Un Nouveau profil de femme au Louvre - Bianca Maria Sforza/01

Un Nouveau profil de femme au Louvre - Bianca Maria Sforza
Revue des Deux Mondes6e période, tome 52 (p. 341-361).
LES MASQUES ET LES VISAGES [1]

UN NOUVEAU PROFIL DE FEMME
AU LOUVRE
BIANCA MARIA SFORZA

Il y est entré pendant la guerre, sans bruit, comme un revenant. On l’avait déjà vu, quelque part, ce profil de jeune femme au teint mat, découpé comme à l’emporte-pièce dans un tissu de couleurs claires et appliqué sur un fond noir, avec une illumination de perles suspendues et de pierres précieuses. Où cela ? Dans quelle fête ou réunion mondaine ?... On ne se rappelait plus bien... Mais, certainement, on s’était arrêté, déjà, devant elle et, déjà, l’on avait demandé : « Qui est-ce ? » Puis, un brouhaha d’événements et de cris avait emporté question et réponse. Des années avaient passé ; une génération nouvelle était apparue ; d’autres figures sans nombre, superposées, dans nos mémoires, à l’éphémère image du profil aux perles. Enfin, la grande catastrophe était venue, anesthésiant toutes les curiosités qui n’avaient pas pour objet le salut de la patrie. Et voici qu’après bien des années, dans le musée timidement entr’ouvert, la réapparition de ce petit masque oublié ramène en notre esprit le même désir de connaître, et nous nous demandons, à nouveau : « Y a-t-il une âme derrière ce visage, et laquelle ? »

Il s’agit d’un portrait, peint à la fin du XVe siècle, par Ambrogio de Prédis selon les uns, par Bernardino de’ Conti selon les autres, et représentant Bianca Maria Sforza Visconti, femme de l’empereur d’Allemagne Maximilien Ier, lequel portrait se trouve maintenant au Louvre, dans la salle consacrée à la collection Arconati Visconti, touchant la salle Thiers, sous le numéro 5. C’est un des meilleurs morceaux de cette collection si l’on se place au point de vue esthétique et, au point de vue historique, le plus suggestif.

Il est posé de profil gauche, coupant, sans aucune inflexion, avec l’air de regarder attentivement quelque chose en dehors du cadre : — tels les portraits de Béatrice d’Este, au Pitti ou à la Brera, de l’autre Bianca Sforza, à l’Ambrosienne, et de la plupart des Milanaises de cette époque. Le modèle a eu affaire à la même modiste et sort des mains de la même coiffeuse, comme on peut s’en assurer sans quitter le Louvre, si l’on regarde le buste de Béatrice d’Este, qui est au rez-de-chaussée, dans la salle dite de Michel-Ange, et la Belle Ferronnière , que les hasards de la guerre ont amenée dans une salle voisine. Les cheveux sont plaqués sur la figure comme un bonnet qui clôt exactement le visage, drapant les tempes, les oreilles, presque toute la tête, depuis le coin des sourcils jusqu’à la nuque blanche, qu’ils laissent nue, et là, subitement rassemblés, ils s’étranglent et tombent derrière le dos en un long boudin rigide, le cuazzone des Milanaises.

La seule particularité de cette coiffure est qu’elle est frisée et dentelée sur les bords, et que la mèche détachée de « petits cheveulx branslans doulcement à l’air qui pendent comme petites houpettes de bonne grâce, » selon le conseil de Pietro Bembo, en ses Asolani, n’est pas déroulée et ondoyante, comme d’ordinaire, mais projetée et rigide, telle une aigrette renversée. Le front est ceint d’un fil noir, formé par des perles de jais, qui fait le tour du crâne : c’est la lenza des Milanaises, que nous appelons « ferronnière. » Sur la tempe, à l’intersection de ce cercle équatorial et de la ligne descendante de la coiffe dorée, une applique de joyaux échelonnés dans l’ordre habituel : en haut, une petite pierre précieuse, sans doute un diamant ; au milieu, une grande pierre rouge, oblongue et plate, qui ressemble à. un rubis, et, au-dessous, une perle en forme de poire qui pend... D’autres perles, rondes celles-là, se suivent en un double collier, dont l’un clôt le cou et porte, sur la gorge, au bout d’un fil rigide un médaillon plat, où s’agglomèrent quatre petites croix, et l’autre glisse de la nuque aux seins et tombe dans le cadre. Entre ces deux cercles globuleux et limpides, on voit descendre encore une chaînette d’or, où sont suspendues trois perles poires, qui s’insinuent au-dessous du médaillon doré.

Tout cela s’enroule ou se déroule sur la peau nue, le corsage étant ouvert en carré jusqu’à l’épaule et bordé par de larges galons d’or, ou broderies de feuillage. Cette toilette est exactement celle des Milanaises de la belle époque : la fin du XVe siècle. C’est une camora largement décolletée devant et derrière, d’un vert bleu et probablement en velours. On voit clairement que la manche est indépendante du « corps » et d’une couleur tranchante, sans doute primitivement « cramoisi, » puis peu à peu devenu orangé rose. Le milieu, qui est le point le plus lumineux du tableau, a été peint en jaune citron, par l’artiste, pour exprimer la décoloration du ton local par la lumière. La manche est rattachée au « corps » par deux nœuds de soie noire aux bouts flottants, non sans laisser gonfler, tout autour de l’épaule, de larges crevés de linge, d’un blanc jauni. La couleur de tout cela n’est sans doute pas la couleur que le peintre a mise et que les contemporains ont vue. Une touffe de feuilles d’oranger, symbole de mariage, peinte sur le fond, est à peine perceptible. Le fond verdâtre ayant poussé au noir, la chair ambrée et rosée des joues, les lèvres décolorées, et le long cou flexible et pâle luisent en pleine ombre, sans éclairage externe visible, comme une lampe. La masse brune de la chevelure tranche trop avec la résille couleur de blé mûr, et avec le cuazzone d’un blanc sale et verdâtre qui tombe dans l’ombre, et, sur toute cette harmonie sourde, vibre mal l’accord plaqué du rubis rouge. Mais l’ensemble des rapports nouveaux produits par les mystérieuses évolutions des couleurs est encore assez plaisant.

Tel quel, ce profil avait déjà été visible, une première fois, sur l’autre rive de la Seine, à l’École des Beaux-Arts, lors de l’Exposition des portraits de femmes et d’enfants, qui eut lieu au printemps de 1897. Celait durant ces jours lumineux et tragiques, où, dans la sérénité d’un ciel pur et bleu, montèrent les fumées d’incendie du Bazar de la Charité. Quelques curieux du passé s’étaient arrêtés là devant ; mais les tapageuses splendeurs des peintres anglais, qui se manifestèrent, en coup de foudre, à cette même exposition : les Reynolds, les Lawrence, empêchèrent l’attention de se fixer sur cette peinture comparativement plate, mince et sèche. Les visiteurs, éblouis par la frimousse frisée de Lady Price et le bras nu pendant de mistress Cuthbert, passèrent vite devant le modeste profil tracé par Ambrogiode Prédis. Il n’est pas sûr que Winterhalter, lui-même, avec son Enfant au gros chien, n’ait pas davantage arrêté la foule... Et le portrait de Bianca Maria Sforza, rentré dans l’ombre d’une collection privée, demeura enveloppé de tout le prestige d’un mystère qui n’a pas été pénétré.

Ce n’est pas l’identité du modèle qui est mystérieuse, ni son histoire officielle. Elle est attestée par le plus probant des documents : une médaille du cabinet impérial de Vienne, où l’on voit se profiter les deux têtes superposées de l’empereur Maximilien et de Bianca Maria Sforza, son épouse, avec cette inscription : Maximilianus ro. rex. et. bianca. M. coniges. IV ; l’angle facial de la femme y est sensiblement le même que dans notre portrait. L’identité est corroborée par toutes les autres effigies qu’on a d’elle : un dessin de l’Académie de Venise, où elle est figurée, toujours de profil, sur la même feuille que l’empereur Maximilien ; un portrait restauré du musée de Vienne, où l’on voit ce que serait notre figure du Louvre, posée de trois quarts ; un portrait tout emperlé de la collection Widener, attribué à Ambrogio de Prédis et le portrait de trois quarts peint en Allemagne, par Strigel, plus impératrice que jamais, parée comme une chasse et devenue allemande à plaisir, sans parler de sa statue en bronze, qui est à Innsbruck. Partout, on reconnaît le profil moutonnier tracé ici. Le témoignage des contemporains vient encore confirmer cette apparence : « D’expression très douce, d’une taille élancée, le visage beau et bien formé, très agréable en tous ses autres traits physiques et bien proportionnée, mais grêle, » dit d’elle le peintre Lomazzo, qui écrivait au XVIe siècle. Était-elle vraiment jolie ? C’est douteux. Il est vrai, qu’emporté par son lyrisme et aussi par le désir de reconnaître les faveurs du More, le poète toscan Bellincioni, hôte des Sforza, et mauvaise langue s’il en fut, écrivait d’elle :


Bianca di perle, e bella più che ‘l sole
Dell’ ingegno del padre in se raccolse
E la bellezza da la madre tolse
Che ‘l volto ha di rubin, rose e viole.


Mais nous ne sommes pas tenus de le croire. Notre portrait du Louvre rend très suffisamment justice à son charme, tel qu’il ressort du témoignage de Lomazzo. Nous sommes donc, sans nul doute possible, en présence de Bianca Maria, fille de Galeazzo Maria Sforza, duc de Milan, et de Bona de Savoie, née en 1472, et devenue, par son mariage, impératrice d’Allemagne.


I. — A MILAN

Maintenant, quelle femme était-ce ? Regardons-la. Elle reproduit exactement le type « triangulaire court, » que les théoriciens du système planétaire placent sous l’invocation de Vénus et la Lune. Quel que soit le nom, dont la fantaisie d’une science conjecturale veuille la décorer, elle en reproduit tous les caractères : un esprit borné, une nature très sensuelle, timide, molle, flottante, une algue ondoyante au gré des remous de la mer, dans le milieu agité où elle est obligée de vivre, bonne dans la mesure où l’on peut être bon sans comprendre le malheur des autres, dévouée jusqu’au point où le dévouement cesse d’être une simple condescendance et devient un effort, probablement familière et sans morgue : — telle est la définition qu’en donneraient, à première vue, les physionomistes.

Sa vie dément-elle ce diagnostic ? Et va-t-elle nous révéler une personnalité beaucoup plus accusée que ce portrait ? Pour le savoir, regardons-la vivre. Née en 1472, dans l’immense Castello de Milan, Bianca Maria était la fille du duc Galeazzo Maria Sforza, dont nous voyons ici près le museau pointu, fort semblable à celui de son frère Ludovic le More, finement sculpté dans un médaillon, ou Tondo de pierre, qui est dans cette salle Arconati Visconti, au-dessus du haut buffet attribué à Hugues Sambin, avec l’inscription : G. M. S. F. D. M. Quintus, c’est-à-dire Galeazzo Maria Sforza cinquième duc de Milan. Sa famille était fort nombreuse. Rarement petite fille fut plus amplement, pourvue d’oncles et de tantes. On n’en finirait pas de les dénombrer, son père ayant cinq frères légitimes, parmi lesquels le fameux Ludovic le More, et plusieurs frères naturels, dont on fit des évêques ou des protonotaires ; plus, trois sœurs légitimes et une foule d’illégitimes, dont on fit parfois des nonnes. En sorte que, pour l’enfant, lorsqu’on parlait de ses oncles et tantes, le terme « vie religieuse » était presque synonyme de bâtardise.

Avec des ascendants aussi nombreux, elle ne pouvait manquer de compagnons de jeu. D’ailleurs, elle avait deux frères légitimes, Gian Galeazzo, le futur duc de Milan, et Ermès, et une petite sœur, Anna, celle qui devait, avant Lucrèce Borgia, être l’épouse d’Alfonso d’Edte. Puis elle possédait beaucoup de sœurs illégitimes, entr’autres, l’héroïne de la famille, la fameuse Catherine Sforza. La plupart de ces personnages, grands ou petits, vivaient au Castello, dans la Corte ducale, entourés d’un peuple de serviteurs, de gardes et de chambellans, avec un luxe inouï alors en Europe [2]. Ce furent des jours lumineux que ceux de cette première enfance, sous le beau ciel de Lombardie, mais où éclatèrent parfois des coups de foudre.

Son premier souvenir, — elle avait quatre ans et demi, — était tragique. C’était le lendemain de Noël, l’an 1476, jour de saint Etienne. Il faisait très froid ce matin-là : une neige épaisse couvrait les rues, le verglas rendait les chevauchées difficiles. Pourtant, on entendait un grand remue-ménage de cavalerie dans les cours du Castello : son père se disposait à sortir, avec une suite nombreuse de courtisans et d’ambassadeurs, pour aller entendre la messe à San Stefano, selon son habitude, à cette fête. Mais on tâchait de l’en dissuader à cause du mauvais état de la route et aussi, peut-être, parce qu’on avait des pressentiments. Quelque chose de redoutable se nouait dans l’ombre. Quelques jours auparavant, comme le Duc cheminait dans Milan, trois corbeaux avaient obstinément plané au-dessus de sa tête. On n’avait pu parvenir à les chasser. Puis, une comète était apparue, sur laquelle on ne comptait pas. La Duchesse venait de rêver de malheurs... Qu’est-ce que tout cela pouvait présager ? Rien de bon sans doute ; mais le Duc ne s’en alarmait pas. Les prophéties, les avertissements sinistres accompagnent les rois de leur naissance à leur mort : ils n’oseraient faire un pas s’ils s’embarrassaient dans l’écheveau des rêves… Quel danger pouvait-il y avoir à s’en aller entendre la messe à San Stefano ? Galeazzo Maria n’en voyait guère, pour sa part. Il avait coutume, quand il sortait, de porter, dissimulée sous sa zornea, ou pourpoint, une cuirasse ou une cotte de mailles. Vous en verrez le bord, dépassant le col de son vêtement, si vous regardez attentivement, ici même, son médaillon de pierre. Or, ce jour-là, comme on lui présentait cette cuirasse, il la refusa, ne voulant pas, dit-il, « paraître trop gros. » Pourtant, il avait envoyé chercher ses deux petits garçons, Gian Galeazzo et Ermès, et les avait longuement embrassés. Puis il était parti pour San Stefano.

La petite Bianca Maria avait-elle aussi été appelé » à cet adieu ? L’histoire ne le dit pas. Peut-être le père ne s’était-il pas préoccupé d’elle. En tout cas, elle ne devait pas le revoir. Au moment d’entrer dans l’église, un remous se fit dans la foule très dense, et avant qu’on eut pu voir même se dessiner un geste, le duc tomba, baignant dans son sang, tandis qu’un more de sa suite se ruait sur un des hommes qui l’avaient frappé et l’égorgeait, sans s’expliquer davantage. Conspiration politique, ou vengeance personnelle, le meurtre ne réussit guère à ceux qui l’avaient perpétré, mais la paix lombarde — et même européenne — était pour longtemps compromise. Ce fut le mot du Pape Sixte IV, en apprenant la catastrophe, et il ne devait que trop se réaliser.

Un autre souvenir d’enfance, qui devait avoir marqué dans la mémoire de Bianca, était la venue au palais de son oncle Ludovic le More, parce que cette venue, ou plutôt ce retour, avait tout changé autour d’elle, les lieux et les visages. Un beau jour de novembre 1480, elle avait alors huit ans, on l’avait séparée de sa mère, emmenée avec ses frères Gian Galeazzo et Ermès, de la Corte ducale, où elle avait vécu jusque-là, chez son oncle, à la Rocchetta. C’était tout auprès, à quelques pas et dans l’enceinte du même Castello, mais c’était d’autres appartements et parmi d’autres figures, où régnait en maître Lodovico Maria Sforza, duc de Bari : le More Sa mère venait bien la voir de temps en temps, mais de moins en moins souvent, — et puis elle finit par ne plus venir du tout, étant retournée en Savoie, qui était son pays natal. La petite voyait donc à la fois tomber du ciel un oncle inconnu et partir sa mère pour des pays sauvages. Qu’est-ce que cela voulait dire et pouvait bien présager ?

C’était simplement le dernier acte d’une tragi-comédie, où la duchesse régente, Bona, avait perdu la tête et où son premier ministre avait laissé la sienne. La petite Bianca n’y avait joué aucun rôle, sa destinée n’en devait nullement être modifiée. Si elle s’en apercevait, c’était seulement pour les changements apportés dans son entourage. Voici ce qui était arrivé. Son père, en mourant, avait laissé quantité de frères, qu’on ne voyait plus au Castello, depuis sa fin tragique, parce qu’ils étaient mal avec le premier ministre, l’homme qui, sous le nom de la duchesse régente, et du jeune prince héritier Gian Galeazzo, gouvernait l’Etat : Cico Simonetta, délié politique et vieux serviteur des Sforza, et, s’il faut en croire un document des Missive ducali, caricaturiste à ses heures. Ce Cico Simonetta gérait fort bien les affaires de l’Etat, mais à condition de tenir éloignée toute la famille Sforza et de mater les seigneurs lombards. Il amassait donc sur sa tête les haines des grandes familles de Milan : les Pusterla, les Landriano, les Borromeo et autres. Longtemps, il put les narguer et narguer aussi tous les frères du défunt duc, même le duc de Bari (le More) parce qu’il tenait sous son influence la duchesse régente.

Mais le jour vint, où cette dame pieuse, sotte et mûre et « qui estoit de petit sens, » dit Commynes, s’avisa de tomber amoureuse « d’un jeune homme qui tranchait devant elle, natif de Ferrare, de petite lignée. » C’était un simple valet de chambre du feu duc, qui s’appelait Antonio Tassino. Bientôt, il ne fut bruit, à la Cour et à la ville, que de cette passion. Comme elle prêtait à rire, le vieux Simonetta en fit la remarque à sa souveraine et la gourmanda sur son peu de dignité ducale. De ce jour, il fut perdu. Toute une vie de labeur au service des Sforza ne pesa rien en regard des longues boucles et des beaux yeux du jeune écuyer tranchant. Le More, qui rôdait autour des états de son neveu, sut la chose, perdit toute vergogne, noua des intelligences avec le « maître de l’heure » et s’en vint secrètement à Milan et jusqu’au Castello, dont une porte dérobée, une porte du jardin, lui fut ouverte. Il était dans la place, et réconcilié avec sa belle-sœur, avant que le ministre tout-puissant en eût vent.

Quand Cico Simonetta connut enfin l’aventure, il ne put que gémir, « Prenez garde, dit-il à sa souveraine, j’y laisserai ma tête et vous, avant longtemps, vous perdrez votre trône ! » Vaines paroles aux oreilles d’une veuve enamourée ! Ce que le beau Tassino voulait, elle ne savait plus ne le pas vouloir. Et puis le More était un rude partenaire. Il joua un jeu fort serré. En peu de temps, il fit d’abord arrêter et exiler Cico Simonetta, décapiter ensuite. Puis l’écuyer Tassino ne pouvant plus lui servir de rien, il le renvoya honteusement à Ferrare, d’où il était venu. Bientôt après, il enlevait à la duchesse ses enfants pour les garder avec lui, dans la Rocchetta, le « réduit, » où il s’était établi. Quant à elle, privée de son autorité, privée de ses enfants, privée enfin de son amant, elle prit le parti de retourner en Savoie. Mais elle fut arrêtée par les soins de son beau-frère à Abbiategrasso, et retenue dans une demi-captivité, d’où elle poussait de hauts cris, mal entendus par l’Europe et encore moins écoutés.

Toutefois, quelques années après, la jeune Bianca devait voir revenir sa mère. Ce fut à l’occasion de son mariage, événement qui survint un jour, pour de vrai, après avoir été maintes fois un espoir fallacieux. Ce n’est pas qu’elle manquât de prétendants. A deux ans, elle était déjà recherchée, en justes noces, par Philibert Ier duc de Savoie, de sept ans plus âgé qu’elle. La duchesse de Milan, Bona, promettait 100 000 ducats de dot quand le jeune prince épouserait sa fille, c’est-à-dire quand elle aurait douze ans accomplis et lui, dix-neuf. Mais le fiancé mourut le 22 avril 1482. Elle n’avait que dix ans. Elle pouvait se refaire une existence. Deux ans après, derechef, on parla de la marier au duc Albert de Bavière, dit le Sage, un des hommes casqués et tout en fer, qui se tiennent debout, la visière levée, à Innsbruck, autour du tombeau de Maximilien. Mais cet Albert le Sage fut trop sage, en effet, pour épouser cette enfant.

On lui offrit ensuite le comte d’Humad, fils naturel de Mathias Corvin, le roi de Hongrie. Elle avait alors quinze ans. Cette fois, c’était sérieux. Elle apportait 100 000 francs en or et 50 000 en choses précieuses, in jocalibus, disent les mémoires du temps. En 1489, tout était réglé : elle se disposait à partir, en grand apparat, pour aller trouver son mari, avec une suite de six cents personnes. On se préparait à costumer tout ce monde en « habits longs, » parce que les gens de Hongrie abominaient « ces habits courts qu’on porte ici, » dit un contemporain. Il y avait, là, des gentilshommes, des évêques, des protonotaires et des dames, entr’autres quattro matrone di gravità, un cortège à éblouir l’Europe et à répandre bien loin aux pays « estranges » le renom du duc de Milan. Pourtant on ne partit pas... Pourquoi ce projet avorta-t-il ? On ne le sait pas. On sait seulement que les prétentions de la jeune fille grandissaient à mesure que les prétendants s’évanouissaient à l’horizon. Un duc de Savoie mort, c’était un roi futur qu’on avait en vue, du moins, un prince qu’on croyait assuré de régner. Le roi défaillant, ce fut un empereur. Toujours dans des pays de montagnes, et caché par des montagnes de plus en plus hautes. Cela faisait l’effet d’une ascension.

Par delà, en effet, le cirque des monts chenus qui bornent le monde derrière les belles têtes pensives des femmes de Léonard de Vinci, au delà des lacs plats et clairs, là où s’enfoncent les chemins recourbés en S, qui enlacent de leurs replis la base des pyramides bleues, au pays des lansquenets et des reïtres, vivait un prince rempli d’immenses espérances — les espérances de Charlemagne, — mais atteint d’une incurable maladie, que ses contemporains appelaient, de l’autre côté des Alpes, mancamento del dinaro et de ce côté-ci, « impécuniosité. » — « Grand lansquenet qui estoit le plus pauvre Prince d’Allemagne, » dit un témoin, parce que, explique Commynes, « son père était le plus parfaitement chiche homme, prince que aultre, qui ayt esté de notre temps. » — Au reste, un des plus beaux cavaliers et des plus braves, le plus savant en armes et en lettres, le plus affable et le plus fertile en grandes pensées qu’on put voir. Il possédait les charmes subtils des enchanteurs, le savait et s’en servait pour dessiner, dans les imaginations des hommes, un Empire comme on n’en aurait jamais vu depuis sept siècles. Pour l’appeler par son nom, c’était le duc d’Autriche, Maximilien de Habsbourg, fils de l’empereur Frédéric et déjà roi des Romains, c’est-à-dire empereur en expectative.

Tous ces titres ne l’empêchaient pas de poursuivre un riche mariage, fût-ce au prix d’une mésalliance. Il n’en était pas à son coup d’essai. Il en avait déjà fait un assez opulent. Quand on se promène dans le palais des ducs de Bourgogne, à Dijon, ou dans les vignobles de Beaune, si l’on tâte du pied la terre et de la main le marbre, le bronze ou l’or, on éprouve jusqu’où le flot de son ambition aurait pu venir et ce qu’il aurait pu submerger. Car la femme qu’il avait épousée, en premières noces, n’était autre que Marie de Bourgogne, fille et unique héritière de Charles le Téméraire. Il n’avait eu qu’à s’en louer. Elle « estoit très honneste dame et liberalle et bien voulue de ses subjectz et luy portaient plus de révérence et de craincte que au mary. Elle aymait fort son mary et estoit de bonne renommée, » dit Commynes. Mais il l’avait perdue, après cinq ans de mariage, et il avait perdu aussi le plus clair de son héritage. Il y avait déjà onze ans de cela et, depuis lors, il méditait un fructueux établissement.

La Bretagne lui aurait convenu assez et, pour y régner, il avait épousé, par procuration, la duchesse Anne. Celle-ci avait même déjà pris le titre de Reine des Romains, lorsque Charles VIII, sur cet échiquier bizarre qu’était la politique au XVe siècle, réussit à la souffler au futur empereur et en fit sa femme. D’où, brouille mortelle avec la France. Maximilien se retourna donc assez volontiers vers la fille du duc de Milan, la nièce du More, c’est-à-dire notre Bianca Maria Sforza. Elle n’apportait point de terre, mais de l’or : 300 000 ducats en dot proprement dite, et 100 000 de plus, secrètement, pour assurer à son oncle l’éventuelle investiture du duché de Milan. N’était-ce pas bien cher payer un titre chimérique et une aide plus chimérique encore, quand on songe à toutes les montagnes que les lansquenets de Maximilien devraient traverser, s’il leur fallait jamais venir au secours du nouvel oncle de leur roi ? C’est ce que la suite apprendrait sans doute.

En attendant, à la fin de l’année 1493, Milan était tout à la joie d’avoir enfanté une impératrice. On méprisait maintenant les princes et les rois, dont on avait, depuis vingt ans, rêvé de faire des gendres. L’imagination des poètes évoquait les plus grands princes de la Chrétienté, les dépeignait offrant successivement leurs filles à Maximilien, con gran tesoro e infinite promesse, mais le Roi des Romains,


Lascando gli altri sconsolati in doglie
Madonna Biancha tolse fer sua moglie.


Naturellement, il ne l’avait jamais vue : l’histoire ne dit même pas qu’il eût, quand il l’épousa, quelque idée de sa figure, comme nous qui connaissons, du moins, son portrait, et il ne devait pas la voir de sitôt. Telles étaient les inclinations royales de ce temps. Le mariage se célébrait fort bien sans le fiancé. A sa place, on vit arriver, à Milan, le 6 novembre, ses ambassadeurs, Gaspar Melchiorre, évêque de Brixen, et Giovanni Bontempo. Ils furent reçus en grande pompe à l’entrée de la porte orientale, à peu près comme l’eût été l’empereur lui-même, par le jeune duc, Gian Galeazzo, par son frère Ermès et par leur oncle Ludovic le More. Et le dernier jour du mois, c’est-à-dire le 30 novembre, fête de saint André apôtre, eurent lieu les noces les plus somptueuses que l’Italie de la Renaissance se fût offertes jusque-là.

On avait mis, sous un arc de triomphe, la maquette de la colossale statue équestre de Francesco Sforza, par Léonard de Vinci. Les rues menant du Castello au Dôme, lequel commençait à s’élever dans les airs, étaient pavoisées de tapisseries, de tentes, de drapeaux, et de guirlandes de lierre, toutes les fenêtres garnies de têtes curieuses. Partout, l’on voyait étalées, variées et répétées à profusion, les armes des deux époux : l’aigle allemande déployant, en un double éventail, ses ailes déchiquetées en lanières, et la vipera ou le biscione des Sforza, hérité des Visconti, c’est-à-dire ce gros serpent, à tête de dragon, se tortillant en serpent de paroisse et engloutissant un enfant, que vous verrez dans cette même salle, au Louvre, si vous vous retournez vers la paroi opposée au portrait de Bianca.

Il est là, figuré en un bas-relief de terre cuite peinte, sous le n° 30, avec un casque ducal emplumé d’un magnifique cimier. Quoique ce ne fût pas précisément le symbole des Sforza, qui en avaient une foule d’autres, mieux appropriés à leur caractère, c’était celui dont ils se targuaient le plus volontiers et qu’ils mettaient le plus en évidence, surtout quand il s’agissait de s’apparier aux dynasties anciennes. C’étaient les armes adoptées par Ottone Visconti, au temps de la première croisade, en souvenir d’un combat contre un Sarrasin, lequel portait sur son bouclier cette image d’un gros serpent, un boa, faudrait-il dire, engloutissant un enfant. Les fleurs de lys d’or sur fond bleu, qu’on voit au même bas-relief, ont été ajoutées à ces armoiries par Gian Galeazzo Visconti, à cause de sa parenté avec la maison de France, ou bien de son alliance avec Charles VI.

Tout cela rehaussait, à leurs propres yeux, les Sforza. Ils en avaient besoin, s’il faut en croire Commynes. Car, dit-il, « le mariage a fort despleu aux princes de l’Empire et à plusieurs amys dudit roy des Romains, pour n’estre de maison si noble comme il leur semblait qu’il luy appartenoit ; car du cousté des Viscontes (dont s’appellent ceulx qui règnent à Milan), — l’auteur veut dire les Visconti prédécesseurs des Sforza, — y a poy noblesse et moins du coslé Sphorce, dont estoit filz le duc Francisque de Milan, car il estoit filz d’ung cordonnier d’une petite ville appelée Contignolles (Colignola). » Aussi, peut-on croire que dans leur frénésie à se rattacher aux Visconti, les Sforza firent flotter ce serpent dévorateur au-dessus de la tête de Bianca, presque à chaque pas qu’elle fit dans la ville.

La fête fut très belle et le cortège fort bien ordonné. Bianca était accompagnée de sa belle-sœur la duchesse de Milan, Isabelle d’Aragon, et de sa jeune tante Béatrice d’Este. Elle passa sur un char triomphal, traînée par quatre chevaux blancs, entourée de chevaliers, parmi lesquels le beau Galeazzo de San Severino, le futur grand écuyer de France, et pour le moment chef suprême des armées ducales, et les ambassadeurs de tous les pays connus alors, y compris la Russie. Aux fenêtres pendaient des tapisseries, telles que, dit un poète :


<poem>Non han Barbari, Fiandra e la Turchia.


L’archevêque de Milan, Arcimboldi, chanta la messe solennelle et couronna Bianca. Son oncle, le More, était aux anges et sa mère, Bona, oubliant tous ses maux passés, pleurait de bonheur. Le peuple ne fut pas moins transporté. On dansa dans les rues, on jouta ; la nuit, il y eut tant de flammes et de lumières, qu’on eût dit qu’un incendie dévorait la ville. Bref, ce fut un mariage incomparable et unique dans les fastes de la ville, où il ne manqua que le marié. La populace fut peut-être bien un peu déçue de ne pas voir défiler un Empereur, mais on lui montra, pour la dédommager, un crocodile, arrivé récemment, ce qui n’était pas une moindre nouveauté pour elle, ni une plus mince attraction.

Au reste, si nous voulons nous représenter cette cérémonie européenne et quasi mondiale, tout entière déroulée autour de notre profil du Louvre, lisons cette lettre adressée par Béatrice d’Este, peu de jours après, à sa sœur Isabelle, la fameuse marquise de Mantoue :

« Très Illustre Dame et très chère sœur,

« Je vous ai dit il y a quelque temps, que je vous raconterais en détail la triomphante cérémonie qui a eu lieu à Milan, pour le mariage de la sérénissime reine des Romains et j’ai certainement donné ordre au secrétaire de vous envoyer ce compte rendu. Mais puisque vous m’écrivez qu’il ne vous est jamais parvenu, la faute doit en être imputée au secrétaire et vous devez m’excuser pour cette apparente négligence.

« Le dernier jour du mois passé, le mariage a eu lieu et, en prévision de cette solennité, un portique, a été élevé devant l’église principale de la cité de Milan, avec des colonnes de chaque côté, soutenant un dais violet brodé de colombes. A l’intérieur de l’église, les bas-côtés étaient tendus de brocart jusqu’au chœur, devant lequel on avait élevé un arc de triomphe sur des piliers massifs. Celui-ci était entièrement peint et on y voyait au milieu une figure du duc Francesco à cheval, vêtu de la robe ducale, et, au-dessus, les armes ducales et celles du roi des Romains. Cet arc de triomphe était de forme carrée et orné de tableaux représentant des solennités antiques. Les insignes impériaux et les armes de mon mari étaient placés sur le côté, en face du maitre-autel. Au delà de cet arc, s’élevaient des marches qui conduisaient à une grande estrade élevée devant le maître-autel. A gauche, était une petite tribune, tendue de brocart d’or, où l’on chanta l’Evangile, et à droite, une autre ornée de brocart d’argent, et derrière ces tribunes étaient des sièges rangés avec ordre et drapés pour les conseillers et autres vassaux et les gentilshommes. Aux deux bouts du chœur étaient deux plates-formes élevées, l’une pour les chanteurs, l’autre pour les trompettes et, entre les deux, siégeaient les docteurs en droit et en médecine avec leurs barrettes et leurs manteaux bordés de fourrure, chacun placé selon son rang. L’autel, lui-même, était somptueusement orné des vases d’argent et des images de saints que vous avez vus à la Rocchetta, quand vous êtes venue à Milan.

« La rue conduisant au Dôme était magnifiquement décorée. Les colonnes enguirlandées de lierre se succédaient sur tout le parcours, depuis les remparts du Gastello jusqu’au bout de la place et, entre les colonnes, des guirlandes de rameaux portaient des cartouches avec des emblèmes antiques et des boucliers ronds avec les armes impériales et celles de notre maison. Au-dessus de la rue, depuis le Castello jusqu’au Dôme, étaient tendus des draps à la Sforzesca. A beaucoup de portes, les colonnes étaient décorées de lierre et de feuillages verts, en sorte qu’il semblait que l’on fût au mois de mai plutôt qu’en novembre. Des deux côtés de la rue, les murs étaient tendus de satin, sauf les maisons qui ont été récemment ornées de fresques et qui ne sont pas moins belles que des tapisseries.

« Le matin du grand jour, à neuf heures environ, les révérends et magnifiques ambassadeurs du Roi des Romains chevauchèrent jusqu’à l’église, escortés par le marquis Ermès, le comte de Caiazzo, le comte Francesco Sforza, le comte da Metzo et messer Ludovico de Fojano, et prirent place sur la grande estrade, tout contre la petite estrade couverte de drap d’or, à votre gauche en entrant, ceci étant considéré comme le côté le plus honorifique, puisque c’est le côté de l’Evangile. A dix heures, la sérénissime Reine monta dans le char de triomphe que notre très chère Mère, de révérée mémoire, me donna quand j’étais à Ferrare et qui était traîné par quatre chevaux blancs.

« La Reine portait une toilette de satin cramoisi brodée de fit d’or et couverte de pierres précieuses. La traîne était immensément longue et les manches, que leur forme faisait paraître comme deux ailes, produisaient un effet splendide. Sur la tête, elle portait une parure de magnifiques diamants et de perles et, pour ajouter à la solennité de la chose, messer Galeazzo Pallavicino portait la traîne et chacun des comtes Conrado de’ Lando et Manfredo Torniello portait une des manches. Devant la mariée, marchaient tous les chambellans, courtisans, « officiers, » gentilshommes, vassaux, et, en dernier lieu, les conseillers. La Reine était assise au milieu du char, la duchesse Isabelle à sa droite, et moi à sa gauche. Ladite duchesse portait une camora de satin cramoisi, avec des cor- dons d’or tressés par-dessus, comme dans ma camora de toile dont vous devez vous souvenir... Et moi, je portais ma camora de velours pourpre avec le dessin des chaînes exécuté en or massif et en émaux vert et blanc, descendant à 15 centimètres devant et derrière le corsage et sur les épaules. La camora était bordée de toile d’or et je portais, aussi une ceinture de saint François faite de grosses perles avec un beau rubis taillé sans feuilles comme fermoir.

« De l’autre côté du char, étaient Madonna Fiordelise (fille naturelle du duc Francesco Sforza), Madonna Bianca (fille naturelle de Ludovic le More), épouse de messer Galeazzo, et la femme du comte Francesco Sforza. Derrière, suivaient les ambassadeurs envoyés par sa Très Chrétienne Majesté de France pour honorer ces noces. Ensuite, venaient les envoyés des différents États italiens, selon leur rang, puis le seigneur duc et mon mari à cheval. Derrière, suivaient environ douze chars contenant les plus nobles dames de Milan spécialement choisies pour assister à la solennité, et les dames de la Reine portant toutes le même costume uniforme, c’est-à-dire des camoras couleur tan et des manteaux de satin vert clair. Les dames de la duchesse Isabelle et les miennes étaient ensemble dans ces chars. Et lorsque nous gagnâmes lé Dôme, dans cet ordre, les boutiques et les fenêtres, tout le long du chemin, étaient tendues de draperies de satin et pleines d’hommes et de femmes, de telle sorte qu’il eût été impossible d’évaluer les foules qui s’entassaient à tous les coins des rues.

« Lorsque nous fûmes arrivés aux portes du Dôme, nous descendîmes des chars et nous avançâmes jusqu’aux marches de l’estrade, où les ambassadeurs du Roi des Romains s’avancèrent eux-mêmes pour recevoir la Reine, qu’ils conduisirent à sa place sur la grande estrade, devant le maître-autel. Alors nous primes tous les places qui nous étaient réservées, c’est-à-dire que les ambassadeurs montèrent dans la tribune couverte de toile d’or, la Reine fut conduite à la tribune de brocart d’argent, entre les ambassadeurs français, tandis que derrière eux étaient assis les envoyés des autres puissances, le duc et mon mari, la duchesse et moi. Les autres parents de la mariée occupaient un rang de sièges plus bas, et la partie centrale de la tribune était remplie d’un grand nombre de dames. A côté de la Reine, les conseillers, vassaux, et autres courtisans, « officiers » et chambellans occupaient le reste des sièges. Quant à la foule, l’église, qui est très vaste, ne pouvait pas la contenir tout entière.

« Lorsque nous fûmes tous en place, le très révérend archevêque de Milan fit son entrée en grand costume avec les prêtres de l’ordinaire et commença la célébration de la messe avec la pompe la plus solennelle, au son des trompettes, des flûtes et des orgues, joint aux voix du chœur de la chapelle, qui réglait son chant sur Monseigneur. A l’Évangile, deux des prêtres de l’ordinaire de la cathédrale offrirent Tencens, l’un aux ambassadeurs du Roi Maximilien et les autres à la Reine, au duc et à la duchesse, à mon mari et à moi, qui étions en face. La Paix fut donnée, lorsque le moment fut venu, par l’évêque de Plaisance, aux représentants du Roi et à nous autres, qui étions dans l’autre tribune, par l’évêque de Côme. Après que la messe eut été célébrée avec la plus grande solennité, la Reine se leva de sa place entre les ambassadeurs du Roi Très Chrétien et accompagnée par le duc et par mon mari, la duchesse Isabelle et moi, et suivie par tous les princes du sang, elle avança vers l’autel.

Les ambassadeurs du Roi Maximilien s’avancèrent de leur côté et tous nous nous tînmes devant l’autel, où Monseigneur l’archevêque célébra le mariage et l’évêque de Brixen remit d’abord l’anneau à la Reine puis, assisté de l’archevêque, plaça la couronne sur sa tête, — ce qui fut salué par de grands éclats de trompettes, sonneries de cloches et coups de canons. La dite couronne était d’or, enrichie de rubis, de perles et de diamants, construite en forme d’arceaux qui se croisent par le milieu et sur le sommet était une image du globe, surmontée d’une petite croix impériale, d’après le modèle donné par les ambassadeurs, selon les instructions du Roi.

« Après quoi, chacun alla en procession aux portes du Dôme, les vassaux ci-dessus désignés portant la traîne et les manches. Ensuite, les femmes, aussi bien que les hommes, montèrent à cheval et un baldacchino de damas blanc doublé d’hermine fut préparé, sous lequel la Reine chevaucha, précédée par les ambassadeurs et toute la Cour, avec le duc et mon mari à leur tête.

« A côté de la Reine chevauchaient les ambassadeurs de son mari le Roi, l’évêque de Brixen étant à sa gauche, en dehors du baldacchino et, de la sorte, le long cortège se mit en mouvement vers le Castello... Le baldacchino fut porté tout le long de la route par les docteurs en robes, comme il a été dit plus haut, et derrière la Reine chevauchaient la duchesse et moi-même, sui- vies par les parents, les courtisans et les invités, tous à cheval. Ensuite, venaient les dames de la Reine, celles de la duchesse et les miennes, toutes somptueusement vêtues et faisant un effet splendide, et la plus belle de toutes était la Reine, avec la couronne impériale sur la tête. On ne voyait que brocart d’or et d’argent et les gens les moins bien mis portaient du velours cramoisi, de sorte que les toilettes étaient un coup d’œil merveilleux, sans parler des innombrables chaînes d’or portées par les chevaliers et les autres. Tous les assistants convinrent qu’ils n’avaient jamais vu un si magnifique spectacle et l’ambassadeur de Russie, qui était parmi eux, déclara qu’il n’avait jamais vu une pompe aussi extraordinaire. Le nonce de sa Sainteté le Pape s’exprima de même, aussi bien que l’ambassadeur de France, qui déclara que, quoi qu’il eût assisté au couronnement du Pape et à celui de ses propres roi et reine, il n’avait jamais vu quelque chose de plus splendide. Votre Excellence peut juger, par là, à quel point ces noces ont été plaisantes et glorieuses. Toute la foule poussait des cris de joie et cela jusqu’à ce que nous atteignîmes le Castello de Milan, où le cortège se disloqua et le peuple fut dispersé. J’ai bien des fois regretté votre absence durant toute la cérémonie, et puisque mon désir n’a pu être satisfait, j’ai pensé qu’il serait bon que je vous en écrive le récit de ma propre main.

« En me recommandant à votre Excellence, comme toujours, votre sœur

« Beatrix Sfortia Vicecomes Estensis Diichissa Bri. »


Ce ne fut pas seulement une cavalcade qu’on offrit en pâture à la curiosité publique : ce furent les corbeilles de mariage. Les dames de Milan, admises à défiler devant le trousseau de Bianca, qu’on avait exposé, selon l’usage, dans une des salles du Castello, ouvrirent de grands yeux en voyant tout ce qu’il contenait. Nous en ferions autant et peut-être croirions-nous être entrés, par mégarde, dans une salle de musée, si nous voyions tout ce que cette petite personne devait traîner derrière elle, à travers les défilés des Alpes Rhétiques, pour se croire convenablement nippée.

Car il n’y avait pas, là, seulement des robes, du linge, des broderies, des bijoux, c’est-à dire dix-huit camoras comme celle qu’elle porte ici dans ce portrait : de velours vert avec le volant de satin cramoisi, ou de soie ondée verte avec fleurs de sureau et le volant de velours cramoisi, ou encore de brocart d’or vert, tissé en relief avec des raisins d’argent ; puis des vestiti, ou grands habits de cérémonie ; des sbernias ou mantelets flottants de brocart d’or, cramoisi, garnis de diverses fourrures ou de soie ondée blanche, tabi, avec un volant d’or brodé tout autour, ou de brocart d’or tissé en relief et fourré de zibeline, de chat espagnol, ou doublé de soie légère, sendale ; d’autres manteaux encore, appelés tavardette ; des roboni, longues tuniques bordées de fourrures et des tuniques à la turque de velours bleu azur, doublées de loup cervier ; des crépons et des escoffions d’or, d’argent et de soie, l’or et l’argent étant tressé en nœuds, avec des flots de soie violet foncé et incarnat ou avec des flots de toile verte et de soie cramoisie, ou de soie verte et noire ; des escoffions de gazes de diverses couleurs, brodés d’or ; des lenzas, ou ferronnières d’or, combinées avec de la soie noire ou cramoisie, ou violet foncé ; des gorgerettes de gaze brodées d’or, — une d’elles de gaze noire brodée d’or et d’argent avec des flots de soie cramoisie ; — des mules avec des broderies d’argent, des bas, des chaussures, des ceintures, dont chacune était un objet de vitrine ; puis la lingerie : de la toile de Reims ou de la toile de Cambrai, des taies d’oreillers, avec des broderies compliquées représentant des figures d’hommes et d’animaux, travaillées subtilissimamente, dit l’inventaire : un éblouissement de neige et d’or, avec, parfois, d’autres couleurs inattendues ; vingt-cinq chemises de toile de Reims garnies de soie noire ; des chemises de toile de Cambrai avec des manches longues jusqu’à terre, garnies de nœuds d’or et de soie verte ; des peignoirs ; des mantilles avec des nœuds d’or ; des draps de lit de Cambrai, des drapamenti et des sparaveri de Cambrai brodés d’or et d’argent ; des coussins de brocart d’or et de velours, ronds et carrés ; des housses de toile de Reims pour la voiture ou pour la litière ; des taies d’oreiller de Reims et, enfin, des boites pleines de parfums, — bref, toutes les choses qu’on peut s’attendre à voir dans un trous- seau, y compris, — ce qui doit nous donner une haute idée des labeurs présumés de la princesse — 8 000 aiguilles, 9 000 épingles et six dés d’argent.

Les bijoux, aussi, extraits ce jour-là de la Tour du Trésor, pour former une partie du trousseau, qui fut estimé en bloc 70 000 ducats, enflammaient, de leurs feux croisés, les curiosités et les convoitises. Il y avait, là, mainte parure compliquée due aux habiles orafi de Milan : des colliers faits d’innombrables perles ; des pendentifs ; un iesus de diamants, un joyau en forme de brustia, une rosetta et plusieurs combinaisons de pierres semblables à celles que Bianca porte, en applique sur la tempe, dans notre portrait du Louvre, c’est-à-dire : un grand rubis balais plat, un diamant gros, et facettes et une grosse perle pendante, le tout valant 4 000 ducats d’or, ou 32 000 francs, lesquels avaient une valeur acquisitive infiniment plus grande alors que de nos jours.

Mais tout cela se verrait encore dans un trousseau. Ce qui transformait cette pompe nuptiale en une exposition universelle des arts décoratifs, c’est que les selliers, les gaîniers ou astucciari, les « argentiers », ciseleurs et les forgerons y avaient envoyé aussi leurs œuvres : des « selles pour la personne de Sa Majesté » tantôt de velours cramoisi, tantôt de brocart d’argent bleu azur, ou encore de velours vert ou turquin, ou beretino, ou de satin turquin, ou de damas turquin, et, auprès des selles, des mors d’argent ; d’autres selles, au nombre de douze, de satin bleu azur et douze autres de panno tramontano « pour les dames de Sa Majesté, » enfin de gros ustensiles tels qu’un brasiero et de la vaisselle d’argent, vases, plats, aiguières « pour la crédence » ou le buffet ; des calices, ciboires et autres vases d’argent, et des ornements sacerdotaux « pour la chapelle » avec bien d’autres objets d’utilité sacrée, tels qu’un sedelino da aquasancta cum l’asperges, achevaient de lester cette édifiante corbeille de noces.

C’était bien beau et on peut le croire, même en l’absence de textes qui l’établissent, la plupart des femmes de Milan, ce jour-là, envièrent follement la destinée de leur petite princesse. Pourtant, si elles y avaient songé, la moindre des noces qui se célébraient dans le plus pauvre quartier de la ville, réservait à la mariée ce que ne trouvait pas celle-ci, à son retour de la cérémonie : un mari. Si peu qu’il compte dans un mariage politique, il compte un peu, surtout pour sa femme. Et Bianca ne savait presque rien du sien, sinon, à la vérité, d’admirables images de splendeur. L’homme qu’elle venait d’épouser portait à peu près le costume qu’on donnait alors à Dieu le Père, dans les tableaux de piété. C’était donc un fort honorable établissement. Si haut elle allait se trouver perchée dans l’échelle des êtres, que le monde ne lui paraîtrait plus que comme une petite boule, qu’elle tiendrait dans le creux de sa main. Nulle femme ne se coifferait jamais d’un diadème aussi lourd, ni aussi éclatant.

Diadème un peu chimérique, il est vrai, mais d’autant plus splendide : « Roi des Romains, Empereur d’Allemagne, , » c’étaient alors des titres honorifiques, des symboles, des enseignes de monuments à venir, quelque chose comme l’écriteau placé à l’entrée d’une rue à bâtir, mais qui n’existe pas. A l’horizon de cet Empire, on apercevait confusément des villes immenses et prospères, des cassettes contenant des milliers de florins, des châteaux crénelés garnis de bombardes, des tours pointues, des clochers, des toits descendant en pentes raides, presque à pic, sur des fenêtres innombrables, des boutiques pleines de victuailles et des manufactures serrées autour des hôtels de ville par la ceinture dentelée des remparts : tout ce qu’on voit aux arrière-plans d’Albert Dürer, dans les magnifiques images qu’il nous a laissées de l’Allemagne d’alors. Et l’aigle de Maximilien projetait hautainement, sur ces riches territoires, l’ombre déchiquetée de ses ailes héraldiques. Mais quant à lui, le futur empereur, il lui fallait pour y parvenir, traverser la forêt âpre et rocailleuse, droit, tout en fer, sur son lourd destrier, au milieu de mille monstres et mille ronces hostiles. Les terribles guerres et les difficultés inextricables où il était engagé, tantôt contre les rois, tantôt contre les Papes, tantôt contre les républiques, lui laisseraient-elles jamais le loisir de s’occuper de sa femme ? Elle ne le savait guère, ou plutôt elle ne savait rien. Elle ne connaissait ni le mari qu’on venait de lui donner, ni le pays qu’elle allait habiter, ni la langue qu’elle entendrait parler autour d’elle, — moins encore les mœurs, les idées, les traditions de ces ultramontains, de ces « forestiers, » qu’elle devinait puissants et mystérieux dans leurs montagnes, séparés du monde latin par ces crêtes dentelées et bleuissantes qu’elle voyait, comme nous, au fond des tableaux de Léonard, derrière les têtes pensives de ses Dames ou de ses Vierges, fermant l’horizon.


ROBERT DE LA SIZERANNE.

  1. Voyez la Revue des 1er et 15 avril, des 1er et 15 octobre et du 15 novembre 1918.
  2. Voyez la Revue du 1er octobre 1918. Autour d’un buste. Béatrice d’Este.