Un Pèlerinage à Delphes

Un Pèlerinage à Delphes
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 92 (p. 438-454).
UN
PÈLERINAGE À DELPHES


Novembre 1887.

Au bout de la plaine de Chéronée, presque au pied de la hauteur que domine l’ancienne acropole de Panope, le chemin fait un coude vers la gauche et l’œil aperçoit tout à coup, au fond d’une dernière vallée et découpée avec toute la précision d’un ajustement scénique, l’ouverture grandiose des défilés qui mènent à Delphes.

Delphes ! oui, c’est bien ainsi que, de loin, l’imagination se figurait l’entrée du sanctuaire des oracles, sans avoir prévu, peut-être, ce qu’a de saisissant cette vision révélatrice qui donne au voyageur l’intuition des mystères de la Grèce antique par un simple regard promené sur un bout d’horizon.

Entre deux pentes aux profils vigoureusement coupés, derniers contreforts de l’Hélicon et du Parnasse dont les massifs sinaïques, avec leurs guirlandes de nuées, remplissent le fond du tableau, s’évase le portail auguste qui sépare deux âges, deux génies, deux mondes.

Nous sommes au seuil de la mythologie. L’esprit le sent si bien qu’il ne peut se soustraire, quoi qu’il fasse, à cette sorte de frémissement inséparable de toute initiation qui va le transporter, ne fût-ce qu’un instant, dans une sphère d’idées et de sensations jusque-là inconnues.

L’oreille elle-même ne croit-elle pas vaguement saisir, dans le souffle qui vient des montagnes, le Procul este profani ! de la Sibylle ? Adieu donc au monde incrédule et profane ! Et à toi, patrie du mythe et de l’allégorie, salut !

À quoi bon voyager, en effet et se faire cahoter, des journées entières, par des sentiers de chèvres, sur un mauvais bat de mulet, le gîte et le couvert restant à la merci de l’hospitalité des klephtes, à quoi bon ces fatigues et ces hasards, sinon pour livrer au moins son esprit à la poésie du décor et des souvenirs, aux émotions, fussent-elles surannées ou factices, qu’apportent avec eux chaque détour du chemin, chaque groupement nouveau des montagnes ou des nuages, chaque progrès du jour qui se lève ou de la nuit qui tombe ? Si l’âme est incapable de faire un généreux appel à ce charme intime des choses, de le ressusciter, au besoin, de s’en imprégner avec délices, plutôt rester chez soi, les pieds dans ses pantoufles et borner son horizon aux cheminées de son quartier.

Notre petite troupe marchait, depuis deux heures, entre des escarpemens dont les crêtes s’élevaient sans cesse, quand un accident, qui pouvait être des plus graves, vint donner, par sa conclusion, comme une preuve tangible à l’idée que nous étions bien vraiment dans un pays de prodiges.

Nous cheminions à la file, au bord d’un ravin, à quelque distance les uns des autres, juchés sur nos bêtes, toujours sans brides pour les conduire, de peur de gêner leur instinct plus sûr que notre coup d’œil, chacun cherchant sur son bât l’attitude la plus propre à ménager ses reins assez éprouvés par huit heures de route. En queue, clopinaient les bagages avec le reste des agoyates.

Il y avait plus de vingt minutes qu’un assez gros oiseau, tantôt précédant, tantôt suivant la colonne, puis disparaissant dans les fourrés du ravin, ou jetant un cri de bravade du haut d’une roche, faisait autour de nous l’office d’un batteur d’estrade. Notre guide, agacé. Dieu sait pourquoi ! de ce manège, avait saisi le mousquet de ses pères et s’était engagé dans le fourré, en invoquant saint Nicolas, quelque chose comme le saint Hubert de la Grèce. Déjà plusieurs coups de feu avaient réveillé tous les échos des alentours. Quant à l’oiseau, sans doute invulnérable, il opposait à ce tapage l’indifférence d’un sourd et continuait allègrement ses promenades. L’agacement est une impression contagieuse, paraît-il ; car un de nos compagnons, muni lui aussi d’un fusil, se sentit, devant ces fanfaronnades, l’envie de se mêler à la chasse et d’apprendre à vivre à ce qu’il se croyait obligé de nommer, étant frais émoulu de Sorbonne, notre oiseau-mouche du coche. Mal lui en prit. L’oiseau bleu, car c’était lui, sans doute, reparut ; une détonation, une chute, des cris, ce fut l’affaire d’un instant.

Au bruit de l’explosion si voisine, nos animaux épouvantés prirent le galop, ruant dans tous les sens.

Mal attaché, le bât du tireur avait, dès le premier bond, glissé sous sa mule et, en me retournant, je vis le malheureux qui, trainé par les pieds, donnait de son corps sur toutes les aspérités du chemin. Cela dura quelques affreuses secondes… Une secousse rompit les dernières sangles : bat et cavalier, tout s’arrêta.

Nous sautons à terre, nous courons pleins d’anxiété, croyant ne plus trouver qu’un cadavre. Mais notre ami était déjà debout, très pâle et dans un piteux état ; pourtant le sourire aux lèvres. Rien de grave, en somme, à première vue, du moins. Aucune blessure à la tête ; les côtes intactes, les jambes fermes. Son large manteau s’était enroulé autour de lui et avait servi de tampon, grâce à Dieu ! Seul, le bras droit pendait inerte et paraissait déboîté. La manche retroussée jusqu’à l’épaule, il le tâtait de la main gauche et le remuait ainsi qu’un bras de coton. Que faire ? Nous étions à huit heures de Livadia, à plusieurs lieues de tout endroit habité. Nul de nous n’était chirurgien et chacun, comme de juste, émettait un avis différent.

Faute de mieux, l’on s’occupa d’un pansement sommaire. On déchira des mouchoirs, on apporta une ceinture, des épingles, du rhum, de l’eau fraîche…

À ce moment, sans que personne s’étonnât de la voir et comme surgissant du sol, au milieu de notre cercle, une vieille femme parut. Elle s’informe, un colloque s’engage entre elle et nos gens. Le guide la met au courant de l’affaire. Elle demande à voir, tâte le bras de notre ami, hoche la tête avec un sourire et propose de le remettre en place, séance tenante.

Son air, à la fois doux et résolu, nous impose. Sans plus raisonner, nous acceptons, et la bonne vieille aussitôt de s’emparer du bras malade, de le presser, de le pétrir, de le masser selon les règles, insistant ici avec le pouce, plus loin avec les doigts, mettant dans ses mains de campagnarde sexagénaire toute la douceur d’une sœur de charité, toute la fermeté d’un interne d’hôpital.

Cette scène de clinique dans ce paysage de Dante devait présenter un singulier coup d’œil.

Au bout de quelques minutes, le patient pousse un cri.

— C’est fait, dit la bergère avec triomphe. Il est remis !

— En effet, reprend notre compagnon, les choses sont mieux en ordre, — et il nous montre son bras qui, tout retourné tout à l’heure, avait repris sa direction normale. Et nous voilà tous à nous féliciter les uns les autres.

C’est alors que nous regardâmes, non sans surprise, la vieille providentielle qui nous tirait d’un si mauvais pas. Avec ses cheveux gris soigneusement roulés autour de sa tête, ses traits d’un dessin énergique et cependant délicat, ses yeux clairs et doux, son teint de cire presque sans rides, la propreté de son linge et de sa jupe pourtant bien vieille aussi, elle se présentait à nous par la soudaineté de sa venue dans ce désert, par son intervention presque miraculeuse, bien plutôt comme une fée que comme une paysanne ; peut-être l’oiseau bleu lui-même venant guérir sous cette forme, après ravoir puni par sa chute, notre imprudent chasseur. De récompense elle n’en voulut point admettre, et nous nous attendions tous à la voir disparaître en fumée ou s’envoler sur un hippogriffe.

Mais trêve aux contes !.. En route ! Le temps presse. Nous sommes à trois heures d’Arachovo, c’est-à-dire du souper et du gîte, et le jour décline… Vite un bandage et des ligatures autour du bras ; une écharpe pour le soutenir, et nous remettons notre infirme en selle. À grand’peine les agoyates arrachent nos bêtes aux buissons dont elles se régalent. — Y êtes-vous ? — Nous y sommes ! Et la colonne s’ébranle à grand renfort de pieds et de clochettes. Nous nous apercevons alors que la magicienne a un mari, lequel, à califourchon sur un petit âne, ne s’est pas dérangé pour une si mince alerte et reprend son chemin près de nous, la bonne vieille trottinant à son côté. Au village, nous fait-elle dire, nous trouverons un grand médecin qui, certainement, approuvera sa besogne.

— Son nom ? — Vassili Stassopoulo. — N’est-ce pas le démarque ? — Oui ! Justement c’est lui, c’est le maire chez qui nous devons passer la nuit. — Embros ! Embros ! ce qui, dans la langue des palikares, veut dire : En avant !

Au pied de falaises démesurées, nous franchissons à gué un torrent qui emporte les premières neiges de l’hiver. Sur une hauteur, on nous montre un monument assez informe nommé « la tour du Klephte, » et élevé à la mémoire du brave Mégas qui purgea le pays des brigands dont il était infesté et tua de sa main leur chef, le redoutable Davéli. Trente ans se sont passés depuis lors. Les histoires de bandits ne sont plus que de lointains souvenirs, et cette contrée perdue est plus sûre aujourd’hui que maint boulevard de capitale. Aussi adressons-nous, en passant, nos remercîmens à l’ombre du capitaine Mégas, et nous remontons bien vite le sentier de chamois qui dessine la broderie de ses mille lacets sur les flancs âpres et noueux du Parnasse.

Quel chemin ! Lézardes profondes creusées par les pluies et par les neiges ; roches tombées des crêtes et dormant dans leurs crevasses ou brisées comme des obus ; — sous les pieds, toutes les variétés du polyèdre sculptées dans le granit ou le silex le plus dur, hérissées comme des pyramides, tranchantes comme des yatagans, glissantes comme des galets !

Disséminée dans ses zigzags, à tous les étages du sentier, notre petite caravane, qui se compose d’une douzaine d’hommes avec une quinzaine d’ânes et de mulets, semble toute une armée en marche. Nous rions souvent d’avoir ainsi les uns sur les autres, de bas en haut ou de haut en bas, en raccourcis de caricatures, une vue presque perpendiculaire. La moindre chute ne le serait pas moins. — Heureusement tout va bien, et le jarret de nos bêtes est infatigable. On les voit parfois, comme le cabri de Leconte de Lisle :


Les quatre pieds posés sur un caillou branlant,


prendre de là un élan vigoureux pour franchir sans encombre une entaille du sol, ou bien circuler à pas inégaux à travers tous les caprices d’une minéralogie hostile, avec l’aisance de ces ânes de cirque dont le métier consiste à marcher sur des bouteilles. De temps en temps nous rencontrons, sur un espace de quelques centaines de mètres, des vestiges de routes turques : ce sont de grosses pierres plus ou moins rondes, placées côte à côte dans tous les plans, souvent l’arête en l’air, formant, en somme, une voie plus impraticable que le reste, bonnes, tout au plus, jadis, à résister sous le passage des canons. On les évite avec soin.

Mais les préoccupations matérielles du chemin s’effacent devant la grandeur et la magie croissantes du décor : à notre droite, l’immense Parnasse, enfoncé dans une brume menaçante, a l’air de présider une assemblée d’orages… Devant nous, le soleil, couché depuis longtemps, dore encore quelques nimbes attardés autour des hautes cimes.

Le vent, plus vif avec le soir, détache peu à peu ces écharpes vermeilles qui se font une agrafe de chaque rocher qu’elles rencontrent, et dans le déroulement des vapeurs l’œil croit reconnaître à demi Pégase s’envolant à grands coups d’aile ou la silhouette immortelle de quelque buveur d’ambroisie ; sommes-nous donc dans le vestibule de l’Olympe ?

Le ciel, un ciel d’améthyste moucheté de quatre ou cinq grandes étoiles, plafonne admirablement. Tout à coup, au front vénérable de l’Hélicon, la lune, le pur croissant de Diane, apparaît : instant solennel ! Émotion sacrée, quelle es-tu pour remuer à ce point la fibre païenne demeurée au fond de nos cœurs ?

Et je cherchais en moi-même la source, la raison d’être de ce charme étrange qui, devant ces choses banales à force d’avoir été vues ailleurs, lune, montagnes et nuages, me transportait comme un contemporain de Pindare venant demander ses secrets à la Destinée.

Était-ce le vague ressouvenir de nos enthousiasmes de collège, de ce lyrisme durement obtenu à coups de briquet sur nos cervelles d’écoliers ? Était-ce un écho de l’ancienne rhétorique qui m’arrivait à quinze ans de distance avec une farandole d’hémistiches de toute plume et de tout poil flottant dans un arôme de dictionnaire et de pupitre ?

Non : ce n’était pas ce plaisir de cuistre, privilège des magisters en voyage. Ce que c’était, le voici peut-être. Sous l’alluvion des pensums et des leçons apprises, des métaphores et des hyperboles de commande, s’est conservé, mal défini sans doute, mais sur de lui, l’instinct qu’en dehors des types consacrés, au-delà des formules de la pédagogie, réside une notion de l’âme antique que nos académies restent impuissantes à nous révéler. Sa joie de vivre, sa confiance en elle-même et dans ses dieux toujours près d’elle, l’acuité des sens qui la servaient, sa sérénité si différente de nos angoisses, son unité si éloignée de notre désordre, quel docteur de faculté nous les dira ? Si l’ébranlement de nos sens ne vient pas s’ajouter aux élans de notre pensée pour donner à la vision toute sa plénitude, nulle incantation universitaire n’opérera le phénomène sans lequel nous demeurons des profanes.

Eh bien, cette énigme dont le mot ne saurait tomber d’aucune chaire, c’est ici seulement, sous cet azur subtil, dans la légèreté de cet air transparent, devant les enseignemens de cette nature éloquente tantôt, comme en Attique, atteignant le sublime dans le rythme et l’harmonie des contours, tantôt, comme dans les gorges delphiques, dépassant tout ce que d’autres panoramas peuvent offrir de surnaturel dans le grandiose, tout cela mêlé aux nuages de la fable la plus prestigieuse, aux sonorités de l’histoire la plus retentissante, c’est ici que cette énigme s’explique et non ailleurs. Dans cette patrie des hommes et des choses sublimes circulent encore éparses quelques étincelles d’un immortel génie. Il faut qu’une de ces étincelles nous traverse le cœur, il faut que la grâce nous touche ; il faut une commotion de tout l’être pour que la révélation s’accomplisse.

Pour quelques minutes, par une intuition soudaine, j’avais remonté les âges, pensé et senti ainsi qu’un Grec des anciens jours ; et cet avatar d’un instant me payait avec largesse des fatigues éprouvées comme de celles qui restaient encore à subir.

Embros ! L’ombre s’épaissit. Combien encore jusqu’au village ? Trois heures ! Nous n’avons donc pas bougé, ou c’est Arachovo qui recule. Le chemin, qui n’est plus même un chemin, devient assez difficile à reconnaître. Deux agoyates marchent en tête. Nous nous régions ou plutôt nos bêtes se règlent sur eux. Tout en marchant, ils chantent, la main dans la main. Ils chantent ces cantilènes pleines de mélancolie que l’on retrouve chez la plupart des peuplades qui, par quelque affinité ethnique ou historique, confinent à la race slave : mélopées nasales, sans rythme distinct, aux chutes soudaines, se relevant par une sorte de hoquet et qui semblent ne jamais finir. Nulle allégresse dans ces chants populaires ; et les airs de danse sur lesquels se forment, dans les villages, les rondes de garçons ou de femmes ont eux-mêmes je ne sais quel accent déchirant pour l’âme autant que pour l’oreille ; musique de races longtemps opprimées et qui reflète dans son caractère quelque chose de l’instabilité d’une vie proscrite et de la monotonie du joug supporté durant des siècles,

La nuit tombe de plus en plus. Les beaux nimbes vermeils sont devenus pourpres, puis violets, puis presque noirs. Le fond du défilé s’obscurcit. L’arc de la lune souvent masqué par les cimes géantes ne nous donne plus qu’une clarté macabre.

Sans nos grelots et nos clochettes, nous prendrions volontiers nos silhouettes pour des fantômes en rupture de sabbat. Aussi bien le Parnasse, dont le sommet reste plongé dans un amoncellement de brouillards, semble un frère païen du Brocken, où Goethe aurait pu, à son aise, transporter le gala méphistophélique de Walpürgis.

Autour de nous, des nuées grises poussées par le vent et planant à des hauteurs inégales servent sans doute de dominos à quelques dieux qui passent, jaloux de leur incognito.

Par une étrange illusion de l’œil, les fragmens de montagnes découpés par ces brumes paraissent monter ou descendre, selon que le profil des nuages s’élargit ou devient plus mince ; les distances n’existent plus ; l’abîme se comble ; l’escarpement se confond avec la nuée, et devant ce va-et-vient de masses chaotiques l’homme interdit se demande s’il ne sera pas emporté tout à l’heure dans l’assomption du Parnasse ou dans la chute de l’Hélicon,

Nous nous arrêtons devant un khani d’aspect assez lugubre. Un khani ! c’est-à-dire un mauvais toit sur quatre murs sans fenêtres, une cour, un hangar, une fontaine. Le reste, c’est le voyageur qui l’apporte. Pourtant la trotte est déjà longue et le but encore loin. — Nous tenons un rapide conseil de guerre : nos lits de camp nous serviraient à la rigueur pour la nuit ; mais nos provisions, largement entamées par les étapes précédentes, ne forment plus les élémens d’un souper passable, encore moins d’un déjeuner même frugal pour le lendemain. Or, quand on doit dormir aussi mal, le proverbe : Qui dort dîne, perd les trois quarts de sa vertu consolatrice. N’hésitons pas et poursuivons la route. Une lutte s’engage avec notre cavalerie, dont l’opinion semble être qu’une auberge est faite pour s’y arrêter. — Nous transigeons pour quelques lampées d’eau fraîche à l’abreuvoir ; après quoi, aux cris des agoyates et la courbache faisant son office sur les croupes indociles, nous sortons de ce repaire, et reformons sous la lune notre procession de nécromans.

Avec toute sa virtuosité dans le fantastique et le terrible, Gustave Doré, sous l’inspiration de Virgile, n’eût rien imaginé de plus dramatique que ces entassemens de roches colossales dont la nature se hérisse autour de nous. Non loin du chemin que nous suivons, peut-être au fond de ce précipice, sur le bord duquel nos bêtes font des prodiges d’équilibre, doit couler le Lethé qui mène aux enfers. Oui, ce sont bien des apparitions infernales dont la silhouette surgit tout à coup au haut d’une crête ou se découpe en noir sur un hiatus plus clair de l’horizon. C’est un sphinx prêt à bondir, un centaure pétrifié, une Euménide lançant l’imprécation vengeresse, un titan dans les convulsions du supplice. Et ce n’est pas sans charme, un charme un peu factice, si l’on veut, que l’esprit s’abandonne à ces évocations de l’empire souterrain, savourant ainsi, en sécurité, avec le dilettantisme du sceptique, toutes les horreurs d’une fantasmagorie inoffensive.

Une heure, deux heures encore se passent.

La nuit est devenue opaque. Toujours pas de village : aucune maison ; pas une lumière, rien. Serions-nous dans une mauvaise voie ? Une inquiétude nous saisit : deux de nos compagnons qui, depuis notre entrée dans les gorges, ont pris les devans avec leurs agoyates, n’ont pas reparu. Nulle trace de leur passage. Sont-ils égarés ? Sont-ils parvenus au gite ? Nous-mêmes y arriverons-nous ? On questionne les guides, non sans mauvaise humeur, comme si les pauvres diables en pouvaient mais de la longueur du chemin. Pourtant un peu de méfiance est chose assez naturelle. Les souvenirs du klephte nous reviennent en mémoire, et nous serions, après tout, de bonne prise : un ministre, trois secrétaires d’ambassade, un membre de l’école d’Athènes, de quoi se faire payer une rançon fort respectable par le gouvernement du roi George, ou renouveler la sinistre surprise de Marathon. Mais tout va bien ; ce sont nos agoyates, la main sur le cœur, qui l’affirment ; notre chef d’équipages, à son tour, le brave Sotéri, dont c’est la seconde campagne dans ces parages, nous l’atteste en son français de nègre : « Pour zour, monzié, bon zemin. Arachovo, là-bas. — Enfin, combien jusque-là ? — Tria tétarta. » Encore trois quarts d’heure ! Allons : un dernier effort. Mais, vertudieu ! la journée nous paraît longue. Déjà treize heures de route, et depuis notre halte à Chéronée, où nous avons pris sur le pouce un léger lunch, médiocrement enrichi par les souvenirs de Plutarque, nous n’avons pas même cassé une croûte de pain. La raison, d’ailleurs, en est simple. Nous n’avons plus de pain. Prenons garde ! c’est ainsi que débutent les révolutions.

Pourtant le chemin s’améliore tant soit peu. Est-ce un indice ? Nous rejoignons quelques formes qui s’agitent cahin-caha dans l’ombre : c’est un groupe de bonnes femmes courbées sous des fagots énormes ; à côté d’elles, trottinent d’autres fagots, ou plutôt des ânes invisibles, enfouis sous leur charge, au sommet de laquelle se prélassent les maris.

« Kalispéra[1] ! — kalispéra! Est-ce encore loin, Arachovo ? — Tria tétarta. » Comment, toujours ! Nous qui marchons depuis une demi-heure. Indignés, nous nous retournons vers Sotéri comme vers un coupable. « Si, si, monzié, villaze tout près. Eux lourds marçent lentement, nous lézers, marçons vite ! »

Ce galimatias nous apaise. Pourtant la faim nous talonne ; nous donnerions Pluton et son royaume pour une côtelette de cheval, et décidément la mythologie tourne à l’aigre.

Mais brusquement le chemin fait un coude : Terre ! Terre ! Enfin ! est-ce le port ? Une lumière, deux lumières, dix lumières apparaissent. Oui, c’est bien Arachovo dont les chalets se montrent, à toutes les hauteurs, comme bâtis, avec la fantaisie chinoise, sur les rayons inégaux d’une étagère. Voici les premières maisons, et nous nous engageons avec délices dans un dédale de ruelles nauséabondes dont le moindre tort est de servir de déversoir aux étables du voisinage ; à droite, à gauche, des braimens sonores éclatent comme des fanfares de clairons ; nos bêtes y répondent de leur mieux, et ce charivari apprend à toute la bourgade notre triomphante arrivée dans ses murs. La boue dans laquelle nous pataugeons nous donne à croire qu’au sein de nos belles nuées les olympiens devaient maudire l’étiquette qui leur défend le parapluie. Car il a plu, — ce n’est que trop certain, — et déjà quelques gouttes nous annoncent qu’une nouvelle averse est prochaine. Dépêchons ! La maison du démarque ? Par ici. La voilà ! Un ouf ! de soulagement sort de nos poitrines devant cette porte désirée. Nous mettons-pied à terre, tandis que les habitans du logis sortent en tumulte pour nous faire fête. Voici le démarque, souriant, empressé ; nous serrons toutes les mains qu’on nous tend… Et nos amis ? Ils sont en haut qui nous attendent, depuis deux heures, au coin du feu. Nous montons derrière notre hôte, et les questions et les réponses de se croiser dans tous les sens. Nous racontons l’accident, l’oiseau bleu, la halte au khani, nos hésitations dans les ténèbres. Cependant le maire a mis ses lunettes et procède à l’examen méthodique du bras de notre invalide. C’est un homme de haute taille, jeune encore, bien qu’un peu voûte, la tête remarquablement petite, l’œil très intelligent. Il a fait ses études à Paris et s’exprime couramment en français, avec on ne sait quel accent un peu gascon. L’accident est peu de chose, grâce à la vieille bergère, qui n’est ni une fée, ni un oiseau, mais une rebouteuse connue dans le pays. Elle a évité le déboîtement du cubitus à notre compagnon, qui en sera quitte pour la foulure d’un tendon et quinze jours de compresses. Mal connu est, dit-on. à demi battu, et rien ne trouble plus notre joie à l’odeur de fricot qui s’échappe de la pièce voisine. « À table ! dit enfin le démarque. — Oui, à table ! Dieu soit loué ! » Autour de la nappe sont déjà réunis les gros bonnets de l’endroit : le percepteur, l’employé du télégraphe, un ancien officier, figures cordiales qui ne comprennent pas plus notre français que nous ne comprenons leur grec, mais dont la belle humeur fait chorus avec la nôtre. Autour de nous, de braves gens en foustanelle font le service. Excellente, la soupe aux légumes ! Excellent, l’agneau à la palikare ! Excellent, tout ce qui défile et le raisiné dont on l’arrose !

Puis c’est le tour des toasts : « À la France ! À la Grèce ! À notre hôte ! Evviva ! » Pot contre pot ; plus le choc est dur, plus ferme est l’amitié. Entre la poire et le fromage, le démarque nous donne quelques détails sur sa petite province.

Arachovo est un mot slave qui veut dire la ville des noyers. Les noyers ont disparu, mais le nom est resté. Est-ce l’ancienne Ambryssa de Pausanias, ou l’Anémoréia de Strabon ? Quelques débris antiques sont répandus dans le bourg ; un chapiteau ionique est encastré dans un mur d’église. Mais c’est là du gibier d’archéologues ; qu’ils se débrouillent. Quoi qu’il en soit, malgré sa situation presque inaccessible, la bourgade n’a pas été épargnée par les hordes envahissantes qui ont inondé la Grèce. C’est un mauvais poste que le seuil d’un trésor. Romains, Byzantins, Gaulois, Goths. Vandales, Slaves ou Bulgares, toutes les incarnations du pillage, toutes les formes de la rapine ont passé par là. Par là aussi ont passé les lourdes compagnies franques, et plus tard les cavaliers des sultans. Cependant tout n’a fait qu’y passer. Cet âpre pays de ravins et de montagnes ne tentait personne. Le flux apportait la vague humaine, le reflux la remportait avec ses dépouilles ou ses déceptions. Presque rien n’en restait. Aussi le type arachovien est-il demeuré l’un des plus purs de la race hellénique, avec quelques mélanges de sang albanais. La culture est pénible ; que faire pousser sur des pentes dont les plus douces n’ont pas moins de 45 degrés ? La vigne et l’olivier, pourtant, y réussissent assez bien. Mais la ressource principale du pays réside dans les immenses troupeaux qui, en été, pâturent sur les hauts plateaux et redescendent, en hiver, pour prendre leurs quartiers dans des zones plus clémentes. Pour ne rien omettre, il faut citer quelques métiers qui fabriquent d’assez jolis tapis. — « Les femmes aussi sont jolies, ajoute le bon démarque ; mais ce n’est plus de l’industrie. » — « Ou du moins pas encore… » — réplique notre collègue de Russie, aimable railleur dont le scepticisme ne fait guère crédit aux mœurs des troglodytes.

Mais arrêtons les frais avant les histoires de brigands qui ne vont pas manquer de faire le tour de la table. La veillée ne saurait être longue. Une grosse journée nous attend, et des forces nous sont nécessaires. Bonsoir donc tout le monde ; bonsoir, et au lit.

Notre sommeil est, d’ailleurs, loin d’être aussi paisible que nous l’espérions, après notre course de la veille. Troublés à diverses reprises par la pluie qui bat nos volets et par les rafales d’une bourrasque d’automne, nous nous sentons assez faiblement gaillards quand il s’agit, vers sept heures du matin, de faire les préparatifs d’une nouvelle étape. Le gros temps est passé, mais il bruine encore et, en vérité, vues à travers cette mousseline humide, les montagnes n’ont rien d’engageant. Attendrons-nous que le soleil ait mis le brouillard en déroute ? Huit jours peuvent s’écouler avant que le village sorte de la brume, de même que nous pouvons trouver un ciel d’azur à quelques kilomètres d’ici. Une raison nous détermine : la mouche à vapeur des travaux de l’isthme nous attend à Itéa, petit bourg sur le golfe de Corinthe, où nous devons arriver dans la soirée. Qu’elle reparte, faute de nous voir paraître, et nous en serions réduits soit à camper comme des naufragés dans un hameau sans ressources, en implorant de la Providence la rescousse d’un paquebot libérateur, soit à courir sur une balancelle tous les risques de la navigation d’Ulysse. En selle donc !

Les mulets sont sous nos fenêtres. Nous retrouvons sous la porte notre bergère que nous avions, la veille, laissée derrière nous dans la nuit ; — souriant toujours du même mystérieux sourire, elle venait saluer son client et lui souhaiter bon voyage. On la décide, non sans peine, à empocher un souvenir. Adieu, bel oiseau bleu ! Adieu aussi au bon démarque, et en avant ! De magnifiques agoyates, vrais modèles d’atelier, ouvrent la marche. Nos hommes de Livadia ont repris le chemin de Chéronée avec leurs bêtes. Ceux qui leur succèdent sont des gens d’Arachovo, moins paysans qu’athlètes, taillés pour la lutte et la course, et d’une souveraine élégance de formes sous leurs costumes de montagnards.

L’un d’eux, surtout, un gars de vingt-cinq ans, est bien le klephte des Orientales. La tête, petite, évolue fièrement sur de larges épaules ; son nez, qui respire l’éther des cimes parnassiennes, divise une moustache longue et légère. Son œil de milan brille sous des sourcils de pirate. Ses grandes enjambées lui font franchir avec aisance les rochers qui barrent la route, et, tout en roulant une cigarette entre ses doigts, il nous apparaît sur les crêtes, dans une pose dominatrice.

Les vers du poète semblent chanter autour de lui :


… C’est un klephte à l’œil noir
Qui l’a prise et qui n’a rien donné pour l’avoir,
Car la pauvreté l’accompagne.
Un klephte a pour tout bien l’air du ciel, l’eau des puits,
Son bon fusil bronzé par la fumée et puis
La liberté sur la montagne !..


C’est lui, à coup sûr, tel que Victor Hugo l’avait évoqué par les conjurations de son génie tout-puissant.

Nous pressons le pas pour sortir de la brume et, en effet, là-bas, le ciel paraît plus clair. Les murailles du Parnasse s’élèvent dans les nuées grises, et l’Hélicon se découvre par fragmens, à travers le déchirement des voiles.

Un sentiment qui me touche rarement en voyage, c’est la curiosité de savoir. J’ai vu trop souvent mon impression se refroidir et ma joie s’envoler aussitôt qu’il m’arrivait de feuilleter les pages signées Bædecker ou Conti, et je préfère me figurer les choses, plutôt que d’en connaître l’exacte vérité. Encore faut-il, de temps à autre, donner quelques points de repère à l’esprit : ce sont les tremplins du rêve. À tout hasard, j’ouvre donc mon « Isambert » tout en cherchant à contenir tant bien que mal, dans les secousses de la marche, le va-et-vient du volume. Je m’aperçois tout d’abord que le Léthé, sur les bords duquel j’étais tout près de me supposer la veille, coule plus au nord-est, du côté de la Thessalie. Mais loin de regretter mon erreur, je me félicite d’avoir ignoré un détail qui m’eût empêché, à coup sûr, de goûter, comme je l’avais fait, tout ce que la nature autour de nous rassemblait de classiquement infernal. Quoi donc ? ces rochers, ou plutôt tous ces monstres virgiliens émanés du Tartare, Gorgones, suppliciés fabuleux, centaures si superbes sous le crépuscule, dans leur tragique horreur, n’auraient été que des roches ! Jamais ! Plutôt faire de toute la bibliothèque des touristes un holocauste à la fable.

Nous devons rencontrer sur notre gauche les ruines d’une tour hellénique, vedette avancée qui signale les approches du sanctuaire. Et, en effet, la voilà dorée au loin par le premier rayon de soleil qui ait percé la bruine et profilant son rectangle rose sur les flancs plus sombres de l’Hélicon. De près, ce n’est guère qu’une redoute assez modeste dont les débris conservent pourtant cette admirable netteté des plans et des arêtes qui distinguent tous les édifices de la vieille Grèce. Elle domine la vallée et gardait surtout la route dont une brusque avancée des rochers vers le précipice fait, à cet endroit, un passage fort difficile. Les pentes qui descendent vers le fond de la vallée sont plantées d’oliviers et de vignes. Jadis, comme aujourd’hui, le pampre couvrait les flancs de l’immense ravin, et c’est ici qu’ivres de raisin, lors des fêtes consacrées, bacchantes et corybantes travestis en panthères et brandissant la pomme de pin, déroulaient dans les montagnes leurs sarabandes orgiaques et déliraient sous le ciel étoile.

Mais il fait beau, c’est le matin ; quelques hautes cimes resplendissent. L’esprit a pris un autre tour et n’offre plus la même prise au souffle des souvenirs mythologiques.

Sur la droite se rencontrent çà et là quelques grottes sépulcrales pratiquées dans le roc : excavations béantes, dépouillées depuis des siècles de leurs sarcophages et pareilles à des bouches éternellement ouvertes pour protester contre les mains sacrilèges qui les ont violées.

Un peu plus loin, près d’une bifurcation de la route, nous nous arrêtons un instant devant une double porte d’un beau caractère, creusée dans la muraille granitique que nous côtoyons. Les vantaux de pierre sont brisés ; quelques arbrisseaux, une vigne sauvage, un figuier, servent de cadre à cette porte demi-close et ajoutent au mystère qui en garde le seuil une inexprimable mélancolie.

Encore quelques sépulcres vides, et, subitement un dernier coude du chemin fait tomber le pan de montagne qui nous cachait la ville sainte. Delphes ! j’allais dire Jérusalem.

La voilà disposée en amphithéâtre, sur le flanc des roches Phœdriades. À notre gauche et devant nous, l’Hélicon recule, la vallée du Pléistos s’évase, et dans ce brusque élargissement du décor, au loin, tout au bout de la plaine qui commence au pied des monts que nous allons redescendre, le golfe de Corinthe pousse dans les terres un triangle de saphir : c’est la baie d’Amphissa. Quelques hautes cimes du Péloponnèse dentèlent le fond de l’horizon, tandis qu’un rayon de soleil obliquement tombé des nuées parnassiennes promène en éventail, sur l’antique domaine d’Apollon, sa gerbe de lumière… Éblouis, nous nous avançons sous un groupe de platanes plusieurs fois séculaires qui étendent en tous sens l’immense vélum de leurs rameaux. Mais une chose nous attire hors de cette ombre : devant nous, dans un enfoncement du mur de granit, s’ouvre une déchirure énorme qui paraît conduire jusqu’au cœur même du Parnasse : un peu à gauche, autour d’une fontaine, deux ou trois belles filles, vigoureuses montagnardes, la tête couverte du capuchon en poils de chèvre, les mollets nus sous leur jupe courte, les pieds dans l’eau qui s’échappe de l’ouverture, lavent leur linge, déroulent les torsades humides ou les frappent sur les dalles avec une gravité de sénateurs. Le ruisseau grossi par les premières neiges dédouble son murmure pour remplir, d’un côté de l’autre, la fontaine, de style moderne, quoique ancienne déjà ; de l’autre un vaste bassin quadrangulaire de construction antique, où se purifiaient les fidèles qui venaient consulter l’oracle. C’est la source de Castalie, la rivale des eaux d’Hippocrène…

La belle apostrophe qu’ici même Byron adressait, il y a quatre-vingts ans, au Parnasse, me revint en mémoire :

« Et toi, que je contemple en ce moment, non pas dans le délire d’un songe, non pas à l’horizon fabuleux d’un poème, mais dans toute la pompe de ta majesté sauvage, élevant jusqu’aux nues ton front couronné de neige… Le plus humble de tes pèlerins pourrait-il, si près de toi, ne pas te saluer de ses chants ?.. Que de fois j’ai rêvé de ta cime vénérable !… En te voyant aujourd’hui, quand je pense à tous ceux qui t’ont invoqué autrefois, je tremble et ne puis que fléchir le genou… Bien qu’Apollon n’habite plus sa grotte et que toi, jadis le séjour des Muses, tu ne sois plus que leur tombeau, un génie charmant habite encore tes retraites, se mêle au souffle du vent, se tait dans les cavernes et glisse d’un pied léger sur les eaux mélodieuses. »

Rien ne peut rendre la sublimité eu quelque sorte diffuse qui remplit l’espace et plane sur tout ce qui nous entoure. Longtemps, sans doute, devant la magnificence de cette vision, nous oublierions notre infimité de touristes venus là pour une heure, si nos guides et nos agoyates ne revenaient à grand bruit du village avec un supplément de victuailles, du pain, des œufs, tout ce qu’il faut enfin pour compléter nos provisions et celles dont nous a gratifiés notre hôte. Personne, au demeurant, ne songe à se défendre contre cette douce violence. Tout classique que soit l’air du Parnasse, il ouvre fortement l’appétit, et si le déjeuner nous réclame, nous le lui rendons bien.

On s’installe sous les platanes, au pied même du rocher d’où fut précipité le pauvre Ésope… Bâtons flottans sur l’onde ! Jamais la rancune des Delphiens ne lui pardonna cette épigramme pour laquelle une volée de ces mêmes bâtons eût été un châtiment déjà bien sévère, à vrai dire, nul de nous ne prend le parti du fabuliste : le souvenir des tribulations dont ses fables furent la source, durant nos jeunes années, nous donne plutôt la joie d’une revanche longtemps désirée à festoyer ainsi sur le théâtre de son supplice. On débouche les bouteilles, on brise les scellés qui conservent dans leurs boîtes le boned chicken avec le potted ham et nous trempons nos biscuits de voyage dans l’onde sacrée où se désaltéraient les Muses… En devenons-nous plus poètes pour cela, comme le voudraient la légende et plus d’un vers latin ? Hélas ! non, soit que la fontaine ait perdu sa vertu, soit que nos provisions prouvent déjà trop la leur. Toujours est-il que nous sentons les ailes de notre esprit tant soit peu lourdes et nous tombons d’accord sur ce point, encore contesté la veille, que l’essence et l’arôme de la mythologie se goûtent mieux à jeun. Volontiers nous resterions sous le feuillage de ces platanes, en des poses béatement contemplatives devant les merveilles panoramiques qui s’étendent sous nos yeux, sans hâte aucune de compulser Isambert à travers les débris delphiques. Mais le vent fraîchit ; de gros nuages s’amoncellent. Force nous est de lever le siège, et, abandonnant nos reliefs à toute une tribu d’indigènes qui sont venus former autour de notre déjeuner un demi-cercle de prunelles dévorantes, nous nous dirigeons vers Kastri.

Kastri, c’est le village bâti sur les ruines de Delphes et, en partie, avec ces ruines. Bien des maisons portent, enclavés dans leurs murs de pisé, un chapiteau, un tambour de colonne, un fragment de frise, reliques de marbre que leur patine dorée signale au regard et qui font une noble antithèse aux moellons de terre sèche dont ils s’encadrent. On nous mène devant une importante portion de l’ancien temple, mise à nu par les fouilles des dix ou douze dernières années. C’est une grande muraille de structure pélasgique, longue d’environ 80 mètres, mais qui s’étend plus loin sous le sol et les maisons voisines. Des inscriptions sans nombre y sont gravées d’un ciseau très sûr, mais dans un pêle-mêle à désespérer les savans, sans lien qui les rattache l’une à l’autre, sans analogie de sujet, ni de date, décrets, textes de traités, contrats de vente. affranchissemens d’esclaves, présentant quelque chose comme un immense registre de pierre où journal officiel, rituel et grand livre se combineraient au hasard. Après tout, c’est encore là, comme le dirait notre démarque, du gibier d’archéologues, et nous ne voudrions pas compromettre dans cette chasse le peu de grec que nous avons sur nous.

Deux pas plus loin nous sommes sur les dalles de la Cella du temple partiellement déblayée. La Cella, c’est-à-dire le sanctuaire où la pythonisse se débattait sur le trépied d’or dans son épilepsie fatidique. Et l’Omphalos, la pierre divine tombée de l’Olympe et qui, placée au milieu du tabernacle, marquait l’ombilic du vieux monde, où le chercherons-nous ? Mais ce n’est plus ici qu’est le centre de l’univers. Il est partout, Pascal l’a dit, et, pour se soumettre à la loi, le pauvre Omphalos, réduit en poussière, a dû, sur l’aile des vents, se dissiper dans l’immensité sidérale.

Les gros nuages qui nous ont fait quitter nos platanes ne nous menaçaient pas en vain. La pluie, une vraie pluie qui s’installe, commence à tomber. En un clin d’œil les capuchons et les manteaux imperméables nous transforment en pénitens noirs. C’est bien en effet la pénitence, l’expiation de nos joies qui se prépare, peut-être quelque vengeance de l’archéologie mal satisfaite de notre zèle. Aussi renonçons-nous à découvrir le cabinet où les Nostradamus de l’époque composaient leurs almanachs. Nous sacrifions de même le stade, le théâtre, le péribole. Nos bêtes ? où sont nos bêtes ? Là-bas, disséminées dans le village, derrière nos muletiers qu’il faut réclamer l’un après l’autre chez les camarades qui fraternisent avec eux. Nous grimpons sur nos bats déjà trempés et, sous l’averse qui redouble, nous dégringolons les pentes, émiettant sur des sentiers affreux notre caravane d’ermites en déroute. Les montagnes ont disparu sous la trombe, et nous cheminons au milieu de cascades. Le crépitement de l’eau sur nos carapaces imite le roulement du tambour. Quant aux agoyates, coiffés de leurs manteaux qui ruissellent, ils semblent autant de décapités promenant sous la tempête un torse énorme qui perdrait des flots d’eau par sa blessure.

C’est en cet équipage que nous traversons Krisso, qui doit sa renommée à la trouvaille qu’on y fit sur une pierre d’un texte de l’écriture mystérieuse connue sous le nom de boustrophédon. Ce souvenir, tout précieux qu’il soit, ne saurait néanmoins arrêter notre débandade. L’après-midi s’écoule, le soir approche sans amener d’embellie. Nous atteignons enfin la plaine, puis un bois d’oliviers. Le paysage n’existe plus : formes et couleurs, tout est fondu, noyé, balayé. L’eau nous entoure de toutes parts, et c’est à travers des nappes de pluie que nous entrevoyons çà et là un fantôme d’arbre, un spectre de buisson, quelque chose comme la végétation obscure des régions sous-marines. Sans les appels fréquens des guides, plus d’un d’entre nous s’égarerait au milieu de ce labyrinthe tombé dans un aquarium.

Bref, il est sept heures, pour le moins, quand nous touchons aux premières maisons d’Itéa. Nous courons à la plus somptueuse auberge du bourg : au bord de la mer, quelques falots sous un balcon de bois lui servent d’enseigne. Nous demandons des nouvelles de la mouche qui doit nous attendre. Elle est au large ; le gros temps ne lui a pas permis d’approcher. Aucun patron de barque ne consentirait d’ailleurs à nous y conduire par une mer démontée comme celle dont l’écume dent s’abattre au seuil du cabaret. Jusqu’au lendemain donc, le bivouac s’impose dans ce triste logis où l’odeur du graillon et la fumée des pipes forment un air plus épais que les brouillards du pôle. Des fricots sans nom cuisent on ne sait où. On devine, pendus au plafond, des poissons étranges dont la queue seule est visible. Le reste est dans la brume. Des ombres en foustanelle, assises sur des barriques, jouent aux cartes, sans quitter des lèvres leur narghilé dont les spirales s’enroulent autour de leurs jambes comme les serpens de la fable autour de Laocoon ; quelques chiens maigres promènent leur carcasse de groupe en groupe, le museau sur la pierre, récoltant plus de coups de pied que d’os à moelle. C’est dans cette taverne faite pour tenter les pinceaux d’un Téniers qui se risquerait parmi les palikares, que nous achevons, sur le pouce, le contenu de nos paniers ; après quoi, chacun ne songe plus qu’à dormir. Les meilleures chambres sont pour nous ; sortes de cabanes à poulets où des milliers de citrons sèchent en tas dans tous les coins. Nos lits de camp se dressent sans retard au milieu de ces pyramides dont le voisinage, tout acide qu’il soit, ne nous donne pourtant aucune aigreur. Qu’importe maintenant le vent et l’orage ? Notre rêve parnassien est fini ; mais il reste encore d’autres rêves…

Nous ne les attendrons pas longtemps.


Paul Lefaivre.
  1. Bonsoir.