Un Peuple oublié - Les Sikèles

Un Peuple oublié - Les Sikèles
Revue des Deux Mondes, 4e périodetome 141 (p. 594-632).
UN PEUPLE OUBLIÉ
LES SIKÈLES

On commence à savoir, en dehors même du cercle étroit des érudits de profession, comment, depuis vingt-cinq ans, les découvertes de Schliemann ont modifié l’idée que l’on se faisait jusqu’alors des origines de la Grèce et ce qu’elles ont, dans ce domaine, ajouté à nos connaissances. Ses fouilles et celles de ses collaborateurs, MM. Doerpfeld, Stamatakis, Tsoundas, Staïs et Duemmler, ont dégagé toute une civilisation jusqu’alors ignorée, celle que l’on appelle tantôt la civilisation Egéenne, du nom de la mer dont les rivages l’ont vue se développer, tantôt la civilisation Mycénienne, parce que c’est surtout à Mycènes que les monumens en ont été retrouvés, parce que cette ville paraît avoir été la capitale du plus puissant des royaumes entre lesquels se partageait alors la péninsule hellénique, — hypothèse que confirme l’épopée, par le rôle qu’elle assigne aux princes de Mycènes et par le souvenir qu’elle a gardé de leur prodigieuse opulence. — Grâce aux tombes où se sont couchées ces générations lointaines et aux objets de toute nature qui y ont été déposés, on a pu reconstituer presque toute la vie de ces tribus, définir leurs industries, mesurer le degré de culture et d’habileté professionnelle qu’elles avaient atteint ; on arrive à présenter, du régime auquel elles étaient soumises, de leurs mœurs et de leurs habitudes, un tableau dont les lignes deviennent plus précises et les couleurs plus vives à mesure que se multiplient les trouvailles. Grâce aux rites funéraires et aux soucis dont ils témoignent, grâce aux images tracées sur l’ivoire, sur l’or et sur la pierre, on réussit même à atteindre, par endroits, jusqu’à l’âme de ces hommes et à saisir quelques-unes de leurs pensées ; on devine comment ils concevaient l’existence de leurs morts dans ces caveaux où ils les enfermaient avec leurs vêtemens d’apparat, leurs bijoux et leurs armes ; on croit reconnaître sur les intailles les simulacres de leurs dieux et la figuration des cérémonies de leur culte.

Ces fouilles et les inductions que la critique en a tirées ont permis à l’historien de remonter bien au-delà des bornes que, jusqu’à présent, il n’avait guère essayé de franchir. Il s’arrêtait à l’épopée ; il s’appliquait à décrire, d’après elle et sur son unique témoignage, l’état de la société où elle était née et dont, comme un fidèle miroir, elle devait réfléchir la physionomie et le mouvement. Plus loin, il ne discernait rien ; c’était à peine si la mythologie et la linguistique comparatives jetaient sur cet obscur passé quelques lueurs fugitives et souvent trompeuses. Aujourd’hui il se trouve, devant ce problème, dans une tout autre situation. Rayon après rayon est venu percer les ombres qui s’épaississaient derrière la limite qu’il n’osait point dépasser, et sa vue a commencé de porter jusque dans des profondeurs où, peu à peu, à mesure qu’elle s’accoutume à ce demi-jour, elle distingue sinon les individus, qui lui échapperont à tout jamais, tout au moins les grandes masses, des groupes nettement caractérisés.

Plus on étudie l’Illiade et l’Odyssée à la lumière des découvertes récentes, et plus on reconnaît qu’elles renferment, à côté de traits qui trahissent une époque relativement avancée, tout un fonds de données beaucoup plus anciennes, où l’on n’hésite pas à reconnaître la marque des habitudes et des pratiques de l’âge mycénien. Ainsi remise au point, l’épopée nous aide à évoquer et à faire revivre, avec sa physionomie propre et son caractère original, cette Grèce mycénienne que, sans le secours de la poésie homérique, nous ne connaîtrions que par son œuvre industrielle et plastique. En même temps, l’étude des monumens qui remplissent une des salles du musée national d’Athènes est le meilleur commentaire de l’épopée ; elle nous révèle, dans bien des cas, le sens exact de termes que ne comprenaient déjà plus les critiques d’Alexandrie. Nous savons beaucoup mieux que ne pouvaient le faire Zénodote et Aristarque de quelles armes usaient Achille et Hector, comment étaient vêtues, parées et coiffées Hélène et Andromaque, comment était disposée la maison d’Ulysse et quels objets en composaient le mobilier.

Que l’on remonte, avec les fouilles exécutées à Troie par Schliemann, jusqu’à l’âge de pierre, où que l’on descende, avec ses fouilles de Tirynthe et de Mycènes, jusqu’au temps où s’assemblaient les matériaux des deux grands poèmes, on ne risque donc pas d’estimer trop haut les résultats de ces mémorables entreprises ; on peut dire, sans exagération, qu’elles nous ont rendu environ dix siècles d’histoire. Ceux de ces siècles qui sont les plus éloignés de nous, ceux qui correspondent au premier village de Troie, aux maisons de Théra ensevelies sous la lave et aux sépultures des Cyclades, nous ne les apercevons que très vaguement, dans une sorte de brume qui n’achèvera jamais de se dissiper ; mais il en est autrement des trois ou quatre derniers, qui se rapprochent des plus anciens événemens auxquels les chronographes grecs aient cru pouvoir assigner une date. Grâce aux comparaisons instituées entre l’épopée et des monumens dont le nombre et la variété s’accroissent d’année en année, ces siècles, pendant lesquels ont régné les dynasties achéennes des Néléides et des Æacides, des Perséides et des Pélopides, nous sont maintenant mieux connus, dans leur ensemble, que les deux siècles qui ont suivi l’invasion dorienne. Ceux-ci ne nous ont pas laissé d’œuvre littéraire ; on ne saurait citer un édifice que l’on puisse leur attribuer avec certitude, et leurs nécropoles sont, en général, assez pauvres. D’ailleurs, le style qui domine alors dans les arts du dessin, le décor géométrique rectiligne, exclut la représentation de la vie. Sans doute, pour l’âge achéen, nous n’avons ni noms ni dates ; mais les hommes de ce temps se dressent devant nous, dans leur vrai costume et leurs attitudes familières. Nous savons ce qu’ils ont tenté dans les arts de la paix connue dans ceux de la guerre ; nous avons la vision d’une première Grèce, très richement douée, en qui se révèlent par avance des aspirations et des aptitudes qui, contrariées, pendant un temps, par les circonstances, se réveilleront, plus fortes et plus brillantes, vers le vir9 siècle avant notre ère.


I

Au moment où sont intervenus les grands fouilleurs, du type de Schliemann, la critique commençait à se lasser de retourner en tous sens les quelques textes, tant de fois discutés, qui contenaient les rares notions que les auteurs anciens nous ont transmises sur la haute antiquité. On a vu, par le plus frappant de tous les exemples, ce qu’elle a dû à l’emploi d’une nouvelle méthode, quels services lui ont rendus la pioche et la bêche ; mais la Grèce n’a pas été seule à avoir le bénéfice de la sagacité avec laquelle l’archéologue a utilisé le bras du terrassier. L’étude des origines de Rome n’a pas été moins largement renouvelée ; les horizons s’y sont ouverts dans la même proportion. Ce phénomène s’est reproduit, d’un bout à l’autre du domaine de la civilisation antique, partout où l’on a pu fouiller librement. La Sicile est un des pays où, dans ces derniers temps, il a été fait le plus d’efforts, et les efforts les plus heureux, pour reconquérir sur l’oubli une part du passé.

On ne savait que bien peu de chose, par la tradition, de ce qu’avait été la Sicile avant que s’y fondassent les cités grecques et les comptoirs phéniciens. Les auteurs anciens, et, à leur tête, le plus grave de tous, celui qui a pris le plus de peine pour être bien informé, Thucydide, s’accordaient cependant sur les points essentiels[1]. Il n’y avait point à parler des Cyclopes et des Lestrygons, auxquels les poètes assignaient la Sicile pour demeure ; c’était là de pures fables. Rien à dire non plus des Élymiens, une tribu mystérieuse dont l’origine est inconnue, qui n’a jamais occupé qu’un canton très restreint du nord-ouest de l’île, celui de Ségeste et d’Eryx. Le gros de la population primitive avait été formé par les Sicanes (Σιϰανοί) et par les Sikèles (Σιϰελοί) ou Sicules (Siculi), qui sont presque toujours mentionnés comme deux peuples distincts. Il était généralement admis que les Sicanes y étaient arrivés les premiers ; on les rattachait à la race des Ibères et l’on supposait qu’ils étaient venus de l’Espagne ; mais ces tribus elles-mêmes ne savaient rien, semble-t-il, de l’origine qu’on leur prêtait ; elles se bornaient à affirmer leur droit de premières occupantes, ce que les Grecs traduisaient en les qualifiant d’autochtones, c’est-à-dire de filles du pays où elles étaient domiciliées. Les Sicanes se seraient d’abord répandus un peu partout ; puis, plus tard, effrayés par les éruptions de l’Etna ou repoussés par le flot de l’invasion sikèle, ils se seraient concentrés dans la partie occidentale de l’île. Ils n’ont jamais formé un corps de nation ; ils vivaient par petits groupes, dans des villages posés sur le sommet de quelque hauteur isolée, d’un difficile accès. On a le nom d’un certain nombre de ces bourgs ; ils paraissent avoir été situés, pour la plupart, dans le territoire qui appartint plus tard à Agrigente ou vers l’ouest de ce district, dans le voisinage de Sélinonte. Les Sicanes, qui avaient encore, au temps de Thucydide, une existence séparée, se sont, au cours des deux ou trois siècles suivans, évanouis de l’histoire sans y laisser autre chose qu’un terme géographique qui rendait, à l’occasion, service aux poètes. Ceux-ci appelaient la Sicile Sicania, quand le mot Sicilia n’entrait pas dans la mesure de leurs vers.

Les Sikèles ont eu l’honneur de donner à l’île le nom qu’elle porte encore aujourd’hui ; ils ont eu un rôle moins effacé que les Sicanes. Thucydide croyait savoir qu’ils étaient entrés en Sicile environ trois siècles avant qu’y débarquassent en 735 les premiers colons grecs ; mais d’autres historiens assignaient à cette migration une date plus reculée. Selon Hellanicos et le Syracusain Philistor, elle aurait eu lieu deux ou trois générations avant la guerre de Troie. Ces données chronologiques n’ont qu’une faible valeur ; tout ce qui en ressort, c’est que les Sikèles n’ont franchi le détroit que longtemps après les Sicanes. D’où venaient-ils ? Sur ce point encore, pas de doute possible. C’était de l’Italie ; ils fuyaient, dit Thucydide, devant les Opiques. Il est inutile de chercher à savoir dans quelles circonstances se produisirent, entre les tribus italiotes, les conflits qui eurent ces conséquences ; ce qui importe, c’est ce qu’ajoute aussitôt l’historien, qu’il y avait encore, de son temps, des Sikèles en Italie, ce qui nous est attesté, d’ailleurs, par d’autres témoignages, dont l’autorité est d’autant plus grande qu’ils émanent d’écrivains dans lesquels on ne saurait voir des copistes de Thucydide. Plusieurs auteurs grecs et romains font allusion à cette persistance de l’élément sikèle sur le sol de l’Italie. Ces derniers nous montrent même, établis dans la vallée du Tibre, des Sicules, comme ils disent, auxquels ils font jouer un rôle dans l’histoire du Latium primitif. Il paraît donc certain que les Sikèles, comme toutes les autres tribus qui ont peuplé l’Italie, sont de race aryenne, et l’on est fondé à les croire très étroitement apparentés aux Latins. Nombreux sont les indices qui donnent à cette conjecture un haut degré de vraisemblance. Il serait trop long de les énumérer ; nous n’en citerons qu’un, qui est significatif. Les lexicographes anciens avaient déjà remarqué que, bien avant la conquête romaine, le grec qui se parlait dans l’île contenait des mots que l’on n’aurait pas compris dans le Péloponèse, des mots dont la physionomie était plus latine que grecque ; il appelait le lièvre leporis et non lagos. La ressemblance était surtout frappante dans la nomenclature du système de poids et mesures dont faisaient usage les Grecs de Sicile. C’est ainsi qu’ils employaient les termes litra, qui n’est qu’une variante de liera, ougkia (uncia), et que, pour le cuivre, ils comptaient par as ; on reconnaît ce vocable dans les dérivés hexans et trians, (triens) que mentionne Aristote. Il en était de même pour la pièce de monnaie, et, avant l’invention du monnayage, pour une quantité déterminée de métal pesée à la balance. Dans l’Italie méridionale et en Sicile, on disait noummos (nummus), et non, comme les Grecs orientaux, nomisma. Ces mots, qui appartiennent au plus vieux fonds de la langue du Latium, les colons grecs de l’île ne les ont pas empruntés aux Romains, avec lesquels ils n’ont pas eu de relations suivies avant le IIIe siècle. Au contraire, dès le jour où ils s’étaient établis en Sicile, ils s’étaient trouvés en contact quotidien avec les Sikèles ; ils avaient été conduits à leur faire certains emprunts, à leur prendre maintes expressions courantes, et surtout les noms des poids et de leurs multiples, noms que l’on avait sans cesse l’occasion de répéter dans les colloques qui s’engageaient, entre Grecs et Sikèles, à propos du moindre marché[2].

Les Sikèles seraient ainsi des Latins qui, pour avoir été trop tôt séparés de leurs congénères, ont manqué leur destinée et n’ont pas pris part au grand et illustre labeur de la fondation du monde romain. En revanche, le lot que leur avaient attribué les hasards des migrations forcées semblait des plus beaux. Refoulant devant eux les Sicanes, « ils avaient occupé les terres les plus fertiles de l’île », la côte septentrionale, la côte orientale et tout le massif du centre, le pays des arbres fruitiers et celui du blé. C’est là tout ce que l’on sait, par l’histoire, des temps qui suivirent de près cette prise de possession d’une moitié tout au moins de la Sicile.

Les Sikèles sont nommés dans l’Odyssée ; de la mention qui en est faite, à deux reprises, dans le poème, il résulte que les gens d’Ithaque avaient l’habitude de vendre et d’acheter des esclaves chez les Sikèles. Il y a, dans la maison de Laërte, une servante âgée que le poète appelle « la vieille femme Sikèle (γυνὴ Σιϰελὴ γρηύς). » Ailleurs, les prétendans, pour se débarrasser du mendiant mystérieux qui commence à les inquiéter, songent à le livrer aux Sikèles[3]. Le fait même de ces relations et de leur continuité est donc bien attesté ; mais les Sikèles dont il est ici question sont-ils ceux de la Sicile, ou bien le poète avait-il en vue des tribus de cette même race qui, fixées dans l’Italie méridionale, auraient été plus voisines d’Ithaque ? À ce sujet, le doute est permis ; mais il n’y a rien dans le texte qui donne à penser que ce commerce se fît par l’intermédiaire des Phéniciens. « Jetons », disent les ennemis d’Ulysse, « ces hôtes dans un navire aux nombreux rameurs, et transportons-les chez les Sikèles, où nous en trouverons un bon prix[4]. » Il semble que, quand furent composés les derniers chants du poème, les barques grecques fussent déjà accoutumées à tenter la traversée de l’Adriatique[5].

Qu’ils habitassent la Calabre ou la grande île qui en était proche, les Sikèles d’Homère étaient donc, au moins en partie, établis sur le littoral ; autrement, quels rapports auraient-ils pu avoir avec les Grecs de la côte opposée ? Les Grecs les trouvèrent installés sur ces rivages orientaux de la Sicile où, dans la seconde moitié du VIIIe siècle, ils commencèrent, Ioniens et Doriens, à chercher fortune. Il nous est dit, de plusieurs des colonies qui furent alors fondées, que le territoire en fut conquis sur les Sikèles. C’est le cas notamment pour Messane, aujourd’hui Messine ; elle remplaça un bourg que les Sikèles appelaient dans leur langue zanklé « la faux », nom qui s’explique par la courbe concave de cette longue plage que bordent les maisons de la ville moderne. Il en est de même pour Naxos, pour Mégara Hyblœa, pour Leontini et pour Syracuse ; c’est ce qui dut d’ailleurs se passer aussi pour les cités à propos desquelles ce renseignement ne nous a pas été transmis. Les Sikèles ne paraissent pas avoir disputé le terrain avec beaucoup d’acharnement : le souvenir ne s’est pas conservé de luttes prolongées et meurtrières. Les Sikèles n’étaient pas en mesure d’opposer une résistance efficace à ces étrangers qui arrivaient couverts de bronze, armés de lances et d’épées dont la pointe perçait sans effort les boucliers de peau ou d’osier. Vaincus dans les premières rencontres, ils ne pouvaient compter sur les chances d’un retour offensif ; les Grecs, dès qu’ils avaient choisi le site de leur ville, l’entouraient d’une muraille de pierres, dont les assises réglées et la hauteur donnaient l’impression d’une barrière capable de délier toutes les attaques. Ceux des Sikèles qui ne voulurent pas quitter leurs vergers et leurs champs durent pouvoir les conserver, au prix de quelques redevances, dans la banlieue des cités helléniques. Les autres se replièrent dans l’intérieur, où ne manquaient pas les terres arables. Ils n’avaient pas à craindre d’y être poursuivis par les nouveaux venus. Les Grecs, soucieux de rester toujours en relations avec la mère patrie, ne concevaient pas de cité sans un port. On ne citerait guère qu’une seule colonie grecque, Akrai, qui se soit établie à une distance notable de la côte. L’exemple que Syracuse avait donné en fondant cette ville au cœur des montagnes d’où l’Anapos tire sa source ne trouva pas d’imitateurs.

Les Sikèles restèrent donc maîtres incontestés de tout le centre ; ils y vivaient, dans une pleine indépendance, sous leurs chefs locaux. Les écrivains grecs prononcent parfois le nom de ces petits princes ; mais, parmi eux, il n’en est qu’un qui mérite que l’histoire garde de lui quelque souvenir ; c’est ce Doukétios dont Diodore a raconté les entreprises. Diodore est né dans un vieux bourg des Sikèles, Agyrion ; peut-être a-t-il pris quelque plaisir à mettre en lumière la figure de l’homme énergique et ambitieux qui pouvait avoir été son ancêtre, du seul patriote qui ait rêvé de créer une nation sikèle[6].

Il est aisé de deviner quelles réflexions suggérèrent à Doukétios le projet qu’il forma. Répandus sur un très vaste espace, les Sikèles, à les prendre dans leur ensemble, devaient être plus nombreux dans l’île que tous les Grecs réunis. Les possessions des Grecs ne formaient, sur la côte, qu’une mince bordure qui était coupée sur bien des points, et particulièrement au nord, par des groupes compacts d’indigènes, Sicanes, Elymiens et Sikèles. Les cités grecques étaient d’ailleurs presque toujours en lutte les unes contre les autres ; Ioniens et Doriens se détestaient mutuellement. Même entre des villes dont le dialecte était pareil, comme Agrigente et Syracuse, il régnait des jalousies qui les avaient souvent empêchées de se prêter entre elles un secours efficace, quand elles s’étaient vues menacées par l’ennemie commune, la redoutable Carthage. Pour peu qu’elles hésitassent à se concerter, toutes les chances du jeu seraient pour celui des belligérans qui, bien établi dans une position centrale, pourrait, à volonté, se jeter tantôt sur l’un, tantôt sur l’autre de ses adversaires et, en cas d’échec, trouver un sûr refuge dans le labyrinthe des hautes vallées de la chaîne des Nébrodes et de celle des monts Héréens. Là, sur des mamelons autour desquels se creusent des gorges profondes, se dressaient de nombreux villages où l’on n’accédait que par des sentiers pierreux et glissans, plus faits pour le pied des chèvres que pour celui des hommes. Tel le vieux chemin, encore visible par endroits, qui seul, avant que l’ingénieur moderne eût tracé dans le flanc de la montagne une grande route aux nombreux lacets, conduisait à Castrogiovanni ; cette ville, située à plus de mille mètres au-dessus du niveau de la mer, occupe l’emplacement d’Henna, qui était l’une des plus fortes places du pays des Sikèles. La lutte entre Grecs et Sikèles ne serait d’ailleurs plus aussi inégale qu’elle l’avait été deux ou trois siècles plus tôt. Durant les longues guerres qui, pendant les dernières années du sixième siècle et pendant les premières du cinquième, avaient mis aux prises entre eux et avec les Carthaginois les tyrans de Syracuse, de Cela et d’Agrigente, beaucoup de Sikèles avaient servi comme mercenaires dans les troupes de tel ou tel de ces princes ; ils avaient appris à manier les armes des Grecs et à manœuvrer suivant les règles de leur tactique savante.

Dès 461, au lendemain de la chute du tyran Thrasybule, quand fut rétabli à Syracuse le gouvernement populaire, Doukétios s’était signalé à l’attention de ses compatriotes en leur assurant un précieux avantage. Profitant de la réaction qui se prononçait partout contre l’œuvre des tyrans, il avait réclamé, au nom des Sikèles, des terres excellentes qui leur avaient été arrachées par Hiéron, quand celui-ci avait fondé la ville d’Etna, sur les pentes méridionales du volcan. Sans attendre la décision des Syracusains, il ouvrit la campagne contre les gens d’Etna et les battit ; on accepta le fait accompli ; les vaincus allèrent s’établir dans un canton moins fertile, à Inessa, que leur cédèrent les Sikèles. Ceux-ci, après un quart de siècle, rentrèrent en possession de leurs anciens domaines. C’était la première fois que l’hellénisme reculait, en Sicile, devant ceux que les Grecs appelaient encore des barbares.

L’effet moral de la réparation ainsi obtenue dut être considérable ; il encouragea Doukétios à oser davantage. Les détails nous manquent : mais on ne saurait douter que ce chef habile et persévérant n’ait employé les années qui suivirent à préparer, par une active propagande, l’exécution de ses plans. Dès 459, il agissait ; il fondait la ville de Menai, qui a vécu jusqu’à nos jours sous le nom de Mineo, et il s’emparait de Morgantion. Ses efforts aboutirent ; en 453, il réussit à réunir tous les Sikèles de l’île, à ceux d’un canton près, en une ligue dont il fut proclamé le chef suprême, dans la guerre comme dans la paix. La confédération aurait sa capitale dans une ville nouvelle, Paliké. Celle-ci fut bâtie sur le versant oriental des monts Héréens, dans une vallée qui débouche sur la grande plaine qui formait alors le territoire de Leontini. Non loin du village actuel de Favarotta, il y a une dépression qui n’est pas autre chose que le bassin d’un cratère effondré ; des eaux la remplissent d’où s’exhalent des vapeurs sulfureuses qui se répandent à distance ; elles proviennent des gaz que dégagent les bulles qui viennent crever à la surface ; on dirait un chaudron, plein d’un liquide en ébullition. On voyait et l’on révérait, dans ces phénomènes, l’activité puissante des dieux du monde souterrain, que l’on adorait là sous le nom de Paliques[7]. Ce culte a certainement été fondé par les Sikèles ; les phénomènes qui en provoquèrent la naissance sont de ceux qui, par leur étrangeté, frappent le plus l’imagination des peuples enfans. En adoptant ce site pour y placer le centre politique du futur État sikèle, Doukétios mettait son entreprise sous la protection des divinités nationales. A d’autres égards, le choix n’était pas moins heureux. Tout près du lac s’élève une colline escarpée, d’origine volcanique ; elle était toute désignée pour servir d’acropole. Doukétios l’entoura d’une forte muraille, dont il subsiste encore quelques restes.

Le premier acte de Doukétios, une fois son autorité proclamée, ce fut de reprendre aux anciens habitans d’Etna les terres que, neuf ans plus tôt, il leur avait concédées en échange de celles dont il les dépossédait ; il les chassa d’Inessa. C’était un défi jeté à Syracuse, qui avait été partie dans la cession. Ce coup frappé, il marcha vers l’ouest, et mit le siège devant une forteresse des Agrigentins, Motyon. Effrayés par la brusque hardiesse de ces attaques, les Syracusains envoyèrent un corps de troupes au secours d’Agrigente ; mais l’armée grecque fut battue et, quelques mois après, Motyon succombait.

Exaspérés par leur défaite, les Syracusains avaient condamné à mort, comme traître, leur général malheureux. Au printemps de 451, ils entrèrent en campagne, eux et leurs alliés, avec des forces plus considérables. La rencontre eut lieu à Nomai ; la mêlée fut chaude ; mais la victoire resta aux Grecs. Beaucoup de Sikèles tombèrent sur le champ de bataille ; la plupart des survivans, découragés, abandonnèrent leurs chefs. Motyon fut repris par les Agrigentins. L’armée combinée était maîtresse du pays ; Doukétios n’avait plus à lui opposer qu’une poignée d’hommes, dont la fidélité même n’était rien moins que sûre ; sa position paraissait désespérée. Il prit alors un parti qui témoigne de son coup d’œil et de sa décision. Fuyant la poursuite de l’ennemi, il se trouvait dans la montagne, non loin de Syracuse. Il quitte ses compagnons ; il monte à cheval ; il court toute la nuit ; à la faveur de l’ombre, il pénètre, sans avoir été aperçu, dans la ville ennemie, et le matin, quand les citoyens commencent à descendre sur la place du marché, ils y trouvent Doukétios seul, embrassant l’autel de Zeus protecteur des supplians ; ils l’entendent crier à haute voix qu’il est venu se livrer aux Syracusains et leur livrer avec lui la terre des Sikèles.

La nouvelle se répand aussitôt dans toute la ville ; les magistrats convoquent l’assemblée pour qu’elle décide du sort de l’ennemi vaincu. Divers avis sont ouverts. Les uns conseillaient de mettre à mort l’insolent qui avait médité la ruine de tous les Grecs et fait trembler Syracuse. D’autres, les orateurs les plus estimés et les plus âgés, insistaient pour qu’on lui laissât la vie ; on avait à considérer, disaient-ils, non quel traitement Doukétios avait mérité, mais ce qui ferait le plus d’honneur à la cité, comment elle remplirait le mieux son devoir envers les dieux auxquels le fugitif s’était confié. Le parti de la générosité l’emporta. Les acclamations de la foule assurèrent à Doukétios la vie sauve ; mais on ne pouvait lui permettre de rester en Sicile ; on l’embarqua pour Corinthe, où l’on pourvut largement à sa subsistance.

La carrière de Doukétios n’était pas terminée ; il rentra dans sa patrie ; mais ce que Diodore raconte de ses dernières années demeure assez obscur. Au bout de quelque temps, il quittait Corinthe, alléguant un oracle qui lui avait ordonné de fonder une colonie en Sicile, sur un point de la côte septentrionale que l’on appelait Kalé Akté, le beau rivage. Des Grecs le suivirent, comme il devait toujours s’en trouver à Corinthe, qui cherchaient les aventures, et il bâtit sa ville, avec l’aide d’un de ses compatriotes, Archonidès, qui régnait à Habita, dans les Nébrodes ; c’est dire que, pour la peupler, il dut faire appel à l’élément indigène. Remis comme otage aux mains des Corinthiens, il n’avait pu poursuivre clandestinement les préparatifs que comportait une entreprise de ce genre ; il ne s’y était point risqué sans s’être assuré de la connivence avouée ou secrète des Syracusains. Ceux-ci, qu’inquiétaient l’attitude hostile et les progrès d’Agrigente, avaient intérêt à pouvoir, au besoin, menacer leurs rivaux de la rentrée en scène du champion des Sikèles ; c’est comme leur auxiliaire éventuel qu’ils l’auraient laissé s’établir à Kalé Akté. Ce rôle de client et de protégé, Doukétios l’avait-il accepté sans esprit de retour ? Il est permis d’en douter, car, au moment où il mourut de maladie, en 439, il avait repris ses projets d’autrefois ; il négociait de nouveau pour décider les Sikèles à s’unir par un lien fédératif.

Cette mort fut opportune ; elle épargna à Doukétios un nouvel échec ; n’avait-il pas lui-même, dans une heure de détresse, devant le peuple de Syracuse et à la face des dieux, abdiqué, au nom de son peuple, toute espérance ? Cette renonciation solennelle, les destins en avaient pris acte. La partie était perdue ; mais ce qui, dans ce duel des deux nations, avait d’avance assuré la victoire aux Grecs, c’est que les Sikèles, quand ils s’avisèrent de vouloir lutter contre l’hellénisme, en avaient déjà subi trop profondément l’influence pour se lancer à l’assaut avec cet emportement brutal qui fait la force des barbares et qui leur permet parfois de triompher des nations policées : ils n’avaient plus les ardentes convoitises, la rudesse et la sève de ces Samnites qui, vingt-cinq ans plus tard, allaient se jeter sur la Campanie, passer comme un torrent sur ses riches guérets, forcer les portes des villes grecques et s’y fixer en maîtres. Les Sikèles étaient partout mêlés aux Grecs, dans les villes où ils s’employaient comme ouvriers, dans les campagnes qu’ils cultivaient à titre de tenanciers, dans les armées, où leurs services étaient très appréciés ; ils s’étaient donc laissé pénétrer par la civilisation. Celle-ci avait éveillé chez eux des besoins et des désirs nouveaux, désirs et besoins qu’il leur était plus aisé de satisfaire en adoptant la langue et les mœurs de leurs voisins qu’en cherchant à les exterminer. Dès le Ve siècle, les séductions de la vie grecque, de ses lettres, de ses arts, de son industrie et de son luxe, avaient commencé d’agir, avec une irrésistible puissance, sur l’esprit des Sikèles, et, après l’insuccès de l’effort tenté par Doukétios, le mouvement alla toujours s’accélérant. Proches parens des Grecs, comme l’étaient ces Latins de Rome qui, eux aussi, céderont au même charme, les Sikèles, dans les conditions où ils se trouvaient placés par le contact et l’étreinte des cités ioniennes et doriennes, étaient voués à une prompte assimilation.

Cette assimilation était déjà très avancée quand mourut Doukétios. En veut-on la preuve ? Les Sikèles n’avaient pas pu ne pas être frappés des avantages que présentait, pour faciliter les transactions, l’emploi de la monnaie ; ils avaient compris quel honneur faisait à la cité cette pièce frappée à son nom, qui attestait son existence comme communauté indépendante. A l’imitation des Grecs, les Sikèles se mirent à battre monnaie. Nous avons des didrachmos de plusieurs villes sikèles : Henna, Morgantion, Galaria, Sargantion, qui, à en juger par la forme des lettres et le style de l’image, ne peuvent pas être de beaucoup postérieures à 450. Or tout y est grec, les inscriptions et les types. Il faut que, dès ce moment, l’usage courant de la langue grecque ait été répandu dans l’île tout entière.

Vers la fin du Ve siècle, Thucydide mentionne fréquemment les Sikèles, dont les Athéniens et les Syracusains se disputent l’alliance. Les Sikèles se partagent entre les belligérans ; la plupart d’entre eux se portent du côté que semble favoriser, pour le moment, la fortune, et l’on ne voit pas percer chez eux la pensée de mettre les circonstances à profit pour se soustraire à l’ascendant des Grecs ; ils n’y songent pas, même quand Syracuse, assiégée par terre et par mer, paraît tout près de succomber. Il en est de même vers la fin du Ve siècle, au cours des grandes guerres que Denys l’Ancien soutient contre Carthage. Si l’armée avec laquelle Hannibal marche contre Himæra, en 409, comprend 20 000 mercenaires sicanes et sikèles, c’est aussi ces mêmes montagnards qui forment le gros des troupes avec lesquelles Denys combat cet ennemi. L’indépendance des Sikèles est reconnue par le traité que Denys conclut en 405 avec Carthage ; mais Denys, aussitôt qu’il a les mains libres, entreprend plusieurs campagnes dans l’intérieur, et, par la force ou par la persuasion, il se subordonne la plupart des villes sikèles, dont plusieurs ont alors des tyrans à la manière grecque ; aussi le traité de 392 comprend-il les Sikèles parmi les sujets de Denys.

Peut-être faut-il voir le regret de l’indépendance perdue dans l’empressement avec lequel les Sikèles aident Dion à renverser Denys le Jeune ; mais c’est là, sauf erreur, la dernière fois que les Sikèles paraissent dans l’histoire comme distincts des Grecs. Dès la fin du ive siècle, il ne semble plus y avoir dans l’île que des Grecs, dont la culture est plus ou moins raffinée suivant qu’ils habitent Agrigente et Syracuse ou les villes de la montagne. Toutes celles-ci ont leurs monnaies, qui ne diffèrent de celles des grandes cités grecques que par leur moindre beauté. Les religions grecques se sont répandues dans toute l’île, s’attachant de préférence, pour y localiser certains de leurs mythes, aux sites où les barbares avaient eu leurs sanctuaires les plus vénérés. Des Paliques, on a fait les fils d’Héphæstos, et Déméter est devenue la déesse d’Henna, au centre d’une région où partout on voit, suivant la saison, les blés en herbe verdoyer ou les blés mûrs revêtir de l’or des épis tous les versans et jusqu’à la crête des collines. En même temps, on s’ingéniait à placer, dans le voisinage, sur les bords du lac de Pergusa, la scène du rapt de Perséphone par Aidoneus. Là et ailleurs des temples s’élevaient, construits à la mode grecque, où l’on consacrait les statues des dieux et des déesses de l’Olympe hellénique.

Dans la longue liste que dresse Cicéron des villes pillées par Verres, il y en a autant de sikèles que de grecques. La conquête romaine, opérée au n° siècle avant notre ère, n’avait plus trouvé en Sicile qu’une population d’apparence homogène. Ces habitans de l’île, dans quelque district qu’ils résident, les historiens grecs les appellent alors des Sikéliotes (Σιϰελιώται). Quant à l’orateur romain, dans le tableau qu’il présente des malheurs de la province, tous ses cliens sont pour lui des Sicules, c’est-à-dire des Siciliens. Le terme Siculi a perdu, dans sa bouche, toute valeur ethnique ; il ne relève plus que de la géographie.

Vers ce temps, l’idiome des Sikèles vivait-il encore, à l’état de patois, dans quelques cantons reculés de la montagne ? Nous inclinerions à en douter. Ce devait être une sorte de latin rustique, s’il faut en croire ce qui nous est raconté de l’origine des Sikèles. A supposer que cette langue ait encore été usitée en Sicile quand les Romains y prirent pied, ceux-ci n’auraient-ils pas été frappés de la ressemblance ? N’auraient-ils pas reconnu là des sons et des mots qui leur auraient rappelé sinon la langue littéraire de Rome, tout au moins les parlers plus rudes des Sabins et des Osques ? Quand cet idiome s’était-il éteint, étouffé et remplacé par le grec ? On ne saurait le dire, ni s’il est pour quelque chose dans les habitudes que le gosier sicilien a contractées, dans les particularités du dialecte italien que l’on parle aujourd’hui dans l’île, dialecte qui prend si fort au dépourvu une oreille accoutumée au langage romain ou-toscan.


II

Le moment est venu de demander à l’archéologie ou plutôt aux fouilles qui lui fournissent des matériaux ce qu’elles ont su ajouter aux rares données que nous avons réussi à tirer des historiens, ceux-ci n’ayant jamais accordé qu’une faible attention à ce peuple des Sikèles qui s’est dissous et comme perdu dans le bouillonnement de la vie plus intense d’une race supérieure. Elle aussi, l’archéologie, en Sicile, était restée longtemps indifférente à la question de savoir quel genre et quel degré de culture les premiers habitans de l’île avaient pu atteindre, par leurs propres forces, avant l’arrivée des premiers colons grecs. Les archéologues siciliens étaient habitués à produire, comme prix de leur effort, des monumens tels que l’Aphrodite de Syracuse, que le beau bélier de bronze du musée de Palerme, que ces métopes des temples de Sélinonte avec lesquelles on peut suivre tout le développement de la statuaire grecque, depuis l’archaïsme encore très gauche jusqu’au grand style du Ve siècle. Ils se faisaient gloire de trouver des vases qui, comme les admirables cratères que l’on doit à la nécropole de Géla, laissent deviner ce qu’a pu être en Attique, au temps de Polygnote, l’art de la peinture murale. On comprend qu’ils aient commencé par dédaigner les outils de pierre et les grossières poteries, sans couverte ni figures, qu’ils trouvaient parfois dans leurs tranchées ou que venaient leur offrir les paysans ; Serra di Falco n’a jamais eu même un regard pour ce genre de reliques. MM. Saverio Cavallari et Salinas ont eu les premiers le mérite de renoncer à ces erremens. Avertis par les résultats que donnait ailleurs l’étude des antiquités préhistoriques et par l’intérêt qu’elle excitait, ils ont inauguré dans leur patrie toute une nouvelle série de recherches, et de recherches qui sont loin d’avoir dit encore leur dernier mot[8].

C’est le musée national de Palerme qui a le premier montré au public quelques-uns des ouvrages de l’industrie des plus anciens habitans de la Sicile. En 1880, M. Salinas publiait, dans les Notizie degli scavi, une relation des fouilles qu’il avait faites dans les cimetières de Parco et de Capaci, à l’ouest de Palerme, cimetières où il reconnut la dépouille de tribus antérieures à la venue des Grecs et des Phéniciens[9]. L’une de ces tombes a été remontée, avec son mobilier funéraire, dans la première cour du musée, dans cette cour charmante où une robuste glycine encadre de son souple branchage et de ses grappes fleuries des monumens divers encastrés dans la muraille, fragmens d’architecture dérobés aux palais normands et jolis bas-reliefs du XVe et du XVIe siècle, qu’éclaire un reflet de la grâce florentine. Au premier étage, deux ou trois armoires renferment les objets que l’on a retirés de ces nécropoles, lourdes poteries grises à décor incisé, instrumens de pierre et d’os. Il y a là aussi des silex taillés qui proviennent du mont Eryx et des galettes de terre cuite, trouvées à la Favorita, tout près de Palerme, qui sont, quoiqu’il faille quelque attention pour s’en convaincre, des essais de sculpture. Cette collection mériterait d’être étudiée ; mais, reléguée comme elle l’est dans un couloir, il y a grande chance qu’elle échappe à l’œil du visiteur. D’ailleurs beaucoup de ces objets n’ont pas un état civil en règle ; on n’est pas en mesure de reconstituer l’ensemble dont ils ont fait partie. A plus forte raison est-on fort embarrassé pour savoir à quel peuple les attribuer. Eryx est dans le pays des Élymiens ; peut-être aussi Parco et Capaci, à moins que, pour ces deux dernières localités, il ne faille songer aux Sicanes.

C’est ailleurs qu’il faut s’adresser, si l’on veut entreprendre une enquête méthodiquement conduite sur la condition première des tribus qui ont devancé les Grecs en Sicile. Il faut faire du musée de Syracuse son quartier général, et partir de là pour rayonner dans toute la province. Partout on y trouvera les vestiges épars d’établissemens qui, comme le démontre le caractère des objets que l’on y trouve, ne datent pas de l’époque grecque. Or cette région est celle même que les Sikèles ont tout d’abord occupée, et, quand ils se sont repliés devant les Grecs, ils n’ont pas eu à se retirer bien loin ; ils sont restés en possession des massifs montagneux qui dominent tout ce littoral. N’ayant jamais su écrire avant de s’être mis à l’école de la Grèce, les Sikèles n’ont pas signé leurs ouvrages ; mais c’est le seul peuple dont nous devions nous attendre à relever ici la trace ; nous sommes donc en droit de lui attribuer la fondation de tous ces villages et de toutes ces nécropoles. L’hypothèse a de telles présomptions en sa faveur qu’elle équivaut presque à la certitude ; aussi ne fait-elle pas doute pour le sûr critique, pour le fouilleur habile et passionné dont les recherches ont procuré au musée de Syracuse les plus riches séries de monumens préhistoriques qui existent en Sicile et dont les travaux en ont donné un si précieux commentaire. Nous avons nommé M. Paolo Orsi.

M. Orsi, dont le nom restera désormais indissolublement attaché à celui de la Sicile, n’est pas un Sicilien. Né à Roveredo, dans le Trentin, il appartient, comme il le dit lui-même, à l’Italia irredenta ; on sait ce que celle-ci, dans ces derniers temps, a donné au royaume de serviteurs utiles, de fils adoptifs qui ont grandement honoré l’Italie. M. Orsi est aujourd’hui un homme de trente-six ans, d’assez haute taille et bien découplé. Sa physionomie n’est pas celle d’un savant de cabinet ; à première vue, on le prendrait plutôt pour un officier de cavalerie ; la tournure et le geste ont, chez lui, quelque chose de militaire. L’apparence n’est pas trompeuse. Causez avec lui, comme j’ai eu le plaisir de le faire, pendant trois jours entiers, presque du matin jusqu’au soir, et vous aurez de son mérite une forte impression. La netteté de sa parole traduit celle de son esprit, et l’on devine chez lui une volonté énergique, une sorte de vaillance naturelle. Il a fait, dans les monts de la Sicile, plus d’une campagne où il lui a fallu déployer les qualités de bravoure et d’endurance que, d’ordinaire, on incline à ne prêter qu’aux explorateurs qui fouillent hors de l’Europe, dans des pays plus ou moins troublés, tels que l’Asie Mineure, la Syrie et l’Afrique du Nord.

M. Orsi ne paraissait pas destiné, par les débuts de sa carrière, à cette vie d’activité féconde, à ce rôle d’archéologue militant. Tout jeune, il était venu faire ses études à Padoue et à Rome ; il y avait pris la laurea, qui répond à notre licence ès lettres, puis il était entré dans l’administration. Employé au ministère de l’instruction publique, il avait été attaché, sous M. Barnabei, à la direction des fouilles, puis nommé, à Florence, conservateur adjoint de la bibliothèque. C’est là qu’on le prit, il y a sept ans, pour l’envoyer en Sicile. Il n’y avait eu, pendant longtemps, à Syracuse, qu’un simple musée communal ; mais, en Sicile comme dans le reste de l’Italie, les souvenirs du passé parlent trop à l’imagination pour que l’on s’y résigne à l’effacement, là où l’on peut se réclamer d’un glorieux passé. Syracuse a beau être aujourd’hui, en comparaison de Messine, de Catane et de Palerme, une petite ville, ramassée, avec ses rues étroites et tortueuses, dans cette île d’Ortygie qui fut le berceau de la grande cité dont les ruines couvrent, jusqu’à plus d’une lieue de distance, les collines d’alentour ; elle voulut avoir son musée national, et elle le bâtit, en 1885, avec le concours de l’Etat. C’est dans ce musée, dont les salles neuves étaient loin d’être alors remplies comme elles le sont aujourd’hui, que M. Orsi fut placé comme assistant en 1889. Au bout de deux ans, il en devenait le conservateur, et il était chargé, en outre, comme ispettore degli scavi, d’exécuter ou de surveiller toutes les fouilles qui se feraient dans la province de Syracuse. Depuis qu’il exerce ces fonctions, il n’a pas perdu son temps. Les ressources dont il disposait, soit pour les achats, soit pour les fouilles, ont toujours été assez faibles. Syracuse est bien loin de Rome, où les fonds se répartissent, et d’ailleurs, les finances de l’Italie, avec le fardeau des dépenses militaires et avec la guerre d’Abyssinie, ne se prêtaient guère, dans ces dernières années, à subventionner largement les caisses des musées et le budget des fouilles. A Florence, à Rome et à Naples, le tourniquet ne laisse pas de produire une somme qui a son importance ; mais celle qu’il rapporte à Syracuse est insignifiante. Il n’y a guère que les archéologues qui donnent à ce musée plus d’une séance ; la plupart des étrangers, quand ils y entrent, n’y passent guère qu’un quart d’heure, le temps de jeter un coup d’œil sur la célèbre Vénus que Guy de Maupassant a trop vantée.

Avec de très minces crédits, M. Orsi a beaucoup fait pour ce musée ; on peut dire qu’il en est le vrai créateur, tant, avant lui, la collection était pauvre et présentait de lacunes. Ce à quoi il s’intéressait le plus, pour son compte personnel, c’était les monumens des industries primitives ; aussi s’est-il volontiers chargé d’étudier des ossuaires crétois en argile, décorés de peintures singulières, qui dataient du temps des rois achéens[10]. La question mycénienne avait piqué vivement sa curiosité ; les réflexions qu’elle lui avait suggérées l’avaient conduit à s’enquérir d’autres tribus qui, elles aussi, en Italie et en Sicile, avaient précédé les Grecs de l’histoire. A peine fixé à Syracuse, il avait commencé à se préoccuper des Sikèles et à rechercher leurs traces ; mais ceux-ci ne lui firent pas oublier le rôle que Syracuse avait joué dans le monde grec. Je ne sais point de série, dans ce musée, que ses soins n’aient sensiblement enrichie et développée. Il ne pouvait guère espérer y faire entrer de statues. La Sicile n’avait pas de marbres ; le marbre n’y a guère été introduit, par le commerce, que du temps de la domination romaine. C’est par le bronze que les cités grecques et leurs princes ont dû le remplacer ; or on sait combien il est rare que des figures de bronze d’une certaine taille aient échappé à la destruction. En revanche, les terres cuites et les bronzes abondent dans les nécropoles. Ces deux catégories de monumens ont donné de belles suites dont plusieurs, en raison de la manière dont elles furent formées, ont une importance toute particulière. Telles sont, entre autres, celles qui proviennent des fouilles exécutées, en 1889, par MM. Cavallari et Orsi, sur l’emplacement de Megara Hyblæa, et par M. Orsi seul, en 1892 et 1893, dans la plus ancienne nécropole de Syracuse, celle qui se trouve, à la sortie de la ville, le long de la route qui mène à Floridia, dans le terrain que l’on appelle aujourd’hui del Fusco[11]. Megara Hyblæa a été détruite, en 482, par les Syracusains ; en dressant l’inventaire du butin qui en a été retiré, on apprend où en étaient l’art et le goût, en Sicile, à cette date. La nécropole syracusaine n’offre pas un moindre intérêt ; on y suit, dans son développement continu, la marche de la plastique, de la fin du VIIIe au milieu du VIe siècle. La province d’Agrigente touche à celle de Syracuse ; M. Orsi a pu acquérir aussi des pièces de cette provenance. Il n’a pas négligé non plus l’art chrétien et celui du moyen âge. C’est ainsi que, dans une des galeries des catacombes de Saint-Jean, il a dégagé le sarcophage du Ve siècle où est inscrit le nom de Valerius. C’est un des ouvrages les plus remarquables que la sculpture ait produits à cette époque.

Cependant l’œuvre préférée de M. Orsi, à laquelle il revenait toujours, avec la même ardeur obstinée, dans les intervalles des entreprises que nous avons rappelées, c’était l’exhumation des restes de la population primitive ; il a tâté ou exploré à fond une trentaine de nécropoles sikèles. Toutes ces fouilles, quel qu’en fût l’objet, il lui fallait les exécuter à peu de frais, avec des allocations annuelles de 3 000 à 4 000 francs. Voulant beaucoup faire avec des moyens si limités, il avait à s’ingénier, à négocier pour obtenir que les propriétaires lui livrassent gratuitement les terrains ; il les payait par une inscription honorifique apposée, dans le musée, sur les monumens découverts chez eux. Dans ces conditions mêmes, il était encore tenu à une stricte économie. La plupart des sites où il fouillait étaient des endroits déserts, qui se trouvaient souvent à une grande distance des lieux habités ; le pays n’était pas sûr. Quand il s’établit à Pantalica, dans le Crimite, à plus de 400 mètres d’élévation, il avait demandé un peloton de soldats, comme garde ; on ne pouvait lui en fournir ; mais on lui offrit des carabiniers ou gendarmes. Il aurait eu à les payer cinq francs par jour et par homme ; il recula devant cette dépense et partit avec ses seuls ouvriers. Il en a qui se sont formés sur ses chantiers et qui le suivent partout. Il les paye deux francs cinquante, tandis que les ouvriers de la campagne ne gagnent guère qu’un franc ; il les soigne quand ils sont malades ; ces hommes lui sont attachés et le défendraient de leur mieux, en cas d’attaque. Jusqu’à présent, il n’a eu aucun assaut à repousser ; mais ces expéditions ne vont pas sans de grandes fatigues. A Pantalica, M. Orsi a passé vingt jours campé dans une étable, sans se déshabiller. La chère était pauvre ; il fallait aller chercher les vivres très loin ; on vivait de pain dur, frotté d’ail ou d’oignon, avec un peu de jambon cru.

Ces expéditions, par bonheur, n’offraient pas toutes des difficultés aussi sérieuses ; d’autres nécropoles étaient d’un accès plus facile. C’est le cas de la seule que nous ayons eu le loisir de visiter avec M. Orsi, pendant notre séjour en Sicile. Elle est situé à Pozzo Cantano, vers le sud-ouest et à six kilomètres de Syracuse. Nous avons fait, pour y arriver, une promenade délicieuse. Après avoir quitté la grande route, nous prenons des chemins de campagne, entre des pièces de blé dont chacune couvre plusieurs hectares ; il n’y a guère ici de petites propriétés. Avril finit à peine, et déjà les épis commencent à se former. Les blés habillent le dos des collines ; dans les creux, il y a des jardins de citronniers, qui embaument. Nous nous arrêtons devant un de ces vergers, qu’enclôt une solide muraille ; la récolte qu’ils donnent mérite d’être protégée contre les convoitises des maraudeurs. Pour que nous passions, il faut que l’on aille chercher la lourde clef de l’énorme serrure. Nous avons ensuite à franchir de petits murs en pierres sèches, heureux quand nous ne sommes pas arrêtés par les épines des cactus. Nous arrivons ainsi sur un petit plateau rocheux, qui sépare deux anciens marais, la Lysimelia et la Sirocca, aujourd’hui desséchés et changés en terres des plus fertiles. Nous marchons sur un vrai tapis de fleurs. Il y a là des asphodèles et des mauves, de jaunes chrysanthèmes, des lychnis rouges, et surtout, par milliers de corolles, un petit iris bleu, du bleu le plus tendre et le plus doux.

Tout en cheminant, nous lions conversation avec une vieille femme, qui habite une des cabanes où vivent les gardiens du domaine. Elle se plaint des fièvres. « Où trouvez-vous qui vous soigne, lui dit l’un d’entre nous, et que faites-vous, quand le mal est très fort ? — Nous mourons, répond-elle, et l’on nous enterre. » Un Sikèle n’eût pas mieux dit. Plus d’un de ceux dont les ossemens ont été retrouvés dans les tombes auxquelles nous sommes enfin arrivés a dû être victime des miasmes paludéens que répandaient les eaux stagnantes amassées dans les dépressions de la plaine, et c’est cette résignation fataliste qu’ils opposaient aux frissons et aux sueurs des accès pernicieux.

Nous nous introduisons dans plusieurs des tombes. Dans toutes, pullule un agile lézard, le platydactylos siciilus, qui court sur le sol et sur les parois. Accoutumé à le rencontrer dans ces grottes, M. Orsi le traite en vieille connaissance et nous rassure. Les tombes sont autant de petites chambres creusées dans le roc qui, tout le long de la crête, affleure sur trois ou quatre mètres de haut. Avec leur plafond tantôt horizontal et tantôt en forme de dôme, elles sont assez élevées pour qu’un homme puisse s’y tenir debout. Un petit vestibule les précède auquel on n’accédait que par une porte étroite et basse ; on ne pouvait s’introduire dans la sépulture que comme nous y sommes entrés, en rampant sur le ventre. D’ailleurs une plaque de pierre et quelquefois deux, engagées dans des rainures, fermaient ce passage. En avant de ces dalles, M. Orsi a souvent trouvé un mur en pierres sèches. Ce mur, on le bâtissait, comme celui qui barre le corridor de la tombe mycénienne, quand l’hypogée était plein, quand il ne devait plus recevoir d’hôtes nouveaux. Dans certains de ces caveaux, il y a, sur le côté, une niche, entourée d’une sorte de chambranle très sommairement indiqué ; on y trouve des squelettes d’enfans. Quant au mobilier funéraire, il n’est plus en place, à Pozzo Cantano ; à mesure que se poursuivaient les travaux de déblaiement, il a été porté au musée ; et c’est là que nous le retrouverons, rangé en bel ordre, près du produit des autres fouilles de même nature, pour étudier, d’après les inductions que permet l’ensemble de ces monumens, ce que l’on peut appeler, en prenant ce mot dans un sens tout relatif, la civilisation des Sikèles.


III

Ce mot de civilisation peut surprendre, appliqué à des tribus qui ne sont jamais arrivées à avoir ni une langue dont les mots fussent notés par l’écriture, ni un art capable de traduire des idées par des formes : il cessera d’étonner, dès que nous aurons décrit sommairement l’outillage dont ces tribus disposaient, alors qu’elles étaient encore seules à habiter la Sicile. Pour ma part, l’emploi de ce terme me paraissait déjà justifié, avant que j’eusse étudié dans les vitrines du musée et dans les mémoires de M. Orsi tout le matériel de l’industrie des Sikèles ; j’avais visité la nécropole de Pozzo Cantano et je ne pouvais voir de purs sauvages dans les hommes qui avaient aménagé ces sépultures. On n’a pas le droit d’appeler sauvage, quelque grossières que soient d’ailleurs ses habitudes, un peuple qui prend un tel soin de ses morts ; il a fait un premier pas dans la voie qui mène à la civilisation, le jour où, chez lui, le fils n’a plus abandonné sur le sol le cadavre d’un père ou d’une mère, comme il aurait fait celui de son bœuf ou de son chien, mais où il a tenu à le soustraire aux intempéries, à la morsure des fauves et des oiseaux de proie. A plus forte raison peut-on dire qu’il s’est dégagé sans retour de la barbarie initiale, dès le moment où, poussant plus loin ce souci, il s’attache à pourvoir aux besoins d’une vie posthume qu’il conçoit comme une suite de la vie réelle, quand il travaille à en régler les conditions et à en prolonger la durée.

Déjà, dans celles de ces nécropoles que désignent comme remontant à la plus haute antiquité leur disposition très simple et le caractère de leur mobilier, des précautions minutieuses ont été prises pour protéger le dépôt confié à la tombe. Celle-ci n’est qu’une petite cellule très basse ; mais, devant elle, il a été creusé dans le calcaire un canal dont la déclivité éloigne de la sépulture les eaux de pluie. Ces eaux ne frappaient d’ailleurs pas la paroi où s’ouvre l’entrée ; une sorte de porche ou d’auvent, taillé dans le roc, les rejetait à distance. Le caveau est bien clos, d’abord par une première dalle dressée en avant de l’antichambre, puis par une seconde, qui ferme la porte de la chambre funéraire. C’est dans l’âge suivant, où le bronze apparaît à côté des instrumens de pierre, que la tombe sikèle atteint son plein développement. Alors les caveaux, toujours de forme circulaire ou elliptique, sont plus élevés, plus spacieux et souvent pourvus, à leur pourtour, de niches rayonnantes en cul de four. On rencontre parfois aussi plusieurs tombeaux, jusqu’à quatre ou cinq, qui donnent sur un même grand vestibule à ciel ouvert, découpé dans la falaise ; ces tombeaux ainsi rapprochés ont dû appartenir à un même clan. Le caveau, là même où il est isolé, paraît du reste avoir été toujours une sépulture de famille.

La plupart de ces grottes artificielles ont été forcées ; on voit, près de la porte, gisant à terre, la dalle de fermeture. Il en est, M. Orsi l’a constaté, qui ont été réemployées, à l’époque grecque, comme sépultures. Ainsi les Athéniens de Nicias et de Démosthène, pendant qu’ils étaient campés sur le Plemmyrion, au sud du grand port de Syracuse, en face de la ville qu’ils assiégeaient, semblent avoir, dans la hâte du moment, utilisé pour l’ensevelissement de leurs morts certains des caveaux de la nécropole sikèle, depuis longtemps abandonnée, dont les chambres trouaient les falaises du promontoire. En maints endroits, ces chambres ont servi d’habitation ou de grenier ; dans d’autres, les bergers abritaient leurs troupeaux, pendant les heures chaudes du jour. Enfin, dans l’antiquité même et dans ces derniers temps, presque toutes celles dont l’entrée était apparente ont été pillées par les chercheurs de trésors ; mais c’était surtout les objets de métal que ceux-ci convoitaient, et parfois, après les avoir enlevés, ils ont laissé la tombe à peu près intacte. Enfin, dans presque tous les cimetières qu’il a fouillés, M. Orsi est arrivé, grâce à l’expérience qu’il avait acquise, à trouver quelques tombes vierges, dissimulées sous des éboulis qui en avaient masqué l’entrée.

Là où la tombe n’a pas été bouleversée et vidée, ce qui frappe, c’est le grand nombre de morts que l’on a réussi à loger dans des caveaux dont le diamètre n’atteint que par exception 3 mètres ou 3m, 50 et, d’ordinaire, se tient aux environs de 2 mètres. C’est par crânes que compte M. Orsi, et, dans ses journaux de fouilles, je relève souvent les chiffres 19, 21, 25, etc. ; il est même un caveau qui en contenait jusqu’à 49. A moins d’empiler les morts les uns sur les autres, on n’aurait pu les étendre couchés dans un si étroit espace. Si l’on en a tant mis dans une même chambre, c’est qu’ils y étaient déposés non pas à l’état de cadavres, mais à l’état de squelettes, de squelettes dépouillés de leurs chairs, pratique qui a été signalée chez diverses tribus sauvages de l’ancien et du nouveau monde. Ce rite, chez quelques-unes des peuplades qui en ont fourni des exemples, comportait de singuliers raffinemens : on peignait de couleurs vives les pièces principales du squelette et particulièrement les crânes. Or, dans la nécropole sicane ou sikèle de Capaci, près de Palerme, il a été recueilli des crânes sur lesquels on a relevé des traces très visibles de peinture. Ces traces, M. Orsi les a cherchées en vain sur les centaines de crânes qui lui ont passé par les mains, dans l’est de l’île ; mais, sans compter que les usages funéraires ont dû varier d’une tribu à l’autre, il faut noter que ces couleurs qui n’étaient pas, comme sur l’argile, fixées par la cuisson, n’ont pu se conserver que très rarement, dans telle grotte d’une siccité exceptionnelle. Quoi qu’il en soit, les observations qu’a faites M. Orsi, en cinq ans d’études, l’ont conduit à se former, sur ce point, une conviction très arrêtée : si ces tombes n’étaient pas de simples ossuaires, on ne s’expliquerait ni l’aspect qu’y présentent les squelettes, ni que l’on ait pu en entasser un si grand nombre dans des chambres si exiguës.

La disposition est à peu près partout la même. Les squelettes, ainsi désarticulés, étaient bien plus maniables que des corps rigides ; on les appuyait, les jambes repliées sous eux et comme accroupis, à la paroi. Ils étaient rangés en cercle tout autour du caveau. Sur le crâne ou tout près de lui, M. Orsi a presque toujours trouvé un couteau de silex. Etait-ce celui qui avait servi à en détacher le cuir chevelu et à nettoyer la boîte osseuse ? Ou bien s’attachait-on à fournir au mort, pour qu’il en usât encore dans la nuit du tombeau, l’instrument avec lequel, pendant que le soleil l’éclairait, il avait exécuté les travaux les plus variés ? Ce qui ferait pencher vers cette dernière hypothèse, c’est que nous retrouvons là tout l’appareil du repas servi au mort pour l’aider à conserver dans le sépulcre un reste de vie ; cette conception naïvement réaliste, nous avons eu déjà l’occasion de l’étudier, avec les rites qu’elle suggérait, dans les plus vieilles croyances de la nation grecque[12]. Près de la porte ou au milieu de la chambre se dressent deux ou trois vases de grande dimension, dont la forme est tantôt celle du cratère et tantôt celle d’un large calice. Il est probable que, lorsqu’on inaugurait la tombe et toutes les fois qu’on la rouvrait pour y introduire un nouvel hôte, on remplissait d’eau l’un de ces vases et que l’on déposait dans un autre des alimens solides. Dans plusieurs de ces bassins, il a été trouvé, réduits en menus fragmens, des os de divers animaux. Autour de ces récipiens qui contenaient les provisions, sont rangés, comme à portée de la main des morts, des gobelets à une ou deux anses et des écuelles. Armés du couteau de pierre et quelquefois d’une épée ou d’un poignard de bronze, bien pourvus de vaisselle, les habitans du caveau ne manquaient de rien. On n’avait même pas omis de faire leur toilette et de les couvrir d’ornemens. C’est à leur cou, à leurs poignets, à leurs chevilles que devaient être attachés les cailloux forés, cailloux blancs, jaunes et noirs, les perles d’une résine qui ressemble à l’ambre, les coquillages, et, dans certaines sépultures d’âge moyen, les anneaux de bronze. Toutes ces pièces, qui se rencontrent mêlées aux ossemens, formaient des pendans d’oreilles et peut-être de nez, des colliers, des bracelets, des bagues passées au doigt ; nous reconnaissons là les élémens de ces rustiques parures pour lesquelles tous les peuples à demi sauvages ont un goût si marqué.

L’arrangement n’est plus le même dans les deux ou trois cimetières que l’on est en droit de regarder comme les plus récens, parce que le métal y abonde et que les objets importés, tels que vases grecs et verroteries phéniciennes, accusent une époque moins reculée. Que les tombes en question soient contemporaines des premiers établissemens fondés en Sicile par les colons de race hellénique ou qu’elles soient antérieures à cette date, ceux qui les creusèrent ont subi, dans une certaine mesure, l’influence de la civilisation étrangère avec laquelle ils étaient entrés déjà ou allaient bientôt entrer en contact direct. La chambre n’a plus, en général, la même forme ; elle est plus souvent rectangulaire que ronde. Quelquefois elle n’a été faite que pour une seule personne, et elle ne renferme guère, au maximum, que quatre à cinq corps. Ceux-ci ne s’y montrent plus dans la posture étrange que nous avons décrite. Des banquettes ont été ménagées dans l’épaisseur de la paroi, qui se terminent à l’une de leurs extrémités par une sorte d’oreiller, et le squelette y repose, allongé dans la position du sommeil ; le cadavre a dû être déposé là dans son état naturel. Pourquoi aurait-on pris la peine de préparer ces lits de pierre, sinon pour y coucher, tels que la mort les avait faits, les chefs de la tribu ou de la famille ? Si, d’ailleurs, dans ces sépultures, les couteaux de silex font défaut et si les vases que l’on y recueille trahissent, par leur décor, l’imitation de modèles grecs, c’est toujours la même idée qui a présidé au choix et à la distribution des pièces du mobilier funéraire ; il s’agit toujours de désaltérer et de nourrir le défunt, de le défendre contre un rapide et complet anéantissement. Il a été ramassé dans quelques caveaux d’informes maquettes de terre cuite où l’on croit deviner l’intention d’imiter la figure humaine ; elles ressemblent à celles, de même matière, que renferment les tombes mycéniennes ; mais elles sont plus grossières encore. Peut-être faut-il y voir, comme on l’a fait pour les simulacres découverts en Argolide, des idoles, les images de divinités auxquelles était confiée la protection du sépulcre et de ses hôtes silencieux. De ces remarques, il résulte que la tombe sikèle, avec moins de complication et de luxe, est fort semblable à la tombe grecque primitive, qu’elle traduit les mêmes pensées et les mêmes inquiétudes. La différence, c’est que l’esprit des Sikèles n’a pas travaillé comme celui des Grecs. Les Sikèles s’en sont tenus à la solution du problème qu’ils avaient tout d’abord adoptée ; ils n’ont, par suite, introduit dans leurs rites funéraires que des changemens sans importance. Jamais ils ne sont arrivés à pratiquer l’incinération.

En esquissant l’histoire de la tombe sikèle, nous avons déjà fait pressentir de quels commencemens est partie et dans quel sens s’est développée l’industrie de ces tribus. Dans cette évolution, M. Orsi distingue trois périodes, dont chacune est particulièrement représentée par les produits de telles ou telles nécropoles. Quelques-uns de ces cimetières ont un caractère très tranché, la vie du village dont ils dépendaient ayant pris fin bien avant que les Sikèles fussent hellénisés. Ailleurs, là où un même site, choisi pour les avantages qu’il offrait, n’a jamais cessé d’être un centre de quelque importance, on trouve des groupes de tombes qui appartiennent à des âges différens. C’est le cas par exemple pour Pantalica. On y compte plus d’un millier de caveaux taillés, par files qui s’étagent les unes au-dessus des autres, dans les parois à pic des ravins sinueux (les cave, comme on dit dans le pays) entre lesquels se dresse l’étroit plateau où s’était fondé le bourg sikèle qui est devenu la ville d’Herbessos. Toutes ces sépultures ne peuvent être du même temps ; bien des siècles se sont écoulés entre l’heure lointaine où les premiers habitans de ces lieux ont commencé d’attaquer péniblement le roc calcaire avec leurs haches de basalte et celle où, pourvus d’outils de bronze et plus tard de fer, ils y ont creusé, avec moins d’effort, des chambres plus hautes et plus larges, dont la façade offre déjà comme l’ébauche d’une décoration architecturale.

Ce n’est pas seulement sur le mobilier des nécropoles qu’a porté l’enquête de M. Orsi ; il a aussi pu, en maints endroits, à Stentinello, sur une plage déserte au nord de Syracuse, à Castelluccio, dans un site qui rappelle celui de Pantalica, examiner les détritus, les rebuts des anciens villages sikèles, et c’est ainsi, en réunissant ces matériaux de provenances diverses, qu’il a formé les séries par lesquelles se justifie la division en périodes d’après laquelle il a classé, dans son musée, les objets dits préhistoriques. Avec Melilli, avec la plupart des tombes de Castelluccio, on est en plein âge de la pierre. L’outillage rappelle, à certains égards, celui des tribus innomées de l’Europe centrale que l’on est convenu d’appeler le peuple des dolmens ; mais il est beaucoup moins riche et moins varié. Il ne se compose guère que de deux instrumens, le couteau d’obsidienne ou de silex et la lourde hache de basalte ; à peine a-t-on, de loin en loin, ramassé quelques pointes de flèches. Il n’y a rien ici de comparable à ces belles pièces, fruit d’un travail si habile et si patient, qui, dans les collections de la France, de l’Allemagne et des pays Scandinaves, représentent l’âge de la pierre polie. C’était avec la hache et le couteau, d’ailleurs assez grossièrement taillés, que ces peuplades étaient tenues de subvenir à toutes les nécessités de la vie domestique, de la chasse et de la guerre. Pour suppléer à l’insuffisance d’un matériel aussi incomplet, elles n’avaient que des instrumens en os, qu’aiguilles et épingles, poinçons et lissoirs.

Si le travail de la pierre et de l’os n’a pas été poussé ici aussi loin que dans les stations des contrées septentrionales, la céramique, en revanche, y est beaucoup plus avancée. Le potier, sans doute, ne possède encore ni le tour ni le four. Ses vases sont façonnés à la main, comme le prouvent les légères irrégularités du contour. Ils sont cuits à l’air libre : c’est ce qu’indique la qualité très variable de la pâte. Celle-ci, dans un même vase, est, par endroits, très dure ; ailleurs, elle manque de cohésion ; elle n’a pas été assez réduite par le feu, inégalité que permet seule d’éviter la calcination de l’argile en vase clos. Cette argile n’a pas été toujours préparée avec soin ; elle contient souvent d’assez gros cristaux de calcaire ou de roche volcanique. Les formes sont en général très simples ; les plus communes, c’est celles de la marmite, de l’écuelle et de la tasse. Ce qu’il y a de plus compliqué, c’est un gobelet à fond évasé, à deux anses opposées, qui rappelle un type que Schliemann a rencontré fréquemment à Troie et à Mycènes, celui où il a voulu reconnaître le dépas amphikupellon d’Homère.

L’intérêt de ces vases est d’ailleurs moins dans leur conformation que dans leur décor ; il est produit par l’emploi de couleurs appliquées sur la terre et fixées par la n’anime. C’est ce que l’on ne constate pas sans quelque étonnement. Les habitans des deux premiers villages de Troie étaient, à certains égards, mieux pourvus et mieux outillés que les Sikèles, et pourtant, lorsqu’ils voulaient orner leur vaisselle, ils ne savaient que graver en creux, dans l’argile humide, avec le bout d’un os ou d’un roseau, des dessins très rudimentaires, faits de lignes droites qui courent parallèles les unes aux autres ou se coupent sous divers angles, faits aussi de lignes brisées qui donnent ce que l’on appelle le chevron ou la dent de loup. Dans cette poterie des Sikèles, les motifs ne sont pas moins simples ; mais c’est sous le pinceau qu’ils sont nés : ils se détachent en brun sur un fond d’un rouge d’ocre. La pièce, avant de recevoir son décor, avait été plongée dans un bain qui en avait ainsi teint toutes les surfaces.

Les hommes qui ont fabriqué ces outils de pierre et ces vases peints ont-ils connu l’usage du métal ? Il est permis d’en douter. S’il a été ramassé, dans la nécropole de Castelluccio, quelques objets de bronze, ceux-ci n’ont pas été trouvés en place, dans une tombe vierge ; ils proviennent de fouilles antérieures, de fouilles clandestines ; on ne sait pas de quoi se composait au juste le mobilier dont ils faisaient partie. On est donc en droit de les attribuer à des sépultures qui ne seraient pas des plus anciennes ; il semble que les ensevelissemens aient continué, très tard, dans maints quartiers de ce vaste cimetière. Certains indices donneraient pourtant à penser que ces tribus, tout élémentaire que fût leur vie, avaient déjà quelques rapports, au moins accidentels, avec des peuples plus civilisés. C’est ainsi qu’il a été trouvé à Castelluccio, avec des outils de pierre, tels objets qu’il est difficile déporter au compte de l’industrie locale : nous voulons parler d’os tubulaires dont toute la surface est ornée de dessins qui, par leur composition et par le caractère du travail, paraissent être l’œuvre d’artisans beaucoup plus habiles que ceux auxquels est dû le reste du mobilier funéraire. Le motif principal du décor, c’est une suite de saillies globulaires qui, par l’ovale de leur contour, ne sont pas sans analogie avec le scarabée cher à l’Egypte. De petites étoiles sont gravées sur ces reliefs ; entre ceux-ci, un lacis de losanges remplit le champ. Il y a là des courbes qui ne se montrent point dans l’ornementation de la poterie ; mais ce qui frappe surtout, c’est que toute cette ciselure est exécutée par une main très ferme et très sûre d’elle-même, tandis que, sur les vases, il y a, dans le tracé des lignes, une certaine mollesse ; il est pourtant plus aisé de laisser courir la brosse sur la terre humide que d’entamer à la pointe une matière dure. On n’arrive pas à deviner quel a pu être l’usage de ces pièces ; il n’a pas été retrouvé auprès d’elles d’armes où elles aient pu s’adapter en guise de manches, et d’ailleurs elles ne sont pas percées de trous qui aient servi à les fixer sur une hampe engagée dans la cavité circulaire. D’autre part, c’est à Troie seulement, dans ce que Schliemann appelle la seconde ville, que l’on a rencontré des fragment d’os qui présentent à peu près le même aspect. Quelle explication donner de cette ressemblance ? Le problème demeure donc très obscur, et tout ce que M. Orsi se borne à affirmer, c’est que l’on est là en présence d’objets de luxe, qui ont été fournis par quelque trafiquant étranger ; il faut que, dès cette époque reculée, quelques navires achéens ou phéniciens soient venus aborder, de loin en loin, aux plages de la Sicile.

C’est peut-être un accident de mer, un caprice des vents et des courans qui a donné naissance à ces relations ; mais, de quelque manière qu’elles se soient établies, elles se sont régularisées pendant l’âge suivant, auquel répondent les cimetières du Pleramyrion, de Pozzo Cantano, de Molinello près Augusta, de la presqu’île de Thapsos. C’est la période que M. Orsi appelle cneolitica ; on y fabrique, on y emploie encore des instrumens de pierre ; mais on a recours au bronze pour suppléer à l’insuffisance de cet outillage. Le bronze ne peut venir que du dehors ; la Sicile n’a ni mines d’étain ni mines de cuivre. Quand se présentait le marchand qui apportait ce métal, il n’était sacrifice que l’on ne dût faire, chez ces peuplades, pour s’en assurer la possession, tant celle-ci conférait d’avantages et de privilèges. On avait pu tailler dans le calcaire, avec la hache de basalte, les tombes étroites et basses des plus anciennes nécropoles ; mais, comme M. Orsi s’en est convaincu en tentant lui-même l’expérience, ces instrumens, au cours de ce travail, s’émoussaient très vite ; ce n’était pas sans en user beaucoup que, par un lent effort, on donnait à la chambre la profondeur voulue. Seul, l’emploi du pic d’airain a permis de creuser dans le roc les hypogées beaucoup plus spacieux de l’âge suivant, avec leurs multiples caveaux. En face d’ennemis qui n’avaient pour armes que des couteaux et des haches de pierre, comme on se sentait fort quand on tenait en main une de ces épées ou de ces dagues de bronze, dont plusieurs exemplaires ont été retrouvés dans ces sépultures ! De même, pour le vêtement et la toilette, quelles facilités ne devait-on pas à ce précieux métal ! Les épingles en os sont remplacées par ces grandes agrafes que les archéologues appellent fibules ; des anneaux de bronze ornent les chevilles et les poignets ; on se fait des colliers avec des perles de bronze ; des spirales de bronze servent à partager et à retenir les mèches des longues chevelures.

On a donc retiré de ces cimetières beaucoup de bronze ; mais celui-ci y aurait été recueilli en bien plus grande quantité, si ce n’avait pas été là ce que recherchaient surtout les pillards qui, depuis l’antiquité, n’ont pas cessé d’exploiter ces tombes. Le plus souvent, ils ont dédaigné et laissé en place les vases de terre ; mais ils n’ont jamais négligé d’emporter jusqu’au moindre morceau de métal. C’est ainsi que l’on s’explique qu’il n’ait guère été découvert qu’un seul échantillon des vases en bronze qui ont dû être importés avec les glaives, les haches et les fibules. La céramique offre des formes qui paraissent avoir été copiées sur celles du métal. C’est le cas pour certains grands calices à pied très haut, qui ne sont pas sans élégance. Les types sont plus variés qu’autrefois ; la pâte est mieux préparée et mieux cuite. À plusieurs égards, l’industrie du potier est donc en progrès ; mais le procédé dont elle use pour décorer ses ouvrages n’est plus celui qu’elle avait adopté tout d’abord. Lors de ses débuts, elle s’était servie de la couleur ; vieille de plusieurs siècles, elle en a désappris l’emploi. Dans les vases qui sont contemporains de l’introduction du bronze, tous les ornemens sont incisés dans la pâte ; le fond en est rempli d’une poudre blanchâtre qui en fait ressortir le dessin sur le fond grisâtre de la terre. Ce dessin est surtout géométrique ; il y a pourtant des vases, en très petit nombre, où la pointe s’est essayée à tracer l’image d’un oiseau et même, une fois, la figure humaine. Ailleurs, c’est un motif qui semble inspiré de la hache à double tranchant. On ne saurait donc voir, dans ce retour à la poterie monochrome, la marque d’une décadence ; mais ce n’est pourtant pas sans surprise que l’on constate ce phénomène. Le goût a changé, et la raison de ce changement nous échappe. Peut-être faut-il la chercher dans l’imitation du métal. Le bronze ne connaissait pas la différence des tons ; l’ornementation y était en relief ou en creux, mais toujours exécutée, au moyen du burin et du ciseau, en gravure ou au repoussé.

Cet abandon du pinceau étonne d’autant plus que les importateurs qui fournissaient le bronze aux Sikèles leur envoyaient aussi des vases peints. Dans les nécropoles de cette époque et particulièrement à Thapsos, on trouve mêlés aux produits de la fabrication locale des vases d’une pâte plus fine et plus légère, faits au tour, dont les formes, la glaçure et les dessins sont ceux de la poterie mycénienne. On ne saurait s’y tromper : parmi les types ainsi rencontrés dans ces sépultures, il en est un, celui de l’amphore dite à étrier, qui a été créé par les céramistes mycéniens et qui disparaît avec eux ; partout où il apparaît, on reconnaît leur main ; on a comme leur signature. On se demande comment ces vases, qui semblent avoir été très recherchés par les Sikèles, n’ont pas entretenu ou réveillé chez eux le goût de la décoration polychrome ; c’est à peine si l’on a découvert, à Thapsos, un ou deux vases où l’on sente un effort tenté pour s’inspirer de ces modèles.

La poterie peinte reparaît au contraire, à côté de la poterie à décor incisé, dans ce que M. Orsi appelle la troisième période, avec les nécropoles de Finocchilo et de Tremenzano. Ce qui distingue cette période et la caractérise, c’est que la pierre y a tout à fait disparu. Le métal l’a remplacée dans tous les usages de la vie, et ce métal, ce n’est plus seulement le bronze, qui est toujours très abondant, c’est aussi le fer. Le fer avait déjà commencé à se-montrer, mais en très faible quantité, dans l’âge antérieur ; dans ces cimetières plus récens, il devient presque aussi commun que le bronze ; on y recueille des poignards, des fibules, des bracelets, des anneaux de fer. Ce n’est d’ailleurs pas là le seul indice qui marque la différence des temps. Les vases de provenance étrangère que livrent les tombes n’ont plus le même aspect qu’autrefois, et le potier indigène, qui commence à se servir du tour, qui a perfectionné sa méthode de cuisson, s’applique non sans succès à copier ces modèles. S’il ne les égale pas pour la régularité du galbe et la fermeté du dessin, il a su pourtant tirer, des motifs qu’il leur empruntait, un système d’ornementation dont les élémens sont bien choisis et bien liés entre eux. C’est ce dont témoignent, par exemple, ces vases où la zone circulaire qui tourne autour de la panse est coupée, par des barres verticales, en une série de panneaux ; il y a là quelque chose d’analogue à la division de la frise dorique en triglyphes et en métopes. Un chien en course apparaît dans un de ces panneaux. Ailleurs c’est un méandre, l’ornement cher aux artistes attiques du IXe et du VIIIe siècle, qui forme bordure. Le style des potiers sikèles de cette période est un dérivé, une humble variété du style géométrique rectiligne qui, après l’invasion dorienne, a succédé en Grèce au style mycénien.

Ce style, c’est celui que l’on appelle quelquefois le style du Dipylon, du nom de la nécropole où en ont été retrouvés, à Athènes, les plus beaux échantillons. Il commençait à passer de mode, en Grèce, vers la fin du VIIIe siècle ; il n’est pas représenté dans les plus vieilles nécropoles des colonies grecques de la Sicile, dans la nécropole del Fusco, à Syracuse, ni dans celle de Mégara Hyblæa. Dans celles-ci, ce qu’il y a de plus ancien, c’est les vases de style corinthien, qui sont postérieurs aux vases de style géométrique. Si ceux-ci se rencontrent à Finocchito et à Tremenzano, ce n’est donc pas qu’ils aient été achetés, sur place, par les indigènes, aux Hellènes devenus leurs voisins ; c’est qu’ils ont été introduits dans l’île par un commerce maritime qui, comme l’attestent à la fois Homère et le résultat des fouilles, avait, déjà depuis plusieurs siècles, mis les habitans primitifs de la Sicile « n relations avec l’Europe orientale. Il ressort donc de cette observation que les plus récens même des cimetières sikèles sur lesquels a porté cette étude sont encore antérieurs à la fondation des premières cités grecques de la Sicile, à celle de Naxos et de Syracuse, de Leontini et de Megara.


IV

Grâce à la richesse des séries préhistoriques qui ont été récemment constituées dans les musées de Palerme et de Syracuse, grâce aussi à ces journaux des fouilles où M. Orsi a mis tout à la fois tant d’abondance et de précision, nous avons pu classer et définir les plus curieux des monumens qui représentent l’industrie des premiers habitans de la Sicile dont le nom ait été conservé par l’histoire. Il reste à dire quelle idée on arrive à se faire, d’après ces monumens, du génie des Sikèles et de leurs prédispositions natives, de leurs habitudes et de leurs mœurs.

Ce qui paraît tout d’abord incontestable, c’est que les Sikèles étaient un peuple heureusement doué, auquel il n’a peut-être manqué, pour créer, par son propre effort, une forme originale de civilisation, que de se développer dans un autre milieu. L’île où les circonstances l’avaient jeté était trop loin du bassin oriental de la Méditerranée, où venaient, de toute part, aboutir des courans chargés de germes féconds, trop loin de cette mer Egée où il y avait, de l’un à l’autre rivage, une si active circulation de pensées et de croyances, d’hypothèses suggestives et d’ingénieuses inventions. Plus rapproché d’un tel centre de vie, il aurait sans doute joué un rôle moins tardif et moins effacé. Ce qui donne la mesure de ses aptitudes, c’est la patience obstinée avec laquelle, alors qu’il n’a, pour entamer la roche calcaire, que des outils qui s’ébrèchent à chaque coup porté, il ne s’en acharne pas moins à y creuser la tombe de famille ; c’est aussi l’initiative qu’il prend, lorsque, en plein âge de pierre, il imagine de peindre ses vases, procédé que la Grèce a connu seulement dans une phase très postérieure de son évolution. Enfin, ce qui achève de montrer qu’il était de race noble, c’est la facilité même avec laquelle, une fois établi le contact direct entre les Grecs et lui, il subit leur influence et finit par se fondre avec eux en un seul corps de nation. Pendant les longs siècles qui se sont écoulés entre l’entrée des Sikèles dans l’île et l’arrivée des premiers colons grecs, comment vivaient ces tribus ? Malgré tout le parti que la science tire aujourd’hui des moindres vestiges du passé, on ne saurait prétendre à restituer tous les traits du tableau ; il en est pourtant quelques-uns qui paraissent se dégager nettement de l’ensemble des faits qu’a relevés M. Orsi. Dans un cercle que l’on tracerait autour de Syracuse, en lui donnant environ trente kilomètres de rayon, il a déjà été reconnu une vingtaine de nécropoles sikèles, ce qui semble indiquer une population assez dense, répartie entre de nombreux villages, dont les uns étaient posés sur le bord de la mer, et les autres sur les hauteurs qui dominent la plaine. C’était un mode de peuplement tout autre que celui qui a prévalu en Sicile depuis bien des siècles ; maintenant, presque partout dans l’île, excepté sur la côte orientale, entre Messine et Syracuse, on fait des lieues et des lieues sans rencontrer un seul village. Les ouvriers de campagne demeurent en ville ; ils sont peut-être au nombre de 30 000, sur les 40 000 habitans que compte, dans le sud-est de la Sicile, une ville telle que Ragusa. Ces ouvriers perdent trois ou quatre heures par jour à se rendre sur le terrain et à en revenir, ce qui diminue sensiblement la somme de travail qu’ils peuvent fournir. Ce qui a amené cet état de choses, c’est, dit-on, la malaria ; c’est surtout l’insécurité. L’abandon de la campagne a pu commencer dès l’époque grecque ; les invasions carthaginoises et les guerres acharnées que se faisaient les cités grecques ont dû, dès lors, pousser les paysans à chercher la protection des remparts de la ville voisine ; sous la domination romaine, les guerres serviles dont l’île a été le théâtre ont eu le même résultat. Au moyen âge, quand les Grecs, puis les Normands, ont disputé l’île aux Sarrasins, les dangers de l’isolement n’ont pas été moindres. Ensuite sont venues les guerres que soutenaient les uns contre les autres les barons siciliens, puis le brigandage, qui a toujours été endémique en Sicile, la maffia, avec ses perpétuelles menaces et son odieuse tyrannie. Quoi qu’il en soit des raisons par lesquelles s’explique l’établissement de cet étrange régime, on arrive ainsi à une conclusion qui, pour sembler paradoxale, n’en contient pas moins une grande part de vérité : la population n’a peut-être jamais été aussi normalement distribuée dans l’île que du temps où celle-ci était habitée par les Sikèles. On ne sait jusqu’où ces tribus avaient poussé l’agriculture ; mais elles possédaient certainement des troupeaux. De toutes les stations que M. Orsi a explorées, celle qui lui a paru être la plus ancienne est à Stentinello, au nord du plateau qui portait la haute ville de Syracuse ; il serait même tenté de l’attribuer à une population qui aurait précédé les Sikèles, peut-être aux Sicanes. Or là, dans les rebuts du village préhistorique, il a trouvé, fendus en long pour livrer leur moelle, les os de cinq espèces de ruminans : le bœuf, de petite et de grande race, le mouton, la chèvre, le porc et le chien. Il ne semble pas que la tribu demandât à la chasse une partie de sa subsistance ; point d’os d’animaux sauvages. A Castelluccio, où ont été aussi explorés des résidus du même genre, on était plus avancé. Là, le cheval est venu s’ajouter aux espèces domestiques ; les restes du cerf et du daim attestent que l’on savait poursuivre et abattre les fauves. Quoique les cabanes, à Stentinello, se dressassent au bord même de la mer, c’est à peine si l’on a rencontré, dans ces débris de cuisine, une arête de poisson et quelques coquilles d’huître.

Nulle part on n’a découvert le moindre vestige des maisons ; ce ne devait être que des cabanes en branchages, à toits de roseau. La tombe étant, d’ordinaire, la copie plus ou moins fidèle de la maison, il est vraisemblable que ces cabanes étaient rondes et précédées d’une sorte de porche, formé par une saillie des deux parois et par celle de l’auvent. Aux tombes quadrangulaires de la dernière période ont sans doute correspondu des chaumières de même forme et plus spacieuses que leurs devancières. Si les Sikèles ne prenaient pas la peine d’employer la pierre pour bâtir leurs maisons, ce n’est pas qu’ils ne sussent la tailler et l’appareiller. A Pantalica, on signale les restes de ce qui paraît avoir été l’habitation d’un chef, une espèce de palais. Au-dessus du sol se montrent une ou deux assises de murs, faits de blocs d’assez grande dimension, dégrossis à l’outil, qui semblent dessiner de larges pièces. Là où ces blocs laissent entre eux des vides, ceux-ci sont bouchés par de petites pierres et par de la terre ; cela rappellerait le plus ancien appareil de Mycènes et de Tirynthe ; mais, pour parler de cet édifice, il faut attendre que M. Orsi, comme il en a l’intention, ait dégagé ces ruines et fouillé tout ce terrain. Ce qui est, en tout cas, l’œuvre des Sikèles, c’est les murs qui se dressaient devant plusieurs de leurs tombes ; ils sont construits sans mortier, par lits d’assises horizontaux ; les joints montans y sont obliques ou droits ; l’aspect est à peu près celui de la partie du mur de Mycènes qui avoisine la Porte aux lions. Même exécution soignée dans les dalles qui ferment l’étroite entrée des hypogées et dans les rainures où elles s’encastrent. Des deux côtés du seuil d’une des sépultures de Thapsos, il y a comme des piliers où s’esquisse la distinction du fût et du chapiteau.

Si l’architecture ne s’est pas développée davantage chez les Sikèles, c’est peut-être parce qu’ils n’ont pas été soumis à l’obligation d’entreprendre, pour protéger leurs demeures, des travaux de défense analogues à ceux dont la nécessité s’est imposée, en Grèce, aux tribus achéennes. Aucun ennemi du dehors ne les menaçait, et chacune de ces petites communautés éparses dans une contrée fertile disposait de plus de terrain qu’elle n’en pouvait cultiver. Tout donne donc à croire que, jusqu’au jour où l’arrivée des Grecs est venue changer les conditions de leur existence, elles ont vécu en paix les unes avec les autres ; il n’a point été trouvé trace d’enceinte fortifiée dans aucun des sites que le voisinage des nécropoles et l’abondance des tessons désignent comme l’emplacement probable d’un ancien village. Aucune de ces bourgades ne renfermait d’ailleurs de trésors qui fussent faits pour exciter les convoitises et provoquer des luttes sanglantes ; il n’a point été trouvé d’or ni d’argent dans les cimetières sikèles. Ce que l’on y a recueilli de moins commun, c’est, dans les sépultures les plus récentes, quelques rares fragmens d’ivoire et aussi quelques verroteries phéniciennes, perles et olives en terre émaillée, scarabées avec hiéroglyphes dépourvus de sens, objets de pacotille que les ateliers de Tyr et de Carthage ont répandus par millions sur toutes les côtes de la Méditerranée. Les Sikèles étaient pauvres. Pasteurs et laboureurs, ils n’avaient rien à offrir aux trafiquant grecs ou sémites qui eût assez de valeur pour que ceux-ci leur livrassent, en échange, les métaux précieux et les bijoux artistement ciselés.

Au terme de cette étude, un dernier effort s’impose : il nous faut essayer d’évaluer la durée de cette histoire que nous avons, dans le silence des textes, cherché à restituer d’après les données que nous fournissait l’examen attentif de la tombe et des monumens qu’elle renfermait. Afin de rattacher à l’histoire générale du monde antique cette histoire particulière, il y a lieu d’établir un synchronisme approximatif pour chacune des trois périodes que nous avons distinguées dans l’ensemble de cette évolution. On ne saurait s’empêcher d’être frappé, avec M. Orsi, des rapports qui existent entre la plus ancienne industrie sikèle et l’industrie que nous connaissons par les plus vieilles des couches dont la superposition a formé, en Troade, le tertre artificiel d’Hissarlik. Étant donnée la distance qui sépare la Sicile de l’Asie Mineure, il ne peut être question d’un emprunt. Si l’outillage est, à beaucoup d’égards, semblable de part et d’autre, c’est qu’il représente un état de civilisation qui fut, pendant un certain temps, à quelques nuances près, celui de tous les peuples riverains de la Méditerranée, l’Egypte et la Syrie exceptées ; or cet âge de la pierre polie remonte, sans aucun doute, à la première moitié du deuxième millénaire avant notre ère. Nous inclinerions donc à penser que les Sikèles ont occupé l’île bien plus tôt que ne le croyait Thucydide. C’est vers le XIVe ou le XIIIe siècle qu’ils auraient commencé à recevoir de la Grèce, avec le bronze, la poterie que l’on fabriquait en Argolide ; la seconde de nos périodes correspondrait ainsi à ce qui est, pour la Grèce, l’âge achéen ou mycénien ; elle irait environ de l’an 1300 à l’an 1000. Enfin, notre troisième période s’étendrait de cette dernière date jusqu’à la fondation des premières colonies grecques, dans la seconde moitié du VIIIe siècle ; c’est avec elle que se clôt l’histoire de la vie autonome du peuple des Sikèles.

Un nom, conservé par celui que la Sicile a reçu des anciens et qu’elle gardera toujours, c’était tout ce qui semblait rester des Sikèles ; mais la science moderne, avec sa curiosité passionnée, n’a point voulu se résigner à ignorer tout ce qu’avaient négligé de lui apprendre les auteurs classiques. Ces nations que l’histoire avait oubliées parce qu’elles n’avaient pas su l’écrire, nos contemporains les ont tirées de la nuit où elles étaient comme ensevelies. En Syrie, c’est les Héthéens, en Grèce, c’est les Achéens et autres prédécesseurs des Hellènes qu’ils avaient ainsi ressuscites ; ici, c’est les Sikèles qu’ils ont rappelés à la vie, au moyen d’une enquête qui a été, elle aussi, un modèle d’exactitude et de sagacité critique.

Nous ne craignons pas que, dans ce siècle où les méthodes de l’histoire se sont imposées à tout les genres d’études, il se rencontre des esprits cultivés qui en soient encore à se demander quelle est l’utilité de pareilles recherches et quel est l’intérêt de ces évocations, de ces reprises exercées sur les défaillances de la mémoire et les lacunes de la tradition. L’histoire du monde antique n’est devenue vraiment intelligible que depuis le jour où l’on a été en mesure d’apprécier le caractère et l’importance du long travail préparatoire qui, partout, a préludé à l’essor final, à ce grand déploiement de génie et de puissance créatrice dont le spectacle fut donné, quelques siècles avant notre ère, par les cités de la Grèce et de l’Italie. Avant que l’on eût rétabli la suite de ces efforts ininterrompus, on s’expliquait mal que le progrès ait été, à partir d’un certain moment, si continu et si rapide ; on méconnaissait le rôle de ces obscures et patientes générations qui, en triomphant des difficultés initiales, ont tout rendu facile à leurs héritières ; l’art n’a pu naître que lorsque a été trouvé, après bien des tâtonnemens, le secret des procédés qui rendent l’homme maître de la matière et lui permettent de l’employer d’abord à la satisfaction de ses besoins, puis à l’expression de ses idées. Que l’on étudie les origines de ces industries élémentaires dans la vallée du Nil et dans celle de l’Euphrate, qui ont été les berceaux des plus anciennes civilisations, ou chez les peuples de notre Europe qui, d’abord attardés, ont ensuite rejoint et dépassé leurs aînés, c’est faire œuvre de justice et de piété que de remettre en lumière les mérites de ces premiers inventeurs, de relever les étapes du chemin qu’ils ont lentement parcouru, c’est payer une dette de reconnaissance, la dette de l’humanité adulte et libre, que ces ouvriers des heures de l’enfance commencèrent à affranchir des servitudes et des misères de la barbarie.

Pour ce qui est plus particulièrement des Sikèles, on comprend qu’il ne puisse être indifférent à tous ceux qu’intéresse l’histoire de la Sicile et surtout aux Siciliens de savoir ce qu’ont été ces premiers habitans de l’île, dont ses habitans actuels retrouvent partout la marque dans ces milliers de grottes qui trouent les flancs de leurs vallées. Personne n’ignore combien de races diverses, Phéniciens, Grecs et Latins, Arabes et Normands, ont apporté leur contingent à la formation du peuple de sang mêlé qui donne tant de soucis aux ministres du roi d’Italie ; mais les Phéniciens n’ont eu que quelques comptoirs dans une seule partie de l’île ; les Grecs se sont cantonnés sur les côtes ; les Romains et les Normands n’ont fait que passer, comme administrateurs, comme négocians, comme grands propriétaires nobles ; les Arabes se sont concentrés dans les villes ; ils ne se sont guère répandus dans les campagnes. En tout pays, c’est la classe rurale qui constitue le fond de la population, celui qui résiste aux invasions et qui persiste sous tous les changemens de régime ; or il y a toute apparence que, depuis l’antiquité, la plupart des paysans qui cultivent ici la terre sont, malgré plus d’un croisement, les descendans directs des Sikèles. Ceux-ci n’ont jamais cessé, même quand Agrigente et Syracuse étaient le plus florissantes, d’occuper tout l’intérieur de l’île. Leurs villages y étaient très rapprochés les uns des autres, comme le prouve la multiplicité de leurs nécropoles, et maints de ces villages, après que ces tribus se furent hellénisées, devinrent des villes populeuses. La Sicile a pu payer le tribut à Rome ou à Byzance, obéir à des maîtres venus d’Afrique ou de France sans que tous ces laboureurs, penchés sur leurs champs de blé ou leurs jardins d’oliviers, se soient jamais détachés du sol que leurs lointains ancêtres avaient été les premiers à défricher et qui avait nourri leurs pères.

Cette conjecture, fondée sur l’histoire et sur les recherches archéologiques, est confirmée par l’anthropologie. Un anatomiste éminent, le professeur Sergi, a étudié les crânes de Sikèles qu’a trouvés M. Orsi ; il en a mesuré beaucoup, et il les a trouvés très semblables, par leurs indices céphaliques, à ceux que l’on recueillerait aujourd’hui dans des tombes siciliennes fermées d’hier. S’il en est ainsi, l’élément sikèle l’emporterait, par sa proportion numérique, sur les autres élémens qui ont concouru à composer ce mélange, et, dans les rangs des fasci dei lavoratori, de ces ligues d’ouvriers de la terre qui ont pris récemment une attitude si menaçante et contre lesquelles il a presque fallu envoyer une armée, les arrière-petits-fils des Sikèles seraient en majorité.


GEORGES PERROT.

  1. C’est à propos de l’expédition athénienne que Thucydide, avant d’exposer l’état de l’île tel que devaient le trouver Alcihiade et Nicias, résume rapidement ce qu’il a pu apprendre de son histoire primitive (VI, 2). Les dires des historiens postérieurs n’ajoutent rien d’important aux données qu’il a réunies, avec son grand sens, dans ce chapitre si substantiel.
  2. On trouvera tous les textes qui concernent ces particularités du grec sicilien réunis et commentés dans Freeman, The history of Sicily from the earliest times. t. 1, p. 488-490 et 508-510.
  3. Homère, Odyssée, XXIV, 210, 366, 388.
  4. Odyssée, XX, 383.
  5. Il resterait pourtant une dernière possibilité, c’est que les Sikèles dont, il est ici question fussent établis sur la cote de l’Épire ; mais aucun historien ne mentionne les Sikèles parmi les habitans des rivages orientaux de l’Adriatique.
  6. Diodore, XI et XII.
  7. On trouvera tous les textes relatifs aux Paliques réunis dans l’appendice X du t. I de Freeman, p. 517.
  8. Dès 1877, Cavalluri cherchait à donner une idée de l’importance et du caractère des nécropoles préhelléniques de la Sicile, en publiant le mémoire intitulé : Opere di escavuzione anteriori ai Greci in Sicilia. Il poursuivait son enquête dans deux dissertations postérieures. Thapsos (Palerme, 1880) et Siracusa (Palerme, 1883).
  9. Notizie degli scuvi, 1880, p. 356.
  10. Urne funebri cretesi dipinte nello stile di Micene. in-folio, 2 planches (dans les Monumenti antichi publiés par l’Académie des sciences, t. I, 1890).
  11. Relazione degli scavi eseguili nella necropoli del Fusco nel dicembre 1892 e gennaio 1893 (Notizie degli scavi, novembre 1893 et avril 1895).
  12. Voyez la Religion de la mort et les Rites funéraires en Grèce. Inhumation et incinération, dans la Revue du 1er novembre 1895.