Un Pamphlétaire au XVIIIe siècle - John Wilkes

Un Pamphlétaire au XVIIIe siècle - John Wilkes
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 11 (p. 920-943).
UN
PAMPHLETAIRE ANGLAIS
AU XVIIIe SIECLE

I. The Opposition under George the third, by W. P. Rae, Londres 1875. — II. Historical gleanings, by James Thorold Rogers, Londres 1874.

Macaulay se plaint quelque part que les premières années du règne de George III soient une des périodes les moins connues de l’histoire d’Angleterre. Depuis que le grand historien whig écrivait ceci, les faits de cette époque obscure se sont éclaircis, grâce surtout à la publication posthume des mémoires ou de la correspondance des personnages qui se trouvaient alors en évidence. Il faut le dire, cette demi-teinte convenait aux hommes d’état par qui la Grande-Bretagne fut gouvernée de 1760 à 1780. Chatam est condamné à l’inaction par la maladie ; son fils, William Pitt, est encore un enfant : les autres se confondent dans une médiocrité presque uniforme ; aussi ne s’étonne-t-on qu’à moitié de voir le public s’éprendre d’enthousiasme pour un folliculaire de mœurs légères, de réputation suspecte, pour John Wilkes, un étrange phénomène de popularité, comme le dit si bien lord North, et dont les événemens font du jour au lendemain le défenseur inopiné des libertés britanniques.

Ces vingt années pendant lesquelles les Anglais perdirent l’Amérique du Nord, soutinrent des guerres désastreuses et ne conclurent que des traités désavantageux, se recommandent surtout à notre attention par une lutte acharnée entre l’influence du parlement et la prérogative royale. C’est le dernier acte de la révolution de 1688, le dernier effort des partisans d’une monarchie absolue, le triomphe final de l’aristocratie sur la monarchie. En John Wilkes s’incarne un beau matin l’esprit de résistance contre les abus de pouvoir de l’autorité royale ; il devient soudain le favori du peuple par cela seul qu’il déplaît au souverain. Il soutient ce rôle difficile avec persévérance des années durant, ce qui est rare. Ce qui est plus rare encore, il sait ne pas aller trop loin, et, son rôle achevé, il rentre en grâce auprès du roi, dont il avait été l’ennemi personnel en quelque sorte. C’est que cet audacieux pamphlétaire n’était après tout en politique qu’un whig de l’école des deux Pitt, rien de plus. Comme homme privé, si sa jeunesse fut orageuse, il eut toujours les goûts délicats d’un lettré et les bonnes façons d’un gentleman. Des historiens tels que lord Russell et lord Brougham l’ont peint comme un débauché, quoiqu’il n’eût peut-être que les défauts de son temps, qui n’était pas moral. Aujourd’hui M. Rae s’efforce de réhabiliter sa mémoire. Le rôle qu’il se donna vaut bien en somme la peine d’être raconté ; mais on ne jugera bien la conduite politique qu’il a tenue qu’en envisageant l’ensemble des circonstances au milieu desquelles il se produisit dans la vie publique.


I

Il est rare qu’un peuple, surtout lorsqu’il est jaloux de ses libertés, accueille avec sympathie une dynastie exotique. L’aristocratie anglaise, en qui se concentraient tous les pouvoirs au commencement du XVIIIe siècle, avait mis sur le trône l’électeur de Hanovre à la condition que ce monarque ne serait qu’un doge, un stathouder, un roi mérovingien, si l’on veut, avec un ministère auquel appartiendrait toute initiative sous le contrôle du parlement. George Ier et George II s’y étaient résignés. Nés en Allemagne l’un et l’autre, ne parlant que l’allemand, fidèles aux mœurs de leur pays natal, ils vécurent étrangers au pays qui les avait adoptés, plus soucieux des intérêts du Hanovre, qui était leur patrimoine, que des affaires de la Grande-Bretagne, dont ils abandonnaient la gestion à leurs ministres. Ils passaient des années entières en Allemagne sans que leurs sujets parussent s’apercevoir de ces absences. Déjà le fils de George II, Frédéric, prince de Galles, était tout autre ; mais, s’il avait reçu une éducation anglaise, il ne sut se rendre populaire, sa vie durant, qu’en faisant fête aux membres de l’opposition. Lorsqu’il mourut, les étudians d’Oxford et de Cambridge célébrèrent sa mémoire par une infinité de poèmes écrits en toutes langues ; il y en avait non-seulement en latin et en grec, mais encore en hébreu, en arabe, voire en phénicien et en étrusque. De toute cette littérature d’occasion, on aurait pu dire sans doute ce qu’un courtisan discret avait répondu un jour à ce même prince Frédéric qui lui montrait un poème de sa composition : « Ces vers sont dignes de votre altesse royale. » Le prince de Galles laissait plusieurs enfans qui grandirent sous la tutelle de la princesse douairière, femme égoïste et d’un esprit étroit, imbue des idées répandues alors dans les petites cours de l’Allemagne, son pays natal. Elle éleva ses fils sans vouloir cultiver leur esprit ni développer leur intelligence, parce qu’elle redoutait pour eux la corruption du monde. Elle ne leur apprit ni leur laissa apprendre ce qu’était la constitution du pays où ils tenaient la première place, parce que le pouvoir absolu était à ses yeux l’attribut essentiel de l’autorité souveraine. A onze ans, George III ne savait pas encore lire ; son grand-père, vieillard grossier et licencieux, lui faisait peur ; c’était un singulier apprentissage, on en conviendra, pour l’héritier du trône.

A la mort de George II, la Grande-Bretagne était aussi puissante qu’elle le fut jamais. Alliée du roi de Prusse, elle soutenait la guerre avec succès dans les deux mondes contre la France, la Russie et l’Autriche. C’était à Pitt, alors premier ministre, que la nation attribuait cette prospérité. A l’intérieur, les jacobites, découragés depuis l’échec de Culloden, ne remuaient plus. Les whigs, auxquels le pouvoir appartenait depuis longtemps, ne rencontraient même pas dans le parlement de concurrens sérieux, car les tories, à force de se tenir en dehors des affaires publiques, n’avaient plus de chefs influens ou habitués aux affaires. Sauf à Londres, on ne pouvait dire qu’il y eût une opinion publique dont les volontés ou les caprices pussent diriger les actes du ministère. Le gouvernement, transformé en une véritable oligarchie, passait tour à tour de l’une à l’autre des quelques familles influentes qui dominaient le parlement. En vérité, les grands seigneurs qui avaient fait la révolution de 1688 pour anéantir la prérogative royale, et qui plus tard avaient été chercher dans le Hanovre une dynastie complaisante pour consolider leurs conquêtes politiques, ces grands seigneurs avaient bien réussi ; ils étaient les maîtres de leur pays, qui ne s’en plaignait pas.

Soit par instinct, soit sur le conseil de sa mère, George III comprit que, pour reconquérir le pouvoir personnel dont ses prédécesseurs avaient été privés, le plus pressé était de terminer la guerre et d’écarter des affaires les ministres de son aïeul. Loin d’être disposé à conclure la paix, Pitt voulait au contraire commencer les hostilités contre l’Espagne. Les autres membres du cabinet, plus dociles à l’inspiration du roi, s’y refusèrent, il se retira. Il fut remplacé par lord Bute, un Écossais presque étranger jusqu’alors à la vie publique. Lord Bute n’était pas un ignorant, il parlait assez bien pour soutenir la lutte dans la chambre des communes ; il avait beaucoup étudié, mais il était avant tout homme de cour. Après avoir été attaché à la maison du prince Frédéric, il était resté auprès de la princesse douairière, dont la malignité publique voulait qu’il fût l’amant. Il est certain qu’il possédait alors beaucoup d’empire sur l’esprit du jeune roi, dont il avait sans doute dirigé l’éducation. Le peuple, dont Pitt était l’idole, se moquait volontiers de ce nouveau ministre si différent de ceux qui l’avaient précédé. C’était le beau temps de la caricature politique. Quand les dessinateurs à la mode représentaient une botte enjuponnée, chacun savait comprendre que cette grossière allusion rappelait les relations coupables que l’on croyait exister entre lord Bute et la mère de George III.

Une fois Pitt écarté, on vit se produire une révolution à laquelle personne ne s’attendait après tant d’années de gouvernement parlementaire, révolution pacifique sans doute, dangereuse néanmoins parce qu’elle avait pour but avoué de réagir contre le régime établi depuis un demi-siècle. La faction jacobite était tellement affaiblie par l’effacement de son chef, Charles-Edouard, après l’insurrection de 1745, qu’elle avait cessé d’être un danger sérieux pour la dynastie hanovrienne. Les plus fidèles partisans des malheureux Stuarts étaient des hobereaux vivant retirés dans leurs terres, où ils prétendaient qu’il n’y avait plus eu de beau temps depuis l’expulsion du roi légitime. Fatigués de leur isolement, ils ne demandaient pas mieux que de se rallier au nouveau souverain, pourvu que celui-ci fût favorable aux principes qu’ils avaient toujours défendus, ce qui arriva précisément avec George III, prince borné, d’un esprit peu cultivé, imbu de l’idée qu’en sa qualité de roi il devait être le maître, et disposé d’ailleurs à soutenir cette opinion avec un rare entêtement.

Il n’est donc pas étonnant que lord Bute, avec le concours de circonstances si propices, ait triomphé promptement, d’autant que la chambre des communes depuis Walpole ne s’était jamais montrée rebelle aux séductions du pouvoir. Cependant, dès les premiers obstacles qu’il rencontra, le nouveau ministre se dégoûta de la lutte. Il se retira au mois d’avril 1763, après avoir conclu le traité de Paris qui rétablissait la paix entre la France et l’Angleterre. Cette démission inattendue surprit beaucoup de gens. Craignait-il le ridicule que les pamphlets et les caricatures s’efforçaient de répandre sur lui ? se flattait-il de conserver le pouvoir sans en avoir les soucis en continuant d’être derrière le rideau le conseiller intime du jeune roi ? On a cru longtemps en effet que lord Bute resta, même après sa retraite, l’inspirateur de la politique royale. Les ministres qui lui succédèrent se plaignaient de l’influence occulte que chacun semblait lui attribuer. La correspondance de George III, que l’on a publiée en ces derniers temps, montre au contraire que lord Bute resta vraiment à l’écart, sauf en quelques occasions, après avoir quitté le ministère. Il paraîtrait même que George III l’évitait plus qu’il ne le recherchait. Ce souverain était honnête dans le fond, et d’une conduite irréprochable dans sa vie privée. On croit qu’il se sentit blessé dans son honneur en apprenant par des indiscrétions les bruits fâcheux auxquels donnaient lieu de trop fréquens rapports entre lord Bute et sa mère. Si ceci est vrai, et c’est assez d’accord avec les sentimens qu’il manifesta toute sa vie, c’est assez à son avantage pour que l’histoire ne dédaigne pas d’en faire mention.

Lord Bute fut remplacé par Grenville. Celui-ci était beau-frère de Pitt, dont il avait été jusqu’alors l’ami personnel et l’associé politique. Orateur ennuyeux, administrateur minutieux et formaliste, il avait, comme beaucoup d’hommes médiocres, la prétention de mériter le premier rang. On a dit que le ministère qu’il présida fut le plus désastreux qu’ait eu l’Angleterre au XVIIIe siècle. Et au fait, s’il abandonnait le parti whig, dont il avait été, grâce à l’amitié de Pitt, l’un des hommes importans, ce ne pouvait être que pour seconder les idées favorites du roi. C’est à lui que Wilkes fut redevable de sa singulière popularité. Il est temps d’introduire ce personnage, qui allait avec une singulière obstination tenir tête à George III, alors que des nobles et des députés influens, tous héritiers de la révolution, s’inclinaient avec humilité devant la volonté du souverain.

John Wilkes était fils d’un honnête négociant qui avait amassé une assez belle fortune. Après avoir reçu la première instruction dans une école anglaise, il partit pour l’université de Leyde, où s’achevèrent ses études. C’était assez l’usage à cette époque que les enfans élevés dans des idées libérales allassent compléter leur éducation dans le pays de Guillaume III. D’ailleurs Oxford et Cambridge n’étaient ouverts qu’aux disciples de l’église anglicane, et la famille Wilkes était dissidente. A son retour en Angleterre, il avait vingt-deux ans, on le maria avec une riche héritière qui avait dix ans de plus que lui. S’il brillait déjà par l’esprit, en compensation il était laid au-delà du possible, si bien que les caricaturistes, lorsqu’ils s’occupèrent de lui, ne réussirent jamais à le représenter sous des traits plus difformes que la réalité. La femme qu’il épousait était dévote, égoïste ; il était prodigue et libertin. Cette union s’accomplissait donc avec toutes les incompatibilités voulues pour ne pas être heureuse ou durable. Comme il l’écrivit lui-même plus tard : « avant l’âge de raison, pour plaire à ma famille, j’épousai une femme qui avait moitié plus d’années que moi ; elle était riche, ma fortune était ordinaire. Ce fut un sacrifice à Plutus et non à Vénus. » Cependant il en eut une fille qu’il aima tendrement jusqu’à son dernier jour.

Bientôt il fit sa compagnie des plus célèbres libertins de l’époque. C’étaient Potter, fils de l’archevêque de Canterbury, membre du parlement et l’un des amis de Pitt, — lord Sandwich, que l’on verra quelques années plus tard se tourner contre lui avec fort peu de scrupules, — sir Francis Dashwood, qui, avant d’être un déplorable chancelier de l’échiquier, se signalait par une impiété rare même en ce temps de corruption. Ce Dashwood, qui n’était pas souvent sobre, au dire d’Horace Walpole, avait imaginé de réparer l’ancienne abbaye cistercienne de Medmenham et d’en faire une sorte de lieu de débauche où n’étaient admis en petit nombre que des hommes ayant donné des preuves incontestables d’inconduite et d’impiété. Ces folies de jeunesse ne sont pas indifférentes, elles expliquent le mauvais renom que Wilkes conserva toujours même après être devenu plus raisonnable ; elles rendent plus extraordinaire pour nous l’appui que lui accordèrent des hommes sérieux lorsqu’il fut en butte aux persécutions du gouvernement.

De même que la plupart de ses compagnons de plaisir, Wilkes eut bientôt la fantaisie d’entrer dans la vie politique. Cela coûtait cher à cette époque, car les candidats ne reculaient devant aucune manœuvre, si onéreuse et si déloyable fût-elle. Il en donna lui-même à sa première épreuve, lors des élections générales de 1754, un exemple qui mérite d’être raconté. Il se présentait pour le bourg de Berwick-upon-Tweed. Quelques-uns des partisans de son compétiteur habitaient Londres et devaient être ramenés chez eux le jour du vote aux frais du candidat, selon l’usage. Celui-ci, par économie, s’avisa de les transporter par mer. Wilkes eut l’audace de soudoyer le capitaine, qui débarqua ses passagers sur la côte de Norvège. Néanmoins il ne réussit pas. Quoiqu’il eût juré de ne jamais offrir ni accepter d’argent, ce premier essai lui coûta, dit-on, de 3,000 à 4,000 livres sterling. Sa femme avait supporté tant bien que mal les déréglemens de sa conduite privée ; cette fois elle trouva qu’un tel gaspillage dépassait la mesure. Les époux mal assortis se séparèrent d’un commun accord. Trois ans plus tard, il obtint enfin le siège qu’il ambitionnait, son ami Potter lui ayant abandonné le bourg d’Aylesbury. A la chambre des communes, il fit peu parler de lui, il n’avait guère d’occasions de se mettre en évidence, puisque Pitt, dont il acceptait volontiers la direction, était premier ministre. Les honneurs lui arrivèrent comme à tout autre membre du parlement. Grand-shérif du comté de Buckingham, colonel de la milice, il prenait place dans la société. L’influence que cette situation lui donnait, il l’employait de bonne grâce à obliger les gens de lettres, tels que Smollett et Johnson, dont les tendances politiques lui étaient pourtant hostiles. Puis l’ambition lui vint d’obtenir quelqu’un de ces grands emplois où les hommes d’état rétablissaient alors leur fortune quand elle avait été compromise par les dépenses d’une candidature trop laborieuse. On le voit postuler l’ambassade de Constantinople, qui se trouvait vacante, le gouvernement-général du Canada que la prise de Montréal venait de livrer en entier aux Anglais. Peut-être, avec un peu de patience, fût-il parvenu comme un autre ; mais on en était à l’année 1761. Pitt succombait, lord Bute prenait la direction des affaires. Pour obtenir désormais quelque chose, il fallait être tory ou Écossais. Wilkes n’était ni l’un ni l’autre ; il se trouva lancé dans l’opposition et la fit à sa manière, c’est-à-dire avec une âcreté qui, pour désagréable qu’elle fût aux autorités du jour, devait encore plus lui être nuisible à lui-même. S’il agit par ambition, ce que soutiennent ses détracteurs, on doit convenir qu’il entendait fort mal ses intérêts.

Il existait alors une presse officielle subventionnée pour soutenir les idées que la couronne voulait faire prévaloir. Smollett, plus connu comme romancier que comme journaliste, rédigeait le Briton, la plus marquante des feuilles périodiques dévouées au ministère. Wilkes créa le North-Briton pour soutenir une politique tout opposée. Moins correct qu’Addison, moins incisif que Junius, dont les lettres anonymes produisaient grande sensation depuis trois ans déjà, Wilkes savait écrire et se faire lire. Peut-être les petits pamphlets qu’il livrait chaque semaine au public n’auraient-ils aucun attrait pour les lecteurs d’aujourd’hui. Les fragmens qu’en citent ses biographes paraissent en somme bien anodins. Le principal mérite de ces écrits était, dit-on, la lucidité merveilleuse que l’auteur savait répandre sur les questions du jour, ne se cachant pour cela derrière aucune réticence, appelant les choses par leur nom, ou, s’il y fallait quelque détour, sachant rendre les allusions transparentes. Jusqu’alors le roi et les ministres n’étaient jamais désignés en propres termes dans les écrits de la presse périodique ; le lecteur avait à les deviner sous des initiales ou des sobriquets de convention. Wilkes mit les noms en toutes lettres ; mais il restait lui-même dans l’ombre. Non-seulement il ne signait pas, ses pamphlets ne portaient même aucun nom d’imprimeur, et cependant personne n’ignorait quel en était l’auteur, ni de quelle officine ils sortaient.

Le North-Briton avait beau jeu d’attaquer le ministère de lord Bute, car on n’avait pas vu depuis longtemps pareille impéritie chez les hommes qui se trouvaient à la tête des affaires. Du mois de juin 1762 au mois d’avril 1763, quarante-quatre numéros de ce journal avaient vu le jour avec un succès incontesté. Puis Bute laissa la place à Grenville. Wilkes n’avait aucune raison d’en vouloir à ce dernier, qui semblait appelé pour réparer les fautes de son prédécesseur ; il suspendit donc la publication de son recueil, et, la chambre des communes étant en vacances, il partit pour Paris. Au retour, l’une de ses premières visites fut pour Pitt, qu’il trouva discutant avec lord Temple, frère de Grenville, le discours du trône que le premier ministre lisait ce jour-là devant le parlement. Tous deux critiquaient fort ce document. Wilkes, rentré chez lui, mit par écrit cette conversation ; il en fit le 45e numéro du North-Briton, qui parut quelques jours après.

Ce dernier écrit produisit un effet considérable ; non pas que le public s’en émût beaucoup, car ce qu’on appelle aujourd’hui l’opinion publique était alors endormie ; mais George III et ses ministres le lurent et s’en indignèrent. Lord Halifax, l’un des secrétaires d’état, consulta les conseillers légaux de la couronne sur la question de savoir comment on pourrait atteindre l’auteur et l’imprimeur, à quoi il fut répondu que ce libelle « infâme et séditieux » tendait à détruire l’affection que le peuple avait pour sa majesté, et qu’il y avait lieu de le poursuivre conformément aux lois. Avant d’avoir reçu cette réponse, lord Halifax lançait un mandat d’amener général « contre les auteurs, imprimeurs et éditeurs de l’écrit scandaleux intitulé North-Briton, n° 45. » Ce mandat d’amener n’était donc pas nominatif. Il était arrivé déjà quelquefois aux officiers de police judiciaire d’avoir recours à ce mode d’information quelque peu vague et arbitraire ; mais la légalité en était douteuse. Les messagers du roi chargés de l’exécution allèrent droit au logis de Wilkes, l’arrêtèrent et saisirent ses papiers. Chez l’imprimeur, on découvrit le manuscrit du n° 45 écrit de sa main. Ainsi le fait était avéré. Cependant Wilkes, après quelques jours de secret, obtint de comparaître devant la cour des plaids communs, qui, sous la présidence du grand-juge Pratt, plus tard lord Camden, décida qu’il devait être mis en liberté parce que les privilèges de la chambre des communes protégeaient chacun de ses membres contre des poursuites pour la cause dont il s’agissait. La multitude, que le hardi pamphlétaire avait en sa faveur, accueillit cette sentence avec enthousiasme. On le reconduisit en triomphe jusque chez lui ; le soir, les rues furent illuminées en l’honneur du héros du jour.

Wilkes, dont la fortune était fort ébréchée, s’en fût peut-être tenu là, s’il n’eût trouvé un protecteur riche et puissant en la personne de lord Temple, l’intrigant et malicieux frère du premier ministre. A peine mis en liberté, il écrivait au secrétaire d’état une lettre à peu près ainsi conçue, qui fut rendue publique : « En sortant de la prison où vous m’avez fait enfermer, je m’aperçois que ma maison a été pillée, et l’on m’apprend que les papiers volés sont en votre possession. Veuillez me les rendre. » Si cette façon de s’exprimer pouvait plaire à la foule, elle était au contraire de nature à indisposer contre Wilkes tous les hommes modérés. Mieux inspiré, il poursuivit devant les tribunaux ceux qui l’avaient fait arrêter. Le cas était grave ; d’un côté les ministres avec le prestige que leur assurait la complicité avouée du roi, de l’autre un homme dont la conduite, toute passion politique mise à part, était blâmable. Toutefois le grand-juge Pratt n’hésita pas à se prononcer contre la couronne ; déclarant que le mandat d’amener général était illégal, il infligea des amendes considérables au secrétaire d’état qui l’avait signé de même qu’aux messagers qui l’avaient mis à exécution. Lord North fut contraint d’avouer plus tard que cette malencontreuse affaire coûtait 100,000 liv. sterling au trésor public. On loua beaucoup le grand-juge qui avait donné une preuve rare d’impartialité. George III, furieux de l’aventure, fit révoquer lord Temple et John Wilkes des fonctions honorifiques qu’ils remplissaient dans leurs comtés. Le parti de la cour s’apprêtait d’ailleurs à prendre sa revanche en une prochaine occasion.

Comme il ne trouvait plus d’imprimeur qui voulût courir le risque de travailler pour lui, Wilkes établit à son domicile une presse particulière pour éditer à nouveau la collection du North-Briton. Il s’en servit en même temps pour imprimer un opuscule obscène, l’Essai sur la femme, qui était une parodie d’une œuvre de Pope, avec des commentaires licencieux qu’il attribuait malignement au docteur Warburton, évêque de Glocester. Cet ouvrage, dont l’auteur paraît être du reste Potter, fils de l’archevêque de Canterbury, n’était pas destiné à la publicité. Il n’y en eut que douze exemplaires, dont aucun ne fut distribué. Il est vraisemblable que les anciens compagnons de plaisir de Wilkes en connaissaient l’existence. Un jour, l’un d’eux, lord March, se le procure par l’indiscrétion d’un domestique. Un autre affilié de l’abbaye de Medmenham, lord Sandwich, se charge d’en donner lecture à la chambre des lords. Aussitôt Warburton, qui siège dans cette chambre, proteste à son tour avec une ardeur excessive contre l’abus que l’on a fait de son nom. Ce fut un scandale tel que les lords citèrent Wilkes à leur barre. Le même jour, — c’était à la réouverture du parlement au mois de novembre, — l’un des ministres, lord North, présentait aux communes un compte-rendu de la procédure suivie contre Wilkes ; il demandait en outre à la chambre de déclarer que ce député avait enfreint son privilège par la conduite insolente qu’il avait tenue vis-à-vis des ministres de la couronne. Les débats furent d’une violence extrême. L’accusé se défendit avec calme et sang-froid. Pitt prit la parole en sa faveur tout en désapprouvant ce que Wilkes avait fait. Au fond, les extraits du n° 45, que l’on citait comme les plus coupables, nous semblent aujourd’hui de nature bien bénigne. « Le discours du trône, avait dit Wilkes, a toujours été accepté par la législature et par le public comme le discours des ministres. Celui de mardi dernier est sans parallèle dans les annales de notre pays. Il est douteux qu’on en ait jamais imposé davantage au souverain et à la nation. Quiconque aime sa patrie doit se lamenter qu’un prince doué de qualités si grandes et si aimables, qu’un roi que l’Angleterre révère avec raison ait accordé la sanction de son nom respecté aux plus odieuses mesures. » Est-ce donc là le langage d’un démagogue ? Lord Chatam en dit bien d’autres plus tard lors de la discussion sur les îles Falkland. « C’est une honte pour le roi, une insulte pour le parlement ; on met un mensonge dans la bouche du roi, » s’écriait devant la chambre des lords ce grand homme d’état, qui a toujours professé un respect absolu pour la personne du souverain ; mais les discours prononcés devant les lords ou devant les communes ne recevaient pas comme maintenant une publicité indéfinie. Wilkes en aurait pu dire bien davantage dans le parlement sans exciter la colère. Il avait porté le débat devant le public par la voie de la presse : c’était le grand crime qu’on lui reprochait sans en faire l’aveu.

À cette époque, la chambre des communes ne se piquait guère d’honnêteté ni d’indépendance. Walpole avait entrepris d’acheter les votes à prix d’argent ; il n’y avait que trop bien réussi. Newcastle, Grenville, l’imitèrent. La majorité, qui appartenait au ministère, décida que le pamphlet en question serait brûlé par le bourreau sur la place publique. Cela ne se fit pas sans opposition. Au jour de l’exécution, la foule irritée arracha le North-Briton du bûcher et mit en place une botte enjuponnée qui représentait, comme on sait, lord Bute et la princesse douairière. C’était une insulte que ces hauts personnages ne méritaient pas, car il y a toute apparence qu’ils étaient tout à fait étrangers à l’événement. Un des ouvriers typographes que Wilkes employait chez lui devait subir en même temps la peine du pilori. Au lieu de l’accabler de projectiles, suivant l’usage, on l’applaudit et l’on fit une quête à son profit. Wilkes ne pouvait plus se montrer en public sans être accueilli par des hourras frénétiques. Cependant ce succès populaire n’était pas sans danger. Déjà, à Paris, un capitaine écossais au service de la France l’avait provoqué en duel à propos des injures que le pamphlétaire avait adressées à ses compatriotes ; un autre Écossais voulut, dit-on, l’assassiner dans son logis de Londres. Enfin un secrétaire du trésor, que le North-Briton avait dénoncé comme l’un des intermédiaires les plus actifs dans les marchés honteux conclus entre le ministère et les membres des communes, provoqua Wilkes de telle façon que celui-ci fut contraint de se battre et reçut une blessure dangereuse. Les vacances de Noël étant arrivées, il était assez rétabli pour aller en France ; il y retomba malade et ne put revenir à Londres à la réouverture de la session. Il envoya donc au speaker un certificat de deux médecins français ; la chambre, toujours docile à l’impulsion ministérielle, ne voulut pas admettre ce certificat parce qu’il y manquait quelques formalités. Le 19 janvier 1764, Wilkes fut par un vote déchu de son siège. Le prétexte était en vérité bien frivole. Ce ne fut pas tout cependant. Traduit devant la cour du banc du roi comme auteur de libelles séditieux et obscènes, il fut condamné par contumace ; puis, comme il ne se présentait pas, on le mit hors la loi. Le parti de la cour triomphait. Expulsé, condamné, ruiné, l’auteur du North-Briton expiait durement la haine que lui avait vouée George III.

Toutefois les affaires publiques n’en allaient pas mieux. D’abord les communes, malgré leur complaisance, ne se résignaient pas à sanctionner les mandats d’amener généraux. La question ayant été soulevée de nouveau, plusieurs membres dévoués au gouvernement, pourvus de charges à la cour, se prononcèrent contre les ministres, qui, par crainte d’un échec, se contentèrent d’un ajournement et le firent encore voter avec beaucoup de peine. Le roi s’en émut à tel point qu’il révoqua le général Conway, l’un des opposans, ne pouvant, écrivait-il à Grenville, confier un commandement dans son armée à quelqu’un qui votait contre lui dans le parlement. L’habitude avait été prise sous les deux premiers Georges de compter pour rien l’opinion ou le désir du roi : les temps étaient bien changés ; la prérogative royale s’affichait hautement même sur un sujet qui touchait aux plus chers privilèges de la nation anglaise, puisqu’il s’agissait au fond de la liberté individuelle et de la liberté de la presse. Ce ne fut pas néanmoins l’irritation populaire ni l’opposition du parlement qui détermina la retraite de lord Grenville. Ce ministre avait la majorité dans les deux chambres, majorité vénale sans doute, mais enfin il l’avait. Suivant lui, au dire de Macaulay, tout pouvoir venait du peuple ; mais le peuple avait délégué tout son pouvoir au parlement. Quelque impopulaire qu’il fût devenu, — il l’était autant que lord Bute, — quelque désagréable qu’il fût au souverain lui-même, il était resté ministre parce que George III ne trouvait qui mettre à sa place. Il avait fait voter l’impôt sur les colonies de l’Amérique du Nord qui fut l’origine de l’insurrection américaine ; il avait en maintes circonstances blessé le roi, qui n’avait renvoyé Pitt, quatre ans auparavant, que parce qu’il entendait être le maître. Enfin le marquis de Rockingham fut chargé de composer un nouveau ministère. C’était un homme de bon sens et de bonne réputation, son plus grand défaut était d’être médiocre et de n’être entouré que d’hommes médiocres ; le parti whig ne comptait plus d’hommes capables depuis la retraite de lord Chatam, qui, malade et mécontent, ne voulait pas rentrer aux affaires. Il s’y décida bien quelques mois plus tard et reparut alors en compagnie du duc de Grafton ; il ne fut, on le sait, qu’un chef nominal, vivant à l’écart, en dehors de Londres, incapable d’imposer à ses collègues et au parlement la forte direction que l’on avait coutume de recevoir de lui.

Wilkes était sans ressources lorsqu’il s’était réfugié à Paris après sa condamnation, car la fortune qu’il avait possédée était dissipée depuis longtemps. Il vivait d’une pension annuelle de 1,000 livres sterling que lui faisaient passer les membres de l’opposition libérale, le marquis de Rockingham en tête. Il n’était pas en moins bons termes avec Pitt et le duc de Grafton. Il se flatta d’être enfin dédommagé en apprenant que ses amis rentraient au pouvoir : espoir bientôt déçu. Ceux-ci l’invitèrent à prolonger son séjour en France. La seule satisfaction qu’il obtint fut un vote de la chambre des communes qui proclamait l’illégalité des mandats d’amener généraux, Ce n’était pas assez ; aussi écrivait-il tristement à l’un de ses confidens : « On ne peut jamais compter sur les ministres dans notre pays. Les whigs, en arrivant au pouvoir, deviennent aussitôt tories, quoique les tories, hélas ! ne deviennent jamais whigs. » Malgré tout, il revint à Londres au mois de mars 1768 sans prendre la peine de se cacher ; il écrivit une lettre au roi pour solliciter sa clémence. Bien que l’opinion des ministres lui fût favorable, il n’obtint aucune réponse. Voyant cela, comme le parlement venait d’être dissous, il eut l’audace de se porter candidat dans la cité de Londres. Le scrutin ne lui fut pas favorable ; alors il se présenta aux électeurs du Middlesex. Il avait là des amis dévoués, entre autres le ministre anglican Horne Tooke, ecclésiastique turbulent, qui plus tard fit à son tour beaucoup parler de sa personne. Le comte Temple, le duc de Portland, l’appuyaient chaudement. Bref, il fut élu par les électeurs du Middlesex.

Autant les amis du roi étaient consternés, autant la populace se montra joyeuse de cet événement. Non contente de manifester sa satisfaction par des cris, la foule obligea les habitans de Londres à illuminer leurs maisons. Le fameux numéro 45 redevint à la mode, comme cinq années auparavant, lors du procès du North-Briton. Un jour, le comte de Seilern, ambassadeur d’Autriche, homme grave et cérémonieux, se promenait en voiture. On le fit descendre, et l’on inscrivit le fatidique numéro à la craie sur la semelle de ses chaussures. L’ambassadeur fit mine de se fâcher ; les ministres ne purent s’empêcher de rire de cette inconvenance, qu’ils n’avaient du reste aucun moyen de punir. Les oisifs multipliaient, divisaient, décomposaient le chiffre 45 de toutes les manières possibles. L’un d’eux eut le talent de découvrir que c’était précisément le nombre des bêtes énumérées dans l’Apocalypse. Que faire contre un tel engouement ? Dans l’entourage de George III, les courtisans de bon sens soutenaient qu’il valait mieux apaiser la foule en pardonnant à Wilkes. C’eût été le plus sage ; mais le roi était entêté, on ne put rien obtenir de lui. Lord Mansfield, qui avait jadis dirigé les poursuites contre le pamphlétaire et qui était un légiste consciencieux, avait contribué à faire rapporter la déclaration de mise hors la loi. Wilkes eut donc à comparaître devant la cour du banc du roi pour les deux délits dont il avait été accusé, c’est-à-dire la publication du North-Briton et celle du scandaleux écrit intitulé l’Essai sur la femme. Il se défendit avec modération et simplicité, rejetant avec raison le scandale de ce dernier libelle sur ceux qui en avaient soustrait un exemplaire par des moyens inavouables et qui l’avaient produit en pleine chambre des lords. Néanmoins il fut condamné à une grosse amende et à vingt-deux mois de prison. Pour la première fois en pareille circonstance, on lui faisait grâce du pilori, par crainte sans doute que cette exposition publique ne fût le prétexte d’une manifestation populaire en faveur du coupable.

Il était cependant député. Aussi le jour de l’ouverture du parlement, comme il était déjà sous les verrous, la foule l’attendait-elle à la sortie de la prison. Le gouvernement, qui n’avait nulle envie de le relâcher, avait pris des précautions. Un régiment de highlanders était sous les armes à peu de distance. Dès qu’il y eut tumulte, le magistrat du district fit avancer la troupe, qui fit feu sur la multitude et blessa quelques personnes. Un soldat, poursuivant dans une maison l’un des agitateurs, atteignit d’un coup de baïonnette un autre individu fort étranger à tout ce qui se passait. Celui-ci intenta tout de suite une action en justice contre le magistrat qui avait commandé le feu et contre le soldat par lequel il avait été blessé. Le premier fut acquitté, le second fut congédié avec une pension en guise de récompense. Puis le ministre de la guerre complimenta les troupes sur leur conduite en cette circonstance.

Cette façon d’agir était régulière ; personne, à part quelques esprits turbulens, ne la désapprouverait aujourd’hui. Cependant Wilkes ne fut pas de cet avis, car, ayant reçu copie dès ordres donnés par le secrétaire d’état, lord Weymouth, en prévision des troubles de cette journée, il l’envoya à un journal de Londres avec une lettre dans laquelle il accusait ce ministre d’avoir nourri contre le peuple des projets diaboliques d’assassinat. C’était rallumer la guerre. Peut-être le gouvernement ne demandait-il pas mieux que de ne plus s’occuper de Wilkes ; mais il ne pouvait se dispenser de répondre à cette lettre, en sorte que l’auteur en fût puni. Lord Barrington, ministre de la guerre, vint proposer à la chambre des communes l’expulsion du pamphlétaire. Pour la seconde fois en effet, après un long débat, Wilkes fut déclaré indigne de siéger. La punition n’était pas proportionnée à la faute ; ceux qui l’avaient votée ne tardèrent pas à s’en repentir.

Moins de quinze jours après, les électeurs du Middlesex réélurent Wilkes sans opposition. Était-il rééligible ? Le cas était douteux, Le savant docteur Blackstone, commentateur de la constitution anglaise, n’avait jamais compris l’expulsion au nombre des causes d’indignité. Blackstone, qui vivait alors et même était député, ne craignit point de voter pour le gouvernement et de se donner à lui-même une sorte de démenti. Charles Fox, qui venait d’entrer au parlement avant d’avoir atteint sa vingt et unième année, infidèle aux idées libérales dont il s’inspira plus tard, Charles Fox parla contre Wilkes avec éloquence. Il subissait alors l’influence de son père, lord Holland, qui ne pouvait pardonner à Wilkes les attaques dirigées contre le cabinet de lord Bute, dont il avait fait partie. L’élection fut annulée ; bien entendu, les électeurs persistèrent aussi dans leur choix. Cette fois il y avait un autre candidat, le colonel Luttrell, qui eut un petit nombre de suffrages. La chambre décida que ce Luttrell, bien qu’il n’eût eu qu’un cinquième des suffrages, était valablement élu. Il serait difficile de découvrir un autre exemple d’une si singulière décision, même dans les pays où le droit des électeurs est le moins en honneur. « Ainsi finit, s’écria Burke, une tragi-comédie jouée par les serviteurs de sa majesté au bénéfice de M. Wilkes et aux dépens de la constitution. » Les amis du roi ne pouvaient certes imaginer un moyen plus ingénieux de rendre populaire l’homme qu’ils détestaient le plus.


II

Notez que l’infortuné George III, imbu des idées despotiques que l’on sait, n’avait eu jusqu’alors, en dix ans de règne, que des ministres déplaisans. Chatam, hautain et absolu, ne s’humiliait que pour la forme devant la majesté souveraine. Bute, à supposer que le roi ne l’ait pris que tard en aversion par le motif qui a été dit, n’était resté que quelques mois au pouvoir. Quant à Grenville, il avait toute l’arrogance d’une trop heureuse médiocrité. Rockingham et le duc de Grafton, tous deux du parti whig, étaient en quelque sorte les adversaires du parti de la cour ; ils s’étaient montrés d’ailleurs peu capables. George III aurait voulu pour le moins avoir dans son conseil des gens bien élevés qui eussent un peu de condescendance pour ses opinions. C’est ainsi qu’il se rappelait encore avec gratitude dans ses vieux jours d’avoir vu à la tête de la marine lord Sandwich, un libertin, dont la conduite privée était notoirement scandaleuse, et cependant le roi, qui aimait ce ministre, était lui-même sans contredit un homme de mœurs pures. Enfin il découvrit dans lord North l’homme qu’il lui fallait, respectueux, point entêté, assez bien posé dans le parlement pour y exercer une influence considérable, capable de lutter à la tribune contre les meilleurs debaters. Lord North était de plus un lettré, un vrai gentilhomme, et c’est quelque chose, disait le roi, d’avoir affaire à un gentilhomme. Tant de qualités lui valurent de rester longtemps à la tête des affaires. Devenu premier ministre en janvier 1770, il ne se retira qu’en mars 1782. Lord North avait un profond mépris pour l’opinion publique, il se vantait volontiers d’être impopulaire. Alors tout dévoué au souverain, qu’il servait avec autant de docilité que de bonne humeur, il s’allia plus tard aux pires ennemis de la cour. Était-ce donc au moins un homme habile ? Son long ministère ne fut signalé que par des guerres désastreuses contre les états insurgés de l’Amérique du Nord et contre la France, par des luttes intérieures où l’autorité n’eut pas toujours le dernier mot, L’histoire n’est pas aussi indulgente pour cet homme d’état que le fut George III, qui le conserva tant qu’il fut possible et ne le laissa partir qu’à regret. L’histoire le juge comme un homme sans conscience ni conviction que les soucis du pouvoir n’émouvaient pas, parce que rien ne le pouvait émouvoir. Le roi trouvait en lui le serviteur complaisant qu’il avait cherché depuis dix ans sans le découvrir encore. Avec lui, George III allait être en mesure de faire prévaloir les privilèges de la prérogative royale si chers à son cœur. Ce souverain triomphait enfin par ce seul motif qu’il avait suivi avec persistance une même ligne politique, tandis que les partis parlementaires étaient dans le désarroi. La lutte que Wilkes avait soutenue en hardi partisan n’était pas finie. On en va voir les derniers incidens.

L’élection du Middlesex venait d’avoir Heu lorsque lord North devint premier ministre et que s’ouvrit la session de 1770. Chatam, soutenu par lord Camden, protesta dans la chambre des lords avec sa vigueur accoutumée contre l’admission du colonel Luttrell. « Le caractère et les actes de M. Wilkes, disait-il, ont été mis en cause fort mal à propos, non-seulement ici, mais encore dans la chambre des communes, où la cause s’est jugée. Pour les uns, c’est un grand patriote ; pour d’autres, c’est un vil incendiaire. Quant à moi, je ne le considère que comme un citoyen anglais à qui la loi confère certains droits que la loi seule lui peut enlever. Les vices de sa vie privée ne me touchent pas plus que les mérites de sa vie publique. Fût-il le dernier des hommes, je défends en son nom la sécurité de tous. Le ciel nous préserve, messieurs, que l’usage s’établisse en ce pays de mesurer les droits civils d’un citoyen par la moralité de son caractère. » Ne sont-ce pas là de nobles paroles qui justifient l’attention que nous donnons aujourd’hui à la vie d’un simple libelliste ? L’éloquence de Chatam n’eut pas le pouvoir de convaincre les lords ; une immense majorité se prononça contre la motion qu’il avait proposée. Les réclamations ne furent pas moins vives dans la chambre des communes ; elles n’eurent pas meilleur succès. En dehors du parlement, les esprits étaient également agités. Ce fut alors, paraît-il, que s’établit la coutume de tenir des meetings pour discuter en public la question du jour ; on signait des pétitions pour demander au roi la dissolution d’une chambre qui s’était rendue indigne de siéger en expulsant l’un de ses membres sans motifs suffisans. Le parti de la cour n’était point de cet avis. Au contraire l’expulsion de Wilkes avait été pour George III et pour son entourage un sujet de grande satisfaction.

Cependant quelques-unes de ces protestations se présentaient avec un apparat dont le gouvernement devait être fort embarrassé. Ainsi le corps municipal de Londres, réuni dans la salle du conseil, décida que des remontrances seraient adressées au roi. En ce temps, la Cité de Londres n’était pas comme aujourd’hui un simple lieu de rendez-vous où l’on vient quelques heures de la matinée pour expédier ses affaires, que l’on quitte le plus vite possible pour achever sa journée dans une maison confortable de la banlieue. Les gros négocians, les principaux banquiers y demeuraient ; ils y avaient leurs affections, leurs habitudes, leur home en un mot. Faire partie de la cour des aldermen était un honneur envié que ne dédaignaient ni les plus riches, ni les plus intelligens. Parfois quelques représentans de cette vaillante bourgeoisie entraient à la chambre des communes en achetant un bourg pourri ; mais l’esprit général du parlement leur était hostile. D’ailleurs ils étaient toujours mal vus à la cour. En somme, la Cité était un foyer de libéralisme et d’opposition, le seul peut-être qu’il y eût en Angleterre, car les corps municipaux des autres grandes villes du royaume subissaient le prestige de l’autorité royale autant que les campagnes : aussi y eut-il sensation lorsque le lord-maire Beckford, accompagné d’une suite nombreuse, vint un jour admonester George III, qui s’en montra fort blessé, comme on pense. Peu de jours après, le lord-maire revint à la charge ; sur une réponse décourageante du souverain, il proféra des paroles qui, tout en ne s’adressant qu’aux ministres présumés seuls responsables, atteignaient le roi lui-même, puisque celui-ci était le seul ennemi irréconciliable de Wilkes. George III se mit en colère, dit-on, et, portant la main sur la garde de son épée, il fit entendre qu’il la tirerait plutôt que d’accorder la dissolution des communes. C’était donc bien la volonté personnelle du monarque qui se trouvait en lutte contre la volonté populaire. Le parlement n’était plus qu’un comparse, soutenu par l’un, attaqué par l’autre des deux partis en lutte, ce qui ne s’était pas vu depuis la révolution. Toutefois les esprits se calmèrent peu à peu. Personne ne se souciait sans doute de pousser les choses à l’extrême ; d’ailleurs le principal agitateur, retenu en prison, ne pouvait prendre une part directe au conflit.

Au fond, Wilkes n’était pas si malheureux sous les verrous qu’il eût hâte d’en sortir par un coup de tête. On lui avait donné pour logement une maison commode où il vivait à l’écart des autres détenus. Sa table était servie avec profusion, grâce aux cadeaux de poisson, de gibier, de fruits, que lui expédiaient de nombreux admirateurs. Il avait la visite des hommes les plus considérables du royaume, par exemple Burke et lord Rockingham. De tous côtés lui arrivaient des dons en argent qu’il acceptait avec d’autant moins de scrupules que sa fortune était dissipée et ses affaires toujours en désordre. Les habitans de Charleston lui envoyèrent d’Amérique une somme de 1,500 livres sterling. Dans ce temps aussi, les électeurs d’un quartier de Londres l’élurent alderman, ce qui lui rendait une situation politique. Le jour où il fut enfin mis en liberté, on illumina à Londres, où le lord-maire lui-même prit part à cette manifestation, et dans d’autres villes de province. Il eut le bon goût de se soustraire aux ovations que la foule lui aurait faites volontiers ; mais il accepta sans remords l’appui pécuniaire de ses nombreux adhérens. Il s’était formé une association qui, sous prétexte de défendre les droits des citoyens, n’avait en réalité d’autre occupation que de payer les dettes de Wilkes pour empêcher qu’il ne fût poursuivi par ses créanciers. George III apprit cela ; il se dit qu’il suffisait de ne pas donner un nouvel aliment à la popularité de ce turbulent adversaire, que ses amis les plus dévoués se lasseraient de le secourir, et qu’il finirait par être oublié. C’était raisonner juste ; mais Wilkes n’était pas homme à rester inactif.

Il était alderman. À ce moment se discuta de nouveau une question toujours débattue, souvent tranchée par les mesures prohibitives de l’une ou l’autre chambre, et toujours renaissante néanmoins, tant il est vrai que la loi ne prévaut pas contre l’opinion publique. Les communes avaient interdit aux journaux de publier leurs débats. Les publicistes s’en dédommageaient par des subterfuges dont personne n’était dupe. Ainsi les journaux rendaient compte des séances du club politique ou du sénat de Lilliput. Ils attribuaient les discours à Brutus ou à Cicéron, ou bien encore ils désignaient les orateurs par des initiales. On l’a dit plus haut, le North-Briton appela les gens par leur nom, ce qui était au fond plus poli que de les indiquer par un sobriquet transparent. Un certain régime de tolérance s’était établi lorsque le colonel Onslow, l’un des députés contre qui la malignité de la presse s’était le plus exercée, s’avisa de réclamer des poursuites contre deux imprimeurs. George III ne manqua pas de manifester la satisfaction qu’il éprouvait de cette proposition. Il avait la presse en horreur, comme tous les despotes. Par son ordre, les ministres se résignèrent, quoiqu’à regret, à décréter d’accusation les imprimeurs incriminés, avec une récompense de 50 livres sterling pour quiconque appréhenderait l’un d’eux. Ceci étant connu, un imprimeur nommé Wheble se fit arrêter par un ouvrier typographe et conduire devant le magistrat de service à Guildhall. C’était Wilkes, qui mit l’imprimeur en liberté et tout au contraire retint en prison l’ouvrier pour avoir indûment appréhendé au collet l’un de ses concitoyens. Peu après, un officier de la chambre des communes arrêta à son tour l’éditeur de l’Evening-Post. Le lord-maire, assisté d’un autre alderman, fit dans ce cas ce que Wilkes avait déjà fait ; il relâcha l’imprimeur et ne laissa l’officier de la chambre en liberté que sur caution. Là-dessus, la chambre des communes s’irrita que ses ordres fussent ainsi méconnus. Le lord-maire et les deux aldermen furent cités à la barre. Wilkes refusa de comparaître ; il inspirait tant de crainte que l’on n’osa pas insister. Ses complices furent envoyés à la Tour, où ils restèrent six semaines, recevant par compensation les témoignages d’estime de tous les membres influens de l’opposition. En définitive, la question était jugée ; la chambre, après cet acte de sévérité, n’osa plus se plaindre. Imprimeurs et éditeurs eurent dorénavant toute liberté de fabriquer des comptes-rendus des séances comme il leur plaisait.

C’était une victoire de l’opinion, victoire dont le public fit honneur à Wilkes seul, bien qu’il n’eût pas été seul à lutter contre la majorité de la chambre. En récompense, on l’élut shérif, puis, deux ans après, lord-maire, en dépit de l’animosité que la cour lui témoignait toujours. À cette époque, la corporation de la Cité était une des plus hautes institutions politiques du royaume ; être lord-maire, c’était presque autant que d’être premier ministre. Il y avait dix ans que Wilkes luttait contre le pouvoir royal. Il avait failli être tué en duel, il avait passé de longs mois en prison, il avait été expulsé plusieurs fois du parlement. Malgré tous ces incidens, malgré le mauvais renom que lui avait valu sa vie privée, il atteignait la plus haute position qu’il pût ambitionner. Ce qu’il y a de plus extraordinaire en son histoire, disait avec raison Robert Walpole, c’est la durée de son influence. Masaniello à Naples, Rienzi à Rome, Sacheverell à Londres, ont eu chacun leur jour de popularité, puis ils sont morts, et l’on n’a plus entendu parler d’eux. La popularité prodigieuse de Wilkes a vécu dix ans et ne s’est éteinte que lorsqu’il eut triomphé. Au reste, tous les succès lui vinrent en même temps, d’autant plus que ses adversaires renonçaient à la lutte. Aux élections générales de cette même année (1774), les électeurs du Middlesex lui rendirent le mandat de député, dont il avait été privé par un vote quelque temps auparavant. Personne ne songea plus à lui opposer l’arrêt d’expulsion rendu jadis contre lui.

Jusqu’alors cet heureux pamphlétaire n’avait été, pour ainsi dire, qu’un être impersonnel en qui s’était incarnée pour la multitude l’horreur du pouvoir absolu. Aux yeux du public, il n’avait pas plus triomphé par ses qualités propres que démérité par ses vices. A vrai dire, on ne savait que fort peu de quoi il était capable ; à part les quelques libelles qui avaient commencé sa réputation, il n’avait guère donné la mesure de ce qu’il pouvait faire. Les plus malins n’avaient qu’une médiocre confiance en lui. Robert Walpole disait à l’époque de la première élection du Middlesex : « A mon avis, la chambre des communes est l’endroit où il peut faire le moins de mal, car c’est un pauvre orateur ; il y sera bientôt dédaigné. » comme tant d’autres personnages de tous les temps, Wilkes avait à faire ses preuves de capacité non pas avant d’obtenir un premier succès, mais après être arrivé au faîte des honneurs. Comment il s’en acquitta, c’est ce qu’il reste à dire. La fin modeste de cet ancien agitateur n’est pas un des traits les moins curieux de sa vie.

La grande affaire de l’époque était la querelle entre la métropole et les colonies de l’Amérique du Nord. Walpole, si puissant qu’il fût, n’avait osé taxer les possessions lointaines de la Grande-Bretagne, même lorsque le trésor était dans la pénurie. A ceux qui le lui proposaient, il répondait avec son bon sens ordinaire qu’il laisserait cette innovation à des ministres plus hardis que lui. Grenville, infatué de son importance, ne fut pas si prévoyant, bien que les colonies se fussent notablement accrues depuis vingt ans. Sur sa proposition, le parlement leur imposa un droit de timbre. Le parlement de la Grande-Bretagne avait-il le droit de voter des impôts sur les habitans d’une dépendance lointaine qui n’étaient pas représentés sur ses bancs ? En principe, l’alternative n’est pas douteuse aujourd’hui. Les colons de la Nouvelle-Angleterre ne le pouvaient dénier à moins de se déclarer tout à fait indépendans ; mais il y avait une question d’opportunité, de justice, que le projet de Grenville tranchait avec trop de précipitation. Après des débats auxquels l’attitude menaçante des colons donnait un intérêt majeur, la loi du timbre fut rapportée ; quelques mois plus tard, sous le ministère du duc de Grafton et de Pitt, tandis que celui-ci se tenait malade à l’écart, un autre chancelier de l’échiquier, Charles Townshend, fit voter des droits de douanes sur le thé et d’autres matières dans les ports de l’Amérique du Nord. Lord North maintint cet impôt malgré les réclamations des colonies, qui se traduisirent bientôt par des actes de rébellion. George III montrait en cette occasion l’entêtement dont il faisait preuve en toutes les affaires dont il daignait s’occuper. La guerre était donc déclarée entre la mère-patrie et ses enfans d’outre-mer, guerre fratricide où les forces paraissaient bien inégales, puisqu’il y avait d’un côté toutes les ressources d’une nation qui était alors en paix avec l’Europe, et de l’autre les milices inexpérimentées de colonies récentes qui, plus adonnées au travail qu’aux exercices militaires, n’avaient encore essayé leurs armes que contre les tribus indiennes.

A vrai dire, l’opinion publique était cette fois avec le roi et ses ministres. Les guerres que Pitt avait soutenues contre l’Espagne et la France, quelque glorieux qu’en eussent été les résultats, avaient laissé des charges qu’il fallait payer. La foule n’eût pas compris que les colonies fussent exemptes des dettes que l’on avait contractées en grande partie pour les défendre ; mais après quelques années, lorsque ces colonies eurent prouvé qu’elles étaient capables de soutenir la lutte, lorsque le congrès colonial, réuni à Philadelphie en juillet 1776, eut proclamé l’indépendance des treize états et que les esprits se furent tellement envenimés que la soumission n’était plus possible, il ne restait plus qu’à se demander lequel valait le mieux ou de continuer une guerre désastreuse à laquelle les autres puissances européennes allaient prendre part, ou bien de s’accommoder avec les rebelles. Lord Chatam ne sut pas prendre une résolution virile ; autant il désapprouvait cette guerre mal conduite et soutenue avec des efforts disproportionnés, autant il s’indignait à la seule idée de reconnaître l’indépendance des États-Unis de l’Amérique du Nord. On le sait, le dernier discours que ce grand homme d’état prononça devant la chambre des lords avait pour but de combattre une motion en faveur de la paix. Il ne pouvait se résigner au démembrement de la patrie qu’au temps de sa propre grandeur il avait faite si puissante. Cependant la raison, même le patriotisme, commandaient alors de mettre fin à une guerre aussi longue qu’inutile.

Il semble que Wilkes ait été l’un des premiers à le comprendre, par quoi il aurait fait preuve de perspicacité. Dès le début des hostilités, il engageait le gouvernement à ne pas pousser les colons à des mesures extrêmes, qui rendraient la réconciliation impossible. Si les comptes-rendus législatifs de l’époque sont authentiques, Burke et Fox, les grands orateurs de la fin du XVIIIe siècle, n’auraient jamais parlé d’une façon plus juste ou plus éloquente. « Lorsque la résistance est couronnée de succès, ce n’est plus une révolte, c’est une révolution, disait Wilkes aux membres des communes. Qui vous garantit, ajoutait-il, que, si les Américains réussissent à devenir indépendans, ils ne célébreront pas plus tard l’ère glorieuse de la révolution de 1775 comme nous célébrons celle de 1668 ? » D’année en année, à mesure que la lutte s’aggravait, il osait qualifier de grands patriotes les chefs de l’insurrection ; il avouait son admiration pour le peuple américain, ce peuple pieux et religieux, disait-il, qui observe avec ferveur le premier des commandemens divins : croissez et multipliez.

N’eût-il défendu que cette thèse avec une semblable vigueur Wilkes aurait déjà tenu dignement sa place dans la chambre des communes ; mais il montra dans d’autres circonstances encore que la multitude avait eu raison d’associer son nom à celui de la liberté dix ans auparavant[1]. D’abord il obtint que la chambre effacerait de ses registres la délibération inique en vertu de laquelle il avait été jadis expulsé et remplacé par le colonel Luttrell. C’était une victoire tardive dont tous les amis sincères de la constitution devaient se féliciter. Puis il entreprit de faire passer un bill sur la réforme électorale. Il échoua, ce n’est pas étonnant. William Pitt lui-même reproduisit un peu plus tard la même motion avec aussi peu de succès. Du reste, sur la fin du trop long ministère de lord North, l’opposition avait le beau rôle, on en conviendra. Rien ne réussissait de ce que le gouvernement avait entrepris. Outre que la guerre était malheureuse, l’Irlande s’agitait, une émeute ensanglantait les rues de Londres. Lord North poursuivait, non par conviction, mais par complaisance, la politique qui plaisait le mieux au roi. De temps en temps, après avoir offert sa démission, il consentait à rester en place sur les supplications de George III, qu’il n’aimait pas au fond, comme il le montra plus tard. Enfin, lorsque le courrier d’Amérique apporta la triste nouvelle de la capitulation de Cornwallis, comprenant que soutenir la lutte devenait impossible, il prit une bonne fois la résolution de se retirer. Il avait été douze ans premier ministre, toujours impopulaire (il en convient lui-même), toujours en butte dans le parlement aux attaques d’adversaires non moins habiles qu’éloquens ; l’opinion publique lui avait été contraire presque constamment. Toutefois, s’il conserva tout ce temps le pouvoir, ce ne fut pas seulement par la faveur du souverain ; on peut lui rendre cette justice, qu’il possédait une dextérité rare dans le maniement des hommes. Nul n’avait plus que lui l’oreille du parlement, suivant l’expression consacrée. Pour lui, de même que pour Grenville, qui ne le valait pas, avoir la majorité dans le parlement était le grand point, quelles que fussent les idées dominantes dans la population. On a revu depuis des ministres imbus des mêmes préjugés ; leur passage au pouvoir a-t-il jamais été un événement heureux ?

Il est vraisemblable qu’à la chute de lord North s’évanouirent les dernières velléités despotiques de George III. Le nouveau cabinet, dont lord Rockingham était le chef, ne se composait que de whigs. Peut-être ceux-ci, qui vivaient depuis longtemps dans l’opposition, manquaient-ils alors de l’expérience des affaires, ou plutôt, en devenant les maîtres, crurent-ils à tort que le ministère devait renfermer toutes les sommités du parti sans que les membres qui le composaient eussent un programme commun. Après dix-huit mois de discussions intestines, les hommes qui marquaient le plus dans le parlement s’effacèrent pour laisser la première place à William Pitt. Celui-ci n’avait que vingt-trois ans ; de même que son père, il avait l’éloquence et l’autorité ; il sut garder le pouvoir que les autres lui avaient abandonné.

C’est ici que s’arrête, à vrai dire, la carrière politique de Wilkes. Cet agitateur, dont le nom avait acquis une si bruyante notoriété, ce pamphlétaire, dont les écrits avaient tant scandalisé la cour, n’était après tout qu’un whig fort modéré, un royaliste dévoué, qui se contentait de la dose de réformes et de libertés que lord Chatam et William Pitt admettaient l’un et l’autre. Fox et Sheridan l’accusèrent bientôt d’être un transfuge parce qu’il ne votait plus avec eux. D’ailleurs l’âge avait calmé sans doute l’ardeur de ses jeunes années, et il était enfin en possession d’une fastueuse sinécure : les citoyens de Londres l’avaient élu chambellan. L’un des devoirs de cette charge était de haranguer les grands hommes auxquels on conférait, à titre d’honneur extrême, le droit de cité. William Pitt, Cornwallis, Nelson, reçurent tour à tour ses souhaits de bienvenue. Quelle singulière transformation depuis le temps où les deux chambres du parlement qualifiaient d’écrits scandaleux tout ce qui sortait de sa plume ! Autrefois il avait fait imprimer un libelle infâme, maintenant il publiait avec un soin minutieux des éditions nouvelles des classiques grecs ou latins, non point pour en tirer profit, mais pour en offrir des exemplaires à ses amis. Après avoir irrité le roi plus que qui que ce fût au monde, il était reçu à la cour. Un jour, raconte-t-on, George III, qui ne gardait pas rancune, lui demandait des nouvelles de son ami l’avocat Glynn, en qui Wilkes avait trouvé un défenseur ardent à l’époque de ses luttes judiciaires : « Ce n’est pas mon ami, répondit-il ; il était wilkite, et je ne l’ai jamais été. » Ses détracteurs prétendent qu’il reniait par là les actes de sa conduite passée ; peut-être entendait-il exprimer plutôt qu’il répudiait les exagérations auxquelles ses partisans s’étaient alors abandonnés, ou peut-être encore cédait-il simplement au plaisir de faire un bon mot. C’était un homme d’esprit, plus Français qu’Anglais sous ce rapport. Éducation, instruction, vives reparties, il possédait, sauf les agrémens du visage, toutes les qualités d’un homme de bonne compagnie.

Singulier personnage en résumé ! D’autres hommes de la même époque ont eu des vices plus apparens sans qu’on leur en fît autant de reproches. Dissipateur, il le fut toute sa vie ; mais il était sobre, tandis que la plupart de ses contemporains, le prince de Galles en tête, se signalaient par de honteux excès de boisson. Il ne jouait point, tandis que Fox gaspillait au jeu toutes les ressources que lui procuraient son patrimoine et les grands emplois de l’état dont il était investi. Cependant Wilkes passe dans l’histoire du XVIIIe siècle avec un mauvais renom en dépit des services signalés qu’il rendit à son pays. Les Anglais lui doivent la suppression des mandats d’amener anonymes, que l’on peut comparer assez justement aux lettres de cachet de notre ancien régime. Ils lui doivent encore la publicité des débats parlementaires. Il fut toute sa vie le champion déterminé de la liberté d’écrire. « Jusqu’où va en Angleterre la liberté de la presse ? » lui demandait un jour le prince de Croy, gouverneur de Calais, à l’époque où tout le monde s’occupait du North-Briton. « Je l’ignore, mais je cherche en ce moment à m’en assurer, » fut la réponse du publiciste, que les amis du roi poursuivaient alors par tous les moyens en leur pouvoir. Était-ce un ambitieux qui voulait faire du bruit, ou bien un cynique qui voulait se vendre au plus haut prix ? Quelques-uns de ses biographes l’ont prétendu. Il faudrait convenir alors qu’il ne sut pas se faire valoir autant qu’il le méritait. D’ailleurs ces hypothèses malveillantes n’expliquent pas tous les actes de son existence. On a de lui des lettres intimes à des amis, à sa fille, qu’il chérissait ; il y montre une certaine chaleur de cœur, de l’indépendance, voire du désintéressement. Tout bien considéré, autant croire qu’il y allait de franc jeu et qu’il pensait agir avec un certain dévoûment chevaleresque au profit d’idées généreuses que chacun doit respecter.

Retiré de la vie politique en 1784, Wilkes ne parut plus en public qu’autant que l’exigeaient les fonctions de chambellan de la Cité. Il mourut treize ans après, ne laissant aucune fortune. Alors son ancien adversaire, George III, était bien changé ; cet infortuné souverain ressentait déjà les atteintes de la maladie mentale qui plus tard lui enleva tout à fait la conscience de lui-même. Au début, George III avait affiché des prétentions despotiques ; il avait ameuté contre lui la plus nombreuse partie de la population, qui redoutait une réaction contre les principes introduits par la révolution de 1688. Peu à peu la foule s’était aperçue que ces craintes étaient vaines ; elle aimait dans le roi la régularité de ses mœurs, un dévoûment journalier aux affaires publiques ; elle sentait que ce prince, après avoir perdu les provinces de l’Amérique du Nord, par sa faute ou par celle de ministres incapables, n’avait plus d’autres préoccupations que le bien-être et la sécurité du peuple anglais. Parmi les souverains qui ont vécu longtemps, il n’en est pas qui ait été plus menacé dans sa jeunesse, plus révéré dans son âge mûr. Personne n’eût songé à reprendre vers la fin du siècle le rôle que Wilkes avait joué de 1765 à 1775. Le régime parlementaire était en effet dans toute sa gloire, et les tentatives faites pour rétablir la prérogative royale étaient peut-être si bien oubliées que l’on ne rendait plus justice au vigoureux libelliste qui en avait été le plus persistant adversaire.


H. BLERZY.

  1. On raconte qu’à l’époque où le parti de la cour était le plus irrité contre Wilkes, le prince de Galles, encore enfant, entra un jour dans le cabinet du roi en criant : « Vive Wilkes et la liberté. » C’était le mot d’ordre que proféraient toutes les bouches, que l’on écrivait sur tous les murs.