Un Péril pour l’esprit français - La Crise du livre

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Un Péril pour l’esprit français - La Crise du livre
Revue des Deux Mondes6e période, tome 56 (p. 397-428).
UN PÉRIL POUR L’ESPRIT FRANÇAIS

LA CRISE DU LIVRE

La constante majoration du prix de vente des livres a éveillé dans le vaste public une préoccupation qui, depuis plusieurs années, tourmentait les écrivains, les éducateurs de la jeunesse, tous les hommes soucieux de notre avenir et sachant ce que peut faire pour lui une diffusion sans cesse plus rayonnante de la pensée française. La victoire est venue récompenser l’héroïsme, la stoïque patience de nos soldats et leur esprit de sacrifice, la science, l’énergie, la valeur morale de leurs chefs, l’admirable résignation de la France en deuil. Au lendemain de cette victoire, le monde est plus que jamais attentif au mouvement de notre pensée. Il se tourne vers notre enseignement, qui vient de si bien faire ses preuves. Et surtout, sans parti pris désormais, il a la curiosité de nos livres, qui peuvent, à distance, le faire bénéficier des idées françaises si vivifiantes, de la science et de l’érudition françaises qui donnent de tels résultats.

C’est au moment où, plein de respect pour notre énergie et notre intelligence victorieuses, le monde est si intéressé par le labeur intellectuel de notre pays, et prêt à lui témoigner tant de faveur, que le livre français, de plus en plus cher à l’intérieur et quasi inaccessible aux lecteurs de condition modeste pour lesquels c’était jusqu’ici le plus réel plaisir et le meilleur moyen de développement intellectuel, devient, à cause de son prix trop élevé, presque introuvable à l’étranger !

Et, ce qui avive nos regrets, il en est ainsi dans les régions mêmes, proches de nos frontières reconquises, où nous aurions le plus d’intérêt à ce que la pensée française pût exercer sous cette forme sa bienveillante influence. Dans le Palatinat, dans les Pays rhénans que notre rôle tout naturel est d’aider à s’affranchir moralement et politiquement de l’emprise prussienne, presque pas de livres français. On n’y trouve guère, comme partout en Allemagne, que certaines publications à bas prix qui sont loin d’être toujours des volumes dont nous puissions nous enorgueillir, et qui ne font pas plus honneur à la typographie française qu’à la littérature française. Préjudice immérité car, malgré la misère des temps et les difficultés d’ordre économique, jamais l’Edition de chez nous ne fit plus heureux effort qu’en ces toutes dernières années et ne donna mieux le sentiment d’un hardi renouveau. Lacune fâcheuse d’où peut résulter un discrédit tout à fait injuste car, en dépit de la guerre et d’un état moral peu propice aux fortes et calmes créations intellectuelles, notre littérature contemporaine offre quantité d’ouvrages qui peuvent accroître l’estime du monde pour nous.

Au cours d’une randonnée à travers les provinces rhénanes, M. le bâtonnier Henri-Robert, en patriote et grand lettré qui se soucie de voir le livre français servir le plus possible au dehors l’influence de notre pays, observait avec un peu d’inquiétude que, malgré douze mois d’occupation et la présence de nos officiers et de nos soldats, nos livres de France n’apparaissent pour ainsi dire pas dans les magasins des libraires rhénans. Nos trois couleurs flottent sur les rives du Rhin, mais notre pensée n’y rayonne pas. Notre drapeau n’est pas enveloppé de l’atmosphère intellectuelle et morale qui pourrait le mieux accroître le bienfait de sa glorieuse présence. Et à son tour, complétant cette indication dont on ne saurait manquer de s’émouvoir, le colonel Alvin, un des meilleurs collaborateurs de notre Commissaire général de la République, nous exprimait sa préoccupation de voir, sur les bords du Rhin, les livres français trop coûteux refoulés par l’invasion des livres allemands très bon marché, dont le bas prix est diminué encore par le cours du change si préjudiciable au mark.

À cause de leur cherté qui en éloigne le public, les livres français ne sont pas très abondants non plus aux vitrines d’Alsace et de Lorraine, où pourtant c’est avec une affectueuse bonne volonté que les cœurs vont au-devant de la pensée française. En Belgique, même pénurie pour les mêmes causes. Et, en Hollande, où une enquête minutieuse vient d’être faite dans les librairies des principales villes, nos volumes sont non moins rares. S’il en est ainsi dans des pays si proches où, comme en Belgique, nos livres furent toujours très demandés et où, comme sur les bords du Rhin, la présence de nos soldats victorieux inspire glorieusement le goût de les lire, on devine combien dangereuse doit être leur rareté dans les régions plus lointaines qui, bien disposées pour la France, souhaitent que leur développement intellectuel s’accorde le plus possible avec sa pensée.

Tout cela, non pas tant parce que la librairie française n’est point encore aussi hardiment et souplement organisée qu’il le faudrait, mais parce que ses livres coûtent trop cher. Leur prix est une des raisons qui nous empêchent de réaliser au dehors le prestige de notre victoire. Comme ce n’est pas un de ces périls tout de suite apparents, auxquels la crainte du scandale ou d’un risque immédiat oblige à chercher d’urgence un remède, on ne s’en préoccupe guère. On laisse nonchalamment aller les choses jusqu’au jour où les résultats de cette incurie seraient si graves qu’on ne pourrait plus réparer la faute.

Nous ferons du moins notre devoir qui est d’avertir l’opinion et les pouvoirs publics, et de rechercher quels peuvent être les moyens d’atténuer cette cherté si dommageable à notre influence, à nos intérêts moraux comme et nos intérêts politiques, plus encore qu’elle ne lèse nos intérêts économiques.


D’où vient le renchérissement ininterrompu des livres français ?

Le mouvement de hausse remonte à bien des années. On sait qu’avant la guerre une dépréciation s’était faite du livre à 3 fr. 50, que les libraires détaillants laissaient à l’acheteur au prix de 2 fr. 75. Une première fois ces libraires, — dont le commerce difficile est peu rémunérateur, — remontèrent le prix, à 3 francs. Puis, leurs frais généraux s’aggravant et mesure que croissait le prix de la vie et des objets indispensables à leur négoce, ils firent admettre par les éditeurs, et sans trop de peine par le public lui-même, que les volumes marqués 3 fr. 50 seraient désormais vendus au prix fort. On ne s’aperçut pas alors que les livres fussent moins demandés. Ce retour au prix marqué ne dépassait pas les ressources que le public consacre volontiers à son goût pour les livres. Un peu plus tard, lorsque l’Allemagne se fut jetée sur nous, la France, recueillie, gravement attentive à l’épopée de ses fils en armes, n’avait à son angoisse guère d’autre distraction que celle de la lecture. En outre, dans leurs tranchées et leurs cantonnements, durant leurs longs mois d’immobilité, nos soldats lisaient avec passion. La lecture était aussi, dans les hôpitaux, le meilleur passe-temps de nos blessés et de nos malades. On s’arrachait les livres, quels qu’ils fussent. Ce fut l’âge d’or pour les invendus, le paradis pour les libraires malchanceux. Les fonds de magasins se vidèrent sans la coûteuse humiliation des mises en solde.

Cependant, sur le prix du papier commençait un mouvement de hausse qui allait prendre des proportions inouïes. De 42 à 60 francs les 100 kilos pour volumes ordinaires à 3 fr. 50, il bondissait à 200 et 250 francs, pour atteindre à 275 et 300 francs les 100 kilos. Et les travailleurs manuels du livre, en présence des dures conditions nouvelles de la vie réclamant de notables augmentations de salaires, le prix de la main-d’œuvre s’accrut très vite d’un tiers pour atteindre progressivement, après des hausses successives en 1917 et en 1918, une majoration de plus du double en 1919, ainsi qu’on le verra plus loin d’après des chiffres comparatifs et détaillés pour chacune des principales industries du Livre.

Les éditeurs déclarèrent que, en face des tarifs imposés par leurs marchands de papier, imprimeurs, relieurs, photograveurs, etc., ils ne pouvaient continuer leur industrie qu’en portant le livre à 4 fr. 55. C’était un saut assez impressionnant. Déconcerté, le public se cabra tant soit peu. Mais sa mauvaise humeur n’alla pas jusqu’à la désertion. Il lui fut expliqué par les éditeurs qu’ils avaient longtemps patienté avant de se résigner à cette hausse pourtant justifiée depuis bien des mois, que seuls ils n’avaient pas encore majoré leurs prix alors que depuis plus d’une année tous les autres commerçants avaient surélevé les leurs dans des proportions souvent très fortes. Ce qui était exact. Et comme on leur objectait qu’ils vendaient au nouveau prix non seulement les volumes fabriqués d’après les tarifs et les salaires des derniers temps, mais aussi les ouvrages édités dans les conditions anciennes et même datant d’avant la guerre, ils répondirent :

— C’est précisément parce que nous ne perdions pas sur tous nos livres, que nous avons pu, ces derniers mois, supporter une perte, ou nous contenter d’un fort menu gain sur nos livres de fabrication récente. Du reste, même pour ces livres d’autrefois, nous sommes contraints à des rajeunissements, à des manipulations, à des impressions et a des brochages de couvertures, qui s’effectuent selon les tarifs d’aujourd’hui. Le personnel de nos librairies, le charbon, l’emballage nous coûtent plus cher aussi. Le poids de nos impôts s’alourdit. C’est une compensation légitime et indispensable.

Ayant besoin de livres pour distraire leurs soirées vides sous la lampe, les civils acquiescèrent. A plus forte raison nos soldats, pour lesquels, dans la monotonie de leurs gardes héroïques, tout ravitaillement intellectuel était indispensable.

De leur côté, les écrivains, — de tous les « travailleurs » les plus sacrifiés et le plus injustement, et les premières victimes de ce déplorable état de choses, — dirent aux éditeurs :

— Vous êtes contraints de majorer le prix des livres parce que vous payez des tarifs plus élevés à vos imprimeurs, relieurs, photograveurs, etc., qui sont obligés de donner de plus hauts salaires à leurs ouvriers. Cela en raison de la vie chère. Mais la vie n’est-elle pas aussi difficile pour nous ? Les vivres, les vêtements, les chaussures nous coulent aussi cher qu’aux typographes et aux brocheuses. Nous sommes les créateurs de l’œuvre sans laquelle il n’y aurait pas de travail pour les ouvriers manuels et votre industrie elle-même ne serait pas possible. Donc, faites-nous notre juste part dans cette augmentation. Payez-nous des droits d’auteur proportionnés au nouveau prix de vente. Au surplus, vous n’êtes pas libres de modifier, sans l’assentiment de vos auteurs, le contrat synallagmatique qui lie chacun d’eux à vous… Si vous n’augmentez pas leurs droits, ils peuvent s’opposer à la majoration du prix de vente de leurs livres.

Et pour tous les éditeurs qui se rendirent à ces justes raisons, le prix de revient des livres fut alourdi encore par ce supplément proportionnel de droit d’auteur.

Cahin-caha les choses allèrent ainsi tandis que le prix du papier montait toujours jusqu’à ce chiffre fantastique de 300 francs les 100 kilos, tandis que les typographes, imprimeurs, correcteurs, brocheurs, exigeaient de plus hauts salaires (supérieurs des trois quarts, puis du double, enfin de plus du double, à ceux de 1914, ainsi que nos tableaux vont minutieusement l’établir), augmentations qui se traduisirent aussitôt par des tarifs plus lourds, dont le poids retombait, nécessairement, sur les éditeurs. Les contributions s’enflaient derechef. Et derechef encore les employés des maisons d’édition et des librairies au détail faisaient prévaloir des revendications nouvelles.

C’est alors que quelques éditeurs, inquiets de cette situation, décidèrent que les livres de leurs maisons respectives seraient désormais vendus 7 francs. Cette fois les acheteurs regimbèrent. On eut beau leur expliquer que cette hausse du prix des livres était notablement inférieure à celle qu’ils subissaient sur les vêtements, produits alimentaires et autres denrées périssables, ils firent chez les libraires détaillants une grève tant soit peu alarmante. Le bond avait été trop rapide et trop brusque. Gêné dans ses délectations spirituelles par les charges de la guerre, le public fit comprendre par son abstention que, s’il était contraint de se résigner au prix actuel des vivres et objets de première nécessité, il pouvait à la rigueur attendre des jours meilleurs pour ses lectures.

Le prix de sept francs fut presque aussitôt abandonné. Mais le mal auquel on- avait essayé d’appliquer ce remède malencontreux n’en subsistait pas moins. Et les éditeurs tombaient d’accord sur ce principe qu’ils ne pouvaient continuer à vendre leurs livres moins cher qu’ils ne leur coûtaient. Ils décidèrent de porter le prix de leurs volumes au prix minimum de 4 fr. 90… en ne dissimulant ni à eux-mêmes ni aux autres que, si les charges de fabrication continuaient à s’aggraver, ils se verraient acculés à une majoration nouvelle. A l’heure où nous écrivons, l’ancien livre à 3 fr. 50 oscille, suivant le genre et suivant les maisons d’édition, entre 4 fr. 90 et 5 fr. 90.

Or, tandis que les pays étrangers, même les plus amis de la civilisation et de la littérature françaises, sont à peu près dénués de livres français parce qu’ils coûtent trop cher, voici que, après un heureux fléchissement, le prix du papier s’élève à nouveau (de 300 francs les cent kilos il était peu à peu redescendu à 250 et 200 francs, et maintenant, il oscille de 250 à 300 selon la qualité, et la nouvelle hausse s’accentue tous les jours), et que les commis de librairie, formulant des exigences pour la plupart irréalisables, et que les ouvriers du brochage, de la photogravure et de l’impression, réclamant de nouvelles indemnités, déterminent ainsi une perturbation nouvelle dans le commerce des livres.


I. — LE PRIX DU PAPIER

La crise est si grave, le péril si alarmant, qu’il est nécessaire d’étudier toutes les causes de ces majorations, et d’abord celles que, par un effort soutenu, nous pouvons faire disparaître ou tout au moins atténuer.

Le mal vient, pour la plus grande partie, de la cherté du papier et des droits de douane, — encore aggravés récemment, — qui contribuent à en maintenir le haut prix.

Afin de favoriser l’essor de l’industrie française du papier qui, ne trouvant pas sur notre territoire les quantités de bois dont elle a besoin, lutte désavantageusement contre la concurrence extérieure, le Parlement a, par le tarif douanier de 1894, frappé d’un droit spécifique de 10 francs par cent kilos le papier étranger pénétrant en France.

La guerre vint tout à coup aggraver la situation. Et comme le taux croissant du labeur ouvrier et le prix des matières premières faisaient à notre industrie française du papier des conditions plus difficiles encore, en juin dernier une surtaxe de 5 pour 100 ad valorem (c’est-à-dire proportionnée à la valeur de chaque catégorie de papier et non plus seulement au poids) était mise en outre sur les papiers ordinaires et une surtaxe de 15 pour 100 ad valorem sur les papiers dits couchés (nom des papiers sur lesquels on étend une couche de kaolin, nécessaires à l’impression des simili-gravures). Mais, l’application de ces surtaxes étant reconnue malaisée et les fabricants de papier estimant eux-mêmes que ce nouveau droit était excessif, à la demande du Syndicat des Editeurs soutenu par le Syndicat de la Presse, on se borna à faire peser sur les papiers importés un droit supplémentaire calculé sur un coefficient de 1,5 par cent kilos, au lieu du coefficient 3 qu’on voulait tout d’abord appliquer. Mais cette surcharge, même réduite au coefficient de 1,5, n’en porte pas moins à 15 pour 100 le droit total sur le papier pénétrant en France.

Sans vouloir rechercher ce que vaut le reproche adressé aux fabricants de papier d’avoir, pendant toute la durée de la tourmente, haussé les prix plus tôt qu’il n’était nécessaire et vendu plus cher qu’aux taux justifiés, les éditeurs se contentent de démontrer que de telles charges portent un coup désastreux à leur industrie. C’est la suppression totale d’un droit de douane parfaitement abusif qu’ils réclament.

Pourquoi ces avantages successifs à la fabrication du papier obtenus par des hommes sachant se faire entendre des pouvoirs publics, et tournant au détriment du livre français ?

Uniquement pour ne pas condamner à mort, nous dit-on, notre industrie du papier. Nous lui sommes très sympathiques. Nous ne lui voulons que du bien. Et les ouvriers de nos papeteries savent que, comme pour tous les ouvriers de France et en particulier ceux du Livre, nos collaborateurs habituels, nous, les écrivains, pour lesquels les salaires d’avant-guerre ne se sont pas accrus, nous désirons que leur sort s’améliore dans toute la mesure compatible avec le rayonnement de l’esprit français et avec l’existence de la Librairie française qui assure celle d’illusion.

Mais d’abord, il n’est pas sûr, ni mathématiquement nécessaire, que l’industrie française du papier, — conduite comme elle l’est, par des hommes ingénieux et résolus, — périclite parce que, pour ne pas réduire au silence la pensée de notre pays, on aura supprimé les droits de douane sur les papiers du dehors ! Nous sommes convaincus que, le jour où il le faudrait, nos fabricants sauraient s’adapter aux conditions nouvelles de la concurrence. Au surplus, le bon sens n’est-il pas d’accord avec la justice pour que l’on considère comme impossible de voir la condition des 470 000 travailleurs français du Livre subordonnée aux seuls intérêts des 30 000 ouvriers des fabriques de papier t En outre, comment nous résignerions-nous à ce que les créations et le pain de milliers d’écrivains, — qui, eux aussi, ont le droit de vivre, — fussent ainsi sacrifiés, et à ce que, pour la commodité d’une de nos industries, on compromît la diffusion de la pensée française, l’influence de notre pays victorieux et l’instruction du peuple ?

Le seul sacrifice que nous ne puissions faire, — car il y aurait là danger vital, — c’est celui de la formation intellectuelle des jeunes Français et encore le sacrifice de l’influence française au dehors. Tous nos ouvriers, quelle que soit leur spécialité, devraient comprendre que leur avenir est lié à cette propagation de notre pensée. Les commandes, et par conséquent, le taux de leurs salaires, dépendent beaucoup de l’action plus ou moins vaste exercée au dehors par le Livre français. C’est, — nous avons le regret de le dire, mais il faut le dire, — ce que la Sozialdemokratie, aussi bien que l’Impérialisme allemand, a fort bien compris. Et depuis qu’elle est au pouvoir, sur ce point-là comme sur tant d’autres, elle continue l’effort des pangermanistes.

Si jusqu’à présent les pouvoirs publics ne semblent pas avoir entrevu le menaçant résultat de ces taxes et surtaxes douanières, qui peuvent d’ici, peu contribuer à réduire au chômage près de 500 000 ouvriers, empêcher la France victorieuse de faire connaître au monde sa pensée et de le conquérir à sa civilisation, entraver notre développement économique, — du moins la presse, dont les désirs sont toujours exaucés quand elle se donne la peine de les formuler avec l’énergie qui convient, a fait comprendre au Gouvernement et aux Chambres que ; surtout dans les périodes troublées de la guerre comme de l’après-guerre, les journaux sont indispensables pour maintenir le moral de la nation, l’informer, l’éduquer et l’instruire. Mais s’ils échappent aux taxes, pour cause d’information et d’éducation, pourquoi n’en avoir pas affranchi les Revues qui exercent la même bienfaisante action ?

On n’a pas assez rendu hommage au rôle joué par les périodiques pour réconforter l’opinion pendant la guerre. Dès les premières semaines, alors que beaucoup de journaux s’égaillaient en province et n’y étaient pas toujours faits d’une manière suffisamment propre à renseigner et vivifier l’opinion, la plupart de nos grandes revues, malgré des difficultés de toute sorte, commençaient à mettre de l’ordre dans les idées, à faire comprendre au public les conditions de cette guerre toute nouvelle. Quel service elles ont ainsi rendu ! Durant les quatre années indécises de la lutte, où l’on avait tant de mal à découvrir le vrai et où la foi la plus forte en l’avenir de la France avait pourtant besoin d’être soutenue par des raisons, nos revues, — c’est leur honneur en ces mois de défense nationale, à laquelle elles participèrent ainsi, — ont poursuivi leur œuvre d’éducation et de réconfort.

Et maintenant, au cours d’une période dont les difficultés sont à peine moins graves, elles continuent. Moins hâtivement que les journaux, avec plus de réflexion et de méthode, avec assez de place pour ne pas trop escamoter les arguments, elles expliquent l’époque où nous vivons et comment il est sage de la vivre. Elles alimentent de faits et d’idées les journaux qui, s’en servant, les propagent. Puisque c’est un motif d’enseignement et d’éducation que la presse invoqua pour s’affranchir des taxes douanières sur le papier, il n’existe aucun motif pour que les revues, si utiles pour le ravitaillement moral du pays, ne bénéficient pas de cette exception.

Veut-on nous obliger à croire que si les journaux sont seuls à profiter de cette faveur, c’est parce qu’on est en coquetterie avec eux, en raison de l’influence immédiate dont ils jouissent dans la vaste foule ? Nous nous trouverions alors devant une préoccupation politique et non pas une mesure de justice. Et ce serait tant pis. Ce n’est que dans l’équité que l’on est fort réellement et longtemps.

Songez que, par une anomalie néfaste, la loi qui fait payer à la frontière tous les produits indispensables à la confection des livres, en exonère totalement les innombrables ouvrages qui, du dehors, nous arrivent tout imprimés en France ! Nos éditeurs paient, à l’entrée en France, des droits sur le papier, les cartons et toutes les fournitures exigées pour la confection des livres qu’ils imprimeront. Mais les livres, même imprimés en français, qui du dehors sont jetés sur notre marché, passent indemnes à la douane !

La conséquence de cette loi paradoxale est que, sous prétexte de ne pas nuire aux échanges intellectuels et de ne pas faire fermer, par représailles, aux livres français les frontières des pays voisins, on met nos éditeurs dans l’impossibilité de fabriquer à bon compte des livres qu’ils puissent vendre aisément au dehors comme à l’intérieur. C’est une prime dangereusement assurée aux livres étrangers qui, établis dans des conditions meilleures (abondance et proximité du charbon, du bois ou de la pâte de bois, entrée du papier en franchise, commodités plus grandes et prix plus favorables des transports), triomphent des nôtres sur notre propre marché. Alors que nos éditeurs paient de lourdes taxes sur toutes les matières indispensables à la fabrication de leurs livres, les éditeurs étrangers font entrer chez nous en franchise des collections d’auteurs français (par exemple la collection Nelson, la collection Gallia) qui, bénéficiant de tels avantages, submergent les nôtres, grevées de droits.

En 1917, le Congrès du Livre, dont la Société des Gens de Lettres a pris l’initiative, a émis un vœu pour l’abolition rapide de cette bizarrerie incompréhensible et nuisible. Mais il ne semble pas qu’on ait fait, avec la volonté de réussir, l’effort obstiné, résolu, sans cesse repris, qu’il faut pour mettre en branle et tenir sous pression la machine parlementaire. Lorsque, dans une question aussi vitale, on veut aboutir, les promesses et les lettres ne suffisent pas. Elles ne sont que du papier et des mots. Il faut des actes.

Les fabricants nient, il est vrai, que les droits de douane sur l’importation du papier aient une influence appréciable sur la cherté des livres :

— Avant la guerre, disent-ils, tout juste 4 centimes par volume ordinaire, et 6 depuis l’adjonction des nouveaux droits ! C’est une charge insignifiante, si on la compare aux autres qui pèsent lourdement sur le livre français. Et elle offre pour tout le monde l’avantage que, à l’abri de cette légère protection, nous pouvons d’abord durer, ensuite améliorer et moderniser notre outillage, avoir le temps d’organiser nos usines, à l’aide de la houille blanche, pour des fabrications moins coûteuses. En outre, prenez bien garde que, si l’on condamnait à mort notre industrie par l’entrée du papier en franchise, la France deviendrait complètement tributaire de l’étranger, ce qui, dans le cas d’une nouvelle guerre, ne serait pas sans péril. Puis, ne sentez-vous pas que, le jour où nos usines ne marcheraient plus, maître du marché, il profiterait de notre improduction pour faire payer plus cher ses fournitures. Qu’on nous laisse plutôt perfectionner nos moyens ! « Déjà nous nous efforçons d’abaisser le prix de revient par des achats faits en commun à des taux plus avantageux. Nous sommes à la veille d’obtenir des résultats qui ne tarderont pas à se faire sentir. Demain, pour diminuer le plus possible les achats au dehors, — que le cours du change rend particulièrement dispendieux, — nous exploiterons nos forêts coloniales. Et nous étudions le moyen d’utiliser directement, sans passer comme aujourd’hui par l’intermédiaire de l’étranger, l’alfa que l’on récolte chez nous en Algérie et en Tunisie, et qui fournit à bon compte un papier solide, léger, pas fatigant pour la vue, et peu coûteux. Nous nous arrangerons pour le traiter industriellement sur place ou pour le transporter en France à moindre prix en assurant un fret de retour aux bateaux qui l’apporteront dans la métropole.

« Mais, pour l’instant, ce qui explique le haut prix du papier et son renchérissement progressif après quelques mois de baisse, c’est, outre la valeur très élevée du charbon, — dont nos fabrications exigent une quantité énorme en attendant le secours de la houille blanche, — le cours actuel du change qui alourdit d’une manière terrible le taux de nos approvisionnements à l’étranger. »

Cette argumentation enferme une part de vérité, mais en laissant subsister toute la gravité du péril actuel. En ce qui concerne les améliorations projetées, souhaitons que, le plus vite possible, les fabricants français de papier, unis dès maintenant pour d’avantageux achats en commun, adaptent leurs usines à la houille blanche, — comme plusieurs l’ont déjà fait, mais sans que nous fût donnée la satisfaction d’enregistrer une baisse correspondante, — exploitent nos forêts coloniales et ne nous offrent pas plus longtemps le dérisoire spectacle de tout notre alfa tunisien et algérien acquis par l’Angleterre qui nous le revend, à nous ses producteurs, avec un gros bénéfice.

En attendant ces heureux jours, les centimes qui, par suite des droits à l’importation du papier, pèsent sur chacun de nos volumes moyens constituent une sérieuse surcharge. Le prix du papier est augmenté de dix-sept francs par cent kilos, ce qui représente 17 000 francs pour une maison employant cent tonnes.

Telle est donc la première des causes du renchérissement des livres : le prix du papier. C’est le chapitre où certaines atténuations peuvent être le plus aisément réalisées : il est essentiel qu’elles le soient sans retard.


II. — LA MAIN-D’ŒUVRE

Reste la question de la main-d’œuvre. Elle est compliquée et délicate, étant donné qu’il s’agit ici de 470 000 ouvriers, et les plus intéressants.

Par leur formation et le genre de leur travaille typographe et l’imprimeur ont toujours constitué une élite ouvrière. Ils en éprouvent de la fierté. Jusqu’à la guerre, leurs salaires étaient facilement supérieurs à ceux des autres corporations. Depuis 1914, le triomphe de la métallurgie, plus immédiatement utile à la victoire, les a dépossédés de ce privilège justifié. Ils ont vu soudain de simples manœuvres, des gens sans métier, gagner plus qu’eux. Leur amour-propre, qui en souffrait, les a rendus plus sensibles aux tourments de la vie chère. Pour vivre et élever leur famille conformément à leur situation dans le monde des travailleurs, ils ont réclamé des augmentations successives de salaires. Et les ouvriers des autres professions du Livre ont bénéficié de leurs revendications.

Ils savent notre souci de toutes les améliorations raisonnables à leur sort. Les réflexions que nous allons faire, pour le bien de tous, ne peuvent donc pas leur être suspectes. Nous voudrions les mettre en garde contre des satisfactions qui demain peuvent être dérisoires.

Ne reconnaîtront-ils pas avec nous que, si le plus souvent les accroissements de salaires vont à d’utiles dépenses, bien des fois c’est en vaines et coûteuses fantaisies qu’ils sont dilapidés. S’il est nécessaire que la nourriture des travailleurs manuels reste saine et suffisante malgré l’élévation des prix, et qu’ils puissent se vêtir convenablement, le goût du plaisir, — presque toujours si décevant, — et du luxe, — presque toujours affreux, — est beaucoup moins légitime. Or quel ouvrier clairvoyant et sincère, menant avec sagesse une existence sérieuse, pourrait nier que trop de fois l’argent des hauts salaires ne s’en aille au cinéma et au café-concert, ne s’éparpille aux vertigineux tournoiements des manèges forains et en visites trop fréquentes au cabaret, en ruineuses satisfactions de coquetterie, de fanfreluches et de toilettes ?

Puisque, avec la frénésie actuelle de luxe et de plaisir qui sévit dans tous les milieux sociaux, c’est, chez, trop de gens, à de futiles dépenses, ne répondant pas aux besoins impérieux de l’esprit et du corps, que passent en grande partie les majorations de salaires, ne serait-il pas raisonnable de s’en tenir pour elles à la mesure exacte où elles ne compromettent pas l’avenir et la possibilité des salaires eux-mêmes ?

Or, il semble bien que, au taux d’aujourd’hui et avec une vente rendue plus difficile par l’excessive cherté des livres, les éditeurs soient sur le point de réduire leurs commandes à l’indispensable.

Vraiment, lorsqu’on examine avec bonne foi les prix de revient actuels, on acquiert la certitude que, si les conditions de l’établissement des livrés ne s’améliorent pas très vite sur certains points, les éditeurs ne pourront couvrir leurs frais que s’ils se bornent à publier des livres d’actualité passionnante ou d’auteurs glorieux, dont la vente s’impose. Mais cette utilisation des gloires présentes ne peut durer bien longtemps. Il est indispensable que, dans leur propre intérêt, les éditeurs s’efforcent de faire apparaître des talents nouveaux et de leur conquérir le grand public.

Écrivains et travailleurs du Livre ont une tendance à croire que les éditeurs exagèrent leurs charges et diminuent le chiffre de leurs profits. Longtemps j’ai partagé cette prévention, je l’avoue, et je crois encore que certains éditeurs se sont plaints avant d’avoir des raisons sérieuses de se plaindre. Mais il faut bien reconnaître que, aujourd’hui, beaucoup d’entre eux travaillent et risquent leurs capitaux dans des conditions peu encourageantes. Lorsqu’ils ne perdent pas sur leurs livres d’auteurs peu connus et à médiocre tirage, du moins la marge est-elle fort étroite entre le prix de revient et le prix de vente. Aussi, et malgré ce que les statistiques et les tableaux ont d’ingrat, il me semble nécessaire de mettre le détail de ces prix de revient sous les yeux des lecteurs, afin qu’ils en puissent faire la même étude que nous-mêmes.

En 1914, avant la guerre, le papier ordinaire pour les éditions courantes à 3 fr. 50 valait, selon la qualité, de 42 à 60 fr. les 100 kilogs. En 1918, après une hausse progressive et ininterrompue depuis 1916, ce même papier atteignit, comme nous l’avons vu, 250 et 300 francs. Aux premiers mois de 1919, ce prix avait légèrement baissé. Mais voici qu’a recommencé de se dessiner un nouveau et rapide mouvement d’ascension. A l’heure où cette étude est écrite, le papier a déjà sensiblement remonté et tend à dépasser les plus hauts chiffres atteints précédemment. C’est la conséquence de la loi sur la journée de huit heures, qui aggrave les charges de toutes nos industries. D’autre part, comme la France ne produit pas la quantité de bois nécessaire pour ses fabrications de papier, elle est contrainte d’acheter au dehors des pâtes de bois. Or, les transports, trop rares et difficiles, continuent à coûter fort cher. Et les cours actuels du change, qui ne font que s’élever, augmentent singulièrement le prix des achats à l’étranger. Il est donc à craindre que la hausse du prix du papier ne s’accélère et que l’on ne connaisse à nouveau et très vite les chiffres désastreux de 1918 et au-delà.

Ajoutez le malaise causé par l’instabilité et l’incertitude du lendemain. Le papier devenant de plus en plus rare à cause du ralentissement de production qui résulte de la loi de huit heures, son prix change désormais avec chaque commande. Ce qui fait que, désormais, les éditeurs de livres et de périodiques sont empêchés de savoir à quel prix ils pourront établir leurs publications au cours des prochains mois et que leurs prévisions sont à la merci de hausses soudaines. Déjà certains fabricants de papier n’acceptent plus de commandes qu’en spécifiant bien que le prix ne sera fixé que selon le cours du moment où le papier sera mis en fabrication.

En ce qui concerne les papiers de qualité supérieure, destinés aux éditions d’un prix plus élevé que l’ancien volume à 3 fr. 50, la hausse est non moins forte. Ce qui valait de 65 à 70 francs les 100 kilos se vend aujourd’hui de 300 à 400. Les papiers dits « couchés, » indispensables pour les éditions avec gravures, qu’on avait en 1914 pour un prix variant de 63 à 70 francs, ne peuvent être obtenus à l’heure présente qu’entre 375 et 420 francs. Et, après la baisse momentanée du premier semestre de 1919, le renchérissement s’accentue sans cesse.

Plus considérable encore est la progression des salaires, dans les diverses industries du Livre. Qu’on en juge.

J’ai sous les yeux les prix payés en 1914 et en 1919 par plusieurs grandes imprimeries parisiennes. Ils concordent absolument et permettent d’établir de la manière la plus précise l’aggravation des frais pour l’établissement de nos livres.

Un compositeur typographe qui, en 1914, était payé à raison de 0 fr. 90 l’heure et travaillait 10 heures, qui recevait en 1918 un salaire de 1 fr. 30 pour chacune de ses 10 heures de production, touche maintenant 2 fr. 50 l’heure et ne fournit que huit heures. C’est-à-dire que, en 1914, ses dix heures de travail effectif étaient payées 9 francs, tandis que, aujourd’hui, une rémunération de 20 francs est donnée à ses huit heures quotidiennes d’atelier.

En 1914, les linotypistes recevaient 1 fr. 25 de l’heure : ils touchent présentement 3 fr. 50. Dès avant la guerre, en plusieurs imprimeries, les linotypistes hommes et femmes ne travaillaient que huit heures, pour lesquelles les hommes recevaient un salaire de 10 fr. 50 et les femmes de 8 francs. Actuellement ils sont indistinctement payés 22 francs pour le même travail.

Quant aux imprimeurs proprement dits, ou conducteurs, qui sont préposés au travail délicat de la mise en train sur les presses à imprimer, et qui ont charge ensuite d’en surveiller la marche et le bon fonctionnement, leurs salaires ont suivi la même progression que ceux des compositeurs typographes ; ils sont à peu de chose près les mêmes : 2 fr. 50 de l’heure. Le personnel d’élite qui conduit des machines spéciales, plus rapides, et qui exécute les travaux à gravures ou très soignés, reçoit naturellement un salaire plus élevé. Il faut ajouter que ces salaires sont des salaires minima que l’on assure à la généralité des ouvriers. Mais pour garder un compositeur typographe sachant disposer avec goût une page ou un titre, — qualité qui devient rare et qui pourtant constitue l’essentiel du métier, — un conducteur capable de faire avec soin une bonne mise en train avec des gravures, les patrons-imprimeurs doivent consentir à verser des suppléments horaires.

Les margeurs, dont le rôle consiste à présenter correctement sur la machine en marche la feuille à imprimer, — l’onction qui tend à être remplacée de plus en plus par un appareil spécial « le margeur automatique, » — étaient payés, avant la guerre, de 0 fr. 50 à 0 fr. 70 l’heure. En 1918, ils reçurent 0 fr. 80. Et aujourd’hui c’est environ 2 francs qu’ils touchent.

En 1914, les receveurs, simples apprentis, étaient rémunérés à raison de 30 centimes l’heure. En 1918, on leur allouait 40 centimes. Aujourd’hui, c’est à ce prix que débute, à sa sortie de l’école primaire, un enfant de treize ans, ignorant tout de la profession à laquelle il se destine. On doit en outre lui assurer une augmentation de 0 fr. 10 par heure tous les quatre mois, pour arriver au salaire minimum de 2 francs l’heure à l’âge de 18 ans.

Pour la brochure des volumes, revues et magazines, l’ascension des prix n’est pas moindre. Tandis que, en 1914, un ouvrier brocheur recevait 7 fr. 50 par jour pour 10 heures, aujourd’hui il en touche 23 pour 8 heures. A l’ouvrière brocheuse dont, avant la guerre, la journée de 10 heures était payée 4 fr. 50, il faut donner en ce moment 10 fr. 40 pour 8 heures. Et une circulaire des patrons brocheurs, en date de ces derniers jours, nous avertit que le nombre des ouvrières brocheuses se raréfiant par suite des hauts salaires qui leur sont offerts dans d’autres industries, tous les tarifs devront encore une fois être remaniés ; entendez par-là : augmentés.

La photogravure, c’est-à-dire la reproduction mécanique des dessins, gravures, photographies, etc., dont on se sert, aujourd’hui dans la proportion de 98 p. 100 pour nos livres illustrés et dont on ne peut se passer pour les volumes destinés à l’instruction de l’enfance, — subit une progression équivalente, sinon supérieure des salaires. Elle est d’autant plus grave que la plupart des produits indispensables à cette industrie valent actuellement 3, 4, 5 fois plus cher qu’en 1914 et que même le prix de certains d’entre eux a décuplé. Aussi la marge des bénéfices s’est tellement rétrécie qu’elle ne semble vraiment plus laisser la possibilité d’augmentations nouvelles.

Voici, pour les diverses spécialités de cette profession, une comparaison aussi précise que nous avons pu l’établir, entre les salaires de 1914 et ceux de fin 1919 :


Salaires d’avant-guerre (pour 9 heures de travail) Salaires actuels (pour 8 heures de travail)
francs francs
Photographes de trait) (c’est-à-dire des dessins au simple trait 11 de 18 à 20
Photographes de « simili' » (c’est-à-dire des dessins au simple trait) de 13 à 14 de 33 à 26
Photographes de couleurs (c’est-à-dire des objets que l’on reproduit par le procédé dit des trois couleurs) de 15 à 16 26
Émaillistes (c’est-à-dire les reporteurs des pellicules sur les plaques de zinc préparées par eux de 11 à 12 de 20 à 22
Similistes (c’est-à-dire ceux qui gravent et retouchent les images sur les plaques) 12 de 20 à 22
Chromistes « 14 26
Graveurs « 11 de 20 à 22
Imprimeurs en noir (pour les épreuves d’essai) 12 de 20 à 22
Imprimeurs en couleurs (pour les épreuves d’essai) de 13 à 14 de 22 à 24
Monteurs des clichés (pour l’impression sur presses typographiques) de 10 à 11 de 20 à 25


Salaire d’avant-guerre (pour 9 heures de travail) Salaires actuels (pour 8 heures de travail)
francs francs
Photographes de couleurs (c’est-à-dire des objets que l’on reproduit par le procédé dit des trois couleurs) de 15 à 16 26
Emaillistes (c’est-à-dire les reporteurs des pellicules sur les plaques de zinc préparées par eux) de 11 à 12 de 20 à 22
Silimistes (c’est-à-dire ceux qui gravent et retouches les images sur les plaques) 12 de 10 à 22
Chromistes « 14 26
Graveurs « 11 de 20 à 22
Imprimeurs en noir (pour les épreuves d’essai) de 13 à 14 de 22 à 24
Imprimeurs en couleurs (pour les épreuves d’essai de 13 à 14 de 22 à 24
Monteurs des clichés (pour l’impression sur presses typographiques) de 10 à 11 de 20 à 25


Et encore, malgré une telle rémunération, les ouvriers photograveurs de toutes catégories, insatisfaits de leurs gains, viennent-ils de se mettre en grève pour obtenir une augmentation nouvelle.


Voilà, direz-vous, une hausse fantastique sur le prix de la main-d’œuvre, s’ajoutant à la hausse de prix du papier : or elle est en fait, beaucoup plus considérable qu’elle n’apparaît d’après les chiffres indiqués.

Ces chiffres représentent le seul travail effectif et réellement producteur. Il faut donc, et nécessairement, les compléter, en tenant compte des frais accessoires.

Lorsqu’une rotative tourne, le patron n’a pas seulement à payer l’équipe d’ouvriers qui la conduisent ou la servent. Il doit payer le charbon ou l’électricité pour la force motrice, le mécanicien qui entretient et répare les machines, la location de ses ateliers, l’huile, l’encre, les matières de toute sorte, les impôts, les assurances, son prote, ses contre-maîtres, ses correcteurs, les employés et dactylographes de son bureau, ses garçons pour le nettoyage et les livraisons, etc. Avant de pouvoir se payer lui-même de son propre travail, il doit retirer la somme annuelle pour l’intérêt de son capital et l’amortissement de son matériel, qu’il importe de renouveler assez vite si l’on veut avoir le bénéfice des perfectionnements modernes.

Autant de frais qui s’ajoutent au prix de la main-d’œuvre. Et, à l’heure actuelle, ils sont terriblement plus élevés qu’en 1914. Le charbon coûte de huit à dix fois plus cher, et aussi le salaire du chauffeur autour de ses chaudières, et du mécanicien autour de ses machines. Le loyer de l’usine est devenu plus lourd. L’encre, l’huile, to.us les autres ingrédients ont augmenté de valeur. Le prote et les contre-maîtres ne pouvaient continuer à recevoir les mêmes traitements qu’en 1914, alors que croissaient les salaires de tous les ouvriers. Les correcteurs sont payés au même taux que les travailleurs manuels du Livre. Enfin, le prix des machines, singulièrement alourdi par le taux actuel du change, est quatre ou cinq fois plus élevé qu’avant la guerre.

Plus que jamais, les patrons sont obligés de calculer, de manière précise, le total de ces frais complémentaires qui se sont tant accrus depuis quatre années et d’envisager leurs conséquences pour le prix de revient réel. Nous sommes en mesure de renseigner nos lecteurs sur l’impressionnante augmentation de ces frais qui contribuent à nous expliquer les tarifs actuels de nos imprimeurs, et, par conséquent, le prix élevé des livres.

En ce qui concerne les travaux de composition typographique, les frais généraux qui, en 1914, s’ajoutaient à ceux de la main-d’œuvre, étaient de 35 centimes par millier de lettres composées à la main, de 75 centimes par mille lettres composées à la machine, de 1 fr. 15 pour ce qu’on appelle le « travail en conscience, » de 1 fr. 15 pour les travaux de ville (factures, lettres de commerce, programmes, etc.), de 1 fr. 75 à 2 francs pour les travaux de luxe (catalogues soignés, invitations, etc.).

En 1918, les mêmes frais accessoires étaient passés à 0 fr.55, 1 fr. 21, 1 fr. 55, 2 fr. 10, 2 fr. 15, 2 fr. 30.

En fin de 1919, ils s’établissaient ainsi : 0 fr. 90, 1 fr. 84, 2 fr. 70, 3 fr. 35, 3 fr. 45, 3 fr. 75.

Quant aux machines à imprimer, plus considérables encore sont naturellement les frais généraux horaires qui s’ajoutent au prix de la main-d’œuvre. Quelques chiffres permettront d’apprécier dans quelle proportion ces frais accessoires se sont accrus.

En 1914, pour les « presses en blanc, » ils oscillent, selon les formats qu’elles permettent d’imprimer, entre 2 fr. 50 et 4 francs. En avril 1918, ils oscillent de 4 fr. 50 à 7 francs. Et, au 16 juin 1919, c’est entre 7 francs et 11 francs qu’ils varient.

Et, alors que la main-d’œuvre est un peu moins chère dans les départements qu’à Paris, ces frais horaires accessoires sont à peu près les mêmes partout. Car, si les imprimeurs installés en de moyennes ou petites villes peuvent en général réaliser une légère économie sur les loyers, cette économie est bien souvent compensée par l’accroissement des frais de transport pour l’envoi aux éditeurs, industriels et négociants de Paris, des impressions exécutées dans leurs maisons.

Si, pour apercevoir plus nettement encore l’augmentation du prix de revient sur le travail des presses dont on se sert le plus pour les ouvrages d’édition, on additionne le prix accru de la main-d’œuvre avec les frais horaires accessoires pour le fonctionnement des machines, voici les chiffres qui apparaissent et qui se rapprochent autant que possible de la réalité :


En 1914 pour 10 heures En 1910 pour 8 heures
francs francs
Presses en blanc, format jésus, l’heure 3 6,20
— — double carré, l’heure 3,25 6,85
— — quadruple-raisin, l’heure 5,70 12,80
Presse à retiration, format double-carré, l’heure 4,05 10,45
— — double-raisin, l’heure 4,45 11,15
— — double-jésus, l’heure 6 14,45
— — quadruple-raisin, l’heure 7,50 16,75

Et voilà que, au moment où j’achève cette étude, des majorations de salaires demandées par les travailleurs du Livre, à titre d’indemnités de vie chère, — et la menace de grèves nouvelles qui se trouve implicitement contenue dans une telle réclamation, — risquent d’aggraver encore le prix des livres. Mais n’anticipons pas. La situation présente est assez sérieuse pour que nous nous bornions à l’envisager dans sa gravité présente.

Ce qui achève de bien montrer le malaise actuel et les difficultés résultant de l’incertitude où nous sommes, c’est que, depuis le jour où je me suis mis à préparer cet article, les nouvelles augmentations successives du prix du papier, et plusieurs grèves en diverses corporations, ont déjà modifié ou vont aggraver demain les conditions du travail, par conséquent le prix de revient des livres et revues.


III. — CE QUE COUTE L’ÉTABLISSEMENT D’UN VOLUME

Voici donc, sans tenir compte des majorations plus ou moins menaçantes et prochaines, quelles sont les conséquences de la hausse présente du prix de la main-d’œuvre, de celui du papier et des frais généraux.

Avant la guerre, la composition en corps 10, la mise en pages et l’imposition d’un volume de 320 pages à 3 fr. 50, — longueur moyenne de tels livres, — coûtait 612 fr. 20. Le même travail coûte aujourd’hui 2 287 fr. 50.

À ces frais de composition il faut ajouter ceux qui sont nécessités par les corrections d’auteurs et d’autres petites dépenses accessoires et inévitables, dont le chiffre s’est accru en cinq ans dans les mêmes proportions.

Quant à l’impression de ce même volume de 320 pages pris pour exemple, — sans gravures, bien entendu, — la « mise en train » (c’est-à-dire l’arrangement méticuleux des formes pour qu’elles s’impriment avec l’accent et les valeurs qu’elles doivent avoir) et son tirage en format quadruple-couronne (74 X 94), soit en cinq tournées de 64 pages, reviennent, pour 1914 et pour 1919, aux prix respectifs suivants :


Tirage à 1 500 exemplaires Tirage à 2 000 exemplaires Tirage à 3 000 exemplaires Tirage à 5 000 exemplaires
francs francs francs francs
Prix en 1914 150 175 225 325
Prix en 1919 776,75 841,90 981,40 1 254,40

Encore l’établissement de la couverture n’est-il pas compris dans ces frais. Le travail délicat de sa composition (qui nécessite la recherche de plusieurs arrangements) occupe pendant plusieurs heures l’un des meilleurs ouvriers (coût : actuellement de 40 à 50 francs, au lieu de 15 à 20 en 1914). Et elle ne peut s’imprimer que sur du papier un peu fort qui coûte cher (60 francs en 1914, 400 à 450 aujourd’hui). Elle revient environ à 0 fr. 10 par exemplaire, au lieu de 2 à 3 centimes avant la guerre.

Une fois le livre fabriqué, il faut le brocher. Pour ce travail encore, la hausse est considérable. Continuons à donner en exemple notre volume ordinaire de 320 pages, imprimé en format quadruple-couronne, c’est-à-dire comportant 20 cahiers de 16 pages. En 1914, le brochage d’un tel volume coûtait 72 fr. 20 par mille exemplaires. Aujourd’hui il revient à 200 francs pour la même quantité.

Arrivons a la photogravure dont l’emploi est indispensable pour les livres d’enseignement, de sciences, d’art, de vulgarisation. Même si le salaire des ouvriers ne s’était pas fortement élevé, les prix de la reproduction mécanique des images se seraient accrus d’une façon très sensible, en raison de la hausse continue des produits nécessaires à ce genre de travaux. Mais nous avons indiqué dans quelle importante mesure le paiement de la main-d’œuvre s’est augmenté dans cette profession. Voici les résultats de cette double majoration du prix du travail et des matières premières. En 1914, la gravure de trait se payait de 0,019 à 0,025 le centimètre carré ; en 1919, elle coûte 0,07 le centimètre carré et 0, 08 avec « grisé. »

Avant la guerre le prix de la similigravure (c’est-à-dire de la reproduction avec les teintes et les demi-teintes qui donnent les jeux d’ombre et de lumière, les valeurs, l’éclairage) était de 0,075 millimes à 9 centimes le centimètre carré. Aujourd’hui il faut compter, par centimètre carré, 0,18 centimes pour les clichés carrés, 0,19 pour les clichés ronds et 0,21 pour les clichés détourés. On se représente facilement l’énorme majoration de frais qui, pour tous les livres et publications à images, résulte d’une telle hausse. Elle s’ajoute à celle, si importante, des prix de la composition, du tirage et du brochage dont nous avons fait voir la montée progressive.

Enfin, pour être renseigné complètement sur le coût d’un volume, il faut indiquer un dernier chiffre : celui des droits qui reviennent en toute justice à l’auteur du livre, à l’écrivain dont la création primordiale permet tous ces travaux manuels. L’intelligence, le talent, le savoir, la création littéraire qui exige tant d’années d’études et un labeur sans arrêt, sont loin de recevoir une rémunération équivalente à celle de la fabrication matérielle. Selon la qualité de l’auteur, ces droits varient de 0 fr. 50 à 1 franc par volume (ce dernier prix fort rare et réservé à quelques écrivains en plein succès), ou de 10 pour 100 à 30 pour 100 (ce dernier taux tout à fait exceptionnel) si le calcul des droits d’auteur se fait, non par exemplaire tiré, mais d’après le total de la valeur marchande de l’édition.

Tous ces frais étant défalqués, avant d’encaisser le surplus de ce que peut rapporter la vente du volume, — et, il s’en faut, hélas ! que tous les exemplaires tirés deviennent des exemplaires vendus, — l’éditeur doit en outre consentir aux libraires-détaillants de Paris et de la province, qui sont de précieux auxiliaires pour la vente, une remise qui n’est pas inférieure à 33 pour 100.

Ajoutons que les éditeurs paient davantage les employés de leurs maisons, sont assujettis comme tout le monde à des impôts plus pesants et, par suite de la cherté des divers produits, voient leurs frais généraux sensiblement accrus.

Autrefois, avec les anciens prix, un éditeur prévoyant et attentif à préparer l’avenir de sa maison, pouvait en quelque sorte équilibrer les uns par les autres les auteurs qu’il éditait, afin de s’attacher une équipe d’écrivains grandissant à l’abri de la gloire et du succès de leurs aînés. Avec une part des profits réalisés sur les maîtres, il pouvait risquer un peu d’argent sur les volumes d’inconnus dont la vente était problématique.

Désormais, tant que subsisteront ces prix de revient, les éditeurs ne pourront plus guère prétendre qu’à équilibrer chaque auteur par lui-même, c’est-à-dire les ouvrages d’un même auteur entre eux. Sur les uns, brefs et par conséquent de fabrication peu coûteuse, d’un sujet attachant pour la foule, et, par conséquent, de vente certaine, ils réalisent des gains. D’autres, d’étendue moyenne et de sujet moins palpitant, payent simplement leurs frais. Enfin, ceux de la troisième catégorie, longs, d’un établissement coûteux et sur un sujet moins attrayant, — et qu’ils doivent publier quand même parce qu’ils complètent la figure littéraire de l’auteur, — ne se suffisent pas à eux-mêmes et absorbent une part des bénéfices des précédents volumes.

Mais maintenant les éditeurs n’auront plus assez de marge pour compenser en outre, par leurs livres à succès, le déficit provenant des ouvrages d’inconnus ou de méconnus.

Nécessairement, ils publieront moins. Les jeunes seront sacrifiés. Tous les manuscrits de fortune douteuse seront mis au rancart. Et non seulement les jeunes, mais tous ceux dont l’œuvre ne s’adresse qu’à un public restreint, et parmi lesquels il en est qui font honneur à la pensée française et témoignent hautement pour elle vis-à-vis de l’étranger. Quel ralentissement de l’activité littéraire ! Et comme résultat pratique : une formidable diminution du travail pour la typographie française. D’autant plus que ce qui est vrai pour les éditeurs d’ouvrages l’est aussi pour les éditeurs de revues. Seules subsisteront celles qui, à cause de leur intérêt exceptionnel, de leur éclatant passé et de leur caractère indispensable, ont la ressource de pouvoir tant soit peu élever leur prix de vente lorsque de trop accablantes surcharges les y contraignent.

Faut-il signaler, pour les éditeurs de livres et de revues, ainsi acculés aux expédients, un palliatif, — auquel, nous l’espérons bien, la plupart, par scrupule patriotique, ne voudront pas recourir : la licence que la loi de douane leur assure de pouvoir faire entrer en franchise dans notre pays les livres de langue française imprimés ailleurs ? Quelle tentation pour eux de mettre à profit cette loi, — véritable attentat contre l’industrie et le travail de chez nous, et attentat aussi contre le bon sens, — qui, frappant de droits à la frontière tous les produits nécessaires à la confection des livres, en exonère les livres tout fabriqués !

En Angleterre, — où le papier est beaucoup moins cher qu’en France à cause de l’abondance du charbon à un prix moindre (il faut 2 kilos de charbon pour fabriquer 1 kilo de papier), et où d’ailleurs il pénètre en franchise et dans des conditions moins lourdes par suite des transports plus faciles, — à égalité de salaires la fabrication des livres restera longtemps moins dispendieuse.

En Belgique, l’introduction du papier est non moins libre. Pas de droits de douane. Transports aisés et moins coûteux que chez nous. Et, comme dans ce pays, la vie sera toujours à meilleur marché que dans le nôtre, le salaire de la main-d’œuvre y sera nécessairement moins élevé. Double raison pour que le prix de revient des livres reste moindre qu’en France.

Les travailleurs français du Livre ont-ils envisagé ces évasions possibles du travail ? Alors, comme ils ont, — s’ajoutant à l’intérêt national qui domine et rassemble tous les intérêts personnels ou corporatifs, — un intérêt particulier à ne pas voir disparaître ou émigrer le travail dont ils vivent, pourquoi n’uniraient-ils pas leurs voix aux nôtres pour obtenir du Parlement la révision des tarifs de douane d’où viennent pour une grande part les difficultés et les périls actuels ?

Il n’y a pas de campagne et d’action qui rentrent mieux dans le cadre légal de la défense des intérêts professionnels. Les États-Unis nous ont donné l’exemple et la preuve de ce que, dans le même sens et les mêmes professions, les travailleurs peuvent obtenir des pouvoirs publics pour la sauvegarde de leur travail. Ne sont-ce pas les ouvriers typographes d’Amérique qui, pour assurer la prospérité des industries américaines dont ils vivent, ont fait voter et si longtemps maintenir la loi exigeant que, pour bénéficier de la production contre les traductions non autorisées et contre le pillage sur le territoire des États-Unis, tout livre étranger devrait y être matériellement refabriqué ? C’est seulement depuis quelques années que les intérêts professionnels des ouvriers américains se sont inclinés devant ce principe de haute justice, à savoir que les œuvres de l’esprit sont une propriété morale et matérielle et qu’elles ont droit au respect.

En contribuant ainsi à protéger le livre français, à rendre plus aisée sa diffusion au dehors, ce n’est pas seulement pour eux-mêmes que travailleraient les 470 000 ouvriers du Livre, mais indirectement pour les millions d’ouvriers français de toutes les professions. Car, comme l’expose fort justement M. Georges Valois, éditeur clairvoyant et très attentif à tous les problèmes de notre expansion industrielle et économique, les livres français, quels qu’ils soient, — les romans comme les livres scientifiques, — sont d’efficaces et séduisants prospectus pour toutes les industries et pour tous les commerces de notre pays. D’abord parce que, d’une manière générale, ils font connaître la pensée, le goût, la civilisation de notre patrie. Ensuite parce que, présentant d’une manière attrayante les jolies choses et les fortes constructions de chez nous, ils appellent les commandes aux industries nationales qui les fabriquent.

Les travailleurs français du Livre pourraient aussi nous aider d’une autre manière dans notre effort pour que le Livre français, dans son ensemble porteur d’idées généreuses, ne disparaisse pas du monde à cause de son trop haut prix, et en France même, pour les mêmes raisons, ne manque pas à l’éducation des esprits.

Je connais les préoccupations d’ordre moral qui, à côté de leurs revendications dans le domaine matériel, animent certains dirigeants de cette corporation. Sans doute voient-ils avec tristesse et avec inquiétude une trop grande part des salaires accrus se volatiliser en vaines amusettes, en attifements de faux luxe, en beuveries qui avilissent. Dépenses néfastes qui, sans élever l’homme, sans accroître sa force et sa valeur, grèvent inutilement, — au point de la rendre quasi-impossible, — l’industrie peut-être la plus indispensable à notre pays, puisqu’elle propage et porte toutes les autres. Quelques-uns de ces hommes qui, avec nous, luttent contre la dégradation par l’alcool, le vice, les spectacles pervers, ne pourraient-ils pas organiser la défense contre la hantise du pauvre luxe, si vilain, et du plaisir, si consternant ? Ce sont ces deux ferments qui provoquent le plus l’effervescence pour la hausse constante des salaires. Sans eux, la vie n’exigerait pas tant d’argent. Le loyer, même avec plusieurs enfants, coûte moins cher que le besoin sans cesse renaissant du café-concert, du cinéma et des baraques foraines. Là n’est pas le bonheur. Il est dans la famille qu’on élève. Il est dans le métier que l’on fait avec goût, avec plaisir, avec fierté. Pour élevés que soient les salaires, ils ne suffisent pas à rendre un homme heureux, s’il ne trouve pas l’une de ses premières joies dans son travail et dans la dignité de sa vie. Sinon, toujours aigri et déçu, malgré toutes les apparentes satisfactions de gain, il va chercher une illusion de bonheur là où ce faux semblant coûte trop cher. Et ce prix excessif du plaisir l’oblige sans cesse à des revendications qui finissent par ruiner sa profession elle-même.

Nous aboutissons ainsi, — et toujours, — au problème moral qui domine tous les débats et conflits de notre temps et dont on ne se préoccupe pas assez.


Que résulte-t-il de cette situation sans cesse aggravée pour toutes les raisons que nous venons de dire ? Nous nous bornons à signaler un point particulièrement inquiétant : la quasi-impossibilité d’éditer les livres des nouveaux écrivains, l’avenir de notre littérature compromis, la pépinière des beaux jeunes talents saccagée. Comment deviendra glorieuse l’élite littéraire, si elle est réduite au silence au moment où sa voix n’est pas encore écoutée ?

Avant la guerre, l’exemplaire d’un volume ordinaire de 320 pages tiré à 1 500 exemplaires revenait de 0,80 à 0,90 de frais de fabrication, sans droits d’auteur ni aucun bénéfice pour frais généraux ; aujourd’hui, pour le même tirage, les frais de fabrication mettent le volume à 2 fr. 75 ou 3 francs l’exemplaire. Les tentatives en faveur des jeunes écrivains deviennent donc d’autant plus méritoires et nécessairement moins fréquentes. Pour tous ceux qui ont l’amour de la littérature et qui pensent à l’influence que notre pays peut exercer par elle, comme tout cela est alarmant !

Mêmes difficultés et périls analogues pour les réimpressions d’ouvrages anciens. Je parle de ceux, poèmes, romans, livres d’histoire, de philosophie, de critique, qui font partie de notre patrimoine littéraire. Nous avons le plus grand intérêt à les voir se répandre. Ils contribuent à faire respecter et aimer la France. Ils encouragent les lecteurs à connaître notre littérature moderne. Ils sont indispensables à la formation du goût et du jugement des générations nouvelles. Ce sont aussi des témoins de l’esprit et de la sensibilité des hommes qui nous ont précédés. Mais, si intéressants qu’ils soient, ces livres, n’ayant pas l’attrait de l’actualité, ne se vendent en général qu’à très petit nombre chaque année. Avant la guerre, les éditeurs, pour ne pas immobiliser trop longtemps un capital dont ils ont besoin pour leurs publications courantes, ne les réimprimaient qu’à 500 exemplaires et recommençaient par mêmes quantités selon leurs besoins. Désormais le prix des réimpressions est si lourd que les éditeurs, pour avoir chance de rentrer dans leurs frais, ne peuvent plus réimprimer que par 2 000 exemplaires. Et comme, pour la plupart des volumes, l’écoulement de ces deux milliers d’exemplaires durerait à peu près vingt ans, cette longue immobilisation de capitaux devient impossible.

Adieu donc aux réimpressions ! Et voilà comment déjà, dans maintes librairies, pour beaucoup de livres de premier ordre, on répond laconiquement : « ouvrage épuisé. » Énorme préjudice moral pour la France plus encore que dommage matériel.


IV. — L’EFFORT DES EDITEURS

Devant ces périls, les éditeurs ne sont pas restés les bras croisés et n’ont pas pratiqué la trop facile et stupide politique de « la tête sous l’aile.. » Ils ont compris qu’ils ne devaient plus s’exposer au reproche d’insouciance et de routine, qui leur avait été souvent adressé, et non toujours à tort, avant la guerre. Inquiets du présent, plus alarmés de l’avenir, ils se sont ingéniés. Tandis que les jeunes se battaient, les chefs de maison que leur barbe grise écartait de la tourmente ont uni leurs efforts pour de pratiques organisations corporatives. Et une fois démobilisés, leurs fils sont venus à la rescousse.

Leurs initiatives sont intéressantes. Elles ont commencé à donner quelques résultats. Elles rendront certainement meilleures les conditions dans lesquelles le Livre français sera produit et vendu à l’avenir. Toutefois, et si efficaces qu’elles puissent être un jour, il faut bien voir qu’elles ne réussiront qu’à atténuer la crise actuelle. Et c’est le péril présent qu’il s’agit de conjurer. Elles ne doivent donc pas nous dispenser de multiplier nos efforts pour la modification des droits de douane sur le papier blanc et imprimé, et pour le vote de toutes mesures pouvant réduire le prix de la vie et par conséquent aider à rétablir des salaires plus normaux.

Tout d’abord, l’Agence générale de librairie et de publication fondée un peu avant la guerre, afin d’assurer à la librairie française de nouveaux débouchés à l’étranger, a perfectionné son organisation pendant la guerre. Elle a pris l’initiative d’une série de voyages d’études, institué à l’usage des libraires détaillants un service gratuit de bibliographie et de renseignements, fondé des succursales à Londres, New-York, Amsterdam, etc. Le 8 novembre 1918, sous le contrôle et avec le concours de l’autorité militaire, elle en ouvrait une à Sofia. Dès le lendemain de l’armistice, elle envoyait un train complet de livres français destinés aux libraires roumains absolument dépourvus de livres depuis le début de la guerre. Elle ne cesse de préparer de nouvelles ramifications à l’étranger.

D’autre part, il y a deux ans, une quarantaine d’éditeurs parisiens ont fondé une Société d’Exportation des Éditions françaises, qui a pour but d’unir les efforts et les ressources de ces divers éditeurs en vue d’une diffusion meilleure, plus simple et moins coûteuse, de nos livres à l’étranger. Des représentants, choisis avec soin parmi des personnes qualifiées, connaissant bien notre littérature, visitent au dehors les Universités, les bibliothèques, leur donnent tous renseignements utiles, prennent note de leurs besoins. Faisant pour tous les éditeurs à la fois ce que pour un seul il serait trop coûteux de faire partout, ils étudient ou préparent la création de dépôts, tâchent de trouver des vendeurs appropriés.

Cette Société, qui s’emploie à mettre le plus commodément possible les lecteurs du monde entier en relations avec les librairies françaises, publie, tous les trimestres, pour guider les curiosités et les désirs de cette clientèle éparse, un Bulletin bibliographique qui la renseigne sur le titre, le genre et le prix de nos publications nouvelles.

En outre, il était indispensable de venir très vite en aide à la bonne volonté des libraires de province qui luttent avec beaucoup de mérite dans des conditions difficiles et qui, si l’on ne trouvait pas le moyen de simplifier leur tâche et de réduire leurs frais, se raréfieraient peu à peu. Ce sont pour l’éditeur et pour l’écrivain de précieux auxiliaires. C’est souvent grâce à leur conversation érudite dans leur magasin, où l’on se plait à venir feuilleter les bouquins en bavardant, que s’entretient le feu sacré de la lecture. Quel dommage si certains d’entre eux, découragés, avaient fini par sacrifier le rayon peu rémunérateur des livres à celui, beaucoup plus fructueux, de la papeterie ! Aussi, sur l’initiative d’un excellent libraire d’Orléans, M. Loddé, a-t-on créé le Syndicat d’achats de Librairie, dont le rôle consiste à répartir entre les divers éditeurs de Paris les commandes faites sur un même bulletin par chaque libraire de province (ce qui diminue les frais de poste et de correspondance), et à transmettre de même à chaque éditeur intéressé le montant de ce qui lui revient sur un envoi global d’argent (ce qui, pour le libraire de province, réduit le transport des fonds à un seul envoi.)

Plus récemment, les jeunes éditeurs mobilisés et les fils d’éditeurs, — qui sont ou seront les associés de leur père, — étant revenus de la guerre, cette équipe d’hommes actifs et résolus, desquels il semble bien qu’on puisse attendre des efforts intéressants, et quelques chevronnés de l’Edition, organisèrent La Société Mutuelle des Éditeurs Français, qui, en des mois de transports particulièrement difficiles et coûteux, s’est donné comme tâche d’organiser les transports de livres chez les libraires, chez les particuliers, aux bureaux d’expédition des chemins de fer, aux gares.

Un Comptoir du Livre, organisé au Cercle de la Librairie par le Syndicat des Editeurs, a pour objet de faciliter les achats de toutes les matières nécessaires à la fabrication des livres. Un Bulletin du Livre est, depuis quelque temps, par les soins des mêmes éditeurs, publié tous les mois pour annoncer dans les grands journaux, toujours à la même place, l’apparition des livres nouveaux.

Enfin, la Maison du Livre, ayant un grand bureau de poste tout à côté d’elle, et, dans son immeuble même, un bureau de Compagnies de chemins de fer, pour que les expéditions soient rapides et faciles, groupera les commandes, les livraisons des éditeurs, assurera par des moyens pratiques les envois immédiats aux libraires, sera toujours prête à les renseigner et recevra leurs versements pour les répartir entre les diverses maisons d’édition, etc.. D’où sérieuses économies de temps, de peine, de formalités, d’argent.

Tout récemment, nous assistions à une conférence faite par quelques-uns de ces jeunes éditeurs au Cercle de la Librairie, sous la présidence de M. P. Gillon. Nous y avons entendu MM. Georges Valois, J. B. Belin, Henri Mainguet. De leurs paroles se dégage cette idée fort juste que, à l’heure actuelle, en raison des hauts prix du travail et des matériaux, on ne peut produire fructueusement qu’à la condition d’accroître le rendement et la vente. C’est dans cet esprit que M. Henri Mainguet a fait apparaître la nécessité pour les éditeurs de se spécialiser, afin d’éviter les chevauchements, les déchets, le débit médiocre d’ouvrages également offerts ailleurs, les frais inutiles. C’est avec raison aussi qu’il a montré l’avantage de pratiquer la « standardisation, » c’est-à-dire d’unifier le plus possible les formats pour mieux permettre le travail en série. C’est, pour une part, ce système qui rend possible la fabrication et le succès des éditions étrangères de livres français, à bas prix, du type Nelson et Gallia.

Il faut que les éditeurs s’ingénient à trouver des formules de publications et de collections moins dispendieuses. Selon le genre d’un manuscrit, le talent d’un auteur, sa notoriété ou son manque de notoriété, l’épaisseur du volume, il y a des échelles à établir dans le prix de vente des ouvrages d’une même collection. Il y a surtout des espèces nouvelles d’éditions à créer. Toutes les améliorations pratiques que les éditeurs réalisent dans leur commerce, toutes les commodités de dépôt, de crédit, d’approvisionnements, de livraisons, de transports, qu’ils essaient d’établir, tendent non seulement à restreindre leurs frais de fabrication et les frais des libraires-détaillants, leurs indispensables alliés, mais surtout à accroître le chiffre de leur vente en France et à l’étranger. La fabrication d’un livre n’est actuellement rémunératrice, c’est-à-dire possible, que si on peut le tirer à trois ou quatre mille exemplaires. Et, seule, une vente assurée de plusieurs volumes de même format, au chiffre minimum de vingt mille exemplaires, peut permettre à nos éditeurs la fabrication en série, qui est la plus avantageuse et donne le moyen de faire des éditions convenables et à bon marché.

Encore doit-on souhaiter qu’ils ne commettent pas l’erreur, trop fréquente, de sacrifier nu souci du bon marché la bonne tenue de leurs livres ! Les collections étrangères qui obtinrent chez nous tant de succès, ne l’ont dû qu’à leur présentation soignée et agréable. De plus en plus — à une époque où les belles réalisations de la typographie française habituent le public à manier des volumes bien construits, — le succès durable ne récompensera, dans cet ordre d’ouvrages, que les éditeurs offrant de bons livres en des collections agréables au toucher comme à la vue, et d’un prix modéré.

Pour cela, pas d’autre ressource que d’accroître la vente par une publicité intelligente et méthodique. Déjà les éditeurs font en ce sens un utile effort. Il est en outre une aide puissante à laquelle ils n’ont pas eu jusqu’ici suffisamment recours, celle de la critique. Les Associations d’écrivains viennent de la leur rappeler, en essayant de provoquer une résurrection de la critique littéraire, ainsi que, sur la proposition de la Société des Gens de Lettres et du Syndicat de la Critique, le Congrès du Livre de 1917 en a solennellement émis le vœu.

Il est indispensable qu’une critique honnêtement faite, avec goût, savoir, bonne foi, par des hommes qualifiés et désintéressés, existe dans tous les journaux. Pourquoi, par la persuasion, par l’appel au devoir patriotique, n’essaierions-nous pas de la faire établir régulièrement partout ? Peut-on croire que certains directeurs de journaux, jusqu’à présent rebelles à la critique dont ils n’ont pas compris l’utilité et le pouvoir, se déroberaient à la pressante requête des Sociétés d’écrivains, des groupements économiques, des œuvres de propagande, qui, s’adressant à leur patriotisme, leur diraient : « C’est l’influence de notre pays qui est en jeu. Pendant la guerre, vous avez participé utilement à la défense nationale. Pendant la paix, c’est un service national que vous rendrez en renseignant le monde sur le mouvement des idées en France. La France a besoin que le monde sache ce qu’il y a dans les livres de notre pays et soit tenu au courant de sa pensée. »

Alors ces directeurs de journaux cesseraient de répéter, comme ils le font à la légère, que la critique n’intéresse pas le public ; ils auraient la surprise de découvrir qu’il y prend au contraire un extrême plaisir, si elle est faite intelligemment et dignement, parce que, ne pouvant tout lire, il est d’autant plus heureux de savoir ce que contiennent les livres de son temps. Il importe d’abattre ce préjugé contre la critique, que parfois les auteurs eux-mêmes ont imprudemment contribué à répandre. Du même coup, on rendrait toute son indépendance à un genre littéraire qui, en France, nous a valu de fortes œuvres et qui, trop souvent privé de la place nécessaire à son épanouissement, n’exerce plus, au profit de notre pays, autant d’influence qu’il en devrait avoir.


GEORGES LECOMTE.