Un Nouveau profil de femme au Louvre - Bianca Maria Sforza/02

Un Nouveau profil de femme au Louvre - Bianca Maria Sforza
Revue des Deux Mondes6e période, tome 52 (p. 573-593).
LES MASQUES ET LES VISAGES

UN NOUVEAU PROFIL DE FEMME
AU LOUVRE
BIANCA MARIA SFORZA

II [1]


II. — À INNSBRUCK

Tout de suite après son mariage, la nouvelle impératrice, qui ne connaissait encore ni son empire, ni son mari, se mit en route vers les montagnes gardiennes et dissimulatrices de tant de trésors. Elle partit pour Côme, accompagnée d’une suite immense, en grand apparat. Presque toute sa famille lui faisait cortège : d’abord sa mère la duchesse Bona, puis son frère le duc de Milan Gian Galeazzo, déjà marqué des signes d’une fin prématurée, sa belle-sœur Isabelle d’Aragon, destinée, à peu près dès cette époque, à devenir « la plus malheureuse des femmes, » son autre frère Ermès, son oncle Ludovic le More avec Béatrice d’Este, son cousin Francesco Sforza, enfin des amis comme San Severino, Pier Scipione Pallavicino, l’archevêque de Milan, des poètes comme Gasparo Visconti, des diplomates comme le légiste Giasone del Mayno, Baldassare Pusterla surnommé, je ne sais pourquoi, le fabulator, et Erasme Brasca, le fin lettré, qui avait arrangé son mariage avec Maximilien et qu’on lui donnait comme mentor, pour guider ses premiers pas à la Cour pleine d’embûches où elle allait régner, sans parler d’une foule de dames d’honneur et de chambellans.

Tout ce beau monde se déroula lentement, au travers des campagnes lombardes, entre les haies de contadins accourus en foule pour voir passer la royale cavalcade. Le premier soir, on fît halte au village de Meda. Puis on partit pour Côme. Là, l’évêque Antonio Trivulzio, le clergé, la noblesse, les jurisconsultes, les médecins, en grand costume, vinrent prendre la nouvelle Reine et la conduisirent, sous un « baldaquin, » jusqu’au palais qu’elle devait occuper. Le reste de la noce s’égailla dans les maisons seigneuriales de la ville et des environs pour y passer la nuit. Le lendemain, après avoir dit adieu à sa mère à son frère qu’elle ne devait plus revoir et à sa belle-sœur, à Ludovic le More et à Béatrice d’Este, qui n’allaient pas plus avant que Côme, Bianca, suivie du reste du cortège, s’embarqua sur une galère frétée par les bourgeois de Torno, drapée de tapisseries et de verdure et maniée par quarante rameurs. Un bateau d’escorte pour recevoir les passagers, en cas de tempête, et toute une flottille de barques splendidement peintes et pavoisées l’accompagnaient.

Les voyages, comme tout le reste à cette époque, semblaient faits pour les peintres. Cela n’allait pas vite, cela n’était point sûr, cela n’était même pas confortable : c’était beau. Le moindre des touristes, aujourd’hui, fait à moins de frais sur les lacs d’Italie une randonnée plus facile, plus rapide et plus sûre : le plus grand n’en fait pas une si pittoresque. Les chroniqueurs disent, qu’à ce moment, un rayon de soleil, déchirant le réseau des nuages, toucha l’étendue plate et terne du lac, assoupi depuis plusieurs jours, sous un ciel orageux. Mais ce rayon ne devait pas durer. La traversée alla cependant assez bien jusqu’à Bellagio, situé à la fourche des deux lacs. Là, Bianca descendit et se logea chez un des familiers du More, )Marchesino Stanga, dans le palais tout battant neuf qu’il venait d’y faire construire, avec assez de goût, pouvons-nous supposer d’après l’exemple que nous avons, au Louvre, d’un autre de ses palais, celui de Crémone ; l’admirable porte.de pierre, ciselée, placée au rez-de-chaussée, à l’entrée de la salle Michel-Ange.

Le lendemain matin, l’amphitryon accompagna sa souveraine sur un bateau frété par les gens de Sala, le plus vite de tous les bateaux du lac. Malheureusement, à peine au large, un vent terrible s’éleva. Le coche d’eau se coucha sous la tempête. Tout menaça de sombrer. Sur ces lacs d’Italie, bordés de hautes montagnes, il semble que le vent n’ayant pas assez d’espace pour se déployer et tournoyant sans trouver une issue, sa fureur s’exaspère de la contrainte où elle est contenue et que l’orage en devienne plus redoutable. Le cortège avait perdu sa belle sérénité. Les hommes tâchaient de dissimuler leur peur sous une fort méchante humeur. Les dames pleuraient toutes leurs larmes et demandaient à Dieu miséricorde. Les bateliers ne savaient à quel saint se vouer. Seul, dans le désarroi universel et la rageuse tempête, le juriste Giasone del Mayno conservait ses esprits et s’en servait pour railler la peur des autres. Une autre cible, désignée à ses sarcasmes et aux malédictions de toute la noble compagnie, était le célèbre Ambrogio da Rosate, l’astrologue du More, qui, après de nombreux calculs et un assidu commerce avec les astres, avait désigné ce jour comme particulièrement propice à une traversée. Enfin, une partie de la flottille put toucher Bellano. Bianca y descendit avec tout son monde et se remit de ses premières émotions sur le flot agité de sa nouvelle vie. On peut croire que les humanistes, nombreux dans le cortège, se consolèrent en confrontant leurs impressions avec celles de leur cher Virgile et que les caecis undis et les gurgite vasto émaillèrent les descriptions abondantes qu’ils firent de la tempête à leurs auditeurs épouvantés. Le reste de la route devait être bien pire cependant et leurs peines ne faisaient que commencer.

Le 8 décembre, en effet, le cortège nuptial entra dans les montagnes pour gagner Innsbruck par le défilé du Stelvio. Un sentier de mulet, au milieu des neiges, des nuages et des précipices, se déroulant jusqu’à près de 3 000 mètres d’altitude : voilà toute la voie triomphale ouverte à la jeune mariée pour rejoindre son époux. Après les rues pavoisées de Milan, c’était dur. Mais pour monter sur le trône de César, par où, quand on a vingt ans, ne passerait-on pas ? Derrière les massifs glacés de la Bernina, de l’Ortler ,et toute la cohue de géants neigeux qui dominent la vallée du Trafoï, c’était l’exil, c’était le froid, c’était le côtoiement de l’abime ; mais c’était l’Empire ! Pendant seize mortelles journées de marche, où l’on risquait sa vie à chaque pas, où l’on voyait se raréfier, puis s’arrêter tout à fait et disparaître toute végétation, toute substance animée, il fallut recommencer l’effort. La jeune souveraine geignait de toute son âme. Brasca la réconfortait de son mieux, en lui jurant tous les matins, au moment de se remettre en selle, qu’on avait passé le plus difficile et que le chemin serait bien meilleur que la veille : — et il était pire ! Alors elle criait à la trahison !

Autour d’elle, on n’était pas plus brave. Il fallut égrener sur la route des dames d’honneur exténuées, notamment Madonna Michela, qui n’avait pu aller plus loin que Gravedona. Enfin, cahin-caha, fourbue, et sans doute affamée, traînant la longue file serpentante et cahotée de ses sommiers, bagages, sacs et coffres remplis de vaisselle, de lingerie et de toilettes, l’impériale noce descendit l’autre versant des Alpes Rhétiques et parvint à toucher, la veille de Noël, le fond du trou d’Innsbruck. La jolie ville groupée le long de l’Inn, un des rêves du tourisme contemporain, par les beaux jours d’été, était à ce moment le cercle glacé de Dante, pour qui venait de Lombardie. La vérité du dicton : « au Tyrol il y a neuf mois d’hiver et trois mois de froid, » allait s’imposer avec force. Enfin on arrivait, et Bianca se consolait sans doute de toutes ses peines en songeant que, dans cette ville et ce palais où tout était préparé pour la recevoir, elle allait trouver son mari.

Elle ne l’y trouva point. Il n’y était nullement venu et ne songeait nullement à y venir. Il avait bien d’autres soucis en tête que de faire la connaissance de sa femme. C’était une manière de grand homme que cet époux fallacieux, et même un homme de génie, si l’on veut, à la façon dont le fut plus tard Charles XII, c’est-à-dire inquiet, instable, paradoxal et prestigieux. Un soldat qui, d’ordinaire, perdait ses batailles ; un mari qui perdait ses femmes ; un poète qui n’achevait pas ses poèmes ; un diplomate qui s’embarrassait lui-même dans les fils savamment tendus pour prendre les autres ; un mécène qui manquait d’argent pour payer ses artistes ; un chevalier de la Table Ronde, « le dernier chevalier, » disait-on, mais qui, toujours aux prises avec des diètes, des assemblées, des conseils de notables et soumis à des votes, nous paraît tout aussi bien le précurseur de nos souverains parlementaires ; enfin un marieur intrépide et un héritier privilégié, quelque chose comme le légataire universel de l’Europe... Et, avec tout cela, une grande figure et qui devait laisser, presque achevée, une grande œuvre : l’hégémonie de la Maison d’Autriche, et passer à travers les rêves touffus d’Albert Dürer, comme le symbole du monde ancien cheminant vers l’avenir : — tel était Maximilien. Tel, du moins, il nous apparaît aujourd’hui. Penché sur la mosaïque multicolore et multiforme des États, des villes libres, des principautés, des évêchés, des duchés, des républiques, comme sur un puzzle prodigieux et cherchant à composer de ces éléments instables et hétéroclites, artistement, minutieusement, et malgré mille gêneurs, le tableau du Saint-Empire, selon un idéal qu’il portait en lui, — c’était l’homme d’un labeur immense et sans fin.

Mais était-ce, là, le mari rêvé par la jeune femme ? Ou même un mari tout simplement ? Son absence d’Innsbruck au moment où elle y arrivait, après tant de fatigues et de dangers, ne semblait pas d’un excellent augure. Au moins, s’il l’appelait auprès de lui ? Mais non, pas le moins du monde ! Pas plus qu’il ne songeait à venir à Innsbruck où elle était, il ne parlait de la faire venir à Vienne, où il se trouvait... A sa place, il mandait son familier et son mentor, Erasmo Brasca. A quoi tout cela pouvait-il tendre ? C’est la question que se posait le diplomate milanais en recevant cet ordre. Toutefois, il partit tout de suite. Il portait à l’Empereur une lettre autographe de sa souveraine, toute respectueuse et timide, et dont elle était satisfaite, semble-t-il, car elle en envoya copie à son oncle Ludovic le More, en se plaignant de l’absence de son époux. Cette lettre est extraordinaire. Qu’est-ce que, dans ses messages précédents, Maximilien avait bien pu lui dire, ou lui faire dire, pour que, délaissée autant qu’on peut l’être, elle lui écrivit ceci :


Sérénissime Roi et Seigneur mien,

Je me trouve en de telles obligations envers votre Majesté que je demeure stupéfaite de l’amour qu’elle me manifeste. Il ne me serait pas possible d’exprimer la joie qu’en ressent mon âme. Et parce que je ne suis pas capable d’en témoigner assez par écrit, je charge de me suppléer, de vive voix, messer Erasmo Brasca qui peut être cru de votre Majesté, à laquelle je me recommande.

Ex Hyspruch XXVI Deccmbris 1493. Majestatis Vestre Serva Bianca Maria manu propria.

Nanti de cette missive, Brasca parvint à Vienne le 13 janvier 1494, un peu inquiet. Si c’était de sa faveur personnelle et de son crédit à la Cour impériale, il fut tout de suite rassuré. Le Roi des Romains le combla d’honneurs, le fit sénateur, lui donna ses entrées dans tous les conseils de ses chambellans, — mais ne lui dit mot de la Reine. Avait-il oublié qu’il était marié ? Qu’il avait épousé Bianca Maria Sforza Visconti, sœur du duc de Milan et richement dotée, dans le dessein avoué de tirer race ? « Voire ?... » se dit Brasca et, délibérément, il entra en matière. Il représenta au souverain distrait et distant la solitude où se trouvait la jeune souveraine, la longue attente qui la consumait, la fausseté de la situation et « de peur que les malintentionnés ne se livrassent à des conjectures peu favorables sur la Reine et sur sa famille, » il le supplia de faire venir sa femme à Vienne, ou d’aller la retrouver à Innsbruck.

Maximilien l’écouta d’un air distrait : il songeait à des choses qui lui semblaient bien plus urgentes et de plus de conséquence : notamment aux palabres du More avec le Roi de France, aux menaces de Charles VIII pour l’Italie... Il sonda, là dessus, Brasca. Que manigançait donc son compère ? Le subtil Milanais para comme il put cette botte courtoise et revint à la charge. Il ajustait et fourbissait ses meilleurs arguments, mais il n’en eut que faire. Le Roi des Romains n’opposa aucune résistance. Il ne niait pas être marié, ni tenu à de certains devoirs. Il en avait d’autres plus pressants, voilà tout. Il répondit donc « que les recommandations n’étaient pas nécessaires, parce qu’il aimait très cordialement la Sérénissime Reine, comme nul marine pouvait aimer mieux sa très chère épouse, et que sur toute autre chose il désirait la voir ; seulement, telles étaient les occupations dans lesquelles il s’était trouvé jusqu’ici, qu’il lui avait été impossible de bouger et qu’ayant mené à bonne fin la plupart des affaires en cours, il pensait dans très peu de jours se libérer et arrivera Hispruch. »

Ce « peu de jours » devait vouloir dire deux mois et demi. Vainement, pendant tout l’hiver, la jeune épousée attendit-elle son mari. Ses courtisans, embarrassés et vaguement inquiets, pour tromper son attente, s’employaient de leur mieux à l’amuser par des spectacles. Pour cela, on lui offrit d’abord un brochet, — un brochet monstrueux et légendaire, servi en zeladia, c’est-à-dire dans un coulis de viande — et qui fit son entrée en grande pompe, au son des trompettes, comme un prince et entouré de figurines d’hommes et de femmes faites d’amandes grillées. C’était à son diner de noces du 29 décembre 1493. De la place d’honneur qu’elle occupait, sous un baldaquin de drap d’or cramoisi, recourbé en capuchon, Bianca vit défiler successivement sur les tables plus de victuailles que Gamache n’en offrit jamais à ses convives, ou que le docteur natif de Tirtéaféura, n’en défendit à Sancho Panca : des chapons, des poissons nageant dans une sauce de raifort, un cochon de lait bonifié par des raves en compote, encore des chapons, un cerf de gelée « noire, » deux lions et un porc-épic d’amandes grillées, d’autres chapons, avec des hachis de viande, un pâté, des lasagnes, des poulets, encore des chapons, des massepains et des sucreries, le tout arrosé de vins blancs et rouges est annoncé à son de trompettes, et terminé par un solo de soprano, chanté par une bossue et par des jeux.

Bianca n’était pas seule à jouir de ces blandices. Elle avait trouvé au palais un oncle de son mari, l’archiduc Sigismond, comte de Tyrol, avec sa jeune femme Catherine, qui était jeune et gaie, et elle se divertissait de son mieux avec ces deux princiers personnages, comme on pouvait se divertir à Innsbruck, au cœur de l’hiver, il y a quatre cents ans. On habillait et on déguisait à l’allemande les dames milanaises venues à la suite de la Reine : on faisait peindre, à la manière italienne, les portraits des seigneurs de la cour impériale, par Ambrogio de Prédis, le peintre présumé de notre portrait du Louvre, qu’on avait amené en Allemagne. L’échange et le mélange des élégances des deux cours enfantaient, peu à peu, cet aspect composite et fâcheusement opulent qu’on observe dans la plupart des portraits de princesses de cette époque et notamment dans celui de Bianca-Maria, peint quelques années plus tard, par Stigler. Et c’était encore là, quelques heures de gagnées...

Mais l’Empereur ne venait toujours pas... Les hyperboliques louanges dont les courtisans le gratifiaient auprès de sa femme ne la persuadaient peut-être pas entièrement de ses perfections quasi surnaturelles : toujours fallait-il lui reconnaître cette ressemblance avec la divinité qu’il restait invisible... Était-ce, là, seulement l’effet des circonstances ? On craignait que ce fût aussi celui d’une conspiration. Les magnats et autres seigneurs, qu’on savait furieux de la mésalliance de Maximilien, n’avaient pu empêcher le mariage. N’allaient-ils pas réussir à en empêcher, du moins, l’accomplissement et la naissance d’un héritier ?

Enfin, la promesse impériale s’accomplit. Notre profil du Louvre se trouva, pour la première fois, en présence du profil de Maximilien, tel que nous le voyons avec sa figure chevaline, son nez busqué, ses longs cheveux tombant en mille boucles et son lourd collier de la Toison d’or, dans le portrait fait par le même Ambrogio de Prédis et qui est à Vienne. Le 15 mars, Erasmo Brasca écrit à Ludovic le More, que, le 13, l’époux tant attendu est arrivé à Innsbruck et que, depuis ce jour, il a rempli tous ses devoirs. « Le Sérénissime Roi paraît ne s’occuper d’autre chose que de cajoler la Reine et continuellement il en fait la plus grande démonstration. » Joie au Castello de Milan, confusion chez les envieux, les jaloux et les adversaires !...

Quant au bonheur du ménage royal, toutes les hypothèses sont permises et même les moins optimistes peuvent être envisagées. Elles peuvent l’être, parce que la vie de Bianca, pour plus proche que fût maintenant son époux, parait être demeurée aussi loin de la sienne. On avait marié une dot avec un blason. L’une était versée, l’autre flamboyait de l’éclat le plus flatteur de l’Europe, avec celui du Roi de France. Le but du mariage était donc atteint et, après cela, les félicités sentimentales pouvaient sembler choses aussi futiles et surérogatoires que, dans la toilette de Bianca, les plumes de héron blanc qu’elle envoyait chercher, à grands frais, dans tous les pays du monde.

Pendant qu’elle se parait des plumes, son mari courait après la bête : les chasses de Maximilien sont célèbres. On en suit le détail dans les tapisseries de Van Orley. Ses quinze cents chiens couvraient d’un tapis mouvant le sol autour de lui, ses faucons obscurcissaient le ciel. Il y oubliait tellement sa femme, qu’il restait jusqu’à vingt jours absent, par monts et par vaux, à courir le sanglier, ou à guetter l’ours ou le chamois. Pécopin finissait bien par revenir auprès de Bauldour, et sans doute ne la trouvait-il pas notablement vieillie. Mais si vingt jours ne marquent pas sur les traits jusqu’à les rendre méconnaissables, peut-être suffisent-ils quelquefois à effacer dans l’âme une velléité de tendresse et de dévouement. Surtout dans une âme aussi molle que celle de Bianca, et aussi peu profonde. Au reste, c’était peut-être cette légèreté qui éloignait le Roi. On ne sait jamais bien, dans ces réactions sentimentales, ce qui est cause et ce qui est effet. De plus, Maximilien comparait sans cesse Bianca, de Milan, à sa première femme, manie assez fâcheuse chez un veuf, et s’il la trouvait bien aussi jolie que Marie de Bourgogne, il l’estimait fort inférieure en sagesse, et il le disait. Il est vrai qu’il ajoutait philosophiquement : « Elle se fera ! »

Au fond, les Milanais étaient bien un peu de son avis. C’est une singulière impératrice qu’ils lui avaient amenée, là. Elle avait des manies fort peu impériales, par exemple, celle de manger sur ses genoux, dans sa chambre, au lieu d’aller dîner avec l’apparat habituel des festins de cette époque. Il fallut que ses mentors, Brasca et Maffeo, lui fissent de respectueuses remontrances pour qu’elle se décidât à plus de morgue. Mais alors elle en avait trop, et une fois dans l’appartement du Roi, prenait un ton impérieux, qui contrastait fort avec son habituelle nonchalance. Surtout elle était gourmande, ou mieux gloutonne, d’une gloutonnerie satisfaite et irréfrénable, qui lui causait des indispositions fréquentes, alarmait ses médecins et faisait l’objet des rapports secrets des diplomates. Ce vice léger, mais apparent, ne rehaussait pas, aux yeux de la Cour, son prestige. Il le diminuait fort aux yeux de son mari, qui attribuait à son régime sa stérilité. Il lui reprochait aussi son trop de dépense, — reproche inattendu chez l’homme dont Machiavel a dit : « Il n’existe et n’a jamais existé, je crois, de prince plus dissipateur : c’est ce qui fait qu’il est toujours dans le besoin et que, quelle que soit la situation dans laquelle il se trouve, il n’a jamais assez d’argent. » Reproche inattendu, mais logique, car il souffrait d’autant plus du défaut de sa femme qu’il en était affligé lui-même, et qu’ainsi les exagérations de leurs deux caractères s’additionnaient, au lieu de se compenser.

Et Maximilien, lui-même, aurait eu grand besoin d’un pondérateur. S’il faut en croire Machiavel, c’était l’inconstance même. « Aujourd’hui, il veut une chose et ne la veut pas le lendemain. Il refuse de prendre les avis de personne et croit ce que chacun lui dit ; il désire ce qu’il ne peut avoir et se dégoûte de ce qu’il pourrait obtenir : de là, les résolutions contraires que je lui vois prendre à chaque instant, » dit le secrétaire florentin. Et il ajoute ce trait qui peint bien « l’homme aux grandes pensées, « plus philosophe que roi : « Dans ses audiences, il montre beaucoup d’affabilité, mais il ne veut les donner que lorsque cela lui convient. Il n’aime pas que les ambassadeurs viennent lui faire leur cour, à moins qu’il ne les fasse appeler près de lui. Il est extrêmement secret. Il vit dans une agitation continuelle de corps et d’esprit... » Quel partenaire pour la molle et sensuelle enfant que le portrait d’Ambrogio de Prédis nous révèle, et qu’un témoin taxe justement de noncuranza ! Quoi d’étonnant, si le mari prit l’habitude de ne voir sa femme que le soir, à l’heure du repos, et de passer toute la journée à ses occupations, loin d’elle !

Elle s’en consolait comme elle pouvait, avec ses toilettes, ses parfums, son confesseur et ses amies, — une surtout, qui l’avait suivie depuis Milan et qui ne la quittait guère, ni jour ni nuit, semble-t-il. C’était une certaine Violante Caimi, épouse d’un chambellan venu de Milan lui aussi, personne belle, bavarde, insidieuse, sans cesse occupée à nouer des intrigues et qui avait inspiré une tendresse sans bornes à sa jeune souveraine. Parfois, Maximilien avait la surprise d’entendre sa femme soupirer, pendant son sommeil : « Oh ! ma Violante ! » et la bonhomie de la réveiller pour lui dire : « Je ne suis pas Violante... » C’est qu’il tenait beaucoup moins de place, dans les préoccupations et dans la vie quotidienne de la Reine, que cette jolie et captivante amie : rien d’étonnant qu’il en tint moins dans ses rêves.

A tout moment, cette place excessive est dénoncée par les représentants, ou mieux, les espions du More. Un jour, Bianca, en veine de subite tendresse, voulut écrire à son oncle une lettre « de sa propre main, » mais voici que, tandis que le secrétaire s’éloignait pour préparer la minute, elle changea subitement d’idée, prétendit qu’elle avait mal à la tête et ordonna qu’on l’écrivit pour elle : elle la signerait seulement. « Ce changement n’a pu venir, selon moi, dit le secrétaire, que de Violante, qui était assise dans un cabinet avec Sa Majesté. »

Ceci encore peut se pardonner, et que sa femme n’écrivît pas assez souvent, ni de sa propre main, à son oncle, c’est ce dont Maximilien se consolait, sans doute, fort aisément. Mais il avait contre la favorite de plus graves griefs. Une fois que la ville de Cologne avait offert à Bianca, comme tribut du Rhin, 2 000 florins. Violante trouva le moyen de les lui faire dépenser en un seul jour. Ceci irrita davantage le maître qui, prodigue lui-même, entendait bien se réserver le monopole de la prodigalité. Enfin, il découvrit qu’elle intriguait avec l’ambassadeur de Naples, Girolamo Venti. Cette fois, c’était de la politique : il se fâcha tout de bon et interdit à sa femme de recevoir dorénavant le diplomate intrigant. Mais Violante était toujours là, et toujours si astucieuse et dominatrice que Brasca, tout net, le déclara : si l’on voulait mettre ordre aux choses de Sa Majesté, il fallait la chasser d’Allemagne avec son mari et « la Reine après huit jours n’y penserait plus, » — ce qui nous édifie sur la profondeur présumée de ses sentiments.

Privée de son amie, elle trouverait, pensait-il sans doute, des consolations dans la parure, la table ou la piété. De fait, elle accablait son oncle de requêtes somptuaires : elle voulait avoir des rangs de perles de la comtesse d’Imola, des parfums en poudre, des aigrettes de héron, qui lui étaient fournies par l’astrologue Ambrogio da Rosale, — auquel, enfin, elle avait trouvé un emploi judicieux, — une turchina, une toilette de brocart blanc, un offîcioletto, qu’on ne pouvait trouver ailleurs qu’à Milan, paraît-il. De même, un confesseur... L’Allemagne ne lui avait rien fourni, faut-il croire, de comparable à un certain Capucin, qui avait quitté son couvent de Saint-Ange, à Milan, pour venir voir sa sœur en Allemagne. Elle en avait fait son directeur de conscience. Elle ne voulait plus le laisser partir, tellement il lui agréait « pour sa consolation et son utilité, » et il la mit en « de telles voie et disposition meilleures qu’elle n’avait été depuis longtemps. »

On peut supposer, aussi, qu’en -outre de leurs mérites propres, ces bijoux, ces toilettes, ces parfums et ces personnes, même, avaient pour elle ce grand prestige qu’ils venaient de la Lombardie, du pays du soleil, des plaines fertiles et illimitées, des rendez-vous joyeux, des cortiles, des terrasses, de la musique, du langage mélodieux, des fleurs, — pays de son enfance, le plus fastueux et le plus élégant du monde entier, et que le monde entier, s’il fallait en croire le poète, reconnaissait pour tel.


Bel paese è Lombardia
Degno assai, ricco e galante...


chantaient les marchands du lointain et grand royaume de Soria, qui avaient traversé les mers pour venir voir ce que c’était :


Tanta fama è per il mondo
del gran vostro alto Milano
che solcando il mar profondo
siam venuti dal lontano
gran paese soriano
per vedere se cosi sia.
Bel paese è Lombardia


Quel contraste devait être Innsbruck, enfoui au creux des Alpes, avec ses tristes clochers et ses hautes tours perdus presque toute l’année dans la brume, sa montagne pesante et neigeuse, bouchant hermétiquement l’issue de ses rues, comme pour clore et rabattre le rêve, son peuple de gens parlant une langue barbare et emmitouflés dans d’énormes houppelandes, la nature et les mœurs ensevelissant sous un suaire de plomb tout ce qui, en Italie, s’épanouit et s’offre au soleil !

Et, pourtant, c’est sa bonne étoile qui l’avait conduite là. Innsbruck était un abri sûr, dans ces temps agités, tandis que Milan, exposé aux incursions étrangères, allait être dévasté par les orages. Bientôt, de ce pays enchanté qu’elle regrettait si fort, commencèrent d’arriver de mauvaises nouvelles qui, peu à peu, empirèrent jusqu’à la catastrophe. Ce fut, d’abord, la mort prématurée de son frère, le duc de Milan, Gian Galeazzo, qu’on prétendit avoir été empoisonné par leur oncle, le More. Il était simplement victime de sa gloutonnerie, comme elle devait, un jour, l’être elle-même, que le More avait tout intérêt à voir vivre. En eut-elle un très grand chagrin ? On ne sait. La lettre qu’elle écrivit, d’Anvers où elle était allée visiter ses nouveaux États, à son oncle, devenu duc de Milan, ne témoigne d’aucun sentiment bien vif. Elle lui fait son compliment du titre qu’il vient de s’octroyer, — malgré que ce fût au détriment de son petit-neveu à lui, son neveu à elle, — et l’assure qu’il trouvera toujours, chez elle, un appui auprès de Maximilien. En outre, elle lui glisse une prière qui, dans la situation où elle se trouvait, devenait une sorte d’ordre, en faveur des siens, sous cette forme compassée et un peu pharisaïque : « Et, bien que Nous estimions que ce n’est pas trop nécessaire, néanmoins Nous recommandons à Votre Excellence notre illustrissime ! mère, notre illustrissime frère et les enfants de l’illustrissime seigneur duc notre frère. »

C’était peut-être, là, une simple satisfaction donnée à la duchesse mère, Bona, qui, de l’exil où elle était retournée, adressait à sa fille des lettres gémissantes et indignées. Ces lettres, à la vérité, ne parvenaient pas toujours à la destinataire. Elles étaient parfois brûlées par les secrétaires, que le More avait prudemment interposés entre sa nièce et le monde extérieur. Mais, à la longue, Bianca finissait bien par savoir que tout n’allait pas pour le mieux entre son oncle et sa mère, et, dans la mesure où le lui permettait son indolence, elle tâchait d’y remédier.

La mort de son frère ne fut que le début d’une série de deuils ou d’alarmes. Les Français, descendus en Italie avec Charles VIII, à la requête du More, semblaient se retourner contre lui et mettre le duché en péril. Puis, arriva la nouvelle que la petite Bianca Giovanna Sforza épouse, à treize ans, du beau Galeazzo de San Séverine, venait de s’éteindre et, avec elle, la lumière et la joie de la cour ducale [2]. Peu après, la mort foudroyante de Béatrice d’Este achevait d’accabler l’ « Enfant de la Fortune, » jusque-là si insolemment heureux. « Nous sommes surtout très chagrins, lui écrivit à ce sujet Maximilien, de penser que vous, que nous aimons tant, vous aurez perdu en elle, non seulement une douce épouse, mais une compagne qui partageait, à un si haut degré avec vous, le fardeau du pouvoir et dissipait vos soucis et allégeait vos peines par sa présence. Quoi qu’elle fût du petit nombre des femmes dignes d’un perpétuel regret et d’un souvenir éternel — (Maximilien pensait assurément en écrivant ceci à sa première femme, Marie de Bourgogne, et l’on ne sait comment Bianca interpréta ce « petit nombre), — cette mort prématurée n’est pas un véritable malheur pour elle car, puisqu’il faut que tous nous mourions un jour, ceux-là sont plus favorisés qui meurent jeunes et qui, après avoir vécu une heureuse jeunesse, ignorent les calamités sans nombre de ce triste monde et les maux de la vieillesse. Votre femme, très favorisée du sort, a eu tout ce qui embellit la vie : aucun don du corps ou de l’esprit, aucun privilège de la beauté, ni de la naissance, ne lui ont manqué. Elle était, à tous les égards, digne d’être votre épouse et de régner sur le pays le plus florissant de l’Italie. Elle vous a laissé les plus aimables enfants, qui vous rappelleront les traits de leur mère disparue et seront la consolation de votre douleur présente, aussi bien que le soutien de vos vieux jours. Et lorsque le moment viendra pour vous de la rejoindre, vous pourrez leur léguer un trône paisible et l’éternel souvenir de votre nom… »

Rien n’était plus spécieux que cette consolation dernière, ni plus aventuré que cette prophétie. Car le More, sauvé une première fois des entreprises du Duc d’Orléans, lors de l’expédition de Charles VIII contre Naples, allait être menacé de nouveau par le même personnage, devenu Roi de France. La seconde expédition française en Italie, avec Milan, cette fois pour objectif et Louis XII pour auteur, le jeta bientôt dans des transes mortelles. Il se tourna vers Maximilien et vers sa nièce et appela au secours… « Je serais reconnaissant que vous fassiez en sorte que la Reine sérénissime me recommande à sa Majesté, car il est temps, maintenant, de témoigner l’amour quelle me porte ! » écrivait-il à son envoyé, à Innsbruck, le 7 août 1499.

Malgré toute sa noncuranza, Bianca ne pouvait s’empêcher d’éprouver le contraste heureux de sa destinée. La guerre et la révolution grondaient aux plaines lombardes, tandis que le Tyrol demeurait solide comme un roc : — le roc abrupt et giboyeux, qu’on voit remplir la fenêtre, au fond du portrait de Maximilien, par Stigler. Le More et Maximilien se ressemblaient en un point essentiel et c’était là, on peut le croire, la raison de leur sympathie mutuelle. Tous deux étaient des rêveurs et bâtisseurs de monuments chimériques, mais le premier bâtissait sa Babel sur le sable mouvant de l’opinion et des alliances italiennes, le second sur la terre ferme, alors, de la fidélité germanique. L’un ne s’appuyait que sur l’intrigue et l’argent, l’autre comptait pour se protéger sur le solide rempart de ses lansquenets. « À moi, les lansquenets !… « criait éperdument Ludovic le More. Sa nièce faisait de son mieux pour lui en envoyer, en échange des toilettes, des parfums et des plumes qu’elle recevait de Milan. Mais c’était plus difficile.

D’abord, si Maximilien possédait assez de troupes et assez bien en main pour n’avoir lui-même rien à craindre de ses ennemis, il avait tant d’états à défendre, que ses bataillons s’éparpillaient et s’évanouissaient indéfiniment à tous les horizons de son empire : il ne lui en restait jamais pour son allié. Ses « bonnes villes » lui fournissaient bien des hommes, mais pour fort peu de temps à la fois, en sorte que, grâce aux lenteurs du recrutement, la moitié des effectifs avait déjà quitté le camp, lorsque l’autre moitié venait rejoindre, — ce qui n’excitait pas peu la gaieté de Machiavel. Ainsi, le roi des Romains passait son temps à des concentrations imaginaires d’armées à demi fantômes, pour des expéditions mort-nées.

Pour en lever d’autres, il aurait fallu de l’argent et c’est ce dont il manquait le plus au monde. Les diètes lésinaient tellement avec lui, lorsqu’il réclamait des subsides, qu’il en était réduit parfois à engager non seulement les bijoux, les colliers de perles, mais jusqu’au linge de sa femme. D’ailleurs, il n’était jamais là : toutes les grâces persuasives qu’elle aurait pu déployer en faveur de son oncle demeuraient inopérantes avec un mari si fugace et si insaisissable. Elle ne pouvait guère s’adresser à lui que, comme à Dieu le Père, par des prières lointaines, humbles et monologuées.

Enfin, Maximilien était, de par la nature même de son esprit, la plus lente et la plus décevante des Providences. Ce n’est pas qu’il fut à court d’idées et de stratagèmes ! Comme le remarquait l’envoyé de Venise, il en avait d’admirables et pour faire face à toutes les situations : il n’en avait que trop ! A peine l’une d’elles recevait-elle son exécution, qu’il en trouvait une meilleure, laquelle remplaçait la première, et ainsi de suite, et toujours, si bien que le temps de l’action avait passé avant qu’il eût rien fait... Entre ces deux songe-creux, c’est une Catherine Sforza qu’il eût fallu, pour mettre de la décision et de l’ordre. Sa sœur ou demi-sœur, Bianca, en était tout à fait incapable et la ruine survint sans qu’on sût exactement pourquoi, quand, ni comment.

Les lansquenets de Maximilien enfin partis au secours de Milan étaient arrivés trop tard. Le More, battu par les Français, trahi par le gouverneur du Castello, fuyait avec une poignée de partisans dévoués. Il vint échouer à Innsbruck auprès de sa nièce. Rien de plus lamentable que l’émigration des Princes, les apparences d’une Cour, sans la force d’un État, l’hospitalité imprévue et forcée de l’Etranger, la requête d’un appui qui veut toujours dire invasion et dévastation de sa propre patrie, l’intrigue et la mauvaise humeur des conseillers qu’on n’a pas assez écoutés, des partisans devenus des juges, des courtisans mués en censeurs. Le More connut tout cela à la Cour de sa nièce et aussi les cabales des réfugiés Milanais contre lui. Les calomnies une fois déchaînées, rien ne les arrêta plus. On alla même jusqu’à prétendre que Bianca lui réclamait son trésor personnel, sauvé du naufrage, comme ayant été formé par son père et son frère à elle. Elle ne cessait, au contraire, de le soutenir. Il tenta une seconde fois la fortune des armes, repartit pour l’Italie avec le concours de Maximilien et ne revint plus. Son second règne n’avait duré que quatre-vingts jours. Après, ce fut la chute définitive, la reddition entre les mains des Français et la captivité au donjon de Loches. Bianca ne pouvait plus rien pour lui, qu’intercéder avec son mari auprès du roi de France, pour que les murs de la prison s’élargissent. Ils le firent avec suite, avec courage, avec obstination. Mais en vain. Le More mourut dans son cachot, entouré de tous les fantômes de sa vie heureuse et passée et peut-être de ses remords. Elle avait recueilli, du moins, les enfants du prisonnier, Massimiliano et Francesco. Elle les éleva et les garda près d’elle jusqu’à sa mort. Elle-même n’avait pas donné d’enfant à son mari. Ses deux jeunes cousins, exilés, lui tinrent donc lieu de famille.

Quant à l’Empereur, il était plus éloigné d’elle que jamais. Toujours par monts et par vaux, dans ses « bonnes villes, » ou dans ses camps, fondant des canons, prononçant des discours, équipant des lansquenets, fomentant des ligues, cherchant de l’argent, méditant des poèmes. Toujours prêt à se battre et à faire battre les gens, plus encore à les marier et par-dessus tout à en hériter, quand la chose semblait possible, le seul endroit où l’on fût à peu près sûr de ne pas le rencontrer, était son foyer conjugal. Les nouvelles qui y parvenaient étaient souvent glorieuses, souvent tragiques, jamais heureuses pour Bianca. Un jour, elle apprenait le mariage de sa belle-fille Marguerite avec Philibert le Beau duc de Savoie, fameux dans l’Histoire de l’Art par son tombeau, à Brou, puis les batailles de l’Empereur au Nord, pour recouvrer le duché de Gueldres, ou au Sud, en Bavière, et le succès de sa grosse artillerie à Kufstein. Ce n’était point, là, des événements à beaucoup divertir la Milanaise. En revanche, la nouvelle que son beau-fils, l’archiduc Philippe, était mort subitement et que la jeune veuve Jeanne était devenue folle ne pouvait qu’assombrir la Cour, à Innsbruck. Tout cela servait pourtant plus ou moins les projets de Maximilien, et coup sur coup, le bruit se répandait qu’il avait mis la main sur la régence du royaume d’Espagne et qu’enfin il était couronné Empereur, avec le consentement du Pape, à Trente, dans la vieille cathédrale, en grande cérémonie.

Voilà donc Bianca impératrice, en titre cette fois. Elle ne devait pas l’être longtemps. Sa vie approchait de son terme, abrégée par la mauvaise hygiène et les excès de table, que n’avaient cessé de dénoncer les médecins. Son mari ne s’en préoccupait guère : il avait à tirer vengeance de Venise et sa grande affaire, pour l’instant, était de faire passer le col du Brenner à sa grosse artillerie, pour la mener devant Padoue, où il devait rencontrer deux chevaliers selon son cœur : Bayard et La Palisse. Puis, il avait à se débattre devant la Diète d’Augsbourg, pour en tirer quelques subsides ou quelques troupes, qu’elle lui mesurait chichement. Toute l’Europe était intriguée et inquiète des évolutions de ce subtil mégalomane. Pendant ce temps, quelque part, dans un sombre palais d’Espagne, gémissait la veuve de son fils, Jeanne la Folle, et dans un autre pays, grandissait l’enfant prédestiné, le dernier aboutissement de ses rêves, qui devait s’appeler Charles-Quint. Que pouvait peser Bianca, elle qui n’avait même pas su lui donner un fils, en regard de ces lourdes besognes, de ce globe du monde à conquérir et de cet enfant dressé à le tenir dans sa petite main !

Il n’avait pas été là, lors de son arrivée en Allemagne ; il ne fut pas là, lors de son départ, — du suprême départ. Quand elle mourut, à Innsbruck, le 31 décembre 1510, il était à Fribourg-en-Brisgau, occupé à négocier ou à combattre avec toute l’Europe. La disparition de l’Italienne comptait peu. Elle laissait encore moins de vide qu’elle n’avait tenu de place. Il la pleura, cependant, en termes élogieux, mesurés, choisis, la fit pleurer par ordre et prétendit même que sa fille regrettât celle qui, pour elle, n’était qu’une belle-mère, ou en fit au moins le geste décent. Après quoi, il se remit au travail, au puzzle de sa vie dirions-nous aujourd’hui : le « remembrement » de l’Empire.

Au reste, si une vision féminine eut pu l’en distraire, c’eût été le souvenir de sa première femme, Marie de Bourgogne. Il n’avait jamais cessé de la regretter et de l’aimer. Elle avait été bien peu de temps sa compagne, mais la compagne de sa jeunesse, du temps où les années comptent double et où les couleurs dont s’illumine la vie sont d’inaltérables couleurs. Il l’avait épousée par pure politique, comme Bianca, mais il s’était trouvé que cette riche héritière d’un duché beau comme un royaume, possédait une âme ardente et fine comme une pierre précieuse et qui s’alliait à la sienne. Une gravure sur bois, du Roi Blanc, ce récit romanesque où il raconte sa propre vie, nous montre le couple royal assis dans un jardin. C’est le jardin clos du Roman de la Rose, celui que chante Hans Sachs, le poète qui devait bientôt prendre son essor à la Cour même du mystérieux empereur. Lui, Maximilien, est emmitouflé dans sa grande robe royale, et couronné de laurier. Elle, Marie, est coiffée du hennin en beaupré, avec des manches longues et étroites laissant pointer tout juste le bout des doigts. Et ces deux amoureux, parmi les fleurs, que font-ils ? Ils s’enseignent mutuellement leur langage maternel. Elle lui apprend le français : il lui apprend le vieil allemand. Et le paysage autour d’eux et la jeunesse du cœur en eux-mêmes leur fournissent les thèmes des mots à dire et à traduire, avec ceux aussi qu’aucune langue humaine n’a jamais su traduire, ni ne traduira jamais.

Ah ! ce n’est pas avec Bianca qu’il eût inventé pareil passe-temps ! Elle offre, avec Marie, sur tous les points, une complète antithèse. Pour en juger, il suffit de les voir toutes les deux, ressuscitées en bronze, debout, autour de son tombeau, sur le parvis de la cathédrale, à Innsbruck. Le visiteur, qui passe entre les deux haies de héros farouches et de dames parées, qui forment autour de l’Empereur cette « mesnie de la mort, » les reconnaît tout à coup. Elles ne sont pas ensemble : Marie de Bourgogne est d’un côté, près d’Elisabeth de Hongrie, Bianca Maria Sforza est de l’autre, entre Marguerite de France et Siegmund de Tyrol. En comparant ces deux figures, on a le sentiment qu’on a passé d’un siècle et d’une civilisation à l’autre. Elles sont contemporaines, pourtant, ou quasi contemporaines. Mais l’une est tournée vers le passé, l’autre vers l’avenir. Marie de Bourgogne porte encore le hennin et le touret de front du moyen âge. Bianca n’est coiffée que de ses cheveux, comme dans le portrait du Louvre, auxquels est seulement ajustée une sorte de couronne. Les « crevés » qui gonflent à ses épaules et aux coudes et les dessins de sa robe de brocart annoncent la Renaissance. La disposition des bijoux l’annonce aussi. C’est l’éphémère toilette d’un jour, qui est soigneusement reproduite, ici, en une matière éternelle, — témoin d’une société où les modes les plus futiles trouvaient un artiste pour les léguer à la postérité, sous une forme indestructible et sacrée et la double protection de l’Art et de la Mort.

Ces deux épouses successives et dissemblables de Maximilien, ce sont les deux aspects contradictoires de sa vie, et de son âme multiple et inquiète. La première, la fille de Charles le Téméraire, c’est le symbole d’un monde caduc, le monde particulariste, fondé sur la force du seigneur et de ses gens d’armes, cherchant à vivre et à conquérir sans se mélanger. La seconde, la nièce du More, c’est le symbole de la politique nouvelle, faite de concessions et d’alliances, la reconstruction des grands états, fondée sur la force encore, mais aussi sur des concessions mutuelles et des intérêts coalisés. L’un de ces deux mondes venait de s’effondrer à Granson et à Morat ; l’autre naissait à peine, à travers les ruines du moyen âge. Et lui, Maximilien, plongeant dans le monde ancien par toutes ses racines, tendait curieusement les bras vers les horizons illimités de l’avenir. C’est cette attitude à la Janus qui en fait, pour l’Histoire, une si mystérieuse et si troublante physionomie. :

Il est là, lui aussi, dans l’église d’Innsbruck, mais soulevé bien au-dessus de ses deux femmes par sa dignité suprême. Juché sur son tombeau vide, comme sur un trône, la tête coiffée de l’énorme diadème impérial qui porte, sur ses arceaux conjugués, le globe du monde et la Croix rédemptrice, absorbé dans une méditation séculaire et, — comme il convient à l’Empereur qu’il fut, au Pape qu’il eût voulu être, — seuil On n’a pas osé lui donner d’autres compagnes que les Vertus Cardinales. Si l’on évoque, à côté de ce fier cénotaphe, les paisibles figures de la Chartreuse de Pavie : Ludovic le More étendu, dans le repos éternel, auprès de la compagne de sa vie, Béatrice d’Este, on mesure la distance entre les deux races : le duc d’Autriche, empereur d’Allemagne, rattaché par toutes les chaînes de la tradition au monde féodal, solitaire dans la béatification de son pouvoir suprême et de son droit divin, — et le politique des temps nouveaux, fils de parvenu, philosophe de la Renaissance, vaguement orienté vers les conceptions égalitaires de l’humanité : ici le héros d’Albert Dürer, là-bas, l’ami de Léonard de Vinci.

Et, en même temps, on éprouve la ressemblance entre les deux hommes. Ressemblance sur un seul point, mais capital : le désenchantement du connu, la passion des idées nouvelles. Cet empereur d’Allemagne et ce duc de Milan, tous deux formés par les disciplines du XVe siècle, éprouvent les nostalgies de l’âme moderne au milieu d’une Europe encore troublée ou satisfaite par ce qui épouvantait ou ce qui émerveillait les foules au moyen âge. Il ne sont pas contemporains des esprits qui régnaient alors : ils sont contemporains des nôtres, avec leurs qualités et avec leurs faiblesses. Les dates, en psychologie historique, n’ont pas l’importance qu’on leur attribue. Ce qui importe, ce n’est pas l’époque où l’on a vécu : c’est celle où l’on aurait voulu vivre. Comme il y a, dans la même maison, des fenêtres exposées au couchant et d’autres exposées au levant, il y a, dans le même siècle, des âmes exposées au Passé et des âmes exposées à l’Avenir. Ludovic le More et Maximilien appartiennent à cette dernière famille, et, aussi, les artistes qu’ils aimaient et dont l’œuvre nous hante dès que nous parlons d’eux : les deux visionnaires de cette fin du XVe siècle et des premières années du XVIe, ces grandes âmes troublées et troublantes, où chaque génération qui passe croit voir se mirer un peu d’elle-même, de son désir et de son désenchantement : la beauté de la femme, la mainmise de l’homme sur les forces et sa connaissance des secrets de la nature et l’instinct de son néant, l’accès dans le domaine merveilleux de la science, et le recul indéfini de la connaissance parfaite, l’ivresse du Progrès et sa vanité devant le grand problème : — la Joconde et la Melancholia...

Quant à Bianca, il faut bien le dire, on n’y pense plus.. » On n’y pense plus du tout ! Ce n’est qu’une molle et inconsistante poupée, dont les hasards de la naissance et du siècle ont fait une impératrice du saint Empire romain. L’Histoire ne l’aperçoit, en regardant à la loupe, que parce qu’elle fut la nièce de Ludovic le More et la femme de Maximilien. C’est un pion entre les mains de ces deux grands joueurs d’échecs, — une « Dame » peut-être, — qu’ils glissent sur le damier de l’Europe, presque aussi inerte et inconsciente du jeu que l’on joue, que ses sœurs d’ébène ou d’ivoire. Une pièce historique, pourtant, parce que la partie où elle figura fut une partie mondiale et l’enjeu si gros que le gain en eut un infini retentissement. Grâce à elle, ou du moins grâce à son mariage, Ludovic le More fut duc de Milan et Maximilien plus riche et, partant, plus puissant empereur d’Allemagne. Son argent, sinon sa personne, l’aida un peu à faire ce qu’il fit.

Aujourd’hui, de toutes ces constructions savantes et hautaines, il ne reste rien. La chose fondée par Ludovic le More devait durer six ans, la chose fondée par Maximilien, quatre siècles ; l’une s’effondrer dans le donjon de Loches, l’autre dans le donjon de Saint-Germain. Au regard du passant, attentif seulement aux forces et aux projets de l’heure présente, ce sont, là, des ruines presque égales et le More fait, dans l’Histoire, une aussi grande figure que Maximilien. Plus grande, peut-être, aux imaginations contemporaines, d’autant que Léonard de Vinci dépasse Albert Dürer. Car ce sont ces faiseurs d’images qui personnifient à nos yeux ces fondateurs d’Empire et les sauvent de l’oubli. On ne prononce leurs noms quelquefois qu’à propos des portraits qu’ils ont commandés à ces maîtres ou des pages décoratives qu’ils leur ont dictées. Et les soldats du Nouveau Monde, dont le flot coule intarissablement dans les salles du Louvre nouvellement ouvertes, lèvent les yeux vers ce profil de femme et parfois l’admirent, un court instant, avec une curiosité amusée, sans se douter que c’est, là, une impératrice d’Allemagne, la première souveraine de l’Autriche, — un symbole du puissant Empire qu’ils sont venus détruire aujourd’hui.


ROBERT DE LA SIZERANNE.

  1. Voyez la Revue du 15 juillet.
  2. Sur Bianca Sforza, fille de Ludovic le More, voyez la Revue du 15 novembre 1918.