Un Nouveau Grand Homme - Dubois-Crancé

Un Nouveau Grand Homme - Dubois-Crancé
Revue des Deux Mondes3e période, tome 73 (p. 626-653).
UN
NOUVEAU GRAND HOMME

DUBOIS-CRANCE

I. L’Armée et la Révolution : Dubois-Crancé, par Th. Yung, colonel d’artillerie. — II. Moniteur : Séances du 12 décembre 1789 et des 7-21 février 1793. — III. Archives de la guerre : Armée des Alpes. — IV. Dubois-Crancé et Gauthier : Compte rendu de leur mission et réponse à Couthon. — V. Jomini : Le Siège de Lyon.

L’histoire, même l’ancienne, est toujours à recommencer, à plus forte raison celle de la révolution, qui ne fait que de naître ; j’entends ici l’histoire critique, celle qui s’appuie sur des pièces et documens authentiques et les laisse parler, non celle qui les interprète d’après telles tendances ou tel système préconçu. Il ne faut donc pas s’étonner si tant d’écrivains de nos jours ont essayé, ceux-ci de réhabiliter certains personnages fameux, ceux-là de tirer de l’obscurité des figures demeurées jusqu’ici fort effacées. Rien de plus légitime que ces tentatives, lorsqu’elles sont fondées sur des études sérieuses, et qu’elles ne pèchent pas par un parti-pris d’apologie sans mesure et sans raison. Il y a vingt-cinq ou trente ans, lorsqu’un des premiers, M. Louis Blanc, secouant le joug tyrannique de M. Thiers, entreprit de plaider les circonstances atténuantes pour Robespierre, ce fut une clameur générale. L’audace était grande, en effet, de toucher à la légende des girondins et de prendre parti contre ces beaux jeunes gens, doués de tant de qualités brillantes et si Français jusques et surtout dans leurs défauts pour la froide, sèche et rêche personne de l’avocat d’Arras. Cependant qui oserait prétendre aujourd’hui que les travaux de M. Louis Blanc et des écrivains qui, sans être de son école, ont suivi sa trace, n’aient pas exercé, sur l’opinion publique, au point de vue de la justice distributive, une heureuse et morale influence ? Nous placions Vergniaud, Barbaroux, Buzot, Mme Rolland surtout, infiniment trop haut, dans le même temps que nous chargions Robespierre de toutes les iniquités imputables à la Convention entière, sauf quelques rares exceptions, comme Lanjuinais, par exemple. L’écart aujourd’hui semble moins grand et la part de responsabilité de chacun est mieux établie.

Pareillement pour M. Taine, quelles ne furent pas chez la plu-pari la surprise et chez quelques-uns l’indignation à l’apparition de son second volume ! Nous en étions encore à la conception rudimentaire et sentimentale d’une révolution toute d’amour et de fraternité, menée par une assemblée de législateurs incomparables. Soudain, le scalpel en main, avec la méthode et la patience d’un naturaliste, voici qu’un téméraire auteur s’avise de regarder derrière ce décor et de démonter cette machine de convention. Alors apparaissent, dans le pays tout entier, comme une sorte de germination vénéneuse, l’anarchie spontanée ; dans la constituante l’indécision, la faiblesse, la peur ; dans l’œuvre politique dont elle accouche après deux années de gestation, un beau préambule, une déclaration solennelle et c’est tout. L’enfant n’est pas né viable, la mort l’attend faute d’organes[1].

Loin de s’en plaindre et lors même qu’il blesserait d’anciennes et chères illusions, il faut se féliciter de cet effort persévérant vers le vrai pour le vrai, et ce sera l’honneur de l’école historique actuelle d’avoir fait, de cette sincérité dans la recherche, la condition première de tout travail estimable. Ces réflexions me sont suggérées par une publication, — je ne dis pas, à dessein, un livre, — dont l’auteur s’est proposé de restituer une des physionomies les plus intéressantes et les moins connues de l’époque révolutionnaire. Avant de dire mon sentiment sur cet essai, je tenais à en bien marquer la légitimité. A plus d’une reprise déjà, M. le colonel Yung, avec la compétence qui lui est propre, nous avait donné la mesure de Bonaparte. Plus récemment et par une suite naturelle, il entreprenait de glorifier la mémoire de Dubois-Crancé. Soit ; après le déboulonnement du faux, l’apothéose du vrai grand homme. Ceci devait amener cela, et la logique ici se trouve d’accord avec la liberté qu’a chacun de préférer le mérite incompris et modeste aux réputations bruyantes et surfaites. Reste seulement à savoir, une fois ces prémisses posées, ce que vaut cette apologie, et jusqu’à quel point le héros mérite les honneurs du Panthéon. C’est ce que je voudrais rechercher en étudiant Dubois-Crancé sous les aspects et dans les divers rôles par où il appartient vraiment à l’histoire : comme homme, c’est-à-dire comme valeur morale, comme législateur, comme représentant en mission et comme ministre.


I

Ce qu’a été Dubois-Crancé, comme homme, au point vue du caractère et de la valeur morale, sa biographie nous l’apprendra.

Né le 17 octobre 1745, à Charleville, de parens nobles et riches, Dubois de Crancé devait beaucoup à la monarchie. Son grand-père, Germain Dubois, écuyer, seigneur de Crancé, de Chantereine, de Livry et des Loges, avait acquis pendant la guerre de la succession d’Espagne, en 1707, l’office de commissaire des guerres et s’y était enrichi.

Son père Germain, deuxième du nom, avait continué le métier et de plus épousé, en 1723, l’une des jeunes personnes les mieux apparentées et dotées de Châlons, Henriette Fagnier de Mardeuil, fille du procureur-général des finances de Champagne. Il passait pour un des meilleurs vitriers de l’armée et était fort bien en cour. En 1757, le roi, pour le récompenser de ses services, l’avait nommé à la charge enviée d’intendant de police et finances de l’armée de Richelieu. Lorsqu’il prit sa retraite, en 1760, le maréchal de Belle-Isle lui écrivit : « Sa Majesté a bien voulu, en considération de l’ancienneté et de la distinction des services que vous lui avez rendus, tant en qualité d’ordonnateur qu’en celle d’intendant de ses armées, vous accorder 6,000 francs de pension annuelle sur l’extraordinaire des guerres, à commencer de ce jour, dont 1,200 livres réversibles, après vous, à votre fils aîné, capitaine de cavalerie au régiment Dauphin, moyennant quoi vous serez payé jusqu’à fin d’octobre de vos appointemens sur le pied de 800 livres par mois.

« Quant à votre second fils, que vous destinez à accomplir votre charge de commissaire des guerres, qu’il exerce actuellement à l’armée, vous pouvez être assuré qu’en continuant, comme il a fait jusqu’à présent, de suivre les leçons et les bons exemples que vous lui avez donnés, il sera conservé, à la paix, dans votre département, le plus à portée de vous qu’il sera possible de lui procurer. »

Les oncles de Dubois-Crancé n’avaient pas été moins bien traités. L’un, Claude, avait été longtemps capitaine au régiment du Dauphin, et n’avait quitté le service, avec la croix de chevalier de Saint-Louis, que pour entrer dans la famille d’un grand marchand de vin de Reims, échevin de la ville et personnage fort influent, qui lui fit obtenir la charge de lieutenant des maréchaux de France à Châlons.

L’autre, Jean-Baptiste, seigneur de Chantereine, de Jonchéry et de Souin, était conseiller honoraire au bailliage et présidial de Châlons, et de plus, comme ses frères, possesseur d’une fort belle fortune.

Un troisième, Germain-Jacques, seigneur de Loisy, avait été capitaine aux Cent-Suisses, chevalier de Saint-Jean, écuyer ordinaire de Madame la dauphine et l’heureux époux de sa femme de chambre, grâce à laquelle il était devenu gouverneur militaire de Chartres.

Avec de tels précédens et de si belles protections à la cour, le jeune Dubois de Crancé ne pouvait manquer de faire rapidement son chemin. A quatorze ans et demi, la faveur de Madame la dauphine s’étendait déjà sur lui et lui permettait, par un singulier privilège, d’entrer avant l’âge à la première compagnie des mousquetaires de sa majesté. Grâce à la fortune que son père, mort à quelque temps de là, lui avait laissé, il espérait faire bonne figure dans une arme essentiellement aristocratique. Il y eut cependant quelques ennuis : à côté des La Rochefoucauld, des Durfort et des Beauharnais, ses parchemins étaient un peu minces ; ils n’étaient même pas, disait-on, très authentiques. On le lui fit sentir ; il s’en souviendra bientôt. A combien de jacobins n’a-t-il manqué, pour être de fougueux émigrés, qu’un ou deux quartiers de noblesse, et que de vocations révolutionnaires s’expliquent par les causes les plus accidentelles et les plus futiles !

Quoi qu’il en soit, Dubois de Crancé ne tira pas de son entrée aux mousquetaires tout le parti qu’il semblait qu’il pût s’en promettre. Les préjugés de race sont ce qu’il y a de plus difficile au monde à vaincre : une faveur d’antichambre avait pu l’introduire dans un milieu qui n’était pas le sien : elle ne put empêcher qu’il n’y demeurât un peu comme un intrus.

Une compensation lui était bien due pour ce petit mécompte d’amour-propre : il la chercha, comme ses ascendans, dans une alliance avantageuse. Le 2 décembre 1772, il s’unissait, en justes noces, à demoiselle Marie-Catherine de Montmeau, fille d’un opulent conseiller à l’hôtel de ville de Troyes. Trois ans après, les mousquetaires ayant été licenciés, il se retirait dans ses terres, en Champagne, fort aigri déjà contre un ordre de choses où le fils d’un commissaire des guerres, enrichi dans les fournitures, ne marchait pas encore l’égal d’un duc et pair. A cette époque et dans les années qui suivirent, le mouvement révolutionnaire n’était pas, à beaucoup près, dans toute sa force, et les plus audacieux n’allaient guère au-delà des réformes sociales, politiques, et surtout financières, revendiquées par les philosophes de l’école de Turgot et de Montesquieu. Personne, et Dubois de Crancé moins que tout autre, ne songeait à renverser un régime qui, malgré ses défaillances à l’intérieur et sa détestable administration, venait cependant de rendre au drapeau français son ancien éclat.

L’ex-mousquetaire était demeuré très sincèrement royaliste, et, quand on songe à la carrière qu’il parcourut depuis, on est tout étonné de la modération des plaintes et doléances du tiers état de Vitry-le-François, dont les cahiers furent rédigés sous son inspiration. A l’assemblée nationale, dès que les groupes se furent classés, il alla siéger parmi les constitutionnels, au centre, et, sauf un mot malheureux qui lui échappa sur l’armée, et par où se trahissait déjà le jacobin, sa tenue fut des plus correctes. Il se montra même, en plus d’une circonstance, aussi résolu que les plus fermes soutiens du trône dans la défense des prérogatives royales. Nul, par exemple, n’insista plus fortement sur la nécessité de maintenir le roi comme chef suprême de l’armée.

Un autre trait fera mieux voir encore à quel point il était alors éloigné des idées républicaines et même égalitaires. S’il existait une institution d’essence aristocratique, c’était bien, à coup sûr, la croix de Saint-Louis. Conférée par le roi dans la plénitude de sa puissance souveraine et de son initiative, réservée pour prix de leurs services aux militaires seuls, cette distinction constituait un dernier et le plus enviable des privilèges dans une société qui avait aboli tous les autres. Dubois-Crancé n’hésita pas, toutefois, non point à l’accepter, — on ne la lui offrait pas, — il fit mieux : usant de l’influence qu’il devait à ses fonctions de membre du comité militaire, il la réclama, et, bien qu’il n’eût jamais fait campagne, finit, à force de pas et de démarches dans les bureaux, par l’obtenir.

Cependant, la constituante ne devait pas se séparer sans que de notables changemens se fussent produits dans l’attitude et dans les sentimens de Dubois de Crancé. Royaliste et même catholique en 1789, croyant, dit son biographe, à la possibilité de l’accord de ces trois termes : la nation, la loi, le roi ; il commença de douter vers la fin de 1791. Peut-être serait-il plus juste de dire qu’il commençait dès lors à s’orienter dans une direction nouvelle. En ce temps-là, la Société des amis de la constitution n’était pas encore le premier pouvoir dans l’état, mais on pouvait prévoir, à bien des signes, les hautes destinées qui lui étaient réservées. La force, l’avenir surtout, n’étaient plus dans une assemblée vieillie et fatiguée ; ils étaient dans cette salle du couvent des jacobins, où les renommées se faisaient et se défaisaient avec la même facilité. Un des premiers, en homme avisé, Dubois[2] avait compris d’où soufflait le vent, et déjà, lors de la constitution définitive de la Société, il s’en était fait nommer secrétaire. Sans être éloquent, il ne manquait pas de faconde ; ayant d’ailleurs tout ce qu’il fallait pour exercer de l’action sur le peuple : une tête énergique, de larges épaules et de solides poumons, il ne tarda pas à prendre, dans les discussions du club, une véritable influence, et y devint très vite un des orateurs les plus écoutés.

Par malheur, ces sortes de succès se paient cher, et leur moindre inconvénient est d’enlever à ceux qui les recherchent toute indépendance et toute liberté de jugement. Les amours-propres rivaux s’y échauffent, les sentimens s’y exagèrent avec les mots et les caractères s’y émoussent. Pour garder sa place dans ces assauts de popularité, il ne faut pas avoir la prétention de diriger la foule ; il faut la suivre dans ses caprices et jusque dans ses violences. C’est l’éternelle histoire des démagogues : c’est celle de Robespierre, qui, lui aussi, au début, avait été d’une rare modération et d’une tenue parfaite. Dubois n’évita pas la loi commune. Du jour qu’il mit le pied aux Jacobins, on peut dire qu’il cessa de s’appartenir ; sa vie ne sera plus désormais qu’une vie d’emprunt ; ses opinions, celles du moment ; sa politique, celle du vent qui aura soufflé la veille au club. Constitutionnel jusqu’en 1791, nous le retrouvons girondin en 1792 avec son ami Servan, qui le nomme lieutenant-colonel ; puis montagnard et terroriste en 1793. Tour à tour il défendra Marat et condamnera Louis XVI ; et tour à tour, à propos du premier, il dira : « Faisons des lois et non des procès ; » et, à propos du second : « Qu’est-ce donc qui arrête le prononcé du jugement définitif que la nation attend en silence ? »

Tout l’homme est là : plein d’indulgence pour Marat, plaidant non coupable en faveur de l’ami du peuple ; sans pitié pour son ancien bienfaiteur, un des plus violens et des plus acharnés à demander sa tête.

Il faut avoir lu cette page et reconstituer toute la scène dont elle fait partie pour bien connaître Dubois-Crancé. Les girondins, le plus grand nombre d’entre eux du moins, auraient bien voulu sauver le roi par l’appel au peuple. Leur courage n’allait pas au-delà de cet expédient ; mais, enfin, c’était déjà quelque chose, en pleine terreur, de l’avoir imaginé. En tous cas, les honnêtes gens n’avaient pas le choix : il fallait ou se compter sur cette proposition ou renoncer à tout espoir. La Convention, encore sous le coup du magnifique discours de Vergniaud, semblait ébranlée, prête à lâcher sa proie. Aux Jacobins, la veille, on en avait poussé des rugissemens de colère. Qui va porter à la tribune leur sommation ? Qui s’est chargé de faire enregistrer leur décret souverain ? Qui va donner le coup de grâce à la victime ? Dubois Crancé se présente, négligemment vêtu comme à son habitude, depuis que la mode est au bonnet phrygien, le cou découvert comme l’a peint son ami David, l’œil en feu, l’air tragique, et d’une voix stridente :

« J’ai entendu, hier, s’écrie-t-il, un député qui disait que cinq cents membres de la Convention étaient décidés pour l’appel au peuple. Je viens combattre ce système parricide de toutes mes forces… Si je ne puis porter la conviction dans le cœur de mes collègues, du moins je ne serai pas responsable d’un crime de lèse-nation. » A cet exorde enflammé succède une discussion de droit, ou plutôt une série de sophismes semblables à ceux qu’avaient déjà développés Robespierre et Saint-Just. On demande un accusateur public, mais le peuple ne l’a-t-il pas été d’abord au 10 août en emprisonnant le tyran, puis en nommant la Convention ? Ne l’a-t-il pas chargée du soin de sa vengeance ? Que veut-on de plus ? Lui renvoyer le jugement pour lequel il a nommé des mandataires serait lui conférer, contrairement à tous les principes, la double qualité d’accusateur et de juge. Au point de vue constitutionnel, le danger serait le même. C’est du peuple que doivent émaner tous les pouvoirs, non de la Convention. Or, en se dessaisissant, la Convention sortirait de son rôle et manquerait à sa fonction ; elle ferait du souverain son délégué.

Voilà pour le droit : voici maintenant, — je cite ici textuellement, — pour le sentiment et pour l’effet : « Et c’est au profit d’un homme reconnu coupable de haute trahison que vous allez mettre aux prises les passions les plus irritées, les plus dévorantes dans toute l’étendue de la France ! Doutez-vous qu’il existera des oppositions d’homme à homme, d’assemblée primaire à une autre, de district à district, de département à département, et si le sang coule dans une seule section du peuple, ce sang ne rejaillira-t-il pas sur vos têtes ? ..

« On a cité Cromwell, le jugement de Charles Ier et le regret du peuple anglais. Cependant, il n’est peut-être pas hors de propos d’observer que, malgré l’atrocité des motifs qui portèrent Charles à l’échafaud, le gouvernement français fut le premier à reconnaître la légitimité des droits du peuple anglais.

« Unissons-nous pour renverser tous les obstacles qui s’opposent à la volonté générale, faisons une constitution et laissons au monde un grand exemple. Disons au peuple : Un homme avait abusé de l’ancien pouvoir que la loi lui confiait, vous l’avez enchaîné, vous nous avez revêtus de vos pleins pouvoirs et nous sommes arrivés, nous avons trouvé le tyran encore teint du sang de nos frères, nous l’avons jugé, condamné, mis à mort ! .. Maintenant, faites rouler nos têtes si vous le voulez aux pieds du despotisme étouffé, nous rendrons grâce aux dieux, car nous aurons sauvé la patrie.

« Je demande qu’on juge définitivement Louis sans désemparer, et, s’il est condamné, qu’une heure après il soit exécuté. »

— Une heure après ! Ne croirait-on pas ce mot sauvage sorti de la bouche de Saint-Just ? Les plus fougueux jacobins n’en demandaient pas tant et la Convention elle-même se montra plus libérale en ce point que l’ex-protégé de la Dauphine : si pressée qu’elle fût d’en finir, elle ne crut pas devoir refuser à celui qui avait été le roi vingt-quatre heures de répit pour embrasser les siens et se préparer à la mort.

Le procès de Louis XVI avait achevé de mettre le sceau à la réputation de Dubois-Crancé. L’assemblée tout entière[3], non contente de lui faire une ovation, avait voté l’impression de son discours et l’envoi aux départemens. Aux Jacobins et dans toutes les sociétés affiliées, on le portait aux nues. En revanche, au comité de Salut public, on lui était plutôt hostile : on redoutait son esprit d’ingérence et d’accaparement. Barère, en particulier, lui était fort opposé et l’avait déjà, lors de la formation du comité, empêché d’être élu. On ne pouvait cependant le tenir à l’écart : il eût été trop dangereux et mieux valait lui donner des honneurs et de l’occupation au loin que de le garder inactif et mécontent à Paris. Justement la Convention venait de décider l’envoi de quatre commissaires auprès de chacune des armées : il fut choisi pour celle des Alpes, que commandait Kellermann. Je dirai plus loin quel y fut son rôle et quelle part il eut à la sanglante répression de l’insurrection lyonnaise ; il suffira, pour le moment, de rappeler que, dans cette grande crise, nul plus que Dubois-Crancé ne se montra docile à toutes les mesures dites de salut public décrétées par la Convention, et ne s’associa plus étroitement à la politique terroriste de ses comités de gouvernement. Lorsqu’il fut rappelé, il était seul à posséder la liste des 20,000 Lyonnais qui avaient protesté contre la tyrannie de la Convention. Livrer cette liste, c’était vouer ces malheureux à la mort, ou tout au moins aux plus grands dangers. Par un scrupule honorable, il l’avait jusque-là tenue secrète, et son premier mouvement semble bien avoir été de la détruire. Mais, à son retour à Paris, il trouve l’opinion refroidie, la Convention indisposée, Robespierre, qui l’accuse de concussion ; Carnot, qui lui reproche ses lenteurs : bref, sa popularité menacée. Aussitôt, pour parer le coup, il court aux Jacobins, et, là, dans un discours enflammé, il s’élève contre les diatribes de ses ennemis, contre l’accusation de modération qu’on a portée contre lui. N’a-t-on pas été pour « l’avilir et le rendre suspect[4] jusqu’à l’anoblir, lui un si bon roturier[5] ? » Ne lui a-t-on pas reproché d’avoir ménagé les Lyonnais, lui « qui en a fait tuer 5 à 6,000 et qui, pendant soixante et un jours de tranchée ouverte, n’a pas cessé de tirer sur la ville à boulets rouges[6]… » Enfin, n’est-ce pas lui qui a proposé le premier que « l’on n’entrât dans Lyon que l’épée d’une main et la torche de l’autre[7] » et n’est-ce pas à lui « qu’appartenait ce système ? »

Des Jacobins passons maintenant à la Convention : là aussi Dubois-Crancé voudrait bien se justifier, mais on refuse de l’entendre ; il insiste, on l’ajourne. Alors plus d’hésitation, arrière le sentiment, arrière la pitié ! S’accrochant à la tribune, pour rentrer en grâce il lâche tout : « J’apporte à la Convention, dit-il, une pièce très importante. C’est un arrêté signé individuellement de 20,000 Lyonnais, qui prouve leur rébellion contre la Convention et contre la France entière. Tous les signataires sont les plus riches de Lyon. J’ai calculé que le séquestre des biens de ces traîtres donne à peu près pour 2 milliards de propriétés à la nation. Je demande que ce monument de honte pour les Lyonnais soit déposé aux Archives, qu’il soit imprimé et les signataires poursuivis. »

Et comme Billaud-Varennes lui demande « s’il a laissé une copie de cette pièce aux représentant du peuple qui sont restés à Lyon, afin qu’ils puissent connaître les traîtres, les poursuivre et se saisir de leurs biens, » lui, de répondre : « Cette pièce m’a paru si importante que je n’ai pas voulu m’en dessaisir. Durant le siège je l’avais mise dans un lieu bien sûr, afin que, dans le cas où j’aurais été tué, elle pût parvenir à la Convention. Au surplus, je demande, comme Billaud-Varennes, qu’il en soit envoyé une copie à nos collègues qui sont à Lyon. » Quelle scène et quel monde ! Tout à l’heure, dans le procès de Louis XVI, c’était l’horrible qui dominait ; ici, la bassesse s’ajoute à l’horreur. Nous ne sommes plus en face d’un fanatique en délire, mais en présence d’un homme qui n’hésite pas à sacrifier toute une ville à quelques heures de popularité.

Considérez-le maintenant dans une autre phase de sa vie. La Terreur est passée, Robespierre mort et la grande palinodie du 9 thermidor un fait accompli.

Où siège alors Dubois-Crancé ? Entre Barras et Tallien, ces deux ex-terroristes comme lui, et comme il rivalisait naguère d’outrance avec les plus sanguinaires proconsuls, avec Couthon et Maignet, le voilà maintenant à l’autre extrémité du pendule. Le régime qu’il a servi, ces sociétés populaires, ces comités de surveillance devant lesquels il se courbait naguère, voici comme il les traite et les apostrophe à présent. « Misérables sectateurs de l’anarchie, factieux qui voudraient encore asservir la plus belle région de l’univers aux brigandages de quelques milliers de voleurs et d’assassins dont ils avaient composé leurs comités si improprement dits révolutionnaires[8]… » Il n’y a pas dans la Convention de plus zélé thermidorien. A présent, vienne brumaire, et brumaire, pour peu qu’il y tienne, le trouvera tout harnaché et bridé. Lors de cette grande journée, Dubois était depuis quelque temps déjà ministre de la guerre, et M. le colonel Yung assure qu’il s’y opposa de tout son pouvoir. On chercherait en vain sur quoi repose cette affirmation : un fait, un témoignage de quelque valeur où l’appuyer[9]. La vérité, c’est qu’il ne donna pas un ordre, pas une instruction, qu’il ne leva pas le doigt, ni avant, ni pendant, qu’il ne protesta pas après et qu’il était encore le 20 dans son cabinet, n’ayant pas même envoyé sa démission, convaincu que Bonaparte le maintiendrait ou lui offrirait une compensation, lorsqu’il vit arriver Berthier, son remplaçant.

Tel était l’homme chez Dubois-Crancé : sans consistance et sans conviction, s’étant fait, à travers les vicissitudes de la révolution, une conscience et des principes assez larges pour embrasser tour à tour toutes les opinions et servir toutes les causes, capable, par calcul d’ambition ou de popularité, des plus laides actions, au demeurant, bien de son temps, ni pire ni meilleur que la plupart de ses contemporains ; dominé, comme eux, et c’est son excuse, par une succession d’événemens extraordinaires plus encore que par sa propre faiblesse. Au fond, tous ces géans se ressemblent fort : de loin, à travers le prisme qui les grossit, ils nous semblent de proportions surhumaines ; de près, et pour peu qu’on ne se paie pas d’attitudes et de mots, la pâte n’en est pas si ferme, et ce qu’il y a de plus extraordinaire encore en eux, c’est ce que nous y mettons et qui souvent n’y est pas.


II

De l’homme passons au législateur. Quels furent le rôle et l’action exercés par Dubois-Crancé dans les diverses assemblées où il siégea ? Il faut ici distinguer : comme constituant, conventionnel ou membre du conseil des Cinq-cents, Dubois-Crancé a pris part à un grand nombre de discussions, soutenu quantité de projets, émis une multitude de votes qu’il serait fastidieux même de rappeler. Son biographe, au surplus, s’est chargé de cette compilation. Je me bornerai pour ma part aux questions militaires, les seules en réalité où l’ex-mousquetaire eût une compétence réelle, et où il ait montré des connaissances et des vues originales.

Dès les premiers temps de la constituante, le redoutable, l’éternel problème du recrutement et de l’organisation de l’armée s’était posé. Devait-on se borner à quelques changemens partiels et conserver l’ancien état de choses, c’est-à-dire les troupes réglées, recrutées par le moyen des engagemens volontaires, et la milice avec le tirage au sort ?

Fallait-il au contraire adopter d’autres bases et substituer un nouveau système à l’ancien ? Les bonnes raisons ne manquaient pas des deux parts, et, des deux parts, aussi, les autorités. Si le recrutement des troupes réglées, par des procédés qui n’étaient pas toujours irréprochables, offrait des inconvéniens, il avait en revanche ses avantages. S’il ouvrait nos régimens à beaucoup de mauvais sujets, à des mendians et à des coureurs d’aventure, il leur procurait aussi d’excellentes et de vigoureuses recrues, ce qu’il y avait de plus solide, en somme, et de plus déterminé dans la jeunesse des villes et des campagnes. Quant à la milice, sans avoir d’aussi beaux états de service que les vieux corps, elle avait cependant rendu de signalés services en seconde ligne, et le souvenir des grenadiers de France et des grenadiers royaux, sortis de ses rangs, témoignait encore hautement en sa faveur. De là, dans l’assemblée nationale et même dans son comité militaire, une grande indécision, des tiraillemens et finalement une discussion qui aboutit, le 16 décembre 1789, au maintien du régime en vigueur[10]. Dans ce mémorable débat, Dubois-Crancé, dès le début, s’était trouvé de la minorité. Il avait sur l’organisation de l’armée des idées très arrêtées et dont, il faut le dire à sa louange, il ne se départit jamais. Autant il était vacillant et divers en politique, autant, sur ce terrain, il était ferme et résolu. « Une conscription vraiment nationale » allant « de la seconde tête de l’empire au dernier citoyen actif, » une armée composée de 150,000 hommes de troupes réglées, en première ligne, de 150,000 hommes de milices provinciales, en seconde, et d’une réserve de 1,200,000 citoyens armés « prêts à défendre leurs foyers et leurs libertés envers et contre tous, » plus de tirage au sort, plus d’enrôlemens volontaires à prix d’argent, plus de remplacemens, en un mot le service militaire obligatoire et universel, telles étaient les grandes lignes du système développé par Dubois-Crancé au nom de la minorité du comité militaire, et qu’appuya le colonel d’état-major Menou.

Quelle part revenait à ce dernier dans l’œuvre commune ? Quelle était, proprement, celle de Dubois ? et dans quelle mesure doit-il être considéré comme le père du système ? Sur tous ces points, l’auteur de l’Armée et la Révolution n’insiste pas. Ils eussent pourtant mérité, le dernier surtout, de fixer l’attention d’un biographe consciencieux. Ce serait une erreur, en effet, de représenter Dubois-Crancé comme l’inventeur du service obligatoire. Bien avant lui, le maréchal de Saxe, dans ses Rêveries, et Servan, dans son Soldat citoyen, plus récemment Des Pommelles dans son Mémoire sur le recrutement de l’armée auxiliaire, s’étaient prononcés pour une organisation à peu près semblable, et l’exemple des grenadiers royaux était depuis longtemps invoqué par de très bons esprits, comme un argument décisif en faveur des armées nationales. Quoi qu’il en soit et ces réserves faites, on ne saurait contester à Dubois-Crancé le mérite d’être entré seul, ou peu s’en faut, en lutte avec la grande majorité de l’assemblée constituante et de son comité, sur une question qui intéressait à un si haut degré la grandeur et la sécurité de la France. Qu’il ait eu, dès cette époque, le pressentiment des dangers que courait la révolution à braver l’Europe féodale et monarchique, sans s’être au préalable armée jusqu’aux dents, il serait excessif de le prétendre. Rien, dans son discours, n’autorise cette supposition : et c’est bien plutôt contre les périls intérieurs, contre ceux qui pourraient menacer la liberté, comme au là juillet, que contre l’étranger qu’il semble dirigé. Grande en était cependant la portée et l’on ne peut retenir en le lisant une réflexion douloureuse. Supposez le principe du service universel admis dès la fin de 1789, mis en vigueur en 1790 et 1791, prêt à fonctionner en 1792 : le choc inévitable a lieu, sans doute, mais quelle différence ! Dès le début des hostilités, la révolution peut mettre en ligne deux ou trois cent mille hommes de troupes déjà faites au service, à la discipline, appuyés sur toute la nation armée. Au lieu de la redoutable extrémité de la levée en masse, à la place de cette cohue d’un million de citoyens arrachés tout à coup à leurs foyers et poussés au feu, le premier moment d’enthousiasme passé, par les moyens révolutionnaires, vous avez une défense ordonnée, régulière, suivie bientôt d’une paix honorable. La guerre extérieure n’est plus une guerre de conquête et de butin, poursuivie contre tout droit et toute raison, par un gouvernement intéressé à la prolonger ; la guerre civile est évitée. Que de changemens, qui sait, peut-être encore ?

La constituante, à dire vrai, ne pouvait se placer à ce point de vue pour traiter la question du service militaire, et ce n’est pas sur des hypothèses qu’elle devait juger du projet de Dubois-Crancé. On peut regretter toutefois qu’elle n’ait pas cru devoir en adopter sinon toutes les données, au moins l’esprit général. Dans l’état d’inquiétude et d’irritation sourde où la révolution avait jeté l’Europe, la prudence la plus élémentaire lui commandait d’augmenter sensiblement l’effectif de l’armée, et, sans aller jusqu’au système de Dubois-Crancé, il est inconcevable, isolée comme elle l’était, qu’elle n’ait pas mieux senti la nécessité de se tenir prête à tout événement. Lorsque Narbonne, au commencement de 1792, entreprit, pour rassurer l’opinion publique émue, son fameux voyage aux frontières, il ne trouva que 120,000 hommes de troupes échelonnées de Lille à Bâle, aux Pyrénées et sur les Alpes. Quant aux cent mille auxiliaires décrétés au commencement de 1791 et destinés à remplacer la milice, ils n’existaient encore que sur le papier. C’est ainsi que la constituante, et la législative après elle, s’étaient mises en situation de faire face à l’Europe, et voilà bien la mesure de leur esprit politique et de leur perspicacité.

Il faut dire aussi, pour être juste, que la cause du service militaire universel eût gagné à être défendue par un autre avocat. Dans un débat qui touchait à tant d’intérêts, la plus grande prudence s’imposait aux orateurs de la minorité. Tout au contraire, Dubois-Crancé parut prendre à tâche de froisser ses collègues, en se faisant à plusieurs reprises, au cours de sa discussion, l’écho des accusations les plus injurieuses contre l’armée. Ce n’était pas le moyen de rallier à son projet les nombreux militaires qui siégeaient à la constituante, et l’on comprend l’émotion qui s’empara d’eux à ces mots : « Est-il un père qui ne frémisse d’abandonner son fils, non aux hasards de la guerre, mais au milieu d’une foule de brigands inconnus, mille fois plus dangereux ? »

L’assemblée bondit sous cet inqualifiable outrage et y répondit par des manifestations d’une extrême vivacité. Eût-il en de sérieuses chances de succès, après un tel éclat, le projet de Dubois-Crancé ne pouvait qu’être écarté. Tout n’était pas, au surplus, également bon dans ce projet et, s’il est permis de supposer que son succès eût été de grande conséquence, il convient aussi d’en blâmer plus d’une disposition. En ce qui touche l’avancement surtout, les idées de Dubois-Crancé étaient singulièrement subversives, et c’est à leur adoption, lors de la création des bataillons de volontaires, que sont imputables en partie l’indiscipline et les désordres du plus grand nombre de ces corps. Considérant « qu’il est juste que, dans tout état, les subalternes choisissent leur supérieur, » il proposait que les différens grades fussent donnés au scrutin. Quant à l’objection tirée de « l’esprit de cabale, d’intrigue et d’insubordination que cette méthode pourrait mettre dans la troupe, » il ne s’en embarrassait guère. « Un ministre n’est-il pas plus facile à tromper ou à séduire qu’un régiment entier ? » En d’autres termes, tous les droits aux inférieurs, toutes les précautions contre les chefs. C’est déjà la doctrine et l’état d’esprit jacobin : on dirait du Robespierre ou du Bouchotte.

Dans cette première phase de sa carrière parlementaire, soit que ses idées ne fussent pas bien assises, soit que la pratique n’en eût pas encore redressé les côtés chimériques ou dangereux, l’action de Dubois-Crancé n’avait pas, on le voit, toujours été ni très efficace ni très heureuse. Tout au rebours à la Convention : là sa pensée se précise et s’élève et son jugement s’assure. Aux illusions qui le troublaient, aux rancunes et aux préventions qui l’égaraient naguère, succède une vue très nette des dangers de l’heure présente et des remèdes qu’ils comporteraient. Ce n’est plus maintenant qu’il ferait à l’ancienne organisation de l’armée son procès et qu’il exalterait l’esprit national aux dépens de l’esprit militaire. C’est bien plutôt à sauver ce qui reste de cette organisation et de cet esprit qu’il juge que consiste le patriotisme et qu’il va désormais s’appliquer. Car, malgré les étonnans succès de la campagne de 1792, Dubois n’a pas d’illusion ; écoutez plutôt : « L’armée est complètement désorganisée, aucune de ses parties n’est liée, ni ne peut se porter de secours mutuels ; à peine les individus se connaissent-ils. — Tel régiment a son premier bataillon à l’armée de Miranda, son second à l’armée de Custine, ses grenadiers avec Dumouriez, son dépôt à Metz ou à Strasbourg. L’infanterie est toute morcelée, incomplète, divisée en fractions dont les généraux ne peuvent tirer parti qu’en les accolant à des bataillons de volontaires. » Dans ces conditions, pour sortir de ce chaos, pour rétablir la discipline, prévenir la désertion qui s’accroît tous les jours, pour mettre un terme aux conflits des volontaires et de la troupe de ligne, quel parti va-t-on prendre ? Dans le comité militaire, les opinions étaient fort partagées : Aubry, Pontécoulant, Milhaud opinaient pour le maintien du statu quo ; les autres, ou n’avaient pas d’avis, ou comme les généraux présens à Paris et qu’on avait appelés, demandaient du temps pour réfléchir. Du premier coup, Dubois-Crancé, lui, trouve, indique la solution et par la vigueur de son argumentation l’impose à ses collègues.

L’amalgame est voté conformément à son plan : « Les gardes nationales et les troupes de ligne seront à l’avenir sous un seul et même régime, c’est-à-dire sans différence de paie, sans distinction de nom, ni d’uniforme, absolument assimilés l’un à l’autre, sous tous les rapports de la solde et de l’avancement. »

Quelques jours plus tard, le 21 février 1793, après un débat qui ne dura pas moins de deux semaines et dans lequel Dubois-Crancé défendit pied à pied son projet, la Convention l’adoptait à son tour, consacrant ainsi par son vote le principe fécond de l’unité de l’armée.

Toutefois ce n’était pas assez d’avoir proclamé ce principe : il fallait en assurer l’application et veiller à ce qu’il ne demeurât pas, comme tant d’autres, à l’état de lettre morte. Grosse difficulté ; car, ni les circonstances ne permettaient au printemps de 1793, ni les généraux, pour la plupart, n’étaient pressés de procéder à la nouvelle formation, et si mauvais que fût l’instrument existant, on n’y pouvait évidemment toucher, en l’état, sans s’exposer aux plus graves dangers. Avant de fondre les élémens si divers et si peu cohérens dont se composaient à cette époque les armées de la république, il était de toute nécessité d’avoir, avec ces armées, telles quelles, repoussé la coalition et vaincu les contre-révolutionnaires.

L’ajournement s’imposait donc, et Dubois-Crancé, bon gré mal gré, dut s’y résigner. Lyon, d’ailleurs, le réclamait, et, sur ce nouveau théâtre, il allait pendant plusieurs mois trouver, comme on le verra plus loin, l’emploi de ses facultés.

Mais à peine est-il rentré de sa mission, à peine a-t-il repris sa place au comité militaire, qu’il revient à la charge et qu’aussitôt, grâce à l’ardeur dont il est animé, grâce à l’activité qu’il déploie, la question prend une face et des proportions toutes nouvelles. Le 24 octobre, le jour même de sa réapparition aux séances, sur le tableau qu’il lui fait de la situation de l’armée, du désordre qui règne dans l’administration, des réclamations qu’il a reçues de tous côtés, le comité décide : « Qu’il sera demandé au ministre de la guerre un état de la force armée de la république, détaillé par bataillon ancien et nouveau et par escadron de cavalerie. »

En même temps, il charge trois de ses membres « de s’entendre avec le comité de salut public pour la répartition de la levée prochaine, en partant de ce principe qu’il ne faut plus créer de nouveaux corps, mais compléter les anciens. »

« Présentez un travail, on examinera après, » répond le comité de salut public aux délégués du comité militaire.

C’était une fin de non-recevoir : Dubois-Crancé ne s’y trompe pas ; il sait qu’il a dans Barère un ennemi personnel, et Barère a entraîné Carnot, qui, n’en ayant pas en l’idée, ne veut pas entendre parler de l’amalgame. N’importe, il se met à l’œuvre, et dans l’espace de moins d’un mois, du 30 octobre au 24 novembre, le travail est terminé sur les bases suivantes : envoi de la nouvelle levée dans les anciens corps, fixation de la demi-brigade à trois bataillons dont deux de volontaires et un de ligne ; relèvement de l’effectif des compagnies de 86 à 123 hommes ; suppression des compagnies franches, etc… — Il ne restait plus qu’à préparer le rapport de ce projet : le choix de Dubois-Crancé s’imposait. Effectivement il est nommé. C’était le 24 novembre ; deux jours après, il était prêt et le comité adoptant ses conclusions, arrêtait le 19 décembre : 1° de proposer l’envoi aux armées de commissaires spéciaux pour l’embrigadement ; 2° qu’il n’y aurait qu’un représentant par armée ; 3° que Dubois-Crancé ferait une instruction générale sur l’embrigadement et sur un mode d’administration et de comptabilité uniforme pour tous les corps.

Tout semblait fini : l’intervention de Carnot remet tout en question. Le 25 décembre, invité à se rendre à la séance du comité militaire, il y prend la parole et, sans tenir compte de ses travaux, l’invite à examiner de nouveau « s’il est utile, dans l’intérêt de la république, de laisser subsister l’embrigadement ordonné par la loi du 21 février dernier. » Dans la bouche de Carnot et de la part du tout-puissant comité, une telle invitation ressemblait fort à un ordre. En effet, très peu de jours après, le projet de loi sur l’embrigadement était abandonné, l’hégémonie du bataillon rétablie, et le comité nommait un nouveau rapporteur à la place de Dubois-Crancé. En ce temps-là fort heureusement, la Convention n’était pas encore tout à fait subjuguée. Sans hésiter, Dubois-Crancé porte le débat devant elle et lui soumet son rapport. Bien de vif, de net et de concluant comme cette démonstration. On a dit que l’embrigadement des troupes était un acte de fédéralisme. Or quels ont été les plus acharnés adversaires de la loi du 21 février ? C’est précisément toute la clique girondine. Dans le comité militaire : Aubry, Valazé ; dans la Convention Vergniaud, Guadet, Buzot ; aux armées Dumouriez, Custine ; pendant toute la campagne, les officiers aristocrates.

L’organisation de toutes les troupes de la république en demi-brigades pouvait offusquer « les généraux perfides, les intrigans fédéralistes ou les royalistes cachés ; » pour les patriotes, ses principes sont clairs et républicains, ses motifs pressans, son exécution facile. Elle détruira jusque dans leurs racines ces préjugés de corps, cet esprit des troupes de ligne qui faisait que les officiers sortis des anciens corps étaient tentés de se croire d’une caste différente des volontaires.

Sans doute on a déjà mis en vigueur la partie de la loi du 21 février relative à l’avancement. Mais « le défaut de réunion des trois bataillons en demi-brigades n’a pas permis aux individus qui les composaient d’étendre leurs choix au-delà de la sphère de leurs corps respectifs, souvent si affaiblis que nous avons des bataillons où il se trouve plus d’officiers que de soldats. »

La fusion ne s’est pas faite ; elle ne se fera que le jour où beaucoup d’officiers et de sous-officiers de la ci-devant troupe de ligne auront, soit par ancienneté, soit au choix, pris un rang supérieur dans les bataillons de volontaires et y auront porté leur expérience et leurs talens, et qu’en revanche la ci-devant ligne comptera parmi ses chefs beaucoup d’ex-officiers de volontaires qui lui infuseront « leur amour brûlant des principes de liberté et d’égalité. »

Le désordre est à son comble, et comment en serait-il autrement avec cette masse de corps sans cohésion et sans administration régulière ? Tel bataillon est composé de vingt-sept officiers et de trois soldats ; tel autre, qui n’a pas cent hommes, est payé au complet. Aucun commissaire général, aucun chef d’état-major n’a pu, jusqu’ici, ou voulu transmettre au bureau de la guerre l’effectif des corps confiés à sa surveillance.

C’est ainsi que l’armée, toute déguenillée, manquant de bas et de souliers, coûte 300 millions de plus qu’elle ne devrait coûter, pourvue de tout.

L’amalgame seul peut mettre un terme à ce chaos. Maintenant veut-on que cette grande opération réussisse ? Ce n’est pas aux généraux qu’il faut la confier, comme le propose le ministre. Ils ne sauraient apporter à cette tâche compliquée le soin, le désintéressement et la hauteur de vues nécessaire. D’ailleurs en auraient-ils le temps ? Ce n’est même pas aux représentans déjà en mission. Assez d’autres travaux les absorbent. « C’est une horloge à monter. Si vous voulez que ses mouvemens soient réglés, ne confiez pas les pièces de son mécanisme à soixante mains différentes et surchargées de travaux. » Enfin, dernier trait : la saison est favorable, la campagne est terminée victorieusement sur toute la ligne. On a trois mois devant soi. Comment n’en profiterait-on pas ?

Il était difficile de réfuter une argumentation aussi vigoureuse. Le nouveau rapporteur du comité, Cochon, l’essaya pourtant, mais sans succès. Quant à Carnot, voyant la partie perdue, la Convention décidée, il ne dit mot et, comme à son accoutumée, quand il ne se sentait pas le plus fort, il rentra ses angles.

Ainsi prévalut, malgré les comités militaire et de salut public, malgré la redoutable opposition de « l’organisateur de la victoire, » grâce à la sagesse de la Convention, grâce aussi et surtout à Dubois-Crancé, à sa fermeté soutenue, à son entrain communicatif, cette grande réforme de l’amalgame, d’où date vraiment l’éclatante supériorité des armées de la république sur celles de la coalition. En 1792, c’était un coup de fortune et la trahison de la Prusse envers ses alliés qui avaient sauvé la France ; en 1793, c’était une convulsion générale, le débordement, l’inondation d’un million d’hommes, qui, de leur choc irrésistible, avaient fait reculer les vieilles troupes de Marie-Thérèse et de Frédéric II. A partir de 1794 et au fur et à mesure de l’embrigadement, les prodigieux succès de la révolution s’expliquent, en grande partie, par la valeur de l’instrument qu’elle a désormais entre les mains et qui n’est autre, au fond, que le ci-devant régiment reconstitué sous un autre nom. En effet, après deux années de tâtonnemens, de désordre et de cacophonie, ce qu’on a trouvé de plus sage encore, c’est d’en revenir à l’ancienne formation, aux unités consacrées par l’expérience et le temps : plus de compagnies franches, de légions plus ou moins germaniques, de bataillons ou d’escadrons isolés, sans cohésion et sans lien entre eux, plus riches en états-majors qu’en soldats ; un type unique, la demi-brigade, et pour toute marque distinctive, des numéros que la gloire attend.


III

Le rôle prépondérant joué par Dubois-Crancé dans cette question de l’amalgame, la persévérance et le succès de ses efforts suffiraient à lui marquer, dans la révolution, sa place au nombre de ceux qui rachetèrent leurs erreurs, sinon leurs crimes, par de grands services. Peut-on en dire autant de sa mission à l’armée des Alpes et devant Lyon ? et, d’une façon plus générale, de sa valeur comme homme de guerre ? M. le colonel Yung n’en doute pas, et c’est son droit : il est de l’artillerie et doit certainement se connaître aux sièges ; mais l’opinion de l’artilleur Bonaparte a bien aussi sa valeur, et Bonaparte n’avait que du dédain pour Dubois-Crancé. Il ne voulut même pas, on l’a vu, lui confier une demi-brigade après le 18 brumaire. Carnot n’était guère mieux disposé pour son collègue et, dans sa correspondance, à plus d’une reprise, il le rudoie fort. Robespierre allait plus loin : il ne lui reprochait pas seulement ses lenteurs et son impéritie ; dans son fameux discours sur la faction de Fabre d’Églantine, il l’accuse nettement de concussion et « d’avoir trahi devant Lyon les intérêts de la république. » Si je cite ce dernier témoignage, ce n’est pas pour m’en emparer ; c’est simplement pour montrer en quelle faible estime les contemporains les mieux placés pour le juger tenaient la personne[11] et les talens militaires de Dubois-Crancé. Il n’y a guère que Jomini qui, dans son récit des opérations du siège de Lyon, lui ait été jusqu’à un certain point favorable. Encore l’appelle-t-il un « commissaire cruel et soupçonneux, » et donne-t-il à entendre que la Convention n’eut pas tort de le remplacer par Doppet.

Quoi qu’il en soit, écartons ces témoignages, puisqu’au demeurant et malgré le poids de l’un d’entre eux, ils n’ont que la valeur de jugemens individuels, et tâchons de dégager des faits eux-mêmes une opinion raisonnée.

Lorsque Dubois-Crancé, au commencement de mai 1793, reçut avec ses collègues Nioche et Gauthier l’ordre de se rendre à l’armée des Alpes, les choses avaient déjà pris dans tout le midi la tournure la plus inquiétante. A Lyon, la contre-révolution, parée des couleurs de la gironde, était sur le point d’entrer en lutte ouverte avec la Convention, après avoir constitué des autorités et une force armée indépendantes.

A Chambéry, le patriotisme dominait encore, mais les campagnes environnantes étaient demeurées ou redevenues royalistes. Les lois françaises y étaient méconnues, les assignats méprisés, la population hostile aux volontaires. On ne s’y serait pas procuré un œuf[12] pour cinq livres en papier. En Dauphiné, même esprit : Dubois et Gauthier trouvèrent Grenoble au pouvoir d’administrateurs suspects, d’accord avec ceux de Lyon et qui furent sur le point de les mettre en état d’arrestation. Dans le même temps, à Bordeaux, à Nîmes, à Montpellier, des mouvemens avaient éclaté. Les gardes nationales de Marseille et d’Aix s’étaient jetées sur Tarascon, celles de Nice occupaient le fort du Pont-Saint-Esprit, barrant ainsi la route du Rhône et se préparant à donner la main aux rebelles de Lyon.

Cependant l’armée des Alpes, qui avait toujours été sacrifiée, ne comptait que quelques bataillons de vieilles troupes et quelques milliers de volontaires misérablement vêtus et dans son principal arsenal, à Grenoble, on n’eût pas réuni quinze cents paires de chaussures et quinze cents fusils. Ajoutez que le brave Kellermann, qui les commandait, était l’homme le moins fait pour dominer une situation aussi compliquée et qu’il venait d’être appelé par le comité de Salut public, à Paris, pour rendre compte de sa conduite.

La tâche qui s’imposait aux commissaires de la Convention était donc, on le voit, singulièrement ardue. Dans les premiers jours de juin, l’insurrection s’étant ouvertement déclarée dans Lyon, ce fut bien pire encore. Laisser cette grande place d’armes aux mains des rebelles, c’était leur livrer trois armées et vingt départemens, couper la France en deux et donner au mouvement fédéraliste une force énorme. La Convention malheureusement ne vit pas cela du premier coup, et quand il eût fallu frapper, sans un jour de retard, elle perdit à négocier avec les chefs de l’insurrection lyonnaise près d’un mois et demi, que ceux-ci très habilement employèrent à s’organiser et à se fortifier. C’est le 29 mai que le mouvement avait éclaté par le renversement de la municipalité constituée et l’arrestation des représentans ; c’est le 12 juillet seulement qu’est pris le décret déclarant « traîtres à la patrie les administrateurs, officiers municipaux et fonctionnaires coupables d’avoir convoqué ou souffert le congrès départemental » et portant l’envoi à Lyon de forces suffisantes « pour faire respecter la souveraineté du peuple. » Dubois-Crancé, rendons-lui cette justice, avait mieux jugé la situation : à la première nouvelle du mouvement, il avait requis Kellermann de marcher sur Lyon avec dix bataillons d’infanterie et deux escadrons de cavalerie et pris sur lui de suspendre la marche de 4,000 hommes destinés à Toulon.

Il écrivait en même temps au comité de Salut public et à la Convention pour les presser d’agir avec vigueur. Au comité : « Le sang des patriotes a coulé, la représentation nationale a été violée et la contre-révolution est faite à Lyon au nom de la république… » Au président de la Convention… : « Nous avons une inquiétude bien plus grande, c’est que l’armée, aux prises avec les Piémontais, se trouve entre deux feux et se voie privée de tout moyen de subsistance ainsi que les départemens placés entre le Rhône et les Alpes. Prenez-y garde, au nom de la patrie… Il y a des coquins partout et sous tous les masques ; mais ne vous fiez pas aux belles paroles ; ce sont aujourd’hui les armes les plus acérées des contre-révolutionnaires ! .. »

Dans les premiers jours de juillet, nouvelle et plus vive insistance : « Sortez donc de votre léthargie, frappez un coup terrible sur Lyon et sur tous ses adhérens ; déclarez émigrés tous ces contre-révolutionnaires de l’intérieur. Déclarez que vous autorisez les communes à se partager leurs biens comme biens communaux. Un tel décret vaudra mieux que 100,000 hommes. » C’étaient là d’énergiques, de terribles conseils, et s’ils n’indiquent pas chez Dubois-Crancé beaucoup de sensibilité, si cette idée d’opposer à la contre-révolution la jacquerie montre bien de quels excès l’homme était capable ; en revanche, elle témoigne hautement en faveur de sa clairvoyance. Ici, comme tout à l’heure, dans la question de l’amalgame, il eut incontestablement le mérite de voir plus net et plus loin que la Convention et même que le comité de Salut public. Mais sa part, ainsi faite, et ce point une fois bien établi, cherchons maintenant si, dans la conduite des opérations, — car ce fut lui, en réalité, qui les dirigea, — il montra la même vigueur et le même coup d’œil que dans sa correspondance.

Assurément, les lenteurs de la Convention avaient eu les plus déplorables conséquences, et lorsqu’elle rendit, le 12 juillet, son décret, le mal avait déjà bien empiré. On ne pouvait plus désormais entrer dans Lyon sans coup férir ; il en fallait faire le siège et la ville, déjà forte par elle-même, avait en le temps de se mettre en sérieux état de défense : 20,000 gardes nationaux, appartenant, pour la plupart, à la classe moyenne et commandés par des chefs intrépides, presque tous anciens officiers, Perrin-Précy, le premier, un des héros du 10 août, de Virieu, de Nervo, de Grandval, de Grammont, de Lasalle, Clermont-Tonnerre, ses principaux lieutenans ; une nombreuse artillerie prise à l’arsenal, de nouvelles redoutes ajoutées aux anciennes et construites par un ingénieur fort expert, de grandes espérances, surexcitées par la faiblesse dont on avait fait preuve à leur égard, et, par suite, un moral excellent, tels étaient les moyens des insurgés lorsque les opérations commencèrent. Mais quand commencèrent-elles ? — la date est ici capitale, — le 24 août seulement, c’est-à-dire près de six semaines après le décret de la Convention. Le 16, Dubois-Crancé, pris d’un scrupule étrange et tardif, écrivait encore au comité que « l’assemblée devrait se contenter de la soumission des Lyonnais pour l’avenir et porter quelque adoucissement au décret du 12. » « — « Nous ferons notre devoir, ajoutait-il mélancoliquement ; nous ne pouvons qu’obéir et faire obéir ; mais nous ne répondons pas du dénouement ! » Le 21, de plus en plus perplexe, il essaie d’une dernière tentative de conciliation et voici de quel style, lui qui naguère blâmait sévèrement la mollesse de la Convention, il parle aux rebelles : « Votre sort seul me touche, j’oublie vos injures ; jamais elles ne m’ont affecté… Je vous conjure donc pour votre propre intérêt d’ouvrir enfin les yeux et d’obéir aux lois. Vous dites que vous avez accepté la constitution, que vous êtes nos frères. Prouvez-le en ouvrant amicalement vos portes… La Convention peut faire grâce aux coupables s’ils prouvent qu’ils n’ont été qu’égarés. » Ainsi, pour attaquer Lyon, avec tous les moyens dont il disposait, malgré les préparatifs qu’il avait pu faire et les mesures préventives qu’il avait en le loisir de prendre du 29 mai au 12 juillet, il n’avait pas fallu moins de quarante jours à Dubois-Crancé. Encore ne se décide-t-il à tirer contre les rebelles son premier coup de canon qu’après avoir épuisé vis-à-vis d’eux toutes les voies de douceur et de persuasion. Que l’on admire après cela son activité, sa résolution et son énergie ; qu’on prétende qu’il ait déployé dans cette première phase du siège de Lyon des qualités militaires de premier ordre, c’est en vérité bien de la hardiesse.

Eut-il du moins, une fois les opérations commencées, un peu plus de vigueur et d’entrain ? Pour bombarder et brûler Lyon, ah ! oui certes. Du 23 août au 26 septembre, cette malheureuse ville eut à supporter le plus terrible ouragan de fer et de feu qui se soit jamais abattu sur une place de guerre. Le bombardement de Lille par les Autrichiens, en 1792, est resté fameux, et les historiens de la révolution n’ont pas en assez de sévérités pour ses auteurs. Celui de Lyon par Dubois-Crancé, par des Français, présente un bien autre caractère d’atrocité. La préméditation, l’ordre et la méthode qui présidèrent à cette affreuse destruction, sa longueur, l’indifférence avec laquelle elle s’accomplit, le calme et l’aisance avec laquelle Dubois-Crancé nous en parle, tout se réunit pour en augmenter l’horreur. Écoutez : « La nuit dernière nous a beaucoup servi pour établir nos batteries. Les bombes sont prêtes, le feu rougit les boulets, la mèche est allumée. Nous ferons la guerre demain soir à la lueur des flammes qui dévoreront cette ville rebelle. Oui, bientôt, Isnard et ses partisans iront chercher sur quelle rive du Rhône Lyon a existé. » (18 août, Lettre au comité.)

Quelques jours après, le 23, à la Convention : « Le feu des bombes a commencé hier à sept heures du soir (24 août 1793), après trente heures livrées inutilement à la réflexion. Les boulets rouges ont incendié le quartier de la porte Sainte-Claire. Les bombes ont commencé leur effet à dix heures du soir. A minuit, il s’est manifesté de la manière la plus terrible vers le quai de la Saône ; d’immenses magasins ont été la proie des flammes, et quoique le bombardement eût cessé à sept heures, l’incendie n’a rien perdu de son activité. On assure que Bellecour, la porte du Temple, la rue Mercière, la rue Turpin et autres sont incendiées ; on peut évaluer la perte à 200 millions. Il en coûtera à la république une de ses plus importantes cités et d’immenses accaparemens de marchandises. » Un peu plus tard, le 25, aux Jacobins, car il faut bien que les frères et amis reçoivent aussi leur rapport : « Frères et amis, la nuit du 22 au 23, une grêle de bombes et de boulets rouges ont assailli la ville de Lyon. Plus de cent maisons ont été incendiées, beaucoup de personnes ont péri ; on évalue le nombre à deux mille… La perte des muscadins est immense quant à leurs richesses ; elle excède déjà 200 millions. »

Et ainsi de suite : pendant plus d’un mois, la correspondance de Dubois-Crancé se soutient à ce diapason. Aussi, quand plus tard on lui reprochera sa mollesse, il pourra répondre avec orgueil et satisfaction : « On se permet légèrement de dire qu’il n’y a point eu de dégât. Certes 34,000 boulets rouges et 12,000 bombes ont cependant dû en faire. Nous n’avons vu que le quai du Rhône, et il n’y a pas une maison qui n’y soit ou détruite ou criblée depuis le pont de la Guillotière jusqu’au pont Morand. Nous avons aperçu derrière l’hôpital des quartiers entiers incendiés ; de toute l’Ile de l’Arsenal il n’existe presque plus rien, et une foule de maisons qui dans les rues ne paraissaient pas endommagées ont dans l’intérieur trois étages enfoncés par les bombes. »

Cependant, — et c’est ici qu’à notre humble avis Dubois-Crancé manqua de coup d’œil, — ces tristes exploits, il l’avoue lui-même, n’avançaient pas les choses. Vainement « le tir de l’artillerie ne discontinuait pas ; dès que l’incendie se manifestait quelque part, il était éteint de suite. » (Lettre du 17 septembre au comité de salut public.) Du haut des toits, jour et nuit, des femmes, sentinelles intrépides, veillaient au feu, et par les cris convenus qu’elles poussaient, dirigeaient les secours. Quant aux combattans, comme en Vendée, la barbarie des moyens employés pour les réduire, au lieu de les abattre, n’avait fait qu’exaspérer leur courage. « La Convention, disait leur chef, a soif de sang ; elle veut une expiation et une leçon. Lyon est condamné, je le sais ; il succombera. S’il ne s’agissait que de ma tête, je la donnerais ; mais combien de braves gens sont comme moi notés pour la hache du bourreau ! Mieux vaut la balle du soldat. Nous irons jusqu’au bout[13]. »

A de pareils adversaires qu’importaient les bombes et l’incendie ? Quand des hommes ont résolu de vendre chèrement leur vie et qu’ils sont placés, comme l’étaient ceux-ci, entre la victoire ou la guillotine, ce n’est pas avec des obus et même des roches à feu qu’on les amène à composition. Pour les vaincre, il faut le corps à corps. Or, à tout prix, Dubois-Crancé voulait l’éviter. Au début, il avait compté sur l’effet du bombardement ; à la fin, il escompta la famine ; jamais, à aucun moment, il n’eut confiance et ne voulut essayer d’une attaque générale de vive force[14], se bornant à enlever les uns après les autres les ouvrages et les postes avancés de l’ennemi, comme à Oullins ; encore ne s’y décida-t-il que dans la seconde quinzaine de septembre. A présent doit-on, comme on l’a prétendu, comme il l’a dit lui-même, en conclure que les moyens lui faisaient défaut ? Comptons un peu : dès la fin d’août, la Convention avait mis à sa disposition cent bouches à feu et l’avait renforcé de six compagnies d’artillerie, de dix bataillons de vieilles troupes et de deux régimens de cavalerie, qui lui permirent de former son corps de siège en quatre divisions chargées chacune d’une attaque différente. Un peu plus tard, une partie de la garnison de Valenciennes, disponible par suite de la capitulation de cette ville, était venue le rejoindre au nombre de 1,800 hommes. Bref, sans compter les réquisitionnaires qui lui arrivaient tous les jours, il pouvait disposer de 35,000 hommes, dont 8,000 environ de troupes réglées et 22,000 de réquisition[15].

Ces réquisitionnaires n’étaient pas tous, à dire vrai, de première qualité, et certes il y aurait beaucoup à dire sur les fameux Auvergnats de Couthon. M. Louis Blanc, qui a tracé de leur enthousiasme et de leur marche à travers les montagnes du Puy-de-Dôme un tableau plein de pittoresque et de mouvement, leur fait jouer, dans le dénoûment du drame lyonnais, un rôle important. Quand, de chacun de leurs sommets, à la voix de leur bien-aimé cul-de-jatte, ils dévalèrent comme une avalanche, armés de faux, de piques et de fourches, Lyon, dit-il, « sentit comme le froid de la mort, » La vérité, c’est que la plupart de ces rochers, comme les appelait emphatiquement Couthon dans son rapport, ne valaient pas « six liards[16], » qu’ils fondirent en route, avant d’être seulement à Montbrison, et qu’il fallut, pour en retenir quelques-uns, donner une indemnité de 3 livres à leurs femmes et de 20 sous à chacun de leurs enfans[17]. Tels étaient ces héros à 5 francs pièce l’un dans l’autre, et l’on comprend de reste la défiance de Dubois-Crancé à leur égard. Mais ce qui ne s’explique pas, c’est qu’avec les forces imposantes qu’il avait d’ailleurs sous la main, il se soit refusé, même en octobre, à frapper un coup décisif. Les Lyonnais, après tout, n’étaient que des gardes nationales, et leur nombre, à ce moment, ne devait plus être, tant s’en faut, de 20,000 ; beaucoup déjà manquaient à l’appel, et pour réduire le reste, sans attendre la famine, il eût suffi depuis longtemps d’une poussée vigoureuse. C’était l’avis de Couthon et de ses deux collègues, Châteauneuf-Randon et Maignet, que le comité, fatigué des lenteurs de Dubois-Crancé, lui avait adjoints. C’était aussi celui de Carnot, qui bouillait d’impatience en songeant à ces 35,000 hommes si malheureusement distraits de nos armées. « Le siège de Lyon serait-il donc interminable ? écrivait-il encore à Dubois-Crancé le 2 octobre. Enlevez cette ville rebelle à la pointe de la baïonnette et la torche à la main, si le bombardement entraîne trop de longueurs. » Cependant, Dubois-Crancé tenait toujours bon. A toutes les adjurations de ses collègues, à toutes les lettres du comité de salut public, il opposait un système d’inertie qui eût pu se soutenir, à la rigueur, en d’autres temps, mais qui, dans les circonstances où l’on se trouvait alors, touchait vraiment à la démence. Effectivement, considérez ceci : jamais, à aucune époque de son histoire, tant de périls à la fois n’ont assailli la France qu’en ces deux terribles mois d’août et de septembre. 1793. Au nord, à l’est, aux Pyrénées, en Vendée, sur toute la ligne enfin, sauf sur les Alpes, nos armées sont en pleine retraite. A Valenciennes, à Wissembourg, à Toulon, à Bellegarde, le drapeau national est abattu ; Mayence, notre dernier poste avancé sur le Rhin, a capitulé ; partout la défaite et partout l’invasion. C’en est fait si, par un suprême effort, d’un bond, d’un élan irrésistible, ramassant toutes ses forces et poussant droit à l’ennemi, chaque général, chaque armée ne parvient pas à rompre ce cercle de fer et de feu.

Chacun l’a compris et chacun à l’envi de se hâter : Jourdan, sur la Sambre ; Hoche, à Landau ; Kléber, en Vendée. Victorieux, c’est le salut ; vaincus, on recommencera. Seul, dans cette furie générale et si française, celle-là, — car ce n’est plus de conquête au-delà des monts qu’il s’agit ici, c’est de l’existence même, — seul, dis-je, dans ce prodigieux mouvement, un homme est demeuré froid. Durant six semaines, pendant qu’aux autres armées sonne le pas de charge, lui, sans se presser, méthodiquement, il s’attarde à détruire maison par maison des quartiers entiers dans une ville française et s’occupe à supputer ce qu’il en pourra bien coûter aux muscadins. Une seule fois, tout à la fin, il paie de sa personne et va de l’avant. Qu’attend-il donc pour marcher ? et qu’attend la Convention pour le rappeler ? Elle n’y a pas fait tant de façons avec Biron, avec Houchard, avec Custine, avec Brunet. Ah ! si Dubois-Crancé n’était pas soutenu, comme il l’est encore, aux Jacobins !

Enfin, elle se décide : à Kellermann, qui, sous le prétexte des Sardes à contenir, n’a jamais paru devant Lyon, trop heureux de laisser à un autre cette triste besogne, elle donne pour successeur Doppet. C’était, a dit Jomini, « une espèce de montagnard illuminé, mais très propre à seconder les vues de la Convention pour la réduction de la ville rebelle. » En effet, à peine arrivé, le 26 septembre, à peine a-t-il pris la direction du siège qu’un plan d’offensive vigoureuse est adopté. Les hauteurs de Sainte-Foix, vivement attaquées, tombent avec le pont de la Mulatière entre ses mains. Quelques jours plus tard, le 9 octobre, après une tentative désespérée de Précy pour rompre les lignes, le général montagnard entrait sans résistance dans Ville-affranchie. C’est le nom que va désormais porter Lyon.

Dubois-Crancé n’avait été pour rien dans ces dernières actions. Remplacé de fait par Doppet depuis le 26 septembre, il avait même perdu, depuis le 6 octobre, sa qualité de représentant en mission, et ce fut en simple particulier, en isolé, presque à la dérobée, qu’il se glissa dans la ville et qu’il put contempler son ouvrage. Ainsi se termina pour lui cette campagne de deux mois et demi (12 juillet — 26 septembre), si sévèrement jugée par la plupart de ses contemporains.

Tardivement entreprise, après des tentatives de conciliation au moins inutiles, conduite avec un mélange de mollesse et de barbarie, sans confiance et sans élan, par un temporisateur où il eût fallu un audacieux, personne n’avait encore en l’idée de la représenter comme une belle opération de guerre. Il était réservé à M. le colonel Yung, qui a tous les courages, d’entreprendre cette tâche ardue. Y a-t-il réussi ? L’histoire dira-t-elle avec lui désormais que Dubois-Crancé, « par son appréciation nette des faits, par sa décision, par la rapidité de ses mesures, sauva le midi de la France, en 1793, d’un désastre incalculable ? » J’ai cherché dans les pages qui précèdent à prouver le contraire, et c’est sur des chiffres et des faits, sur les témoignages et sur les documens les plus authentiques, que j’ai tâché d’asseoir en ce point mon jugement. A présent, si j’avais à le libeller, j’imiterais la Convention. J’accorderais volontiers à Dubois-Crancé que, a dans sa mission près l’armée des Alpes, et notamment à Lyon, il fit son devoir[18]. » Mais je ne lui accorderais que cela, je n’irais pas au-delà de ce certificat banal. Je lui refuserais, comme elle, la déclaration « d’avoir bien mérité de la patrie. » Tant d’autres en sont plus dignes !


IV

Du 5 août 1789 au 14 septembre 1799, en dix ans, on ne compte pas moins de dix-huit ministres de la guerre, dont pas un n’a vraiment marqué : Dubois-Crancé fait le dix-neuvième et le dernier de la série, et c’est un de ceux qui occupèrent le moins longtemps leur poste. Il n’y passa que quarante-sept jours, et s’il y brilla, c’est d’un éclat si fugitif et si discret que le souvenir même s’en était complètement perdu.

« Il était, a dit de lui Napoléon, incapable de remplir les fonctions de ministre, » et le général Gourgaud, qui a noté ce jugement en passant, dans ses Mémoires, ajoute que, lorsque Berthier lui succéda, il fut obligé, pour obtenir les états de situation des troupes et leurs emplacemens, d’envoyer aussitôt une douzaine d’officiers dans les divisions militaires et aux armées. Dubois-Crancé ne put lui fournir aucun renseignement, sauf pour l’artillerie. Tous les autres services étaient dans un désordre et dans une confusion complètes.

De ce jugement de Bonaparte et de l’anecdote qui le confirme M. le colonel Yung ne tient naturellement aucun compte, et c’est avec une imperturbable assurance qu’il affirme que, durant son court passage aux affaires, « Dubois-Crancé sut se montrer ce qu’il était : le premier organisateur militaire de l’Europe. »

En quoi, et comment ? A quelle grande réforme, à quelle œuvre considérable ce nouveau Louvois a-t-il attaché son nom ? Par quelle merveille d’activité, par quel travail surhumain a-t-il pu se placer, en moins de deux mois, au rang des Carnot et des Gouvion Saint-Cyr ? En cherchant bien, M. le colonel Yung a trouvé jusqu’à trois circulaires ou rapports relatifs à la réorganisation des bureaux du ministère de la guerre, à la restauration de l’esprit public, à la situation et aux mouvemens éventuels des armées durant l’automne de 1799 et l’hiver de 1800. En vérité, c’est un peu mince, et l’on est en droit de se demander si le biographe de Dubois-Crancé n’abuse pas ici de la spécialité qu’il s’est faite de prendre, les unes après les autres, toutes les opinions de Bonaparte et de les contredire, toutes ses actions et de les rabaisser. Il y a des maniaques en histoire, comme ailleurs, et c’est une forme particulière de névrose que le délire dont certains cerveaux sont atteints dès qu’il s’agit de « l’homme de brumaire. »

L’obsession chez M. le colonel Yung était depuis longtemps visible : et nous lui devions déjà quelques paradoxes de haut goût ; elle ne lui avait pas encore inspiré de jugement aussi hasardé. Car, enfin, passe encore de nous représenter Dubois-Crancé comme un patriote et comme un législateur habile ; mais vouloir faire de lui tout ensemble un grand caractère, un grand homme d’état, un grand général et même un grand ministre, manifestement ce n’est plus de la critique, ce n’est plus une thèse historique, c’est proprement un cas.

Sans doute, et ce sera ma conclusion, Dubois-Crancé n’avait pas été mis à son point par les historiens de la révolution. Moins heureux que beaucoup de ses contemporains dont ils ont précieusement gardé le souvenir, on ne sait pas toujours pourquoi, il était demeuré dans une obscurité que sa valeur et ses services ne méritaient point. On chercherait vainement son nom dans le précis de M. Mignet, et M. Thiers, qui a si complaisamment noté les moindres faits et gestes des girondins, ne le mentionne même pas à propos de l’amalgame. Au vrai, cependant, et pour peu qu’on y regarde de près, il eut, dans les personnages secondaires, une réelle importance ; une ou deux fois même, à la Convention, il s’éleva jusqu’aux premiers rôles et montra une incontestable supériorité de vues, mais ici doit s’arrêter l’éloge et commencerait l’hyperbole. Qu’on lui dresse une statue, si l’on veut, puisque aussi bien, par le temps qui court, la quantité passe avant la qualité et qu’il faut à la démocratie des héros à sa taille ; qu’elle soit du moins de moyenne grandeur et n’y mettons pas, pour Dieu, trop de bronze. Quand la Bavière n’était encore qu’un très petit état, elle couvrait ses places publiques et ses monumens d’un monde d’illustrations dont le voyageur étonné déchiffrait péniblement les noms ignorés. Ne devenons pas trop Bavarois : n’inventons pas trop de grands hommes ; tâchons plutôt de garder le culte des anciens, des véritables ; aimons-les, eussent-ils le malheur de s’appeler Louis XIV ou Napoléon. C’est encore le meilleur moyen d’en faire surgir de nouveaux et d’entretenir, dans une génération livrée déjà de toutes parts à tant d’influences desséchantes, le feu sacré du patriotisme et de la gloire.


ALBERT DURUY.

  1. Il ne s’agit ici, bien entendu, que de la partie purement politique (constitution et constitution civile du clergé).
  2. Il avait cessé de prendre la particule à cette époque : nous ferons désormais comme lui.
  3. Le mot appartient à M. Yung et je lui en laisse la responsabilité. Il serait plus exact de dire : l’assemblée presque tout entiers, car malgré la pusillanimité dont la grande majorité de la Convention fit preuve dans cette triste journée, il y eut quelques honorables exceptions.
  4. Compte-rendu de la mission de Dubois.
  5. C’était un pur mensonge : les Dubois-Crancé figuraient depuis trois générations dans les annuaires avec leurs titres, et si leur noblesse avait pu leur être contestée jadis, elle était devenue très authentique en 1780 par l’octroi de lettres d’approbation de service portant création de noblesse.
  6. Réponse à Couthon.
  7. « Ta mémoire n’est pas heureuse, Maignet, car c’est moi-même qui ai proposé que l’on n’entrât dans Lyon que l’épée d’une main et la torche dans l’autre. Ce système m’appartenait si bien que j’en avais usé le 24 septembre à Oullins, et que j’avais recommandé à Vaubois d’en user aux Brotteaux le 29, ce qu’il fit. Tu veux t’en faire honneur, soit, mais ne m’accuse pas d’une opinion contraire. » (Dubois-Crancé, réponse à Maignet.)
  8. Extrait d’un rapport fait au nom du comité de salut public sur le nombre des officiers généraux à conserver pour la prochaine campagne.
  9. Barras, dans ses Mémoires encore inédits, que j’ai pu consulter, ne prononce même pas son nom. Gohier, dans les siens, ne le traite pas moins dédaigneusement, et certes, si Dubois-Crancé l’eut secondé dans sa résistance à Bonaparte, il n’eût pas exprimé ce regret significatif : « Ah ! si le ministère organisé après le 30 prairial n’eût pas été mutilé, si, à la police, un homme probe n’eût pas été remplacé par un homme pervers, si Bernadotte était raté au ministère de la guerre,.. le 18 brumaire n’eût pas en lieu, u M. Thiers va plus loin encore dans son récit des faits antérieurs au 18 brumaire : « Dubois-Crancé, dit-il, avait en quelque sorte transporté son portefeuille chez Bonaparte. »
  10. Les milices ne furent supprimées qu’un peu plus tard, le 4 mars 1791.
  11. Barbaroux le considérait comme un intrigant et il en donne, dans ses Mémoires, une raison qui n’est pas sans valeur : « Nous nous étions, dit-il, opposés à la nomination de Dubois-Crancé comme député suppléant des Bouches-du-Rhône). Nous avions dit qu’un militaire qui, dans le péril de la patrie, demandait à quitter l’armée pour passer dans le sénat, ne pouvait être qu’un intrigant. Nous sommes-nous trompés ? »
  12. Compte-rendu à la Convention de la mission des représentans du peuple à l’armée des Alpes.
  13. Réponse de Précy aux propositions de paix de Dubois-Crancé. Voir Barante, Histoire de la Convention.
  14. On pourrait faire ici plus d’un rapprochement curieux entre le siège de Lyon par Dubois-Crancé, en 1793, et le siège de Paris par M. Thiers, en 1871. Dans l’un comme dans l’autre, c’est le système de temporisation et d’atermoiement qui domine ; ce sont les mêmes hésitations et la même répugnance pour toute attaque de vive force. Il n’est pas jusqu’aux tentatives de conciliation si justement reprochées à Dubois-Crancé dont on ne retrouve l’illusion, à quatre-vingts ans de distance, chez M. Thiers. Jusqu’au bout, Dubois-Crancé crut qu’il entrerait dans Lyon par la famine ; jusqu’à la fin, M. Thiers fut en pourparlers secrets pour la livraison d’une porte qui ne devait jamais s’ouvrir. (Voir sur ce dernier point les Convulsions de Paris, par M. Maxime Du Camp.)
  15. . Ce sont les chiffres mêmes de Dubois-Crancé dans son compte-rendu. M. Yung les réduit à trente mille. De quel droit ?
  16. Expression de Dubois-Crancé.
  17. Dubois-Crancé et Gauthier (Lettre à Maigret, 17 septembre).
  18. Séance du 2 brumaire an III.