Un Nouveau système de philosophie allemande

Un Nouveau système de philosophie allemande
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 5 (p. 511-551).
UN NOUVEAU
SYSTÈME DE PHILOSOPHIE
ALLEMANDE

Philosophie des Unbewussten (Philosophie de l’Inconscient), par Edouard von Hartmann. 5e édition ; Berlin 1873.

L’Allemagne, dans le cours de ce siècle, réservait au monde bien des surprises et à ses amis du dehors des déceptions douloureuses. Que d’illusions à son sujet brutalement démenties par les faits ! Se rappelle-t-on le temps où l’on aimait à se la figurer comme une nation d’idéalistes ? Ses poètes, ses penseurs, ses théoriciens politiques nous attiraient par le charme subtil de leurs conceptions nuageuses, mais élevées, par quelque chose d’aérien, d’estompé, qui contrastait avec les productions d’un genre peut-être plus palpable, mais aussi plus terre à terre du génie anglais ou français. La science allemande, l’érudition allemande, nous paraissaient non-seulement les premières par le complet, le sérieux, la sûreté consciencieuse des recherches, elles respiraient de plus une si parfaite probité d’intention, un désintéressement si absolu, que le savant et l’érudit allemands étaient devenus pour nous les types du genre. Nous en étions réduits à envier, sans parvenir à nous l’assimiler, cette quiétude intellectuelle qui leur permettait de s’enfermer dans un compartiment scientifique, de tirer les verrous et d’y travailler toute leur vie sans se soucier du reste du monde. Quant à la philosophie allemande de notre siècle, nous savions que ses grands jours étaient déjà passés, que désormais les ombres imposantes de Fichte, de Schelling, de Hegel, habitaient les cimes désertes de la Walhalla germanique, et que des tendances très opposées à leur ardeur spéculative avaient envahi tout le terrain naguère soumis à leur domination ; mais que de traces de leur passage ils laissaient derrière eux ! Comme le sillon hégélien surtout était encore marqué chez ceux-là mêmes qui avaient arboré le drapeau de la révolte, et dans quel autre pays aurait-on rencontré des athées aussi dévots et des matérialistes aussi mystiques ! C’est ainsi que, jusqu’à ces derniers temps, trompés par ces efflorescences de la surface allemande, connaissant mal ou ne prenant guère au sérieux les réalités du sous-sol, nous tenions l’Allemagne du myosotis, de la métaphysique et des légendes pour l’Allemagne réelle, et il a fallu les amères expériences dont nous sortons à peine pour nous habituer à l’idée que le trait caractéristique de l’Allemand est précisément de joindre l’idéalisme théorique le plus quintessencié au positivisme pratique le plus calculateur, la sentimentalité rêveuse à la sécheresse, et l’amour de l’humanité à la haine cordiale du voisin. Bien innocent celui qui viendrait maintenant nous vanter la simplicité et la générosité allemandes !

Je suis loin de contester que tout n’a pas été faux dans nos illusions, et que l’Allemagne elle-même, sans s’en rendre compte, a changé sous l’influence de cet esprit prussien, qui n’est allemand qu’en partie, et qui a su très habilement tourner à son profit la grande passion de l’unité nationale. Ou plutôt il me semble évident que, si nous idéalisions trop l’Allemagne d’il y a trente ans, celle-ci démentait moins que l’Allemagne contemporaine les jugemens que nous portions sur son génie et son caractère. Il y aurait un intéressant travail d’ensemble à faire sur les phénomènes d’ordres divers qui attestent les changemens accomplis depuis lors, sous l’action de causes multiples. Aujourd’hui nous nous bornerons à signaler celui qui s’est révélé dans les dispositions philosophiques de l’Allemagne. Il ne s’agit déjà plus de la guerre déclarée à l’hégélianisme pur comme à toute métaphysique par les sciences expérimentales. L’Allemagne est restée au fond sympathique aux travaux de la pensée philosophique ; mais, tandis que les grands systèmes de la première moitié du siècle se résolvaient le plus souvent dans un optimisme serein, complaisant même pour l’erreur et le mal, au point que, d’après Hegel, il suffisait qu’une chose existât pour être relativement légitime, on dirait que, par un étrange retour d’idées, la seule philosophie désormais acceptée par l’opinion allemande est le pessimisme, d’après lequel il suffit au contraire qu’une chose existe pour qu’elle soit mauvaise, son premier tort étant d’exister. On serait vraiment tenté de croire que l’esprit allemand est déjà dégoûté de la vie. N’exagérons rien. Il est clair qu’une pareille disposition ne sera jamais celle de la très grande majorité des Allemands. Toutefois on ne saurait nier le lien par lequel la philosophie dominante se rattache aux tendances générales du milieu où elle éclôt et se propage. C’est à ce titre que le système philosophique de M. Édouard von Hartmann a droit à un examen sérieux. On peut dire que sa doctrine est actuellement en possession d’une véritable popularité. Le gros livre d’environ 900 pages qui la contient sous le titre de Philosophie de l’Inconscient, et qui parut pour la première fois en 1869, est parvenu l’an dernier aux honneurs de la cinquième édition. Nous tâcherons d’exposer fidèlement ce nouveau système de philosophie, mais il faut en premier lieu rappeler les antécédens dont il dérive.


I.

M. von Hartmann est disciple et continuateur, du reste assez indépendant, de Schopenhauer, dont il partage, en les modifiant, les vues essentielles, et, parmi les admirateurs du vieux misanthrope de Francfort, il est sans contredit celui qui contribue le plus à venger la mémoire du maître des dédains dont celui-ci fut victime pendant presque toute sa vie.

Nul ne prévoyait en 1819, lorsque parut un volume intitulé Die Welt als Wille und Vorstellung (le Monde comme volonté et idée), qu’il y avait dans ce livre, accueilli par la plus parfaite indifférence, le germe d’une future école de philosophie. L’auteur, fils d’un négociant de Dantzig, n’avait guère que trente et un ans, et passait aux yeux du petit nombre de ses amis pour un philosophe amateur bien plutôt que pour un réformateur. Après quelques efforts impuissans pour briser la glace de l’insouciance publique, Schopenhauer se confina dans une retraite studieuse et chagrine, maugréant « contre les charlatans et les Calibans intellectuels, » c’est-à-dire contre les illustres titulaires des chaires officielles, et se bornant à développer son système sans y rien changer. Son esprit, naturellement caustique, aigri plus qu’il ne voulait l’avouer par l’obscurité à laquelle il se voyait condamné, limait les persiflages les plus acérés contre les maîtres du jour, et sa manière de traiter les questions les plus sérieuses s’en est toujours ressentie. Si l’on a dit, en s’autorisant de certaines formes dialectiques dont on abusait aisément, que la philosophie de Hegel était celle de la phrase, on pourrait dire de la philosophie de Schopenhauer qu’elle fut celle de la boutade. Ce côté piquant de son œuvre philosophique contribua peut-être autant que l’extinction de la grande école hégélienne à détourner enfin sur ses écrits les regards du public, et il put jouir quelques années avant sa mort, qui survint en 1860, d’un commencement de célébrité. Il eut surtout des disciples fervens, engoués de sa personne et de ses idées, qui remplirent à son profit les fonctions d’un véritable apostolat, et réussirent à lui faire une réputation que nous inclinons à croire exagérée[1]. Quoi qu’il en soit, Schopenhauer est pour le moment un grand homme en Allemagne. — Son livre de 1819 fut réédité en 1844 et en 1859 avec des prolongemens qui ne modifiaient sur aucun point essentiel les vues émises dans la première édition. Nous indiquerons rapidement les lignes principales de sa théorie du monde et de l’homme.

Comme toute l’école allemande de son temps, Schopenhauer se rattachait à Kant et à sa critique de l’entendement. Le monde extérieur, disait-il, n’existe pas pour nous en dehors des formes sous lesquelles il nous apparaît, et comme ces formes sont subjectives, projetées par notre intelligence, il en résulte que nous ne trouverons jamais autre chose dans les phénomènes extérieurs que le reflet de nous-mêmes. Il est donc absurde de chercher hors de nous la chose en soi, la réalité substantielle de l’être. Or en nous-mêmes ce n’est pas l’intelligence, faculté secondaire et dérivée, qui constitue le fond de l’être, c’est la volonté. Mais Schopenhauer n’entend pas comme nous par volonté la faculté de déterminer sciemment nos facultés actives sous l’influence de certains mobiles ou motifs. Pour lui, la volonté est essentiellement inconsciente, et ne devient ou ne paraît devenir consciente que dans certaines conditions d’existence. Au fond, la volonté, telle qu’il l’entend, n’est autre chose que la force qui tend à être, à se réaliser, à vivre, et c’est pourquoi nous devons reconnaître l’identité foncière de la volante que nous constatons en nous-mêmes et des forces diverses qui agissent dans la nature. M. Frauenstaedt raconte qu’un soir, au moment où, en compagnie du maître, il saisissait un verre de vin pour le porter à ses lèvres, celui-ci lui prit brusquement le bras, et lui fit observer que si, au lieu d’une main dirigée par une volonté consciente, un choc mécanique et inconscient eût arrêté son bras, l’effet eût été parfaitement le même. La volonté est donc au centre de notre être et de tous les êtres. La tendance de l’eau vers la cavité où elle se précipite, la persévérance de l’aimant à se tourner vers le nord, les affinités et les répulsions des corps, la force vitale qui gouverne les organismes, l’effort de la plante pour se procurer les conditions de son existence, le désir de l’animal qui cherche à se nourrir et à se propager, enfin les actes réfléchis de l’homme à ses divers degrés de développement, tout provient de cette volonté qui se crée des organes en rapport avec ses besoins, et s’objective ainsi de plus en plus à mesure qu’on s’élève dans la série des êtres. Aussi, en elle-même, est-elle indestructible, tout anéantissement n’est qu’une apparence. Les individus meurent, mais la volonté, qui ne les a voulus que parce qu’elle voulait l’espèce, continue d’agir et se sert d’eux à cette fin, soit en leur inspirant l’effroi de la mort, soit surtout en les poussant par d’irrésistibles penchans à se reproduire, et en les y déterminant malgré tout raisonnement de l’intérêt individuel. Il n’est donc pas étonnant que, dans le grand débat qui roule sur la question des causes finales, Schopenhauer se prononce catégoriquement en faveur de la finalité, dont, comme tous les observateurs, il trouve la preuve la plus claire dans l’organisme animal et végétal. Seulement, au lieu de l’attribuer comme la philosophie ordinaire à un pouvoir agissant du dehors et sciemment sur l’être organisé, il n’y voit jamais autre chose qu’une finalité intérieure, immanente, qui se confond avec l’existence même de cet être. La volonté de vivre produit l’organisme, et l’organisme rend la vie possible. Il n’y a donc rien que de très explicable dans ces instincts merveilleux qui ont l’air de prévoir l’avenir. Le futur et le présent se confondent pour la volonté universelle et éternelle dont chaque être individuel n’est qu’une manifestation temporaire et locale. À présent, il serait insensé de rechercher ce qu’est en elle-même cette volonté une et souveraine qui s’objective dans le monde. Nous ne pourrions la connaître qu’en la soumettant aux formes de l’intelligence, ce qui lui ôterait d’avance son caractère de « chose en soi » en la ramenant à la catégorie des choses moulées par notre cerveau. Au-delà de cette notion de volonté que nous trouvons en nous-mêmes comme le dernier mot de l’être, nous ne pouvons concevoir que l’x inconnue.

De cette théorie métaphysique découle une morale assez curieuse. La volonté, mue par son désir aveugle et inconscient de vivre, parvient enfin à la conscience d’elle-même dans le cerveau humain ; mais aussi c’est précisément là qu’elle arrive à perdre toutes les illusions qui l’avaient soutenue ou plutôt égarée jusqu’alors. La volonté découvre dans l’homme que toute réalité est vaine. que la vie est une douleur et qu’elle ferait bien mieux de s’anéantir ; à ce prix seulement, elle pourrait en finir avec tout effort et avec la souffrance inséparable de tout effort. Le comble de la perfection, c’est la négation de la volonté de vivre : aussi le plus bas degré moral est-il représenté par l’égoïsme, qui n’est autre chose que l’affirmation passionnée de cette volonté. La vie morale ne commence que lorsqu’on rend hommage au principe d’après lequel le moi ne vaut rien. C’est seulement alors que l’on ne distingue plus entre les autres et soi-même, qu’on jouit de leurs joies et qu’on souffre de leurs douleurs. La sympathie est donc la base de toute moralité, elle est la source commune de la justice et de la charité, neminem lœde, omnes juva. On n’y arrive, conformément au principe posé, qu’en détruisant en soi-même par l’ascétisme la volonté de vivre, ainsi que l’ont fait les saints de toutes les grandes religions. La guerre déclarée à l’amour sexuel et à toutes les jouissances d’ordre physique, l’indifférence pour les vaines injures des égoïstes, la disposition à soulager la misère d’autrui, le renoncement à toute activité productive pouvant enrichir la vie collective ou individuelle, telles sont les conditions de la haute moralité, et au nom de cette singulière appétence pour le non-vivre Schopenhauer met le bouddhisme, dont en fait il partage le point de vue essentiel, au-dessus de toutes les religions. Dans le christianisme, bien que reprochant à l’église catholique d’être superstitieuse et oppressive, il la préfère au protestantisme, parce que ses anachorètes et ses moines ont seuls compris la véritable sainteté. Inutile d’ajouter, je pense, qu’il n’en est pas plus catholique pour cela.

C’est surtout au chapitre de l’amour que Schopenhauer tient à se montrer dégagé de toute superstition. Pour lui, tous les genres d’amour, y compris le plus éthéré, sont autant d’illusions dont le but unique est la procréation d’un nouvel individu. La volonté en effet est encore loin d’en avoir fini avec son désir de vivre, et elle a plusieurs moyens de nous priver de notre raison pour nous forcer à procréer. Avec l’animal, elle peut se borner au penchant instinctif ; mais à l’homme éclairé, capable de calcul et de prévoyance, et qui ne serait pas entraîné comme l’animal par la simple satisfaction d’un besoin physique, elle réserve des illusions plus décevantes. Voilà tout le mystère, et il faut voir avec quelle ardeur le vieux célibataire, qui eut aussi, paraît-il, sa bonne part d’illusions, dissèque toutes les formes, toutes les variétés imaginables de l’amour pour retrouver partout sa conclusion favorite et passablement cynique. Il n’aime pas les femmes, qui peut-être le lui ont bien rendu. « Ce sont, dit-il, de grands enfans… Elles sont faites pour entrer en relation avec nos faiblesses et nos folies, mais non pas avec notre raison. Elles ont avec les hommes des sympathies d’épidémie, mais fort peu de sympathies d’esprit, d’âme et de caractère. » De toutes les chimères, la plus grande est donc celle dont se berce l’amant qui s’imagine trouver le bonheur infini dans son union avec celle qu’il adore et qui mettrait le feu au monde entier pour l’obtenir. De même la femme va passionnément au-devant des déceptions de tout genre et des tortures en se donnant à l’homme qu’elle aime. Tristesse et tourment, voilà l’inévitable conclusion de tout roman réel, et il y a une ironie grandiose dans cette ruse, toujours la même, toujours victorieuse, de la volonté, qui, pour parvenir à ses fins, réussit à faire croire à l’égoïsme individuel qu’il va plonger dans un océan de délices, tandis qu’en réalité il s’immole sottement à la perpétuation de l’espèce.

C’est du même point de vue pessimiste que Schopenhauer envisage la vie tout entière et les joies qui prétendent l’embellir. Il n’est pas possible de nier le bonheur sous toutes ses formes avec plus d’acharnement. Ce qui seul est réel et constant, c’est la douleur. Tout plaisir est négatif, une diminution ou une cessation temporaire de la douleur, mais jamais un état positif de bonheur. Toute vie est essentiellement souffrance, et comme la vie humaine représente le degré le plus intense de la volonté de vivre, il est naturel qu’elle soit aussi la plus riche en souffrances. Notre monde est nécessairement le plus mauvais des mondes possibles. Ce n’est pas le suicide qui nous délivrera, c’est la connaissance du monde comme foncièrement et nécessairement mauvais. À la fin, cette connaissance déterminera la volonté souveraine elle-même, mais en attendant il y aura une longue série de souffrances, de luttes et de morts, jusqu’à ce que la croûte de notre planète s’écaille en petits morceaux.

Peut-être fait-on malgré soi quelque tort à cette philosophie en la résumant dans ces thèses, qui, détachées d’un encadrement souvent très spécieux, exhalent un parfum si prononcé de paradoxe à outrance. Schopenhauer s’empare aisément de son lecteur par une verve chagrine, mais à facettes miroitantes. Nous ne ferons pas en ce moment la critique de son système, que nous allons d’ailleurs retrouver, heureusement corrigé sur plusieurs points, mais maintenu dans son point de vue général et dans ses conclusions finales par M. von Hartmann. Du maître donc passons au disciple.

M. Karl-Robert-Édouard von Hartmann, fils d’un général prussien, est né à Berlin en 1842. Il embrassa la carrière militaire en 1858, et entra dans l’artillerie de la garde royale. Dès sa jeunesse, il se fit remarquer par un caractère sérieux et même déjà misanthropique. Il fuyait, paraît-il, la compagnie des jeunes gens et ne recherchait que celle des vieillards. Promu officier en 1860, il fut l’année d’après victime d’un accident, blessé au genou et estropié au point qu’en 1865 il dut quitter le service. Cette infirmité alla même en s’aggravant, et, si je suis bien informé, elle le confina dans sa chambre, si ce n’est dans son lit. Il eut du moins la consolation de pouvoir désormais se vouer tout entier aux études philosophiques qu’il avait cultivées en amateur pendant ses loisirs de garnison. Ses travaux furent même assez remarqués pour que l’université de Rostock lui décernât en 1869 le titre de docteur. Il s’occupa aussi des questions d’art dramatique. Sous ses prénoms de Karl-Robert, il publia en 1870 des Aphorismen über dus Drama, en 1871 des dramatische Dichtungen (poésies dramatiques), savoir deux tragédies intitulées, l’une Tristan et Iseult, l’autre David et Bethsabée. On nous assure que ce dernier sujet, quelque peu scabreux, est traité avec noblesse, et nous ne demandons pas mieux que de le croire, bien que la noblesse du style et des idées ne soit pas précisément la qualité-maîtresse des œuvres philosophiques de l’auteur. C’est plutôt par ses allures cavalières, par un certain sans-gêne qui ne recule pas devant l’expression crue, que l’ex-officier d’artillerie s’est fait une manière littéraire qui lui appartient en propre, et qui, en tout cas, lui a réussi. Le bon goût en matière d’œuvre scientifique étant encore rare en Allemagne, cette façon de philosopher « à la hussarde » ne lui a fait aucun tort auprès du grand public, qu’il a su intéresser aux questions abstraites ; il l’amuse tout en causant métaphysique et morale. Nous sommes désormais à cent lieues de Hegel et de ses hiéroglyphes. Cette philosophie est d’un pessimisme effrayant dans ses conclusions, mais nous n’en connaissons pas dont les détails dénotent plus de bonne humeur. Le mot pour rire n’est pas rare, et la remarque humoristique abonde. Est-ce une qualité ou un défaut, et ce manteau pailleté est-il bien le vêtement qui convient à la muse sévère de la philosophie ? Nous ne voulons pas nous prononcer d’avance. Non moins spirituel et caustique, mais plus brillant que son maître Schopenhauer, M. von Hartmann aspire comme lui à la célébrité, et, plus heureux que lui, il l’a de bonne heure obtenue. On peut affirmer que la préoccupation de l’effet à produire sur un public aisément rebuté par les discussions de l’ordre métaphysique n’a pas été sans influer fortement sur sa manière de les traiter. Le portrait joint à la dernière édition de son ouvrage nous offre une belle tête, d’un type plus anglais qu’allemand, aux traits réguliers et fermes, et qui serait tout à fait sympathique, si ce n’était qu’à notre gré elle est décidément trop barbue, et surtout qu’on se demande avec un grain d’inquiétude s’il n’y a pas de la pose dans l’expression, comme on est tenté d’en soupçonner dans le système philosophique lui-même du pessimiste de Berlin. Werther, avouons-le, comme tous les désolés du romantisme, est bien un peu poseur, et si Werther, au lieu de se suicider, s’était lancé dans la philosophie, il est probable que ses idées sur le monde et la vie n’eussent pas sensiblement différé de celles que nous allons reproduire.


II.

L’inconscient, tel est le nom caractéristique donné par l’auteur au principe de la totalité des êtres, c’est-à-dire à l’être unique et identique dont les individus sont les manifestations phénoménales. Cet inconscient est à la fois volonté et idée-objet (Vorstellung). Par là se trouve modifié le point de vue fondamental de Schopenhauer, qui n’admettait que la volonté comme principe métaphysique. M. von Hartmann regarde la Vorstellung, l’idée-objet ou la représentation, comme inséparable de la volonté et devant être coordonnée avec celle-ci en tant que principe métaphysique d’égale valeur. L’inconscient, ou le principe supérieur, les doit contenir toutes les deux, à peu près comme la substance de Spinoza se résolvait dans les deux modes primordiaux, pensée et étendue. Il ne peut y avoir, dit-il, de volonté sans objet, sans but, les deux notions s’enchaînent, et à la volonté inconsciente correspond nécessairement l’idée ou la représentation inconsciente. Nous nous servirons désormais du mot idée pour traduire cette expression de Vorstellung en tant qu’elle désigne l’idée-objet de la volonté, mais en priant ceux qui nous lisent de se rappeler jusqu’au bout qu’à moins d’avis contraire il s’agira toujours d’idée inconsciente.

Le fait majeur qui s’impose à notre attention, lorsque nous considérons l’ensemble des choses, c’est la finalité révélée dans la nature, surtout dans les phénomènes de l’organisme et de l’instinct. Le point de vue téléologique a mauvaise réputation auprès des savans modernes. C’est qu’on le comprend mal et qu’on en a fait des applications arbitraires. On ne peut toutefois l’évincer du champ d’observation. Suivant M. von Hartmann, le calcul des probabilités appliqué à une masse de faits instinctifs ou organiques démontre que la vraisemblance de la conclusion téléologique se rapproche de la certitude au point de se confondre avec elle à une imperceptible fraction près. Si par exemple on réfléchit que, pour voir, l’œil doit réunir treize conditions indispensables que l’on pourrait multiplier encore (nerf optique sensible, rétine, contractilité de la sclérotique, iris, pupille, etc.), que ces conditions existent déjà au moment de la naissance et avant que le nouveau-né ait pu mettre ces organes en exercice, que rien absolument dans la consistance de l’œuf fécondé et des liquides que lui fournit la mère ne peut expliquer la formation régulière et le concours harmonique de ces conditions de la vue, — on trouvera par le calcul des probabilités, en représentant la certitude entière par 1, que la vraisemblance d’une force directrice du développement mécanico-chimique de l’œil est égale à 0,9999985, et ce qui distingue une pareille vraisemblance de la certitude mathématique se réduit à une différence tellement inappréciable qu’on est en droit de la négliger. La téléologie bien comprise ne dispense nullement de l’explication physique des faits naturels ; mais, comme l’avait déjà dit Schopenhauer, l’erreur des matérialistes n’est pas de prétendre que tous les phénomènes, ceux même de l’esprit, sont physiques, elle est de ne pas voir que tout fait physique est en même temps métaphysique.

Armés de cette notion démonstrative de la finalité, nous pouvons en toute sécurité rechercher les manifestations de la volonté inconsciente qui nous révèlent son existence et son activité.

Au premier abord, on serait tenté de croire que la volonté ne saurait exister indépendamment d’un cerveau dont elle soit la fonction ; c’est une erreur que les faits, plus soigneusement observés, démentent. Ainsi une grenouille décapitée, après être restée quelque temps immobile, fait encore des mouvemens natatoires ou des sauts, et ce ne sont pas là de simples mouvemens réflexes provenant de l’excitation des nerfs coupés et exposés à l’air, car elle varie ses mouvemens selon les objets placés devant elle, elle cherche à les tourner ou à se cacher sous un meuble. Ailleurs un insecte coupé en deux au moment de la copulation mangera encore par sa partie antérieure, tandis que son autre moitié continue l’opération génératrice. On voit des sauterelles mâles décapitées rechercher la femelle pendant plusieurs jours encore. Souvent les deux moitiés d’un perce-oreille ou d’une fourmi australienne, après qu’on les a séparées par une incision, se battent avec fureur jusqu’à extinction. Tous ces mouvemens proviennent évidemment de volontés. Il faut donc admettre que la volonté peut se manifester sans cerveau, que des ganglions ou centres nerveux peuvent suffire pour qu’elle agisse. En fait, la physiologie comparée nous apprend que le cerveau n’est qu’une réunion de ganglions, la moelle épinière une série de nœuds ganglionnaires. C’est ainsi que chez les insectes à métamorphose des ganglions, séparés chez la larve, se réunissent pour former le cerveau dans l’état supérieur ; mais il y a plus encore : nous constatons de la volonté chez des êtres où le microscope n’a pu rien découvrir qui ressemble à la moindre fibre nerveuse. Si l’on met un polype dans un verre d’eau placé de façon qu’une partie de l’eau reçoive directement un rayon de soleil, cet animal sans yeux et sans nerfs se dirige vers la partie éclairée. Si l’on place un infusoire vivant à quelques millimètres de lui, le polype perçoit sa présence et agite l’eau pour l’absorber. Qu’on mette à la même distance un grain de poussière ou de matière végétale ou même un infusoire mort, le polype ne s’en soucie pas. Il faut donc nous habituer à considérer la Volonté comme une force bien moins exclusivement liée au cerveau que nous ne nous l’imaginons ordinairement. Il y a en nous-mêmes de la volonté dans ces mouvemens organiques qui échappent à notre conscience comme à notre volonté cérébrale, dans le grand-sympathique par exemple, qui dirige et veut la circulation du sang, dans les organes générateurs, dans l’appareil digestif. L’intestin n’est autre chose qu’un ver fixé à ses deux extrémités, et ses mouvemens, tout aussi bien que les ondulations du lombric, dénotent la volonté. Si l’on admet comme évidente la présence d’une volonté chez celui-ci, il n’y a pas la moindre raison pour la nier chez celui-là. Nous sommes de plus amenés par là à reconnaître en nous la réalité de volontés inconscientes ou, ce qui revient au même, étrangères au cerveau.

Mais il n’y a pas de volonté sans but, par conséquent sans idée à réaliser. Ce qui nous trompe, c’est que nous associons toujours la notion de conscience à celle d’idée voulue. En constatant la volonté inconsciente, nous affirmons par cela même l’idée inconsciente. Ne nous hâtons pas de crier au paradoxe. Comment la volonté consciente agit-elle en nous ? Au moyen du cerveau ; mais avons-nous conscience de la façon dont elle s’y prend pour agir ? Au fond, le cerveau, bien que plus compliqué, ne se comporte pas autrement que les autres centres nerveux. Il contient le clavier des nerfs moteurs, et, pour opérer une volition quelconque, la volonté met en jeu la touche correspondante au mouvement qu’elle veut produire ; mais nous ne pouvons pas nous rendre le moindre compte de cette mystérieuse opération. On veut quelquefois expliquer par l’habitude la dextérité merveilleuse de la volonté, c’est-à-dire par la répétition prolongée d’actes originairement indécis ou fortuits ; comment soutenir une pareille opinion en présence de ces mouvemens instinctifs et pourtant si compliqués des animaux qui viennent de naître ? C’est toujours la même illusion. L’intelligence réfléchie se prend trop aisément pour la reine d’un monde dont elle n’est qu’un phénomène secondaire et accessoire. L’instinct la dépasse de beaucoup, soit par l’étendue de son empire, soit en puissance, soit par la sûreté de ses opérations.

Qu’est-ce qu’un acte instinctif ? C’est un acte qui tend à un but rationnel sans que l’être agissant ait conscience de ce but. Là encore les explications de l’ancienne philosophie pèchent par l’ignorance ou la méconnaissance des faits. Ainsi le matérialisme veut que l’instinct soit uniquement la conséquence de l’organisation ; c’est bien plutôt le rapport inverse qu’il faudrait affirmer. Par exemple, toutes les araignées ont le même appareil filateur, et pourtant que de différences dans leur manière de filer ! Les unes tissent leurs toiles en rayons, les autres en nids irréguliers, d’autres tapissent un trou et en ferment l’entrée. Tous les oiseaux construisent leur nid avec leur bec et leurs pattes, et pourtant chaque espèce construit le sien à sa manière. Il y a des oiseaux palmés qui ne nagent pas. Le lapin se creuse un terrier, le lièvre n’en fait rien, l’un et l’autre ont pourtant les mêmes organes pour creuser. Des oiseaux à vol très rapide, tels que les oiseaux de proie, demeurent dans la même région ; les cailles, dont le vol est très lourd, font d’immenses voyages. On peut en revanche signaler dans plusieurs espèces des instincts identiques à côté d’une très grande différence d’organisation. Comment l’organisme indique-t-il à l’insecte femelle l’endroit propice au développement de ses œufs, ou bien au poisson mâle les œufs de son espèce, sur lesquels seuls il répand sa laitance ?

L’école cartésienne au contraire a prétendu que l’instinct n’était autre chose qu’un mécanisme monté par la nature. C’est encore une erreur palpable. Un mécanisme une fois monté agit fatalement, tandis que l’instinct attend pour agir que ses motifs d’action soient là, et cesse d’agir quand ils ont disparu ; reviennent-ils, l’instinct agit de nouveau. Les oiseaux pondent un nombre fixe d’œufs et ne s’accouplent plus lorsque ce nombre est atteint ; si l’on en retire quelques-uns du nid, leur nombre est complété par une ponte nouvelle. Un mécanisme ne change pas avec les circonstances extérieures ; l’instinct sait au contraire se modifier. Il est des oiseaux par exemple qui ne couvent pas du tout dans les pays très chauds, qui ne couvent que la nuit dans les pays simplement chauds, qui couvent jour et nuit dans les zones tempérées. Le coucou femelle sait s’arranger pour pondre des œufs ressemblans de couleur et de forme à ceux de l’oiseau dont il exploite le nid, et il pond dans les nids de plus de cinquante espèces. Les abeilles réparent leurs ruches endommagées, les chenilles et les araignées leur toile déchirée.

Nous n’en finirions pas si nous voulions énumérer tous les faits qui prouvent que l’instinct dérive d’une volonté agissant rationnellement en vue du but qu’elle se propose, tandis que l’être dont elle se sert pour réaliser ce but n’a tout au plus conscience que des moyens. On ne peut pas même dire que la jouissance qui accompagne l’acte instinctif serve de mobile ou de guide à l’animal ; nombre d’actes instinctifs s’accomplissent dans la douleur, et comment expliquer de cette manière le premier accomplissement de ces actes qu’aucune expérience ne précède ? Voilà en effet le grand et admirable caractère de l’instinct ; c’est que dès la première heure, dès le moment précis de son éclosion, il est complet, sûr de lui-même, aussi ingénieux, aussi prévoyant chez les animaux inférieurs que chez les plus développés. Le mouvement compliqué de succion qui permet à l’enfant d’aspirer le lait maternel est merveilleux, mais pas plus que l’art avec lequel les larves du ver blanc se fraient un chemin vers les racines indispensables à leur alimentation. Tandis que nos actes voulus et réfléchis, dès qu’ils exigent un peu de combinaison et de dextérité, ne deviennent aisés que moyennant une longue série d’efforts, l’acte instinctif est aussi adroit, aussi bien dirigé la première fois que la dernière. Il est même doué à un haut degré de prévoyance, dans le sens, bien entendu, d’une prévoyance inconsciente de son but final. Les faits de ce genre abondent dans la nature animale, et en réalité toute génération rentre dans cette catégorie. La larve femelle du charançon, quand elle va passer à l’état de chrysalide, se creuse un trou précisément assez grand pour s’y blottir tout entière ; la larve mâle en creuse un deux fois aussi grand ; pourquoi ? C’est qu’il lui poussera des cornes d’une longueur presque égale à celle de son corps, et que la femelle n’en aura pas. Quel est le motif actuel qui a pu déterminer la larve mâle ? On a souvent observé que les furets et les buses se jettent sans aucune précaution sur les serpens non venimeux, tels que les orvets et les couleuvres ; s’ils attaquent une vipère, ils ont soin de la frapper d’abord à la tête pour ne pas être mordus. De même l’animal dans l’état de nature, s’abstient des fruits vénéneux, et on peut se servir du singe comme d’un dégustateur accompli quand on parcourt une forêt vierge et qu’on n’ose toucher sans précaution aux fruits inconnus qu’on y découvre. Avant toute expérience, les jeunes animaux reconnaissent leurs ennemis, et dans certaines espèces les mâles reconnaissent leurs femelles malgré la différence complète des formes. Par exemple, on peut citer des rhipiptères (ailes en éventail) qui vivent en parasites dans les écailles de la guêpe ; la femelle, qui ne vit que peu d’heures, n’est qu’une larve dont la tête, de forme lenticulaire, surgit seule entre deux écailles ; le mâle, qui ressemble à une mite, ne l’en reconnaît pas moins et la féconde par une ouverture située immédiatement sous sa bouche. Et quelle prodigieuse prévoyance dans les femelles d’insectes, depuis celles qui vont pondre sur les lèvres du cheval des œufs qui ne se développeront que dans ses intestins, jusqu’à celles qui mettent à la portée des larves qui leur survivront la nourriture dont elles auront besoin après leur éclosion ! Il y a dans l’instinct une « clairvoyance inconsciente de l’avenir, » et c’est parce que, dans certain cas, l’intelligence humaine elle-même reflète plus ou moins confusément le rayonnement des réalités futures qu’elle a pu donner lieu à ces phénomènes de clairvoyance ou de seconde vue qui ont défié la sagacité comme le scepticisme des observateurs les moins disposés à se payer d’apparences.

L’instinct n’est donc le résultat ni d’une intention raisonnée, ni de l’organisation corporelle, ni d’un pur mécanisme cérébral ou plaqué du dehors sur l’être vivant ; c’est la fonction propre de l’individu en tant que voulu par la volonté générale et voulant lui-même les moyens qui réaliseront finalement le but qu’il ignore, mais que cette volonté se propose sans en avoir conscience elle-même. La philosophie de Hegel a reconnu la réalité de l’idée, dont elle décrit la dialectique immanente dans le monde et dans l’histoire, elle a oublié que l’idée seule est absolument inféconde. L’idée seule reste idée, c’est-à-dire une non-réalité, la volonté est nécessaire à sa réalisation. Pour que l’être soit, il faut qu’il veuille être. À son tour, la philosophie de Schopenhauer a bien fait de poser en principe souverain la volonté inconsciente, mais elle n’a pas vu qu’une volonté ne peut se passer d’objet, de but, d’idée. Pour vouloir, il faut vouloir ceci ou cela ; autrement la volonté n’est qu’un effort dans le vide. C’est ainsi que nous arrivons à juxtaposer, comme se conditionnant mutuellement et indispensables l’une à l’autre, la volonté et l’idée, qui, réunies dans la catégorie supérieure de l’inconscient, forment la clé générale et en quelque sorte le passe-partout de l’univers.

Nous pouvons en effet suivre à la trace l’existence d’une volonté active et d’une finalité inconsciente dans une foule de phénomènes où leur présence ne se manifeste pas d’une manière aussi immédiate que dans ceux dont il vient d’être question. On peut la démontrer dans les mouvemens dits réflexes, c’est-à-dire ces mouvemens qui proviennent de l’excitation d’un nerf sensible transmise par celui-ci à un centre nerveux qui la transmet à un nerf moteur, lequel la traduit enfin en mouvement musculaire déterminé. C’est dans cet ordre de faits qu’il faut ranger une masse de phénomènes qui tiennent à la fois de la physiologie et de la psychologie, tels que l’excitation produite sur l’organe vocal par celle de l’oreille percevant des sons (développement de la faculté de parler et de chanter), ou bien le don de la repartie prompte, du trait spirituel partant comme une flèche avant toute réflexion. C’est en se transformant en mouvemens réflexes que nos actes réfléchis deviennent prompts et faciles. Notre volonté cérébrale n’a plus dès lors qu’à donner un ordre général et qu’à laisser le soin des détails à d’autres centres de mouvement. C’est par là que nous pouvons nous livrer à une longue série de mouvemens identiques en vue d’un but voulu, tout en songeant à autre chose, dans la marche par exemple, ou l’écriture, le tissage, la couture, ou toute autre activité dite machinale. Il y a donc aussi de l’intelligence et de la volonté, bien qu’inconscientes, dans les centres nerveux subordonnés au cerveau. Nous devons tirer la même conclusion des faits nombreux qui dénotent la vis medicatrix, la force curative, en vertu de laquelle l’être vivant répare lespertes accidentelles que subit son organisme. L’araignée qui refait sa toile, l’oiseau dont les plumes arrachées repoussent, l’écrevisse qui remplace sa patte enlevée, le polype qui se redonne son tentacule coupé, exécutent au fond la même opération de volonté inconsciente, et l’on peut constater cette force curative du haut en bas de la série animale, dans l’homme lui-même ; toutefois il faut observer que les effets en sont d’autant moins sensibles qu’on s’élève dans cette série.

Un ordre de faits distincts, mais voisins de celui-ci, nous est encore livré par l’influence indirecte de la volonté consciente sur les fonctions organiques. Si par exemple on veut sécréter beaucoup de salive, le vouloir conscient met en jeu le vouloir inconscient qui préside ordinairement à la sécrétion de ce liquide. La mère, en regardant son enfant qui veut être allaité, détermine en elle-même une abondante formation de lait. On peut par l’exercice augmenter indéfiniment cette action de la volonté consciente sur des organes qui passent pour lui échapper. Il y a des gens qui savent pleurer, pâlir, rougir à volonté, et M. von Hartmann affirme qu’il est lui-même parvenu à faire cesser, par la seule action de sa volonté, les hoquets dont autrefois il était fort tourmenté. Aussi faut-il le compter au nombre des croyans au magnétisme animal, et il expliquera de la même manière les cures dites miraculeuses opérées par de saints personnages. Le magnétiseur et le saint ne savent pas plus comment ils guérissent qu’ils ne savent comment ils lèvent le bras. Dans tout cet ordre de phénomènes, une chose est constante, savoir l’existence d’une volonté inconsciente servant de médium entre la volonté consciente et le but voulu. À son tour, l’idée consciente éveille aussi à chaque instant des volontés inconscientes. C’est le cas des gestes contagieux, des effets produits par certaines passions telles que le dépit sur le foie, de la peur sur l’intestin. Plus d’une fois on a vu des personnes purgées par la seule idée qu’elles avaient pris médecine, d’autres qui ont présenté tous les caractères de l’intoxication parce qu’elles croyaient avoir pris du poison, et l’hypocondre souffre de tous les maux que son imagination maladive suggère à sa pensée.

Enfin nous aurions pu commencer nos observations sur les phénomènes de l’instinct par une description de la formation organique. Là encore, la téléologie bien comprise, la volonté inconsciente marchant méthodiquement vers son but se révèle à nous en traits qui s’imposent. Dans la vie fœtale, il y a anticipation évidente de l’avenir, des formations et des combinaisons d’organes virtuellement nécessaires, mais dont la valeur utile ne sera actuelle que longtemps après la naissance. L’organisation embryonnaire et la nutrition de l’individu complètement formé sont des faits absolument du même genre. Et cette finalité, si marquée dans chaque être nouveau qui s’organise, achève de se révéler quand on embrasse d’un coup d’œil toute la série animale. Le but que poursuit la volonté en se déployant dans la nature vivante moyennant la succession ascendante des genres et des espèces, c’est d’arriver non-seulement à la vie consciente, mais à la suprématie de la conscience. Il ne faut pas s’étonner des faits de détail parfois allégués par les adversaires du principe téléologique, qu’ils comprennent mal, tels que la non-finalité de certains organes, les mamelles rudimentaires des mammifères mâles, les vertèbres caudales chez les animaux sans queue, la vessie natatoire de certains poissons vivant toujours sur le fond de la mer, etc. Cette objection s’évanouit quand on saisit le plan d’ensemble, et des faits qui la suggèrent résulte simplement une application entre bien d’autres d’une « loi d’économie, » en vertu de laquelle la volonté souveraine réalise ses idées au prix du moindre effort possible, et par conséquent aime mieux laisser çà et là un superflu qui ne nuit pas que de briser ses moules et entreprendre sur nouveaux frais des formations nouvelles[2].

Il n’y a donc pas lieu de s’étonner si, dans l’esprit humain lui-même, où nous inclinons beaucoup trop à croire que la conscience et la volonté consciente sont souveraines, l’observation découvre la prédominance de l’inconscient. L’instinct en réalité ne tient guère moins de place chez nous que chez l’animal ; seulement il revêt des formes nouvelles. La répugnance à l’idée de la mort prévue, qui n’est qu’une forme de l’instinct de conservation, — la pudeur, surtout chez la femme, dont elle est la sauvegarde, — le dégoût que nous cause la saleté et qui nous détourne des choses corrompues et malsaines, — l’amour maternel persistant pendant toute la vie, etc., sont positivement des instincts humains, et il n’y a pas de différence profonde entre la tendance qui commande à l’homme de « faire sa maison » au prix de beaucoup d’années de travail et de peine et celle qui pousse l’oiseau à se construire un nid. Quelle place l’inconscient tient encore dans la formation et l’expression de nos sentimens ! La genèse du sens du beau lui-même doit être cherchée dans l’inconscient. C’est pour cela que les grands artistes, les grands créateurs agissent sous l’impulsion d’une force qui échappe à toute analyse : patiuntur Deum. La nature en effet est artiste en dehors de toute raison utilitaire. La même volonté qui produit le beau dans la nature en suggère la conception dans notre pensée. M. Darwin peut avoir d’excellentes raisons pour faire intervenir la sélection sexuelle, fondée sur une certaine esthétique animale, dans sa théorie de la formation des espèces ; mais là ne se borne pas, tant s’en faut, l’art inconscient qui se révèle dans les choses. En quoi la beauté de certaines chenilles par exemple peut-elle concourir à leur reproduction ? Nous devons signaler de même tout ce qu’il y a d’inconscient dans la formation des langues, dont l’organisme interne est, dès les premiers temps, d’une richesse philosophique à laquelle par la suite les développemens les plus savans n’ajoutent rien. La logique, bien avant d’être formulée en règles, est inconsciente dans l’esprit humain et n’en fonctionne pas moins. La pensée, la perception sensible, l’état mystique lui-même, qui provient sous toutes ses formes, aisément maladives, d’une intuition de la réalité supra-sensible, sont autant de domaines où la conscience n’établit sa résidence que grâce à d’innombrables conditions où elle n’a rien à voir. L’histoire vue de haut rend le même témoignage. Son miracle permanent, c’est que du conflit des égoïsmes, loi générale des individus, se dégage régulièrement le bien, ou du moins le progrès. Mais avec quelle parfaite inconscience les peuples et leurs conducteurs travaillent à ce qui sera la vie des générations futures ! Le vrai dessein de l’histoire diffère toujours du but que poursuivent ou rêvent des multitudes et les conquérans. Ceux-ci sont les jouets des plus tragiques duperies de l’inconscient. Les grands génies ne viennent pas au monde pour eux-mêmes ; ils naissent pour l’humanité, instrumens d’une volonté à laquelle il est bien indifférent qu’ils soient ou nom persécutés et malheureux. Jamais au temps voulu n’a manqué l’homme nécessaire, der rechten Zeit hat noch nie der redite Mann gefehlt. L’histoire, c’est l’écrasement successif des faibles exterminés ou absorbés par les forts. Les races inférieures disparaissent, et, par une singulière ironie, ce sont surtout les missions chrétiennes qui, en les attirant dans l’orbite d’une civilisation qu’elles ne peuvent supporter, contribueront le plus à leur disparition. On peut également prévoir que, grâce aux guerres et à la politique des rois, l’avenir est à la république, la monarchie absolue étant devenue une impossibilité, et la monarchie constitutionnelle n’étant qu’un mensonge officiel. Mais avec quelle effrayante inconscience les hommes du passé ont préparé tout cela !

Du reste, comme son maître Schopenhauer, M. von Hartmann voit une révélation positive entre toutes de la volonté suprême, dont nous ne sommes que des outils, dans le phénomène de l’amour à tous les degrés. Langue des Marguerite et des Mignon, comme tu vas blasphémer ! Apprenons donc à l’école de l’ancien officier d’artillerie que ni l’amant ni l’amante ne savent ce qu’ils font ni pourquoi ils s’aiment. L’amour le plus idéal n’a pas d’autre conclusion que le plus charnel. La nature a pris soin que les amans se trouvent doucement entraînés vers le seul but qui l’intéresse. Aussi, de tous les pièges tendus par la volonté à la naïveté de ses instrumens consciens, l’amour est-il le plus habile et le plus terrible. Il fait à tout instant la torture et le désespoir de l’homme. On se tue par chagrin d’amour ; a-t-on jamais vu se tuer pour une amitié déçue ? Et lors même que te plus souvent l’amour n’a pas de fin aussi tragique, quelle proportion y a-t-il entre le bonheur fugitif qu’en procure le couronnement normal, et les tourmens qui le précèdent, les déceptions et les soucis qui le suivent ? Pour défier ce démon, il faut être ou très âgé ou, comme M. von Hartmann (nous citons ici ses propres aveux), avoir acquis, avant d’être exposé à ses atteintes, la claire notion de ce qu’il a de ridicule, d’absurde, et s’être pénétré de la conviction bien arrêtée que sur ce terrain-là l’humanité est folle à lier. Voyez donc ces égoïstes qui ne pensent absolument qu’à eux-mêmes, et qui, au prix de leur repos, de leur bien-être, de leur santé, peut-être de leur vie, n’aboutiront qu’à produire les élémens d’une société nouvelle dont eux-mêmes seront exclus ! Toute cette partie du livre de M. von Hartmann est écrite avec une verve endiablée, parfois brutale d’expression comme de pensée, et elle a certainement contribué à son succès de popularité.

En résumé, la nature humaine et la nature extérieure nous imposent la reconnaissance d’un colossal inconscient, qui n’en a pas moins des volontés et des idées fixes, à la réalisation desquelles il marche imperturbablement. Il faut voir maintenant la solution que notre philosophe va donner aux grands problèmes du monde et de l’âme.


III.

C’est au chapitre de la métaphysique proprement dite qu’à notre avis M. von Hartmann se montre le plus faible. En réalité, il est observateur, artiste, humoriste, plus que métaphysicien. Ses admirateurs vont peut-être se récrier à ce jugement ; je ne sais pas si lui-même en sera très surpris. La clarté, le serré du raisonnement, qui caractérisaient son enquête philosophique, lui font défaut pour ne revenir qu’à la fin, avec ses appréciations pessimistes de la vie humaine. Quelque chose de pénible et d’hésitant a remplacé la désinvolture première. Jusqu’alors nous n’avions reconnu en lui l’Allemand qu’à son grand savoir, à ses prodigieuses lectures, et ce n’est certes pas un reproche que nous lui adressons ici ; mais à présent sa pensée va s’enfoncer et disparaître trop souvent dans une phraséologie qui a l’air de contenir beaucoup, et qui parle longuement, obscurément, pour ne pas dire grand’chose.

S’appuyant sur les observations que nous avons résumées, l’auteur postule pour son suprême inconscient un certain nombre d’attributs ou ce que nous appellerions des perfections. Son inconscient est infatigable, inaltérable, suprasensible, car le propre des idées conscientes est de revêtir les formes sensibles. L’inconscient n’hésite ni ne doute, il est supérieur au temps et à l’espace, qu’il concentre dans son intuition immédiate ; il est infaillible, et il unit en lui-même dans une indissoluble unité la volonté et l’idée. À la rigueur, tout cela pourrait passer, mais nous attendions notre philosophe aux questions concrètes, à celles qu’il ne suffit pas de discuter avec beaucoup d’esprit, et qui exigent des réponses catégoriques. Nous étions surtout curieux de savoir comment il expliquait le fait lui-même de la conscience, et comment il parvenait à maintenir le caractère inconscient de la volonté créatrice, après lui avoir attribué tant d’intention, d’habileté, de prévoyance et même de ruse. Notre déception a été grande.

Nous devons le reconnaître, jusqu’à présent aucune doctrine philosophique n’a pu nous expliquer le fait proprement dit de la conscience. Être, c’est déjà merveilleux ; savoir qu’on est et savoir qu’on le sait, c’est bien plus merveilleux encore. Les matérialistes nous permettront de leur dire que leur explication n’est qu’une mauvaise plaisanterie. Qu’on me répète tant qu’on voudra que la pensée et la conscience sont inséparables du cerveau et des vibrations cérébrales, cela ne m’explique pas le moins du monde comment il se fait que ce cerveau vibrant produit des pensées dont l’être pensant a conscience. Il faudrait en finir avec cet escamotage de la vraie question. Les spiritualistes, je le sais fort bien, ne savent pas mieux donner la clé de ce phénomène des phénomènes ; mais ils ont sur leurs adversaires un immense avantage. Plaçant au centre même des choses une conscience éternelle, il ne leur est pas difficile de montrer dans la conscience humaine un fait dérivé, puisant son origine et sa raison dernière dans la cause première ; mais, si l’on pose l’inconscience en principe primordial duquel tout doit provenir, comment parviendra-t-on à faire jaillir la conscience du sein de l’inconscience ? Voyons l’essai de solution proposé par M. von Hartmann.

Les matérialistes ne se plaindront pas de lui. Il leur accorde tout ce qu’ils demandent. Le cerveau, les ganglions nerveux, sont la condition sine qua non de la conscience animale. Le cerveau est aussi nécessaire à l’apparition de l’idée consciente que le foie à celle de la bile, le cœur à la circulation du sang, l’appareil oculaire à la vision. Tout cela est admis par M. von Hartmann et reçu comme bon argent ; mais encore une fois tout cela n’explique rien. Étant donné le sang qui contient tous les élémens de la bile, je me représente fort bien qu’un organe faisant l’office d’un filtre sécréteur puisse extraire ces élémens du liquide qui pénètre ses tissus. Ce fonctionnement de l’organe est pour moi très obscur, et je ne suis pas en état de l’expliquer en détail ; cependant ma raison passe sans effort du terminus a quo, le sang chargé des substances qui feront la bile, au terminus ad quem, le liquide formé de ces substances enlevées au sang qui les contenait ; mais poser comme base d’explication le cerveau avec ses circonvolutions, sa matière grise et sa matière blanche, les filets nerveux qui s’y rejoignent, s’y entrelacent et s’y épanouissent, les vibrations continuelles auxquelles, paraît-il, tout l’appareil est soumis, puis me dire, en parlant de la pensée et de la conscience, qu’elles sont le produit de tout cela, franchement c’est trop compter sur ma naïveté. Qu’on me parle de concomitance ou de condition nécessaire, passe encore ; mais qu’on prétende identifier la pensée elle-même avec une vibration cérébrale, cela n’est plus sérieux. Quelle raison commune, au nom du ciel ! quelle analogie, quel rapport consubstantiel pouvez-vous imaginer entre une vibration et une pensée ?

Aussi M. von Hartmann ne s’en tient-il pas là, quand même il aurait peut-être aussi bien fait de s’y tenir. La conscience, selon lui, résulte de l’action de la matière organisée sur l’esprit inconscient. L’esprit individualisé est encore inconscient dans les premiers temps de son individualisation ; mais il arrive un moment où il est envahi par une idée qui s’impose à lui du dehors. Cet esprit individuel, jusque-là inconscient, se heurte alors contre ce phénomène inaccoutumé d’une idée pénétrant chez lui sans être voulue par lui ; elle éveille en lui une volonté déterminée dont la tendance est de nier l’intruse. Toutefois cette volonté est trop faible pour la nier, elle le sent, et voilà pourquoi le premier fait de conscience s’associe à un certain déplaisir, car l’esprit individuel inconscient est scandalisé de cette intrusion d’une idée qu’il voudrait et ne peut écarter. Telle est l’explication de la conscience… Nous demandons bien pardon à nos lecteurs de leur servir une pareille logomachie, nous voudrions être clairs, et ce n’est pas notre faute si, dans leur esprit comme dans le nôtre, surgit involontairement la célèbre conclusion d’un galimatias analogue : voilà pourquoi votre fille est muette.

En examinant de près cette théorie alambiquée, on finit par entrevoir qu’au fond elle revient à présenter sous une forme quasi mythologique l’analyse bien connue qui nous montre la conscience prenant possession d’elle-même au contact du non-moi. Celui-ci s’impose au moi, qui s’ignorait encore, et détermine l’acte de réflexion par lequel le moi se saisit et s’oppose à ce qui n’est pas lui. Trop souvent on a érigé ce fait d’expérience en facteur de la conscience, sans s’apercevoir qu’il indiquait bien à quelle condition la conscience s’affirme en nous, mais qu’il n’en expliquait ni l’origine ni la nature intime. L’enfant, pour se mettre à marcher, a évidemment besoin d’un sol résistant ; mais ne serait-ce pas un sophisme étrange que de donner la résistance du sol comme la cause génératrice de ses jambes et de ses pieds ? Le heurt, cher à M. von Hartmann, de la volonté inconsciente contre l’idée intruse n’est pas autre chose que la résistance du non-moi ressentie par le moi, et ne nous apprend rien de plus sur l’origine proprement dite du moi conscient. Bien loin d’expliquer la conscience, le sentiment du non-moi la suppose existant déjà virtuellement, toute prête à s’affirmer. Qu’on nous permette une comparaison. La chaleur de l’incubation est certainement nécessaire à l’éclosion de l’œuf, pas de chaleur et pas d’éclosion ; mais vous aurez beau mettre sous votre poule couveuse autant d’œufs non vivans que vous voudrez, il n’en sortira pas le moindre petit poussin, et ici c’est du petit poussin qu’il fallait rendre compte.

Du reste, M. von Hartmann lui-même reconnaît plus loin qu’il n’a pas expliqué du tout la conscience, et qu’il a seulement décrit la manière dont elle éclôt dans l’esprit humain. « Si l’on exigeait, dit-il page A03, que je montrasse comment et de quelle manière le développement que j’ai retracé a précisément pour résultat ce que nous connaissons comme conscience dans notre expérience interne, autant vaudrait exiger du physicien qu’il montrât comment des ondulations de l’air et de la constitution de notre oreille résulte ce que nous percevons intérieurement comme un son musical. Le physicien nous montre et peut seulement nous montrer que ce qui est perçu subjectivement comme un son consiste objectivement dans une série composée de telles et telles vibrations ; de même je peux seulement montrer que ce que nous connaissons subjectivement comme conscience est objectivement un processus, une série constituée par tels et tels termes, tels et tels momens. » A la bonne heure, mais avouons alors que la conscience, ce fait interne, cet état d’esprit ou, si l’on veut, cette faculté-reine sans laquelle nous n’aurions aucune connaissance quelconque, se dérobe à toute explication prenant son point de départ dans l’inconscient, et reconnaissons que la thèse spiritualiste, qui remonte à la conscience divine comme à son origine première, conserve l’immense avantage de donner à la conscience humaine une raison d’être que les autres théories sont impuissantes à remplacer.

Passons rapidement sur d’autres chapitres qui auraient peut-être été mieux à leur place dans l’enquête expérimentale de la première partie, et où l’auteur s’attache à poursuivre dans le règne végétal les traces d’une vie quasi animale, y compris une certaine sensibilité et une certaine conscience. La matière elle-même ou du moins ce que nous désignons ainsi est également volonté et idée, et le matérialisme a tort de nier l’existence du principe psychique inconscient qui la domine. Au fond, l’idée de matière se résout en celle de force, laquelle devient, comme Leibniz l’a déjà très bien dit, la seule vraie substance. Si l’on objecte qu’une force sans matière est une abstraction vide de sens, on oublie que toute matière n’est que l’apparition d’une ou de plusieurs forces. La vérité est que la matière est partout et toujours le résultat de la combinaison ou de la répulsion de forces attractives et répulsives. N’oublions pas que, dans le système, force et volonté, c’est tout un. La force ou la volonté suprême pour se réaliser se brise en quelque sorte en des myriades d’atomes qui, par leurs combinaisons sans nombre, forment la série des êtres grands et petits, mais une série souverainement commandée par la volonté primordiale, par sa majesté inconsciente, qui déroule l’opulence de ses idées également inconscientes en combinant les êtres en vue de son but, qui est la formation de la conscience et, par elle, l’acquisition de la certitude que c’est une erreur de vouloir être. Il y a là un mélange pas toujours très lucide, sur lequel Spinoza, Leibniz, Hegel, Schelling, ce dernier surtout, sans parler de Schopenhauer, pourraient réclamer tour à tour leurs droits d’auteur, et dont le seul exposé nous prendrait beaucoup trop de temps. Qu’il nous suffise de savoir que, sans avoir réellement rajeuni ce vieux sujet, l’auteur se prononce carrément pour un panthéisme très accentué ou, selon son expression, pour un monisme sans aucune réserve, ne laissant aucune place à la réalité de l’individualité humaine. L’individualité réelle n’existe que dans les forces atomiques. Nous sommes composés de billions d’êtres vivans, corpuscules cellulaires qui eux-mêmes sont le résultat de combinaisons compliquées. Nous sommes des apparitions comme les arcs-en-ciel dans les nues. Ils se ressemblent tous, ils diffèrent tous, ils disparaissent tous dès que les coïncidences physiques qui les avaient rendus possibles ont disparu. Comme le soleil au-dessus des vapeurs où ses rayons se réfractent, l’inconscient seul plane sur toutes les existences humaines, miroirs éphémères qui le reflètent un instant et s’évanouissent sans retour.

Nous voici donc ramenés à ce gros sujet de l’inconscient, qui joue un si grand rôle dans le système, dont il forme, à vrai dire, l’idée centrale. L’originalité, ou, si l’on aime mieux, la bizarrerie de ce système, c’est qu’il accorde aux partisans des causes finales autant et plus qu’ils en demandent, et qu’en même temps il leur refuse catégoriquement la conclusion en vue de laquelle ils s’attachent à les découvrir dans la nature et dans l’histoire. Tandis que le théisme philosophique fait ressortir les marques d’intention, de prévoyance, de concours harmonique, en un mot de finalité, qui révèlent l’intelligence consciente, créatrice et directrice des choses, la philosophie de Schopenhauer et celle de M. von Hartmann multiplient encore les preuves de la téléologie immanente aux choses, la retrouvent partout, jusque dans la matière la plus brute, et, cela fait, ils en tirent la conclusion que l’inconscient est à l’origine et au centre des choses. Notre pauvre logique en est toute déroutée, car enfin nous sommes faits de telle sorte que là où nous voyons un but prévu, poursuivi, atteint d’une manière ingénieuse et judicieuse, nous ne pouvons faire autrement que de supposer une intelligence qui a conçu le but, échelonné et organisé les moyens. Nous n’admettrons jamais qu’un être qui ne sait ce qu’il fait ait assez d’esprit pour réussir si souvent à faire ce qu’il veut. On nous dira que l’instinct animal nous met à chaque instant sous les yeux des fins réalisées, et toutefois échappant à la conscience de l’animal qui en a exécuté les moyens ; raison de plus, répondrons-nous, pour chercher au-dessus de l’intelligence animale l’explication d’une finalité aussi merveilleuse. Ici encore nous ne pouvons que signaler la très grande supériorité de la théorie théiste. En présence des faits innombrables dont le caractère commun est de dénoter une très grande intelligence et d’être accomplis par des êtres qui évidemment n’en possèdent qu’une très faible dose[3], le théisme remonte à l’intelligence créatrice qui a voulu les moyens et les fins, et qui a su constituer les êtres de telle sorte qu’ils travaillassent, le sachant ou non, à réaliser ses volontés. Ce qu’il y a d’inconscient dans l’instinct de la créature révèle précisément la volonté consciente du créateur. Aussi les adversaires de l’idée théiste ne s’y sont-ils pas mépris. Ils ont nié la finalité dans la nature, et ils ont tâché d’expliquer par des combinaisons fortuites de substances et de forces physico-chimiques d’abord l’organisation des corps vivans, puis les tendances instinctives de la vie animale qu’ils ont déduites de l’organisation. Nous pensons avec M. von Hartmann qu’ils se sont raidis contre l’évidence, et que, si la recherche des causes finales doit être bannie des sciences d’observation en tant que méthode ou explication, la réalité de ces causes, une fois les faits recueillis et classés, s’impose à tout esprit que le parti-pris n’égare pas. Toutefois ses adversaires ont sur lui l’avantage de rester jusqu’au bout fidèles à leur point de vue. Niant l’intelligence et la raison créatrices, ils ne veulent pas en reconnaître les traces dans des êtres étrangers eux-mêmes à la vie rationnelle ; mais commencer par découvrir tant d’esprit, tant d’intention, tant de combinaisons rationnelles dans les choses, et puis reléguer la cause suprême dans la catégorie de l’inconscience, en vérité c’est trop exiger de la ductilité de notre esprit. Notre humble cerveau, qui pèse certainement bien des grammes de moins que celui de Schopenhauer, n’a pas de filets nerveux capables de vibrer à l’unisson de ce colossal paradoxe. Nous le répétons : quand l’inconscience se montre à nous, agissant en vue d’un but défini et usant sans le savoir de moyens judicieux pour y parvenir, nous stipulons nécessairement au-dessus d’elle une direction intelligente et sachant ce qu’elle fait. Qu’il s’agisse d’un organisme, d’un mécanisme, d’une combinaison harmonique quelconque, la conclusion reste toujours la même. La seule différence concerne le mode d’action de la cause supérieure. Jamais une harpe éolienne ne produit rien qui ressemble à une véritable mélodie.

M. von Hartmann objectera peut-être que nous mutilons sa théorie, n nous dira que son dieu inconscient est à la fois volonté et idée, que l’idée en elle-même est logique, bien qu’elle s’ignore, que par conséquent son système rend hommage à la logique immanente qui pénètre l’univers. Nous lui donnons acte volontiers de cette modification heureuse qu’il a introduite dans la philosophie de Schopenhauer ; mais une pareille modification la bouleverse. S’il y a dans les choses une pensée logique et si cette pensée est inconsciente, notre esprit postule immédiatement un au-delà qui en contienne le principe conscient, il ne peut s’arrêter à la notion de l’inconscient comme au terme infranchissable de sa pensée. Peut-être cet au-delà se refusera-t-il à des définitions précises et de tous points satisfaisantes ; en tout cas, l’esprit humain aimera mieux l’à-peu-près de déterminations nécessairement incomplètes que de se heurter éternellement contre la limitation arbitraire que la philosophie de l’inconscient prétend lui imposer.

C’est par une défaite singulière que cette philosophie voudrait échapper à l’objection fondamentale que le théisme est en droit de lui adresser. Nous pensions, nous autres, dans notre faiblesse cérébrale, que plus un plan était vaste, plus une fin poursuivie par des moyens appropriés était majestueuse, plus ces moyens étaient ingénieux, plus aussi nous devions admirer l’intelligence capable de concevoir et de réaliser tant de merveilles. Nous étions donc très disposés à nous incliner respectueusement devant la pensée divine dont l’incalculable grandeur n’a d’égale que sa sagesse immense : nous n’y entendions rien, et la philosophie de l’inconscient a changé tout cela. La combinaison des moyens et des fins, le déploiement des qualités que nous nommons prévoyance, habileté, sûreté d’opération, faculté de combiner et de mener de front une masse d’agencemens et d’harmonies convergentes, toutes ces belles énergies conviennent bien, d’après elle, à des individus comme nous, qui ne veulent et ne peuvent réaliser que des fins individuelles et qui par conséquent doivent se distinguer nettement des autres individus ; mais il ne faut pas reporter la moindre parcelle d’une pareille notion sur l’activité du Tout-Un inconscient, qui ne poursuit que son but absolu comprenant tous les buts relatifs et subordonnés, ce Tout-Un, pour qui l’avenir et le passé sont identiques et qui ne saurait se distinguer de ce qui n’est pas lui, puisqu’il est tout. Ce que nous concevons sous forme de succession logiquement calculée est en réalité l’épanouissement simultané des volontés du Tout-Un. La réponse est superbe, et pourtant une réflexion pourrait bien se jeter à la traverse et la pulvériser. D’après la théorie, le but absolu, qui comprend tous les buts relatifs, doit être atteint par ceux-ci, qui vis-à-vis de lui passent à l’état de moyens. Tous, nous dit-on, sont intuitivement et globalement voulus en dehors de l’espace et du temps. Toujours est-il qu’ils se déroulent dans l’espace et se succèdent dans le temps ; il faut donc que d’une manière quelconque la force inconsciente qui les fait surgir les uns des autres les combine harmoniquement avec les conditions d’espace et de temps qui les dominent. C’est une belle chose que la métaphysique, mais cette fois j’ai bien peur que nous ne devions revenir au point de vue des bonnes gens qui consiste à admirer les combinaisons ingénieuses de l’intelligence humaine et à plus forte raison les puissances infinies de l’intelligence divine.

Au surplus nous aurions pu nous épargner cette discussion subtile. Après tant de pages consacrées à nous convaincre que l’inconscient n’a pas besoin de savoir ce qu’il fait pour faire d’admirables choses, on arrive à une page inattendue où M. von Hartmann avoue que son inconscient favori est une désignation très défectueuse de la force mystérieuse à laquelle il faut que tout remonte. Notre inconscient, s’écrie-t-il, n’est pas aveugle, il est clairvoyant, et, à vrai dire, il vaudrait mieux l’appeler sur-conscient (überbewusstes). La conscience, au sens humain, manque au Tout-Un comme les vésicules vénéneuses manquent au boa constrictor, qui, vu sa force énorme, n’en a pas besoin ; mais, au lieu de cette conscience dont l’homme est bien trop fier, — car elle lui coûte beaucoup plus qu’elle ne lui rapporte, — notre Tout-Un possède die unbewusst-überbewusste reflexionslos-intuitive Intelligenz, c’est-à-dire l’intelligence inconsciente-surconsciente irréfléchie-intuitive… Décidément voilà des définitions qui sentent leur germanisme d’une lieue, et c’est peut-être la faute de notre frivolité gauloise, mais nous renonçons à comprendre.

Qu’on ne se méprenne pas sur nos intentions. Il serait déplacé de répondre par des railleries à des raisonnemens sérieux. Nous ne pouvons nous défendre d’une certaine estime pour l’homme qui, après tous les naufrages dont les épaves jonchent les bords du grand océan philosophique, se sent encore le courage d’élaborer un système de métaphysique. Il est si certain d’avance que, quel que soit son mérite, ce système échouera finalement comme tous ceux qui l’ont précédé ! Et quand, arrivé sur les confins de l’indéfinissable et de l’innommable, cet homme hésite, balbutie, ne sait plus exprimer ce qu’il pense ou ce qu’il conjecture que par des mots qui s’entre-choquent, nous laisserons à d’autres le plaisir douteux de lui jeter la pierre. Si nous relevons ce qu’il y a de comique dans les contradictions où vient s’ensabler à son tour la philosophie de l’inconscient, c’est qu’elle affecte des allures si altières, tant de satisfaction d’elle-même, qu’on est en droit de la rappeler à un peu plus de modestie. Sur plus d’un point de détail, nous ne faisons aucune difficulté de reconnaître la justesse des critiques adressées par M. von Hartmann à la philosophie vulgaire. Nous sommes avec lui persuadés d’une chose, c’est que, quand il s’agit de Dieu, toutes nos déterminations rationnelles clochent par quelque côté. Il est bien évident que la conscience divine ne peut être exactement semblable à la nôtre, puisque celle-ci, pour s’affirmer, doit se sentir limitée, et que nous ne pouvons admettre de limitation dans l’être divin. Il n’est pas moins certain que, lorsque nous attribuons à Dieu la personnalité, c’est parce que nous ne pouvons concevoir une forme d’existence supérieure à celle de l’existence personnelle : évidemment l’être absolu n’est pas simplement une personne humaine démesurément agrandie ; mais que les partisans de l’inconscience et de l’impersonnalité divines prennent garde qu’à leur tour ils appliquent à l’être absolu des notions tout aussi bien empruntées que celles de conscience et de personnalité à la sphère du fini. L’inconscience, l’impersonnalité, mais c’est de la sous-conscience, c’est de l’infra-personnalité. Ce n’est pas élargir l’idée de Dieu que de la renfermer dans l’inconscience, c’est la rétrécir. Nous n’avons pas, quant à nous, de métaphysique arrêtée, nous prenons l’homme, la nature humaine telle qu’elle se montre à nous dans son histoire avec ses besoins, ses instincts, ses tendances, ses élans spontanés vers un idéal qu’elle croit réel et qui, en fait, s’il n’était qu’une idée, n’exercerait pas sur elle la force d’attraction que nous ressentons tous à divers degrés. Nous ne demandons que deux choses à la philosophie, d’abord des méthodes et des formes de pensée aussi rationnelles que possible pour réduire à leur minimum nos innombrables chances d’erreur, puis des enseignemens qui n’annulent pas nos instincts et nos meilleures aspirations sous prétexte d’en mieux définir les objets. Ces deux exigences satisfaites, nous pensons qu’il faut nous résigner à ne connaître qu’approximativement la vérité que nous ne pouvons saisir complètement.

En cela consiste la supériorité pratique de la religion, prise dans son sens le plus général, sur la philosophie. Nous pouvons avoir le sentiment très pur d’une réalité que nous connaissons très mal, et la religion est essentiellement le sentiment de Dieu. Il est vrai qu’à un certain point du développement de l’esprit nous éprouvons le vif besoin de mettre les notions de notre intelligence d’accord avec les sentimens de notre cœur et réciproquement. Nous n’y parvenons pas toujours, si même nous y parvenons jamais. Quoi qu’il en soit, tout en reconnaissant que nous manquons d’une notion philosophique de Dieu qui fasse un droit égal aux exigences d’une raison sévère et aux postulats non moins impérieux du sentiment religieux, efforçons-nous d’établir de notre mieux l’harmonie entre deux ordres de vérités saisies par ces deux organes de l’esprit, et sachons ignorer plutôt que d’étouffer l’un sous l’autre. On ne gagne jamais rien à se mutiler. Nous avons deux yeux, tous deux assez faibles, mais constitués de manière à regarder dans l’infini ; n’en crevons pas un sous prétexte que nous verrions mieux de l’autre. Quand je pense à tout ce que M. von Hartmann a dit de vrai, d’ingénieux et de beau sur la légitimité, la finalité rigoureuse et certaine de toutes ces grandes impulsions naturelles que nous distinguons sous les noms d’instincts, de tendances, d’aptitudes et d’aspirations, et que j’observe dans la nature humaine une impulsion, une tendance aussi prononcée que celle que nous appelons religion, je me demande comment il est possible d’admettre que, seule, parmi les impulsions qui font la vie du monde, celle-ci soit sans objet en rapport réel avec elle, sans raison suffisante, et, tranchons le mot, une pure mystification. Quand le jeune oiseau dont les ailes ont frémi au bord du nid maternel s’élance pour la première fois dans l’espace, il trouve l’air qui le soutient tout en s’ouvrant à son vol. L’instinct ne l’a pas plus trompé qu’il ne trompe la masse d’êtres grands et petits qui ne vivent qu’en cédant à ses sollicitations. Et l’homme seul, qu’attire la perfection spirituelle, l’homme qui a pour instinct caractéristique de s’élancer en esprit vers un idéal-réel dont il ne sait décrire suffisamment l’excellence, l’homme, obéissant à sa nature, irait se briser la tête contre le mur en pierres brutes de l’inconscient, de la force aveugle et sourde ! En vérité, la nature a trop d’esprit, d’après M. von Hartmann lui-même, pour se permettre une pareille niaiserie, et la philosophie de l’inconscient-surconscient ne parviendra pas à la lui faire endosser.


IV.

Cette philosophie a d’étranges retours qui la compromettent ; nous l’avons vu pour la conscience humaine, nous allons le voir encore au sujet de la conscience divine. Dans un chapitre qui n’est pas le moins curieux du livre, l’auteur se décide enfin à reconnaître une espèce de conscience transcendante du malaise que doit ressentir l’inconscient, tout inconscient qu’il est, par le fait même qu’il veut, qu’il veut être et qu’il a tort de le vouloir. Ce malaise doit être même le point de départ du développement du monde qui marche vers son anéantissement. N’oublions pas que ce développement a eu d’abord pour fin l’apparition de la conscience, et que celle-ci doit aboutir à la reconnaissance de la vanité de toute existence, à la soif du néant. Comment cette conscience transcendante s’arrange-t-elle avec l’inconscience du Tout-Un, c’est ce qu’il nous a été impossible de deviner. Seulement nous constatons une fois de plus que les philosophes, aussi bien que le vulgaire, courent aisément le risque de former la divinité à leur image. C’est un dieu mélancolique que celui de M. von Hartmann, et sa philosophie pratique va nous expliquer pourquoi il n’en pouvait guère concevoir d’autre.

Leibniz a dit que ce monde est le meilleur possible, et Schopenhauer qu’il est le plus mauvais possible. M. von Hartmann est de l’avis de Leibniz, c’est-à-dire qu’il ne conçoit rien qui puisse mieux valoir que l’action constante, infaillible et sûre de l’inconscient en vue de la fin qu’il se propose ; mais, dit-il, ce monde peut être le meilleur possible et être en même temps fort mauvais. Or celui-ci l’est nécessairement, puisqu’il vient d’une volonté erronée ; il n’est et ne peut être que le résultat d’un péché d’origine. C’est pourquoi l’optimisme de Leibniz, qui veut que tout soit bon et que le mal lui-même ne soit qu’un moindre bien, n’est pas soutenable. Il en résulterait en effet qu’un état de bonheur sans mélange auquel viendrait s’ajouter une souffrance serait préférable au bonheur pur et simple ; cette souffrance, étant un bien, moindre sans doute, mais encore réel, ajouterait quelque chose de bon au bonheur sans mélange, ce qui est absurde. De son côté, Schopenhauer a dépassé la vérité quand il a voulu que tout plaisir, tout bonheur ne fût qu’un moindre mal, puisqu’il en résulterait que le malheur complet serait encore plus affreux, si une joie quelconque venait s’y adjoindre. La réalité est qu’il y a quelques élémens de bonheur physique et moral dans la vie ; mais, quand on se donne la peine de comparer avec quelque précision la somme des maux et celle des biens qui remplissent l’existence, on arrive épouvanté à la fin du calcul, tant la misère sous toutes ses formes l’emporte. On peut dresser une espèce de thermomètre du bien-être et du malaise, le zéro représentant l’état d’indifférence où l’on n’est ni heureux ni malheureux, et il se trouve que rarement, très rarement, il est donné aux existences les plus favorisées de s’élever momentanément au-dessus de zéro, que le plus souvent ce que nous appelons joie ou bonheur n’aboutit qu’à rapprocher de ce zéro des états corporels et spirituels qui étaient fort au-dessous, et qu’en somme la moyenne de toute vie est fatalement marquée du signe négatif. Si donc en théorie M. von Hartmann corrige sur certains points le pessimisme outré de Schopenhauer, il conclut d’une manière identique : le monde est mauvais, la vie est un malheur, la délivrance ne peut se trouver que dans le néant.

Comment donc s’expliquer le prix que la grande majorité des hommes attache à la conservation de leur existence ? C’est que l’Inconscient, qui, nous le savons, est très rusé et qui a besoin pour ses fins que l’humanité vive, a pétri la nature humaine d’illusions qui font que l’homme, en dépit de ses désenchantemens successifs, croit avec ténacité à un état de bonheur auquel il ne parviendra jamais. À ce point de vue, l’histoire de l’humanité peut se diviser en trois grandes périodes d’illusion. Dans la première, on croit pouvoir atteindre le bonheur dans le monde tel qu’il est, dans la vie actuelle et individuelle ; dans la seconde, on comprend que ce bonheur actuel est une chimère, mais on s’attend à la félicité dans une existence supérieure au-delà du tombeau. Dans la troisième enfin, on a renoncé aux espérances fallacieuses des deux premières, et on rêve le bonheur de l’humanité future sur la terre moyennant les découvertes de la science, les progrès de l’industrie, les réformes politiques et sociales, rêve non moins illusoire que ceux qui l’ont précédé. C’est surtout dans l’analyse dénigrante des prétendues joies de la vie que notre philosophe est ingénieux et désolant. Une chose à noter, c’est qu’il reproduit très souvent les lieux-communs de la chaire chrétienne, quand celle-ci cherche à détourner les fidèles de l’attachement aux biens terrestres en leur en démontrant la vanité. Si jamais la philosophie de l’inconscient devenait populaire, comme l’est devenue par exemple celle de Voltaire et des encyclopédistes, de manière à présenter aux prédicateurs un adversaire permanent, la prédication vulgaire devrait modifier singulièrement le ton de ses admonestations traditionnelles. Il arriverait quelque chose de semblable à ce qui s’est vu depuis, que certaines formes grossières du socialisme ont acquis de la puissance au sein des sociétés modernes. Il n’échappe à aucun de ceux qui ont étudié l’histoire de la prédication que, dans les siècles précédens, alors que le principe de la propriété individuelle n’était l’objet d’aucune attaque, les orateurs chrétiens étaient beaucoup plus absolus qu’aujourd’hui dans leurs censures contre les riches. Il est tel passage qu’on pourrait détacher des œuvres de Fénelon ou de Bourdaloue, et qui attirerait des foudres, légales ou autres, sur le journal qui les reproduirait sans en indiquer l’origine. De même, s’il était une fois acquis dans l’opinion générale qu’un dénigrement systématique de la vie terrestre, au lieu d’incliner les esprits vers le désir des biens éternels, ne peut plus être autre chose qu’un acte d’accusation en règle contre le créateur, les apologistes des croyances religieuses se verraient amenés à semer de plus d’une oasis le désert trempé de larmes par lequel d’ordinaire ils veulent que nous passions pendant toute la durée de notre pèlerinage. Si toutefois ils persistaient dans leur dépréciation des joies de la vie, je leur déclare qu’ils ne trouveront nulle part de meilleurs argumens que dans la philosophie de l’inconscient.

La santé, la jeunesse, la liberté, l’aisance, qu’est-ce que cela ? Des biens purement négatifs, qui n’élèvent pas au-dessus de zéro ceux qui les possèdent, qui reviennent simplement à l’absence de la maladie, de la vieillesse, de la servitude, de la misère. Ce sont des « capacités de jouir, » et non pas des jouissances. À quoi sert-il d’avoir de bonnes et belles dents quand on n’a rien à mordre ? L’existence elle-même, si rien ne la remplit, est insupportable ; mais comment la remplit-on ? Le travail, même couronné de succès, est un moindre mal que l’ennui, mais en lui-même il se compose d’efforts nécessairement pénibles. On tâche de se consoler du travail en songeant à l’oisiveté, et de l’oisiveté en songeant au travail. C’est le malade qui se retourne dans son lit. Et qu’est-ce que les jouissances physiques ? La satisfaction résultant de l’apaisement de la faim, qui est une souffrance, est sans proportion aucune avec les tourmens qu’elle fait endurer à ceux qui ne peuvent se rassasier. Quant à l’amour, M. von Hartmann est moins misogyne, mais il a tout aussi peu d’illusions que Schopenhauer. Il est évident pour lui que l’amour cause dans l’humanité bien plus de maux que de bonheur. L’homme ne sait remplir que par le vice l’espace de temps qui sépare l’âge de la puberté du moment où les nécessités sociales lui permettent de se marier. L’amour illégitime fait d’innombrables et lamentables victimes. S’il est honnête, son bilan n’est guère plus rassurant. Les peines de cœur sont de toutes les plus violentes, et comme il en inflige ! Parvient-il à ses fins, c’est pour s’éteindre dans une amère déception. Quelques éclairs, quelques coups de tonnerre, et le nuage a perdu toute son électricité. Va-t’en, vapeur légère, désormais sans puissance et qui n’as servi qu’à dévaster le canton sur lequel tu as sévi.

« Il est dommage, dirons-nous en citant directement notre auteur pour donner un échantillon de sa manière de raisonner, qu’il n’y ait pas de statistique accusant le tant pour cent des inclinations qui aboutissent au mariage. On serait effrayé de la minime proportion. Même en laissant de côté les vieux célibataires des deux sexes, on trouverait parmi les couples mariés une assez forte proportion d’individus qui ont dans leur passé au moins une petite inclination qui n’a conduit à rien ; beaucoup pourraient en avouer plus d’une. Dans la grande majorité de ces cas, l’amour n’a pas atteint son but, et, s’il l’a atteint hors du mariage, il a difficilement rendu les gens plus heureux que s’il ne l’avait pas atteint du tout. Quant aux mariages, le plus petit nombre seulement a l’amour pour cause, les autres sont dus à de tout autres motifs. On peut voir par là combien peu d’inclinations parviennent à gagner le port. Dans ce petit nombre, à son tour, on ne peut ranger qu’une minorité dans la classe des ménages dits heureux, car les heureux ménages sont beaucoup plus rares qu’on ne pense, vu l’art hypocrite que les hommes déploient pour sauver les apparences, et on peut dire qu’en fait ce sont les mariages par amour qui en présentent le moins. Il en résulte que, sur le petit nombre des inclinations aboutissant au mariage, la majorité tourne plus mal que si elles n’avaient pas été couronnées par l’union conjugale. Enfin la très faible proportion des mariages par amour qui font d’heureux ménages le doivent à tout autre chose qu’à l’amour lui-même ; ils le doivent seulement à ceci, que les caractères et les personnes se conviennent fortuitement, que par là les conflits sont évités et que l’amour se résout en amitié. Ces cas rares où le bonheur de l’amour passe doucement et sans qu’on y pense dans celui de l’amitié, et qui ne connaissent pas le désenchantement amer, sont si exceptionnels qu’ils se noient dans la masse des mauvais ménages qui ont commencé par l’amour. Quant aux liaisons amoureuses qui ne se terminent pas par le mariage, le plus grand nombre n’atteint pas son but, et la petite fraction qui l’atteint rend les amans, tout au moins les amantes, plus malheureux que s’ils l’avaient manqué. Après ces considérations générales, il ne peut être douteux que l’amour prépare à ceux qui s’y abandonnent bien plus de douleurs que de plaisirs. »

Et cela continue sur ce ton. La vie conjugale à son tour est critiquée, dépecée, disséquée dans toutes ses grandes et petites misères. Lessing a raison dans son distique railleur :


Il n’y a tout au plus qu’une mauvaise femme au monde.
Il est seulement dommage que pour chacun cette femme est la sienne[4].


Et les enfans donc ! Jamais en désirerait-on, si en pareille matière on raisonnait ses désirs, si, sur ce point comme sur tant d’autres, on n’était pas la dupe des ruses de l’inconscient ? Qu’on ne nous parle pas davantage des joies mensongères qui se rapportent à la vanité flattée, aux honneurs reçus, au pouvoir exercé, ce sont autant de buissons épineux dont on ne cueille les rares fleurs qu’en se déchirant aux piquans. L’amitié elle-même, qui vaut pourtant mieux que l’amour, a ses vers rongeurs, ses susceptibilités, ses jalousies, ses déboires. Les joies de la compassion, de la bienfaisance sous toutes ses formes, reposent sur une comparaison égoïste de son propre sort avec le sort de ceux dont on a pitié, et il est bien plus à déplorer qu’il y ait des gens forcés de tendre la main qu’il n’est réjouissant de savoir qu’il y a des cœurs généreux.

Les émotions religieuses et la volupté pure dont elles sont la source trouveront-elles grâce devant cette mélancolie systématique ? Pas plus que les autres. D’abord elles sont rarement assez intenses pour procurer une véritable félicité ; puis elles supposent des conditions très pénibles, le renoncement, l’austérité, la séquestration du monde ; enfin ceux-là même qui peuvent en parler d’expérience nous racontent leurs terreurs, leurs doutes, leurs chutes, leurs remords, ce qui prouve que là encore le tourment l’emporte sur le bien-être.

D’autre part, il ne faut pas négliger dans le calcul tous les maux qui proviennent de l’immoralité si profonde et si répandue, toutes ces immolations du bonheur d’autrui froidement accomplies par l’égoïsme universel et qui procurent bien moins de plaisirs aux bourreaux qu’elles n’infligent de douleurs aux victimes, tous ces chagrins, toutes ces tristesses, toutes ces tortures, que la jalousie, la calomnie, la haine, la vengeance, la colère, la cupidité, etc., font pleuvoir à seaux sur le monde. Le sommeil inconscient, voilà l’état le plus heureux : le rêve a déjà tous les tourmens de la veille. Enfin le philosophe s’attend bien à ce qu’on lui objectera avec l’accent du triomphe les jouissances profondes, positives, dont l’art et la science peuvent doter une vie humaine. En effet, son spleen se déride un moment. Ce sont les oasis du grand désert, nous dit-il ; mais qu’on ne s’abandonne pas à trop de confiance. D’abord ces jouissances sont fort rares, il n’est donné qu’à un petit nombre de les ressentir, et les plus favorisés n’en comptent pas beaucoup dans leur existence. Ils paient d’ailleurs cette supériorité par une capacité de douleur beaucoup plus grande que celle des autres hommes. Et que de victimes l’art par exemple ne fait-il pas ! Vocations manquées, calculs déçus, vanités blessées, tourmens infligés à l’enfance et à la jeunesse, carrières brisées par l’indifférence, que de ratures désolantes sur cette page qui de loin paraissait si blanche ! Le savant, à son tour, osera-t-il soutenir qu’il n’y a que des roses dans sa vie de labeur ? Que de livres ennuyeux il lui faut lire jusqu’au bout, uniquement pour être sûr qu’il n’y a rien à en tirer ! combien d’autres, non moins rebutans, pour extraire de leur fatras un grain d’or qui s’y trouve enfoui ! Que de fatigues dans les recherches préliminaires, dans l’élaboration d’une œuvre sérieuse, sans compter les doutes, la satiété, l’ennui de son propre travail, qui souvent font de la production scientifique un métier de galérien !

On est souvent tenté de croire que le développement intellectuel augmente le bonheur de l’humanité ; c’est une erreur profonde. Plus le système nerveux, condition de l’intelligence, se raffine chez l’être vivant, plus il souffre. « L’expérience nous montre que les individus composant les couches inférieures de la population et les peuples sauvages sont plus heureux que ceux qui appartiennent aux classes aisées ou aux nations civilisées ; mais ce n’est certainement pas parce qu’ils sont plus pauvres et plus nécessiteux, c’est qu’ils sont plus grossiers et plus rudes. Je soutiens de même que les animaux sont plus heureux, c’est-à-dire moins misérables, que l’homme, parce que l’excès de souffrance que comporte la vie animale est moindre que celui de la vie humaine. Qu’on pense seulement au bien-être dans lequel nous voyons vivre un bœuf ou un porc ; ne dirait-on pas qu’ils ont appris d’Aristote à rechercher l’insouciance au lieu de courir comme l’homme après le bonheur ? Combien la vie du cheval, déjà plus finement constitué, l’emporte en douleur sur celle du bœuf ou du proverbial poisson dans l’eau ! Plus enviable encore que la vie du poisson doit être celle de l’huître, et celle de la plante est supérieure à la vie de l’huître. Nous descendons enfin au-dessous de la conscience, et la souffrance individuelle disparaît avec elle. »

Nous avons tenu à traduire cet incroyable morceau pour qu’on voie bien que nous n’exagérons rien en parlant du quiétisme sombre qui représente le dernier mot de la philosophie de l’inconscient. La vie humaine sur la terre, soigneusement pesée dans sa balance, se résume pour elle dans le cri désespéré de l’Ecclésiaste : tout est vanité, tout est illusion, tout est néant.

Passons plus rapidement sur les deux autres périodes de l’illusion humaine. Le résumé que nous venons de donner de la première suffit pour qu’on en pressente la tendance et la conclusion. La seconde grande forme de l’espérance est spécialement la forme chrétienne. Son utilité consiste en ce qu’elle a inculqué aux générations croyantes le mépris du bonheur terrestre. Son erreur, c’est de reporter l’espérance dans une vie individuelle ultérieure, à laquelle l’auteur refuse de croire au nom de ses prémisses métaphysiques. Le retrait continu des croyances chrétiennes dissipe un peu plus tous les jours ces espérances, trompeuses comme toutes les autres ; mais l’homme, encore tenace dans son goût pour la vie, s’est épris de l’idée du progrès de l’espèce et s’est forgé un paradis terrestre dont jouiront un jour ses arrière-neveux. Dernière illusion ! L’humanité, tant qu’elle vivra, aura à compter avec la maladie, la vieillesse, la dépendance, toutes les causes de souffrance qui dérivent de sa constitution même. Le monde marche, en dépit ou plutôt en vertu de ses progrès en connaissance et en puissance, vers un avenir plus triste que son passé. Les classes ouvrières sont plus instruites, mieux payées, mieux logées, mieux nourries, et plus malheureuses qu’autrefois. L’immoralité peut devenir plus élégante, elle est toujours la même et porte toujours les mêmes fruits vénéneux. Les génies dans la science comme dans l’art deviendront plus rares, le nivellement s’établira sur ce domaine comme sur les autres, et la fatigue du savoir en dépassera toujours plus le plaisir. La terre est déjà dans l’après-midi de sa journée planétaire, elle marche mélancoliquement vers le crépuscule du soir. La vieille humanité n’aura pas d’héritiers ; elle renoncera enfin à la poursuite chimérique du bonheur et ne soupirera plus qu’après l’insensibilité, le néant, la nirvana. Si le lecteur trouve ce résultat désolant, il faut lui apprendre qu’il s’est trompé, s’il a cru trouver dans la philosophie des consolations et des espérances. Il est du reste une espérance qui ne lui est pas interdite, si du moins il parvient à faire du but de l’inconscient son but conscient à lui-même, c’est-à-dire s’il abandonne pleinement sa personnalité au développement logique du monde. Il se réjouira d’avance à la perspective de cette fin qui sera la suppression de toute vie individuelle et collective, et qui accomplira, par le retour au non-être, la grande rédemption, la délivrance universelle et définitive au sein du silence éternel.


V.

Supposons que, pour nos péchés, nous soyons condamnés à rester bien des heures de suite dans un grand salon tendu de noir, meublé d’une manière originale et luxueuse, mais systématiquement lugubre, où des tableaux représentant des scènes de supplice et de mort alternent avec des reproductions grimaçantes de squelettes argentés, où les lustres ressemblent à des cierges, les tables à des cercueils, les glaces à des fosses béantes, le tapis à un drap des pompes funèbres, où guéridons et fauteuils affectent un petit air coquet de corbillard, et où l’on respire, sans pouvoir ouvrir une fenêtre, une odeur capiteuse qui d’abord vous surprend, mais qui bientôt vous fait l’effet de sentir le moisi, puis le cadavre. On aurait beau, n’est-il pas vrai, nous vanter l’harmonie de l’ameublement, la richesse des tentures, le velouté du tapis, le mérite des œuvres d’art, nous ne tarderions pas à soupirer après un peu de ciel bleu, une bouffée d’air frais, et, si l’on voulait prolonger notre captivité, nous aviserions très certainement au moyen le plus expéditif d’enfoncer la porte. Quel bonheur de se retrouver en plein air et de chasser cette vision déplaisante ! Telle est notre impression en sortant de l’interminable galerie où nous avons dû promener si longtemps ceux qui nous font l’honneur de nous lire. Un peu de bon rire français ferait vraiment du bien après ce bain prolongé dans la Schwermuth germanique. Nous avions des livres sur l’art d’être heureux ; mais réellement en voilà un qui pourrait sans dommage changer son titre contre celui de l’art de se rendre malheureux quand on ne l’est pas, et plus malheureux encore quand on l’est déjà.

En thèse générale, il me semble que la vraie valeur de l’existence doit être cherchée ailleurs que dans un calcul purement utilitaire. La vie pourrait avoir encore un très grand prix, lors même qu’elle compterait plus de souffrance que de jouissance ; mais restons sur le terrain circonscrit par l’analyse précédente. Cette analyse n’aboutit pas, parce que la question du bonheur de la vie est insoluble abstraitement : elle dépend trop, pour être ainsi traitée, de la disposition individuelle. Si, malgré les plaisirs qu’il pourrait y goûter, quelqu’un trouve la vie insipide, vous ne parviendrez pas plus par le raisonnement à le faire changer d’avis que vous ne convertirez l’homme qui, malgré maint sujet de tristesse, estime qu’en somme il vaut encore mieux vivre que mourir. Tout revient en pareille matière à la façon dont on prend les choses. Ce qui fait la joie de l’un laisse l’autre indifférent, et tel qui supporte aisément certains maux s’étonne d’en voir d’autres que les mêmes afflictions écrasent. Prenons un exemple familier de ce qu’il y a d’individuel, de subjectif, dans le sentiment du bonheur.

Une foule d’honnêtes gens admettent sans peine que, lorsqu’on est retenu tout l’été à la ville, il est très agréable d’aller passer une journée à la campagne chez de bons amis qui vous attendent feras et cœurs ouverts, qui mettent à votre disposition une chambre confortable, leur jardin tout en fleurs, leurs frais ombrages, et avec qui vous dînerez sous la tonnelle en charmante compagnie. Voilà, n’est-il pas vrai, un gentil programme qui sourit d’avance à tout esprit bien fait ; mais Marécat, le personnage grincheux de Nos Intimes, ne l’entend pas ainsi. Marécat est l’un de ces désagréables mortels qui trouvent moyen de se déplaire partout. Écoutons-le raconter ses infortunes :

« Ah ! j’en ai assez, moi, de la campagne. Les bêtes m’empêchent de boire, les bêtes m’empêchent de manger, les bêtes m’empêchent de dormir. Conçoit-on ! on a l’idée de flanquer le couvert sous la tonnelle !.. Je ne veux plus qu’on mette le couvert sous la tonnelle… Il me semblait à tout moment qu’il tombait une chenille dans mon verre et qu’une araignée se balançait sur mon assiette… Là, au bout d’un fil, comme ça… (Frissonnant.) Euh !.. Je monte me coucher avec ma bougie. Pin ! pan ! pan ! voilà les papillons qui me tapent dans le nez, qui me tapent dans l’œil !.. Je me déshabille, je me mets au lit, je commence à m’assoupir… Bououou ! il faut se lever, c’est une grosse mouche, elle a peut-être le charbon ! Je la sens sur mon oreille, je ne bouge plus ! (Se donnant une claque sur l’oreille.) Bing ! je la manque, et je m’applique une taloche !.. Furieux, je cours après, en chemise, mon bonnet de coton à la main, et je saute sur les chaises, sur la toilette, sur la table de nuit. Elle vole à la fenêtre. Boum ! je casse un carreau. Au moins la mouche s’en va… Mais ce n’est pas fini. Je me recouche. Les petits cousins se disent : Ah ! bon, voilà le moment !.. Et je te pique par-ci, et je te pique par-là ! Je bondis à terre, je me frotte d’ammoniaque… Une odeur ! Et je cuis partout. Au moins, je ne sens plus les piqûres… Je me recouche, et je commence à sommeiller… Voilà un gueux de chien qui aboie tout au loin, un autre qui lui répond plus près, et celui de la maison qui réplique sous ma fenêtre, et une conversation à trois à devenir fou !.. Quand ils se sont tout dit, je me rendors encore, et cette fois tout à fait… Ah ! bien oui, et va te promener ! Je suis réveillé en sursaut. Cocorico ! c’est le chantre du matin qui m’avertit que le soleil se lève. Et qu’est-ce que ça me fait à moi que le soleil se lève ? Jour de Dieu ! je fais comme lui, hors de moi, enragé, donnant au diable la campagne et toutes les bêtes qui l’habitent,… moi le premier ! »

Marécat est très divertissant, mais il est insupportable. Notez bien qu’en somme tout ce qu’il a raconté là est possible. Il se peut en effet très bien qu’on doive compter à la campagne avec les cousins qui piquent, les chiens qui aboient et les coqs qui chantent à l’aurore ; mais, au nom du bon sens, ces inconvéniens sont-ils de nature à assombrir réellement les bonnes heures qu’on y va passer ? Eh bien ! M. von Hartmann a pris la vie à peu près comme Marécat sa journée à la campagne.

Le sentiment du bonheur, c’est-à-dire en réalité le bonheur lui-même, est donc quelque chose d’éminemment subjectif. Lorsqu’un homme se dit heureux, je peux trouver qu’il n’est pas difficile, j’ai peut-être des argumens superbes pour lui prouver que son bonheur est imaginaire, et que, s’il raisonnait bien, il ne pourrait manquer de s’estimer très malheureux. Changerai-je par là son sentiment intime ? La seule question que l’on soit en droit de se poser philosophiquement est celle-ci : la masse des hommes se trouve-t-elle heureuse ? Et de nouveau nous voyons que cette question est mal posée, si l’on ne tient pas compte d’un élément très important de la nature humaine, et qui s’oppose à ce qu’on la résolve par un oui ou par un non pur et simple. Il entre dans la nature humaine d’aspirer au bonheur infini, de reconnaître qu’il est inaccessible dans les conditions nécessaires de la vie humaine, et en même temps de jouir très volontiers du bonheur relatif que ces mêmes conditions lui permettent de se procurer. C’est ce bonheur relatif, suffisant pour entretenir le goût de vivre, qu’il s’agit de mesurer pour savoir jusqu’à quel point le bien l’emporte sur le mal dans l’humanité. Si nous comparons les joies de la vie à notre soif de bonheur sans limites, il est certain que toutes ou presque toutes nous paraîtront mesquines, et à ce point de vue les remontrances de la chaire religieuse conservent toute leur valeur. Il est dangereux en effet de s’abandonner au relatif comme s’il était l’absolu. D’autre part, si nous prenons ces joies en elles-mêmes, et si nous nous demandons : Malgré leur mélange avec des maux nombreux et variés, malgré leurs limites et leur insuffisance, donnent-elles à la vie une saveur telle qu’elle soit préférable au néant ? la réponse, ce me semble, n’est pas douteuse. L’immense majorité des hommes tient à la vie, et il ne faut pas nous dire que cet attachement provient uniquement d’un instinct déraisonnable de conservation. Nous voyons tous les jours que la douleur aiguë prolongée ôte complètement le désir de vivre. Les maux de l’existence ne sont donc ni assez intenses ni assez douloureux pour éteindre ce désir. Pour peu que nous jouissions de quelque aisance et que la faculté de comparer soit développée en nous par l’instruction, nous préférerions mourir plutôt que d’être forcés de mener la vie de beaucoup de nos semblables. Ceux-ci pourtant, si on les interroge, répondront comme le bûcheron de La Fontaine. Qu’on s’y prenne comme on voudra, cela prouve toujours que pour eux le thermomètre de l’existence indique un chiffre qui peut être fort bas, mais qui est encore au-dessus de zéro. Dieu nous préserve d’une indifférence égoïste pour les douleurs amères qui font gémir tant de pauvres créatures ! mais il ne faut faire entrer dans notre calcul ni sensiblerie ni sécheresse, et du fait patent que l’attachement à la vie est le sentiment le plus général, le plus puissant de l’humanité, le mobile sur lequel comptent en dernier ressort le prince et le juge, le général et l’industriel, le laboureur et le médecin, l’économiste et le prédicateur, c’est-à-dire tous ceux qui dans un intérêt quelconque doivent s’appuyer sur ce qu’il y a de plus résistant, de plus indéracinable dans la nature humaine, je conclus sans hésiter que le témoignage universel donne tort à la thèse qui prétend qu’en somme le genre humain est plus malheureux qu’heureux.

Est-ce à dire pour cela que l’éternel problème de la douleur soit résolu ? Certainement non. Il y aura toujours des milliers de faits particuliers qui démonteront l’optimisme le plus assuré de lui-même. Aucune théorie philosophique ou religieuse n’a encore réussi à nous réconcilier avec les amertumes qui empoisonnent tant d’existences ; mais la philosophie de l’inconscient n’a pas le droit d’en triompher. Si les théories antérieures laissent trop souvent la douleur inexpliquée, c’est le bonheur, relatif tant qu’on voudra, mais réel pourtant, qu’à son tour elle ne sait pas faire rentrer dans son cadre logique. Je n’ai vu nulle part, ni dans Schopenhauer, ni dans le livre de son disciple, pour quelle raison décisive il faut que la volonté primordiale ait été mal inspirée quand elle a voulu passer du non-être à l’existence. Au fond, c’est là un principe arbitraire, gratuitement imaginé par une philosophie qui est partie d’une notion atrabilaire des choses, et qui s’est arrangée de façon que sa théorie fût hypocondre du commencement jusqu’à la fin ; mais, si ce principe est une fois admis, il faut aller résolument jusqu’au bout et passer condamnation, comme le vieux Schopenhauer, sur tous et sur tout, il faut nier absolument toute jouissance, tout plaisir, tout bonheur, ramener comme lui toute joie à un moindre mal, et malgré l’évidence soutenir que l’homme le plus heureux n’est qu’un infortuné. Du moment que, comme M. von Hartmann, on reconnaît, ne fut-ce que des éclairs de bonheur positif dans le ciel noir de l’existence, le principe est par terre. D’où viendraient-ils donc, ces éclairs ? De ruses de l’inconscient ? Mais qu’est-ce qu’un inconscient qui ruse ? Un aveugle qui voit, un muet qui parle, et nous retombons en pleine logomachie.

Cette question de la douleur est donc de celles où les philosophies et les théologies peuvent être renvoyées dos à dos. La religion seule a quelque chose de bon à nous dire, mais ce n’est pas une explication qu’elle nous donne. Elle nous dispose à la résignation, à l’espérance, en nous mettant au cœur la confiance implicite dans la volonté divine. La religion sait ignorer là où le savoir n’est pas possible. À défaut d’une théorie rationnelle, la religion nous rend la paix du cœur, et nous ne devons pas lui en demander davantage.

On pourrait plaider la thèse opposée à celle de M. von Hartmann en déployant le même soin minutieux pour relever les bons côtés de l’existence, même quand elle est loin de nous satisfaire. On trouverait, entre autres lacunes de son analyse, qu’il a négligé un élément très important du problème, celui de l’aptitude humaine à transformer en principe de bonheur ce qui en soi pourrait être relégué dans le domaine de la souffrance. Nous voulons surtout parler de l’effort, que la philosophie de l’inconscient déclare toujours plus ou moins douloureux, ce qui est faux. L’expérience de chacun de nous atteste au contraire que nous jouissons des efforts, même pénibles, que nous coûte la poursuite d’un but ardemment désiré, à la seule condition d’être soutenus par l’espoir du succès. Il arrive même que la seule beauté de la fin poursuivie, encore que cette fin se dérobe à notre atteinte, se reflète sur nos tentatives et les embellit au point que nous sommes heureux d’avoir pu nous y livrer. On a raison d’admirer le courage, la persévérance, la généreuse passion qui ont conduit un Livingstone à travers mille dangers, au prix d’immenses privations, d’héroïques renoncemens, d’un bout à l’autre de la terre africaine ; mais croit-on que le noble voyageur se soit lui-même rangé parmi les malheureux ? N’est-il pas évident au contraire qu’il a pleinement savouré la joie du sacrifice consenti pour l’amour d’un grand idéal ? Combien d’applications petites et grandes de la même vérité morale ! Il est une vérité qu’en pareille matière on ne devrait jamais oublier, c’est que le bonheur est en tout et pour tous proportionnel à l’intensité de vie qu’on déploie. Les plus modestes jouissances, comme les plus vives et les plus élevées, rentrent toutes dans cette notion du bonheur, et il n’est pas besoin de beaucoup réfléchir pour s’en convaincre. Or la vie, c’est l’action, c’est la lutte, c’est l’effort. Envie qui voudra la béate félicité d’un porc ou d’une huître, j’aime mieux ma nature humaine malgré les souffrances auxquelles elle m’expose, parce que je vis infiniment plus qu’un pachyderme ou qu’un mollusque, et je sais que plus je vivrai en homme, c’est-à-dire par l’esprit, par l’intelligence, le cœur, le sens religieux et moral, plus je goûterai de vraie joie. Qui ne voit le démenti formel que cette incontestable vérité inflige au principe de cette philosophie qui veut que la vie elle-même soit le malheur en soi ? Comment me sentirais-je plus heureux à mesure que je me sens plus vivant, c’est-à-dire, selon le système, plus malheureux ?

Il n’est pas un instant douteux que tout esprit non prévenu, qui se donne la peine de suivre les méandres de la philosophie de l’inconscient, voit à chaque instant le spectre du suicide hanter ses bords désolés. Si en effet la vie est un malheur, si la délivrance consiste à ne plus être, au nom de quel principe pourra-t-on me détourner de chercher dans l’anéantissement volontaire la fin de ma souffrance et ma rédemption définitive ? Cette rigoureuse conséquence n’a pas échappé à la perspicacité de M. von Hartmann ; mais sait-on sa réponse ? Au fait, c’est la seule qu’il puisse donner sans sortir du système : elle consiste en ceci, que la suppression d’une volonté individuelle ne change rien à la nécessité qui pousse l’inconscient à continuer la vie dans le monde. Qu’un homme se tue ou qu’une tuile en tombant sur lui l’assomme, la volonté inconsciente n’en persiste pas moins à produire d’autres êtres vivans ; si, par impossible, l’humanité s’entendait pour disparaître du globe en renonçant à tout commerce sexuel, il en serait comme aux jours qui précédèrent l’apparition des premiers hommes, l’inconscient saisirait la première occasion de créer un homme nouveau ou un type analogue, et tout serait à recommencer… La belle raison que voilà pour dissuader un malheureux du suicide, et, comme dirait Marécat, qu’est-ce que ça me fait à moi que tout soit à recommencer, pourvu que je n’y sois pas ?

C’est un fait étrange et qui donne lieu à réfléchir que cette éclosion d’une philosophie bouddhiste au beau milieu de notre civilisation occidentale. Les partisans de la philosophie de l’inconscient ne cachent pas leur prédilection pour cette religion de la mort et du suicide ascétique qui étend son funèbre linceul sur les populations asiatiques. Il n’en pouvait être autrement, les principes et les conclusions sont les mêmes. Il n’est pas jusqu’à la propension de cette philosophie à personnifier continuellement la volonté tout en la déclarant inconsciente, à lui attribuer des fins, des combinaisons, des habiletés, des ruses même, qui ne lui donne un petit air païen des plus curieux. Le propre de la mythologie est en effet de personnifier l’inanimé et de dramatiser la vie inconsciente. Par quel singulier remous de l’esprit cette philosophie désolante et désespérée a-t-elle jeté des racines et se propage-t-elle de préférence au sein de cette Allemagne qui s’est révélée de nos jours si jeune et si ardente ? L’Allemagne serait-elle destinée à fournir parmi les nations un type analogue à celui de ces hommes arrivés tard à la maturité et qui passent brusquement des illusions de la jeunesse à un désenchantement précoce ? L’avenir nous le dira ; mais, toute question de rivalité nationale mise de côté, cela n’est pas à désirer pour la civilisation en général. Les nations bouddhistes ou qui le deviennent tournent régulièrement à l’état de non-valeurs. Rien sans doute ne nous autorise à prévoir que le système de l’inconscient se propage au point d’endormir une nation tout entière dans ses vapeurs énervantes. Il n’en demeure pas moins certain que son influence, partout où elle pénétrera, ne pourra jamais être que malsaine. Il ne faut dégoûter personne de la vie, il vaut bien mieux nous encourager tous à vivre et à bien vivre. Au lieu de diviser l’histoire en périodes de désespérances emboîtées les unes dans les autres, il serait plus vrai de dire que l’homme, à mesure qu’il a grandi, a vu ses horizons s’élargir. Il y a du bonheur sur la terre, très insuffisant, nous l’accordons sans peine, mais il y en a, et nous estimons qu’en soi cette insuffisance est une révélation précieuse. Si l’homme était pleinement heureux de sa vie terrestre, cela signifierait qu’il est fait absolument et exclusivement pour elle, comme le bœuf pour son herbage ou l’huitre pour son rocher. C’est à cause de cette insuffisance même qu’il est en droit, quelque mystérieuse que soit cette espérance, d’aspirer à quelque chose de supérieur à sa destinée actuelle. Il est aussi licite que facile, tout en nourrissant cette immense espérance qui


Malgré nous vers le ciel nous fait lever les yeux,


de travailler à écarter de soi et de la postérité les causes actuelles de souffrance. C’est à quoi l’on parvient graduellement par l’intensité croissante de la vie individuelle et sociale. Ne renonçons à aucun espoir, ni sur la terre, ni au ciel. Au nom et en l’autorité de la conscience humaine, nous affirmons le Dieu vivant. Le mot d’ordre de la philosophie de l’inconscient est : Mort à la vie ! Le nôtre sera toujours : Vive la vie !


ALBERT REVILLE.
  1. Parmi les partisans les plus zélés de Schopenhauer, nous pouvons citer M. Frauenstaedt, qui a publié en 1854 sous forme de Lettres une sorte de manuel initiateur, et M. Gwinner, qui a mesuré scrupuleusement le crâne et le cerveau de son maître. Qu’on juge de sa joie ! il a découvert que Schopenhauer avait la plus forte tête connue, son cerveau dépassant en volume ceux de Kant, de Talleyrand, de Schiller et de Napoléon. Le moyen de résister aux séductions d’un système élaboré par une aussi grosse tête ! — Il existe en français un bon exposé de ce système sous le titre de Philosophie de Schopenhauer, par M. Th. Ribot, Paris, Germer-Baillière, 1874.
  2. On ne s’attendait guère à voir refleurir en pleine philosophie allemande cette idée chère au brave Maupertuis, qui voulait que la nature se fît une loi de dépenser le moins de force possible pour en venir à ses fins. Cette théorie, combattue par Kœnig, fut l’occasion de la grande querelle de Maupertuis et de Voltaire déguisé sous le pseudonyme de D’Akakia (Sans-malice).
  3. En cherchant à caractériser l’instinct, M. von Hartmann a négligé cette donnée essentielle du problème, savoir que l’instinct joint une subtilité prodigieuse aux limitations de la stupidité. Je citerai un exemple pour me faire bien comprendre. La perche, qui se plaît dans les eaux dormantes et recouvertes de lentilles, se pêche aisément à la ligne au moyen d’un ver de terre ordinaire qui dissimule l’hameçon. Lors même que la partie supérieure de l’hameçon reste à découvert, si surtout le ver se tortille, la perche, qui en est très friande, se jette avidement sur cet appât et y reste accrochée. Toutefois cela n’a lieu qu’à une condition, c’est que la pointe même de l’hameçon soit bien cachée dans l’intérieur du ver. Pour peu qu’elle apparaisse à l’extérieur, ne fût-ce que par un point aussi mince que l’extrémité fine d’une aiguille, le ver a beau s’agiter, la perche ne mord jamais. Voilà, d’un côté, une preuve de perspicacité remarquable chez un poisson qui n’est pas haut placé sur l’échelle de l’intelligence ; mais comment expliquer d’autre part qu’il donne régulièrement dans le piège que la même faculté d’observation, le même instinct de prudence devrait lui faire également éviter ? Ce sont des milliers de faits de ce genre qui nous forcent à maintenir la ligne de démarcation entre l’instinct et l’intelligence réfléchie, et à chercher plus haut que lui le mot de ses admirables aptitudes.
  4. Comme M. von Hartmann s’est marié lui-même l’an dernier, il y a tout lieu d’espérer que l’expérience lui a déjà inspiré des doutes graves, qui iront en se fortifiant, sur l’exactitude de sa théorie conjugale, et qu’il trouve aujourd’hui qu’avec tout son esprit Lessing a commis une sottise en deux vers.