Un Plaidoyer anglais contre le pessimisme

Un Plaidoyer anglais contre le pessimisme
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 95 (p. 694-705).
UN
PLAIDOYER ANGLAIS
CONTRE LE PESSIMISME

Dans la plupart des discussions sur l’optimisme et le pessimisme, les disputans posent en principe qu’il faut épouser un de ces deux systèmes, qu’il n’y a pas d’autre alternative, que quiconque n’est pas pessimiste est nécessairement optimiste. Le plus grand nombre des grands philosophes n’ont été pourtant ni l’un ni l’autre. Celui d’entre eux qui a prétendu que tout ce qui est réel est rationnel n’a pas entendu dire pour cela que la raison, suprême ordonnatrice de cet univers, se croie tenue de donner toujours des fêtes au genre humain. Comme la philosophie, la sagesse des simples, avec laquelle il faut compter, se défie des partis extrêmes, elle a du goût pour l’entre-deux, pour les solutions mitoyennes. Elle a décidé depuis longtemps que le souverain mal est une chimère autant que le souverain bien, que, si la vie est un mal, ce mal est supportable, que, si la vie est un bien, ce bien est très imparfait, qu’il n’est dans la nature point de métal sans alliage ni de sentimens sans mélange, qu’au surplus la façon dont les choses nous affectent dépend le plus souvent de l’opinion que nous nous en faisons, que nous mettons du nôtre dans nos souffrances comme dans nos joies, qu’il y a une part d’illusion dans le malheur comme dans le bonheur, que tout dans ce monde est incomplet, même le chagrin.

On peut disputer sur tout ; mais ce qui complique beaucoup les discussions, c’est qu’on ne s’entend pas toujours sur le sens des mots ou qu’on ne se donne pas la peine de les définir. A proprement parler, l’optimisme est un système fondé sur le principe que le monde réel est le meilleur des mondes possibles. « Dieu, disait Leibniz, n’est point nécessité, métaphysiquement parlant, à la création de ce monde ; mais. Dieu est obligé, par une nécessité morale, à faire les choses en sorte qu’il ne se puisse rien de mieux. » Pangloss, disciple de Leibniz, avait le droit de dire que tout est pour le mieux ; mais il avait tort d’en conclure que tout est bien. Son maître ne l’entendait pas ainsi ; il croyait fermement à l’existence du mal physique et du mal moral, mais il pensait qu’il y en aurait eu davantage dans toute autre combinaison possible, et que, tout ayant été ordonné pour une bonne fin, cette fin justifie Dieu, et les moyens qu’il emploie. Si Lucrèce, pensait Leibniz, n’avait pas été violée par Tarquin, Brutus n’aurait pas fondé la république romaine. En se tuant pour ne pas survivre à son honneur, Lucrèce fut l’instrument, d’une destinée divine, qui, ne pouvant empêcher le mal, en tire le bien et fait concourir les désordres particuliers à l’ordre universel.

Si c’est là le véritable optimisme, il s’ensuit qu’on ne devrait traiter de pessimiste, selon la rigueur du mot, qu’un philosophe ou un théologien convaincu que ce monde est le pire des mondes possibles. Certains mythes orientaux nous enseignent que dans l’échelle infinie des mondes, celui que nous habitons occupe le dernier rang, qu’il est gouverné par les puissances des ténèbres, et que notre pauvre terre est en quelque sorte le cloaque ou le dépotoir de l’univers. C’est plus facile à dire qu’à prouver ; les termes de comparaison nous manquent. Mais, on peut dispenser les pessimistes de cette comparaison. Pour avoir le droit de représenter notre globule terraqué comme un enfer, il leur suffirait de démontrer que les désordres particuliers dont nous sommes les tristes témoins ne concourent pas à un ordre général, que les choses n’ayant aucune fin, ni le mal physique ni le mal moral ne servent à rien, que nos souffrances sont absolument inutiles.

C’était, uni vrai pessimiste que ce chevalier de Rovel, envoyé de Sardaigne à La Haye, qui prétendait que l’auteur de l’univers avait eu au début les plus beaux et les plus vastes projets, qu’il avait déjà élevé des échafauds pour bâtir, mais qu’il était mort au milieu de son travail, et que dès lors tout se trouvait fait pour un but qui n’existe plus, « que nous nous sentons destinés à quelque chose dont nous ne pouvons nous faire aucune idée, que nous ressemblons à des montres sans cadran, dont les rouages, doués, d’intelligence, tourneraient jusqu’à ce qu’ils fussent usés, sans savoir pourquoi et se disant toujours : Puisque je tourne ; j’ai donc un but. » Benjamin Constant déclarait que ce système lui paraissait « la folie la plus spirituelle, la plus profonde, bien préférable aux folies chrétiennes, musulmanes ou philosophiques des Ier, VIIe et XVIIIe siècles de notre ère. » Cependant le chevalier de Rovel, que je sache, n’a pas fait école.

Un pessimisme beaucoup plus répandu, dans ce siècle est celui qui, après, avoir dressé le bilan de la vie, en conclut que la somme des maux étant infiniment supérieure à celle des biens, l’existence est un malheur, que mieux vaut ne pas être, et que nous ressemblons à des oiseaux prisonniers qui chantent non de plaisir, mais de rage. « Nous séjournons ici-bas un jour ou deux, a dit un poète d’Orient ; tout ce que nous y récoltons n’est qu’angoisse et souffrance, et, sans avoir pu résoudre une seule des énigmes que nous propose la vie, nous nous en allons, harassés et la tête basse. » — « Nous sommes, disait un autre poète, les voix du vent qui chemine sans cesse et soupire après le repos sans le trouver jamais. Hélas ! tel est le vent et telle est la destinée des mortels, un gémissement, un soupir, un sanglot, un orage, une guerre. » Toutefois, on aura beau démontrer au commun des hommes que la vie est un malheur, ils continueront de vivre comme s’ils n’en croyaient rien, tant est forte cette manie d’être qui nous possède, et d’ailleurs le temps que nous avons à passer ici-bas est si peu de chose en comparaison des siècles écoulés, pendant lesquels nous n’étions pas, et des siècles à venir, pendant lesquels nous ne serons plus, que ce n’est vraiment pas la peine d’en parler.

Si l’inquiétude de leur humeur, la complication de leurs désirs rend les êtres pensans impropres au parfait bonheur, ils sont en revanche admirablement organisés pour s’en passer, et ils trouvent en eux d’étonnantes ressources contre la souffrance. Attentifs à ce qui leur plait, ils oublient facilement tout le reste, et ils sont capables de s’oublier eux-mêmes, ce qui est le principe de leurs actions les plus nobles et les plus indignes. Si nombreux et si lourds que soient leurs soucis, ils leur échappent, ils les trompent, ils se procurent des diversions sur leur inquiétude, soit par le travail, qui est la meilleure des fièvres, soit par les plaisirs si divers que verse libéralement à leurs sens abusés la décevante, mais bienfaisante Maya. « D’où vient, disait Pascal, que cet homme qui a perdu depuis peu de mois son fils unique et qui, accablé de procès et de querelles, était ce matin si troublé, n’y pense plus maintenant ? Ne vous en étonnez pas : il est tout occupé à voir par où passera ce sanglier que les chiens poursuivent avec tant d’ardeur depuis six heures. Il n’en faut pas davantage. »

Les êtres pensans ont le don de croire, d’espérer, et on peut appliquer à l’espérance ce qu’un grand romancier disait du génie : quelques mécomptes que lui infligent les bizarreries du sort et si éloignée qu’elle puisse être de ce qu’elle cherche, elle retourne toujours à son infini, comme les tortues, où qu’elles soient, prennent le chemin de leur cher océan. Ajoutez que si les fourmis méritent à beaucoup d’égards de nous servir d’exemple, elles n’ont jamais su et ne sauront jamais plaisanter ; que, grâce à cette faculté de rire que nous possédons seuls, les douloureuses contradictions dont la vie abonde nous deviennent une source de plaisir : les choses nous apparaissent comme un spectacle, comme une grande comédie où nous ne cèderions pas volontiers notre place. Ajoutez enfin l’esprit de curiosité, le désir de comprendre, le prix que nous attachons à la plus mince de nos découvertes. « Ceux qui croient, disait encore Pascal, que le monde est bien peu raisonnable de passer tout le jour à courir après un lièvre qu’ils ne voudraient pas avoir acheté, ne connaissent guère notre nature. Ce lièvre ne nous garantirait pas de la vue de la mort et des misères, mais la chasse nous en garantit. » Le pessimiste le plus morose n’éprouve-t-il pas quelque satisfaction à découvrir un argument nouveau pour démontrer à lui-même et à l’univers son malheur ?

Le pessimisme a eu ses saints. De grandes âmes, profondément touchées de nos misères, n’ont plus connu d’autre passion que la pitié, et cette pitié, qui était une miséricorde active, cherchait partout des infortunes à soulager, des ulcères à guérir. Ces saints n’étaient pas des pessimistes sans mélange et achevés, puisqu’ils pensaient que les maux des hommes ne sont pas incurables, et bien qu’ils ne cherchassent que l’effort et la peine, ils ont trouvé la joie, récompense secrète de toutes les souffrances volontaires. Rien n’est plus rare qu’un optimiste ou qu’un pessimiste absolument conséquent. Les uns considèrent la vie comme une pièce bien faite, bien composée, mais trop souvent gâtée par de très fâcheux détails ; les autres estiment que la pièce est détestable, mais ils conviennent qu’elle est souvent sauvée par des détails exquis, et les détails leur font quelquefois oublier la pièce. « Que d’affaires ! s’écrie Argun, en se laissant tomber épuisé dans son fauteuil. Que d’affaires ! je n’ai pas seulement le loisir de songer à ma maladie ! » C’est le cri du genre humain : condamné à vivre, il a tant d’affaires sur les bras qu’il lui reste peu de temps pour penser à son mal.

Le seul pessimisme tout à fait conséquent dans la pratique est moins le fruit naturel de telle ou telle doctrine, qui a passé dans le sang, que le résultat fatal d’un tempérament malheureux. Les faux jeunes malades sont insupportables ; mais jeunes ou vieux, les vrais malades sont toujours intéressans. Il y a des hommes qui ont perdu la faculté d’oublier, de se distraire, d’aimer, de croire, d’espérer et de rire. Ce ne sont pas des disciples, ce sont des victimes. Ils ont tout vu, et ils ne se soucient pas de revoir ; ils ont tout épuisé, et ils sont vides. Ils ne tâchent plus de comprendre. De quoi seraient-ils curieux ? Et à quoi bon chercher ? Il n’y a rien à trouver. Leur maladie est cette indifférence qui engendre les dégoûts mortels. Ils disent avec l’Ecclésiaste qu’une génération s’en va, qu’une autre vient, et que la terre subsiste toujours dans son éternel ennui, que le soleil se lève, que le soleil se couche, que le vent tourne au midi, tourne au nord et refait sans se lasser le chemin qu’il avait fait, que ce qui a été sera, que ce qui est arrivé arrivera, qu’ils ont appliqué leur cœur à connaître la sagesse et qu’ils ont connu la sottise et la folie, que celui qui augmente sa science augmente sa douleur. Ce sont des fakirs de la mélancolie, et s’ils ne passent pas leurs jours et leurs nuits sur la colonne de Siméon le Stylite, c’est que la hauteur de leurs mépris leur en tient dieu. Du sommet de la montagne sans décroiser leurs bras cloués sur leur poitrine, ils regardent couler à leurs pieds le grand fleuve trouble et impur de la vie, charriant sans cesse ses fanges ses immondices et ses cadavres.

« Un écrivain anglais fort distingué, sir John Lubbock, également connu par ses ouvrages sur les temps préhistoriques, sur l’origine de la civilisation, et par ses ingénieuses recherches sur les métamorphoses des insectes, sur l’intelligence et les mœurs des fourmis et des abeilles, s’est dérobé quelque temps à ses études favorites pour prêcher le mouvement aux fakirs, la gaîté aux mélancoliques, la belle humeur aux indifférens, et pour convertir au bonheur les martyrs de l’ennui volontaire[1]. Son dernier livre, intitulé : les Plaisirs de la vie, est un réquisitoire en forme contre le pessimisme. Il se plaint que le nombre des ennuyés va croissant, qu’ils se multiplient tout particulièrement dans la Grande-Bretagne, que l’Angleterre mérite moins que jamais son antique surnom de merry England. Il nous assure avoir été lui-même dans sa jeunesse sujet à des accès d’humeur noire, de sombre abattement, de dépression morale, de low spirits. Étant devenu depuis, comme il l’avoue, parfaitement heureux, il attribue son bonheur non-seulement aux bonnes chances que la fortune lui a ménagées, mais surtout à l’usage qu’il en a su faire, et il nous fait part de ses recettes. Secondant sur ses expériences personnelles, il passe en revue toutes les joies que nous offre ce vaste univers, et il nous enseigne comment il faut s’y prendre pour exprimer le suc et le miel de la vie. Ces deux agréables petits volumes, où les sages conseils s’entremêlent de citations bien choisies et d’anecdotes piquantes, paraissent avoir eu un très grand succès en Angleterre. Cela prouve que les malades, désireux de guérir, y sont nombreux. Leur médecin les a-t-il guéris ? Nous ne savons trop qu’en penser.

Le bonheur est souvent insolent ; celui de sir John Lubbock est modeste, il ne répète pas sans cesse : Faites comme moi. Mais en définitive c’est à peu près ce qu’il dit. Le malheur est que sa félicité est fort compliquée et qu’il ressemble à ces médecins qui prescrivent aux malades pauvres des remèdes coûteux. Il a été dans des affaires ; il en a profité, pour faire sa fortune, et il a employé ses loisirs à cultiver son esprit et ses talens divers, à donner à son être tous des modes imaginables. Le bonheur, tel qu’il l’entend, est une institution éminemment aristocratique ; c’est un paradis délicieux, où des pauvres diables auront bien de la peine à entrer. « Je voudrais avoir de l’argent, disait Shelley, car je crois que je saurais m’en servir. » Sir John Lubbeck se charge bien d’enseigner le meilleur usage qu’on peut faire de sa fortune, mais il ne se charge pas de faire descentes à tous ses lecteurs ?

Les conseils contenus, dans les doux jolis petits volumes peuvent se résumer ainsi : « Je ne vous dis pas de faire comme moi ; mais comme moi, ayez un intérieur agréable, un home qui vous plaise, et des amis aussi sûrs, aussi fidèles que charmans et distingués. Variez votre existence, et à cet effet, ayez tous les goûts, l’amour de la vie casanière et l’amour des voyages, l’amour du repos et l’amour du travail, la passion de la lecture, de la science, de la poésie, de la peinture, de la musique. Tachez d’acquérir des talens ; rien ne remplit plus agréablement les heures. Portez-vous bien, c’est le secret de la belle humeur. Evitez tous les excès ; sobriété et confort, telle doit être votre devis. Ne fournissez aucun prétexte au malheur ; pour peu que vous lui fassiez un signe, il entrera chez vous. Occupez-vous beaucoup de vos affaires, ayez grand soin de votre personne, et ne craignez pas qu’on vous traite d’égoïste. On dit beaucoup de mal de l’égoïsme, il a pourtant du bon. Après tout, le bonheur général n’étant que la somme des bonheurs particuliers, rendez-vous résolument heureux, et vous travaillerez ainsi à la félicité de l’univers. Méditez le proverbe chinois, et balayez la neige devant votre porte, sans trop penser au givre qui couvre les tuiles de votre voisin. Il y a des gens qui semblent trouver un secret plaisir à envenimer leurs peines, à gâter leurs joies par des réflexions moroses. Ne vous créez jamais des chagrins artificiels et factices, et réduisez vos soucis au strict nécessaire. N’imitez pas ce fameux Chevalier Blanc qui s’embarrassait en voyage de mille paquets inutiles, d’une souricière dans la crainte que les souris ne troublassent une nuit son sommeil, et d’une ruche pour le cas où il viendrait à rencontrer un essaim d’abeilles.

« N’imitez pas non plus cette Harpaste dont parle Sénèque, laquelle, ayant perdu la vue, s’obstinait à soutenir que la maison était devenue subitement sombre. Soyez gai, et la grande maison de ce monde vous paraîtra toujours claire, et vous bénirez le soleil qui l’illumine, et la réchauffe. Que s’il vous survient quelque fâcheuse disgrâce, mettez-vous en route, allez contempler le Mont-Rose ou admirez la haie de Naples, et au retour, lisez un dialogue de Platon, le Discours de Descartes sur la méthode, la Foire aux vanités, Darwin, l’Economie politique de Stuart Mill, les Essais d’Addison, les Voyages de Cook ou Robinson Crusoé, et vous verrez que la vie est bonne. Je vous attends à deux ans d’ici, vous m’en direz des nouvelles. » Et là-dessus, après avoir cité quelque admirable parole d’Epictète ou de Marc-Aurèle sur la résignation, sur le renoncement, sur la paix d’une âme maîtresse de ses désirs et servante très humble de la volonté divine, le moraliste anglais, baissant la voix, nous dit à l’oreille : « Tâchez d’être riches ; la richesse, croyez-moi, aide beaucoup au bonheur. »

Ce n’est pas qu’il méprise ceux qui n’ont rien, ni qu’il les expulse du divin royaume. Il entend que son livre apporte de la joie à tout le monde, car il tient que le bonheur est un devoir et que ce devoir est universel. Aussi se donne-t-il beaucoup de mal pour réconcilier les pauvres avec leur sort, en leur représentant que, sans s’en douter, ils sont de très grands propriétaires, que voir, c’est avoir, et que leurs yeux ont un droit d’usufruit sur des espaces immenses de terre et de mer. Ne possèdent-ils pas le ciel avec toutes ses étoiles, l’océan avec toutes ses vagues, les grèves avec tous leurs sables, où ils peuvent étudier mieux qu’ailleurs quelques-unes des grandes lois de la nature ? Ce n’est pas là toute leur fortune. Les biens communaux, les rues, les routes, les sentiers, les canaux, tout cela est à eux, et ce qu’il y a d’admirable dans leur affaire, c’est que ces heureux mortels ont la jouissance de leurs immenses propriétés en laissant à d’autres les frais d’entretien. Ils ont le profit, ils n’ont pas les charges. Il est certain qu’en se promenant au Louvre ou dans la forêt de Fontainebleau, un pauvre, qui a l’esprit bien fait, peut se croire très riche, et qu’il sent tout le prix de la propriété collective, qui est à tout le monde, sans être à personne. Mais s’il a le visage hâve et le ventre creux, si n’ayant pas mangé ce matin, il n’est pas bien sûr de manger ce soir, si c’est une bête qui cherche sa pâture, ce grand et fortuné propriétaire vous traitera de mauvais plaisant, et votre aimable éloquence ne lui persuadera jamais que voir, c’est avoir. Cédez-lui votre home et vos champs, il est prêt à se charger des frais d’entretien ; en retour il vous abandonnera généreusement le ciel et ses étoiles, l’océan, ses vagues et ses grèves, avec pleine licence d’y étudier les lois de la nature.

Ce qui gâte le charmant livre de sir John Lubbock, c’est qu’il ne lui a pas suffi de prêcher les ennuyés et de combattre le pessimisme ; il s’est fait l’avocat trop complaisant de l’optimisme, client compromettant, bien difficile à défendre. Passe encore s’il s’était contenté de dire que tout est pour le mieux ; mais comme Pangloss, il affirme quelquefois que tout est bien et, pour sauver sa thèse, il se voit obligé de soutenir que nous ne sommes jamais malheureux que par notre faute, que nous méritons toujours nos récompenses et nos peines.

Accordons-lui, s’il le veut, contre toute évidence, qu’il n’est point de malheurs absolument immérités ni de bonheurs qui scandalisent notre raison. Mais peut-il nier que des fautes légères n’attirent quelquefois sur la tête d’un coupable innocent de funestes catastrophes ? Ce n’est que dans le monde de la mécanique que règne la parfaite justice ; c’est là seulement que les effets sont rigoureusement proportionnés aux causes, et nous savons d’avance qu’une quantité fixe de mouvement produira une quantité fixe de chaleur. Mais dans la vie humaine, il y a souvent une disproportion prodigieuse et effrayante entre les causes et les conséquences. C’est le sens profond de la tragédie antique. Œdipe n’était pas un criminel, mais un imprudent, à la tête vive, au sang chaud : il a tué son père, il a épousé sa mère, et s’est arraché les yeux. Antigone a enfreint les lois de l’état pour donner la sépulture à son frère ; dans cette collision de devoirs, elle a cru prendre le parti le plus sûr, elle en est morte. Le monde appartient aux prévoyans. A la bonne heure ! Mais la suprême prévoyance est la plupart du temps le partage de l’égoïsme. Aussi le voyons-nous fleurir, prospérer : la graisse de la terre et les rosées du ciel sont pour lui, et la destinée châtie souvent comme des crimes des péchés très véniels ou de généreuses imprudences.

M. Huxley disait naguère à une association d’ouvriers que si notre vie et notre fortune devaient dépendre un jour ou l’autre d’une partie d’échecs perdue ou gagnée, le premier de nos devoirs serait d’apprendre le jeu, et qu’on ne saurait blâmer trop sévèrement un père qui ne l’enseignerait pas à ses fils, un gouvernement si peu soucieux de notre bonheur qu’il nous laisserait ignorer la différence d’un cavalier et d’un simple pion. « Or c’est une vérité élémentaire, ajoutait-il, que la vie, le bien-être, la fortune de chacun de nous dépendent de la connaissance que nous pouvons avoir des règles d’un jeu infiniment plus compliqué et plus difficile qu’aucune partie d’échecs. L’échiquier est le monde, les pièces sont les phénomènes de l’univers, les règles sont ce que nous appelons les lois de la nature. Notre antagoniste est un être mystérieux et caché. Nous savons seulement que sa façon de jouer est toujours loyale, qu’il se conforme aux règles et qu’il est patient. Mais nous savons aussi à nos dépens qu’il ne nous passe aucune faute, qu’il n’a jamais fait grâce à la moindre de nos ignorances. A l’homme qui joue bien, il paie des enjeux très élevés, avec une munificence exagérée qui prouve que la force plaît aux forts. Le joueur maladroit est fait mat, sans précipitation, mais sans remords. »

A quelle fin sir John Lubbock a-t-il cité cette ingénieuse parabole du professeur Huxley ? Les argumens qu’on en peut tirer se retournent contre sa thèse. Le terrible joueur d’échecs qui nous fait le dangereux honneur de nous inviter à faire sa partie à tous les avantages. C’est lui qui a inventé le jeu, qui en a combiné, fixé les règles ; elles sont si compliquées que nous n’en pouvons connaître qu’une très petite partie. Je veux bien qu’il soit loyal et patient, quoiqu’il semble quelquefois fort irritable et un peu brusque ; mais il a sur nous l’écrasante supériorité d’un joueur de profession, qui s’exerce depuis des siècles, sur un novice qui quittera ce monde sans avoir terminé son apprentissage, et il abuse de son privilège jusqu’à ne nous rien pardonner. A vrai dire, la meilleure chance que nous ayons de gagner est de tricher, et beaucoup de gens ne s’en font pas faute : ce fort est indulgent aux forts et aux habiles, il n’est impitoyable que pour les ingénus et les ignorans. Hélas ! il n’est que trop vrai, les péchés d’ignorance sont ceux que la destinée : punit avec le plus de rigueur, et, c’est là précisément ce qui condamne l’optimisme.

On lit dans un conte italien, du XVe siècle qu’un pauvre homme de Faenza, à qui un riche voisin avait enlevé lopin après lopin toute sa terre jusqu’à un cerisier qu’il aimait, en devint quasi fou de douleur. Il s’en alla d’église en église et fit sonner, toutes les cloches. On sortait des maisons on se demandait » : « Que se passe-t-il ? qui donc est mort ? » Et lui courait à travers les rues, en criant : « La ragione è morta ! Per l’anima della regione ch’è morta. la justice est morte ; priez pour l’âme de la justice qui est morte ! » Si on sonnait les cloches à chaque injustice qui se commet ici-bas, elles seraient toujours en branle et il n’y aurait pas assez de sonneurs pour s’atteler aux cordes. M. Huxley a raison : nous n’avons pas demandé à jouer, on nous y contraint, et nous jouons contre quelqu’un qui est inexorable.

Je m’étonne que sir John Lubbeck, naturaliste distingué, évolutionniste convaincu, initié à tous les secrets de la science nouvelle, en ait si peu la philosophie. Dans les chapitres de son livre où il touche aux questions métaphysiques, il parle avec trop de faveur de certaines doctrines fades, douceâtres, et de certains théologiens, qui, détestant les amers, ont ajouté tant de mélasse, à la religion de la croix qu’on n’en reconnaît plus le goût. Désireux de nous réconcilier avec notre sort, ils nous représentent l’auteur de l’univers comme un excellent maître d’école, d’humour, donc, indulgente, débonnaire, dont la seule préoccupation est de nous rendre à la fois très heureux et très savans. L’école est belle, les pupitres sont commodes, les bancs sont rembourrés, et il y a un beau préau, pour jouer ; mais il faut se conduire décemment, ne rien déranger, ne rien gâter, ne rien salir et savoir quelquefois, regarder sans toucher. Le maître, qui aime tendrement ses élèves, ne les gâte point. Il leur commande de travailler, mais, il ne leur impose que des devoirs proportionnés à leurs forces. Il les soumet quelquefois à des épreuves, pour les fortifier, mais en ayant bien soin de mesurer le vent aux brebis tondues. Infiniment juste, il tient entre elles, la balance, égale, n’en favorise aucune aux dépens des autres. Il donne aux plus méritantes des bons points, encourage leurs efforts, récompensa leurs vertus. Celles qui se conduisent mal, il les menace de corrections terribles, il leur montre la verge ; mais au moment de frapper ; il leur fait grâce, et, quand le jour sera venu, elles seront admises comme les autres, dans un préau où il est permis de regarder et de toucher, et elles auront, elles aussi, leur part de la fête éternelle. Il suffit d’ouvrir nos yeux, de les promener autour de nous pour nous assurer que les choses ne se passent pas ainsi, et c’est assez d’une araignée mangeant sa mouche, d’un renard étranglant sa poule pour nous convaincre que, bonne ou mauvaise, la grande tragi-comédie qu’on appelle la vie humaine ne ressemble guère à la pièce que nous racontent ces chrétiens optimistes, persuadés que l’auteur leur a expliqué son scénario.

Sir John Lubbeck raconte qu’un des représentans les plus éminens de la théologie optimiste, le doyen Stanley, ennemi résolu des dogmes tristes, ayant exposé un jour ses principes à lord Beaconsfield, le grand homme d’état lui répondit : « Ah ! Monsieur le doyen, tout cela est très bien, mais prenez-y garde : point de dogmes, point de doyens ! No dogms, no deans ! » Sir John Lubbeck remarque à ce propos, fort justement qu’il eût été regrettable qu’un homme du mérite de M. Stanley n’eût pas été doyen ; mais cela ne prouve pas que les doyens optimistes représentent le vrai christianisme. Comme M. Stanley, M. Lubbeck déclare la guerre aux dogmes tristes, il les tient pour de grands obstacles à notre bonheur, pour un poison qui corrompt notre sang. Ce disciple de Darwin peut-il nier cependant qu’il n’y ait de secrètes harmonies entre ces dogmes qu’ils condamnent les conclusions de la science moderne ? Les paroles ne sont pas les mêmes, les musiques se ressemblent, et les évolutionnistes qui ont une religion, quand ils chantent leurs offices, entonnent à leur façon un Dies iræ.

La philosophie est tenue d’expliquer l’étrange disproportion qu’elle constate entre notre façon de concevoir les choses et leur réalité, entre l’idée que nous nous faisons de nous-mêmes et ce que nous sommes, outre notre pensée et notre être. Elle nous enseigne que l’absolu ne se réalisant que dans l’infini de l’espace et du temps, dans l’ensemble des existences, les individus ne sont que des exemplaires tronqués, incomplets, quelquefois grossiers du type qu’ils représentent. Il y a plus : les forces multiples, dont le concours est nécessaire à la conservation comme à la création de l’univers, rentrent souvent en concurrence ; elles se combattent, elles se heurtent, elles entreprennent sur leurs droits respectifs, et de ces conflits résultent des accidens perturbateurs, causes de désordre, d’usure et de souffrance. Les astres eux-mêmes n’éprouvent-ils pas des dérangemens dans les orbes qu’ils décrivent autour de leurs centres d’attraction ? C’est la part du hasard, tout ce qui est rencontre des résistances, et d’univers est ainsi constitué que, si parfaites que soient ses lois, l’exécution en est toujours imparfaite. L’orthodoxie catholique et protestante explique ce désordre ou ce déchet par le péché originel, théorie profonde dans sa naïveté, dont Schopenhauer disait qu’elle de réconciliait avec l’Ancien Testament, notre destinée ne ressemblant à rien tant, selon lui, « qu’à la conséquence d’une faute et d’un désir coupable. Si différens que soient les points de départ, philosophes et théologiens s’accordent à reconnaître qu’il y a dans le monde un principe de déformation des existences, quelque chose qui ne doit pas être et qui ne peut pas ne pas être.

Saint Augustin, Calvin, Pascal nous enseignent que Dieu a créé le monde, non pour nous, mais pour lui : Deux omnia propter semetipsum condidit. Bien qu’il soit amour, il est plus grand que notre cœur, et en vertu de sa sainteté il ne peut aimer dans son œuvre que lui-même et ce qui lui ressemble. Le péché ayant souillé la terre, il n’appelle à la vie l’immense majorité de ses créatures que pour le glorifier par leur malheur. C’est là le décret terrible, decretum horribile. Que si sa grâce a choisi quelques âmes qui le glorifieront par leur éternel bonheur, les raisons de son choix nous seront à jamais cachées, car le Dieu de Calvin comme celui de Pascal est un Dieu qui se cache. Pourquoi ceux-ci plutôt que ceux-là ? Nous n’avons pas de comptes à lui demander. Nous croyons découvrir dans notre destinée comme un mystère d’iniquité ; c’est le mystère de la justice divine, devant lequel nous ne pouvons que nous incliner, nous taire et adorer.

De son côté, la philosophie a décidé que dans le nombre infini des êtres qui vivent et qui meurent, il y a beaucoup d’appelés et peu d’élus, que les uns sortent vainqueurs de l’inégal combat pour l’existence, que les autres succombent misérablement, sans avoir commis d’autre crime que celui d’être faibles, infirmes, mal armés, qu’au surplus l’univers, dont la justice n’est pas la nôtre, est profondément indifférent à nos plaisirs et à nos disgrâces, à nos plaintes et à nos hosannas. qu’il n’a pas été fait pour nous, que la destinée qui le gouverne n’a d’autre soin que celui de conserver et de perfectionner les espèces, que les individus ne sont que les instrumens de ses desseins, et qu’ils en sont souvent les dupes et les victimes. Dans un système comme dans l’autre. Il y a un decretum horribile, et qu’on l’appelle Dieu ou la nature, la grâce ou le destin, le principe du monde en use comme sa hautesse qui, lorsqu’elle envoie un vaisseau en Égypte, ne s’embarrasse pas si les souris qui sont à fond de cale sont à leur aise ou non.

La science n’est pas obligée de nous prêcher des vérités réjouissantes. Quand elle nous apprend que notre cœur bat trente millions de fois en un an et que s’il s’arrête une fois, c’en est fait de nous, ou que la matière grise de nos circonvolutions cérébrales contient près de 600 millions de cellules, que chaque cellule se compose de plusieurs milliers de molécules visibles et chaque molécule de quelques millions d’atomes, elle nous donne en même temps une prodigieuse idée et de la complication de notre machine et de sa fragilité. Mais elle ne se propose pas non plus de nous inquiéter ou de nous chagriner. Elle n’admet point que la vie soit un mal, puisque la vie sert à quelque chose. Elle fortifie notre raison, et la raison, c’est le calme. Elle nous engage à ne pas croire facilement aux mauvaises intentions, à ne pas faire comme les enfans qui s’effraient du visage qu’ils ont barbouillé. Si le monde a d’autres fins que les nôtres, les individus étant nécessaires à la perpétuation des espèces, le monde ne peut se passer de nous. Il faut donc qu’il s’approprie en quelque mesure à nos besoins ou que nous puissions nous adapter à ses lois, et l’adaptation au milieu produit sinon le bonheur, du moins une facilité de vivre accompagnée d’un sentiment d’aise et de bien-être.

La philosophie morale la plus conforme à l’esprit de ce temps ressemble beaucoup à celle d’Épicure, et Épicure, lui aussi, n’était ni optimiste ni pessimiste. Le Louvre possède un buste admirable de ce sage, qui fit toujours la guerre aux folles terreurs comme aux vaines espérances. Jamais figure ne réunit tant d’élégance à tant de sévérité ; c’est bien l’homme qui recommandait à ses disciples de donner de la grâce à leurs tristesses comme à leurs joies, de mêler un peu d’ascétisme à leurs bonheurs comme à leurs malheurs. Pour l’épicurien, le monde est un étranger, mais il ne le traite pas en ennemi. Il sait que les choses n’ont pas été faites pour lui plaire, mais il estime qu’entre elles et lui il y a des convenances accidentelles, et sans se donner, il se prête. Les plantes ne fleurissent pas pour m’être agréables ; elles ne m’en plaisent pas moins, et si je leur donne à boire quand elles ont soif, mon plaisir s’en accroît. Ce n’est pas pour moi que tout reverdit au printemps, et le printemps me met le cœur au large. Ce n’est pas pour moi que chantent les rossignols ; quelle que soit leur idée, elle me paraît bonne, et leur musique sert d’accompagnement naturel à une fête que je me donne à moi-même.

Épicure n’enseignait pas l’art d’être heureux, il enseignait l’art de se consoler, et l’art de se consoler est une science austère : le fond de la consolation est le renoncement, l’acquiescement à la destinée, la négation de ma propre volonté, volontairement immolée à une loi qui n’est pas la mienne. Comme l’auteur de l’Imitation, Épicure disait que nous devons apprendre à nous briser en beaucoup de choses. Mais ce grand consolateur enseignait aussi l’art de jouir. Il pensait que l’univers n’étant pas destiné à servir à nos plaisirs, nous ne devons pas attendre qu’il nous les offre, qu’il faut les prendre, en y mettant du nôtre et en les accommodant au goût de la sagesse, qui condamne les excès et ne craint rien tant qu’un repentir. Tout bonheur est du bien volé, et c’est un genre Je vol que les fakirs de la mélancolie ont tort de décourager. Nos courtes félicités ont l’exquise saveur du fruit défendu ; nous éprouvons en nous en repaissant une joie de larron qui s’applaudit de son industrie et nargue le gendarme. Mais le gendarme ne nous en veut pas et ne se fâche point : il sait bien qu’il aura le dernier mot.


G. VALBERT.

  1. The pleasures of life, by sir John Lubbock. Londres, 1889 ; Macmillan and C°.