Un Officier de l’ancienne France

Un Officier de l’ancienne France
Revue des Deux Mondes4e période, tome 145 (p. 372-393).
UN OFFICIER
DE
L’ANCIENNE FRANCE

La vie que nous allons raconter n’offre aucun événement capital. Beaucoup d’officiers de l’ancien régime ont dû avoir une vie pareille. Pour que celle-ci fût tirée de l’oubli, il a fallu deux hasards assez extraordinaires l’un et l’autre. Il a fallu d’abord qu’étant à l’étranger, la chance de son billet de logement conduisît ce militaire dans la maison où grandissait, enfant espiègle et observateur, le futur poète de l’Allemagne, Wolfgang Gœthe. Retraçant les souvenirs de son enfance, celui-ci a dessiné de notre compatriote un portrait curieux et vivant qui rendit son nom populaire en Allemagne, tandis qu’il restait ignoré chez nous. Il a fallu ensuite qu’en ces dernières années un admirateur de Gœthe découvrît par aventure la demeure où résidaient les derniers descendans de l’officier français et obtînt communication de ses notes et papiers. Sans ce double coup de fortune, assurément impossible à prévoir, nous ne saurions rien de celui que je vais essayer de faire connaître.

Mais c’est précisément ce qu’il y a de fortuit dans cette histoire qui en fait l’intérêt. Nous avons ici un exemplaire de notre armée d’autrefois qui n’a pas été choisi à dessein et de propos prémédité. Celui qui, contre son attente, et comme par le plus imprévu des sondages, est ramené au jour, croyait, au contraire, et était convaincu que l’obscurité était son partage naturel et légitime. Nous sommes donc, jusqu’à un certain point, autorisés à raisonner sur cet échantillon et à en tirer des conclusions. On verra qu’elles n’auront rien de défavorable.

Il s’agit de ce comte de Thorane (ainsi l’appellerons-nous provisoirement) dont il est longuement parlé au livre III de Dichtung und Wahrheit, qui vint, au cours de la guerre de Sept ans, prendre logement durant plusieurs années chez le père de Gœthe. Il est surtout célèbre chez nos voisins pour s’être, un certain soir, pris d’une terrible querelle avec le respectable conseiller, et avoir failli le faire écrouer au poste de police. La présence d’esprit d’un brave voisin et la générosité naturelle du comte prévinrent à temps ce scandale. On en a fait en Allemagne une pièce de théâtre, un drame patriotique.

La dispute n’était pourtant pas dans les goûts de ce militaire : c’était plutôt un méditatif, un mélancolique. C’était en outre, comme le rapporte Gœthe, un déterminé amateur d’art. Nous allons apprendre à le bien connaître, et par la même occasion, nous contrôlerons la véracité de l’auteur de Faust, grâce à cette insatiable soif de documens qui, en notre âge avide de savoir, caractérise les recherches de critique littéraire.


I

Il faut, pour l’intelligence de ce qui suivra, que le lecteur ait présent à la pensée le récit de Gœthe, ce qui n’est pas trop supposer sans doute des lecteurs de la Revue : cependant, comme il pourrait se faire qu’à l’un ou à l’autre ce livre III fût quelque peu sorti de l’esprit, je m’en vais le rappeler, tantôt en le résumant, tantôt en me servant des propres termes du narrateur. Même ceux qui connaissent ces jolies scènes, devenues classiques de l’autre côté du Rhin, ne seront peut-être pas fâchés de s’en rafraîchir la mémoire.

Les habitans de Francfort avaient joui, durant une longue paix et sous la protection de leur libre constitution, d’une série d’années calmes et heureuses, quand ils furent réveillés de leur repos par les premières secousses de la guerre de Sept ans. Quoique la petite république fût bien décidée à rester neutre, se considérant comme n’ayant rien à voir dans la querelle de la Prusse et de l’Autriche, les gens prévoyans comprirent bientôt qu’on ne pourrait s’empêcher de ressentir le contre-coup de la crise. Passages de troupes, occupation militaire, bataille dans les environs, on avait tout à craindre, surtout depuis que la France, cette proche voisine, en se déclarant pour l’Autriche, s’était jetée dans la mêlée. Les esprits étaient donc fort émus : chacun, suivant ses opinions ou ses goûts, prenait parti en idée. La famille de Gœthe était divisée. Le grand-père, avec ses gendres et ses filles, était du parti impérial : en sa qualité d’échevin, il avait jadis aidé à porter le dais au-dessus de la tête de l’empereur François, et il avait même, à cette occasion, reçu de l’Impératrice un médaillon avec son portrait, suspendu à une lourde chaîne d’or. Le père, au contraire, penchait pour la Prusse : ses raisons étaient à peu près de même genre et de même ordre. Quant aux enfans, ils étaient — non pas Prussiens, « car que nous faisait la Prusse ? » —, mais Fritziens. De tout leur cœur ils étaient pour Frédéric II, dont les victoires, les malheurs, les retours de fortune inouïs transportaient les jeunes têtes.

Car tel est le caractère du bourgeois, écrit fort judicieusement l’auteur des Mémoires, revenu de ces enthousiasmes du jeune âge, et les jugeant à la distance de cinquante années. Tel est le bourgeois : les événemens l’inquiètent et le troublent même quand ils sont encore loin ; il ne peut se défendre, alors même que ceux-ci ne le touchent pas, d’émettre un jugement, d’exprimer des sympathies. Disposition fâcheuse, qui ajoute à l’embarras de la situation présente, et qui empêche d’en tirer ce qu’elle peut encore contenir de supportable !

Cependant les bourgeois de Francfort avaient raison de s’inquiéter, car, dans les derniers jours de décembre 1758, les choses prirent un aspect décidément sérieux. Les passages de soldats français devenaient de plus en plus fréquens. D’après les conventions en vigueur, les troupes étrangères ne devaient faire autre chose que traverser la ville, et, pour plus de sûreté, elles n’y devaient passer que par petits détachemens. Selon une vieille coutume, le guetteur, placé à la plus haute tour de la ville, sonnait de la trompe toutes les fois qu’approchait un groupe en armes. Le 1er janvier 1759, il ne finissait pas de sonner. Le défilé s’allongeait, les fractions de régiment se succédaient. Cependant les Francfortois, que le jour de l’an mettait en fête, regardèrent passer sans penser à mal. Mais le 2 janvier, la situation changea subitement de face. Une colonne de troupes, immédiatement suivie d’une autre, traversa le faubourg, passa le pont, et tout à coup, arrivée devant le poste principal, fit conversion à droite, se jeta sur le corps de garde et désarma les hommes qui l’occupaient. Puis, d’autres compagnies, s’avançant dans la ville, s’assurèrent sans coup férir de tous les postes. En un instant, les rues, jusque-là pacifiques, prirent un air de combat. Les soldats bivouaquèrent sur les places, en attendant qu’il fût pourvu à leur logement.

Ce fut pour la république, continue Gœthe, une lourde charge : mais à personne elle ne parut plus lourde qu’à mon père, qui, outre le déplaisir de voir chez lui des uniformes étrangers, des soldats d’une cause antipathique, avait encore le désagrément de leur ouvrir une maison toute neuve, ou du moins fraîchement reconstruite, et garnie, à son jugement, des objets les plus précieux. En effet, il y avait à peine quelques mois que le vieux conseiller avait accroché aux murs ses tableaux et ses cartes, rempli les armoires de ses verres de Venise et de ses bronzes. Il était, comme on sait, collectionneur et amateur. Il encourageait les arts à sa manière, car il ne craignait pas de faire travailler les peintres de Francfort et de Darmstadt, aimant à répéter qu’on aurait tort de se limiter aux tableaux anciens, puisque cette patine noire ou brune qui en fait le prix, les tableaux modernes ne manqueront pas de la prendre à leur tour. Il en jugeait, nous dit son fils avec une indulgence assez irrespectueuse, comme des vins du Rhin, qui se bonifient avec l’âge, sans qu’il y ait aucune raison de croire que ceux des années suivantes ne feront pas de même. On comprend que le possesseur de ces richesses ne fût pas rassuré. Il ne pouvait, dit son fils, rien lui arriver de plus désagréable.

L’occupation tant redoutée se présenta sous la forme d’un officier, qui se fit connaître du maître de la maison comme étant le comte de Thorane. Il était natif de Grasse, en Provence, non loin d’Antibes. Il avait le grade de capitaine d’infanterie. Mais il venait d’être chargé des fonctions de lieutenant royal ou lieutenant de roi, titre aujourd’hui oublié, et qui a besoin d’être expliqué : en sa qualité de lieutenant de roi, il était le gouverneur de Francfort pour les affaires civiles, c’est-à-dire qu’il était chargé d, es nombreuses et délicates affaires résultant des rapports entré la garnison et les habitans de la ville. C’était un homme long, maigre, sérieux, le visage défiguré par la petite vérole, avec des yeux noirs pleins de feu, un air de dignité mesurée et contenue. Il avait, ajoute Gœthe, plutôt l’air d’un Espagnol que d’un Français. Il fit, dès l’abord, sur toute la famille, à l’exception du père, une impression favorable. Comme on parla devant lui des chambres disponibles, et comme, dans rémunération, on mentionnait « la chambre aux tableaux », il demanda aussitôt à la voir, et quoiqu’il fît déjà nuit, il voulut au moins en prendre une première et rapide connaissance à la lumière des flambeaux. Ces sortes de choses, disait-il, lui causaient un plaisir extraordinaire. Il loua les tableaux, et lorsqu’il apprit que la plupart des artistes étaient encore vivans, qu’ils habitaient à Francfort ou dans les environs, il témoigna que son plus vif désir était de faire bientôt leur connaissance.

Devenu de cette façon habitant de la maison, l’officier se montra gentilhomme accompli. Pour commencer, il ne voulut pas qu’on clouât aux murs ses cartes et plans, de peur de dégrader les nouveaux papiers. Avec la jeune femme du conseiller, celle qui, en Allemagne, est devenue populaire sous le nom de Frau Rath, il déploya les grâces d’une certaine galanterie de cour. Quant aux enfans, il n’eut point de peine à en faire la conquête. Il les charmait par ses manières aisées et nobles. Comme il tenait table ouverte, car il aimait la représentation, le surplus du dessert passait régulièrement aux jeunes habitans de la maison. La tenue de ses serviteurs n’était pas moins irréprochable. Il ne tarda pas à se concilier l’estime par des titres plus sérieux. Ce qui paraît avoir causé l’étonnement général (car Gœthe ne peut être ici que l’écho des bruits du dehors), ce fut son absolue intégrité. « Même les dons qui convenaient à sa position, il les refusait : tout ce qui aurait pu avoir l’air d’une tentative de corruption, il le repoussait avec colère, et même il le punissait. »

C’était à l’ordinaire (nous continuons le récit des Mémoires) un homme doux, gai et actif. Mais il était sujet à des accès de découragement durant lesquels il se retirait au plus profond de son appartement, sans y laisser pénétrer personne. Son valet de chambre, nommé Saint-Jean, donnait à entendre qu’il avait autrefois, en un de ces momens d’hypocondrie, causé un grand malheur, et que, pour éviter rien de semblable en cette nouvelle et importante position, il aimait mieux rester inabordable.

En arrivant chez ses hôtes, le comte avait parlé de son goût pour la peinture. On vit bientôt que ce n’était pas un propos en l’air. Il manda chez lui tous les peintres francfortois ; leur ayant fait montrer ce qu’ils avaient de prêt, il acheta tout ce qui était à vendre. Puis il leur fit des commandes : une chambre sous les toits fut disposée en atelier, car il voulait avoir ces artistes sous la main. Surtout Seekatz, de Darmstadt, dont le talent lui plaisait particulièrement.

Toutes ces peintures étaient destinées à orner certaine maison de Grasse dont il faisait fréquemment mention. Il écrivit à son frère aîné, pour avoir de lui les dimensions exactes de toutes les chambres, de tous les cabinets, de chaque lambris, de chaque panneau. Puis il en délibéra avec les peintres, détermina la hauteur et la largeur des toiles. (On verra plus tard pourquoi nous donnons ces détails.) Ces toiles n’étaient pas destinées à être encadrées, mais devaient être attachées aux murs, encastrées dans les boiseries, comme si elles en faisaient partie.

Ensuite il fallut répartir la tâche selon le genre de talent de chacun. Seekatz eut les scènes d’intérieur ; Trautmann, qui réussissait les incendies et les sujets à la Rembrandt, fit flamber des villages et peignit des miracles du Nouveau Testament ; Hirth reçut pour lot les paysages ; Junker, un élève de l’école hollandaise, consentit moyennant un bon prix à couvrir quelques carrés de fruits et de fleurs.

Le jeune Wolfgang, enchanté de voir dans sa maison tous ces artistes qu’il connaissait de réputation, aidait de son mieux. Comme les sujets bibliques ne pouvaient manquer, et comme il avait justement la tête remplie des récits et des images de la Bible, il rédigea une sorte de livret où il proposait le sujet de douze tableaux représentant l’histoire de Joseph.

Tout semblait donc aller à souhait, quand un événement grave vint jeter le trouble dans la ville et compromettre la paix de la maison.

Depuis un certain temps, on voyait bien qu’il se passait quelque chose. Les allées et venues des officiers se multipliaient. Des estafettes arrivaient à toute heure du jour et de la nuit. Le prince de Soubise, le maréchal de Broglie, s’enfermaient avec le gouverneur. Bientôt le bruit se répandit que les alliés (il faut entendre par-là les Hanovriens et les Hessois), commandés par le prince Ferdinand de Brunswick, étaient en marche. Le vieux conseiller reprenait un air plus gai. Sa femme, au contraire, devenait soucieuse : son bon sens lui disait qu’on risquait de tomber de mal en pis et de changer de petites misères contre un sérieux déboire. Par les dispositions des troupes françaises, il était visible que l’intention était, non d’aller au-devant de l’ennemi, mais de l’attendre de pied ferme dans le voisinage. Les imaginations inquiètes voyaient déjà une bataille, une défaite, une ville prise d’assaut, le combat dans les rues, le pillage… Avec beaucoup de précautions, on envoya un émissaire sonder le gouverneur. La réponse fut ce qu’elle est ordinairement en pareil cas : nulle chose à craindre, rester tranquille, ne parler de rien à personne.

On apprit que les troupes prenaient position à une lieue de la ville. Enfin, le vendredi saint de l’année 1759, l’orage éclata : c’était la bataille connue dans l’histoire sous le nom de combat de Bergen. Il fut défendu aux enfans de sortir. Mais le père, n’y tenant plus, s’en alla hors de la ville, d’abord dans son jardin, puis, ne voyant rien, un peu plus loin, dans la direction de la bataille. Il voulait aller au-devant des Prussiens vainqueurs, sans songer, dit Gœthe, que le parti vaincu commencerait par lui passer sur le corps. Cependant des maraudeurs s’étant amusés à faire siffler quelques balles à ses oreilles, il estima qu’il serait tout de même plus à propos d’attendre les événemens dans la ville, d’autant plus qu’au dire de plusieurs, les choses avaient l’air de tourner à l’avantage des Français. Il retourna donc à la maison de fort méchante humeur. La vue des blessés, parmi lesquels il reconnut de ses compatriotes, acheva de le mettre hors de lui. Il donna ordre de distribuer des secours, mais en recommandant de les réserver aux seuls Allemands, ce qui, nous dit l’auteur des Mémoires, était impossible, car, amis et ennemis, le sort avait tout jeté pêle-mêle sur les mêmes chariots.

Pendant ce temps, la mère et les enfans se livraient à la joie. Quand le gouverneur descendit de cheval, la jeune population courut à sa rencontre, lui baisa les mains. Ces démonstrations parurent lui faire plaisir. « Bien, mes enfans, dit-il d’un ton plus amical que de coutume, bien, j’en suis content aussi pour vous ! »

La mauvaise chance voulut qu’un peu plus tard, quand le père, qui s’était enfermé chez lui, descendit pour souper, il se rencontrât sur le palier avec son hôte.

Le comte, faisant un pas en avant, salua courtoisement :

— Félicitez-nous, monsieur, et félicitez-vous que l’affaire se soit si bien passée !

Ce fut la goutte d’eau qui fît déborder le vase.

— Point du tout, en aucune façon, répondit l’autre avec rage ; j’aurais voulu au contraire qu’on vous eût tous envoyés au diable !

Devant ce propos, le comte resta interdit un moment ; puis, pris d’une soudaine fureur :

— Vous allez me payer cela ! Insulter la bonne cause, m’offenser moi-même, cela ne se passera pas ainsi !

Le père descendit souper, sans rien dire de l’incident. Il paraissait visiblement soulagé. Mais bientôt on appelle la mère, qui ne reparaît plus. On envoie les enfans au lit. C’est seulement le matin qu’ils apprennent les graves événemens de la veille. Le gouverneur avait aussitôt commandé de se saisir du délinquant. On savait autour de lui qu’il n’y avait pas à répliquer ; mais quelquefois, en pareil cas, on avait pu gagner du temps. D’ailleurs, au milieu du tumulte, un retard pouvait aisément s’excuser. Un voisin, la mère, se mirent après l’adjudant pour obtenir quelques momens de répit. Puis ce voisin, qu’on nous décrit homme de bon conseil et de bonne humeur, sachant assez bien le français (Gœthe ne le nomme point, mais l’histoire a conservé son nom, qui se retrouve aussi dans les papiers de Thorane : il s’appelait Diene), monta chez le commandant, qu’il trouva retiré, comme dans ses jours d’humeur noire, au fond de son cabinet.

Ici vient se placer un entretien que Gœthe affirme se rappeler point par point, attendu que l’interlocuteur, pour qui ce fut le plus beau jour de sa vie, le lui avait répété nombre de fois. Je pourrais le supprimer ici : mais il me semble qu’il a une couleur bien française, et que le lecteur y percevra comme un vague parfum de notre littérature classique.

THORANE. — Que voulez-vous ? Sortez ! Personne n’a le droit d’entrer ici que Saint-Jean.

DIENE. — Veuillez alors, monsieur le comte, me prendre pour Saint-Jean.

THORANE. — Il y faudrait de la bonne volonté. (Saint-Jean était un petit homme maigre, Diene un homme énorme.) Trêve de plaisanterie !

DIENE. — Monsieur le comte, vous avez reçu du ciel un don précieux, auquel je fais appel.

THORANE. — Vous voulez me prendre par la flatterie. Cela ne vous réussira pas.

DIENE. — Vous avez le don, monsieur le comte, même dans les momens de passion, de savoir écouter.

THORANE. — Je n’ai que trop écouté ! Ah ! je sais bien que ces bourgeois nous détestent. Voilà de belles gens ! Ils se disent citoyens d’une ville impériale, et quand leur empereur, qu’ils ont vu élire, qu’ils ont vu couronner, est menacé de perdre sa couronne ; quand, par bonheur, il trouve de fidèles alliés qui dépensent pour lui leur argent et leur sang, ils ne veulent seulement pas supporter pour leur compte la plus faible charge !…

DIENE. — Rien qu’un sursis…

THORANE. — Non : point de sursis ! Il y a des choses où l’on ne peut aller trop vite.

DIENE. — Eh bien, l’ordre que vous avez donné est juste ! C’est le lieutenant royal qui a parlé ! Mais je m’adresse au comte de Thorane. Qu’il veuille bien se souvenir de ce qu’il se doit à lui-même… Pardonnez, et tout le monde louera votre grandeur d’âme !

THORANE. — Je vous ai déjà écouté trop longtemps. Finissez !

DIENE. — Encore un seul mot ! Il est vrai que le maître de la maison s’est oublié. Mais la femme, les enfans vous ont reçu comme un des leurs ! Vous allez détruire la paix et le bonheur d’une famille. Remportez encore cette victoire sur vous-même. Elle tournera à votre éternelle gloire.

THORANE. — Mon éternelle gloire ! Voilà qui serait curieux…

DIENE. — Rien de plus vrai. Je ne vous ai pas envoyé la femme ni les enfans, — ils se jetteraient à vos pieds, — mais je sais que vous n’aimez pas ces sortes de scènes. Mais la femme, en se souvenant, sa vie durant, de la bataille de Bergen, se souviendra de votre grandeur d’âme ; elle en parlera à ses enfans. Les étrangers le sauront : la postérité ne pourra l’oublier.

THORANE. — Vous ne vous y prenez pas bien, monsieur le négociateur. Je n’ai rien avoir avec la postérité ; ces choses-là sont faites pour d’autres que pour moi. Remplir mon devoir, ne jamais manquer à l’honneur, voilà ma part et mon lot. Mais nous avons déjà trop échangé de paroles : allez, — et dites à ces ingrats que je leur pardonne…

Gœthe ajoute que l’interlocuteur, surpris, saisi par ce dénouement inattendu, ne put retenir ses larmes : il voulut baiser les mains du comte. Mais celui-ci le congédia rapidement et disparut.


Cet épisode, qui forme le point culminant du récit de Gœthe, ne mit pas fin au séjour de Thorane. Seulement on crut s’apercevoir que l’humeur du comte s’assombrissait : il vaquait toujours aux devoirs de sa charge avec ponctualité, mais, dit Gœthe, on voyait qu’il n’y mettait plus le même entrain. Son irritabilité augmentait : il eut un duel, qu’il s’était attiré à la comédie, et où il fut blessé, de sorte que ses chefs lui reprochèrent de s’être mis, lui qui était chargé de faire respecter les règlemens, dans un cas défendu par la loi.

Il resta encore un an, passant de longues heures dans son atelier, à considérer ses tableaux, à les ranger dans un certain ordre, à les déplacer, à les ranger encore. Il ne cessait de les examiner, se réjouissant à mainte reprise des parties qu’il trouvait réussies, exprimant pour d’autres ses regrets et ses critiques. Enfin, après une dernière opération, que Gœthe raconte tout au long, et qui faillit le brouiller finalement avec ses artistes, les caisses furent emballées et expédiées à leur destination. Bientôt après, le gouverneur partit lui-même, étant appelé à un autre poste. Il prit congé de ses peintres, qu’il récompensa richement, et de la famille de ses hôtes, dont il se sépara en bonne amitié.

Ici s’arrête le récit de Dichtung und Wahrheit. Gœthe ajoute seulement qu’on apprit que le comte de Thorane avait exercé encore différentes charges, mais sans en avoir, à ce qu’on disait, grande satisfaction. Il écrivit plusieurs fois, envoya encore des mesures, commanda quelques travaux supplémentaires. Puis on n’entendit plus rien : au bout de quelques années, le bruit courut qu’il était mort aux Indes occidentales, gouverneur de l’une des colonies françaises.


II

D’innombrables lecteurs se sont délectés depuis quatre-vingts ans à ce récit, qui forme dans la biographie de Gœthe comme un agréable intermède. Ils ont dû se demander ce qu’il y avait là-dedans de réel, car cet officier français qui nous est dépeint d’une parfaite courtoisie avec ses hôtes, rigide sur l’honneur, terrible dans ses colères, mais au fond doux et généreux, ressemble un peu à la mise en action d’une de ces images coloriées, où l’on voit des personnages en uniforme figurer l’état militaire des nations de l’Europe. Ainsi en a jugé le poète Gutzkow, qui, en transportant le lieutenant de roi sur la scène, n’a pas craint de compléter le personnage au moyen de traits empruntés aux officiers de l’empire. Vérifier l’exactitude du récit ? cela ne paraissait point possible, et cela semblait même peu désirable. Qui pouvait dire ce qui se cachait derrière ces souvenirs d’enfant, dorés déjà des premiers rayons de l’imagination poétique ? Tout le monde pensait que le comte de Thorane resterait encadré dans la vie de Gœthe pour n’en jamais être détaché.

Mais c’était compter sans un digne amateur allemand que nous avons maintenant à présenter à nos lecteurs. Il s’agit de M. Frédéric-Martin Schubart, ancien théologien, aujourd’hui critique d’art. Quoiqu’il s’en défende, cet honorable savant appartient à une école, ou plutôt à une église, — d’ailleurs très éclairée, — qui remplit ses adhérons d’un véritable zèle. Tout ce qui se rapporte directement ou indirectement à l’objet de leur culte est, de la part de ces infatigables apôtres, matière à recherche. Même en voyage, ils trouvent moyen d’honorer par de nouvelles découvertes la religion qu’ils professent. On les appelle en Allemagne « philologues gœthéens » (Gœthe-philologen).

S’étant rendu à Cannes dans l’intention d’y passer l’hiver avec sa famille, M. Martin Schubart y entendit par hasard prononcer le nom de la ville de Grasse. Pour tout autre, il n’y aurait eu là rien que d’ordinaire. Mais pour un Gœthéen ce nom avait un sens à part et comme un timbre spécial. La phrase rapportée plus haut : Il était natif de Grasse, en Provence, non loin d’Antibes, résonna aussitôt à son oreille. Ce fut d’abord une occasion de relire le livre III de Dichtung und Wahrheit. Puis on pensa au comte de Thorane, on en parla, et bientôt l’idée naquit : si je tâchais d’en savoir davantage, si j’allais aux informations ?

Le premier résultat ne fut guère encourageant. Le nom de Thorane était inconnu : ou plutôt trop connu, car quatre ou cinq noms approchans furent offerts au choix du questionneur. Alors M. Schubarl (il nous conte son aventure avec une satisfaction qui ne cherche pas à se dissimuler) s’avisa d’un moyen différent. Il pensa aux tableaux : s’étant rendu à Grasse, il s’informa des peintures auprès d’un habitant à qui il s’était fait recommander. Au premier mot de peinture, on crut qu’il voulait parler des Fragonard. On sait que Grasse, patrie de Fragonard, conserve quelques toiles de ce grand artiste. Mais quand il eut expliqué qu’il s’agissait de tableaux non encadrés, encastrés dans la boiserie, comme s’ils faisaient partie des murs, ce fut un trait de lumière. En effet, il y avait deux maisons à Grasse avec des peintures de cette sorte : et même on disait qu’un général français avait, au siècle dernier, ramené d’Allemagne un peintre qui les avait ainsi établis.

Il serait trop long de reproduire le récit de notre voyageur, qui passa successivement par tous les degrés de la joie en retrouvant dans ces deux maisons, dont l’une avait appartenu à Thorano et l’autre à son frère, les œuvres des artistes francfortois. Quoique tout cela eût un peu noirci, les scènes de mythologie et d’histoire se distinguaient encore ; Seekatz, Trautmann, Schütz, Junker, Hirth, tous les maîtres nommés chez Gœthe se retrouvaient. Les miracles, les incendies, les paysages, l’histoire de Joseph, tout y était. Plus de cent toiles ! Je passe sur les émotions de cette scène de reconnaissance. Mais, ce qui est plus intéressant pour nous, M. Martin Schubart apprit que les papiers de Thorane étaient conservés dans un château situé non loin de Grasse, au château de Sartoux, où habitaient les derniers représentans de la famille. Car le comte de Thorane n’était pas mort aux colonies, comme Gœthe l’avait entendu raconter. Revenu de la Guadeloupe, il avait habité sa ville natale, et, quoique déjà d’un certain âge, il y avait pris femme. Sa fille, mariée à un ministre de Charles-Albert, roi de Sardaigne, était morte sans enfans ; elle avait eu pour héritière une nièce qui habitait ce château.

On pense bien qu’il n’était plus question de s’arrêter en si beau chemin. Introduit auprès des habitans du château, M. Schubart put consulter les papiers et les documens. Il put même s’en rendre acquéreur, ainsi que de quelques tableaux, et transporter son trésor à Munich. A l’aide de tout cela, il a composé un livre amusant, intéressant, neuf à certains égards, dont Gœthe est naturellement la figure principale[1].

C’est la figure de l’officier qui, à la lecture de ce livre, a attiré surtout ma curiosité. J’ai pensé qu’il y avait là un représentant de notre ancienne armée qui méritait d’être connu dans son pays et pour lui-même. Je m’adressai à M. Schubart ; celui-ci, avec une entière bonne grâce, mit à ma disposition les documens dont il était possesseur.

Je vais donc, m’aidant du livre du savant allemand, et puisant dans les papiers du comte, essayer de montrer ce que nous pouvons encore apercevoir de cette silhouette militaire.


III

La première surprise que réservent ces papiers de famille, c’est de découvrir que Thorane n’était pas la vraie forme du nom. Le commandant de Francfort s’appelait le comte de Thoranc ou Thorenc. Ce ne fut pas une mince affaire de constater que Gœthe s’était trompé[2].

Après le nom, les documens passés aux mains de M. Schubart permettent d’établir la généalogie. François de Théas, comte de Thorenc, descendait d’une ancienne famille, probablement étrangère. En lui trouvant l’air espagnol plutôt que français, le jeune observateur n’avait donc pas tout à fait tort. Le futur lieutenant de roi était le troisième enfant d’une famille nombreuse et peu opulente. Il fit ses études chez les Jésuites à Aix et à Marseille, et entra au service, à l’âge de quinze ans, en 1734. Il servit d’abord comme lieutenant au régiment de Vexin, avec lequel il fit la guerre en Italie. Le 1er mai 1758, il fut employé, comme aide-maréchal général des logis, dans l’année de Bohême et d’Allemagne, commandée par le prince de Soubise et le maréchal de Broglie. C’est en cette qualité qu’il prit part à l’occupation de Francfort.

Dans cette occupation un peu brusque de la ville de Francfort, le comte de Thorenc (nous l’appellerons ainsi désormais de son vrai nom) avait joué un rôle beaucoup plus important que les pages de Gœthe ne le donnent à penser. La place de lieutenant royal avait été la récompense de son initiative et de son habileté eu cette affaire. Il a rédigé lui-même la relation officielle et détaillée de ce coup de main. Voici comment il le raconte :

« A la fin de la campagne de 1758, M. le prince de Soubise, qui commandait notre armée en Allemagne, forma le projet de se rendre maître de Francfort, pour en faire sa place d’armes au-delà du Rhin. Il chargea M. de Vault, maréchal général des logis de son armée, d’aller dans cette ville examiner de quelle manière on pourrait la surprendre.

« Je servais dans la même armée, en qualité d’aide-maréchal des logis. Le général jugea à propos que j’allasse avec M. de Vault examiner la possibilité de l’entreprise. Il avait imaginé qu’on pourrait introduire des troupes dans la place le long du Mein, et que des officiers et des sergens, à la faveur d’un déguisement, s’empareraient d’une porte. Après avoir examiné le local, nous ne jugeâmes pas le moyen aussi praticable que celui de faire passer un de nos bataillons par la ville avec la permission du magistrat, et de lui faire faire halte dès qu’il serait entré, pour donner le temps à d’autres troupes de le joindre et se trouver par-là en force et maître de la ville. Cette manière de s’en emparer, ayant paru plus simple que toute autre, fut adoptée par M. le prince de Soubise, et ce fut d’après ce plan que l’entreprise fut arrêtée. L’exécution en fut confiée à M. le baron de Wurmser, et je lui fus adjoint. »

Pour mieux assurer la réussite, Thorenc se mit le 1er janvier, c’est-à-dire la veille, à la tête d’un corps de troupes qui défila à travers la ville. Il put ainsi observer les mesures de sûreté qu’on avait l’habitude de prendre aux portes et sur les remparts. C’est ce détachement que les Francfortois, à qui le jour de l’an faisait des loisirs, s’étaient amusés à voir passer. En conséquence des observations prises, l’état-major prépara la journée du lendemain. Thorenc rédigea lui-même les instructions pour les troupes. Nous avons ces instructions, qui sont d’une parfaite précision, et où tout, jusqu’au dernier détail, est prévu et ordonné.

Néanmoins, en cette journée du 2 janvier, on fut tout près d’une collision sanglante ; Thorenc, par sa présence d’esprit, par la rapidité des opérations, prévint un conflit qui eût changé tout le caractère de l’entreprise.

Ici nous ne pouvons nous empêcher de placer une réflexion. On peut trouver qu’à l’égard de la loyauté et du droit des gens, cette surprise d’une ville neutre laisse à désirer.

La responsabilité en remonte au prince de Soubise, et plus haut encore, au ministre de la guerre, le maréchal de Belle-Isle, qui, dès le mois de janvier de l’année précédente, avait commandé l’occupation de Francfort. Thorenc, en tout ceci, n’a fait qu’exécuter avec promptitude et décision les ordres qu’il avait reçus. J’ajouterai toutefois une réflexion de l’excellent M. Schubart : « Il est bien superflu, pense-t-il, de se mettre en frais d’indignation. Les Français avaient besoin de quartiers d’hiver : ils se les procuraient comme ils pouvaient, par des moyens bons ou mauvais… Qui peut douter qu’en pareil cas le roi de Prusse en eût fait autant ? »… Après cela, nous aurions sans doute tort de faire les difficiles.

Ce fut le prince de Soubise qui présenta le nouveau gouverneur aux autorités francfortoises. Les archives de la ville ont conservé les paroles qu’il prononça à cette occasion : « Si je connaissais dans l’armée que je commande un sujet plus propre à faire régner entre vous et vos hôtes la bonne intelligence, je vous le donnerais. En choisissant le comte de Thorenc, je vous prouve combien votre ville m’est chère. »

Le nouveau gouverneur ne démentit pas cet éloge. On peut même dire qu’il surpassa l’attente de ses chefs. Les Mémoires de Gœthe, qui sont les souvenirs d’un enfant, ne disent rien du rôle public de Thorenc. Mais des renseignemens authentiques nous le montrent, prenant, un demi-siècle à l’avance, le rôle qu’on a vu à quelques-uns de nos intendans et préfets pendant les guerres de la Révolution et de l’Empire. Francfort, dans le cours des quatre ans que dura son administration, lui dut le renouvellement de son édilité : ordonnances pour l’éclairage des rues, pour le numérotage des maisons, pour l’établissement d’une meilleure voirie, pour les mesures en cas d’incendie, il s’occupa de tout. Il améliora le régime des hôpitaux, rendit la police plus sévère. Le souvenir s’est conservé de cet administrateur, qui empruntait sans doute à sa qualité de militaire et d’étranger une autorité dont avaient quelque peu manqué les magistrats de la vieille république. Il a été fait, il y a quelques années, à Francfort, par le docteur Grotefend une conférence sur les services que l’officier français avait rendus à la ville.

La reconnaissance des habitans, qui n’avaient pas tous, ce semble, à son égard, les sentimens de Jean-Gaspard Gœthe, se traduisit par plusieurs manifestations publiques. Mais il n’était pas facile de faire accepter au comte de Thorenc un témoignage de gratitude. Nous avons cité plus haut un passage des Mémoires où il est parlé de sa susceptibilité en cette matière. Les archives de la ville en fournissent une confirmation piquante. A un certain moment, les magistrats, ayant déjà vu repousser plusieurs tentatives, voulurent au moins lui faire accepter un cadeau de leur façon, un présent ne tirant pas à conséquence : une pièce de vin du Rhin. Le comte refusa encore, mais cette fois crut devoir tempérer son refus d’un sourire : « S’il m’était permis, je me ferais un devoir de l’accepter… Mais je ne suis point, messieurs, État libre et indépendant comme vous l’êtes ; mon État est très subordonné, et des lois supérieures, auxquelles je ne dois ni ne puis me soustraire, en aucun cas imaginable et de quelque façon que ce puisse être, me lient les mains et ne permettent qu’à mon cœur de répondre aux marques de votre bienveillance. »

Quand Thorenc fut rappelé, les magistrats, ne pouvant se résigner à le laisser partir les mains vides, écrivirent secrètement à la cour de Vienne et demandèrent pour lui le titre de comte du Saint-Empire romain, « tant à cause des services rendus à la ville qu’en raison de ses nobles sentimens. » Quand Thorenc apprit cette démarche, il eut encore des scrupules. « Je fus effrayé, dit-il dans ses notes, de la dépense dans laquelle la grâce qu’on demandait pour moi allait jeter la ville de Francfort. » Il fallut qu’on vînt le rassurer[3]. Ils écrivirent en outre (la démarche peut sembler assez étrange, si l’on se rappelle la façon dont les relations avaient commencé), ils écrivirent au roi de France pour le remercier de leur avoir donné un tel gouverneur.

Tout en se conciliant les bonnes grâces des bourgeois de Francfort, cet officier ne perd pas de vue le service du roi. La veille de la bataille de Bergen, il fait partir, pour rejoindre l’armée, tout ce qu’il a de (troupes sous la main, déclarant qu’il n’en a pas besoin et qu’il répond de la ville. Dans l’attente de cette bataille, il avait fait jeter un pont de bateaux sur le Mein, armé les remparts, mis les hôpitaux en état de recevoir les blessés.

Ses papiers montrent qu’il a l’esprit observateur : étant en rapport par ses fonctions avec les nombreux petits États du voisinage, il en note les institutions, consigne par écrit ce qu’il apprend sur les personnages les plus influons. Il étudie ce qui fait la force de l’ennemi, et il a des retours sur son propre pays. « Le roi de Prusse est militaire, ses favoris le sont, les ministres… Tout le monde lui fait sa cour en s’occupant ou paraissant s’occuper du métier. Quels généraux n’a-t-il pas formés !… Nous ne sommes pas militaires ; je ne sais si nous le deviendrons jamais. Il faudra un changement dans la constitution des troupes. Il faut que l’officier s’occupe plus de son métier, que tout le monde, colonel, commandans, état-major, soit dans les mêmes principes. »

Comme il aime à mettre ses idées par écrit, il se trace à lui-même le portrait du parfait administrateur militaire : « C’est un homme vigilant, infatigable, occupé continuellement de sa besogne, incapable de la laisser en souffrance pour ses plaisirs ; il est prudent, mais sa prudence ne l’empêche pas de prendre un parti vigoureux et il s’y détermine bientôt ; il ne flotte point, il prend toutes les précautions, et, à mesure qu’il convient d’en prendre davantage, il en prend de plus grandes ; il n’est pas embarrassé de remuer les troupes, et dans une affaire il voit partout et tout lui est présent… Il a le cœur bon et droit, l’esprit juste. Il est sensible à la louange et il croit la mériter. Il a de l’élévation d’âme, des manières nobles, il veut qu’on lui rende ; il est très affable pourtant et ne montre pas la moindre hauteur… Il ne faut pas employer la finesse avec lui : il n’aime pas les gens dont il a à se méfier ; étant habituellement confiant, il ne veut point être dans le cas de la contrainte… Il aime le faste, il aime la cour, il la fait noblement et de façon qu’il y a un retour flatteur pour lui de la part de celui qui la reçoit… »

Appartenant à la noblesse, il n’est pas sans avoir constaté l’amoindrissement de sa caste, et il en parle comme un homme qui en déplore l’assujettissement de plus en plus visible. « Le comte de Boulainvilliers disait que les efforts qu’avait faits la noblesse pour empêcher l’établissement des intendans dans les provinces était le dernier acte de liberté qu’elle avait fait avant que d’être entièrement subjuguée… » Il a vu à Versailles la noblesse de cour : « La Cour est triste. Il y a une raison : ce sont des femmes très pauvres qui sont par état obligées d’être à la cour… La Reine et Mesdames sont entourées de personnes qui sont obligées de solliciter sans cesse… »

Le métier militaire lui laisse assez de loisirs pour cultiver son esprit. Nous avons la note d’un libraire de Francfort qui lui a fourni dans le cours des six premiers mois de 1761 :

Julie ou la Nouvelle Héloïse, 6 vol. in-12o. — Les Consolations de Boèce, 2 tomes en 1 vol. — Les Dialogues des Morts, in-8o. — Fausseté des vertus humaines, 2 vol. in-12o. — Histoire de l’Empire par HEIS, 8 vol. in-12o. — Histoire de Louis XIV. 5 vol. in-4o. — LOCKE. Gouvernement civil, in-12o. — PUFENDORF. Droit de la nature et des gens, 2 vol. in-4o. — Œuvres de Sénèque, 13 vol. in-8o. — Nouvel état politique de l’Europe, 4 vol. in-8o. — Philosophe indien, in-12o. — Réflexions de Marc Antonin, 2 tomes en 1 vol. etc.

On remarquera le nombre des ouvrages philosophiques. C’était, en effet, un esprit porté à la méditation. Nous savons aujourd’hui de quelle couleur étaient les idées du comte quand il s’enfermait, comme le rapporte le jeune Gœthe, au fond de son appartement, ne laissant entrer personne. Ce sont de continuels examens de conscience, des exhortations à bien faire, à ne pas se laisser décourager par les nécessaires ennuis et déceptions de la vie. « Je suis content de mon état. Je n’ambitionne pas plus de fortune, et plus j’envisage l’avenir, plus j’e sens que j’e dois éviter les grandes places… Si j’examine bien le fond de mon âme, je trouverai peut-être qu’il est peu de gens qui aient tant à remercier Dieu pour avoir si peu fait. Ne suis-je pas trop heureux déjà ?… Quels sont les faits qui parlent pour moi ?… Je n’ai pas gagné de batailles, je n’ai pas fait de lois, je n’ai rien fait d’extraordinaire. Je ne dois pas m’attendre à un éclat qui ne peut être que le prix des grandes choses. Mais je puis mériter une estime universelle… Il faut méditer, réfléchir, pour donner un peu d’étendue à l’esprit ; je n’en ai guère… »

Ce galant homme était secrètement épris de la gloire. Il se répète trop souvent qu’il ne doit pas y compter pour ne l’avoir pas beaucoup désirée… On a vu plus haut que les habitans de la maison du Hirschgraben, bons observateurs comme on l’est toujours avec un hôte qu’on héberge malgré soi, n’étaient pas sans avoir découvert cette faiblesse.

Ils avaient cru remarquer aussi que vers la fin de son séjour, le gouverneur était devenu plus sombre. Nous savons aujourd’hui les motifs de ce changement d’humeur, auquel il ne faut pas chercher une cause romanesque. Tout en remplissant de façon exemplaire ses fonctions à moitié civiles, le comte de Thorenc attendait avec impatience le moment de reprendre sa place dans le rang. S’autorisant des services rendus, il avait fait une demande au maréchal de Belle-Isle pour obtenir le grade de colonel. Mais celui-ci lui répond, à la date du 5 juillet 1759 : « Le roi ayant agréé que vous restiez à Francfort pour y être chargé du détail du service de cette place, il ne faut pas que vous songiez à en sortir pendant que les troupes françaises y resteront. C’est une place de distinction dont vous devez être flatté qu’on vous ait donné la préférence et S. M. vous saura autant de gré des services que vous y rendrez que si vous la serviez dans ses armées. » Le comte fut très malheureux de cette réponse. Il renouvela sa requête un peu plus tard (1760), non sans se plaindre du métier qu’il faisait. « Il semble que tout le tracas qu’occasionne la guerre se soit donné rendez-vous ici. Il n’y a point d’autre débouché que Francfort pour tout ce qui arrive ou qui part de l’armée. Tout fond sur moi… » Nouvelle réponse du maréchal de Belle-Isle : « Je vois que vous ne connaissez pas toute la valeur de la place que vous occupez. La lieutenance du Roi d’une place comme Francfort emporte par elle-même une considération et une autorité beaucoup plus grande que la commission de colonel : ainsi vous ne pouvez rien faire de mieux que de continuer à la remplir. » Il lui annonce que le roi va le nommer en titre à cette place si honorable et si avantageuse.

Thorenc en est désespéré. « Monseigneur, la lettre dont vous m’avez honoré le 8 de ce mois m’annonce une grâce qui serait satisfaisante pour quelqu’un qui aimerait les récompenses qui procurent une vie douce et agréable… J’ai ici un poste d’officier général, j’en tombe d’accord, mais si ce grade m’exclut du grade de colonel, je ne puis me dispenser de le quitter. J’aime mieux renoncer au bien que vous voulez me faire. Donnez ma place et tous les avantages que vous voulez y attacher à quelqu’un qui cherche l’aisance et ne soyez point en peine de mon sort. »

Mais ces déclarations si franches ne servirent à rien. Thorenc s’aperçut trop tard qu’il s’était engagé dans une impasse : en acceptant des fonctions administratives, il s’était fermé le retour dans la partie combattante de l’armée. Voici les mots de la dernière réponse du maréchal de Belle-Isle. «… Lorsque M. le prince de Soubise vous a placé dans l’emploi que vous occupez, vous n’avez jamais dû espérer que les services que vous y rendriez fussent capables de vous procurer ce grade que Sa Majesté n’accorde qu’à des services actifs et jamais aux officiers qui sont regardés comme placés… Vous ne pouvez mieux faire que de perdre cette idée de vue. Je serai au reste fort aise d’avoir d’autres occasions de vous obliger… »

Il n’y avait pas à y revenir. Le digne officier en eut, selon son expression, le cœur navré. Comme il aimait à moraliser, il put méditer sur l’inconvénient qu’il y a à révéler spontanément des aptitudes qu’on ne vous soupçonnait pas : on les emploie, on en profite, et on vous y emprisonne. Malgré l’importance des fonctions qu’il remplissait, Thorenc, dans la hiérarchie militaire, restait capitaine. Comme sa charge le mettait en rapport, et quelquefois en contestation, avec des officiers d’un rang supérieur, il était sur des épines. Cette irritabilité, ce duel dont il est parlé dans les Mémoires, n’eurent sans doute pas d’autre cause.

Il avait toutefois une consolation : ses tableaux. On ne s’attend sans doute pas à trouver dans les manuscrits du château de Sartoux la confirmation de cette sorte de manie. Et cependant un passage semble y faire allusion : « Que ne fais-je sur les choses qui importent à ma réputation ce que je fais pour disposer et orner ma retraite ?… » Le consciencieux officier, en son désir de bien faire, va jusqu’à se reprocher son innocent dilettantisme.

C’est le moment de nous demander à quoi il pouvait bien penser quand il opérait, parmi les œuvres d’art francfortoises, cette rafle enragée : car nous en pouvons juger, grâce à M. Schubart, qui nous donne en son livre les photographies de plusieurs de ces peintures, probablement des meilleures. Ce sont d’honnêtes tableaux de troisième ordre, comme tous nos chefs-lieux de département en peuvent montrer bon nombre dans leur musée. Croyait-il avoir découvert sur les bords du Mein une nouvelle école flamande ? S’était-il décidé par une différence de prix ? Ou est-ce quelque lubie inexplicable ?

Je crois que nous avons ici un exemple de ce que le jargon moderne appelle l’emballement de l’amateur. Au lieu de se calmer par la satisfaction, la passion va en augmentant. Le comte de Thorenc avait le tempérament du collectionneur. Cette variété de caractère est ancienne : nous en trouvons déjà la description chez La Bruyère. Après tout, elle n’est pas vulgaire, et elle s’unissait chez lui, comme on a pu le voir, aux plus nobles qualités du cœur.


IV

La carrière militaire de Thorenc ne se ressentit pas trop de la déviation qu’elle avait subie. Après Francfort, il fut envoyé comme sous-gouverneur à Saint-Domingue. Ses relations avec la ville qu’il avait administrée se continuèrent encore quelque temps, malgré l’éloignement. M. Schubart cite des lettres qu’il recevait à Saint-Domingue, où il est parlé de ses peintres, de M. Gœthe (le père), de ses anciennes connaissances, de Diene. Puis, revenu en France, et comme il sollicitait déjà sa retraite, il fut nommé lieutenant royal à Perpignan et commandant de la province de Roussillon. Cette charge, qui dépassait ses ambitions, l’effraya beaucoup dans les commencemens. Enfin, couronnement suprême, il obtint, le 3 janvier 1770, le grade de maréchal de camp.

Ce fut pour lui le signal du retour à Grasse, dans cette demeure dont on peut bien dire qu’elle avait été ornée par ses soins. Déjà sexagénaire, il se maria avec Mlle Julie de Montgrand de la Napoule, dont il eut deux enfans ; un fils, qui fut sous la Restauration capitaine de hussards de la garde royale, et une fille qui épousa le comte de l’Escarène.

Il vit encore la Révolution. Ses pensées, qui avaient toujours été graves, prirent à la fin une teinte religieuse. Dans quelques pages d’une écriture presque illisible, et datées de février 1793, il note ses réflexions :

«… Je sens mes forces diminuer de jour en jour. Mon âme se ressent de la faiblesse du corps. Ce n’est qu’en Dieu seul que je mets mon espérance. Il est temps que mon cœur se porte à ce que la religion me prescrit. Puisque Dieu ne dédaigne pas ce reste de vie que j’ai à lui offrir, il faut que je le consacre uniquement à son service… Quelle espèce de bien me reste-t-il à faire ? Les hommes ne sont pas comme la Divinité qui se contente du cœur. Il n’importe : il n’est pas dit qu’on ne rencontrera pas des occasions de faire réellement du bien. Est-ce qu’il n’y a pas toujours des indigens ? Les secourir, n’est-ce pas se rendre heureux, même ne fît-on que donner de bons conseils, ce qui est très faisable, malgré l’indigence où on peut se trouver soi-même… Il est très inutile que je prenne à l’occasion des affaires publiques des soins inquiétans. Ces affaires-là ne peuvent tirer de moi aucun secours… Je demande à Dieu ses miséricordes pour ma patrie… »

Il mourut plein de jours le 15 août 1794, environ un mois après le 9 thermidor.

Sut-il jamais que le jeune garçon qu’il avait vu rôder autour de son atelier de Francfort, et qui lui servait d’interprète avec ses hôtes, était devenu un grand homme, un familier des princes et des grands de la terre ? On peut le supposer, car les relations intellectuelles de la France avec l’étranger étaient plus actives à cette époque qu’elles ne le furent durant l’époque suivante. En tous cas, du côté de Gœthe les souvenirs, comme on a pu en juger, sont restés d’une fidélité parfaite. A tel point qu’on se demande où est, dans le récit de ces Mémoires, intitulés Poésie et Vérité, la part de la poésie. Cette part existe néanmoins : elle est dans l’art de choisir les traits qui peignent, d’adoucir ceux qui pourraient choquer ; elle est dans la manière du conteur, mêlant, sans en avoir l’air, son expérience d’homme mûr à la fraîcheur des impressions de l’enfance.

Pour revenir au comte de Thorenc, nous avons ici une carrière d’officier instruit, passionné pour son devoir, d’une parfaite intégrité, d’une fierté exempte de morgue, d’une générosité naturelle et vraie. S’il est permis de conclure quelque chose d’un cas particulier, cet échantillon est fait pour donner une idée favorable des capitaines de notre ancienne armée : d’une armée où servaient dans le même temps d’Assas, Chevert, Vauvenargues. Mais à cette remarque il en faut joindre une autre. Si le comte de Thorenc n’avait eu pour lui que ses qualités, le futur auteur de Faust n’aurait probablement pas plus fait mention de lui en ses Mémoires que de tant d’autres militaires de tout grade, de tout uniforme, amis ou ennemis, qu’il a vus, dans le cours de ce demi-siècle agité, passer et repasser devant ses yeux. L’humanité est ainsi faite que les bizarreries forment souvent un très utile accompagnement du mérite. Si cet officier n’avait pas changé la maison où il était logé en école des Beaux-Arts, s’il n’avait pas révolutionné le monde des artistes de Francfort, s’il n’avait pas fait trembler un jour les habitans de son logis pour les accabler ensuite du poids de sa clémence, nul, lui parti, n’aurait gardé son souvenir. Le comte de Thorenc croyait qu’il n’avait rien à démêler avec la postérité : il ne se doutait pas que la postérité était déjà présente à ses côtés. Elle dirigeait sur lui, dans la personne d’un enfant, des yeux curieux et malins, admiratifs cependant et affectueux, qui nous ont pour toujours fixé sa physionomie.


MICHEL BREAL.

  1. François de Théas, comte de Thorane. Gœthes Königslieutenant, par Martin Schubart ; Munich, 1896. Bruckmann. 1 vol. orné de photogravures.
  2. Sur cette question du nom, cf. Revue de Marseille et de Provence, mars 1883, article de M. de Montgrand, et Revue critique, 17 septembre 1883, 14 juillet 1897, articles de M. Chuquet. Il y faut joindre maintenant un article de M. Schöne, dans la Deutsche Rundschau (novembre 1897). Thorenc, comme le fait remarquer M. Chuquet, est le nom d’un village, aujourd’hui disparu, au-dessus de Grasse, entre Cipières et Andon, sur la montagne de Thorenc.
  3. Ces frais se montèrent cependant, selon les comptes de la ville, à la somme de 6 302 florins.