Un Parsi à Londres et ses réflexions sur la civilisation anglaise
M. Malabari est un Hindou fort intéressant, que son caractère et ses talens recommandent à l’attention et à la sympathie. Ce petit homme maigre, au teint basané, dont la physionomie exprime tour à tour les vives impressions d’un cœur mélancolique et l’autorité d’un missionnaire qui pense avoir charge d’âmes, est un Parsi, fort attaché à la doctrine de Zoroastre, et ce Parsi est le rédacteur en chef d’un journal important, l’Indian Spectator. Mais il n’est pas un journaliste comme un autre. Il croit encore à la mission sacrée de la presse ; il est fermement convaincu que les journaux sont destinés à redresser les torts, à réformer les abus, à instruire les foules ignorantes, à avertir et à corriger les puissans, à fortifier et à consoler les faibles. M. Malabari aime passionnément son pays ; mais son amour est clairvoyant. Il ne s’aveugle point sur les faiblesses et sur les misères d’une race noble entre toutes, qui par une déplorable fatalité mérita ses malheurs et sa servitude, et il a juré de se consacrer à son relèvement.
Il a l’âme trop religieuse pour protester contre l’arrêt du destin qui a voulu que l’Inde tombât sous la domination de l’Angleterre. Il n’a point de préjugés contre les Anglais ; il lui en coûte peu de reconnaître leurs mérites, il ne conteste pas leur supériorité. Il critique seulement leurs méthodes de gouvernement, il leur reproche d’être des maîtres maladroits. Les uns sont des soldats, qui ne croient qu’à leur épée, qui se figurent que la force suffira pour retenir à jamais les Hindous dans l’obéissance, sans qu’il soit nécessaire de raisonner avec eux. — « Vous vous trompez, mon cher colonel Matamore ! s’écrie M. Malabari. Combien d’épées avez-vous dans l’Inde ? Mettons que vous en ayez cent mille. Et quelle est la population de l’Inde ? Elle a, si je compte bien, 200 millions d’habitans. Or, je vous défie de couper deux mille têtes avec une épée, même en imagination. Vous êtes assez avisé pour savoir que le sang coule plus lentement que l’eau. Croyez-moi, mon cher colonel, enfermez votre épée dans une barrique de vinaigre ; cela fera du bien au vinaigre comme à l’acier, et relisez, si vous en avez le temps, les manuels d’histoire qu’on vous fit lire jadis au collège. Ils vous apprendront ce que durent les dominations fondées sur la force. »
La plupart des fonctionnaires anglais que M. Malabari a connus et pratiqués ne sont ni des colonels ni des matamores. Ils ont remplacé l’épée par une inoffensive férule, dont ils ne se servent que dans de rares occasions. Ils ont pour leurs sujets les sentimens d’un bon père de famille pour ses enfans, et ils travaillent à leur éducation en s’appliquant à ménager leur faiblesse, à ne les violenter, à ne les contraindre en rien. M. Malabari a peu de goût pour ces patrons indulgens, dont le sourire exprime une bienveillance mêlée de pitié ; il a cru s’apercevoir qu’il entrait dans cette pitié un peu de mépris. Depuis longtemps il demande aux Anglais de n’accorder aux Hindous que leur dû. Il entend par là qu’ils doivent les traiter en égaux, prendre leur avis avant de rien décider et leur donner accès à toutes les places, à tous les emplois.
Il se souvient que jadis, au temps d’Akbar, il y avait des darbars ou conseils présidés par le Grand-Mogol en personne, et où siégeaient des brahmanes, des musulmans, des disciples de Zoroastre et même des chrétiens, et il affirme que ces darbars s’entendaient à traiter les affaires publiques autant et mieux que les deux Chambres du parlement britannique. L’Angleterre dispense des grâces à ses sujets ; il est de son intérêt de leur accorder des droits. Ne se décidera-t-elle jamais à les admettre dans les conseils de l’empire et au commandement de l’armée ? M. Malabari prétend qu’elle s’en trouverait bien, que cet acte de justice, loin de mettre sa conquête en danger, lui assurerait pour toujours la fidélité de l’Inde. En est-il aussi convaincu qu’il le dit ? Je ne voudrais pas en répondre. Il y a dans l’âme du plus candide des Parsis des profondeurs cachées où la sonde ne peut atteindre.
M. Malabari méditait depuis bien des années de faire un voyage en Angleterre, d’aller étudier les maîtres de l’Inde chez eux. Il les soupçonnait d’avoir, eux aussi, leurs misères, qu’il était désireux d’observer de près. Cependant il avait ajourné plus d’une fois son départ ; il lui en coûtait de quitter son pays, et les voyages ont des hasards qui l’effrayaient. Les sages de l’Inde désapprouvent les pérégrinations lointaines ; ils pensent que la première des vertus est d’être content de son sort, de s’en tenir à ce qu’on a, qu’il est dangereux de remuer son esprit et son corps, que l’homme qui traverse les kala-pani, les eaux noires, rapporte toujours chez lui une secrète inquiétude, et que l’inquiétude est la plus grande ennemie du bonheur. Ajoutez que les Parsis attachent une grande importance à la distinction des choses pures et des choses impures, qu’ils ont horreur de tout ce qui souille, de tout ce qui fait tache sur la peau ou dans la vie. Le moyen de voyager sans s’exposer à des contacts impurs ?
Toutefois, le désir l’emportant sur les appréhensions et les scrupules, M. Malabari se résolut à partir. Mais il sentit le besoin de se donner un compagnon qui lui rappellerait la patrie absente et l’aiderait à se préserver des contacts impurs. Il jeta son dévolu sur un personnage douteux, auquel on avait donné le surnom de Crocodile, parce qu’il avait la larme facile sans avoir le cœur tendre. C’était un fils de famille, qui n’avait jamais rien appris ni rien fait. M. Malabari lui avait représenté souvent, mais en vain, qu’un homme qui se respecte doit se rendre utile à ses semblables. Fier de sa naissance, Crocodile aurait cru déchoir en se rendant utile, et il n’avait pas assez de caractère pour se rendre indépendant. Le seul métier qui lui convint était celui de parasite ; il le pratiquait avec délices.
On s’étonnera peut-être que M. Malabari eût choisi un si singulier compagnon. A une grande mansuétude il joint un fond d’ironie orientale, et l’ironie est indulgente ; rien ne l’indigne, tout l’amuse. Aussi bien, dès le premier jour, ce parasite sans vergogne lui rendit un service essentiel. La traversée eût été pour lui un long supplice s’il avait dû s’astreindre à manger à table d’hôte. A son insu, Crocodile alla trouver le médecin du bord, à qui il persuada que son patron était gravement malade et sujet à des attaques ; qu’il fallait l’autoriser à manger dans sa cabine et permettre à son fidèle serviteur de la partager avec lui, sans payer un supplément de place. Instruit de cette fraude pieuse, M. Malabari adressa une verte réprimande à Crocodile, qui ne répondit qu’avec des larmes, et, après lui avoir sévèrement reproché son mensonge, il en fit son profit : c’est à quoi sert l’ironie orientale. On était parti de Bombay au commencement d’avril 1890 ; quinze jours plus tard débarquaient sur le sol anglais deux hommes coiffés d’un pugari, et vêtus l’un d’une longue robe noire, l’autre d’une longue robe blanche, qui attira plus d’une fois à celui qui la portait les sottes railleries des polissons de Londres. Crocodile entendait qu’on le respectât et montrait les dents et le poing aux railleurs ; son maître haussait les épaules.
L’homme à la robe noire était résolu à tout prendre en douceur. Il était venu pour s’instruire, et, jour par jour, il nota ses impressions, ses réflexions, dont il nous a fait part en publiant un livre écrit dans un style très personnel, que les Anglais ont trouvé peut-être plus singulier que correct, mais auquel on ne peut reprocher de manquer de saveur ou de couleur[1].
A peine installé à Londres, ce qui frappe tout d’abord M. Malabari, c’est le climat. Rien n’égale le mépris que ressent pour le soleil de l’Angleterre ce descendant des Guèbres, des adorateurs de la lumière et du feu. Il croirait faire injure à la lune de l’Inde en lui comparant cet astre ténébreux. Il nous apprend que le 1er août 1890, vers une heure après-midi, au coin de Hyde-Park, il l’a contemplé de l’impériale d’un omnibus. Il nous donne sa parole la plus sacrée qu’il l’a regardé face à face, fixement, effrontément, et qu’il lui a fait peur, qu’il l’a obligé à se cacher derrière les nuages. « C’est un fait historique, et je le mentionne avec toute la solennité et la minutieuse précision qui conviennent à quiconque consigne dans ses tablettes un événement mémorable. Plus consciencieux que la plupart de nos savans modernes, j’indique la date, le lieu et l’heure. »
Passe encore si ce terne soleil avait des habitudes ordonnées, des règles de conduite ; mais il joue sans cesse à cache-cache, et quand il daigne se montrer, sa pâleur témoigne « qu’il est honteux du rôle qui lui est assigné dans l’économie de la nature. » Le pire défaut du climat de Londres est la versatilité de son humeur, ses caprices changeans et presque toujours désagréables, ses déraisons, ses perfidies ; il n’a pas d’autre règle que son dérèglement. La pluie, la neige, la grêle, les frimas, un vent du nord qui vous glace jusque dans les moelles, une atmosphère lourde et humide, la brume, le brouillard, et par instans une éclaircie subite et après le froid extrême l’extrême chaleur, vous pouvez avoir tout cela dans l’espace de quelques heures. Point de saisons fixes ; l’hiver est la seule sur laquelle vous ayez le droit de compter ; en revanche, vous pouvez avoir froid au fort de l’été, sans qu’il vous soit permis de vous en étonner ou de vous en plaindre. Ce qu’il y a de plus fâcheux, c’est que ces variations surviennent brusquement et que rien ne les annonce ; impossible de savoir si vous devez prendre votre ombrelle ou votre parapluie. Le ciel était presque pur quand vous êtes sorti ; une averse subite vous trempe jusqu’aux os, et vous rentrez piteusement chez vous à travers des rues converties en étangs. M. Malabari ne pouvait s’empêcher de rire quand il entendait un Anglais s’écrier : — Oh ! la belle journée ! — Il déclare que, quant à lui, il n’a jamais passé à Londres un seul jour qu’on pût qualifier de beau. « C’est tout au plus si on y a parfois une belle heure, un beau quart d’heure ou cinq belles minutes. Je n’exagère rien ; avez-vous eu cinq minutes de beau temps à Londres ? enregistrez en lettres d’or cet heureux événement. Mais il est des mois d’hiver pendant lesquels vous ne verrez pas le jour ; durant des semaines entières vous aurez vécu dans la nuit. »
Tel climat, tel peuple. Cette vérité n’était jamais apparue à notre Parsi avec autant d’évidence que durant son séjour à Londres, et c’est par l’influence du climat qu’il explique le caractère national de l’Anglais, ses mœurs, ses coutumes, ses habitudes, ses institutions et son histoire. Cette philosophie de Guèbre peut paraître insuffisante, assurément elle n’est pas fausse de tout point. Dans les pays disgraciés où le soleil ne se montre que par intervalles, l’homme s’accoutume à considérer la nature comme une ennemie ; elle l’attaque, il se défend, et cette guerre incessante fortifie ses muscles et sa volonté. Ne découvrant autour de lui rien qui flatte ses sens ou réjouisse ses yeux, il ne connaît plus d’autre joie que celle de sentir sa force et de la dépenser en agissant. C’est ainsi que l’Anglais est devenu un homme d’action. D’autre part, les perpétuelles variations de l’atmosphère influent sur son humeur, et un ciel mobile et toujours changeant lui communique son inconstance. « Etudiez-le où il vous plaira, dans sa maison ou dans la rue ; à toute heure vous le trouverez inquiet comme le temps. » Il se remue, il se tracasse, il se travaille, ses goûts sont des passions, ses passions sont des fureurs, mais elles ne vivent qu’un jour, et sans cesse à l’affût de sensations nouvelles, à ses engoûmens succèdent de méprisantes indifférences. Quelle agitation ! quelle fièvre ! quelle usure inutile de la vie ! Toutefois, gardez-vous de le plaindre ; ce qu’il aime le plus au monde, c’est sa fatigue.
Un philosophe asiatique, qui, transporté subitement dans une des grandes capitales de l’Europe se trouve pour la première fois sur le passage d’une foule agitée et fiévreuse, courant à ses affaires ou à ses plaisirs dont elle se fait une affaire, éprouve une impression de surprise mêlée d’effroi. M. Malabari l’a ressentie plus que personne, après quoi il a dit : « Pauvres gens ! » Est-ce l’Orient, est-ce l’Occident, qui a trouvé le vrai sens de l’existence humaine ? L’Oriental a le génie de l’acceptation, de l’acquiescement, une facilité qui nous étonne à laisser gouverner son âme par la tradition, sa vie par la destinée, et, comme je l’ai dit, l’inquiétude d’esprit est à ses yeux un mal et le plus grand obstacle au bonheur. A cela l’Européen répond que cette inquiétude est la marque des races nobles et progressives ; qu’elle a tout produit, tout créé ; que l’humanité lui est redevable de toutes les inventions qui ont transformé la terre, de toutes les grandes découvertes, de toutes les réformes bienfaisantes, de toutes les révolutions heureuses : supprimez les inquiets, et le monde s’endormira d’un sommeil de mort. Ce raisonnement touche peu l’Oriental et lui fait hocher la tête. Il se demande si ces progrès si vantés n’ont pas été payés trop cher. Est-il prouvé, d’ailleurs, que tout changement soit un progrès ? L’amour des nouveautés n’est-il pas la plus trompeuse de nos passions ? Trouve-t-on toujours ce qu’on cherche ? Que d’erreurs, que de méprises amères ! Si on se lasse d’une vie uniforme et réglée, ne se lasse-t-on jamais de sa propre inconstance ? La paix de l’âme est le premier des biens. Soyez de bonne foi, et vous conviendrez que rien ne la remplace, que ni les révolutions heureuses, ni les grandes découvertes, ni les plus savantes machines ne vous consolent de l’avoir perdue.
Si nous disons sans cesse : « Et après ? » l’Oriental dit : « A quoi bon ? » et nos vaines agitations lui font pitié. « Votre vie est une folle sarabande, s’écrie le plus sage et le plus ironique des Parsis, et vous expiez vos plaisirs par des souffrances aiguës. Vous vous dites : Gagnons beaucoup d’argent pour vivre un jour comme des ladies et des gentlemen ! Et en attendant l’heure du repos, qui ne viendra jamais, la fièvre vous ronge et vous use. Avides de nouveautés et esclaves de la mode, si absurde, si grotesque qu’il soit, vous pliez le genou devant le fétiche du jour. Demain vous serez à jamais dégoûtés de votre idole et vous vous en créerez une autre. Volez où le vent vous emporte, pauvres papillons à la courte existence et aux soifs ardentes ! Videz votre coupe de nectar empoisonné ! Quoique je ne m’associe point à vos vaines poursuites, Dieu me garde de vous blâmer ! Si vous n’aviez pas la fièvre, vous mourriez d’ennui. » Tout a sa rançon. Les peuples progressistes sont sujets à l’ennui, et la vue des choses qui durent les exaspère ou les consterne. Dans les contrées qui ont un vrai soleil et une vraie lune, le sage ne s’ennuie jamais. Assis sur ses talons, il se laisse vivre et regarde couler le temps comme coule l’eau d’un fleuve, qui croit remplir son destin en allant se perdre dans l’Océan.
Non seulement l’habitant de Londres est aussi changeant, aussi fantasque que le ciel de son pays, c’est aussi par la rigueur du climat que M. Malabari explique la terrible inégalité des conditions dans la société anglaise. Il a vu des hommes qui ne pouvaient faire le compte de leurs richesses et des gueux au visage émacié et livide, ramassant au coin des rues une nourriture dont les animaux n’auraient pas voulu, s’entassant pêle-mêle, sans distinction d’âge et de sexe, dans d’affreux bouges infects, s’y disputant l’air et la place, jurant, se battant, se foulant aux pieds les uns les autres, et il s’est dit que, comparés à ces brutes, les pauvres de l’Inde étaient des hommes.
La lutte contre les élémens aguerrit les forts, les endurcit à la fatigue, les rend capables de tout supporter, de tout oser et de tout entreprendre. Elle déprime, elle énerve les faibles ; dans l’état d’épuisement où elle les réduit, le travail n’est plus pour eux qu’une souffrance ajoutée aux autres et à laquelle ils tâchent de se dérober ; le peu de force qui leur reste ne leur sert pas à vivre, elle ne leur sert qu’à ne pas mourir. Dans les pays où le ciel est bleu, le soleil égalise les conditions humaines ; il luit pour tout le monde, et une misère qui n’a pas froid n’est qu’une demi-misère. Plus le climat est doux, moins l’homme a de besoins, et le riche ressemble au pauvre en ce qu’il se contente de peu. M. Malabari, qui a parcouru toutes les provinces de l’Inde, nous assure que dans ses voyages un peu de lait et quelques biscuits suffisaient à sa subsistance, et je l’en crois sans peine, car je connais un ingénieur qui un jour, aux Antilles, a déjeuné et dîné d’un épi de maïs.
C’est en Angleterre que M. Malabari a connu pour la première fois la sensation de la faim ; elle lui a paru fort déplaisante, et il a songé tristement aux centaines de milliers d’Anglais que leur indigence condamne journellement au jeûne forcé. Mais il rend justice à tout le monde, et plus il s’apitoyait sur ces affamés, plus il admirait les riches compatissans dont la principale occupation est de soulager les misères de la Babylone moderne. Il a donné de grand cœur son obole à de charmantes quêteuses, « qui avaient des roses à leur corsage et des roses sur les joues ». Ces enchanteresses lui ont soutiré son or, son argent et son cuivre ; elles l’ont récompensé par un sourire de s’être laissé dépouiller, et il n’a regretté ni son cuivre ni son or. Il ne reproche aux associations charitables de l’Angleterre que d’être trop savamment organisées, de ressembler trop à des départemens ministériels. Eh quoi ! faut-il que les choses du cœur soient administrées comme les affaires de l’État ? A quoi bon tant de présidens, de trésoriers, de secrétaires ? Il a une aversion prononcée pour les règlemens et les bureaux. Il en parle à son aise. Ce sont là des maux nécessaires, et au surplus combien de gens pour qui la vie perdrait tout son charme s’ils n’étaient plus membres d’un bureau ou n’avaient plus de règlemens à faire ni personne à présider !
L’inévitable effet des climats humides et tristes est que les hommes emploient toute leur industrie à satisfaire des besoins factices que ne connaissent pas les pays du soleil, et la civilisation artificielle des peuples du Nord n’est le plus souvent qu’une barbarie déguisée. M. Malabari est trop poli pour le dire en termes exprès, mais c’est bien le fond de sa pensée. Comme les Hindous, les Andalous et les Napolitains sont, à leurs heures, des idéalistes et des poètes ; c’est assez d’un air de guitare, ils n’appartiennent plus à la terre, ils oublient qu’ils ont un corps, et l’Anglais n’oublie jamais le sien. N’est-ce pas un évêque anglican qui a dit un jour que, si les hommes étaient de bonne foi, ils conviendraient que la chose qui les intéresse le plus est de savoir dès le matin ce qu’ils mangeront à leur dîner ? M. Malabari n’a jamais pu voir manger un Anglais sans éprouver un frisson d’épouvante et de dégoût. Le hasard voulut qu’il assistât dans une maison amie à un déjeuner prié. Il y avait parmi les convives des savans, des philosophes, des ecclésiastiques. En voyant disparaître l’une après l’autre d’énormes tranches de bœuf, qu’engloutissaient sans effort ces estomacs voraces, il fut pris de nausée, de vertige, et se sentit défaillir. On l’engagea à se mettre à table ; il s’y refusa énergiquement. On lui demanda ce qu’il pensait de la cuisine anglaise : il répondit : « C’est une horreur ! » Mais ce qui est encore pire que l’Anglais qui mange, c’est l’Anglais qui boit. Pour peu qu’il ait la tête solide, l’ale, le porter, le stout, le brandy, le gin, il avalera sans broncher tous ces poisons distillés par Satan, et ses idées ne se brouillent pas, et sa langue ne s’épaissit point ; ce n’est pas un homme, c’est un tonneau. Quant aux ivrognes du Royaume-Uni, qu’on rencontre le soir étendus sur le pavé des rues, n’en parlons pas : ils sont le déshonneur de la nature humaine, l’opprobre du ciel et de la terre, un spectacle à faire pleurer les anges.
Un matérialisme savant et raffiné, qui met toutes les ressources du génie de découverte et d’invention au service des appétits et des plaisirs de la bête humaine, tel est le caractère distinctif des civilisations du Nord, et il est permis de dire qu’elles emploient les puissances de l’esprit à annualiser les âmes. M. Malabari et d’autres que lui ont rencontré dans les faubourgs de Londres des femmes qui avaient une face et des yeux de loup, et dans les clubs ou dans les cabarets à la mode d’honorables gentlemen qui ressemblaient étonnamment au bœuf dont ils aiment à se nourrir. Un jour, à la Chambre des communes, lord Palmerston, parcourant des yeux les rangs serrés de l’opposition conservatrice, s’écriait : « Voilà les plus belles forces brutes qu’il y ait dans toute l’Europe. » L’Anglais de distinction lui-même, qui, lorsqu’il est humain et intelligent, est peut-être le plus sûr et le plus aimable des hommes, ne laisse pas d’avoir dans ses mauvaises heures des colères et des brutalités de bouledogue.
Les beaux climats invitent l’homme à se répandre au dehors, à se communiquer, à s’abandonner et à se donner. Les climats tristes l’obligent à se replier sur lui-même, à y trouver son univers ou à s’y enfermer comme dans une impénétrable solitude. C’est dans les climats tristes que fleurit le culte de l’intérêt personnel, l’adoration, l’idolâtrie du moi. Dans ses relations avec son prochain, l’Anglais s’en tient à la stricte justice, qui est toujours injuste, et son égoïsme, quand il n’est pas envahissant ou agressif, garde à jamais l’attitude d’une défensive implacable et féroce. La vie est une bataille : malheur aux vaincus !
Il est des sentimens doux que l’Anglais n’éprouvera jamais, et la véritable amitié sera toujours pour lui lettre close. « Il a cependant comme un autre ses accès de tendresse, nous dit M. Malabari ; lorsqu’il dîne et qu’il a le verre en main, il est capable de s’intéresser à vous. Avez-vous quelque service à lui demander, prenez-le dans les marées montantes de son humeur, quand il est amoureux de lui-même et content de l’univers. Si timide, si réservé qu’il soit, il en veut aux solliciteurs craintifs qui ne viennent pas à lui dans les rares et heureux momens où il est disposé à les obliger. Mais l’Anglais de Londres n’a jamais le temps de plonger pour repêcher un homme qui se noie. En vérité, l’ami assez sot pour se laisser tomber à l’eau ne lui inspire qu’un sentiment d’aigreur et de colère. Une fois enfoncé dans les flots fangeux de la vie, nage, mon cher, et tire-toi d’embarras si tu peux : personne ne te tendra la perche. »
Que voulez-vous ? l’Anglais a tant d’affaires sur les bras, sa vie est si agitée et si inquiète, ses heures sont si précieuses, qu’il lui reste peu de temps pour aimer ses amis. M. Malabari en a fait plus d’une fois l’expérience, et ce souvenir lui est amer. Un grand personnage de Londres qui lui témoignait quelque affection lui avait donné rendez-vous pour traiter avec lui un sujet qu’il avait à cœur : il s’agissait d’un comité à former pour l’amélioration du sort des femmes dans l’Inde. Tout en l’écoutant, le Londonien fumait et par instans jetait un coup d’œil furtif sur des lettres qu’on venait de lui apporter. C’était là un de ces mauvais procédés que les Orientaux qualifient d’oubli de toute bienséance. M. Malabari ne s’en formalisa point ; il savait que cet Anglais en eût usé de même avec son propre frère. Ce qui l’affligea davantage, c’est qu’au fort de la discussion, il vit son noble ami faire un bond, en s’écriant : « Excusez-moi ! Affaire pressée ! Mardi je serai plus libre. » Et là-dessus il lui serra les deux mains, prit ses lettres et partit. Une autre fois. M. Malabari fut reçu par un vénérable prélat, qui lui voulait beaucoup de bien, et qui lui fit à son arrivée l’accueil le plus chaud, le plus cordial ; mais après deux minutes d’entretien : « Donnez-moi de vos nouvelles de temps à autre ! » lui dit-il, et il ajouta en le reconduisant : « Dieu vous bénisse ! » La conclusion de M. Malabari est que la véritable amitié est une plante que le pâle soleil de Londres ne verra jamais fleurir, que l’Asie est la seule partie du monde où un homme soit capable de tout oublier pour écouter un ami et, après l’avoir écouté, de se perdre pour le sauver.
Voilà ce qu’il dit des Anglais. Que pense-t-il des Anglaises ? Beaucoup de bien et quelque mal. Il en connaît de charmantes, il en a peu rencontré qui réunissent toutes les conditions d’une beauté classique. Il trouve à redire à leurs oreilles comme à leurs dents ; il approuve leurs mains, il fait cas de leur nez finement découpé, il admire surtout la fierté caressante de leurs yeux, le sérieux et la franchise de leur regard. Qu’est-ce après tout que les grâces éphémères d’un corps de femme, frêle enveloppe destinée à cacher des horreurs ? qu’est-ce que la beauté d’une chair corruptible et périssable ? Un rêve, une illusion, un des mille mensonges de la trompeuse Maya. Mais pour un homme accoutumé aux yeux humbles et languissans des Orientales, c’est une sensation toute nouvelle que d’être regardé par une Anglaise intelligente et bien née. Ce regard semble dire : « Je suis quelqu’un et mes sympathies ont quelque prix. »
Ce que M. Malabari a le plus de peine à pardonner à l’Anglaise, ce n’est pas l’énorme quantité de nourriture qu’elle est tenue d’absorber chaque jour pour ne pas mourir d’inanition ; c’est son asservissement à de puériles conventions sociales et aux caprices tyranniques de la mode ; c’est l’importance démesurée qu’elle attache à des vanités ridicules qu’une civilisation artificielle convertit en articles de première nécessité. Incapable de se priver de rien, de se retrancher sur rien, elle se fait du bonheur une idée aussi compliquée qu’absurde, et elle le mépriserait si on pouvait se le procurer à peu de frais. Le sien est si coûteux que les filles du peuple, pour en avoir leur part, en sont réduites à se vendre, et que d’année en année les hommes répugnent davantage à se marier. Comment pourvoir à tant de besoins ? comment satisfaire à de si lourdes exigences ?
L’Angleterre est un pays où la pauvreté est à la fois une douleur et un opprobre, où la richesse non seulement excite les plus ardentes convoitises, mais paraît infiniment vénérable. L’Anglais prend en pitié les grimaçantes divinités de l’Inde ; il ne se doute pas que l’adoration du veau d’or est la plus grotesque des idolâtries. Cependant il a adopté et il professe publiquement une religion qui glorifie la pauvreté et la souffrance volontaires. Cette religion est la seule de ses institutions dont il ne soit pas redevable à son climat, car elle lui est venue des pays du soleil. Étrange contradiction ! le Dieu que lui a donné l’Asie lui enseigne que, pour être un vrai chrétien, il faut avoir le cœur humble et porter sa croix, qu’il est aussi difficile à un riche d’entrer dans le divin royaume qu’à un chameau de passer par le trou d’une aiguille. Ainsi parle à ce peuple affairé, musculeux et superbe, le Dieu qui vécut parmi les oliviers et les figuiers de la Galilée ; mais les brumes, les brouillards et les fumées de Londres lui disent : « Défends-toi, soigne-toi, enrichis-toi, gagne le plus d’argent que tu pourras ; il n’y a que cela de solide, le reste est bien peu de chose. »
M. Malabari a un grand respect pour le christianisme, comme pour toutes les religions qui ont bien mérité du genre humain en adoucissant le cœur des forts et en consolant le malheur des faibles. Il pense que, s’il est doux de vivre, il est plus doux d’aimer et encore plus doux de croire ; que la connaissance est un bien mêlé d’amertume, que le doute est « un tonique utile, pris à petites doses » ; que la science est un stimulant ; que la foi seule est un élixir de vie. Il confesse qu’étant né fort curieux, son esprit a traversé bien des vicissitudes, qu’il a eu ses jours de superstition et ses accès de scepticisme. Les légendes enfantines des Aryens et des Sémites, le Coran et sa sagesse un peu courte, mais fortifiante, le Nirvana des Bouddhistes, l’éternelle félicité promise par le Christ à ses disciples, Zoroastre déclarant de sa voix tonnante une guerre sans trêve à la corruption et à l’orgueil de la fausse justice, il a trouvé partout des vérités à sa convenance. Et après tout, peu importe ce qu’on croit, pourvu qu’on croie. Si parmi toutes les religions qui ont parlé de Dieu aux hommes, il en est une qu’il préfère, il n’a garde de mépriser les autres. Elles ont quelque chose de commun, elles s’accordent toutes à enseigner que le sacrifice de soi-même est le secret de la vie parfaite.
Ce qui l’étonne, c’est que le christianisme des Anglais soit si peu conforme à l’esprit de son divin fondateur, et qu’il leur serve non à se juger, mais à s’admirer davantage. Ils croient parce qu’il est bienséant de croire, et quand ils adorent leur Dieu, ces grands inventeurs de machines ressemblent eux-mêmes à des machines rendant grâces à l’habile ouvrier qui les a fabriquées. Il est allé quelquefois dans leurs églises. Il convient que le clergyman dit de fort bonnes choses et que la musique est agréable. Il a été moins content de l’auditoire. Son voisin de gauche sentait le cognac ; telle de ses voisines, prise de somnolence, tenait sans cesse son flacon de sels sous son nez ; des jeunes filles mangeaient des yeux le prédicateur et les chanteurs.
Si le culte officiel a peu d’attraits pour lui, les sectes qui prennent à tâche de ramener l’Angleterre au vrai christianisme lui ont déplu par leur charlatanerie. Il a assisté à la célébration du 25e anniversaire de l’Armée du salut et les vociférations des Salvationnistes l’ont épouvanté. Il eut encore un autre chagrin ; il entendit un capitaine de l’Armée demander à un lieutenant, qui était une fort jolie fille : — « Marie, comment se porte votre sœur ? — Elle va mieux, vous avez fait du bien à son âme. — Ah ! Marie, si je lui ai fait du bien, grâces en soient rendues au Seigneur et à notre général. » M. Malabari a cru s’apercevoir que tout en parlant le capitaine caressait avec quelque vivacité la main blanche du joli lieutenant, et lui témoignait son affection fraternelle avec un peu trop de véhémence. Au sortir de là, il a rencontré dans la rue un marchand forain tenant dans ses mains deux poupées et criant à la foule qui se pressait autour de son tréteau : — « Regardez-les bien ; elles sont nées du même père et de la même mère, ce sont deux jumelles, fruit heureux d’un mariage très légitime. C’est une longue histoire, que je vous conterai un jour. Ladies et gentlemen, elles ne coûtent l’une dans l’autre qu’une demi-couronne. Et quelle taille ! quels bras ! quelles jambes ! quelles chevilles ! Jusqu’au jour de votre mort, vous ne retrouverez pas une pareille occasion. » M. Malabari n’a pu s’empêcher de se dire que ce marchand de poupées et les officiers de l’Armée du salut avaient à peu près la même manière de louer leur marchandise et de débiter leur boniment. Il en a conclu que le mieux est de se construire une chapelle, un sanctuaire au plus profond de son cœur et d’y célébrer soi-même son culte. Il n’est plus retourné au prêche. Il s’est contenté de se promener autour du temple, en écoutant les cloches. Ce sont les seuls prédicateurs qui l’édifient ; il lui semble qu’elles disent : — Sacrifie-toi et perds-toi dans l’inconnu.
Comment les Anglais ont-ils pu adopter une religion née en Asie et si peu faite pour eux ? C’est un mystère. Comment, l’ayant adoptée, l’ont-ils faussée sans s’en douter dans la pratique, et d’où vient qu’elle exerce si peu d’influence sur leur vie et sur l’idée qu’ils se font du bonheur ? Autre mystère. En vérité, je ne vois rien là de si mystérieux, et cette contradiction qui afflige M. Malabari me paraît s’expliquer d’elle-même. Les Anglais pourraient lui répondre qu’une religion transplantée hors de son pays d’origine doit, sous peine de périr, s’adapter à son nouveau milieu ; que ce qui semblait possible sur les bords du Jourdain ne le semble plus sur les bords de la Tamise ; que, selon la lettre de l’Évangile, la perfection consiste à se laisser vivre comme fleurissent les lis qui ne filent ni ne travaillent, et dont l’unique occupation est de rêver aux choses éternelles ; que les sociétés de l’Occident ont toujours glorifié l’effort et le travail ; que saint Paul lui-même, l’apôtre des Gentils, ne vécut pas comme un lis, qu’il faisait des tapis et gagnait laborieusement sa vie ; que ce fut la première infidélité à l’idéal chrétien ; que depuis il a souffert bien d’autres violences, qu’au demeurant le code sacré contient des préceptes et des conseils ; que les préceptes doivent être rigoureusement pratiqués ; qu’il est permis d’interpréter les conseils. M. Malabari est l’ennemi des interprétations, des accommodemens et des casuistes. Et pourtant si le christianisme a sauvé l’Europe, ce sont les casuistes qui ont sauvé le christianisme.
Le véritable idéal chrétien n’a été réalisé que dans les institutions monastiques, et les Anglais, il faut en convenir, sont de tous les peuples le moins disposé à se faire moine. Ces institutions sont si peu conformes à l’esprit de l’Occident qu’à peine fondées, on les voyait dégénérer, se relâcher de la règle, et que de siècle en siècle il fallait les réformer. L’histoire de tous les ordres ressemble plus ou moins à celle des religieuses cisterciennes installées près d’Hyères, dans le couvent de Saint-Pierre d’Almanarre. Les rivages qu’elles habitaient étaient exposés aux incursions des pirates qui infestaient les îles voisines. Un jour leur monastère fut pris d’assaut par les Barbaresques. Pour se rendre hideuses aux yeux de leurs ravisseurs, elles eurent l’effroyable énergie de se couper le nez. Voilà l’âge héroïque des couvens. Le Saint-Siège voulut les soustraire à de si terribles dangers et les obligea de se transporter dans la ville, sous la protection de ses murailles et de ses tours. Leur maison, appelée désormais le monastère de Saint-Bernard, de l’ordre de Citeaux, prospéra trop. Elle devint avec le temps une abbaye royale, où n’étaient admises que des demoiselles nobles. L’abbesse portait la mitre et la crosse, les religieuses n’étaient pas cloîtrées, chacune occupait un logement particulier, et, partageant leur cœur entre le Christ et le monde, elles recevaient, donnaient des fêtes. Pour se mettre en règle avec la règle, elles avaient eu recours à un compromis singulier. On avait substitué à la grille du parloir une ligne tracée à la craie sur le plancher. À cheval sur cette ligne étaient placées des tables de jeu ; d’un côté se tenaient les saintes filles de Saint-Bernard, de l’autre les visiteurs profanes, « comme en deux camps séparés, mais le diable n’y perdait rien »[2]. C’est le triomphe de la casuistique. Comme les bureaux, elle est un mal nécessaire, mais il n’en faut pas abuser. Les Anglais ont la leur, et leur seul tort est de n’en pas convenir. M. Malabari est-il bien sûr de n’avoir pas la sienne ? N’en faut-il pas un peu pour vivre avec Crocodile sans être compromis par lui et pour profiter de ses mensonges en les lui reprochant ?
« Adieu, Londres, s’écria-t-il le jour de son départ. Adieu, marais impur qui es devenu un Océan ! Ville féconde en diversités et en contrastes, ton bruit, ton tumulte, le sifflement de tes machines et le grondement du vent dans tes cheminées sont une musique pour mes oreilles ; mais je préfère ne l’entendre que de loin. » Quand le paquebot qui le ramenait aux Indes jeta l’ancre dans la rade de Bombay, il était si impatient de prendre terre qu’il réussit à débarquer en fraude, vingt-quatre heures avant tout le monde. Ses amis, qui lui préparaient pour le lendemain une brillante réception, se plaignirent de son mauvais procédé ; il leur représenta qu’en amour comme à la guerre, tout est permis. L’Anglais a pour sa patrie l’orgueilleux attachement qu’on peut avoir pour une épouse légitime, qui fait une très grande figure dans le monde. M. Malabari a pour la sienne cette tendresse émue qu’inspire une maîtresse adorée, à laquelle des censeurs légers ou moroses ne rendent pas justice, et dont les faiblesses paraissent à un cœur vraiment épris plus attrayantes et plus aimables que les vertus des autres femmes.
G. VALBERT.