Un Parc d'aviation française en Russie bolchéviste mars 1917 - mars 1918

Un parc d’aviation française en Russie bolchéviste mars 1917 – mars 1918
Louis Sers

Revue des Deux Mondes tome 46, 1918


UN PARC
D'AVIATION FRANÇAISE
EN RUSSIE BOLCHEVISTE
MARS 1917 - MARS 1918

Ce n’est pas ici un chapitre d’histoire politique. M’étant trouvé en Russie au moment où la Révolution venait d’éclater, j’ai noté, pendant l’année que j’y ai passée, les faits qui m’ont le plus frappé : ce sont ces notes, prises au jour le jour par un témoin, que je transcris.

Le jour J, qui fut pour nous le 21 mars, nous trouva tous réunis sur le quai de la gare de Lyon, où la mission d’aviation française en Russie devait se grouper avant son départ. Le bruit courait de l’abdication du Tsar en faveur de son fils, qui devait régner sous la tutelle d’un des grands-ducs : l’événement, nous disait-on, s’était produit sous la pression de l’opinion publique qui exigeait que la guerre fût menée plus énergiquement. Tout semblait donc pour le mieux : enfin nous allions assister à cette guerre de mouvement, attendue depuis si longtemps ! D’ailleurs le ministère avait laissé carte blanche à notre chef de mission, le commandant Berger, qui ne s’était pas fait faute de choisir les meilleurs pilotes, — au nombre desquels figuraient même des « as », — et de leur procurer un matériel de tous points excellent. Nous espérions bien montrer à nos alliés ce que vaut l’aviation française. De Paris, nous fîmes route vers Boulogne, où la mission s’embarqua pour Folkestone. La traversée fut attristée par la vue d’un de nos torpilleurs d’escorte qui, rencontrant sans doute une mine, coula en quelques minutes. Une fois à terre, nous n’eûmes pas le loisir de méditer sur ce douloureux incident, car, à peine débarqués, on nous menait dans un restaurant où tout était préparé pour nous ; puis, au sortir de table, on nous conduisait à la gare et en un clin d’œil nous étions embarqués, cadenassés, pour nous réveiller le lendemain matin à Liverpool, à quai, à quelques mètres de notre bateau, le Divinsk, battant pavillon russe, état-major russe, équipage russe. C’était le premier contact avec nos alliés.

Si les Anglais avaient été pressés de nous faire traverser leur pays, ils ne le furent pas, — sans doute pour des raisons majeures, — de nous faire quitter la rade. Enfin, après plusieurs jours d’attente et un nouvel arrêt dans une petite baie du Nord de l’Ecosse, nous passions par le travers des îles Feroé et nous faisions route : icebergs, aurore boréale, neige, brouillard, puis un beau jour, la terre, la baie de Kola et ses montagnes toutes blanches.

Je fus désigné pour aller reconnaître le « train de luxe » qui devait nous emmener jusqu’à Petrograd. Descendu la nuit à terre, ne comprenant pas alors un traître mot de russe, force me fut d’attendre l’aube, accroupi devant un brasero qui répandait une fumée âcre dans une sorte de cabane en bois servant vaguement de poste de police à de non moins vagues soldats.

Le lendemain matin j’avais l’heur de rencontrer sur le quai le capitaine de la Gatinerie, auprès duquel je m’enquis du lieu où je pourrais trouver les sleeping venus de Petrograd et destinés à l’état-major et aux officiers de la mission. « J’ai bien connaissance, me répondit-il, de quelques wagons de première et de seconde classe, qui étaient quelque part dans la gare, mais les marins révolutionnaires les ont pris hier pour aller à Petrograd, assurant qu’avec un peu de paille vous seriez très bien dans des wagons de quatrième. D’ailleurs, ajouta-t-il, on n’y est pas mal : vous pourrez vous étendre ! » J’ignorais alors ce qu’était ce genre de wagons : l’excellent capitaine ne devait pas être un sybarite pour les trouver presque confortables. Trois couchettes en bois superposées, un vague couloir, aucune séparation entre les compartiments et, campé au milieu, un énorme poêle chauffé au bois, entretenu nuit et jour par le provodnick. (En Russie un homme est affecté à chaque wagon et ne le quitte jamais.) Je renonce à dépeindre l’état de saleté dans lequel, je trouvai le train où nous devions passer quatorze jours. Etait-ce là ce « train spécial » commandé exprès pour nous, en vue des réceptions officielles qui nous étaient promises à chaque station ? Ainsi nous commencions à goûter la joie de vivre dans un pays qui venait de secouer le joug de la tyrannie.

Pendant la journée qui nous fut nécessaire pour embarquer bagages et matériel, nous eûmes la chance de rencontrer le chef révolutionnaire de l’endroit, un marin nanti d’une véritable tête de bull-dog. Interviewé par un colonel anglais, qui se trouvait avec nous ; et qui, parlant fort bien le russe, avait voulu s’informer de leur programme, il lui débita incontinent une longue tirade, sans doute apprise par cœur, dans laquelle revenait sans cesse le mot de liberté ; puis il proclama la nécessité d’abolir toutes traces de l’ancien régime, et termina en vantant l’institution de la République, ou plus exactement la montée sur le trône de la République. Intrigué par cette réponse, le colonel lui-demanda ce qu’était cette République : « Ce doit être, hasarda-t-il, la femme de quelque grand-duc, mais je ne l’ai jamais vue. » Je garantis l’authenticité de ce propos.

Installés tant bien que mal, et plutôt mal que bien, nous ne tardions pas à quitter ce pittoresque pays de Mourmansk, non sans avoir été faire de nombreuses photographies de ces petits Lapons vêtus de peaux de bêtes cousues autour d’eux, et coiffés de si drôles de petits chapeaux chinois.

La voie qui traverse la contrée accidentée qui s’étend de Kola à Petrogawosk est un modèle du genre d’installation ultrarapide. Le pays, excessivement montagneux, évoque tout de suite l’idée de ce qu’on appelle en effet des « montagnes russes. » Il fallait donc, Arkhangel étant gelé de fin octobre à fin avril, trouver un port qui pût permettre aux Alliés de continuer à envoyer en Russie, pendant cette longue période, tous les matériaux qui manquaient. En raison du passage du Gulf-Stream, le port de Kola ne gèle jamais au point de gêner la navigation : c’était le point de débarquement tout indiqué. Restait à créer une voie ferrée pour le desservir. Bravement, sans reculer devant d’innombrables difficultés, les Russes se mirent à l’œuvre : il s’agissait de déboiser sur huit cents verstes de long une forêt continue, et d’établir ensuite une voie. Pour accomplir cet énorme travail, on ne disposait que de quatre mois par an, les quatre seuls mois pendant lesquels il n’y a pas de neige.

Les prisonniers autrichiens, par centaines de mille, y furent employés. A mesure qu’un arbre était abattu, il était équarri, puis transformé en traverse. Dame ! la fixation des rails était plus que sommaire : un vague clou à crochet planté de loin en loin ; mais la vitesse des trains ne dépassant guère le à 20 kilomètres à l’heure, on espérait que cela tiendrait. Le tracé de la ligne s’efforçait d’éviter le plus possible les côtes par trop raides, car le matériel roulant est tout à fait rudimentaire ; les locomotives chauffent au bois, et elles sont seules munies de freins. Je ne me souviens pas, sur cet immense parcours, avoir vu plus de deux kilomètres de ligne droite. Et quelles courbes ! Nos impressions étaient exactement celles éprouvées naguère à Magic-City, aux temps lointains de l’avant-guerre, où nous prenions le Scenic-Railway. Çà et là nous apercevions, gisant lamentablement le long de la voie, un wagon brûlé, un autre les roues on l’air, plus loin une locomotive désemparée. Par instants, c’était une course folle : le train profitait d’une descente rapide, pour prendre l’élan nécessaire à gravir la côte d’en face ; alors, pendant les derniers mètres, tout le train était ébranlé par les coups de piston désordonnés du mécanicien qui cherchait à faire gravir cette maudite côte au convoi. Hélas ! ses efforts n’étaient pas toujours couronnés de succès ; alors c’était l’arrêt, puis la descente, la remontée de la côte précédente qui devait nous servir de tremplin, et enfin une véritable course à l’abîme pour une nouvelle tentative. En cas de réussite, le mécanicien ne manquait pas de faire résonner les échos d’alentour de longs et stridents coups de sifflet qui annonçaient son triomphe.

Le soir, le spectacle était magnifique : une neige immaculée, éclairée par une lune aux dimensions extraordinaires, semblait un vaste miroir ou la traîne de quelque robe de fée. Nos locomotives lançaient des milliers d’étincelles qui couraient sur la neige, le long des wagons, ou parfois, emportées au loin, allaient se masser dans une clairière dont les arbres avaient l’air de s’écarter devant ce rouge diamant.


PETROGRAD

Nous mîmes huit jours pour arriver à Petrograd, et la longueur du trajet se fit durement sentir à nos côtes endolories. Petrograd, depuis la Révolution, avait cessé d’être la ville de toutes les élégances, et pourtant on y retrouvait un peu du cachet d’antan. Dans les rues circulaient toujours les minuscules traîneaux attelés d’un splendide trotteur conduit par un cocher ouaté et barbu ; mais aux maisons de nombreuses traces de balles attestaient la lutte récente ; partout une saleté repoussante ; partout des groupes débraillés de soldats révolutionnaires qui parcouraient la ville en vainqueurs.

Ce fut à Petrograd que j’appris, par celui-là même qui avait été chargé de rédiger l’acte d’abdication proposé par le général Alexeieff, toutes les phases du grand drame historique auxquelles il avait assisté. Depuis quelque temps déjà, Nicolas II était pressenti par les députés de droite de la Douma et les principaux généraux qui tâchaient d’obtenir de lui quelques réformes urgentes, afin de permettre au régime de subsister et à la guerre de continuer. L’Empereur tardait, le temps pressait. Lors de son dernier voyage à la Stawka (G. Q. G.), le général Alexeieff, d’accord avec les autres chefs d’armée qui ne voyaient pas sans effroi les progrès des gauches et connaissaient les ramifications de celles-ci avec les Allemands, signifia à l’Empereur que la seule chance de salut pour le pays et pour la dynastie était qu’il abdiquât en faveur de son fils placé sous la tutelle du grand-duc Michel. Le Tsar remplaça le nom de son fils par celui de son frère, le grand-duc Michel, ne voulant pas se séparer du tsarévitch, en raison de son état de santé. Il ne prit conseil que d’une personne : son médecin. Au surplus, il quitta la Stawka sans avoir pris aucune décision ; pendant trois jours, il erra sur les chemins de fer. Vainement le général Alexeieff lui envoyait-il télégrammes sur télégrammes : aucun ne parvenait à destination. Pendant ce temps, la situation s’était entièrement modifiée. Au début, le tsarévitch eût pu être accepté par le pays ; maintenant, il n’y avait plus aucune chance que le grand-duc Michel fût agréé. En l’absence de tout pouvoir organisé, les Soviets avaient, pendant ces jours décisifs, empiété d’heure en heure sur les attributions de la Douma. De là naquit ce « double pouvoir, » qui entrava la marche du premier gouvernement provisoire. Est-il besoin d’ajouter que, derrière les Soviets, il y avait les Allemands ?

Ce qui montra bien le travail- allemand dans le mouvement révolutionnaire, c’est qu’au même moment, dans toutes les villes et sur tout le front, furent distribués des tracts, — traduits de l’allemand en mauvais russe, — annonçant que la Russie allait être libre, que les soldats, devenant les égaux de leurs officiers, ne seraient plus tenus, ni de les saluer, ni de leur obéir. On créerait dans chaque régiment un comité chargé de discuter les ordres donnés par les officiers, juger de leur opportunité et les transmettre au cas seulement où ils le jugeraient convenable. Les punitions seraient supprimées : seul le comité serait juge des sanctions à prendre. C’est lui aussi qui nommerait les officiers : ainsi devait-on voir plusieurs proporchick (adjudants) devenir colonels, et plus tard Krilenko généralissime.

Quant à la grande question qui, depuis des siècles, a servi à fomenter tant d’émeutes en Russie, le partage des terres, les Allemands n’avaient eu garde de l’oublier. Ils déployaient devant leurs tranchées d’immenses pancartes raillant les soldats qui avaient la candeur de rester au front, alors que le partage allait se faire sans eux. L’effet fut immédiat : en quelques jours il y eut plus de 2 millions de déserteurs. Qui de nous ne se rappelle ces locomotives grouillant de soldats, puis ces grappes humaines sur les toits, les marchepieds et même les tampons des wagons : cela malgré un froid très vif et pendant un trajet non pas de quelques heures mais de quelques jours ? Les tranchées se vidaient et l’armée était sur les chemins de fer.

Le mal, cependant, n’était pas encore irrémédiable ; les Cosaques, toute la cavalerie et une partie de l’artillerie restaient fidèles ; la Douma, qui devait gouverner par intérim, était animée des meilleures intentions ; le parti des ouvriers lui-même était pour la continuation de la guerre. Nous pouvions donc espérer que les intérêts français n’étaient pas trop gravement compromis. Nous avions vu quelques colonels, qui avaient choisi eux-mêmes leurs comités, continuer à commander leurs régiments comme par le passé. Tout finirait par s’arranger… Mais à condition d’agir… Les tracts lancés de tous côtés n’étaient pas l’œuvre des révolutionnaires, et il était difficile de trouver un meilleur moyen de démoralisation. Une main de maître avait présidé longuement, minutieusement, à l’organisation de cette désorganisation ; le péril était évident : il fallait employer un remède immédiat et énergique.

On ne fit rien.


KIEW

De Petrograd, nous devions aller à Kiew qui serait en quelque sorte notre dépôt. Nous mîmes cinq jours pour arriver dans la capitale de l’Ukraine, non sans passer par Vitepsk où nous dûmes subir plus de cinquante Marseillaises, et de non moins nombreux discours. Tous se terminaient par la même formule : « la guerre jusqu’au bout. » Rien n’était donc perdu. Il y avait bien la question des déserteurs qui continuaient à affluer de tous côtés, mais la Russie est si grande, elle avait mobilisé tant de monde que deux ou trois millions d’hommes en plus ou en moins ne pouvaient pas changer la face des choses.

A peine étions-nous arrivés à Kiew, une délégation du 3e parc d’aviation venait, drapeau rouge en tête, saluer les défenseurs de la France libre au nom de la nouvelle Russie libre. Notre commandant répondit par le cri de « guerre quand même : » un enthousiasme modéré accueillit ses paroles.

Le 1er mai eut lieu la première grande manifestation dont nous fûmes témoins : ce qui nous désobligeait tout particulièrement, c’est qu’elle devait se dérouler sur l’hippodrome, où nos hommes étaient logés. Dès huit heures du matin, d’immenses colonnes composées de plusieurs milliers de soldats, d’ouvriers et de femmes, défilèrent drapeau rouge en tête, sur le champ de courses, puis se massèrent autour des tribunes où des orateurs les haranguaient, énumérant les bienfaits qu’ils étaient en droit d’attendre du nouveau gouvernement. L’orateur était écouté en silence ; une fois le speech terminé, la colonne se reformait en ordre, sans dire un mot, puis circulait dans les rues de la ville précédée d’une musique qui jouait une éternelle Marseillaise, définitivement adoptée comme chant révolutionnaire. Je n’ai rien vu de plus impressionnant que ces manifestations muettes : on a la sensation d’une force si énorme qu’une fois déchaînée rien ne pourrait la contenir. Sur cette mer humaine c’était encore le calme ; mais au loin l’orage grondait. Un de nos interprètes eut l’occasion d’interroger plusieurs manifestants ; il obtenait invariablement celle réponse : « Maintenant que je suis libre, je veux profiter de la vie, des biens des riches, du partage des terres, et je ne vois pas la nécessité de retourner au front. » Il est clair que des hommes pour qui n’existaient ni le patriotisme ni le sentiment de l’honneur militaire, ne pouvaient raisonner autrement. Mais les meneurs à qui ces paroles furent rapportées commençaient à s’inquiéter : l’effet attendu était de beaucoup dépassé !

À la même date, la Douma, ou du moins le gouvernement provisoire, se décida à lancer un manifeste interdisant aux généraux de démissionner, et donnant l’ordre aux déserteurs de rejoindre leurs corps avant le 15 mai. Aucune punition ne leur serait infligée ; au contraire des sanctions sévères seraient prises en cas d’insoumission.

Cependant, du front nous parvenaient d’étranges nouvelles. L’armée Broussiloff tenait bon, et on avait même espoir de la voir attaquer : c’est donc là que nos escadrilles iraient aussitôt que notre matériel serait arrivé. Mais à l’armée voisine, les fraternisations commençaient à se généraliser, et on nous citait ce fait qui devait se reproduire à plusieurs reprises. L’artillerie, constatant des allées et venues entre les tranchées, avait ouvert le feu ; or, ce n’était pas une attaque de l’ennemi, mais bien des échanges de tabac, de pain, surtout d’alcool entre les deux armées. Ennuyés d’être dérangés aussi bruyamment, les fraterniseurs vinrent à la batterie, tuèrent quelques artilleurs et mirent des hommes à eux pour empêcher le tir.

Nous voici au 15 mai ; dès le matin, grande animation : c’est le jour où tous les déserteurs doivent rejoindre leurs régiments. Peut-être en est-il qui ont déjà rejoint ; en tout cas, beaucoup flânent encore dans les rues. Quelques arrestations sont opérées ; mais bientôt la police ne suffit plus à arrêter et conduire les délinquants soit à la gare, soit en prison. Ce que voyant, ceux-ci se concertent rapidement, et ce sont eux maintenant qui arrêtent les policiers. Ils en tuent un certain nombre, puis ils recommencent à circuler dans les rues en manifestant bruyamment ; sur ces entrefaites, un régiment resté fidèle s’organise en petits groupes (tout cela spontanément… sans ordre et sans officiers : c’est le plus grand qui commande), accourt en ville, recommence les arrestations, mais cette fois en fusillant sur place pas mal de déserteurs.

Kiew se vide peu à peu, le calme renaît ; du reste la vie normale n’a même pas été troublée par ces quelques coups de fusil… Il en faut beaucoup plus pour émouvoir l’âme russe.

Mes camarades et moi, devant ces alternatives de haut et bas, nous nous demandons quelle sera la fin de cette tragi-comédie ; à certains jours la discipline paraît rétablie, le lendemain l’anarchie est poussée à des limites non encore atteintes. Nous constatons alors combien il faut peu de chose pour entraîner les Russes. Comme je l’ai déjà dit, dès les premiers jours de la Révolution, les marques extérieures de respect, jusqu’alors si rigoureusement observées chez eux, en ont été supprimées. Or, l’artère principale de Kiew est une grande rue, où forcément, de cinq à sept heures, tout le monde se croise. Nous étions une quarantaine d’officiers, et nos hommes environ trois cents, par conséquent nous étions appelés à en rencontrer assez souvent sur ce parcours, et à recevoir leur salut. Nombre de soldats russes y venaient aussi. Au bout de fort peu de temps, rien qu’à voir nos hommes nous saluer, ils en reprirent l’habitude.

Ce simple fait nous donnait beaucoup à espérer. On ne pouvait manquer de connaître en haut lieu ce trait du caractère russe et certainement on allait faire un effort en ce sens pour arriver à réencadrer et à ramener dans le droit chemin tous ces égarés. Nous attendions de notre pays l’action énergique qui, à ce moment, pouvait encore tout sauver. Ce fut un homme politique qu’on nous envoya. M. Albert Thomas nous parla, et nous parla fort bien. L’après-midi, il alla haranguer nos alliés : il le lit avec beaucoup de fermeté ; par malheur, la plupart de ceux à qui il s’adressait, entendant ce grand mot de « socialisme » pour la première fois, l’écoutaient bouche bée. Même, quelques-uns de nos interprètes prétendent que le discours n’était pas toujours traduit très fidèlement. Au surplus, cela n’a pas grande importance ; dès que trois Russes sont réunis, il y en a tout de suite un qui fait un discours aux deux autres, et cela ne change ni leur opinion ni leur conduite. Les actes seuls influent sur eux. Plutôt que toute cette éloquence, un peu de poigne eût été préférable, — et eût suffi.

Ces meetings furent pour notre mission l’occasion de deux incidents diamétralement opposés. Quelques ouvriers des usines vinrent en délégués nous dire que si nous voulions la guerre… nous n’avions qu’à aller la faire chez nous. On ne pouvait être plus aimable. — Inversement, le parti francophile organisa une grande manifestation. Disposés sur deux rangs, nous vîmes défiler devant nous une foule composée des éléments les plus variés, depuis le lycée de jeunes filles jusqu’au comité des ouvriers, sans oublier ni les cadets ni les Tchéquo-Slaves. Chaque groupe remettait à notre commandant un bouquet, un placet et un drapeau tricolore, brodé la plupart du temps. Commencé vers dix heures du matin, le défilé ne prit fin que vers trois heures. Le record des Marseillaises entendues à Vitepsk était battu.

Comme il aurait fallu peu de chose pour orienter, pendant qu’il en était encore temps, ce peuple incertain et versatile ! À ce moment, se trouvait à Petrograd un général français, qui connaissait admirablement la Russie et y était connu et estimé de tous : il demandait qu’on mît à sa disposition dix mille hommes et se faisait fort de supprimer les désertions. Il eût suffi, en effet, de garder militairement les gares et d’occuper Petrograd, Moscou, Kiew et Odessa : jamais l’armée russe n’aurait quitté le front. Les routes n’existant pas, le seul moyen de transport est le chemin de fer ; c’est par le chemin de fer que les déserteurs fuyaient : ce moyen leur étant enlevé, ils auraient forcément gardé les tranchées. D’ailleurs, le soldat russe était mieux nourri au front que chez lui ; il ne travaillait plus aux durs labeurs des champs ; sa paresse naturelle et son appétit étant satisfaits, on n’en aurait peut-être pas obtenu une armée d’attaque remarquable, mais on aurait eu en tout cas une armée qui, vu l’étendue du front, aurait servi à immobiliser beaucoup de forces allemandes. La proposition fut écartée, et, pour des raisons que nul encore n’a pu pénétrer, on se résigna à l’abandon total de ce gigantesque allié.

Notre matériel était prêt : nous partîmes un beau matin pour le quartier général de Broussiloff ; je devais y choisir un emplacement pour installer mon parc, après que celui des escadrilles aurait été désigné. J’ai dit tout à l’heure que les routes n’existaient pas en Russie ; nous devions l’apprendre à nos dépens, car à peine avions-nous fait quelque cent kilomètres sur une route empierrée, qui ne rappelait que de très loin celles de France, nous nous trouvâmes en pleine piste. En été, cette piste est quelquefois praticable, mais à cette époque encore trop rapprochée de la fonte des neiges, elle ressemble beaucoup plus à un champ labouré qu’à un chemin. Après quelques embourbements d’où nous ne nous tirâmes qu’à grand’peine, force nous fut, ayant trouvé des chevaux, de nous faire reconduire à notre point de départ. On voit par ce simple épisode quel tour de force c’est de faire avancer ou reculer une armée en Russie, et quelle endurance il a fallu aux soldats du début pour attendre l’arrivée de ravitaillements toujours problématiques. Notre voyage, ainsi remis, dut se faire par voie ferrée, c’est-à-dire qu’il nous prit cinq jours au lieu d’un.


LA DERNIÈRE OFFENSIVE

Les dernières arrestations de déserteurs à Kiew, les exhortations de Kerensky, la fermeté de l’état-major de Broussiloff, et aussi la pression exercée par les Alliés dont les officiers circulent partout en grand nombre, tout cela vient de décider les comités de l’armée de Galicie à accepter l’idée d’une offensive. Nous sommes dans la joie, car nous savons par ailleurs que cette armée encore assez disciplinée a du matériel, beaucoup de munitions et une réserve d’hommes telle que nous serons à plus de six contre un. De plus, les troupes autrichiennes qui tiennent le front d’en face ayant induit de quelques tirs de démolition qu’une offensive se préparait, commencent déjà à se rendre par paquets.

A propos des prisonniers autrichiens, il est bon d’ouvrir ici une parenthèse et de signaler le sort tout à fait exceptionnel qui leur était réservé, à Kiew notamment. Ils se promenaient librement, à toute heure du jour ou de la nuit, n’étaient soumis à aucun contrôle et occupaient toutes sortes de situations : cochers, jardiniers, valets de chambre, employés de banque, de tramways, etc. etc. Or, parmi les deux millions cinq cent mille hommes faits prisonniers, combien y avait-il d’agents de l’Allemagne ? Ils avaient toute facilité pour la renseigner ou exécuter ses ordres. Combien de fois en ai-je vu prendre la parole dans des meetings ! D’ailleurs, dans la rue, ils affectaient ostensiblement de ne pas saluer les officiers russes, et par contre de conserver vis-à-vis de leurs officiers à eux les mêmes égards que du temps où ils étaient directement sous leurs ordres.

Le parc d’aviation complètement terminé, les ateliers avaient été installés dans d’immenses wagons américains à boggie, ce qui, en cas d’avance ou de recul, devait nous permettre de suivre les escadrilles sans trop de difficulté. Nous partîmes pour la Galicie le 11 juin. Je devais monter les avions, et le reste de la mission, c’est-à-dire pilotes et mécaniciens des deux escadrilles, devait nous suivre quelques heures après. Nous nous arrêtâmes à Jézergany, non loin de Boutchache, où était l’état-major de l’armée, et tout se passa fort bien au début. Arrivés pendant la nuit, nous parvenions à battre un record, c’est-à-dire à décharger nos lourdes caisses d’avions, à en effectuer le montage et le réglage, et notre « as, » le lieutenant Lachman, pouvait finir de les essayer avant l’arrivée de nos camarades. L’escadrille de corps d’armée était installée dans un château autrichien, en un site charmant. Le capitaine Balavoine, qui la commandait, devait, avec quatre appareils, les autres étant encore à Arkhangel, assurer le service photographique et topographique, les réglages et les reconnaissances. Le travail ne lui manquait pas, car le front tenu par l’armée était de plus de 40 verstes. Moins bien partagée était l’escadrille de chasse, commandée par de Gueydon ; on l’avait, je ne sais pourquoi, placée sur un mamelon « de tous côtés au soleil exposé, » sans un arbre, sans une maison, sans une goutte d’eau.

Je passe sous silence le travail de préparation, qui se fit normalement, quoique jamais les Russes ne voulurent admettre nos méthodes, basées sur l’expérience ; c’est à peine s’ils daignaient écouter les renseignements fournis ou regarder les photographies prises en avion et montrant les points démolis. Le moral des troupes était fort bon : Kerensky se montrait partout et avait toute la confiance de l’armée. Il voulait l’offensive, on la ferait. Un trait cependant fera comprendre quelle étrange mentalité était celle du dictateur. Déjeunant un jour dans un état-major, il interrogea soudain au milieu du repas le soldat qui le servait, lui demandant si son comité fonctionnait bien et si lui-même n’avait rien à reprocher à ses chefs ! Kerensky avait toujours sur sa table une Histoire de la Révolution française et la Correspondance de Napoléon. Lorsqu’il se fut nommé lui-même généralissime, des photographies de lui, prises au moment d’une revue, nous le montrent, tel l’Empereur, la main entre les deux boulons de son paletot, ne saluant pas les hommes, mais en appelant quelques-uns par leur nom. A certains moments, ces familiarités avec les soldats pouvaient être du meilleur effet… mais je ne crois pas que ce fut le cas à la table d’un général !

J’ai dit que l’état-major affectait de vouloir se passer de nous : c’est malheureusement ce qui se produisit le jour de l’attaque. Elle devait avoir lieu à huit heures quarante-cinq. A six heures, on apportait une photographie prise le matin même à moins de 500 mètres et indiquant nettement les points démolis par où pourrait progresser l’infanterie. Mais les ordres étaient donnés : l’état-major ne voulut rien y changer. Le résultat fut qu’aux endroits démolis les pertes furent nulles et la progression très rapide ; aux endroits qui l’étaient insuffisamment, ce fut très dur d’abord, puis très sanglant. Une partie de l’objectif fut cependant atteint ; les Russes firent 18 000 prisonniers et prirent 30 canons ; mais cela leur avait coûté 4 000 hommes et plus de 600 officiers. Ceux-ci furent admirables et se firent hacher, car, pour être certains d’entraîner leurs hommes, ils s’exposèrent maintes et maintes fois inutilement. Combien n’est-il pas curieux de rapprocher le mordant que montrèrent ces officiers à l’attaque, de l’attitude qu’ils devaient avoir plus tard, se laissant massacrer par leurs hommes sans même se défendre !

Cette victoire devait être sans lendemain : après une avance d’une vingtaine de kilomètres, le manque de discipline et de cohésion gâta tout. Les ravitaillements, vivres et munitions, ne suivirent pas ; les comités voulurent s’en mêler ; Kerensky était parti et avec lui l’enthousiasme des premiers jours. Fort peu de temps après, une légère contre-attaque allemande ramenait les Russes à leur point de départ. L’état-major, prévoyant que d’autres contre-attaques suivraient, et doutant de la solidité du front, se retira à plus de 80 kilomètres en arrière : l’effet fut désastreux.

Pour cette offensive, on avait choisi les meilleures troupes : peu ou prou de Russes par trop ensovietés, mais beaucoup de Cosaques du Caucase, des Croates et des Polonais. Tout autour de notre train, de nombreux régiments de cavalerie étaient prêts à intervenir. Le soir venu, les officiers se rassemblaient, puis faisaient venir les chanteurs et les danseurs de leurs régiments. Je ne me souviens pas avoir entendu de voix plus délicieuses ni de chœurs plus harmonieux. Cette mélopée grave et triste agissait sur nous étrangement ; ajoutez l’impression de vide produite par l’immensité des plaines environnantes où brillaient des milliers de feux de bivouacs, un silence impressionnant troublé seulement par le hennissement des chevaux, avec de temps à autre l’accompagnement de l’artillerie… Quelle invite à la plus poétique des rêveries, si nous n’avions pas eu la sensation d’assister au premier acte d’un grand drame !

Un soir, les Cosaques s’étaient mis à chanter une sorte d’hymne, plus lent, plus majestueux que les autres ; je fis celle remarque que leur accent avait quelque chose de religieux. Soudain je les vis se regarder : ils se turent, et puis partirent d’un grand éclat de rire. Le colonel, qui parlait le français comme le parlent tous les Russes instruits, c’est-à-dire sans une faute et sans le moindre accent, me donna l’explication. « C’est, me dit-il, l’hymne au Tsarévitch… et ils viennent de se souvenir qu’ils sont en république. »


LA DÉBÂCLE

Ce fut un coup de foudre.

Le 22 juillet, un régiment qui, à hauteur de Tarnopol, tenait un front assez étendu, manifesta soudain l’intention d’aller au repos. Le comité ayant déclaré que cette idée était louable, ces bonnes gens partirent sans plus attendre. L’état-major chercha bien à faire venir des troupes de l’arrière pour les remplacer, mais pas assez à temps pour que les Allemands, aussitôt prévenus du trou qui venait de se produire, ne fissent immédiatement une avance de plus de 15 kilomètres. D’ailleurs, ils étaient renseignés sur tout ce qui se passait à l’intérieur et leurs avions, volant très bas, avaient suivi au jour le jour, ce qui les intéressait tout particulièrement : les progrès de la récolte Les blés de la Galicie, cet immense grenier, étaient fauchés, liés, séchés ; restait à venir les prendre, ce qui ne tarda pas : c’était le but principal de leur avance. Celle-ci, nous en eûmes une fois de plus la preuve, avait été préparée à l’arrière comme à l’avant ; car on vit aussitôt arriver de l’intérieur de nombreux camions chargés d’émissaires qui hurlaient aux dépôts de vivres et de munitions, et aux réserves : « Sauve qui peut ! La cavalerie allemande a enfoncé nos lignes (vers Tarnopol) et se rabat sur nous ! » La manœuvre était logique : à quoi bon tirer des coups de canon sur des moineaux, quand il suffit d’un peu de bruit pour les mettre en fuite ?

Tout de suite la débandade prit des proportions formidables, que je renonce à décrire. A travers champs, sur les routes, dévalait une file ininterrompue de soldats affolés, fuyant comme si réellement ils étaient chargés par des auto-mitrailleuses, alors qu’en réalité il y avait plus de 10 kilomètres entre eux et les premiers éléments des « moissonneurs » boches. Aucun dépôt de munitions, de vivres, d’habillement, ni d’armement ne fut sauvé. Pour mesurer l’importance de ce butin, il faut se rappeler que l’offensive n’avait été entreprise qu’à la condition formelle qu’il y eut dans les dépôts, immédiatement en arrière du front, pour plus de quatre mois de vivres ou de munitions. Les stocks existants avaient été dûment constatés par les comités : il y avait donc de quoi nourrir et habiller plusieurs millions d’hommes.

Les officiers auraient-ils pu arrêter cette débâcle ? Ils ne firent rien pour s’y opposer. Deux faits, à titre d’exemples.

Derrière notre parc s’était installé un vaste Dépôt d’intendance. Naturellement, il avait avec lui le nombre de voitures et de chevaux nécessaire pour se transporter complètement, soit en avant, soit en arrière. Ce jour-là, il était prêt à déménager, et commençait à s’égrener le long de la route, lorsque survinrent des régiments en fuite : séance tenante, les fuyards déchargèrent toutes les voitures, jetant sacs de farine, de blé et d’avoine dans les fossés pour se mettre à leur place. Le tout appuyé par la menace de fusils braqués sur les malheureux conducteurs, qui n’en pouvaient mais. Inutile de dire que les camions automobiles avaient le même sort, avec cette différence que sur les voitures à chevaux le nombre des places était relativement respecté, tandis que les gros véhicules, — envoyés au prix de quelles difficultés par les Alliés ! — étaient chargés jusqu’à limite extrême des ressorts. Autre fait : une automobile transportant un colonel et des officiers fut arrêtée, les officiers mis en joue et obligés de descendre pour laisser leurs places à des soldats pressés. Ce qui par-dessus tout nous parut navrant, ce fut l’absence de toute résistance de la part des officiers.

Ai-je besoin de dire qu’en revanche je ne vis passer ni un canon, ni un caisson ? Où cette débandade allait-elle s’arrêter ?…

Pendant ce temps nos escadrilles ralliaient le parc à Jezergany. Nous étions atterrés : à peine espérions-nous pouvoir sauver notre matériel : aurions-nous les locomotives nécessaires au transport ?… Au loin, tous les villages brûlaient et nous ne savions même pas si c’étaient les Russes, qui, en s’en allant, recommençaient leurs dévastations de la première retraite, ou si c’étaient les Allemands qui avaient allumé ces incendies. Impossible d’avoir le moindre renseignement. Nous quittâmes enfin Jezergany le 24 juillet, mais sans connaître précisément notre direction.

Quelle ne fut pas notre surprise d’apprendre, en passant à Boutchache, que nous étions dirigés sur Czernowitch, capitale de la Bukovine ! Tout n’était donc pas perdu, puisqu’on expédiait l’aviation française en un point dont la reprise devait être chère aux Autrichiens. Sans doute, une ligne de résistance était prévue, et d’autres positions préparées d’avance devaient enfin arrêter cet exode. Hélas ! il n’en était rien. Car, deux jours après notre arrivée en cette ville, ordre nous était donné de l’évacuer.

Nous vîmes alors des choses inouïes. Des trains entiers envoyés de l’arrière, pour sauver l’immense matériel de toute sorte accumulé dans cette ville, étaient pris d’assaut par la populace, par le personnel des hôpitaux, par des infirmières : tout ce monde s’installait dans les wagons de marchandises, résolu à les transformer en maisons d’habitation. Généralement, il fallait un wagon par famille : le matériel emporté par ces pauvres gens consistait en quelques vieilles tables et chaises cassées, et l’inévitable samovar. A la même heure, non loin des quais, on abandonnait des millions de kilos de farine et de sucre. A ma profonde stupeur, je vis mettre le l’eu à un dépôt contenant 80 000 paires de bottes, alors que tous les soldats marchaient presque pieds nus. Comme je demandais à un officier de l’intendance pourquoi il les faisait brûler plutôt que de les distribuer, « c’est, me dit-il, pour empêcher le pillage : si les hommes avaient eu connaissance de ce dépôt, ils seraient tous venus en chercher, et c’aurait été un retard dans la retraite… » Il est bon d’ajouter qu’avec une paire de bottes neuves, un soldat russe est l’homme le plus heureux de la terre. Que ne leur ferait-on pas faire pour une paire de bottes ?

Peu à peu, la ville se vidait, les trains succédaient aux trains, et bientôt il ne resta plus dans la gare qu’une mauvaise locomotive de manœuvre. Le pont sur le Pruth était miné, il allait certainement sauter d’une minute à l’autre et personne ne parlait de venir nous tirer de là ! Tous les jours, j’allais à l’Etat-Major, à la direction des chemins de fer, auprès du colonel commandant la gare : « On s’occupe de vous, » me répondait-on très poliment, et même très aimablement… Mais je ne voyais toujours rien venir. Le quatrième jour, j’appris que l’Etat-Major et tous les services étaient partis pendant la nuit, et que les Autrichiens n’étaient plus qu’à quelques kilomètres de la ville. Il fallait agir.

Avant toute chose, je fis garder la locomotive de manœuvre par un sergent et six hommes décidés et solidement armés, pour empêcher qu’elle ne quittât la gare sans nous emmener. Puis j’allai trouver à nouveau le colonel commandant la station. Plutôt que de reproduire le dialogue qui eut lieu alors, j’emprunterai simplement au journal le plus important de Moscou, le Rousky Sélo, du 26 juillet (V. S.) le récit suivant : « Alors que, depuis une dizaine de jours, on déménageait les meubles, les miroirs de la ville, alors qu’il n’y avait pas même suffisamment de wagons pour l’évacuation des biens de l’État, dans la gare se trouvait un train français chargé d’avions, et comprenant aussi des ateliers, commandé par le lieutenant français S… Après lui avoir refusé une locomotive pendant plusieurs jours, on ne finit par lui en donner une que quand il eut installé ses mitrailleuses et les eut braquées sur la gare… » Ce ne fut, en effet, qu’après une explication assez vive que le colonel, comprenant que j’étais bien décidé à voir la fin de cette petite comédie, vint chapeau bas me faire donner la malheureuse locomotive, toujours gardée par mon sergent Quiniou. Il n’eut de cesse que lorsqu’il m’eut, suivant la coutume, embrassé sur la bouche, pour me dire que si dès le début on avait agi ainsi avec les soldats russes, le pays n’en serait sans doute pas où il en était.

Je n’étais pas au bout de mes peines. De Czernowitch à Novo-Silistza, gare régulatrice, il y a trente kilomètres : avec quel dépit je m’aperçus, après avoir passé le Pruth, qu’une suite ininterrompue de wagons occupait ces trente kilomètres !… Nous mîmes cinq jours à les parcourir. Comme j’étais parti avec trois jours de vivres, je fus obligé d’envoyer mes hommes, une centaine, dans les champs pour en rapporter tout au moins des pommes de terre. Mais ils vinrent bientôt m’informer que les soldats russes les empêchaient de toucher aux récoltes. Et, en effet, une délégation de ces derniers m’était envoyée pour protester que le sol sur lequel nous étions était autrichien, que l’armée autrichienne arrivait derrière nous, et qu’il ne fallait pas, lorsqu’elle reprendrait un territoire jusque-là occupe indûment par eux, qu’elle eût à se plaindre qu’il l’eût été par des vandales : les Autrichiens étaient aussi bons démocrates qu’eux, donc il fallait respecter leurs terres. Force me fut alors, pour me procurer de quoi nourrir mes hommes, de faire de véritables tirs de barrage, sous couleur d’essayer mes mitrailleuses ; sous leur protection la récolte pouvait s’opérer sans trop de risques.

Cependant, comme les trains n’avançaient que par bonds de cent mètres, et seulement toutes les quatre heures, les passagers en profitaient pour faire leur popote le long de la voie : d’autres, accablés par une chaleur réellement tropicale, se délassaient en prenant des bains dans une rivière que longeait notre ligne : suivant la mode russe, hommes, femmes, enfants, tous se baignaient côte à côte, dans le costume cher à nos premiers parents.

Au milieu de cette débandade, que devenaient nos escadrilles ? Comment les rejoindre ? Comment surtout les aviser du point où nous étions, puisqu’il n’y avait plus ni télégraphe, ni téléphone ? Ce fut le hasard, qui se chargea de me renseigner. Arrivant, après huit jours de voyage à l’aventure, dans une gare assez importante, Gmerinka, je vis sur un wagon un de nos avions convoyé par un de nos mécaniciens. Il m’apprit que notre mission avait élu provisoirement domicile à Kaminetz-Podolsk. J’en avisai de suite mon commandant : ce fut pour mes camarades un grand soulagement d’apprendre que le « train fantôme » était retrouvé, car, au moment du départ, j’avais pris avec moi tous leurs bagages, et depuis quinze jours que durait notre séparation, ils n’avaient pour toute garde-robe que ce qu’ils portaient sur eux.

Quelques jours après, nous recevions l’ordre d’aller nous installer à Proscouroff, petite ville suffisamment éloignée du front pour nous permettre, en cas de nouveau recul, de nous replier sans courir les mêmes risques que la première fois. D’ailleurs la situation n’était pas encore très rassurante, car, le 8 août, le communiqué allemand disait : « Le troupeau russe continue à fuir en désordre devant nous, sans que nous puissions arriver à en découvrir la cause… » Mais arrivés à la limite de la zone cultivée, et n’ayant dès lors aucun intérêt à étendre indéfiniment leur front, les Centraux s’arrêtaient enfin.

Nous eûmes alors cette surprise de voir, aux environs de Kaminetz-Podolsk, les deux fronts distants de plus de 8 et 10 kilomètres. Les soldats russes, s’ils n’étaient plus organisés, avaient du moins conscience que, pour eux, le meilleur abri contre les obus allemands était… la distance. Désormais, on put assister à ce fait, au moins imprévu dans la guerre de tranchées (et cependant renouvelé de la première campagne de Napoléon en Russie lors de la bataille de Vitepsk), que l’artillerie de campagne était obligée de se placer devant l’infanterie lorsqu’elle voulait exécuter un tir quelconque.

D’ailleurs, à Kaminetz, distant de 20 kilomètres environ des premières lignes, il était impossible de se douter que l’on fut si près du front. Tous les soirs, se donnaient de grands bals publics avec éclairage à giorno de toute la ville. Toute la journée, pâtisseries et restaurants regorgeaient de monde. Par contre, le désordre et l’anarchie dans l’armée continuaient leur courbe ascendante, avec parfois des incidents pleins de saveur.

C’est ainsi que, certain soir, dans un bal public, à la suite d’une discussion survenue entre quelques officiers d’un régiment et ceux des autos-mitrailleuses, on vit les soldats des deux partis adverses prendre fait et cause pour leurs chefs. Après un pugilat en règle, les autos-mitrailleurs, numériquement inférieurs et bien décidés à avoir l’avantage, partirent à leur cantonnement pour chercher leurs véhicules, et revinrent en tirant dans les rues. Fort heureusement, comme il était deux heures du matin, les passants étaient rares et surtout, les tireurs étant ivres, leur tir manquait de précision : il y eut cependant quelques victimes. Or, le jour des obsèques, que l’on voulut les plus impressionnantes possible, quel ne fut pas notre étonnement de voir une auto-mitrailleuse servir de corbillard à ses propres victimes et une deuxième, chamarrée de drapeaux rouges, portant des fleurs et des couronnes ! ! ! Les deux partis adverses, s’étant réconciliés, voulaient ainsi sceller leur parfait accord !

C’est encore dans cette bonne ville de Kaminetz que nous voyions presque journellement des chariots appartenant à des juifs, se diriger vers les lignes, puis revenir après avoir échange leur chargement de farine, contre des caisses renfermant des objets portant tous l’estampille Made in Germany.

À cette époque eut lieu la tentative de contre-révolution connue sous le nom de mouvement de Korniloff. Celui-ci avait fait un appel aux Cosaques, qui devaient le rejoindre aux environs de Moscou. Le but était d’installer un gouvernement Korniloff-Kerensky. Que se passa-t-il au dernier moment ? A quels mobiles obéit Kerensky ? Mystère. Toujours est-il que les journaux publièrent en grandes lettres que Korniloff était déclaré « traître à la Patrie » par Kerensky lui-même, et que celui-ci sommait le peuple russe de s’opposer par tous les moyens possibles au groupement de cette armée contre-révolutionnaire. Notre dernier espoir d’une « poigne » pour remettre de l’ordre nous était enlevé. Il n’y avait plus de généraux ayant suffisamment d’autorité pour rétablir une discipline. D’ailleurs, la cavalerie et les Cosaques commençaient aussi à se mettre en « soviets » et à nommer eux-mêmes leurs officiers.

Pour expliquer cette défaillance de l’autorité qui fut le grand scandale et le pire désastre, il faut se souvenir que presque tous les officiers de carrière avaient été tués ; l’encadrement de la troupe était loin de présenter la solidité qu’il avait au début de la guerre. On avait nommé beaucoup d’officiers peu instruits, d’esprit peu militaire, et cherchant beaucoup plus à se tirer d’affaire qu’à rétablir l’ordre et la discipline dans leurs unités. Le gouvernement lui-même s’ingéniait à rendre la vie odieuse à ces malheureux. Non seulement ils n’avaient plus le droit de commander directement, mais on leur avait supprimé d’abord leurs ordonnances, puis le droit d’avoir une cuisine autre que celle des soldats, puis finalement leur solde. Ils ne touchèrent bientôt plus quel roubles par mois.

Or, par une conséquence naturelle de cet état de choses, le coût de la vie augmentait dans des proportions inquiétantes. Une archine d’étoffe (0 m. 60) coûtait 100 roubles. Une paire de bottes, qui au début de la guerre coûtait 20 ou 30 roubles, en valut bientôt de 150 à 200. Les vivres subissaient la même hausse de prix, tandis que leur qualité et leur quantité diminuaient sans cesse. Trouver de la farine et de la viande devenait un véritable tour de force.

Bientôt le bruit se répandit que cette pénurie et cette vie chère provenaient de ce que, les « bourgouï » avaient tout accaparé. On décida de s’en prendre à eux. Les massacres et les pillages commencèrent. Ce fut le prélude du bolchévisme.

Sous couleur de perquisitions, des bandes de soldats armés jusqu’aux dents se mirent à entrer dans les maisons et dans les propriétés des riches, pour s’assurer qu’il n’y avait ni armes ni munitions cachées. Ils se faisaient livrer toutes les clefs et ouvraient les meubles pour y prendre tout l’argent possible… dont ils donnaient un reçu revêtu de quelque vague signature. Les propriétaires faisaient-ils des difficultés pour laisser fouiller leurs maisons, ils les tuaient. Ne pouvant emmener le bétail, et plutôt que d’en faire profiter des gens manquant réellement de tout, ils regorgeaient. Un jour, perquisitionnant dans la propriété d’Yvanoff Loutzévine, maréchal de noblesse de Proscouroff, ils trouvèrent un haras de quatre-vingts chevaux de pur-sang. Comme il eût été trop long de les tuer les uns après les autres, ils imaginèrent de tirer sur eux à coups de mitrailleuses… pour aller plus vite.

Au milieu de tous ces désordres, ce qu’il y avait de plus surprenant, c’est qu’il subsistait encore une sorte de front. Mais l’époque de la neige approchait ; les comités des armées du Sud-Ouest, où nous nous trouvions, déclarèrent que si on ne leur distribuait pas d’effets chauds, ils considéreraient la guerre comme terminée le 1er octobre et qu’à cette date ils rentreraient purement et simplement dans leurs foyers. Or, il y avait fort peu de vêtements d’hiver, car si au front les soldats ne se battaient plus, dans les usines les ouvriers avaient cessé de travailler. L’intendance, dont les dépôts étaient très démunis, était dans l’impossibilité de nourrir et d’habiller des effectifs considérables.

Pour maintenir une armée en ligne, le gouvernement décida de libérer toutes les vieilles classes. Cela lui permettrait de ne conserver que 150 à 200 divisions qu’on parviendrait à entretenir avec ce qui se trouvait dans les dépôts ; car il est à remarquer qu’à ce moment encore le gouvernement ne cessait de publier des manifestes pour déclarer qu’il fallait à tout prix mener la guerre jusqu’au bout. Il est vrai aussi que ces manifestes étaient médiocrement goûtés.

Le résultat fut ahurissant. Les soldats ne voulaient pas aller au front : ils ne voulurent pas davantage rentrer dans leurs foyers. Lorsqu’une troupe se trouvant à l’arrière était désignée pour rejoindre la ligne de feu, aux exhortations des officiers les hommes répondaient simplement : « Libre à toi d’y aller si tu le veux ; quant à nous, nous sommes très bien ici et nous y restons. » Ce fut à peu près le même langage que tinrent les troupes libérées par le décret dont nous venons de parler. Des hommes qui depuis trois ans avaient pris l’habitude de ne rien faire, d’être nourris et bien nourris, sans, avoir à se livrer comme autrefois aux durs travaux des champs, ne se soucièrent nullement de quitter l’armée… ou du moins l’uniforme.

Survint alors un phénomène bizarre et qui devait avoir une répercussion énorme sur l’état de la Russie tout entière : ce peuple, qui n’avait jamais quitté sa chaumière, fut pris d’un subit besoin de voyager ! Soudain, des milliers et des milliers d’êtres furent en proie à la monomanie du voyage.

Mais ce qu’étaient ces voyages, nul ne peut, sans l’avoir vu, s’en faire une idée. Les gares devinrent pour les soldats leurs lieux de prédilection ; ils y vivaient, ils y couchaient sans vouloir en démarrer. On les voyait allongés par terre, entassés les uns sur les autres, sans faire un mouvement, si ce n’est celui des mâchoires broyant et crachant éternellement leurs graines de soleil. Un train arrivait-il, c’était la ruée folle. Les portes n’offrant pas un assez large accès, ils passaient par les fenêtres, brisées à coups de crosse. C’était seulement lorsqu’ils étaient installés, et parfois quand le train roulait déjà depuis des heures, qu’ils s’inquiétaient de sa destination.

Nous en avons vu qui, projetant d’aller à Moscou, apprenaient qu’ils étaient sur la ligne d’Odessa. Ils ne quittaient pas leur place pour si peu, et vous répondaient par leur éternel et démoralisant « Nitchevo. » N’allaient cependant jusqu’à destination extrême que ceux qui avaient une place assise ou debout dans le couloir. Ceux qui étaient moins bien partagés et qui n’avaient qu’une place de second ordre, c’est-à-dire soit sur le marchepied, soit sur le toit, soit même sur le tampon, quittaient leur inconfortable perchoir pour s’arrêter quelques jours dans la première ville qui leur paraissait offrir matière à d’honorables profits. Puis, lorsqu’ils estimaient avoir fait une rafle suffisante, ils reprenaient leur voyage toujours sans but et sans destination définie.

Inutile de dire que depuis fort longtemps les soldats négligeaient de prendre le moindre billet.

En revanche, combien de fois arrivait-il que les malheureux employés de chemin de fer fussent, pour les faits les plus indépendants de leur volonté, malmenés par ces déments ! Un jour, dans la secousse d’un démarrage un peu brusque, un soldat juché sur le toit tomba sur la voie et fut broyé par les wagons. Au premier arrêt, les témoins de l’accident bondirent sur le mécanicien de la locomotive et le tuèrent sans autre forme de procès… Une autre fois, désireux d’arriver plus vite à Kiew, des soldats jetèrent par-dessus bord chauffeur et mécanicien. Le train prit alors des allures de grand express européen, et fit une entrée sensationnelle dans la gare. Malheureusement ses mécaniciens de fortune ne surent l’arrêter à temps, de sorte que ce train bolide renversa un butoir, sauta sur la chaussée et vint s’enclaver dans le bureau du télégraphe où il tua une dizaine d’employés !

Cet amour intempestif des voyages ne fut pas le seul qui s’empara de ces vieilles classes libérées : peu à peu elles prirent aussi le goût du lucre. N’attendant aucune ressource d’aucun travail avouable, elles commencèrent à former de petites associations qu’on pourrait comparer à celle d’Ali-Baba et des quarante voleurs, prélude des bienfaits que ne pouvait manquer de procurer le « bolchevisme », entendez : le brigandage à main armée et à grand rondement.

En novembre, on entendit encore quelques coups de canon. Certes, les tentatives de fraternisation devenaient de plus en plus fréquentes ; mais les Allemands en sentaient tous les dangers pour leurs propres troupes ; aussi ne se souciaient-ils pas de leur laisser prendre une trop grande extension. Ils préféraient de beaucoup agir directement sur l’intérieur du pays. D’ailleurs, quoique désireux d’obtenir la paix le plus tôt possible, ils crurent bon de prendre encore Riga, après une bataille où les Russes subirent des pertes assez sérieuses. Sur notre front on se battait encore. Ce fut à ce moment que deux de mes camarades d’escadrille remportèrent, à quelques jours d’intervalle, cinq victoires aériennes. Et les soldats continuaient à nous répéter qu’ils resteraient « sur leurs positions, » si on leur donnait des vêtements chauds !

Mais a la fin de ce mois, les événements allaient se précipiter. Depuis que Lénine était au pouvoir, l’anarchie avait progressé à pas de géant. Désormais elle était partout : c’est alors qu’à la Stawka le généralissime lut assassiné, puis remplacé par le proporchik Krilenko. Les détails parvenus plus tard nous apprirent que l’infortuné général, ayant eu vent du complot ourdi contre lui, avait décidé de quitter la Stawka ; il était même déjà dans son wagon, lorsque des marins, — devenus les prototypes de toute violence, — l’aperçurent, se jetèrent sur lui, l’arrachèrent de sa place, puis l’écharpèrent littéralement dans la gare.

Ce fut comme le signal attendu par cette horde de brigands et d’assassins. Cela commença par la suppression des signes extérieurs pour les grades. Un décret abolit les pagonnes (galons) et cocardes des officiers ; l’exécution de cet ordre donna lieu à des scènes révoltantes. Non contents de contraindre les officiers à les enlever, ils s’élançaient sur eux brutalement et les leur arrachaient en les malmenant. En Russie, les généraux en retraite ont le droit de rester en tenue ; leurs cheveux blancs ne leur valurent même pas d’être épargnés : comme les jeunes officiers, ils eurent la douleur d’être en quelque sorte dégradés en pleine rue et par leurs propres soldats.

Le pillage allait, bien entendu, de pair avec l’indiscipline. Les banques commencèrent à recevoir la visite de bandes armées enjoignant qu’on leur remît immédiatement 100 000 ou 200 000 roubles. Si le directeur s’exécutait, on lui signait un « reçu ; » s’il refusait, il était tué et la banque était ensuite mise à sac. Ceci explique les deux faits suivants qui dès lors se répétèrent continuellement. Un jour, un soldat, qui venait d’être tué par ses camarades, fut déshabillé pour être mis en bière ; on trouva sur lui 55 000 roubles ! Vers le même temps, à Petrograd, un officier étranger fut arrêté la nuit par une bande d’énergumènes. Son manteau s’étant trouvé du goût d’un de ceux-ci, il dut, sous la menace des revolvers, se dévêtir pour le remettre à l’un d’eux. En échange, ce soldat lui donna sa vieille « chouba. » Rentré chez lui, il trouvait dans une poche, enveloppés dans un débris de journal, dix-sept billets de mille roubles… C’était sans doute le fruit de quelque opération dite « réquisition. »

Au milieu de ces hordes, la situation de mes hommes devenait de plus en plus critique ; l’armistice étant sur le point d’être signé, nous risquions vingt fois d’être faits prisonniers, ou même d’être livrés aux Allemands. Je reçus enfin l’ordre de me rendre à Loubny, petite ville sise à 150 verstes à l’Est de Kiew : on espérait que nous nous y trouverions un peu plus en sécurité. Loubny est en Ukraine, et nous étions en train de chercher à nous attacher ce groupement qui semblait offrir certaines garanties.


EN UKRAINE

L’Ukraine, communément appelée Petite-Russie, réclamait son autonomie ; elle prétendait, quoiqu’on l’absence de toutes frontières naturelles, n’avoir aucune raison d’être rattachée à la Russie du Nord. Ni par les mœurs, ni par les coutumes, elle ne se distingue des autres régions ; c’est tout au plus si une plus grande élégance de costume la fait reconnaître : somme toute, elle est à la Grande-Russie ce que la Bretagne est à la France. Au point de vue économique seulement, la différence est sensible ; car, à part la Sibérie, non encore suffisamment exploitée, c’est de beaucoup le pays le plus riche de cet immense empire, et sa dénomination de « grenier de la Russie » est de tous points exacte. Les habitants en sont aussi un peu plus cultivés et d’une mentalité légèrement supérieure.

Donc, à Kiew, après une bataille de rues, s’était constituée une Rada, ou gouvernement de l’Ukraine, ayant ses ministres, ses fonctionnaires, sa police, et qui manifesta le désir de se débarrasser de tous les « indésirables, » afin de rétablir l’ordre et de permettre au commerce et à l’industrie de reprendre une marche normale. Elle voulut se créer une armée ayant des cadres, une tenue à elle ; en un mot, on sentait un effort pour enrayer l’anarchie. De fait, une manière d’ordre commençait à se rétablir. On assistait même à la naissance d’une armée qui, une fois disciplinée, reprendrait peut-être l’esprit offensif capable d’immobiliser un bon nombre de divisions allemandes et déporter secours aux malheureux Roumains victimes de la défection russe. Le gouvernement français n’hésita pas, il reconnut le gouvernement de la Rada et envoya auprès de lui un représentant, le général Tabouis. La déception devait être rapide, et bientôt aucune illusion ne nous fut plus permise sur le peu d’influence que pourrait exercer cette mission.

Ukrainiens et Autrichiens ont beaucoup d’affinités de sentiments ; de plus, en temps de paix, des rapports commerciaux et même des liens de famille s’étaient forcément établis entre les deux pays limitrophes. Si les Petits-Russiens étaient bien disposés pour nous, ils ne se sentaient aucune animosité contre les Autrichiens. Ajoutez que la plus grande partie de l’armée autrichienne s’était rendue à Broussiloff en 1916 et était actuellement en liberté, vaquant à toutes sortes de travaux à Kiew et dans toute l’Ukraine. La Rada ne demandait pas mieux que de rester en bonnes relations avec la France, mais ses soldats entendaient ne pas continuer la guerre en général, et la guerre à l’Autriche en particulier. De plus, pour subsister, ce gouvernement avait dû faire d’énormes concessions à l’élément populaire et promettre en quelque sorte le paradis sur terre, de sorte que comités et soviets existaient toujours ; l’exercice de l’autorité ne pouvait donc y être que très précaire. La France avait pour programme : « paix chez vous et guerre à l’extérieur, » tandis que l’Autriche disait : la paix partout. En outre, elle garantissait l’appui de ses troupes pour le cas où les bolcheviks, une première fois chassés, menaceraient d’un retour offensif. Dès maintenant elle faisait des offres pour la reprise immédiate des affaires entre les deux pays. La France malheureusement ne pouvait donner qu’un peu d’argent et beaucoup de conseils.

Il advint qu’abusés par cet essai de regroupement, beaucoup d’officiers de tous grades et de toutes armes se réunirent à Kiew, suppliant les Français de les enrôler, ne fût-ce que comme simples soldats, pour chercher à maintenir un front quelconque. Mêlas ! le mal était trop grand, et, pour soulever cette masse immense, le levier était trop faible et surtout sans point d’appui sérieux. C’était bien fini : personne ici ne voulait plus se battre. Combien de fois ai-je entendu des gens de l’endroit, parmi les plus influents et les mieux renseignés, s’étonner de notre insistance ! Les voyageurs de commerce d’outre-Rhin circulaient déjà partout, au vu et au su de tout le monde, prenant des commandes et fixant des dates de livraison. « Pourquoi, nous disait-on, vous obstiner quand tout le monde ne parle que de paix ? Pourquoi donner de l’argent qui, reçu d’une main, vient retrouver dans la poche du même individu l’argent allemand reçu de l’autre main, et même en plus grande quantité ? » Les dirigeants de l’Ukraine nous auraient très bien vus cherchant à orienter les pourparlers de paix qui allaient être infailliblement signés.

La tentative était donc vouée à l’insuccès : du moins nous servit-elle à nous démontrer l’attachement qu’avaient les officiers russes pour la France ; car ils cherchaient, par tous les moyens, à nous faire oublier tout ce que leur malheureux pays étalait d’horreurs propres à nous détacher de lui à tout jamais. Non seulement ils s’en excusaient en paroles, mais leur attitude prouvait éloquemment combien ils en souffraient. Lorsqu’ils nous rencontraient dans la rue ou venaient voir nos chefs au bureau de notre mission, c’était toujours pour demander qu’on leur permît de s’engager dans l’armée française.

Les fêtes de Noël et du Nouvel An se passèrent dans un calme relatif. Bien entendu, il n’était plus question de guerre ; l’armistice, suivi des pourparlers de Brest-Litowsk, menait infailliblement à la paix. Un seul nuage à l’horizon pour les Empires centraux, et c’était ce regroupement de l’Ukraine. Ils avaient beau être fixés sur les sentiments des Ukrainiens, tous favorables à la cessation des hostilités ; il suffisait qu’il y eût à Kiew une armée et qu’il s’y trouvât plusieurs milliers d’officiers : c’en était assez pour leur faire redouter la possibilité d’un mouvement nationaliste. Ils ne voulaient donc pas s’engager plus avant, tant que ce foyer n’aurait pas été complètement éteint. Ils ne pouvaient songer à envoyer des troupes, ce qui aurait pu tout gâter. Un moyen, qui ne devait coûter que du papier russe, s’offrait : le « bolchevisme. » On va voir comment ils surent s’en servir.

Presque toutes les grandes villes, presque tous les grands centres s’étaient ralliés à la doctrine des bolcheviks, qui était une doctrine simpliste, consistant à piller, voler ou assassiner les bourgeois. Seule, Kiew avait résisté à leurs menées. Une campagne s’organisa donc, ayant pour centre Poltava. Sous le commandement du colonel Mouraview, — que l’ancien régime avait connu colonel de gendarmerie à Petrograd, — un groupement d’environ trois mille hommes fut constitué. Pour l’enrôlement on ne s’embarrassait d’aucunes formalités. Le salaire était fixé d’après la tête de l’individu : une figure de mauviette n’obtenait que 15 roubles par jour, tandis qu’une franche trogne de brigand en ramassait le double. Comme armement, tout un arsenal : le grand sabre caucasien, deux revolvers aux côtés, souvent un troisième dans la poche, un poignard dans la ceinture, un fusil toujours muni de sa baïonnette (en Russie le fourreau n’existe pas), puis en bandoulière une bande de mitrailleuse servant de cartouchière. Cet accoutrement était porté par des gamins de quinze ans, à peine aussi hauts que leur sabre, tout de même que par des vieillards. Cependant l’âge du plus grand nombre de ces apaches ne dépassait pas la trentaine.

Pour les nourrir, des stocks énormes appartenant à la Croix-Rouge furent réquisitionnés, tandis que, venues de tous côtés, s’amoncelaient des quantités considérables de munitions.

Cette armée devait être transportée de Poltava à Kiew par voie ferrée, sur des trains dits blindés. Ces trains, en réalité, comprenaient, à l’avant de la locomotive, des wagons métalliques destinés au transport du charbon, sur lesquels on avait juché des pièces de 75 et de 105, puis, debout contre les parois, des plaques de tôle en guise de pare-éclats. Derrière la locomotive, de simples wagons de voyageurs, destinés à servir de casernement aux hommes et dans les couloirs desquels étaient installées des mitrailleuses. Le dernier wagon était toujours une voiture de train sanitaire, occupée par quelques jeunes et jolies infirmières.

Dès que l’expédition fut prête, les premiers trains s’ébranlèrent ; à chaque station, des détachements s’arrêtaient, descendaient en ville, s’assuraient des dispositions des habitants, laissaient des hommes à eux à la poste et à la gare, nommaient un commandant de la ville, puis reprenaient leur marche en avant, leur repli étant désormais assuré. D’ailleurs, qui aurait osé s’attaquer à eux ? Leur nom seul faisait trembler à dix lieues à la ronde. Bientôt ils arrivèrent à Loubny, où j’étais toujours, attendant, mais en vain, des ordres, et surtout de l’argent pour faire vivre mon détachement.

Le premier train qui arriva à Loubny était composé d’éclaireurs, sans armes apparentes, et qui avaient pour mission de sonder la population. Celle-ci les ayant reçus avec le pain et le sel, les pouvoirs furent immédiatement distribués. Un commandant de la ville s’installa à la gare, et des télégraphistes sûrs remplacèrent les Ukrainiens. Tout le système d’informations et de communications dûment occupé, les trains blindés commencèrent à arriver, et leur contenu se déversa aussitôt dans les rues de la ville pour y perquisitionner.

Dès qu’ils entendaient à leur porte les coups de crosse annonçant la visite de ces bandits, les habitants se croyaient perdus : il n’était pas une cachette qu’ils ne se missent en devoir de leur ouvrir, crainte de froisser de si irritables personnages. Non loin de notre parc, existait un immense dépôt de la Croix-Rouge ; les bolcheviks le réquisitionnèrent immédiatement, puis expédièrent tout ce qu’il y avait de vivres à Poltava. Bientôt, ayant appris qu’il y avait là des troupes françaises, le commandant m’envoyait une délégation pour nous demander quelles étaient nos intentions : « Nous sommes toujours les ni liés des Russes, et nous ne nous occupons pas de leur politique intérieure, » fut la réponse… Et pour cette fois, ils nous laissèrent tranquilles. Mais à quelques jours de là, mon camarade Lachman, dont l’escadrille avait aussi quitté le front et s’était repliée à quelques kilomètres de nous, envoya un de ses avions à Kiew pour y prendre des ordres, chercher de l’argent, et informer notre général que nous ne pouvions plus songer à le rejoindre, puisque la voie était prise par les Bolcheviks qui partaient à la conquête de Kiew. Instruit de cette démarche, Mouraview donna l’ordre d’arrêter et de désarmer tous les Français.

Je ne dépeindrai pas ici le serrement de cœur qui m’étreignit, lorsque je vis cette bande d’énergumènes me réclamer les mitrailleuses dont j’étais dépositaire, ainsi que mes armes et celles de mes hommes. Heureusement, aucun de ceux qui, étaient venus les chercher ne parlait français ; j’eus donc le temps de faire comprendre aux miens que contre le nombre il n’y avait rien à faire, que toute résistance était inutile, mais que j’entendais qu’aucune arme ne lût livrée en état de servir. Puis je me dirigeai, suivi des bolcheviks, vers le bout du train opposé à celui qui contenait notre armurerie. Pendant ce temps, les gros marteaux aplatirent sur les enclumes les canons et les mécanismes ; pales de rage et la mort dans l’âme, mes bommes frappèrent à coups redoublés, tant et si bien que, quand je revins suivi de ma meute, elle ne trouva plus par terre, dans la boue, que des morceaux de ferraille informes, où, on aurait eu peine à découvrir les 30 mitrailleuses dont nous aurions eu tant de plaisir à nous servir !

Au cours de l’interrogatoire qui suivit, Mouraview, ayant acquis la conviction que les Français ne prendraient fait et cause ni pour ni contre les bolcheviks, donna l’ordre qu’on nous remit en liberté, et même que nos armes nous fussent rendues. La dernière partie de cet ordre ne put être exécutée, car nos revolvers avaient déjà pris une direction inconnue. A quelques-uns de mes camarades, cependant, on permit de choisir, parmi les armes saisies au cours des dernières perquisitions, celles qui leur conviendraient.

Quand la « prise de Loubny » fut considérée comme achevée, c’est-à-dire quand le sac des maisons bourgeoises fut chose accomplie, les trains blindés reprirent leur marche en avant : J’eus alors assez souvent l’occasion d’être en contact avec le gouverneur de la ville. C’était un homme point trop mal intentionné, qui s’opposait au brigandage dans une certaine mesure, et à condition qu’on n’oubliât pas de le payer un bon prix. Aucune pensée politique derrière la tête ; une seule idée : faire promptement fortune.

Il arriva qu’un de mes wagons-ateliers prit feu. C’était justement celui où se trouvaient les machines-outils et les groupes électrogènes, et qui partant contenait de l’essence. Lorsque je vis qu’il n’y avait aucune chance de maîtriser l’incendie, que les extincteurs étaient impuissants, et que l’explosion des bidons de réserve était inévitable, je fis reculer tout mon monde. À ce moment arriva le chef bolchevik, — légèrement pris de boisson, — qui voulut à tout prix entrer encore une fois dans le wagon pour y prendre… je ne sais quoi. Soudain l’explosion prévue se produisit : le malheureux fut horriblement brûlé aux mains et au visage. Je dus le conduire tout de suite à un hôpital où on lui banda complètement mains et visage. Puis il regagna la gare où il avait élu domicile, malgré les exhortations du docteur qui voulait le garder chez lui. Le lendemain matin, j’allai prendre de ses nouvelles ; quel ne fut pas mon étonnement, sachant que ses brûlures quoique sérieuses, n’étaient que superficielles, d’apprendre qu’il était mort ! Ayant réussi à monter jusque dans sa chambre, ma surprise augmenta a voir que l’on procédait déjà à la mise en bière. Tout s’expliqua quand je constatai qu’il avait reçu, à bout portant, deux balles de revolver dans la tête. Ses acolytes, profitant de ce qu’il était dans l’impossibilité de se servir de ses mains pour se défendre, s’étaient débarrassés de lui, pour pouvoir continuer à piller tranquillement… On voit à ce trait quelles étaient les mœurs de ces rénovateurs de l’ordre.

Cependant les autres villes situées entre Loubny et Kiew continuaient à se rendre aux bolcheviks sans leur opposer la moindre résistance, de sorte que les trains blindés et tout l’échelon n’allaient pas tarder à entrer dans la capitale de l’Ukraine. Nous pensions tous que les Ukrainiens livreraient une bataille, et même feraient sauter le pont du Dnieper, ce qui aurait du moins ralenti et même arrêté leur marche pendant quelque temps ; il n’en fut rien.

Dans l’intérieur de Kiew, voici comment les choses se passèrent. Il existait dans la ville un noyau assez important de bolcheviks ; ceux-ci, apprenant l’arrivée du gros de leurs partisans, commencèrent à se remuer. Les Ukrainiens, qui se savaient en nombre, se groupèrent et contre-attaquèrent assez vigoureusement. Les bolcheviks, groupés dans l’arsenal transformé en blockhaus, se mirent à tirer de là sur la ville à coups de canon et sur les assaillants à coups de mitrailleuses. L’avantage resta aux Ukrainiens qui prirent l’arsenal et fusillèrent tous les occupants. Fiers de leur succès, les vainqueurs défilèrent dans les rues, musique et drapeaux en tête : abusés par la facilité relative avec laquelle ils avaient eu raison de cette résistance, ils pensèrent qu’il en serait de même avec les bolcheviks arrivant par la voie ferrée.

Ceux-ci, ayant pénétré de nuit dans la ville, commencèrent, dès le lendemain matin, leurs arrestations. Profitant de ce qu’ils étaient habillés comme les soldats russes, ils s’approchaient par petits groupes des passants bien mis et leur demandaient leurs papiers. Ceux-ci, sans méfiance, sachant que la veille au soir ils étaient encore sous la garde des Ukrainiens, présentaient la carte rouge délivrée par eux et qui leur servait de sauf-conduit. Dès que cette carte dénonciatrice était exhibée, les soldats disaient simplement : « Tourne-toi. » Toujours sans méfiance, les malheureux obéissaient : immédiatement ils recevaient deux ou trois balles dans la tête.

Cependant les Ukrainiens se rassemblaient et une grande bataille de rues qui devait durer plusieurs jours ne tarda pas à s’engager. Il y eut des barricades défendues par des mitrailleuses et même par des canons ; il y eut des charges à la baïonnette ; il y eut surtout un actif bombardement par les pièces des trains blindés. Les obus tombèrent un peu partout, mais s’acharnèrent particulièrement sur les maisons habitées par les membres de la Rada, L’accès des rues était impossible car, à chaque angle, il y avait une mitrailleuse tirant sans pitié sur quiconque se présentait, ami ou ennemi.

Malgré une défense sérieuse, la ville tomba entre les mains des bolcheviks qui avaient la supériorité du nombre et de l’armement. Il se produisit alors des scènes de carnage abominables. Un « tribunal » siégea en permanence dans un des palais de la ville : c’est là qu’étaient amenés tous les officiers et tous les suspects, c’est-à-dire quiconque était supposé hostile au bolchevisme. On les rangeait à droite ou à gauche de la salle. A ceux qui étaient à droite on remettait une sorte de laisser-passer : c’étaient les élus. Quant à ceux de gauche, ou attendait qu’ils fussent une trentaine, puis on les emmenait dans un jardin sis non loin du Dnieper, où quelques jours auparavant se pressaient encore tous les élégants de la ville. Arrivés là, on les faisait déshabiller, — n’oublions pas qu’une crise des étoiles sévissait en Russie, — on les groupait au petit bonheur, et les soldats tiraient dans le tas. Quand le tribunal leur envoyait trop de monde, c’est à coups de mitrailleuses qu’ils accomplissaient leur macabre besogne. Des paquets de condamnés attendaient leur tour, ou attendaient simplement que les bourreaux eussent fini de fouiller leurs victimes ou de leur enlever leurs bottes.

D’autres bandes étaient chargées de perquisitionner et d’arrêter les « bourgeois ; » souvent lorsqu’elles opéraient trop loin du tribunal, elles s’arrêtaient à mi-chemin et fusillaient leurs victimes dans la rue, trouvant inutile de se donner la fatigue d’un si long parcours… Et ce fut ainsi pendant plusieurs jours.

Lorsque le calme commença à renaître, Mouraview, satisfait, décida de prononcer un discours du balcon de la mairie. Il annonça que, justice étant faite, une ère de paix et de prospérité allait maintenant descendre sur les habitants de Kiew, enfin débarrassée de ses oppresseurs !

Pendant ce temps, le petit détachement de notre aviation laissé à Kiew devait rester caché, car, dès les premiers jours, notre dépôt de matériel et surtout nos automobiles avaient été pris. Le magasin de vivres de réserve avait, bien entendu, été pillé. Tout cela n’aurait rien été si nous n’avions eu à déplorer la mort du commandant Jourdan tué d’une balle au cou, alors qu’il venait au bureau. C’était un officier d’une grande valeur, blessé deux fois sur le front français, prisonnier en Allemagne d’où il s’était évadé : et il succombait à une mort stupide, sous les coups de brutes tirant au hasard !

Une fois le gouvernement bolchevik installé à Kiew, les Allemands, qui ne couraient plus aucun danger, arrivèrent par trains ordinaires. Ils avaient déjà occupé Proscouroff, Gmerinka, et n’étaient plus qu’à quelques verstes de Kiew. Il était évident que dans de telles conditions notre présence en Ukraine n’avait plus aucune raison d’être : le général Tabouis donna l’ordre du départ. Ce fut pour nos hôtes un véritable désespoir : nous fûmes l’objet de scènes réellement touchantes.

Nous quittâmes l’Ukraine le 18 février, pour Moscou, où toutes nos missions devaient se réunir. Inutile de dire qu’à chaque station il fallait parlementer avec le commandant bolchevik qui nous posait toujours les mêmes questions et surtout nous demandait si nous n’avions pas de « polimiotes » (mitrailleuses) dont ils avaient grand peur. A chaque station, il fallait aussi se défendre contre l’invasion de nos wagons par les soldats errants, de plus en plus atteints de la monomanie du voyage. Un détachement de notre mission qui se trouvait non loin d’Odessa, eut une chance inouïe. Un grand chef révolutionnaire de l’endroit eut soudain l’idée de prendre le même train pour aller à Moscou, et comme il avait fait ses études en France et qu’il parlait très correctement notre langue, il s’ingénia à faciliter le voyage de nos camarades. Leur train spécial, c’est-à-dire uniquement réservé aux Français, du moins en théorie, mit à peine quarante-huit heures pour atteindre Moscou, alors que normalement il aurait dû mettre cinq ou six jours.

Le procédé de ce parfait révolutionnaire était des plus simples : aussitôt arrivé à un embranchement, il bondissait, revolver au poing, chez le chef de gare, et lui enjoignait d’atteler immédiatement, la meilleure locomotive du dépôt et de faire partir de suite le convoi. L’argument étant sans réplique, l’ordre était exécuté avec une rapidité telle que je n’en ai jamais vu de plus grande. Une fois la machine attachée, même cérémonie auprès des mécaniciens et même succès. Pour nous, qui ne disposions pas des mêmes moyens, nous mimes 33 jours pour gagner Kola, notre point de départ : détail curieux, nous devions quitter ce port un an jour pour jour, après notre arrivée.

A Pélrozawosk, nous rencontrâmes le général Niessel, chef des missions françaises en Russie : quand il nous fit ses adieux, il termina sur ces mots : « Bon courage, et dites bien en arrivant en France où la politique d’utopie et le manque de discipline ont conduit ce pauvre pays !… »

Malgré tout le plaisir que nous avions à penser que, dans quelques jours, nous serions enfin en France, dans nos foyers, tant de fois évoqués, si ardemment désirés, notre voyage de retour fut mélancolique. Alors qu’un an auparavant, nous suivions cette même voie, croyant aller vers un avenir plein de belles perspectives, où chacun de nous espérait faire flotter plus haut nos trois couleurs, nous revenions tristes et las. Tristes parce que nous considérions la fin lamentable de notre mission et les conséquences de l’abandon de notre alliée, comprenant bien que notre pays allait supporter plus lourdement encore le-poids terrible que rejetait sur lui ce lâche abandon. Las, parce que nous nous étions dépensés sans compter, parce que nos hommes au milieu des pires difficultés n’avaient pas cessé d’être un exemple vivant, une superbe leçon de choses donnée à tout moment à ces révolutionnaires inconscients, et que tant d’efforts et des peines si noblement supportées n’avaient abouti à rien !

Tristes et las, oui, mais non pas découragés : certes la tâche serait plus dure, mais plus le travail est pénible et plus la gloire sera grande. Or, que faut-il au soldat français pour oublier d’un seul coup blessures, fatigues, tourments ? un peu de gloire.

De Kola par l’océan Glacial, nous gagnâmes l’Angleterre : ce fut pour nous une stupéfaction, les premiers jours, de constater qu’il était encore au monde des pays où l’ordre régnait, où les chemins de fer n’étaient pas pris d’assaut, où l’on pouvait déjeuner dans un restaurant sans voir arrêter, son voisin, où les rues n’étaient pas balayées par les mitrailleuses !

Après une rapide traversée de l’Angleterre, nous arrivâmes en France le dimanche de Pâques. Heureux présage ! Encore une fois, on avait eu de durs moments ; mais le flot ennemi était enfin contenu.

Depuis notre retour de Russie, quelques-uns de nos camarades, laissés derrière nous pour diverses raisons, ont pu rejoindre, eux aussi, la France et apporter quelques renseignements sur les premiers événements survenus depuis l’arrivée des Allemands. D’ores et déjà, nous savons qu’ils ne pourront rien tirer cette année de la Russie, les champs n’ayant pas été ensemencés ; le danger de l’infiltration n’en est pas moins certain : étant parvenus à envoyer pas mal de marchandises de première nécessité en Russie, au lieu de faire rentrer chez eux des billets, faux pour la plupart et sans aucune valeur, ils font acheter par leurs agents tout ce qui est valeur industrielle, et à des prix invraisemblables. De sorte que d’ici fort peu de temps, tramways, chemins de fer, usines, tout sera virtuellement en leur pouvoir.

Nous avons confiance qu’un tel état -de choses ne saurait durer. D’ailleurs des hommes tels que le général Berthelot et le général Janin ont laissé de tels souvenirs partout où ils sont passés, que le jour où ils lèveront le drapeau de ce qu’on peut appeler « la résurrection de la Russie » ce ne sont pas des milliers, mais des millions d’hommes qui se redresseront et viendront se grouper autour d’eux. A leur valeur personnelle et à leur science s’ajoute le prestige du nom français qui n’a cessé d’être aimé et respecté à la ville et dans les camps aussi bien que dans la plus humble chaumière.

Le réveil sera dur, car le pangermanisme a cherché partout à s’enraciner, et nous trouverons en maints endroits trace de son passage. La Russie, par la faute des politiciens aidés par les Allemands, nous a abandonnés à un moment critique de la guerre. Je resté quand même persuadé qu’au jour de l’assaut final, elle sera de nouveau à nos côtés, — si nous voulons nous donner la peine de l’aider à se ressaisir.


Lieutenant Louis SERS.