d’interrogation surgit devant les casuistes. Nous sommes unanimes à stigmatiser ces généraux pillards. Quelques années encore, et ils feront de plus grosses fortunes, mais ce seront les largesses de l’empereur. Personne alors ne contestera la légitimité de ces récompenses, nul ne respectera moins un maréchal parce qu’il touche de grasses dotations. Elles auront cependant même origine, le trésor public ou le butin fait à l’étranger ; elles seront canalisées par une seule main, c’est l’unique différence. D’où proviendra ce revirement de notre morale ? De l’habitude séculaire du bienfait souverain? Simplement peut-être de l’idée d’ordre, si nécessaire à l’esprit humain qu’une seule chose le blesse dans l’appropriation violente des richesses ; le désordre, l’arbitraire individuel. — Mais j’abandonne le problème aux casuistes.

Notre directeur lutte de son mieux contre tant de difficultés. Par l’effet de l’illusion commune aux politiques, il se figure qu’il les a vaincues en partie, que son gouvernement valait, à tout prendre, mieux que les autres, et que la France allait être très heureuse, si seulement il fût resté en place. — « Il n’y a eu de république, suivant moi, que pendant le gouvernement directorial. Avant, ce ne fut qu’anarchie et confusion ; après, il n’y eut que le despotisme d’un seul, sous le nom de premier consul. » — Si le souvenir du Directoire demeure universellement décrié, c’est la faute de ce méchant Bonaparte : il a falsifié ou détruit toutes les pièces justificatives qui eussent fait éclater la gloire de ses devanciers. Le citoyen directeur l’affirme sérieusement.

En réalité, Lareveillère n’eut qu’une idée de gouvernement, et qui ne lui réussit guère : la théophilanthropie. On s’étonne sans doute que ce mot ne soit pas encore venu sous ma plume. Pour quatre-vingt-dix-neuf bacheliers français sur cent, il résume tout ce qu’on est tenu de savoir au sujet de Lareveillère-Lépeaux, Ainsi, dans le grand oubli où l’histoire confond le commun de ses acteurs, la plupart d’entre eux ne surnagent que par un trait légendaire ou caricatural, qui fixe à jamais leur physionomie. Ils s’en plaignent, les ingrats, et sans ce trait ils sombreraient complètement. Notre auteur proteste avec amertume contre la réputation que lui firent les mauvais plaisans. A l’entendre, il ne fut pour presque rien dans la fondation du nouveau culte, imaginé par Valentin Haüy ; il l’encouragea uniquement de sa sympathie, et aussi de quelques subsides prélevés sur les fonds secrets de la police « qui n’ont pas toujours un emploi aussi honnête et aussi utile. » Le bonhomme se dégage après coup d’une église écroulée dans le ridicule; cependant les notices qu’il lut alors à l’Institut, et qu’on trouvera réimprimées dans l’appendice de la présente publication, montrent l’importance qu’il attachait à sa marotte. Rien d’instructif comme les réflexions qui amenèrent cet homme d’État à la théophilanthropie; n’y eût-il dans les Mémoires que ces pages, le livre serait d’un grand prix.

Lareveillère constate le vide de l’âme française ; toutes les idées prônées depuis quelques années ont fait faillite, elles n’ont pas plus de valeur, pour le soutien de la vie morale, que les assignats pour les usages de la vie matérielle. L’éducation publique n’a plus de fondement, en dépit de sa charte fameuse, le rapport de Condorcet sur l’enseignement. « En méditant sur notre situation intérieure et sur notre état social, je ne voyais pas sans peine que la morale publique et la morale privée ne portaient plus sur aucune base. La démagogie ne s’était pas contentée d’en négliger la conservation, elle les avait toutes sapées. Les chefs ne voulaient souffrir aucun frein à leurs propres passions, et, dans le vague de ses idées, la multitude se laissait aller à une espèce d’instinct machinal, lequel, faute de principes et de guides, lui faisait faire indistinctement le bien ou le mal, et plus souvent le mal que le bien... Il y a, à mon sens, deux choses essentielles pour parer à d’aussi funestes résultats : une religion et des institutions. » — Naturellement, le philosophe écarte « la superstition romaine, » celle qu’un « vil despote » va bientôt ressusciter pour opprimer et corrompre les hommes. Il la remplace par sa petite invention, « des dogmes et des rites d’une extrême simplicité, » et il s’en promet merveilles. Que n’aurait-elle pas donné si on l’eût laissée vivre? — « Saint-Sulpice, Saint-Germain-l’Auxerrois et d’autres temples encore se remplissaient tous les décadis de familles respectables de toutes les classes et particulièrement de la classe riche et éclairée. Tout annonçait la stabilité et la propagation d’un culte dont les résultats ne pouvaient manquer d’être heureux pour la morale et la liberté. Mais il faut aux tyrans la superstition, l’ignorance et la corruption! » — Le tyran eut la cruauté d’étrangler la théophilanthropie en plein essor.

Nous sourions aujourd’hui de ce naïf réformateur, qui fabriquait une religion comme Sieyès troussait une constitution, qui rêvait de substituer sa machine métaphysique à la règle de gouvernement individuel et social éprouvée depuis dix-huit siècles. Mais ne trouverait-on pas, autour de nous, d’intrépides Lareveillère, qui cherchent avec la même bonne foi, avec la même ingénuité, une autre machine artificielle pour étayer les ruines toutes semblables dont ils s’effrayent ? Combien elle est étroite, et combien toujours pareille, l’aire stérile où tourne, les yeux bandés, la mule obstinée qu’est parfois notre pauvre raison !

A partir de l’an III, les Mémoires ne quittent plus le ton de l’apologie ou du réquisitoire : apologie de l’auteur, de son ami Rewbell, des actes et des intentions de la majorité du Directoire, aussi longtemps que deux membres de ce corps effroyablement divisé se rangèrent aux sentimens de Lareveillère; réquisitoire contre les Thermidoriens, les Clichiens, les royalistes, contre les deux Conseils, contre Barras, Carnot et Bonaparte. Barras est traité, selon son mérite, d’intrigant plongé dans la crapule, prêt à se vendre à tous les partis. Néanmoins le directeur ménage en pratique un collègue qui fait habituellement l’appoint de sa majorité, et sans lequel le 18 fructidor n’eût pas été possible. L’objet constant de sa haine, c’est Carnot, l’éternel adversaire. Lareveillère lui en veut mortellement de la Réponse à Bailleul, ce pamphlet virulent où Carnot se vengea du collègue qui l’avait fructidorisé. Contrecarré au pouvoir par l’homme qui avait les armées dans la main, cinglé ensuite dans sa vanité par un libelle injuste pour son honnêteté, mais trop bien informé de ses ridicules, Lareveillère accuse Carnot de royalisme, de despotisme, d’accointances criminelles avec le prétendant, et surtout avec Bonaparte. La vérité, c’est que le regard de Carnot, pénétrant dans les choses militaires, saisissait les opérations du jeune capitaine d’Italie, où les avocats du Conseil ne voyaient goutte. Il défendait contre eux les conventions de Leoben et de Campo-Formio, alors que le négociateur de ces traités passait au Luxembourg pour une dupe des Autrichiens.

Les relations du Directoire avec Bonaparte sont une tragi-comédie perpétuelle. On le blâme de ce qu’il n’a pas vaincu selon les règles, puisqu’il a mis de côté celles qu’on lui dictait de Paris. Un jour, on le croit découragé : François de Neufchâteau, qui a un si beau style, est chargé d’écrire une épître au vainqueur d’Arcole et de lui remonter le moral. Pour nos gens, Bonaparte est à la fois un objet de crainte et de première nécessité. Disparaît-il sur la mer d’Egypte, ils disent : Ouf! mais avec une vague inquiétude d’avoir perdu leur fétiche. Ils ont besoin de ses victoires, ils avaient eu besoin de ses canons en vendémiaire, ils réclament un de ses généraux au 18 fructidor. Bonaparte leur expédie dédaigneusement l’encombrant Augereau. On voudrait bien se servir de Hoche : celui-là, c’est le patriote authentique, Lareveillère le loue d’autant plus qu’il l’oppose à Bonaparte; ce qui n’empêche pas le défiant directeur de se poser tout bas, à deux reprises, la question que la postérité se posera longtemps : L’énigmatique général de Sambre-et-Meuse n’était-il pas un en-cas du Destin? ne rêvait-il pas de reprendre, si son rival eût échoué, les mauvais desseins que méditait ce dernier?

Le 18 fructidor fut la pierre de touche du caractère et de la philosophie politique de Lareveillère-Lépeaux. Voilà un républicain scrupuleux, ferme sur les principes, vraiment épris de légalité. Les élections du second tiers introduisent dans les Conseils de nouveaux membres, des royalistes peut-être, ce serait à démontrer, en tout cas des gens dont les opinions ne lui conviennent pas. Ils sont très régulièrement élus : qu’importe ? Une épuration s’impose. Le bon citoyen regrette que le Directoire n’ait pas les moyens légaux de le faire ; mais [[qui veut la fin veut les moyens : or, il a été assez prouvé, je crois, que les moyens constitutionnels étaient absolument impraticables ; ceux qui nous condamnent sentent le ridicule qu’il y aurait à soutenir le contraire ; aussi s’en abstiennent-ils. » — C’est toute sa défense. — Il faut proscrire du même coup deux de ses collègues : Lareveillère s’y résout, d’autant plus facilement que l’un d’entre eux est son ennemi Carnot. Il faut s’aboucher pour cette besogne avec le répugnant Barras ; il faut demander un général à Bonaparte, acheter les grenadiers du palais législatif. Le gardien de la légalité soupire, mais il s’abouche, demande, achète. A la vérité, il adresse une touchante exhortation à ce soudard d’Augereau; il lui recommande « de sauver la république sans ensanglanter la patrie, s’il veut être inscrit au temple de mémoire. » Et il le lance sur le temple des lois, et il déporte à Sinnamary les plus honnêtes gens du monde.

Le plus beau, c’est la véhémente indignation que ce même homme ressent, deux ans après, contre son imitateur du 18 brumaire. Il ne se dit pas un instant que brumaire est la répétition de fructidor, ni plus illégale, ni plus sanglante: Bonaparte au lieu d’Augereau, voilà toute la différence. Et une école nombreuse juge comme Lareveillère ; elle a comme lui deux poids et deux mesures pour deux actes identiques ; un silence approbateur sur fructidor, des imprécations sur brumaire. L’historien impartial cherche la raison d’un traitement si inégal; il n’en trouve qu’une : le 18 fructidor ne fit que changer la forme du désordre, qu’il soit amnistié ! le 18 brumaire fit de l’ordre, qu’il soit anathème!

Le triomphateur de fructidor n’attendit pas jusqu’à brumaire pour subir la loi du talion. Son complice Barras, Sieyès et Merlin le chassèrent au 30 prairial. On ne lui fit pas l’honneur d’un coup d’État; une simple crise. Cette fois encore, Lareveillère se drape noblement dans son récit ; il nous dit sa résistance héroïque, le trouble et la confusion de ses persécuteurs : « J’accordai enfin aux larmes et aux prières ce que la menace et le danger n’avaient pu m’arracher... Ils me remercièrent avec la plus vive reconnaissance. » Toujours est-il qu’il prit son portefeuille et sortit du Luxembourg comme il y était entré, sans bruit, sans faste, et sans un sou, disons-le à l’honneur de sa rigide intégrité. Il retourna chez ses amis du Jardin des Plantes.

Constituant, conventionnel, directeur, après les journées données aux luttes de l’Assemblée ou à l’apparat du pouvoir, Lareveillère avait gardé l’habitude de se rendre le soir chez Thouïn, le célèbre naturaliste. Une petite société de savans se réunissait dans la modeste cuisine des frères Thouïn ; on causait en famille des choses de la nature; les femmes faisaient un peu de musique. En pleine Terreur, l’abandon cordial et la gaîté régnaient dans la tranquille oasis du Jardin des Plantes : notre homme d’Etat avait coulé les meilleures heures de sa vie dans cette cuisine. C’est le côté attrayant et touchant de sa physionomie. On connaît mal la bourgeoisie révolutionnaire si l’on ne pénètre pas dans les dessous de ces existences dramatiques : au plus fort de la tourmente, tel jacobin menait une vie de société simple, candide, chez des gens de mœurs aimables et de douce culture. Pour se représenter la face interne de ces hommes, il faut suspendre un tableautin de Boilly derrière la grande toile officielle de David, il faut prêter l’oreille au clavecin qui murmure une ariette de Grétry sous le hurlement de la Carmagnole.

L’opposition de l’ancien directeur ne fléchit pas sous l’Empire. Retiré aux champs, il fut un des rares qui refusèrent les offres du tyran. Je crois bien que le tyran, qui payait les hommes à leur juste valeur, ne se mit pas en frais de grandes tentations pour le théophilanthrope. Petites ou grandes, il les refusa. Il refusa même le serment et sacrifia sa place à l’Institut plutôt que de le prêter. La Restauration ne lui fut pas plus clémente : il eut le chagrin de voir son fils repoussé de la cour royale de Paris, parce que le père avait fait de la fantaisie littéraire avec le calendrier. Quand le jeune avocat s’avança à la barre pour la formalité du serment, le président Séguier s’écria : « Ossian ! qu’est-ce que cela? Je ne connais pas ce nom-là, moi ! Remis à huitaine. » Et Ossian ne fut jamais admis. Lareveillère se consola en écrivant ses Mémoires.

Ils ne seraient pas inutiles, si un livre de plus pouvait nous mieux enseigner cette vérité d’expérience : pour rétablir les affaires d’un grand pays en des temps difficiles, il ne suffit pas d’une honnêteté timorée, d’un entêtement qui joue la résolution, de quelques préjugés à mines de principes, le tout logé dans une cervelle étroite, froide comme un grenier sans feu. Notre fleur vivante et mystérieuse, le génie de la France, ne se laisse pas cueillir par les naturalistes qui cataloguent des choses mortes dans leur herbier.


EUGENE-MELCHIOR DE VOGÜE.

  1. Mémoires de Lareveillère-Lépeaux, 3 vol. in-8o; Paris, 1895 , Plon et Cie.