Un Parlement ouvrier - Le Dernier congrès des Trades-Unions

Un Parlement ouvrier - Le Dernier congrès des Trades-Unions
Revue des Deux Mondes3e période, tome 102 (p. 421-449).


UN
PARLEMENT OUVRIER

LE DERNIER CONGRÈS DES TRADES-UNIONS.

Le 1er septembre, le congrès des trades-unions s’ouvrait dans la deuxième cité du royaume-uni, et le peuple anglais tout entier, les yeux fixés sur cette assemblée, suivait avec une attention inquiète le cours de ses séances et de ses travaux. Ce n’était cependant pas la première fois que les sociétés ouvrières tenaient, dans l’un des centres commerciaux de la Grande-Bretagne, leurs imposantes assises. Depuis 1868, l’opinion publique avait eu le loisir de se familiariser avec ce genre de réunions, mais elle voyait avec surprise s’accroître, d’année en année, le chiffre des députations qui y assistaient. Il y a vingt-deux ans, le congrès de Manchester, qui inaugurait la série, ne comptait pas plus de trente-quatre membres, représentant cent vingt mille travailleurs. En 1877, à Bristol, cent trente-six délégués auxquels cent quatorze associations avaient confié la défense de leurs intérêts, prenaient part aux délibérations annuelles. Les grandes villes devenaient tour à tour le siège des meetings. Dublin, Londres, Nottingham, Hull, Swansea, recevaient les mandataires des unions dont les masses compactes grossissaient sans cesse. Peu à peu, l’organisation matérielle des congrès revêtait plus de solennité et d’ampleur. En 1889, on convoquait dans la pittoresque Dundee deux cent dix unionistes munis des pouvoirs de cent soixante et onze fédérations, lesquelles enregistraient sur leurs listes jusqu’à huit cent quatre-vingt-cinq mille adhérens.

Si considérables qu’ils soient, ces chiffres sont actuellement dépassés. Du 1er au 6 septembre, les élus de 1,427,080 ouvriers se sont réunis, au nombre de 460, dans un des édifices publics de Liverpool, sous la présidence de M. William Matkin, secrétaire-général de l’union des charpentiers. Nous examinerons comment ils se sont comportés, quelles discussions ils ont abordées, à quel ordre d’idées ils semblent avoir obéi ; à une époque où les luttes économiques, la fixation des heures de travail, les conflits entre patrons et ouvriers détournent de la politique pure l’attention des parlemens et des chefs d’état, l’histoire du plus récent meeting des trades-unions méritait d’être entreprise. Nous rappellerons d’abord l’origine de ces sociétés et les obstacles de toutes sortes qu’a rencontrés leur développement ou, pour mieux dire, le droit à l’existence qu’elles possèdent aujourd’hui.


I.

Les associations ouvrières ne sont pas, à proprement parler, une nouveauté. Le moyen âge avait été le témoin indifférent et même hostile des projets de constitution collective que les classes laborieuses s’étaient plusieurs fois efforcées de mener à bien. Si infructueuses qu’elles aient été, ces tentatives n’en ont pas moins laissé des traces. Le plan général des guilds, les principes dont s’inspiraient ces corps de métiers, ne diffèrent pas très sensiblement des règlemens fondamentaux des communautés contemporaines. Leur but était identique. Il s’agissait d’assurer aux hommes qui en faisaient partie le gain régulier et incontesté auquel leur donnait droit l’exercice d’une profession. Démocratiques et populaires, ces anciennes corporations avaient peu à peu attiré à elles, accaparé toutes les branches de l’industrie britannique, et elles se seraient peut-être reliées d’une façon ininterrompue et pacifique aux institutions similaires de notre temps, si elles n’avaient acquis, aux dépens des gouvernemens locaux, une force qui causa leur perte. Il n’est pas un historien qui ne reconnaisse qu’elles étaient, il y a quatre cents ans déjà, assez puissantes pour disputer l’administration des villes à la bourgeoisie, ou tout au moins pour la partager avec elle. Un semblable état de choses formait avec les habitudes du pays et les préjugés de caste un contraste si violent qu’il était condamné à disparaître. Sous le règne d’Elisabeth, les lois relatives à l’apprentissage commençaient à arrêter l’essor des fédérations. Nul ne pouvait choisir un métier et s’établir comme patron sans avoir, pendant sept ans au moins, occupé la situation d’apprenti. C’était limiter la concurrence, restreindre, par conséquent, la nécessité de l’union. Plus tard, Jacques Ier décida que le taux des salaires serait désormais fixé par la magistrature, et cet arrêté célèbre, qui a si longtemps et si lourdement pesé sur le travail, devint la source d’interminables conflits ; les demandes d’augmentation étaient, bien entendu, systématiquement écartées ; dans certaines villes, les officiers de la couronne traitaient avec une rigueur inhumaine l’ouvrier récalcitrant ; on le saisissait, on le forçait à accomplir, moyennant une rémunération dérisoire, les tâches les plus pénibles. Rebelle, il lui était défendu de sortir le soir, heureux encore si la barbarie de ses maîtres ne le réduisait pas bientôt à la misère et à la mort. On s’étonne, non sans raison, qu’il se soit trouvé des associations qui aient résisté à ce régime. Pourtant, dans ces sombres jours de l’histoire du travail, quelques-unes réussissent à préserver du despotisme leur existence et leurs biens. Çà et là, on voit s’affirmer l’endurance et la ténacité rusée de la race. Les tisseurs, les maçons, les cotonniers, serrent leurs rangs et traversent, sans trop d’avaries, les bourrasques qui les assaillent. Le pouvoir hésite à toucher aux charpentiers de navires, corps précieux, fondateurs déjà respectés de la suprématie maritime du pays. Les autres sont obligés de se cacher ; traqués de tous côtés, ils prêtent entre eux le serment de rester fidèles à l’alliance ; ils dérobent aux recherches, on raconte même qu’ils enterrent leurs rapports, leurs livres de comptes et leur argent. Mais les traîtres sont de tous les temps ; résultats acquis, bénéfices, fortune, tout est à la merci d’une indiscrétion ; lorsqu’en 1799 George III interdit aux unions d’acquérir et de faire valoir des capitaux, ce prince n’aggrava pas sensiblement la condition misérable où ses prédécesseurs sur le trône avaient rabaissé les corporations.

L’enquête parlementaire de 1813 ne devait pas encore mettre fin à ces violences. Les conclusions des rapporteurs n’accordaient aux unions aucune protection légale. En revanche, les patrons étaient largement investis du droit de se syndiquer et de prendre toutes les mesures qu’ils jugeraient convenables pour conserver sur leurs hommes un ascendant absolu. C’était ouvrir, une fois de plus, l’ère des désordres. Il fallut qu’une deuxième commission procédât, en 1824, à un nouvel et plus sérieux examen de la question. L’enquête fut complète, approfondie, décisive ; l’aurore de la liberté commençait à poindre ; du même coup, les fédérations avaient gain de cause et la législation restrictive des siècles passés tombait en poussière. Malheureusement, la loi qui donnait à leur existence une consécration si longtemps attendue n’avait pas eu pour effet immédiat de pacifier la situation. Trop de secousses avaient ébranlé les cerveaux, aigri les caractères et découragé les espérances pour que, du jour au lendemain, patrons et ouvriers apportassent, dans leurs relations mutuelles, des sentimens de bienveillance et de respect. Animés du désir d’essayer leurs forces, les hommes abusèrent du droit à la grève. Les associations qui reparaissaient, sortant des ténèbres où elles avaient été ensevelies, semblaient n’avoir d’autre souci que de prolonger une lutte dorénavant sans objet et de se venger de leurs oppresseurs. Rien n’est plus dangereux que certaines armes quand ce sont des mains inexpérimentées qui les manient. On en fit la dure expérience. L’Angleterre se souvient encore des troubles de 1838 et de l’agitation prolongée dont sa capitale fut le théâtre en 1858. Ce n’est qu’en 1871, trois ans après la réunion du congrès de Manchester, qu’une loi nouvelle, et cette fois définitive, abolit les pénalités qui étaient encore, dans certains cas, applicables aux corporations ouvrières. Celles-ci entraient désormais en pleine possession de leurs privilèges. Elles n’allaient pas tarder à se placer au premier rang et à devenir l’un des rouages les plus importans de la vie économique de la nation.

Les barrières sont abaissées, l’élan est donné ; l’unionisme s’organise et s’accroît rapidement. Aujourd’hui, il n’est pas d’industrie anglaise de quelque valeur qui ne se rattache à une société, pas de société qui n’ait trouvé moyen de découvrir les débris isolés de vieilles communautés locales, de les englober, de prendre en mains la défense de leurs intérêts. Du reste, ces collectivités éparses ont une tendance de plus en plus accentuée à se réunir et à se grouper, et il n’y a pas grand effort à faire pour les décider à rejoindre le gros de l’armée. Plusieurs associations ont une existence déjà ancienne, remontent même au commencement du siècle ; mais elles ne datent, pour la plupart, que de la période d’affranchissement de leur histoire, c’est-à-dire de l’année 1860. Parmi les plus puissantes figure la Société générale des mécaniciens. Fondée en 1851, à la suite de la fusion complète de tous les corps ouvriers de la mécanique, elle possède d’immenses ressources. À l’origine, elle ne comptait que 1,200 affiliés ; le plus récent relevé de ses listes indique un total de 67,700 noms, et, détail significatif, la balance au crédit de ses écritures en banque se soldait, au 30 juin 1890, par une somme de 220,707 livres sterling. La fédération se subdivise en 450 branches, répandues dans le monde entier. Ses revenus, tels que le dernier rapport financier en établissait le chiffre, montent à 188,805 livres ; en trente-neuf ans, elle a dépensé en secours à des sociétaires malades, frais de funérailles, indemnités à des veuves, placemens de fonds, 2,667,367 livres, près de 67 millions de francs. Elle a réussi à ramener de 63 heures à 54 la durée du travail à la semaine et à faire porter de 18 à 26 et de 34 à 38 schellings le minimum et le maximum des salaires de ses hommes. Non moins remarquable par la grandeur des résultats obtenus est l’œuvre de la Société mixte des charpentiers et menuisiers, qui naît en 1860 à la vie économique et ne rallie, au début, que 818 souscripteurs. En trente ans, elle arrive à grouper 30,000 individus et à créer, aussi bien aux États-Unis que dans l’empire britannique, d’innombrables ramifications. Sans être aussi considérable que celui des mécaniciens, le patrimoine de la corporation ne s’élève pas à moins de 68,000 livres de rente, c’est-à-dire 1 million 700,000 francs. Les débours de toute nature auxquels elle a consenti, de 1860 à 1890, dans l’intérêt de ses partisans, sont représentés par une somme de 814,170 livres sterling, entre 20 et 21 millions. Encore quelques exemples : aussi bien les sociétés dont nous citons les noms sont-elles regardées, en Angleterre, comme la moelle de l’unionisme. La Compagnie des mouleurs de fer, créée en 1810, à l’époque où il fallait conquérir pied à pied le droit de vivre, se compose de 11,700 membres ; en cotisations et en revenus, elle encaisse annuellement 42,260 livres sterling ; dans une période de cinquante-sept ans, ses frais généraux ont atteint 25 millions de francs. Plus importante encore est l’Union des ouvriers constructeurs de chaudières et de navires en fer, dont le siège est à Newcastle-on-Tyne. Le développement progressif de la navigation à vapeur lui amène, pour ainsi dire chaque jour, de nouvelles recrues. Sur les 75,000 livres dont elle dispose, elle sert de grosses pensions aux vétérans du métier, travailleurs fatigués qui luttaient avec vaillance cinquante ans auparavant, mais dont la robuste foi n’aurait jamais osé entrevoir une aussi éblouissante prospérité. Toutes ces associations sont des modèles d’organisation économique, et il faudrait les nommer l’une après l’autre : l’Union des carrossiers, avec 4,700 adhérens et 11,700 livres de revenu ; des ouvriers cordonniers, des porteurs et hommes de peine des chemins de fer ; puis les briquetiers, les plombiers ; les typographes, dont le groupe se chiffre par des milliers et des milliers de sociétaires. Dernièrement, l’assemblée générale des tailleurs livrait à la publicité le compte rendu semestriel de ses opérations. 17,250 membres, 366 branches, 19,500 livres sterling de rente. C’est un des groupes les plus populaires ; qu’une maladie contagieuse vienne à exercer ses ravages dans la famille d’un ouvrier, l’homme momentanément éloigné de l’atelier et du contact de ses camarades recevra du secrétariat des subsistances et de l’argent.

C’est ainsi que l’unionisme anglais trouvait peu à peu sa voie et qu’il démontrait au monde des travailleurs les avantages incalculables de la coopération. Il y a quelques années, on n’évaluait qu’à 1,200,000 le chiffre de ses affiliés ; mais les rangs de ces derniers se grossissaient bientôt de 150,000 mineurs et de 250,000 marins et chauffeurs. L’absorption des journaliers dans le corps des artisans de métier appelés en Angleterre skilled labourers, par opposition aux premiers, à qui la qualification d’unskilled est appliquée, devait avoir des conséquences dont la gravité apparaîtra au cours de ce récit. Quant à l’avènement des trades-unions à la vie publique, il avait été, il faut bien le dire, accueilli avec plus de défiance que de sympathie. Au début, le citoyen enrôlé était considéré comme un être dangereux, presque un révolutionnaire. La presse dirigeait contre ces masses grandissantes de continuelles attaques. Du haut de la chaire, les ministres du culte les jugeaient et les condamnaient. Loin de se prêter au succès de leur entreprise, les patrons s’attachaient à en entraver, par tous les moyens possibles, le développement et l’essor. On allait jusqu’à prononcer les mots d’hérésie et de déloyauté envers les classes dirigeantes et la couronne. On ne croirait pas, si tant de preuves n’étaient pas là pour l’attester, que les unions ont été longtemps dans l’impossibilité de se procurer un local convenable pour y tenir leurs séances. Les écoles, les halls publics qu’on rencontre à chaque pas dans les villes anglaises, fermaient impitoyablement leurs portes devant elles. Les journaux refusaient de s’en occuper ; elles n’existaient pas, on n’en voulait rien connaître : elles se sentaient enveloppées de toutes parts d’un vaste réseau d’hostilité. Obligés de demander asile aux public houses, de discuter les questions sociales dans une arrière-boutique, les hommes qui avaient pris la tête du mouvement ne se laissaient pas abattre : « Comment se fait-il, s’écriait le président du congrès de 1875, que nous ne jouissions même pas des garanties que la législation accorde aux plus vils criminels ? Qui donc oserait douter de l’honneur des travailleurs de ce pays ? Qui pourrait mettre en cause leur moralité ? Je vous le dis, mes frères, continuait-il en s’adressant à ses camarades, si, pour obtenir le redressement de nos griefs, il fallait user de violence et porter atteinte à la propriété des patrons, ce jour-là, sachez-le bien, je cesserais d’être unioniste ! » Les temps sont bien changés, et nous allons mesurer l’étendue du chemin parcouru depuis. On a mis à la disposition du congrès de 1890 un excellent local, peut-être pas assez spacieux (on ne comptait pas sur un aussi grand nombre de membres), mais confortable et élégant ; le maire de Liverpool a reçu les délégués à l’hôtel de ville, leur a offert une collation ; la direction des docks les a promenés sur la Mersey, d’où ils ont pu admirer les merveilleuses installations du port ; l’administration des postes, dans un sentiment de prévoyance courtoise, a donné l’ordre d’établir, dans le bâtiment même de la salle des séances, un bureau provisoire chargé de la levée, de la réception, de la distribution des lettres et télégrammes de « MM. les représentans du travail. » Bref, il n’est pas d’attentions et de prévenances dont ils n’aient été l’objet pendant leur séjour. Pourquoi ? Parce que personne en Angleterre ne méconnaît l’influence redoutable des unionistes, parce qu’aucun parti ne songe à contester leur puissance, parce que l’opinion publique, comprenant qu’elle avait fait fausse route, s’est retournée de leur côté avec une remarquable prestesse. Tout le monde convient aujourd’hui que les associations ont grandement contribué à améliorer le sort de la population ouvrière et que leur rôle continuera d’être bienfaisant et fécond aussi longtemps qu’elles ne deviendront pas la proie des politiciens. Au reste, ces dispositions, cette bienveillance instinctive de tout le pays, ce revirement en leur faveur, les délégations les doivent incontestablement à la sagesse et à la réserve du début. À l’origine, il y a vingt-deux ans, elles ont hautement témoigné de leur désir bien arrêté de n’effrayer personne. C’est sur un ton modéré, presque académique, que s’engageait la discussion des problèmes intéressans de l’époque. Manifestement, elles cherchaient à écarter de leurs débats tout ce qui pouvait jeter sur leurs intentions le doute et l’inquiétude. En 1872, l’assemblée de Nottingham protestait vivement contre l’envoi auprès d’elle d’émissaires politiques, et une résolution motivée coupait court à une immixtion qui n’aurait pas été sans péril.

Restait à organiser l’œuvre même des congrès. Déjà, en 1833, on avait essayé de convoquer d’immenses meetings où tous les ouvriers du royaume seraient largement représentés. La tentative ne réussit qu’à moitié, on vivait encore sous un régime d’intolérance. Treize ans plus tard, en 1846, l’association nationale des métiers reprenait le projet primitif, mais elle se heurtait bientôt aux obstacles que l’autorité, les classes élevées s’acharnaient à lui susciter. En 1865, on se reforme, on change de nom, on s’appellera désormais l’Alliance des professions du royaume-uni. Cette fois le but est proche et on va l’atteindre ; on dirait de ces industrieuses fourmis, ardentes à reconstruire le nid dont une main malveillante bouleverse à chaque instant l’édifice sans parvenir à lasser la patience des travailleuses. Sheffield, Preston, Manchester, sont successivement le siège de conférences préliminaires ; cette dernière cité devait avoir le privilège de donner asile au premier congrès. Mais, avant tout, une besogne s’imposait ; il était nécessaire de déterminer la nature, la constitution et le caractère des réunions. On décida qu’elles seraient annuelles, que la session durerait six jours, du lundi au samedi inclusivement ; à la clôture des travaux, un vote désignerait la ville où se transporterait la prochaine assemblée. Élus et défrayés de tout par leurs propres sociétés, les envoyés seraient munis de lettres de créance dûment signées et enregistrées ; chacun d’eux contribuerait aux frais généraux pour une somme de dix schellings. En même temps, on arrêtait la création d’un comité parlementaire, sorte de commission permanente dont les membres, d’ailleurs rééligibles, seraient nommés tous les ans. C’est le pouvoir exécutif des trades-unions ; il a pour mission de faire passer de la théorie à la pratique les résolutions du corps tout entier. Il se compose de dix personnes, et aucun métier ne peut y être représenté par plus d’un des siens. À l’ouverture de la session, il adresse à ses commettans un rapport sur l’œuvre de l’exercice écoulé. D’autre part, on instituait pour les affaires courantes, le règlement et l’ordre du jour, un deuxième comité (standing orders) de moindre importance, chargé de distribuer la tâche quotidienne et de vérifier les pouvoirs des délégués. Une déclaration d’indépendance complétait l’ensemble de ces mesures. L’assemblée repoussait fièrement toute subvention étrangère ; la contribution individuelle dont nous avons parlé plus haut suffisait à couvrir ses dépenses ; quant à la commission exécutive, elle était autorisée à accepter des subsides volontaires de la générosité des associations.

En vingt-trois ans, les congrès qui ont siégé dans les villes de la Grande-Bretagne ont abordé les sujets les plus divers. Ils ont touché à la législation, au commerce, à la question sociale. L’act de 1867 sur les factoreries et manufactures, la loi sur les rapports entre maîtres et domestiques, sur le travail dans les mines (1872), sur l’arbitrage, sur l’abolition de l’emprisonnement pour dettes, sur la réforme foncière, ont été l’objet de débats intéressans. Ils ne sont pas restés indifférens à la promulgation des bills touchant la propriété en Irlande, la responsabilité des patrons, la codification des lois criminelles. Tour à tour, ils ont porté leurs investigations minutieuses sur les conditions du labeur ouvrier : travail à la pièce, heures supplémentaires, paiement hebdomadaire des salaires, fédération des patrons, tribunaux de conciliation, service des petits employés de boutique. Quelquefois, ils n’ont pas craint d’attaquer de front les problèmes les plus difficiles, ceux qui ont trait à la concurrence étrangère, à l’éducation nationale, à l’émigration, au travail des convicts, au défrichement des terres, à l’épargne et à la mortalité infantile. Au programme de 1890, l’assemblée avait fait figurer sept points principaux. Elle se proposait de passer en revue les amendemens à la loi sur la responsabilité patronale, les adjudications publiques, l’accroissement du nombre des inspecteurs de fabrique, le droit pour les familles de mineurs décédés d’assister aux enquêtes des coroners, la coopération, la représentation ouvrière au parlement, enfin la question des huit heures, dangereuse pierre d’achoppement contre laquelle l’unionisme court le risque de se disloquer, si même il ne s’y brise pas tout entier.

Ce n’est, en effet, un mystère pour personne que les associations sont à la veille de redoutables épreuves. L’arrivée des derniers renforts, nous voulons dire l’incorporation des ouvriers sans spécialité, a été, tout d’abord, saluée avec joie. On se félicitait d’avoir su attirer et retenir les manœuvres, les journaliers, les ouvriers des docks, rudes compagnons dont l’existence, faite de sueurs, représentait si fidèlement l’image du travail. Puissance de l’entente et de la coopération ! Ainsi on avait réussi à unir en une sorte d’inébranlable faisceau les masses laborieuses du pays ; on montrerait à l’Europe étonnée l’ouvrier britannique exerçant sur le marché du monde une influence décisive, maître de la production, du taux des salaires, conscient de sa force et traitant avec le capitaliste d’égal à égal. Oui, c’était bien là le couronnement de l’édifice, la récompense magnifique d’un irréprochable passé. Hélas ! on n’avait pas compris que ces hommes nouveaux dont on acclamait la venue apporteraient avec eux le germe des divisions de l’avenir. On ne s’était pas attendu qu’ils manqueraient de souplesse, que leur intelligence primitive n’accepterait ni les compromis, ni les transactions nécessaires, qu’ils ne partageraient à aucun degré les scrupules de l’artisan de métier. C’est prêcher dans le désert que de faire valoir aux esprits sans culture des considérations élevées touchant l’accord indispensable du capital et du travail. Combien les théories socialistes sont plus séduisantes et surtout moins compliquées, comme elles pénètrent sans effort dans les cerveaux et qu’il est malaisé de les en arracher, en raison même de leur trompeuse simplicité ! Des hommes entreprenans s’apprêtaient à prendre la direction de ces groupes indisciplinés ; ils déclareraient la guerre aux vieilles méthodes unionistes, ils attaqueraient corps à corps les vétérans du parti, ceux qui le conduisaient depuis vingt ans sur le chemin de la victoire. Statistiques en main, ils allaient, à l’indignation des nouveaux, dévoiler que les sept grandes sociétés du royaume n’avaient subventionné les grévistes que dans une proportion insignifiante, six et demi pour cent de leurs revenus. Quel scandale ! En vain répliquait-on que la cessation du travail est un fait toujours regrettable, que la société tout entière en souffre, qu’il ne faut y recourir qu’à la dernière extrémité ; ces idées avaient fait leur temps, le moment était venu de suivre une ligne de conduite absolument opposée. Nous serons l’aggressive party, s’écriaient-ils. L’unionisme actuel n’est qu’un cadavre, nous voulons le ressusciter. Plus d’argent gaspillé en secours et en pensions, nous réserverons pour le bon combat toutes les forces vives dont nous pourrons disposer ; la limitation obligatoire des heures, l’interdiction du travail supplémentaire qui n’a d’autre effet que de maintenir les salaires à un niveau ridicule, voilà notre programme. Nous entendons relever la valeur du bras humain ; les patrons sont trop riches et d’ailleurs trop loin de nous pour songer sérieusement à nous venir en aide. Seules, notre volonté et notre énergie triompheront de tous les obstacles.

Telle est l’attitude que les fédérations de la dernière heure ont adoptée au congrès de septembre, à la voix des chefs dont elles reconnaissent la direction. Le plus populaire parmi ceux-ci, le plus en vue est assurément M. John Burns. C’est un jeune homme ; il est né en 1858, et son enfance s’est écoulée dans une fabrique de Vauxhall où il gagnait péniblement sa vie ; mais ses goûts l’entraînaient ailleurs. À vingt et un ans, il terminait à Millbank son apprentissage de mécanicien et dès lors il s’applique à combler les lacunes de l’instruction élémentaire qu’il a reçue. Dévoré du désir d’apprendre, il consacre ses nuits à l’étude, acquiert les connaissances les plus variées, peut-être sans réussir aussi aisément à en dégager la portée et l’utilité. On raconte qu’un ouvrier français, réfugié de la Commune qu’il avait rencontré à l’atelier, fut le premier à lui parler de socialisme. Plus tard, M. Burns quitte l’Angleterre, l’Afrique occidentale l’attire, et il passe douze mois sur le Niger en qualité de chef mécanicien. Sobre, économe, avisé, il emploie l’argent qu’il a épargné à parcourir les principaux pays du continent, où il se livre à une enquête personnelle sur l’avenir des classes laborieuses et les conditions du travail. Il rentre enfin dans sa patrie, et on le voit figurer dans la plupart des meetings ouvriers où son éloquence enflammée le désigne à l’attention générale. En 1885, il pose à Nottingham sa candidature au parlement, mais il n’obtient que 600 voix, et il recommence, avec plus d’ardeur que jamais, à se mêler aux groupes avancés de la capitale. Nous le retrouvons, en 1886, au premier rang des agitateurs qui envahissent le West end. L’année suivante, lors de l’échauffourée de Trafalgar square, il est condamné pour résistance à la police à six semaines d’emprisonnement. De pareils antécédens méritaient une récompense. Les électeurs de Battersea la lui décernèrent en l’envoyant siéger au premier conseil élu du comté de Londres dont il est toujours l’un des membres, en attendant qu’il pénètre aux communes. M. Burns a l’extérieur du tribun, carrure développée, tête haute ; il possède une voix tonnante dont l’effet est irrésistible sur la multitude. Pendant la grève des dockers de la Tamise, il a été le conseiller toujours écouté des travailleurs, et il n’est que juste de reconnaître qu’en une circonstance au moins, il s’est départi de sa rigueur intransigeante pour recommander la conciliation.

Si M. Burns est la personnalité saillante du nouvel unionisme, M. Broadhurst est le représentant le plus éminent des sages et anciennes traditions des corporations. Le contraste entre ces deux esprits ne pouvait être plus frappant. À côté du radical avancé et quelque peu visionnaire, le député de Nottingham apparaît comme le type du prolétaire « arrivé, » assagi par l’âge et l’expérience. Il a rempli, de 1875 à 1890, l’office difficile de secrétaire du comité exécutif des trades-unions et s’est trouvé mêlé, en cette qualité, à l’histoire du travail pendant les quinze dernières années. Au contact des hommes, au maniement des affaires, il n’a pas tardé à délaisser les chimères où s’était complu sa prime jeunesse. Ouvrier maçon jusqu’en 1872, il a consacré sa vie à la défense des intérêts de sa classe, apportant au service de la cause qu’il avait embrassée ce bon sens ferme et pratique qui est un des traits caractéristiques du peuple anglais. Cinq ans après son élévation au poste de confiance où l’avaient appelé les associations, M. Broadhurst était envoyé au parlement par le corps électoral de Stoke-on-Trent ; il devenait ensuite l’élu de l’une des circonscriptions de Birmingham, puis il parvenait aux honneurs sous le ministère de M. Gladstone, qui faisait de lui le sous-secrétaire d’état parlementaire du département de l’intérieur. En 1886, troisième mandat législatif. Cette fois, c’est la ville de Nottingham qui le lui confie, et il lui est resté fidèle ; mais sa modération, non moins que la marche ascendante de sa carrière, avait peu à peu soulevé les critiques sinon de ses ennemis, — il n’en a pas, — du moins de ceux qui rêvaient d’imprimer une direction nouvelle aux affaires des fédérations. Le congrès de Dundee fournissait bientôt à la manifestation de ces sentimens une occasion de se produire. Quelques délégués des unions récemment formées ne craignirent pas de proposer à l’assemblée un vote de censure à l’adresse du secrétaire du comité ; mais les services que celui-ci avait rendus à la communauté étaient encore dans toutes les mémoires, la motion fut repoussée à l’énorme majorité de 177 voix contre 11. Il n’en donna pas moins sa démission, emportant dans la retraite, avec les profonds regrets de ses amis, l’estime et le respect de ses adversaires.

M. Broadhurst n’est pas le seul député qui ait occupé aux associations ouvrières une situation prépondérante ; d’autres hommes, d’une origine aussi humble que la sienne, sont arrivés comme lui à prendre une place importante dans le monde des travailleurs, et on nous saura peut-être gré de rappeler ici leurs noms et leurs services. Certains d’entre eux sont connus en Europe : M. Thomas Burt, représentant de Morpeth, est de ce nombre. Il a assisté à des réunions publiques en France et a eu l’occasion de faire entendre aux ouvriers parisiens un langage nouveau pour eux. Il a passé sa vie dans les mines du Northumberland, a pris part aux grèves formidables qui y éclatent périodiquement, pour y remplir presque toujours le rôle de conciliateur et d’arbitre. M. Burt est l’ennemi des guerres, l’apôtre de la sobriété et de la tempérance. S’il ne partage nullement les idées du nouvel unionisme, il n’en est pas moins un partisan décidé de la journée de huit heures en ce qui concerne le travail dans les mines. Il est, à cet égard, en complet accord avec son collègue, M. Charles Jenwich, mineur comme lui, élu comme lui par les districts charbonniers du Nord. Encore un homme intelligent et habile qui a quitté, pour un siège aux communes, le puits où il effectuait, à neuf ans, sa première descente. Dévoué corps et âme à ses camarades, M. Jenwich a accepté de faire partie d’un tribunal d’arbitrage mixte qui fonctionne dans les régions minières, au grand avantage des parties intéressées. Plein d’ardeur et d’initiative, il organise des conférences professionnelles, préside même à des meetings religieux où il développe avec un talent toujours croissant les doctrines de l’Église populaire (low church). Figures originales dont la silhouette méritait d’être esquissée ! N’oublions pas M. John Wilson, représentant du Durham depuis quelques mois à peine, et dont le début à la chambre, au mois de juillet dernier, a été remarqué. Il demandait que les emplois d’inspecteur-adjoint des fosses fussent réservés aux ouvriers, auxquels on rendrait aussi abordable que possible le programme des examens. Signalons aussi à l’attention du lecteur le type très personnel d’un barde du Glamorganshire, le mineur William Abraham, député de Rhondda ; on s’écrase aux réunions qu’il convoque pour l’entendre, à la fin de quelque harangue passionnée, entonner de sa belle voix de ténor les vieux refrains du pays de Galles. Il faudrait en citer bien d’autres : ne mentionnons cependant que ceux qu’une élection législative a mis tout particulièrement en lumière. À ce titre, nous nous reprocherions de ne pas parler, en passant, d’un ancien charpentier, devenu plus tard éditeur de l’Arbitrator, M. Randell Cremer, dont les conférences sur la paix universelle ont eu du succès à Paris.

Tous ces hommes, avec bien d’autres encore ignorés du grand public, mais dont les classes laborieuses ne désapprendront jamais les noms, — MM. Matkin, Goodman, Threlfall, Birtwistle, Holmes, Shipton, Arch, etc., sont arrivés à Liverpool avec un mandat déterminé ; nous allons les voir à l’œuvre, avec leurs qualités, mais aussi avec leurs préjugés et leurs faiblesses. Quel que soit le résultat du vingt-troisième congrès des trades-unions, cette assemblée n’en aura pas moins fourni à l’Europe des indications profondément intéressantes sur les tendances et l’esprit actuels des travailleurs du royaume-uni.


II.

Le lundi 1er septembre, dans la matinée, la session annuelle s’ouvrait au Hope-Hall sous la direction provisoire de M. Swift, président du comité parlementaire. L’aspect du lieu des délibérations était fort curieux. On avait compté sur 455 membres et disposé un nombre égal de sièges pour recevoir ce véritable parlement. En réalité, la réunion se composait de 460 délégués. Les retardataires qui n’avaient pas pris la précaution de s’assurer d’une place erraient à la recherche de quelque coin inoccupé. Les autres s’étaient immédiatement installés aux deux côtés de longues tables recouvertes de drap vert et rangées entre elles en ordre parallèle, perpendiculairement au bureau. Du haut de larges galeries circulaires, le public embrassait d’un seul coup d’œil l’ensemble de la salle : en bas, les représentans ; au fond, sur une estrade élevée, bordée d’une rampe, le président du congrès. En attendant l’heure réglementaire, des groupes bruyans se forment un peu partout. Des journaux, des imprimés, des manuscrits de toutes sortes s’amoncellent sur les pupitres. Les industries similaires, ou ayant des intérêts communs, se recherchent et fraternisent. La table la plus rapprochée de la présidence est envahie par les marins et les chauffeurs ; les mineurs siègent ensemble, à la gauche. À côté d’eux, le parti militant, au centre duquel pérorent et s’agitent les envoyés de la capitale, MM. John Burns, Ben Tillett, Tom Mann, Walker. Çà et là, quelques personnes du sexe féminin, régulièrement investies d’un mandat, et ce ne sont pas les moins animées. Au reste, la tenue générale est parfaite. Les dames portent le large chapeau à la mode et la jaquette courte, chère aux Anglaises. Les hommes sont en redingote ou en veston de couleur sombre. Tous ont l’air grave, on voit qu’ils sont pénétrés de l’importance de leur mission.

Neuf heures et demie. M. Swift monte au fauteuil, la séance est ouverte. Le chairman provisoire prononce une courte allocution, il souhaite la bienvenue aux corporations nouvelles représentées au congrès, puis il passe en revue les progrès de l’unionisme depuis l’année déjà lointaine où la septième assemblée plénière se réunissait aux bords de la Mersey ; il termine en invitant ses collègues à procéder à l’élection du bureau. On vote, et, conformément à l’usage toujours respecté de confier les fonctions honorifiques à des personnages locaux, MM. William Matkin et Goodman, tous deux de Liverpool, sont appelés à la présidence et au secrétariat. Le premier appartient à l’union des charpentiers ; nous aurons l’occasion de parler de son discours d’ouverture et des réformes dont il a préconisé l’adoption. On passe rapidement à la nomination des quatre tellers ou scrutateurs, on désigne le vice-président et le trésorier, puis les deux auditors chargés de régler les comptes et les cinq membres qui doivent composer la commission des standing orders (règlement et ordre du jour) sont élus sans opposition. Les formalités préliminaires sont achevées et la discussion va commencer lorsqu’un délégué de Londres, M. Shipton, demande la parole pour une motion urgente ; il a reçu un télégramme des grévistes de Melbourne ; les ouvriers de cette ville implorent, dans la lutte gigantesque qu’ils ont engagée, l’appui de leurs camarades de la Grande-Bretagne. À peine l’auteur a-t-il fini, M. John Burns se lève : « Ce n’est pas sur une question d’heures ou de salaires que nos frères d’outre-mer ont abandonné le travail, s’écrie-t-il. Non, le désaccord provient de considérations plus élevées. Il s’agit pour eux de faire reconnaître et accepter leur organisation par les patrons. C’est le principe même de l’union qui est en jeu. Nous sommes d’autant plus obligés de les soutenir qu’ils ont envoyé, l’année dernière, à Londres, à l’occasion de la grève des docks, un subside de 38,000 livres. » M. Tom Mann vient à la rescousse et emporte le vote en annonçant que les journaliers de la capitale, ce corps si méprisé de certaines gens, ont déjà fait parvenir en Australie la somme de 1,000 livres sterling. L’incident réglé, M. Swift disparaît et M. Matkin le remplace à la présidence. Il invite M. Broadhurst à donner lecture du rapport du comité parlementaire. Ce document, nous l’avons expliqué, n’est autre chose que le compte-rendu détaillé de l’œuvre accomplie par la commission exécutive, au cours du précédent exercice. L’assemblée l’écoute en silence et son attention redouble au moment où le secrétaire démissionnaire, passant en revue les travaux de l’année, arrive à la partie la plus délicate de sa tâche : ses collègues et lui n’ont pas manqué d’examiner avec soin de quelle façon il serait possible de rédiger, conformément aux vœux exprimés par le congrès de 1889, une loi limitant à huit heures la journée des mineurs ; mais ces derniers ayant déjà élaboré un projet dont le parlement britannique est actuellement saisi, le comité croit devoir déclarer qu’il se désintéresse momentanément de la question. C’est une échappatoire, une fin de non-recevoir, et l’assemblée le comprend ainsi. Des murmures se font entendre à l’extrême gauche, de violentes interruptions s’échangent ; il devient évident que la réforme si difficile, si grosse de périls de tout genre, que poursuit une fraction de l’unionisme, fournira aux divisions encore latentes l’occasion d’éclater au grand jour. Déjà le parti avancé réclame, dans son ardeur impatiente, la discussion immédiate du rapport de M. Broadhurst, mais le président rappelle aux délégués qu’ils sont invités à une promenade sur la rivière et à une collation à l’hôtel de ville. L’ajournement est adopté, malgré les protestations tumultueuses d’un côté de la salle. Au vote, 31 voix seulement s’étaient prononcées pour la continuation des débats. Il est permis de penser que le zèle excessif des opposans provenait plutôt d’un vif souci de plaire à leurs électeurs que de l’intention bien arrêtée de refuser les distractions innocentes préparées par la municipalité.

Le lendemain, 2 septembre, la salle était comble au début de la séance. On expédie rapidement le procès-verbal, puis M. Matkin se lève et commence la lecture de l’adresse présidentielle. La voix est sourde, le débit monotone, le geste rare et sobre. Peut-être le style est-il un peu fleuri surtout lorsque la pensée de l’écrivain s’élève à d’inaccessibles hauteurs. Certaines des propositions qu’il émet, nous pourrions dire des rêveries qu’il caresse, ne manqueront pas d’amener un sourire aux lèvres de bien des hommes réfléchis ; elles n’en sont pas moins intéressantes en ce sens qu’elles accusent de la façon la plus naïve l’ambition impétueuse des personnages qui ont entrepris de diriger les unions. Le travail, dont M. Matkin célèbre avec raison les bienfaits, devrait être le facteur unique et dominant dans un État idéal désormais chargé de tout. À lui la fixation du taux des salaires et des impôts, à lui la distribution des terres, la protection de l’individu. Aux yeux du président du congrès, l’économie politique s’inspire aujourd’hui de sentimens purement humanitaires, elle s’est débarrassée des partisans néfastes de la vieille école. L’avenir est aux classes laborieuses, tout le monde le sait, aussi bien le politicien qui leur prodigue ses coquetteries, que le capitaliste qui les redoute et le philanthrope qui les protège. Le temps n’est pas éloigné où la société humaine sera si parfaitement agencée que le producteur seul aura son existence assurée. L’oisif ne consommera plus le fruit du travail d’autrui ; l’ignorance, le vice, les préjugés, les folies accumulées par des siècles de gouvernement oligarchique disparaîtront et feront place à la fraternité. Mais pour obtenir d’aussi glorieux résultats, l’union complète, absolue, des métiers est profondément désirable. Quoi ! le prolétariat ne serait pas indivisible, il y aurait des anciens et des nouveaux, des privilégiés dans la population ouvrière ! Quelle faute et en même temps quel amoindrissement des facultés d’organisation de la race anglo-saxonne si de pareilles distinctions venaient jamais à s’établir ! Loin que les fédérations s’émiettent et se désagrègent, elles doivent profiter de toutes les circonstances pour accroître leurs forces, s’imposer à l’État, forcer celui-ci à traiter avec elles. Le président continue, et les applaudissemens éclatent au moment où il affirme que la question la plus urgente est la limitation légale de la journée de travail : « L’heure est arrivée de réaliser cette amélioration ! s’écrie-t-il ; la presse et le public en reconnaissent l’importance, et les ouvriers étrangers attendent anxieusement que leurs frères anglais assument à cet égard une courageuse initiative. » M. Matkin ne craint pas un instant que la prospérité du pays s’en ressente, car le développement physique et mental du travailleur, conséquence bienfaisante de la loi future, aura pour corollaire évident l’accroissement de la production. Cependant, il n’entend pas heurter de front les répugnances de certaines industries, mais pourquoi les professions qui soupirent après la réforme ne l’obtiendraient-elles pas immédiatement ? En ce qui concerne les mineurs, par exemple, l’opinion est mûre, les chambres sont presque entièrement avec eux. Serait-il donc impossible que chaque métier s’en référât à un plébiscite et se soumît, par avance, aux arrêts du scrutin ? — Le président passe ensuite à la députation ouvrière au parlement ; il voudrait la voir plus nombreuse ; il s’indigne que des villes manufacturières comme Glascow, Leeds, Manchester, Bradford, où les électeurs ouvriers tournent la majorité, ne soient représentées que par des bourgeois. L’effort des unionistes doit se porter de ce côté ; il leur recommande d’user des libertés que la constitution leur accorde pour fonder un peu partout des conférences et des comités électoraux. Toute cette partie du discours de M. Matkin est présentée avec lucidité et on la trouvera sans doute d’une modération relative. La fin est moins heureuse. Parlant des crises les plus récentes, l’auteur de l’adresse flétrit la conduite des travailleurs des champs que l’appât d’un gain supérieur pousse à prendre la place des grévistes et à faire ainsi le jeu des patrons. Si l’agriculture était plus développée, l’ouvrier des villes n’aurait pas à redouter, dans les momens difficiles, la concurrence des ruraux, le pays ne ferait plus venir ses vivres de l’étranger. À ce point de vue, la nationalisation des biens-fonds paraît à l’orateur le vrai moyen d’établir le droit sacré de chaque individu à une parcelle de terre. Que dire des compagnies de chemins de fer ? Non-seulement les hommes y sont mal payés, mais les tarifs qu’elles prélèvent sont exorbitans. Il appartient à l’État de s’en emparer, de se saisir aussi de la direction des hôpitaux et des institutions charitables. Quant aux municipalités, elles auront pour devoir de créer des fabriques et des ateliers. Mais la péroraison approche. Un murmure approbateur accueille les paroles du président lorsqu’il rappelle que les honneurs et les dignités ne devraient pas être le privilège de la naissance, mais bien la récompense du mérite. Il insiste encore une fois sur la nécessité de l’union et se demande si les sommes énormes dont disposent les associations ne pourraient pas, au cours des grèves futures, être distribuées avec plus de libéralité ou même servir à procurer de l’ouvrage aux camarades inoccupés. Il ne veut pas terminer sans déplorer la retraite de M. Broadhurst, qui, dit-il, a bien mérité du peuple, et sans exprimer hautement l’espoir que le vingt-troisième congrès ouvrier sera le point de départ d’une ère nouvelle dans l’histoire des trades-unions.

Le lecteur n’aura pas manqué de remarquer à quel point l’esprit général des revendications de M. Matkin est hostile à ceux qui possèdent, qu’ils s’appellent chefs d’industrie ou capitalistes. On chercherait vainement dans sa harangue la reconnaissance de ce fait que les patrons ont aussi des droits et qu’il ne leur est pas interdit de les faire valoir. Encore un peu et l’orateur ajoutait qu’il ne devrait y avoir qu’une classe, celle à la tête de laquelle il se trouve précisément. Cette manière de n’envisager qu’un seul côté de la question n’est pas moins frappante que la tendance du président à réclamer, à propos de tout, l’aide des chambres ou du pouvoir exécutif. Il semble n’avoir qu’une foi médiocre dans les décisions que prendra le congrès, si l’État n’est pas là pour les rendre obligatoires ou, tout au moins, pour les appuyer de son autorité. Peut-être y a-t-il dans ce besoin de protection l’indice de la faiblesse de quelques-uns, une sorte de sentiment instinctif qui pousse certains unionistes à douter de la puissance ou de la cohésion du corps tout entier. Dès que M. Matkin a fini, des conversations particulières s’engagent, on discute avec animation le ton de l’adresse, l’assemblée est visiblement agitée. La délibération qui a suivi devait se ressentir de l’excitation générale. On passait à la discussion du rapport de M. Broadhurst, il s’agissait d’adopter ou de rejeter l’œuvre du comité parlementaire. Successivement, M. Marks, de Londres, M. Woods, de Wigan, M. Cowey, de Wakefield, attaquent violemment la commission exécutive ; elle a manqué à tous ses devoirs, elle a fait faillite à tous les engagemens qu’elle avait pris, en 1889, à Dundee. Elle ne s’est entourée d’aucun de ceux qui pouvaient la guider pour la préparation du projet de loi sur les huit heures. Par son inaction, elle a retardé, presque compromis le succès. Le comité a-t-il donc prétendu s’ériger en maître ? Le tumulte augmente et la confusion est à son comble ; vingt délégués demandent la parole, et la sonnette du président retentit désespérément dans l’espace. Mais voici M. Burns ; il élargit l’accusation, il reproche au comité d’avoir entravé de tout son pouvoir la constitution du corps des travailleurs sans spécialité, d’avoir souffert que ces derniers devinssent les victimes des ruraux. Il crie, sans qu’on sache à qui il s’adresse, contre les misérables qui, pour forcer la porte du parlement, ne craignent pas de déshonorer le nom d’ouvrier. Si la commission avait agi résolument, la grève des gaziers de Manchester et de Londres n’aurait pas piteusement échoué. M. Broadhurst lui répond : il n’entrera pas dans le détail des faits qui sont reprochés, il se bornera à protester de sa sincérité : « Critiquez-nous, s’écrie-t-il en se tournant vers ses adversaires, ne nous accusez pas de malhonnêteté. Vous allez bientôt nous donner des successeurs, vous êtes libres de nommer qui vous voudrez et de retirer à des mains qu’il vous plaît de qualifier d’impuissantes, les affaires des trades-unions. » Au vote, la motion de blâme présentée par M. Woods est rejetée par 258 voix contre 92 et 100 abstentions. Ce résultat est salué par les applaudissemens de la majorité.

La fraction modérée du congrès devait avoir une nouvelle occasion de se compter. Dépités de leur échec, consciens de la faute commise et de la maladresse avec laquelle ils avaient porté le débat sur une pure question de personne, les radicaux allaient essayer de prendre une revanche dans cette même séance du 2 septembre. M. Mac-Donald propose d’ajouter au rapport une résolution spécifiant qu’à l’avenir aucun candidat ouvrier au parlement ne recevrait l’appui des unions, s’il ne se déclarait partisan de la nationalisation de la terre, des mines, de la flotte et des chemins de fer. L’auteur de la proposition déclare, d’ailleurs, qu’étant socialiste, on ne doit pas être surpris qu’il se réclame de principes socialistes. C’était engager la bataille sur le terrain choisi par le président du congrès lui-même. Une bordée de vociférations et de cris accueille les paroles de l’orateur. Toujours sur la brèche, M. Burns se porte vivement au secours de son collègue, mais son intervention n’est pas heureuse ; il ne réussit qu’à envenimer la situation en laissant entendre que les députés ouvriers ne sont que les instrumens dociles des libéraux de la chambre et qu’il est temps d’arracher le travail à la « boue politique où il croupit. » MM. Wilson et Fenwick, tous deux membres des communes, relèvent vigoureusement ces insinuations, et l’assemblée, s’associant à leurs protestations indignées, repousse l’amendement Mac-Donald par 263 suffrages contre 55 ; elle ne pouvait pas démontrer plus clairement le peu de cas qu’elle faisait des enfantillages du parti avancé.

Nous sommes arrivés à la troisième journée du congrès. Soucieuse de réprimer les tentatives de désordre, la commission du règlement demande, dès le début, que le temps des orateurs soit limité ; dix minutes seront accordées à l’auteur d’une proposition pour la développer, cinq seulement aux délégués, pour en appuyer ou en combattre les conclusions. Les membres qui refuseraient de se soumettre à l’autorité présidentielle seraient, comme au parlement, désignés par leurs noms (named) et suspendus pour le reste de la séance. Le projet de résolution est évidemment dirigé contre les chefs des nouveaux unionistes. Ils s’en rendent compte et s’opposent de toutes leurs forces à l’adoption d’une mesure assurément préjudiciable à l’éloquence indisciplinée de certains d’entre eux. Elle n’en est pas moins votée par 249 voix contre 13, et après ce troisième échec de M. Burns et de ses amis, l’assemblée passe à l’ordre du jour. Elle condamne, en premier lieu, le système d’amendes en vigueur dans la plupart des ateliers. Un membre affirme qu’il pourrait citer des usines où les patrons ont élevé à la hauteur d’une science la pratique de ce genre de punition. On aborde bientôt le sujet plus important des adjudications et des contrats en matière de travaux publics ; les erremens actuels des municipalités et de l’État sont aussi nuisibles aux travailleurs qu’à l’intérêt général bien entendu. Que se passe-t-il à la création d’une grosse affaire ? L’administration met en circulation une échelle de prix raisonnables, sollicite des preneurs, mais ne traite qu’avec l’industriel qui propose le plus fort rabais. Dans ces conditions, les ouvriers habiles sont nécessairement exclus du chantier, car la réduction consentie par le soumissionnaire est trop considérable pour qu’ils puissent être embauchés à un taux rémunérateur. À cet égard, le congrès est unanime, ce sont là de mauvaises méthodes qu’il faut changer : avilissement des salaires, infériorité de l’ouvrage et des matériaux, voilà les conséquences du système. La discussion se prolonge et il n’est que juste de reconnaître le talent et la compétence dont on fait preuve sur tous les bancs. En sa qualité de membre du conseil du comté de Londres, M. Burns apporte à ses collègues le secours de son expérience ; selon lui, la capitale dépenserait chaque année 600,000 livres sterling en travaux, somme énorme où l’ouvrier n’aurait qu’une part dérisoire. Finalement, la réunion enjoint à la commission exécutive de demander qu’aucune entreprise publique ne puisse dorénavant être confiée à des maisons qui n’accepteraient pas le tarif officiel des salaires reconnus par les trades-unions ; elle s’élève en même temps contre la pratique des sous-contrats à l’aide desquels certains adjudicataires repassent, moyennant finances, à des individus de moins en moins scrupuleux, les charges et les bénéfices des engagemens qu’ils ont signés. Au cours des débats, il avait été question, comme toujours, des ruraux et des non-unionistes, de tous ceux, en un mot, qui refusent de s’enrôler, pour rester libres de vendre leurs bras à bon marché.

Il était impossible que le congrès ne s’étendît pas longuement sur l’inspection des fabriques. Un délégué de Leicester regrette que le gouvernement n’ait pas encore donné satisfaction aux vœux exprimés par les assemblées précédentes. Il se plaint, non de l’incapacité des surveillans, mais de l’insuffisance de leur nombre. Tout à coup, un mouvement se produit. Une demoiselle, représentant l’Union des ouvrières de la reliure, se lève, demande la parole, et son intervention soulève de chaleureux applaudissemens. Miss Whyte réclame la création d’un personnel de dames inspectrices. Elle voudrait que les ateliers de femmes fussent plus fréquemment visités ; les inspecteurs du sexe masculin n’y viennent jamais. « Serait-ce, s’écrie-t-elle aux rires de l’assemblée, parce qu’ils sont trop timides ? » Miss Kelly, des tailleuses de Liverpool, lui succède ; elle expose ses griefs contre les patrons : les chambres de couture sont trop étroites, on y entasse trop de monde, les heures des repas sont irrégulières. Elle s’associe au désir exprimé par son amie et provoque un redoublement d’hilarité en déclarant qu’il est des plaintes de nature confidentielle dont une femme ne se résoudra jamais à entretenir un inspecteur. Le timbre de la jeune personne est doux et voilé, on l’entend à peine, et M. Burns l’exhorte vivement à confier le soin de parler pour elle à une voix plus puissante. On rit encore quand miss Kelly, se tournant vers le fougueux délégué de Londres, le prie, avec une ingénuité toute féminine, de vouloir bien remplir cet office.

Après une passe d’armes entre les menuisiers et les charpentiers de navires proprement dits, une sorte d’affaire personnelle entre ces deux corps de métier, qui souffrent difficilement de se rencontrer face à face dans les chantiers, le congrès émet le vœu que la direction des machines à vapeur soit réservée aux seuls praticiens ayant obtenu, après examen, un certificat de compétence. M. Swift, de Manchester, rappelle qu’il n’y a pas eu, en 1889, moins de 72 explosions, ayant entraîné la mort de 28 hommes. Une compagnie d’assurances contre ce genre d’accidens a eu 24 cas à régler, parmi lesquels sept étaient dus à la négligence ou à la maladresse des chefs. Au danger permanent qui résulte de l’état actuel des choses, il oppose la sécurité qu’offre le maniement des engins de la navigation à vapeur, avec son personnel de mécaniciens brevetés. La réunion adopte ses conclusions, se prononce ensuite pour la nomination d’ouvriers techniques aux emplois d’inspecteurs des chemins de fer et revendique, en faveur des matelots, une place dans les tribunaux maritimes.

Restait à l’ordre du jour de la séance la discussion sur les bureaux d’arbitrage dans les conflits entre le capital et le travail. Chose étrange ! bien que les plus notables délégués fussent venus témoigner de l’efficacité de ces comités mixtes, l’assemblée paraissait sourdement hostile. Elle semblait nourrir de secrètes préférences pour la force, appuyée, bien entendu, par les ressources des associations. À en croire M. Burns, il fallait imiter l’exemple des frères de Londres, qui avaient décliné, lors de la grève des docks, toute assistance extérieure. Il aurait été facile de lui répondre en rappelant l’intervention acceptée du cardinal Manning, l’action ostensiblement favorable aux grévistes de ce prélat, et, si les faits n’eussent été postérieurs, le congrès de Liège et la sollicitude empressée que le clergé catholique y témoignait aux populations ouvrières. On vote, et la moitié des membres s’abstient. 175 voix seulement contre 25 osent rendre hommage au principe de la conciliation. Les conseils locaux des unions sont invités à s’entendre, pour la préparation d’un projet, avec les chambres de commerce et les fédérations de patrons.

Enfin le jour se lève sur la quatrième réunion de l’assemblée. De toutes parts, on l’attendait avec la plus vive curiosité ; les représentans unionistes allaient faire connaître à l’Angleterre et au monde leur avis sur la question palpitante des huit heures légales. Les délégués arrivent lentement en séance ; ils semblent nerveux et préoccupés. C’est par la question préalable qu’ils repoussent une proposition à laquelle il y avait lieu de penser qu’ils accorderaient quelque faveur, la création d’une bourse de travail semblable à notre établissement parisien ; puis un grand silence s’établit, et M. Marks, de Londres, donne lecture d’une résolution portant que, dans l’opinion du congrès, le moment est venu de limiter à huit heures la journée de tous les métiers, au moyen d’une loi émanant du pouvoir législatif. Il commente sommairement son projet et n’a pas plus tôt fini de parler qu’un délégué des mineurs du Durham, M. Patterson, lit à son tour l’amendement suivant : « Le congrès croit qu’il est de la plus haute importance que la réforme dont il s’agit soit appliquée à celles des professions qui la réclameraient, après entente à cet égard avec les membres de leurs corporations ; mais il estime que c’est à lui seul qu’il appartient de poursuivre la réalisation de ce progrès ; ce serait reculer indéfiniment la solution du problème que d’en abandonner au parlement la préparation et l’étude. » — L’orateur sera bref ; aussi bien, le règlement ne lui permet pas de donner à sa pensée les développemens que comporterait le débat ; d’ailleurs, le siège de chacun est fait. Il se bornera à exposer que les chambres britanniques se recrutent parmi les banquiers, les propriétaires, les lords, les ducs, et que cet ensemble de législateurs ne s’intéresse que médiocrement à la question ; au surplus, il y a d’autres considérations en jeu. L’assemblée veut-elle renier les principes de ses fondateurs ? Veut-elle jeter bas l’édifice élevé par les ancêtres, détruire l’union de toutes les branches du labeur national ? La discussion continue, un peu confuse et heurtée. Des membres prennent successivement la parole pour attaquer ou défendre l’une ou l’autre des deux résolutions en présence. M. Ben Tillett, de Londres, partisan de l’intervention parlementaire, rappelle habilement les divisions et les défiances du vieil unionisme, à l’époque où Bright et Cobden, animés de la plus généreuse initiative, arrachaient aux communes la modification des lois sur les fabriques. Non, ces grands citoyens ne sont pas morts tout entiers ; ils ont laissé des disciples : il ne faut pas désespérer des représentans du pays. Mais M. Holmes, parlant au nom de milliers d’ouvriers du tissage, combat énergiquement la motion Marks : « Tant que les conditions du travail sur le continent ne seront pas changées, les industries textiles n’accepteront jamais la limitation obligatoire. Huit heures, soit ; obtenez la réforme pour vous et par vous, ne nous l’imposez pas. » À la chaleur de son accent, à la fermeté de son attitude au milieu de l’orage que soulèvent ses déclarations, on sent que l’opposition des tisseurs est irréductible et que le schisme éclatera de ce côté-là. Deux mineurs, également opposés à toute réglementation, expliquent au congrès que, dans le Yorkshire et le Durham, les hommes de leur corporation ont obtenu, sans le secours de qui que ce soit, la diminution rationnelle des heures. Un délégué fantaisiste résume son sentiment en citant le refrain de la chanson populaire :

Eight hours’ work, eight hours’ play,

Eight hours’ sleep, eight bobs a day.
Huit heures de travail, huit heures de récréation,

Huit heures de sommeil, huit shellings par jour.

Cependant, les députés ouvriers, restés jusque-là silencieux, ne veulent pas que la délibération prenne fin sans que leur voix soit entendue. M. Abraham se prononce pour l’action législative ; il faut affirmer le principe, dit-il, nous changerons ensuite le parlement au moyen du bulletin de vote. M. Fenwick, en quelques mots prudens et réservés, fait allusion au côté économique de la question. Un délégué, M. Threlfall, se place au point de vue de la santé publique ; les employés de tramways et de boutique travaillent seize heures par jour ; l’assemblée pense-t-elle qu’ils puissent réussir, sans l’assistance d’une loi, à faire cesser cette exploitation scandaleuse ? M. Burns n’avait pas encore parlé : « Pour moi, s’écrie-t-il, j’ai reçu des 65,000 mécaniciens que je représente ici le mandat impératif de voter le bill des huit heures. Mes amis et moi, avons eu plus d’une fois recours à des tentatives individuelles pour amener à composition les chefs de certaines industries ; nos efforts ont été impuissans, le capital nous a toujours vaincus ; la loi que nous demandons rendra l’unionisme plus fort, et s’il faut aller, pour atteindre notre but, jusqu’à la grève générale ou la guerre civile, je n’ai pas peur. » Ces violences ne semblent pas impressionner l’auditoire ; on réclame la clôture, le président consulte ses collègues, elle est prononcée par 170 voix contre 104. L’amendement Patterson est ensuite repoussé à 8 voix de majorité seulement, 181 contre 173. Le parti avancé salue ce résultat de ses démonstrations enthousiastes. Les vainqueurs agitent frénétiquement leurs cannes, leurs mouchoirs et leurs chapeaux. De formidables hurrahs montent, s’apaisent et reprennent. Le spectacle est vraiment extraordinaire. Ainsi qu’il arrive dans la plupart des corps délibérans, le succès entraîne les hésitans et provoque des défaillances ; la motion Marks est votée par 193 suffrages contre 155.

Les événemens que nous venons de décrire donnaient un intérêt particulier à la séance du lendemain, au cours de laquelle le congrès était appelé à désigner les membres et le secrétaire de la commission exécutive. Dans une réunion privée organisée, le soir du 4 septembre, par M. Burns, les hommes dévoués à sa cause s’étaient juré de n’accorder leurs bulletins qu’à des partisans de ses doctrines. La lutte allait continuer entre les deux fractions de l’assemblée. En attendant, on discute avec calme une proposition relative à la salubrité des ateliers : toute personne désirant ouvrir un établissement de ce genre devra faire connaître par écrit ses intentions à l’inspecteur en chef et lui fournir les informations les plus complètes sur l’industrie qu’elle se propose d’exploiter, sur les arrangemens intérieurs de l’édifice et sur le nombre d’ouvriers qui y seront employés. À la réception de cet avis, le fonctionnaire enverra, dans les six jours, un médecin procéder à une visite sanitaire. Ce dernier s’assurera que les ateliers ont suffisamment d’air et de lumière, que la ventilation y est bonne et que chaque travailleur dispose d’un espace de 600 pieds cubiques, au moins. On se met rapidement d’accord sur ces différens points : le comité parlementaire s’entendra avec qui de droit pour l’exécution du projet.

L’élection approche : le président annonce officiellement la retraite de M. Broadhurst ; il est persuadé que le congrès tout entier voudra marquer sa reconnaissance à l’éminent député en lui votant des remercîmens chaleureux. Presque toute la salle est debout, et celui à qui s’adresse cette manifestation paraît confus de l’hommage dont il est l’objet. Il se lève et les applaudissemens partent de tous côtés. Quand il peut parler : « Chers camarades, dit-il, je suis profondément ému de votre bonté. Je vous ai donné ma vie et je ne le regrette pas, malgré les attaques cruelles, méprisables, qu’on a dirigées contre moi quand j’occupais une haute position. On m’a reproché les lacunes de mon éducation, elles n’étaient imputables ni à moi, ni à mes chers parens ; seule, la misère en était la cause. Mais ce sont là des questions personnelles et je ne m’y attarderai pas. Aussi longtemps que je vivrai, je défendrai les droits du travail. Dans toutes les phases de mon existence, que je sois avec le riche ou avec le pauvre, dans un palais ou un cottage, je n’oublierai jamais le peuple dont je suis l’humble représentant… » M. Broadhurst s’arrête, oppressé ; sa voix est altérée, ses yeux s’obscurcissent de larmes… Il reprend : « Vous avez beaucoup fait, ne croyez pas que tout soit fini ; vous avez devant vous un grand avenir, puissiez-vous être guidés par la sagesse et la vérité ! Ah ! je comprends votre ardeur et votre zèle ! Est-il un de nous qui puisse jeter les yeux sur nos grandes villes, contempler le dénûment, le vice et la dégradation qui y règnent, sans être remué jusqu’au fond de l’âme ?… Je vous quitte avec douleur, j’aurais voulu pouvoir rester. Puisse l’Être suprême qui nous aime tous, qui n’a pas de préférence, demeurer avec vous dans votre grande entreprise ; puisse-t-il vous inspirer de telle sorte que le résultat de vos efforts soit une bénédiction pour les classes ouvrières du monde entier ! » Il a fini au milieu de l’émotion générale ; son éloquence simple et touchante a attendri tous les cœurs. Cent mains calleuses se tendent vers l’ancien sous-secrétaire d’état, on l’entoure, on le félicite, c’est à qui s’approchera de lui, à qui lui témoignera le plus de respect et d’estime. On procède, au bruit des conversations, à la nomination de son successeur ; pendant le vote, on adopte une résolution tendant à améliorer l’aménagement intérieur des bâtimens qui transportent le bétail et un vœu relatif au développement de l’enseignement technique.

Trois candidats étaient en présence pour recueillir la succession de M. Broadhurst, MM. Fenwick, Shipton et Threlfall. Nous avons déjà présenté le premier au lecteur ; c’est un député de Newcastle, une sorte de pasteur laïque qui jouit dans le nord d’une légitime popularité. Bien qu’il ne soit pas opposé à la limitation légale de la journée des mineurs, il ne méconnaît pas les difficultés d’ordre pratique que rencontrerait l’établissement d’un code uniforme applicable à tous les métiers. Au cours d’une vie bien remplie, il a toujours fait preuve de modération et de sagesse. Le second, esprit irrésolu, semble s’être rallié à la dernière heure, et sans grande conviction, au dogme de l’État protecteur. Le troisième ne cachait pas à ses collègues qu’il était un partisan décidé de l’intervention gouvernementale et des mesures votées la veille à une faible majorité. L’assemblée a accordé ses préférences à M. Fenwick, qui a recueilli, au premier tour de scrutin, 171 voix contre 147 à M. Shipton et 76 seulement au délégué le plus radical. Au ballottage, ce dernier se retire, et c’est le représentant du Northumberland qui l’emporte par 197 suffrages ; M. Shipton n’en obtient que 181. Ainsi, par une contradiction qui serait inexplicable s’il ne fallait en chercher les raisons dans les scrupules tardifs de l’unionisme, le choix de l’assemblée se portait sur un adversaire à peine déguisé de la réforme chère au congrès, alors qu’un de ceux qui déployaient le plus d’ardeur à la conquérir était complètement distancé par ses concurrens. On retrouve les mêmes inconséquences dans l’élection des membres de la commission exécutive. Les dix élus diffèrent sensiblement d’opinion sur la méthode à employer pour arriver à la réduction des heures. M. Burns, qui ne venait que le treizième sur la liste, ne réussit plus tard à siéger au comité que grâce à la démission de deux modérés qui refusèrent d’y rester et de s’associer à l’élaboration de la loi. Peut-être, en acceptant courageusement leur mandat, eussent-ils servi plus utilement la cause sacrée de la liberté du travail.

Nous passerons rapidement sur les dernières délibérations du congrès. Elles se ressentent de la hâte qui y a présidé, de l’impatience que les délégués avaient d’en finir. M. Tom Mann, de Londres, préconise la création d’ateliers municipaux où les travailleurs inoccupés seraient assurés de trouver de l’ouvrage. Il y a plus de quarante ans on demandait, en France, si nous ne nous trompons, quelque chose de semblable. Sans débats et sur un simple énoncé de la proposition, la motion est votée, malgré les objurgations de M. Holmes, qui s’attend à ce que l’assemblée réclame bientôt aux pouvoirs publics le soleil et les étoiles. M. Burns voudrait mettre en quarantaine tous ceux qui refusent de se courber sous le joug de l’unionisme. Il n’accordera désormais sa protection qu’aux armateurs, aux compagnies de chemins de fer et de tramways, aux industriels de tout genre et de toute espèce qui feront à leurs hommes des conditions raisonnables ; les récalcitrans seront impitoyablement boycottés. La presse n’est pas ménagée : malheur aux journaux qui n’accepteront pas l’échelle officielle des salaires des typographes, leurs reporters ne seront plus admis aux meetings ouvriers. Ces folies et d’autres encore sont couramment débitées, ne soulevant, çà et là, que de trop rares protestations. Quelques heures avant la clôture, on s’attaque encore à ces malheureux paysans, dont l’indiscipline est pour les unskilled labourers une menace perpétuelle. On essaiera de les ramener au bien, c’est-à-dire de les enrégimenter. Il ne faut plus qu’en pleine crise leurs masses ennemies affaiblissent la résistance en se portant au secours des patrons. Le comité parlementaire est formellement invité à se livrer à d’actives démarches à cet égard. De quelles besognes ingrates ne l’a-t-on pas déjà chargé ! Il devra également représenter au gouvernement que le travail dans les prisons cause à certains spécialistes des pertes appréciables, et que c’est là une concurrence dont il faut immédiatement arrêter les progrès. Un vœu sur la hauteur et la largeur des passages souterrains dans les mines est ensuite mis aux voix et adopté. La session est close ; les délégués adressent à leur président des remercîmens unanimes. M. Matkin exprime l’espoir que les résolutions du congrès auront passé de la théorie à la pratique lorsque la prochaine réunion s’assemblera, en 1891, à Newcastle ; peut-être est-ce aller un peu vite, mais nous nous inclinons volontiers devant cette assurance confiante, sans réussir à la partager.


III.


Le samedi 6 septembre, les habitans de Liverpool ont été témoins d’une cérémonie imposante : les sociétés ouvrières avaient organisé, en l’honneur de leurs hôtes, une immense procession d’environ soixante mille hommes. Les cinq sections des unions locales y ont pris part, c’est-à-dire les travailleurs des docks (marins et chauffeurs compris), les charpentiers, les imprimeurs, les mécaniciens, les métiers divers. Chaque groupe était précédé d’une musique ; les manifestans portaient des drapeaux, des bannières, des oriflammes où figuraient, en gros caractères, des devises symboliques et des inscriptions de toutes sortes. Avec ses quais, ses larges voies et particulièrement la longue rue qui, sous des noms différens, descend des hauteurs de la ville à la rivière, le grand port du Lancashire semblait désigné pour être le centre d’une colossale démonstration. Elle a eu lieu : le cortège a traversé sans encombre les principaux quartiers, s’arrêtant, de temps à autre, aux places ou aux carrefours, pour y entendre un orateur populaire. À la nuit, la cité reprenait son aspect accoutumé ; les délégués bouclaient leurs malles et se dispersaient aux quatre coins du royaume-uni.

Ils retournaient chez eux. Qu’allaient-ils dire à leurs commettans et comment rendraient-ils compte de leur mandat ? Sans doute, ils avaient voté quelques propositions utiles, et leur bonne volonté n’était pas en cause. Mais parmi les innombrables questions qu’ils s’étaient flattés de résoudre, quand il faudrait séparer le bon grain de l’ivraie, combien resteraient dignes de l’attention des législateurs ou de l’État ! Les vieux unionistes qui assistaient, avec une tristesse qu’ils n’essayaient pas de dissimuler, à la dernière séance du congrès, sentaient confusément qu’une institution, jusque-là puissante et honorée, venait de recevoir un coup sérieux. Ils plaidaient les circonstances atténuantes. Ils croyaient, et nous croyons volontiers comme eux, que le tumulte, les conflits personnels, la surexcitation générale, avaient altéré le sang-froid et la clairvoyance ordinaires des travailleurs britanniques. Il n’est pas rare, en effet, que des hommes habituellement sensibles au raisonnement et dociles à la voix de la sagesse perdent tout à coup, lorsqu’ils délibèrent en grand nombre, tout discernement et toute mesure. Il serait donc injuste d’associer l’œuvre entière des unions à la réprobation méritée que quelques extravagances ont encourue. Nous ne voyons aucune raison déterminante pour qu’on refuse, à l’avenir, tout crédit aux débats ou aux décisions de ces sociétés. N’oublions pas qu’un parlement ouvrier est essentiellement sujet à l’erreur, et qu’on a vu des assemblées où l’instruction et le niveau social étaient autrement élevés, se rallier à des programmes économiques, ou autres, dont la modération et la science n’étaient pas toujours les principales qualités.

Nous ne reviendrons pas sur la lutte des deux écoles, sur l’influence redoutable que le nouvel élément socialiste possède déjà dans certains milieux. Ceux qui ont bien voulu suivre avec quelque attention le développement de ce récit se rappelleront ce que nous avons dit de l’incorporation des masses turbulentes dont la haute main se fait déjà sentir dans la conduite des associations. Nous nous bornerons à examiner, avant de clore cette étude, les deux points dont la discussion a soulevé le plus de passions et d’orages, nous voulons parler du maximum des huit heures et de l’attitude des unionistes vis-à-vis des non-affiliés. Il est un fait digne de remarque, c’est que le congrès n’a pas abordé une seule fois le côté économique de la première de ces questions. Ceux qui réclamaient avec le plus d’insistance la solution qui a prévalu se contentaient de mettre en avant leurs convenances particulières, comme si leur propre bien-être ne dépendait pas, avant tout, de la prospérité générale. À leurs yeux, la loi était un remède à tous les maux, une panacée universelle ; la production ne diminuerait pas, le capital ne serait pas atteint dans sa source ; quant à la concurrence étrangère, elle ne comptait pas. Qu’importaient les observations et les reproches des représentans des industries textiles ? Et, cependant, que d’objections se seraient présentées en foule à des esprits moins prévenus ! Aujourd’hui, les patrons ne sont pas plus que les ouvriers des agens indépendans ; la prudence leur interdit l’absolutisme et l’intransigeance économiques. Au-dessus et à côté d’eux, des facteurs nouveaux et inattendus surgissent, se meuvent et influent sur les conditions générales du travail. Les manufactures anglaises n’ont plus la prétention d’être les maîtresses du monde ; elles ont des rivales aussi bien outillées qu’elles, protégées en outre par des tarifs de douane. La France, l’Allemagne, la Belgique, sont devenues des concurrentes formidables ; les États-Unis, l’Inde même, tendent à supplanter dans l’extrême Orient les célèbres cotonnades de Manchester. Voici le bill Mac Kinley, dont l’application restreindra, pendant quelque temps au moins, l’activité des ateliers du pays. Il faut découvrir de nouveaux débouchés, trouver des cliens, écouler la marchandise, vivre en un mot ; le moment était-il bien choisi pour parler de se croiser les bras ? Au surplus, dans cette multiplicité d’entreprises que les capitaux britanniques créent un peu partout, docks, ponts, chemins de fer, canaux, approfondissement du lit des rivières, quelles sociétés consentiraient à se lier les mains, quels chefs d’industrie s’assujettiraient à régler leur production, à l’enfermer dans des limites connues d’avance et à n’exercer, par conséquent, sur l’ensemble des affaires qu’une influence insignifiante ? Mais ce n’est pas à nous qu’il incombe de faire toucher du doigt à nos voisins les vices d’un système qui les affaiblirait promptement, à supposer qu’ils l’adoptassent. La vérité est que, s’il y a un coin de la terre toute réglementation de ce genre est impossible, c’est la Grande-Bretagne ; nulle part la réforme ne rencontrera plus d’opposans. Le peuple anglais n’oubliera pas qu’il doit à l’initiative privée, à la faculté de travailler comme il l’entend, le plus clair de sa richesse et de sa force.

Que dire, enfin, de cet acharnement que mettent les violens du parti à poursuivre les malheureux qui, pour des raisons dont ils sont seuls juges, refusent de s’enrôler sous la bannière du nouvel unionisme ? Compromettre un ouvrier aux yeux de ses camarades, l’empêcher de gagner sa vie, le représenter aux yeux de tous comme un paria qu’on renvoie et qu’on chasse, simplement parce qu’il exprime le désir de rester libre, c’est là un procédé bien étrange, bien inhumain. À cet égard, la dernière grève de Southampton a mis en relief des faits profondément regrettables. Récemment, à Liverpool, l’Union des marins et des chauffeurs adressait aux officiers d’un vapeur deux lettres d’intimidation qui ont été produites devant une cour de police. Le bureau de ces sociétés déclarait au capitaine du bâtiment qu’il avait appris avec surprise que des individus n’appartenant pas à la corporation étaient employés à bord ; si ce scandale continuait, on prendrait les mesures nécessaires pour arrêter les opérations de chargement. Les dockers de la capitale vont plus loin encore ; non contens de n’admettre au quai que des affiliés, ils aspirent à bâtir, à leur profit, une chapelle d’un genre nouveau dont la porte ne s’ouvrirait même plus aux égarés que le repentir aurait touchés. Travailleurs harassés, qui avez erré pendant des heures entières dans les rues, dont la femme et les enfans meurent de faim : allons, faites pénitence, recevez avec respect les insignes de l’Union et suppliez vos frères de vous laisser pénétrer dans le sanctuaire ! On vous répondra qu’il n’est plus temps, que l’association est fermée, que les salaires, les augmentations possibles, les bénéfices du métier, le pain quotidien, sont l’apanage de quelques privilégiés. N’objectez pas que d’aussi incroyables fantaisies sont directement opposées à l’intérêt professionnel bien compris, que les ouvriers inoccupés grossissant en nombre, l’échelle des prix baissera partout, suivant l’éternelle loi de l’offre et de la demande ; vous ne serez pas écoutés, et, si une âme compatissante ne prend pas en pitié vos souffrances, vous n’aurez plus qu’à vous diriger lentement vers le workhouse, refuge suprême des désespérés.

Au cours du mémorable congrès de 1890, on a bien souvent invoqué la fraternité ; on en a parlé à tout propos, on s’en est servi comme d’un argument irrésistible pour prêcher l’union et la concorde. On n’avait oublié qu’une chose, c’est que la véritable fraternité n’est ni jalouse ni haineuse, et que, loin de distinguer entre les hommes, elle ouvre généreusement ses bras à tous dans un même sentiment de confiance et d’amour.

Julien Decrais.