Un Naturaliste dans l’archipel malais
La côte sud-est de l’Asie se continue par un vaste banc sous-marin qui porte la presqu’île de Malacca et les îles de Sumatra, Java et Bornéo. On n’a pas toujours présente à l’esprit l’étendue réelle de ces îles de l’extrême Orient. Bornéo seule, que l’équateur divise en deux parts égales, est assez grande pour contenir le royaume de la Grande-Bretagne tout entier, que l’on pourrait y coucher dans un lit de forêts. Les voyages d’une île à l’autre durent des semaines, des mois. La profondeur moyenne de la mer dans ces parages n’est que d’environ 70 mètres, et les navires peuvent mouiller à peu près partout ; mais un détroit d’eaux très profondes, qui baignent Célèbes et les îles Philippines, sépare cette région d’un autre plateau sous-marin qui s’étend au nord de l’Australie, et sur lequel repose, avec d’autres îles plus petites, la Nouvelle-Guinée. Une chaîne continue de volcans, dont un grand nombre encore en activité, coupe Sumatra et Java de l’ouest à l’est, et se dirige ensuite vers le nord à travers les Philippines. Des secousses souterraines se font sentir au moins chaque mois, et rarement l’année se passe sans qu’un district quelconque soit ravagé par un tremblement de terre sérieux où par une éruption de laves. Des cratères éteints depuis plusieurs siècles se rouvrent tout à coup et détruisent les villages malais audacieusement perchés sur leurs flancs. L’éruption du Papanda-Yang de Java, en 1772, a enseveli quarante villages ; celle du Tomboro, en 1815, a coûté la vie à 12,000 habitans de l’île de Sumbava.
Ce développement si imposant des forces souterraines présente cependant tous les caractères d’un phénomène relativement récent qui n’a pas encore effacé les vestiges de la distribution ancienne des terres et des eaux. Le détroit qui divise l’archipel en région indo-malaise et région austro-malaise, comme les appelle M. Wallace, sépare deux mondes. La faune et la flore de la première région attestent qu’elle a fait partie du continent asiatique, dont elle n’a été détachée, selon toute apparence, qu’à une époque peu reculée, par l’affaissement graduel d’une partie du sol, miné par les éruptions volcaniques. L’éléphant, le tapir, le rhinocéros de Sumatra, le bétail sauvage de Java et de Bornéo, appartiennent à l’Asie méridionale ; les oiseaux et les insectes de ces îles offrent également la plus grande ressemblance avec ceux du continent. On ne peut pas rendre compte de ce fait par des migrations récentes, car, si l’on excepte les espèces voyageuses, l’oiseau et l’insecte sont arrêtés par l’eau ; ils restent confinés dans les îles qu’ils habitent. L’air de famille que l’on remarque dans les productions de la région indo-malaise et dans celles de l’Asie ne s’explique donc que par l’hypothèse de la communauté d’origine de ces terres. Au-delà du détroit, à l’est de Célèbes, la flore et la faune portent le cachet de l’Australie, dont les étranges produits semblent être les derniers représentans d’un autre âge du globe. En passant, par exemple, de l’île Bali à l’île Lombok, éloignée à peine de 30 kilomètres de la première, mais située du côté opposé du détroit, on visite en quelques heures deux contrées qui diffèrent l’une de l’autre autant que l’Europe diffère de l’Amérique.
Ces contrastes entre les deux régions de l’archipel malais frappent d’autant plus qu’ils ne correspondent nullement à des différences tranchées dans les conditions physiques de ces pays. La Nouvelle-Guinée ressemble à Bornéo par son climat, par l’aspect général de la végétation et par l’absence de volcans ; mais la faune est tout à fait dissemblable dans les deux îles, tandis que les plaines de sable de l’Australie produisent encore aujourd’hui les oiseaux qui peuplent les épaisses et humides forêts de la Nouvelle-Guinée et des îles voisines. C’est en étudiant cette démarcation persistante des faunes d’origine diverse que le naturaliste parvient à retracer les limites d’anciens continens engloutis par les eaux, et à compléter l’histoire des révolutions du globe sur des points qui échappent aux moyens d’investigation des géologues.
L’espoir de mettre en pleine lumière cette ancienne division de l’archipel malais, signalée pour la première fois par M. Windsor Earl, fut pour beaucoup dans les motifs qui déterminèrent M. Wallace à y faire un séjour de huit ans. De 1854 à 1862, le célèbre naturaliste a parcouru ces îles en tout sens ; il en a étudié le sol, les plantes, les animaux et les habitans[1]. Les splendides collections qu’il a rapportées en Angleterre renferment 125,660 objets : mammifères 310 spécimens, reptiles 100, coquillages 7,500, oiseaux 8,050, papillons 13,100, coléoptères 83,200, insectes divers 13,400. Ces nombres donnent une idée du profit que la science peut attendre d’une expédition même entreprise avec des moyens restreints. Quelques-uns des résultats auxquels M. Wallace s’est vu conduit par ces recherches ont été déjà publiés par lui dans les recueils scientifiques anglais ; le récit détaillé de son voyage se trouve consigné dans deux volumes fort attachans qui viennent de paraître, et auxquels nous ferons ici quelques emprunts. Disons tout de suite que les faits constatés par l’éminent naturaliste anglais établissent avec certitude la division de l’archipel malais en deux régions d’origine différente. Il croit même avoir retrouvé dans la distribution des races humaines la confirmation de ce grand fait géologique ; pour lui, toute cette population bigarrée descend de deux races primitives, celle des Malais et celle des Papous de la Nouvelle-Guinée. Leur ligne de démarcation ne coïncide pas avec celle des faunes et des flores, elle court plus à l’est. C’est que la race malaise, la plus vigoureuse et la plus intelligente des deux, a franchi ses limites naturelles et empiété sur le territoire de la race rivale.
Un des lieux les plus intéressans qu’un voyageur venu d’Europe puisse visiter dans ces parages est la ville de Singapour, bâtie sur un îlot qui fait face à l’extrémité sud de la presqu’île de Malacca. Il est difficile de rencontrer un mélange plus curieux de races, de religions, de mœurs et de langues. Le gouverneur, la garnison, les principaux marchands, sont des Anglais ; mais le gros de la population est formé par les Chinois, qui se livrent au commerce, aux métiers et à la culture des champs. Les Malais sont ici pêcheurs et marins, c’est aussi parmi eux que se recrute la police. Les palefreniers et les blanchisseurs sont généralement des Bengalais ; parmi les petits commerçans, il se rencontre encore bon nombre de Portugais, de Klings venus de l’Inde, d’Arabes, de Parsis, sans compter les Javanais et les indigènes des autres îles de l’archipel qui se trouvent de passage à Singapour. Dans le port, les navires de toutes les nations civilisées se croisent avec les jonques chinoises et les praous des Malais, comme dans l’intérieur de la ville les mosquées, les temples hindous, les bazars chinois, alternent avec des maisons d’Européens bâties dans tous Les styles.
Dans ces bazars, on est étonné d’acheter une foule d’objets d’industrie moins cher qu’on ne les paierait en Europe : du fil blanc, des canifs, des tire-bouchons, de la poudre, du papier à écrire, vous sont offerts à très bas prix. Les propriétaires de ces échoppes sont d’ailleurs accueillans ; ils vous montrent avec empressement toutes leurs marchandises, et n’ont pas l’air mécontent, si vous les quittez sans avoir rien acheté. Ils surfont un peu et se laissent marchander ; mais ce reproche s’applique beaucoup moins aux Chinois qu’aux Klings, qui demandent généralement le double du prix qu’ils acceptent pour leur marchandise. Il suffit d’avoir une fois acheté quelque chose à un de ces marchands pour qu’il vous considère comme son client ; s’il vous voit passer, il vous adresse la parole, vous engage à entrer, à vous asseoir et à prendre une tasse de thé avec lui. On a quelque peine à comprendre comment tous ces gens qui vendent les mêmes menus objets trouvent à gagner leur vie. Les tailleurs et les cordonniers travaillent bien et à des prix très modérés. Les barbiers ont toujours beaucoup de besogne ; ils rasent les têtes et nettoient les oreilles avec une foule de petits instrumens combinés pour cet usage. Dans l’enceinte de la ville, il y a des ateliers de forgerons qui s’occupent principalement de la fabrication de fusils, de beaux fusils à pierre dont les canons sont faits avec des barres de fer forées à la main. Les cris des porteurs d’eau, des fruitiers et marchands de comestibles sont aussi variés et aussi assourdissans que les cris de Londres ou de Paris. Quelques-uns se promènent avec un fourneau portatif au bout d’une perche passée sur l’épaule et lestée à l’autre bout d’une table sur laquelle on vous sert un repas de riz et de poisson pour deux ou trois sous.
Les jésuites français ont établi dans l’intérieur des missions qui paraissent avoir beaucoup de succès parmi les Chinois. A Bakittima, ils possèdent une petite église assez prospère. On sait qu’ils ont le même succès en Cochinchine et en Chine ; leurs établissemens sont parsemés sur l’immense territoire du Céleste-Empire, et ils ont résisté à toutes les persécutions. Le secret de cette étonnante vitalité doit être cherché en partie dans l’économie avec laquelle les fonds disponibles sont administrés ; en tout pays, les missionnaires doivent vivre avec une somme de 750 francs par an. La compagnie peut ainsi multiplier le nombre de ses émissaires, et les indigènes, qui les voient vivre simplement et pauvrement, leur accordent bientôt leur confiance.
L’île de Singapour est couverte de collines boisées ; sur quelques points, on rencontre encore des restes de forêts vierges. Les scieurs et charpentiers chinois, qui depuis nombre d’années exploitent ces forêts, ont préparé le terrain pour les entomologistes, car les amas de feuilles sèches, de troncs pourris et de sciure de bois recèlent d’innombrables coléoptères. Aussi M. Wallace y fit-il une récolte aussi belle que naturaliste puisse la rêver. La seule chose un peu désagréable dans ces chasses aux insectes était le voisinage des tigres, que l’on entendait toujours rugir dans la profondeur des bois. Ils dévorent en moyenne un Chinois par jour ; on les redoute beaucoup dans les plantations de gingembre, qui d’ordinaire occupent des jungles récemment défrichés. M. Wallace faillit plusieurs fois disparaître dans les fosses de forme conique, profondes de 5 ou 6 mètres, que l’on creuse à leur intention. Autrefois on plantait au milieu de chaque fosse un fort pieu pointu ; mais cela a été interdit depuis qu’un voyageur s’est empalé en tombant dans un de ces trous.
Pendant l’automne de 1854, M. Wallace fit une excursion à Malacca et au Mont-Ophir. La vieille et pittoresque cité de Malacca est bâtie le long d’une petite rivière : les rues étroites, à maisons serrées, sont habitées par des Chinois et par les descendans des Portugais ; dans les faubourgs, qui ressemblent à des jardins, se trouvent les villas des employés anglais. Le massif palais du gouvernement, le vieux fort et les ruines d’une cathédrale sont les derniers témoins de la splendeur passée de cet ancien centre du commerce international. L’idiome qu’on y parle aujourd’hui à côté de l’anglais est une sorte de phénomène philologique ; c’est le portugais dépouillé de ses terminaisons, et pour ainsi dire réduit aux racines. Les verbes n’ont plus ni modes, ni temps, ni nombres, ni personnes ; les adjectifs ont perdu le féminin et le pluriel. Eu vai signifie je vais, je suis allé, j’irai selon la circonstance. Quelques mots de malais complètent cette langue, qui offre un curieux exemple de retour à l’état primitif.
Cette contrée, encore peu explorée à cause de l’insalubrité de l’air, paraît être très riche en oiseaux de toute sorte. Accompagné par un jeune homme de Malacca qui avait pris goût à l’histoire naturelle, M. Wallace résolut de pousser une pointe jusqu’au Mont-Ophir, qui passe pour un foyer de fièvres, peut-être à tort, car ni M. Wallace ni aucun de ses gens n’eut à souffrir de ce voyage. Une attaque de fièvre, qu’il avait eue à Malacca même, avait promptement cédé à l’usage de la quinine. Le Mont-Ophir est situé dans l’intérieur de la presqu’île, à une vingtaine de lieues de Malacca. M. Wallace partit avec son ami indigène et avec six Malais qui portaient les bagages et les provisions. Pendant la traversée des forêts, où l’on marchait souvent dans la boue jusqu’aux genoux, on était beaucoup incommodé par les sangsues terrestres qui infestent cette région. Elles se tiennent sur les herbes et sur les feuilles des arbres, et dès qu’elles entendent un bruit de pas, elles se dressent et se tendent de toute leur longueur pour s’attacher à la peau de l’animal ou de l’homme qui passe à leur portée. La première piqûre est à peine sensible, ce qui leur permet de se gorger de sang avant qu’on s’en aperçoive. En se baignant à l’approche de la nuit, les voyageurs découvraient ordinairement une douzaine de ces petites bêtes sur leurs jambes, quelquefois aussi sur d’autres parties du corps. M. Wallace, un soir s’en enleva une du cou ; elle s’était fixée tout près de la veine jugulaire. Les sangsues de Malacca sont assez petites, leur longueur n’excède pas 2 centimètres ; quelques-unes sont tachetées de jaune clair. A Bornéo, on en trouve qui atteignent 20 centimètres.
Avant d’arriver au sommet du Mont-Ophir, qui a plus de 1,200 mètres de hauteur, on traverse un plateau incliné de roche unie, que les indigènes appellent Padang-batu (champ de pierre). Dans les fissures du rocher poussent de très belles fougères arborescentes, des conifères et d’autres plantes que nos serres ne connaissent pas encore. De l’eau, on n’en trouve ici que dans les admirables réservoirs des népenthès. La feuille de ces plantes se termine en fil, et ce fil porte un véritable gobelet, surmonté d’un couvercle et toujours rempli de liquide. Le gobelet du népenthès-rajah de Bornéo en renferme jusqu’à deux litres. M. Wallace trouva l’eau des pitcher-plants très pure et potable, quoiqu’un peu tiède. Le sommet de la montagne est formé par un plateau pierreux couvert de rhododendrons et d’autres broussailles. La forêt qui l’entoure donne asile au tigre et au rhinocéros ; mais les éléphans, qui étaient encore nombreux il y a trente ans, ont complètement disparu. M. Wallace resta plusieurs semaines au pied du Mont-Ophir, où les indigènes lui avaient construit une hutte, et revint à Malacca avec un riche butin.
De Malacca, il se rendit a Bornéo, où il fit un séjour de quinze mois. Le feu rajah, sir James Brooke, le reçut à bras ouverts ; il le fit loger chez lui toutes les fois que M. Wallace revint à Sarawak, sa capitale. Pendant les neuf mois que ce dernier passa dans l’intérieur, près des mines de charbon de Simanjon, il vit ses collections d’insectes s’accroître de jour en jour, et il déclare qu’il n’a retrouvé une pareille abondance sur aucun autre point du globe dans les douze ans de sa vie de naturaliste errant. Le nombre et la variété des coléoptères et de beaucoup d’autres insectes que l’on peut espérer de recueillir sur un point des tropiques dépendent d’abord du voisinage plus ou moins immédiat d’une forêt vierge, ensuite de la quantité d’arbres récemment abattus. Or l’ouverture des mines sur les bords du Simanjon, — petite rivière qui se jette dans le Sadong, — avait nécessité la construction d’une voie ferrée de 3 kilomètres à travers la forêt, et pendant quelques mois une cinquantaine de Chinois et de Dayaks (indigènes de Bornéo) n’avaient fait que couper des arbres et les scier en planches. M. Wallace arriva au moment où le soleil, succédant à des pluies torrentielles, faisait éclore « tout ce qui rampe et qui grouille. » En quinze jours, il eut doublé le nombre de ses coléoptères, la moyenne de chaque jour étant d’environ vingt-quatre espèces nouvelles ; en tout, il rapportait à Sarawak deux mille spécimens divers, parmi lesquels trois cents capricornes aux longues antennes et cinq cents rhynchophores (tribu des charançons), pour la plupart inconnus.
Si les papillons ne sont pas trop nombreux sur ce point, en revanche on en trouve d’une rare beauté, et notamment des ornithoptères aux couleurs éclatantes. M. Wallace a donné le nom de Brooke à une espèce des plus rares, dont les ailes semblent être faites de velours noir agrémenté de petites plumes d’un vert métallique, et qui porte au cou un large collier cramoisi. Une autre capture très intéressante fut celle d’une grenouille volante qu’un ouvrier chinois rapporta un jour de la forêt. Ce reptile a des doigts très longs et palmés qui, complètement écartés, offrent une surface plus large que le corps de l’animal. Les pattes de devant sont en outre bordées d’une membrane, et le corps est susceptible d’un gonflement considérable ; les extrémités des doigts sont pourvues de ventouses, comme chez la rainette ordinaire, pour faciliter l’ascension aux arbres. Les partisans de la doctrine de Darwin verront là un exemple curieux d’adaptation des organes à des conditions d’existence particulières, car les doigts de ces grenouilles, déjà appropriés à la natation et à la marche adhésive, se sont transformés de manière à servir de parachutes pour des voyages d’un arbre à l’autre, assurant ainsi à cette espèce une supériorité sur ses alliées. On rencontre une faculté analogue chez le galéopithèque ou lémur volant, petit singe pourvu d’ailes de chauve-souris qui lui permettent de traverser l’air sur de grandes distances. Il existe dans les forêts de Bornéo ; mais il se rencontre plus souvent à Sumatra. Ses mouvemens sont paresseux ; lorsqu’il grimpe aux arbres, il le fait par saccades, se reposant à chaque instant, comme si la besogne était dure. Pendant le jour, il reste cramponné à quelque grosse branche, avec laquelle il semble se confondre grâce à la couleur de sa fourrure, qui est olivâtre et irrégulièrement tachetée de blanc. Un jour, à l’heure du crépuscule, M. Wallace vit un de ces animaux monter à la cime d’un arbre isolé dans une clairière, pour de là descendre obliquement à travers les airs vers la base d’un autre arbre, éloigné de 65 mètres mesurés au pas ; pendant ce trajet, il ne s’abaissa que de 11 ou 12 mètres ; l’inclinaison de la ligne qu’il décrivait était donc à peine de 1 mètre sur 5. Le galéopithèque se nourrit de feuilles ; il fait partie des singes à queue prenante, mais semble former une transition vers les marsupiaux.
Les observations les plus intéressantes que M. Wallace a pu faire à Bornéo sont relatives à l’orang-outang, dont le nom indigène est maias, et qui abonde dans les forêts. La force musculaire et la grande ténacité vitale de cet animal en rendent la chasse difficile, et ont donné lieu à une foule de légendes parmi les indigènes. Les Dayaks prétendent qu’il n’a point d’ennemis à sa taille. « Les seules bêtes qui osent l’attaquer sont le crocodile et le serpent python. Le crocodile tente parfois de s’emparer d’un maias qui vient chercher de jeunes pousses sur les bords d’une rivière ; mais le singe lui saute dessus, le frappe de ses pieds, lui ouvre la gueule et la déchire avec ses deux mains. Lorsqu’il se trouve en face d’un python, il le saisit et le mord de manière à le tuer. Le maias est très fort ; il n’y a pas de bête aussi forte que lui dans les jungles. » Toutefois aucun des orangs que M. Wallace a vus, et il en a tué lui-même dix-sept, ne mesurait debout plus de 1m27, et 2m33 entre les bras étendus ; la largeur de la face peut atteindre 34 centimètres. Ce qu’on a dit de l’existence de singes aussi grands que les gorilles dans les îles de la Sonde repose sur des exagérations faciles à commettre, car de loin ces animaux paraissent plus grands qu’ils ne sont à cause de leurs énormes bras : c’est ce que prouve le cas d’un orang de Sumatra, décrit par le docteur Clarke Abel ; le capitaine et les matelots qui l’avaient tué disaient qu’il leur avait paru d’une taille gigantesque, de sept pieds au moins, mais qu’une fois abattu il n’excédait pas six pieds. Or la peau de ce même animal est conservée au musée de Calcutta, et l’on a constaté qu’il n’a dû être que d’une taille ordinaire, c’est-à-dire ne dépassant pas 4 pieds ’1m22). Pour aller d’un arbre à l’autre, l’orang marche le long des branches les plus fortes, dressé sur ses pattes de devant ; lorsqu’il est au bout, il saisit et rassemble quelques rameaux de l’arbre opposé, dont il essaie la solidité avant de s’élancer ; néanmoins tout cela s’exécute si rapidement qu’on a peine à le suivre à terre, même en courant ; il peut faire ses 10 kilomètres à l’heure en sautant ainsi d’arbre en arbre. Avec une seule balle, il est rare qu’on en ait raison, et bien des fois le chasseur se voit obligé de couper un arbre pour s’emparer d’un orang qu’il a tué, parce que l’animal se blottit en mourant dans une branche fourchue qui l’empêche de tomber.
Le récit d’une de ces chasses n’est pas sans intérêt. Un jour, le petit domestique anglais de M. Wallace se précipite dans la hutte, essoufflé et très ému, en criant : Venez, venez vite avec votre fusil, il y a un gros maias dehors ! M. Wallace saisit sa carabine, toujours Chargée, appelle deux indigènes qui se trouvaient dans la maison, et s’élance dans la direction de la route au bord de laquelle l’animal s’était montré ; le domestique suivait avec des munitions. On ne vit d’abord rien ; mais au bout de quelques minutes un léger bruit dans les feuilles attira l’attention des indigènes, et bientôt se montra sur une branche élevée un gros corps velu, au poil roux, et une large face noire. L’orang regardait en bas, comme étonné du bruit qui se faisait au pied de l’arbre. M. Wallace tira, et l’animal disparut dans le feuillage sans qu’on pût savoir s’il avait été atteint. Il se mit alors à sauter d’arbre en arbre avec une grande agilité et presque sans bruit, poursuivi par les Dayaks, pendant que M. Wallace rechargeait sa carabine. Le taillis était rempli de fragmens de roches éboulées de la montagne voisine, et les plantes grimpantes y formaient un fouillis inextricable où l’on eut toutes les peines du monde à se frayer une route. Le singe en haut, les hommes en bas, on déboucha finalement sur le chemin des mines. L’orang fit alors mine de revenir en arrière, il reçut successivement quatre balles ; mais il était difficile de l’ajuster, car, tout en marchant, il se dissimulait derrière les grosses branches. Une fois il se découvrit complètement en passant d’un arbre à l’autre, et l’on put voir qu’il était d’une taille exceptionnelle. Une de ses jambes pendait, elle était évidemment cassée ; néanmoins il se hissa au faîte des branches et essaya de s’installer dans un creux où il eût été difficile de l’atteindre. Un nouveau coup de feu lui fit quitter cette positron ; il descendit sur un arbre moins élevé et s’y pelotonna pour mourir. Les Dayaks n’osèrent aller couper la branche qui lui donnait asile ; ils n’étaient pas rassurés sur l’état de l’animal. On eut beau secouer l’arbre et faire du bruit autour, l’orang ne bougeait pas. Des ouvriers chinois étaient occupés dans le voisinage ; l’un des indigènes en alla quérir deux avec des haches, pour abattre l’arbre où se tenait le singe. Pendant ce temps, un Dayak prit courage et se mit à grimper ; l’orang n’attendit pas qu’il fut près de lui, on le vit déguerpir et se cacher dans l’épais feuillage d’un arbre voisin. Ce dernier fut bientôt coupé par les deux Chinois, qui venaient d’arriver ; mais les plantes parasites le retenaient si bien qu’à peine se penchait-il lorsqu’il fut détaché du sol ; pour le faire tomber, il eût fallu abattre encore une demi-douzaine d’arbres tout autour, et le jour baissait déjà. Les chasseurs se mirent alors à tirer de toute leur force le lacis de plantes, afin d’ébranler la cachette du singe. Enfin ce dernier tomba lourdement, avec un grand bruit. C’était un individu de la grande espèce appelée maias pappan. Le tronc de ce singe est aussi développé que celui d’un homme, les jambes étant relativement courtes, Le maias qui venait d’être abattu avait les deux jambes cassées, ainsi que l’articulation d’une cuisse et la naissance de l’épine dorsale, et deux balles furent trouvées aplaties dans la nuque et les mâchoires. Les ouvriers chinois le rapportèrent suspendu à une perche, et M. Wallace se mit en devoir de préparer la peau et le squelette, qui figurent maintenant au musée de Derby.
Une autre fois M. Wallace fut appelé par un Chinois pour tuer un grand maias qui s’était montré près de la demeure de cet homme. Une première balle lui ayant cassé le bras, le singe monta néanmoins à la chue de l’arbre où il se trouvait, et avec sa main intacte se mit à casser des branches qu’il disposa avec art pour s’y faire un nid. Plusieurs balles qu’il reçut encore successivement ne lui firent pas quitter sa cachette, bien que chaque fois un soubresaut de l’animal indiquât qu’il était touché. A la fin, il parut s’affaisser, et la tête resta immobile sur le bord du nid improvisé. L’arbre était trop épais pour être coupé le même jour. En revenant le lendemain, M. Wallace trouva tout comme il l’avait laissé, et il fut évident que le singe était bien mort. Il offrit alors à quatre Chinois le prix d’une journée de travail, s’ils voulaient se charger d’abattre l’arbre ; mais ces hommes refusèrent après avoir essayé le bois, qui était fort dur. « En leur offrant le double, dit M. Wallace, j’aurais pu les décider, mais je m’en gardai bien, car personne n’aurait plus voulu travailler pour moi à moins. Le singe resta donc sur l’arbre, et pendant plusieurs semaines nous vîmes toute la journée un essaim de mouches bourdonner autour du nid ; au bout d’un mois, elles disparurent, et nous jugeâmes que le cadavre devait être complètement desséché sous l’influence d’un soleil tropical qui alternait avec des pluies torrentielles. Deux ou trois mois plus tard, deux Malais, séduits par l’offre d’un dollar, grimpèrent à l’arbre et en arrachèrent les restes momifiés du singe. La peau était à peu près intacte et collée sur le squelette ; au-dessous pullulaient d’innombrables larves de mouches et quelques milliers de petits coléoptères de la tribu des nécrophages. »
M. Wallace trouva un jour à côté d’une femelle qu’il venait de tuer un petit qui était tombé avec la mère et qui mesurait à peine 30 centimètres. Lorsqu’on l’eut retiré de la boue dans laquelle il était enfoncé, il se mit à crier d’une manière lamentable. M. Wallace l’emporta chez lui ; chemin faisant, le petit animal lui saisit la barbe et s’y cramponna si fort qu’il ne fut point aisé de lui faire lâcher prise. Il n’avait pas encore de dents ; mais peu de temps après il fit ses deux premières incisives. Pour le nourrir, il aurait fallu du lait ; cet article était introuvable dans le pays. On essaya d’élever la pauvre créature au biberon avec de l’eau de riz à laquelle on ajoutait de temps à autre du sucre et du lait de coco pour la rendre plus nourrissante. Le petit singe s’accommodait assez mal de cette maigre diète, et lorsqu’on lui tendait le doigt, il se jetait dessus pour le sucer avec frénésie jusqu’à ce que, convaincu de l’inutilité de ses efforts, il le lâchât en poussait des cris désespérés. Tant qu’on le portait sur les bras ou qu’on le faisait boire, il était très gentil et très sage ; dès qu’on le laissait seul, il criait comme un possédé. M. Wallace trouva bientôt nécessaire de laver son nourrisson tous les jours à grande eau, ce qui parut lui plaire ; il se laissait brosser et peigner avec un plaisir visible. Dans les premiers temps, il se cramponnait à tous les objets qu’il pouvait saisir, et, à défaut d’autre chose, il saisissait, en se croisant les bras, les longs poils de ses épaules ; mais ce besoin de préhension diminua bientôt, et M. Wallace imagina alors de lui faire faire des exercices de trapèze pour lui développer les bras. Voyant à quel point le petit singe recherchait tout ce qui offrait une prise à ses doigts crochus, il lui fabriqua une mère artificielle avec une peau de buffle qu’il suspendit à l’entrée de la hutte. Le premier jour tout alla bien, et le petit animal parut très heureux de se cramponner passionnément au dos du faux singe ; mais il ne tarda point à avoir la bouche pleine de poils et manqua d’étouffer. Il fallut renoncer à ce jeu trop dangereux. Au bout d’une semaine, on réussit à faire accepter au petit maias une nourriture plus solide ; du biscuit préparé avec du jaune d’œuf et du sucre, des patates douces, semblaient surtout lui convenir. Ce fut chose curieuse de voir l’expression de satisfaction suprême avec laquelle il tirait les joues en dedans et tournait les yeux au plafond lorsqu’il avait trouvé une bouchée à son goût, puis ses grimaces lorsqu’il crachait un morceau qui ne répondait pas à son attente. On put lui donner pour compagnon un jeune macaque, avec lequel il se familiarisa promptement. Le macaque cependant abusait de la jeunesse de son camarade de captivité ; il se couchait commodément sur le ventre ou même sur le visage du maias sans le moindre égard pour la dignité de ce dernier. Pendant qu’on faisait manger le maias, le macaque guettait les bribes et cherchait à intercepter la cuillère ; ensuite il lui ouvrait la bouche pour voir s’il y restait quelque chose à glaner, et finissait toujours par se recoucher sur son ventre. Le petit supportait ces outragés avec une patience exemplaire, heureux encore d’avoir quelque chose de chaud à la portée de ses longs bras ; il prenait d’ailleurs sa revanche quand le macaque voulait s’en aller, car alors il le retenait ferme par la queue ou par la peau du dos. L’agilité et l’intelligence du macaque, qui visitait tous les coins de la maison, faisaient paraître encore plus gauche par contraste le pauvre maias, qui restait étendu sur son dos, gigottant et criant comme un nouveau-né. M. Wallace ne put pas le garder plus de trois mois : la pauvre bête mourut après une courte maladie. On s’aperçut alors qu’il avait eu un bras cassé, mais la guérison avait dû être rapide. Dans ses excursions, M. Wallace avait souvent rencontré des arbres dont les troncs étaient lardés de chevilles de bambou jusqu’à la cime, et il s’était demandé dans quel dessein on les avait ainsi accommodés. Il eut l’explication de cette singularité dans l’une de ses chasses à l’orang. Pour faire l’ascension d’un arbre dont les premières branches étaient à 20 mètres du sol et sur lequel restait suspendu un singe blessé à mort, deux jeunes Dayaks commencèrent par découper dans du bambou suffisamment dur vingt-quatre chevilles pointues ; ensuite ils allèrent chercher un certain nombre de cannes de bambou, les plus longues qu’ils purent trouver, et se mirent en devoir d’en attacher une solidement avec des cordes d’écorce aux chevilles qu’ils faisaient entrer dans le tronc de l’arbre à coups de maillet. Ces chevilles étaient posées à des distances d’un mètre ; ils les fixèrent en montant sur les échelons qui étaient déjà en place, et en se retenant d’une main à la perche de bambou. Trois de ces perches mises bout à bout et toujours liées aux degrés de cette échelle improvisée leur permirent d’atteindre la cime et d’en arracher le singe, qu’ils jetèrent en bas. Les indigènes de l’île de Timor ont recours à un autre procédé d’ascension pour s’emparer de la cire et du miel des abeilles, qui font leurs ruches dans des arbres extrêmement élevés. Ils saisissent dans chaque main l’un des bouts d’une corde passée autour du tronc, puis s’inclinent en arrière et se mettent à gravir en profitant de chaque point d’appui que leur offre l’écorce pour hausser la corde. Une torche dont la fumée doit éloigner les abeilles et un couteau pour couper les gâteaux de cire complètent l’outillage du chasseur.
A l’approche de la saison des pluies, M. Wallace résolut de retourner à Sarawak. Sa route le conduisit à travers une foule de villages où l’apparition d’un Européen fut un événement. Les enfans fuyaient à son aspect, les femmes se cachaient ; puis, rassurées, elles l’entouraient, l’examinaient et le priaient de découvrir ses bras pour constater s’il n’était pas seulement blanc de visage. Un Orang-Kaya ou chef de tribu organisa des jeux auxquels M. Wallace assista, comme Ulysse aux jeux des Phéaciens, mais sans y prendre une part active. L’un de ces jeux consiste à s’asseoir deux par terre, pied contre pied, avec un bâton que chacun saisit à deux mains ; on cherche à faire lever son adversaire soit par une traction énergique, soit par un brusque effort en se rejetant vivement en arrière. Un autre jeu, c’est de prendre un de ses pieds dans la main et de rester debout sur une jambe pendant que l’adversaire, tournant également sur un pied, cherche à vous renverser avec sa jambe captive. Il y eut ensuite concert : les uns ramenaient une jambe sur le genou et frappaient de leurs doigts la cheville du pied, les autres se battaient les flancs avec les bras comme des coqs qui vont chanter ; l’un d’eux, grand artiste, produisait avec sa main placée sous l’aisselle un son de trompette ; la mesure étant bien observée par les exécutans, le morceau parut à M. Wallace d’un effet musical assez agréable ! En prenant son repas du soir, il servit à son tour de spectacle à ses hôtes, qui se pressaient autour de lui en cercle serré, faisant tout haut leurs remarques à chaque bouchée qu’il avalait, et il ne put s’empêcher de penser aux lions que le public regarde manger dans une ménagerie.
Parmi les fruits qui sont cultivés par les indigènes, le plus agréable est sans contredit le durian. Il est rond, grand comme une noix de coco, de couleur verte et hérissé de piquans très durs. Apres l’avoir divisé avec un couteau, on trouve cinq cellules remplies d’une pulpe blanche et de deux ou trois graines de la grosseur d’un marron. « Cette pulpe est d’un goût indescriptible. Cela rappelle à la fois les œufs au lait, la crème aux amandes, l’oignon rôti, le sherry et encore une foule d’autres choses aussi incongrues. Cela fond sur la langue comme rien de ce qui est connu, cela n’est ni acide, ni sucré, ni juteux ; mais aucune de ces qualités ne semble manquer, car, tel que cela est, c’est parfait. On n’éprouve aucune nausée, et plus on en mange, moins on a envie de cesser. En fait, manger du durian est une sensation toute nouvelle qui vaut bien un voyage en Orient. » On ne cueille ces fruits que lorsqu’ils tombent des arbres ; si la récolte a été abondante, on les conserve salés. Ce qui est curieux, c’est qu’ils exhalent une odeur repoussante ; d’après M. Bickmore[2], il suffit d’un fruit pour infecter une maison, et à l’époque de la maturité les villages entiers sont empestés de ce parfum d’oignon pourri. Le durian peut d’ailleurs devenir très dangereux, non point s’il est mangé, mais s’il vous tombe sur la tête. Ce n’est pas ici que le villageois de La Fontaine se fût plaint de trouver la citrouille par terre et le gland au sommet du chêne. Deux des fruits les plus lourds, le durian et la noix de la Berthollétie du Brésil, sont portés par des arbres fort élevés, d’où ils tombent lorsqu’ils sont mûrs, et ils endommagent souvent les têtes indigènes.
L’île de Java a été visitée par M. Wallace en 1861. L’incident le plus remarquable de son séjour fut une excursion au sommet de la montagne volcanique de Pangerango, élevée d’au moins 3,000 mètres au-dessus de la mer. Le Pangerango est un cratère éteint ; mais un autre cratère encore actif, le Gedéh, existe en un point plus bas de la même chaîne, Pour faire l’ascension, on part de Tchipanas, où se trouve une succursale du célèbre jardin botanique de Buitenzorg. Après une heure de marche en rase campagne, on entre dans la forêt vierge qui couvre les flancs de la montagne à partir de 1,500 mètres d’altitude. La route est bordée de broussailles et de fougères arborescentes d’une variété infinie ; on en compte sur ce seul point environ trois cents espèces distinctes. Le petit plateau de Tjiburong, où l’on a construit une cabane en planches à l’usage des voyageurs, marque la fin de la grande route ; à partir de ce point, la montée devient beaucoup plus raide. On traverse un torrent d’eau presque bouillante dont les vapeurs blanchâtres enveloppent une végétation des plus riches. A une hauteur de 2,250 mètres, on rencontre une autre cabane de bambou dans une clairière. Le sommet du Pangerango est une plaine ondulée que borde un rempart assez bas, fendu d’un côté par une profonde crevasse. Le panorama qui s’étend au pied de la montagne est magnifique lorsqu’on peut le contempler baigné de lumière ; mais M. Wallace a toujours eu de la pluie au-dessus et au-dessous de lui pendant les deux visites qu’il a faites au sommet de cet ancien volcan. Toutefois il n’a pas eu à regretter son temps, car il a pu faire les observations les plus curieuses sur la distribution des plantes à diverses hauteurs. Entre 500 et 1,500 mètres, la flore des tropiques offre un développement extraordinaire ; les fougères en arbres atteignent ici des hauteurs de 15 mètres, et leurs formes élégantes donnent à la végétation un aspect tout particulier. Vers 1,000 mètres, on rencontre déjà quelques plantes herbacées des régions tempérées, et l’on cueille sur le bord de la route de pâles violettes, ainsi que des fraises assez insipides. A 1,800 mètres, on trouve des framboises en abondance. A 2,000 mètres, le cyprès fait son apparition ; les arbres de la forêt diminuent de hauteur et se montrent couverts de mousse et de lichen. Au-delà de 2,500 mètres, la flore ressemble déjà tout à fait à celle d’Europe, l’armoise, le chèvrefeuille et le sureau vous saluent comme de vieilles connaissances. C’est ici que M. Wallace a vu la belle primevère impériale, qui, dit-on, ne croît que sur ce seul point du globe. La tige, très forte, atteint la hauteur de 1 mètre et porte de quatre à cinq corymbes, les feuilles radicales ont une longueur de 45 centimètres. Lorsqu’on approche du sommet de la montagne, les arbres deviennent de plus en plus rabougris ; ils ne dépassent pas le bord de l’ancien cratère. Le vaste champ qui en forme l’intérieur est couvert de fleurs et d’arbustes européens, et cette ressemblance extraordinaire de flores géographiquement si séparées n’est certes pas facile à expliquer. Le pic de Ténériffe, les montagnes de Bourbon et d’Ile-de-France ne présentent rien de pareil, quoique ces îles soient plus rapprochées de l’Europe. On sait d’ailleurs que certaines plantes qui croissent sur les sommets des Alpes se rencontrent en Laponie, et que d’autres existent à la fois au Labrador et sur les Montagnes-Blanches de l’Amérique du Nord, tandis qu’elles sont inconnues dans les plaines qui séparent les deux habitats. Dans tous ces cas, il est impossible de songer à un transport accidentel des semences. Faut-il, avec M. Darwin, faire intervenir ici l’époque glaciaire, pendant laquelle la flore arctique s’étendait jusqu’au cœur de l’Europe, et la flore des régions tempérées jusqu’aux confins des tropiques ? A mesure que les glaciers ont disparu, les plantes de cette époque se seraient retirées sur les montagnes, où elles trouvaient encore un climat approprié à leurs conditions d’existence, tandis que les plaines se couvraient d’une végétation différente, éclose sous le souffle d’un air plus chaud. Cette hypothèse rend compte de l’existence d’une flore européenne sur les volcans éteints de Java, elle s’accorde d’ailleurs avec les faits qui prouvent que cette île a fait partie autrefois du continent asiatique.
Du mois de novembre 1861 au mois de janvier 1862, M. Wallace a parcouru Sumatra. La plus curieuse de ses captures fut un couple de calaos ; il eut à la fois le mâle, la femelle et un petit. Ce dernier était gros comme un pigeon, mais sans aucune trace de plumes sur sa peau transparente ; il avait moins l’air d’un oiseau que d’un ballon de gelée dans lequel on aurait planté une tête et des pieds. Le mâle a l’étrange habitude de murer la femelle avec son œuf dans le creux d’un arbre, il la nourrit à travers une petite ouverture pendant l’incubation et jusqu’à ce que les plumes aient poussé au petit.
En examinant avec attention la faune des trois îles indo-malaises, on n’a pas de peine à constater l’étroite analogie qu’elle offre avec celle de Siam, de Ceylan, de l’Inde et en général avec la faune du midi de l’Asie. Nul doute qu’à une époque éloignée ces terres n’aient été réunies au continent par des plaines basses, dont le détroit de Malacca et le golfe de Siam occupent aujourd’hui la place. En comparant entre elles les productions des trois îles, on peut même fixer d’une manière approximative l’ordre dans lequel la scission s’est opérée. C’est d’abord Java qui a été séparée du continent, Bornéo s’est détachée ensuite, et en dernier lieu seulement Sumatra ; mais depuis cette époque les convulsions du sol ont pu rapprocher plus d’une fois les lambeaux de terre violemment déchirés, déterminant d’une île à l’autre à chaque réunion temporaire des migrations dont les traces semblent se trahir dans la distribution anormale de quelques-unes des espèces existantes. La configuration de Bornéo, dont les chaînes, entrecoupées par de nombreuses vallées d’alluvion, rayonnent dans toutes les directions, ferait supposer qu’elle a été à un certain moment plus complètement submergée qu’elle ne l’est aujourd’hui, et que ses golfes ont été peu à peu comblés par des sédimens d’alluvion en même temps que les forces souterraines ont relevé le noyau de l’île. Tout semble d’ailleurs attester des révolutions géologiques récentes et fort compliquées. Ainsi l’on est surpris de trouver à Java des espèces animales identiques à celles qui existent au Bengale et à Siam, tandis que ces espèces manquent à Sumatra et à Bornéo, ou n’y sont représentées que par une espèce alliée, mais distincte. C’est le cas pour le rhinocéros de Java et pour un certain nombre d’oiseaux remarquables. La tradition javanaise a même conservé le souvenir d’une séparation violente des îles de Java et de Sumatra qui aurait eu lieu il y a mille ans ; ce serait alors une seconde séparation, postérieure de beaucoup à celle qui a inauguré la fracture de la grande presqu’île asiatique. Lorsqu’on essaie de suivre M. Wallace dans ses déductions relatives à des phénomènes déjà si éloignés de nous, on ne peut s’empêcher de remarquer combien la base en est incertaine. Rendre compte en détail de la distribution actuelle des espèces par des changemens successifs survenus dans la configuration du sol semble alors une entreprise aussi hasardeuse que de reconstituer un livre écrit dans une langue inconnue par la réunion de quelques milliers de fragmens de ses feuilles déchirées. Le seul fait qui paraisse démontré, c’est la parenté étroite de la région indo-malaise et de l’Asie méridionale, et cette parenté devient encore plus frappante par le contraste des îles voisines, qui relèvent évidemment de l’Australie.
Les deux îlots de Bali et de Lombok, situés en face de la pointe orientale de Java, offrent un double intérêt : d’abord parce que ce sont les seuls points de l’archipel où la religion des Hindous ait pu se maintenir, ensuite parce que l’opposition des deux grandes divisions zoologiques n’est nulle part aussi manifeste. M. Wallace a visité ce groupe dans l’été de 1856 un peu malgré lui, parce qu’il ne trouva pas de navire pour aller directement de Singapour à Macassar, comme il en avait eu l’intention ; mais il n’a pas eu à regretter ce détour, qui fut pour lui l’occasion de plus d’une découverte importante.
À Lombok, ses collections s’enrichirent d’une foule d’oiseaux rares. Il allait à la chasse avec son domestique malais Ali et avec un Portugais nommé Manuel, qui était habile à empailler les oiseaux. Quoique chrétien, Manuel affectait de parler comme les musulmans. Lorsqu’il était assis le soir devant la maison, occupé à préparer les peaux des volatiles qu’on avait rapportés d’une excursion, il tenait des discours philosophiques à son auditoire de Malais et de Sassaks (c’est le nom que se donnent les indigènes de l’île). « Allah nous a été favorable aujourd’hui, disait-il, il nous a envoyé de bien jolis oiseaux. Sans lui, nous ne pouvons rien. — C’est vrai, répliquait un des Malais, il en est de l’oiseau comme de l’homme : il meurt quand son heure est venue, et, si elle n’est pas venue, vous ne pouvez pas le tuer. » Un murmure approbateur accueillait cette profession de foi, et Manuel en profitait pour raconter une longue histoire de chasse malheureuse où l’on avait poursuivi un oiseau toute une journée sans pouvoir- jamais l’atteindre. « C’est clair, disait alors un vieux Malais, son heure n’était pas venue, c’est pour cela que vous n’avez pas pu le tuer. »
Une croyance très répandue à Lombok, c’est que certains individus peuvent se changer en crocodile, afin de dévorer leurs ennemis, et les indigènes racontent d’étranges histoires à ce sujet. Voici encore une conversation de ce genre, que M. Wallace rapporte « comme une précieuse contribution à l’histoire naturelle du pays. » Un Malais de Bornéo, qui résidait à Lombok déjà depuis quelques années, causait avec l’empailleur. « Il y a une chose étrange ici, dit-il tout à coup, c’est la rareté des revenans. — Comment cela ? dit Manuel. — Mais oui ; vous savez bien que dans notre pays, lorsqu’un homme a été assassiné, nous n’osons passer la nuit près de l’endroit où il est mort à cause des bruits qu’y font les esprits. Ici au contraire, beaucoup de cadavres restent sans sépulture le long des routes, et néanmoins l’on peut y passer sans rien entendre ni rien voir. Chez nous, vous savez bien qu’il n’en est pas ainsi. — Certainement, dit Manuel, certainement ! » Il est donc bien constaté qu’à Lombok les esprits font défaut.
Un soir, M. Wallace entendit ses gens causer à voix basse devant la porte avec un Malais ; il comprit vaguement qu’il était question de kriss, de gorges coupées, de têtes tranchées ou à trancher. Bientôt en effet Manuel entra, et lui confia que le rajah de l’île avait envoyé au village un ordre d’avoir à livrer un certain nombre de têtes pour être offertes dans un temple comme gage d’une bonne récolte. M. Wallace se mit à rire, car il était à peu près certain qu’il n’y avait pas un mot de vrai dans cette histoire ; mais les deux domestiques n’osèrent plus faire un pas en dehors de la maison sans emporter des carabines et de longues piques. Un matelot américain qui avait abandonné son navire arriva peu après : il avait fait la route à pied depuis la côte et avait été partout reçu de la manière la plus cordiale, ce qui prouvait victorieusement que le pays était sûr ; mais Manuel ne se rendit pas, il prétendit qu’on ne pouvait pas ajouter foi aux paroles d’un déserteur. Quelque temps après, le rajah vint d’ailleurs assister à une fête qui se donnait dans la baie d’Ampanam, et M. Wallace fit sa connaissance. C’est le père du rajah actuel qui a conquis cette île et y a introduit des lois draconiennes. Le vol est puni de mort. Un homme qui s’introduit dans une maison après la tombée de la nuit peut être tué par le propriétaire sans autre procès ; son corps est jeté dans la rue, et personne n’y prend garde. Une femme mariée ne doit accepter aucun objet de la main d’un étranger, toujours sous peine de mort. Un négociant anglais qui vivait dans l’île avait avec lui une femme de Bali, un peu parente d’une des femmes du rajah. Un jour, cette personne fit une infraction à la loi en acceptant d’un autre homme un objet quelconque, — un cigare ou une feuille de siri. Le rajah en eut vent. Il s’empressa d’envoyer un messager à l’Anglais pour lui dire qu’il devait renvoyer la femme afin qu’elle fût exécutée. L’Anglais pria, offrit une forte somme, rien n’y fit. Alors il déclara qu’il ne céderait qu’à la force, et le rajah parut se résigner à en rester là ; mais peu de temps après un de ses serviteurs réussit à faire sortir la femme de la maison, et la poignarda « au nom du rajah. » Des infidélités plus flagrantes sont punies proportionnellement à la gravité du crime : la femme et son complice sont liés dos à clos et jetés aux crocodiles.
Ce qui est bien plus extraordinaire, c’est le genre de suicide en usage dans ces îles. Un jour, le domestique de M. Carter, négociant anglais chez qui M. Wallace s’était logé, entra précipitamment et avertit son maître qu’il y avait dans le village un amok[3]. Aussitôt on ferma toutes les portes et on se mit en état de défense ; mais l’on sut bientôt que c’était une fausse alerte : un esclave que son maître voulait vendre avait menacé de « faire un amok. » Quelques jours auparavant, un homme avait été tué parce que, ayant perdu au jeu un demi-dollar au-delà de ce qu’il possédait, il s’était laissé aller à la même menace. Voici ce qu’elle signifie. Un homme croit-il que la société a des torts envers lui, — a-t-il, par exemple, des dettes, a-t-il perdu sa fortune, sa femme et ses enfans au jeu, ou doit-il devenir lui-même un esclave, en un mot est-il au comble du désespoir, — il ne lui reste qu’à se suicider. Il prend son kriss, descend dans la rue, et frappe tout ce qu’il rencontre, hommes ou femmes, vieillards ou enfans. « Amok ! amok ! » c’est le cri qu’on entend alors résonner dans le village ; tout ce qui porte des armes s’élance à la rencontre du furieux, et il finit par succomber sous le nombre. Il est mort en héros, l’honneur est sauf ! Cette étrange habitude est très répandue dans le groupe des Célèbes ; à Macassar, il y a un amok ou deux par mois, et il coûte généralement la vie à une douzaine de personnes.
A Lombok, M. Wallace a encore recueilli une fort jolie histoire. Un ancien rajah de cette île était un prince rempli de sagesse, et il en fit preuve par la manière dont il sut percevoir le cens. Ses principaux revenus consistaient en une capitation de riz : tant par tête d’homme, de femme et d’enfant. Chacun certainement payait sa taxe sans murmurer ; mais elle passait par tant de mains que le rajah n’y put jamais trouver son compte. Les paysans portaient leur riz au kapala-kampong, ou chef de village ; le kapala-kampong avait quelquefois pitié du pauvre, il était l’obligé de tel autre de ses contribuables, et puis il devait à sa propre dignité d’avoir ses magasins mieux garnis que ceux de ses voisins ; qu’y avait-il d’étonnant si la quantité qu’il livrait au waidono ou chef de district, n’était pas toujours ce qu’elle aurait dû être. Les waidonos avaient tous de la famille, et, s’ils prenaient un peu sur le riz du rajah, il en restait encore tant ! Les gustis ou princes qui recevaient ledit riz des waidonos songeaient également à leurs intérêts, et c’est ainsi que le rajah constatait chaque année après la récolte que ses revenus avaient encore diminué un peu. Une mortalité effrayante dans un district, des fièvres dans l’autre, une récolte manquée ailleurs, voilà les raisons que lui donnaient ses courtisans. Or, quand le rajah visitait ses états, il constatait toujours que les villages étaient bien peuplés et les habitans gros et gras. Il s’aperçut aussi que les kriss de ses chefs devenaient chaque jour plus beaux ; les poignées de bois se changeaient en ivoire, l’ivoire en or, enfin on y vit briller des pierres fines, et le rajah se doutait bien quel chemin prenait son riz. Seulement, comme il n’avait pas de preuves, il se tut et se promit à lui-même qu’un jour ou l’autre il y aurait un recensement et qu’il connaîtrait le nombre exact de ses sujets. La difficulté était de savoir comment s’y prendre. S’il confiait la chose à ses employés, nul doute que le résultat ne concordât exactement avec le montant de l’impôt perçu. Il fallait évidemment faire un recensement sans le dire à personne, et le problème était bien dur à résoudre. Aussi le rajah se creusait-il la tête autant que cela est permis à un rajah malais. Il devenait sombre, ne mangeait plus, et passait son temps à fumer ou à mâcher du bétel en compagnie de sa femme ; lorsqu’il assistait aux combats de coqs, à peine accordait-il encore un regard distrait aux prouesses de ses plus vaillans champions. Toute la cour de Malaram fut en proie à une vive inquiétude. Quelque sorcier avait-il jeté sur le rajah un mauvais œil ? Un capitaine irlandais qui venait prendre une cargaison de riz, et qui louchait horriblement, faillit y passer ; heureusement le rajah le prit sous sa protection, et se contenta de l’interner dans son navire. Un beau matin, le rajah fit assembler tous ses princes et tous ses prêtres, et leur tint à peu près ce langage : « Mon cœur a été triste longtemps, je ne savais pourquoi. Aujourd’hui je le sais. L’Esprit de la grande montagne de feu m’est apparu en rêve et m’a ordonné de me rendre à sa demeure. Vous m’accompagnerez jusqu’au pied de la montagne, puis vous m’y laisserez seul. L’Esprit me dira ce que je dois faire pour éviter de grands malheurs. » La nouvelle de cet événement eut bientôt fait le tour de l’île, et les Sassaks travaillèrent à qui mieux mieux pour frayer une route jusqu’au sommet du volcan ; on abattait des arbres, on construisait des ponts sur les torrens, des stations de repos tout le long du chemin. L’ordre du voyage fut réglé d’avance dans tous les détails, et des provisions préparées en grande abondance : de la viande salée, des patates et du poivre rouge, des noix de bétel et des feuilles de siri, avec du tabac et de la chaux pour assaisonner le bétel d’après les règles du bon goût. Quand tout fut prêt, les princes se rendirent de nouveau à Mataram avec leur suite, et le lendemain la procession se mit en marche, le rajah en tête sur son cheval noir richement caparaçonné. Pendant deux jours, on traversa des villages dont les habitans se prosternaient devant leur seigneur, ensuite on entra dans la forêt, qui n’avait jamais vu pareille foule ; au bout de deux autres jours, on était au pied du volcan. On en fît péniblement l’ascension, et, lorsqu’on fut arrivé près du sommet, le rajah déclara qu’il voulait rester seul. Quand ses serviteurs se furent retirés, il se coucha à l’ombre d’un rocher et fit un somme. Ses gens s’inquiétaient déjà de son absence prolongée, lorsqu’on le vit paraître au détour du chemin ; il avait l’air grave et ne parla pas pendant le retour. Il s’enferma trois jours dans son palais ; après ce délai, une nouvelle assemblée fut convoquée pour entendre les ordres du grand Esprit. Ces ordres étaient formels. Pour détourner de son peuple les fléaux qui incessamment allaient fondre sur toute la terre, le rajah devait faire fabriquer douze kriss avec des épingles fournies par ses sujets : une épingle par tête, ni plus ni moins. Dès qu’un fléau ferait son apparition dans un village, il suffirait d’y envoyer l’un des kriss sacrés ; mais gare aux habitans y si l’un d’eux n’avait pas fourni sa part ! Peu à peu les sacs d’épingles arrivaient. Le rajah les recevait lui-même et les entassait précieusement dans une vaste boîte de bois de camphrier garnie d’argent, après avoir mis sur chaque paquet le nom du village qui l’avait fourni ; puis il manda le meilleur armurier de Mataram et lui fit forger sous ses yeux les douze glaives, qu’il enveloppa soigneusement dans des fourreaux de soie. La récolte du riz eut lieu peu de temps après. Le tribut rentra comme par le passé. A ceux qui apportaient une mesure à peu près juste, le rajah ne disait rien ; mais il y en eut qui ne présentèrent que la moitié ou le quart de ce qu’ils devaient. A ceux-là, le rajah rappelait que leur paquet d’épingles avait été bien plus gros que celui de tel autre village : pourquoi leur tribut était-il plus mince ? Ils s’excusaient, complétaient leur taxe, et l’année d’après se gardaient bien de se faire prendre en faute. C’est ainsi que le rajah devint très riche et put augmenter le nombre de ses soldats et acheter de belles parures à ses femmes ; aucun autre rajah ni sultan ne fut aussi grand ni aussi puissant que le rajah de Lombok.
Les Hollandais, qui dominent dans ces parages, ont laissé les institutions des différentes îles à peu près intactes, ce qui fait que leur gouvernement est supporté sans murmure. La moitié de l’île de Timor appartient aux Portugais, et l’on est frappé du contraste de cette région et de la partie hollandaise. Après trois siècles de possession, pas une lieue de route dans le pays, aucun résident européen dans l’intérieur. Les employés du gouvernement pillent les indigènes comme à la curée ; avec cela, aucun moyen de défense en cas d’attaque de la ville de Delli. Les officiers portugais qu’on y trouve sont si ignorans qu’ayant reçu un petit mortier et des bombes, ils ne savaient comment s’en servir. Pendant le séjour de M. Wallace, une insurrection éclata. Le capitaine qui devait aller la combattre se déclara malade, et les insurgés eurent bientôt coupé les vivres à la ville, de sorte qu’on fut obligé de demander du secours au gouverneur hollandais d’Amboine.
Aux Célèbes, où M. Wallace résida pendant assez longtemps en 1856, en 1857 et en 1859, il eut tout loisir d’étudier le système colonial des Hollandais et d’en apprécier la sagesse. Les Hollandais ont conservé partout les chefs indigènes, et c’est en agissant sur l’esprit de ces derniers qu’ils ont obtenu de grandes réformes dans les mœurs et les habitudes des peuples, réformes qui auraient été acceptées moins facilement, si on avait essayé de les imposer d’autorité. Il entre sans doute dans ce système un despotisme très réel sous des formes paternelles ; mais c’est le seul moyen d’amener ces sauvages à la civilisation. Le pays de Minahasa, dans la partie nord de Célèbes, ressemble aujourd’hui à un vaste jardin ; les habitans sont les mieux nourris, les mieux logés, les plus pacifiques et les plus industrieux de l’archipel. Tous les villages sont entourés de plantations de café d’un grand rapport, et si le gouvernement conserve le monopole de cette denrée, c’est qu’il a créé les plantations à ses frais et qu’il ne perçoit pas d’autre impôt. Les missionnaires ont d’ailleurs beaucoup, contribué aux heureux changemens qui se sont opérés dans l’état du pays en établissant partout des écoles, tenues généralement par des indigènes dont ils ont fait l’éducation. Un seul point ne paraît pas encore avoir éveillé la sollicitude du gouvernement comme il le mériterait. Dans toutes ces îles, la population reste stationnaire, au lieu d’augmenter, malgré la fertilité du sol. La seule cause apparente de cet état de choses, c’est la condition des femmes. Elles travaillent beaucoup trop aux champs, et cela depuis l’âge de neuf ou dix ans jusqu’à la fin de leurs jours, ce qui les empêche de soigner les enfans. Cela explique la rareté des naissances et la mortalité pendant le bas âge ; les missionnaires devraient porter toute leur attention sur ce point si important.
C’est dans le district de Maros, un peu au nord de Macassar, que M. Wallace s’installa pour quelque temps afin d’étudier à son aise la faune du pays. On lui avait bâti une hutte dans la forêt, et le souvenir de ce séjour est resté pour lui un des plus agréables de son voyage. « Quand je prenais mon café à six heures du matin, dit-il, je voyais souvent des oiseaux rares s’arrêter sur quelque arbre voisin ; je me précipitais dehors en pantoufles, et je faisais plus d’une fois des captures que je guettais depuis des semaines. Les grands calaos de Célèbes (buceros cassidix) venaient bruyamment se poser sur la cime d’un arbre élevé que j’avais devant ma porte ; les babouins noirs regardaient avec étonnement du haut de leurs branches l’intrus qui venait troubler cette solitude ; pendant la nuit, des troupeaux de petits cochons sauvages rôdaient autour de la maison et dévoraient tout ce qui était attaquable aux dents. En quelques minutes, au lever de l’aurore ou du crépuscule, je ramassais plus de scarabées sous les troncs d’arbres qui jonchaient le sol que je n’en aurais trouvé en leur faisant la chasse pendant toute une journée, et je pus ainsi utiliser des momens de loisir qui eussent été perdus dans un endroit plus habité. Autour du palmier à sucre (arenga saccharifera), qui fournit du sucre et du vin, les mouches sont toujours rassemblées par milliers, et lorsque j’avais une demi-heure devant moi, j’y faisais des razzias qui n’ont pas peu contribué à embellir mes collections. » On comprend sans peine les jouissances qu’un naturaliste passionné doit éprouver au milieu d’une nature si riche et encore si peu connue, où chaque heure apporte une découverte, où chaque pas mène à un trésor. Il arrive à M. Wallace de parler de ses captures avec une émotion rétrospective qui trahit la vocation. Dans l’île de Batchian, une des Moluques, il avait aperçu pendant l’une de ses promenades un énorme papillon de la famille de ces ornithoptères aux ailes garnies de plumes qui sont l’orgueil des tropiques d’Orient. C’était une femelle, et M. Wallace ne parvint pas à s’en emparer ; mais il put juger, d’après ce spécimen, que le mâle devait être d’une extrême beauté. Pendant deux mois, il n’avait point revu un seul exemplaire de cette espèce, lorsqu’un beau jour il découvrit encore la femelle sur un arbuste à fleurs jaunes. Elle s’envola ; mais le lendemain, retournant à la même place, il réussit à la prendre dans son filet, et le jour suivant il eut le mâle. « C’était, comme je m’y attendais, une espèce tout à fait nouvelle et l’un des plus splendides papillons du monde entier. D’une aile à l’autre, le mâle mesure près de vingt centimètres ; il est noir velouté et feu, cette dernière couleur remplaçant le vert de l’espèce parente. La beauté et l’éclat de cet insecte sont impossibles à décrire, et un naturaliste peut seul comprendre la joie profonde que j’éprouvais quand je finis par m’en emparer. Lorsque je l’eus tiré de mon filet et que j’écartai ses ailes glorieuses, mon cœur se mit à battre violemment, le sang me monta au cerveau, et je fus beaucoup plus près de m’évanouir que je ne l’ai jamais été dans un danger de mort immédiate. Tout le reste du jour, j’eus la migraine, tant avait été grande la surexcitation produite par ce qui semblera à bien des gens fort peu de chose. » Le papillon qui causa tant d’émotion à M. Wallace a reçu le nom d’ornithoptère Crésus.
Ces plaisirs de collectionneur n’étaient cependant pas exempts de danger, car les serpens abondent sous ce ciel tropical. A Makian, dans l’île de Batchian, M. Wallace venait de se coucher à bord de l’embarcation qui l’avait amené, La cabine n’était éclairée que par la faible lueur d’une petite lampe ; ne trouvant pas son mouchoir à sa portée, il crut l’apercevoir sur une malle placée à côté du lit, et étendit la main pour le prendre. Il la retira bien vite, car l’objet qu’il avait touché était froid et lisse. L’alarme donnée, on apporta de la lumière, et l’équipage tint conseil sur le moyen de se débarrasser du serpent. Un ancien convict qui se trouvait à bord s’enveloppa la main d’un drap pour saisir la bête, qui déjà dressait la tête ; mais il n’avait pas l’air très rassuré, et M. Wallace craignit qu’il ne laissât le serpent s’échapper sous les colis. Il prit donc lui-même un couperet, et, s’approchant par derrière, l’abattit sur le dos du reptile, qu’il tint ainsi assez longtemps pour que son domestique pût lui écraser la tête avec une hache. Ce serpent avait de forts crochets remplis de venin, et c’est par miracle que M. Wallace n’avait pas été piqué. Une autre fois, — ce fut dans l’intérieur de l’île d’Amboine, — il était assis comme d’habitude sous la vérandah de sa maisonnette ; la soirée était belle, et M. Wallace lisait à la lumière d’une chandelle, toujours prêt à capturer les insectes qui étaient attirés par la flamme. Tout à coup il entend au-dessus de sa tête un frôlement, comme d’un animal lourd se traînant sur le toit de chaume. Il écoute, le bruit cesse ; bientôt il n’y pense plus, et, ayant fini sa lecture, il va se coucher. Le lendemain, dans l’après-midi, il était étendu sur sa couchette, un livre à la main, lorsqu’en regardant par hasard au-dessus de lui, il vit quelque chose d’inaccoutumé dans les poutres du toit : c’était une masse arrondie, noire avec des taches jaunes, qu’il prit d’abord pour une écaille de tortue, mais dans laquelle il ne tarda pas à reconnaître un énorme serpent python enroulé en spirale. Deux yeux jaunes brillaient dans l’obscurité juste au-dessus de la tête du naturaliste, qui avait passé la nuit dans cette agréable société, — peut-être même plusieurs nuits. M. Wallace montra le serpent à ses deux serviteurs, occupés à empailler des oiseaux ; ils se précipitèrent dehors en le conjurant de les suivre. A leurs cris, plusieurs indigènes accoururent d’une plantation voisine. L’un de ces hommes, très expert en pareille matière, se chargea de chasser le monstre de sa retraite. Il fit d’abord un nœud coulant de rotin, puis, avec une longue perche, il taquina le serpent jusqu’à ce qu’il pût lui passer ce nœud autour du corps ; tirant alors de toutes ses forces, il parvint à lui faire quitter le toit. Le serpent, qui se sentait entraîné, essayait de résister en s’enroulant furieux autour des chaises et des poteaux de la porte ; mais l’homme finit par lui saisir la queue et se mit à courir de toutes ses jambes afin d’écraser la tête du reptile contre un arbre. La bête lui échappa cependant et se glissa sous le bois mort. La chasse recommença, l’homme réussit à s’emparer de nouveau de la queue, et cette fois il put étourdir le serpent en le faisant tourner en fronde de manière à le lancer contre un tronc d’arbre ; on n’eut pas de peine à l’achever à coups de hache. Il mesurait près de quatre mètres et était très gros, il eût aisément avalé un enfant.
Un autre agrément de ces contrées, ce sont les tremblemens de terre. M. Wallace raconte d’une manière assez plaisante celui qu’il put observer à Rurukan, pointe nord-est de Célèbes, le 29 juin 1859. Vers huit heures du soir, la maison commença tout à coup de vaciller. Ce fut d’abord un balancement léger ; mais au bout de quelques minutes les secousses devinrent plus rudes. Les murs craquaient et semblaient près de s’écrouler. On entendait dans les rues le cri de tana goyang ! tana goyang ! qui signifie : la terre tremble ! Les habitans avaient quitté les maisons, les femmes et les enfans criaient et se lamentaient à fendre l’oreille. On ne pouvait pas marcher droit ; M. Wallace se sentait pris de vertige comme sur le pont d’un navire ballotté par les vagues. Les secousses étaient verticales et comme vibratoires, elles auraient suffi pour renverser des cheminées ou des clochers ; mais les chaumières basses des indigènes n’en eurent pas beaucoup à souffrir. De dix en dix minutes, les secousses se répétaient en s’affaiblissant. « Il y avait dans notre situation un singulier mélange de terrible et de risible. Nous pouvions à chaque moment nous attendre à une secousse assez forte pour faire crouler la maison sur nos têtes, ou, ce qui était encore plus à craindre, pour occasionner un glissement du sol qui nous aurait entraînés au fond du ravin sur le bord duquel le village était bâti. Malgré cela, je ne pouvais m’empêcher de rire chaque fois qu’à la moindre secousse nous nous précipitions dehors pour rentrer l’instant d’après. Le sublime et le ridicule se touchaient ici littéralement : d’un côté, autour de nous, le plus sensible et le plus destructeur des phénomènes, le sol tremblant, les montagnes ébranlées dans leurs fondemens ; de l’autre côté, le spectacle de cette foule qui à chaque minute s’élançait hors des maisons pour y rentrer aussitôt, plus effrayée que de raison, puisque les secousses cessaient toujours au moment où elles devenaient assez fortes pour nous inquiéter sérieusement. On eût dit qu’on jouait au tremblement de terre, et beaucoup d’indigènes riaient) avec moi, quoique tout le monde sût bien que la plaisanterie pourrait se tourner en horreur. »
Dans ses promenades à travers les forêts de Célèbes, M. Wallace a fait une remarque qui mérite d’être citée, parce qu’elle détruit une erreur assez répandue. Ceux qui ne connaissent la nature tropicale que par les livres ou par les jardins botaniques se figurent volontiers que des fleurs aux couleurs éclatantes y bordent les précipices, surplombent les cascades et embellissent les lits des torrens. En réalité, il n’en est rien. « C’est en vain, dit M. Wallace, que j’ai interrogé des yeux ces murailles de verdure, ces tapis de plantes grimpantes et d’arbustes touffus, les bords des rivières, les fentes des rochers et l’entrée des cavernes ; nulle part je n’ai aperçu une seule tache de couleur brillante ; aucun arbre, aucun buisson ne portait une fleur assez visible pour se détacher sur le paysage. Dans toutes les directions, l’œil se reposait sur un fond plat de verdure ou sur des rochers pommelés. Il y avait assurément une variété infinie de tons et de formes dans le feuillage, de la grandeur dans les roches massées et dans l’exubérance de la végétation, mais point de couleurs vives. Cette description exacte d’un paysage tropical, je l’ai prise sur le lieu même, et les traits caractéristiques du tableau se sont si souvent répétés dans l’Amérique du Sud et dans tout l’Orient équinoxial, que je me crois fondé à admettre qu’il représente fidèlement l’aspect général de la nature sous l’équateur. Où sont alors, me demandera-t-on, ces fleurs tropicales dont parlent les voyageurs ? La réponse est facile : ces fleurs sont très rares ; celles qui sont cultivées dans nos serres ont été rapportées des régions les plus diverses du globe et souvent des points les plus arides et les plus déserts de l’Afrique ou de l’Inde. Dans les régions où la végétation est la plus luxuriante, le feuillage efface complètement les fleurs, qui n’ont d’ailleurs généralement qu’une existence éphémère. Pour les trouver, il faut les chercher, les cueillir une à une. Les voyageurs ont pris l’habitude de grouper ensemble les plantes qu’ils ont observées, et cela produit alors l’effet d’un paysage fleuri. Pour ma part, je suis convaincu que les couleurs brillantes des fleurs jouent un rôle tout autrement important dans le paysage de nos climats tempérés ; jamais sous les tropiques je n’ai rien vu de comparable à l’effet que produisent chez nous les genêts, les bruyères, les jacinthes sauvages, l’aubépine, l’orchis et les boutons-d’or. »
Deux des arbres les plus importans de la région austro-malaise sont l’arbre à pain et le sagoutier. Le premier n’est pas très abondant, parce que la culture fait avorter les graines, de sorte qu’on ne peut le propager que par bouture. Le fruit a la grosseur du melon ; un peu fibreux vers le centre, il est partout ailleurs tendre et pâteux. On le fait cuire sous la cendre et l’on fouille l’intérieur avec une cuillère. Le goût rappelle le pouding du Yorkshire, ou bien des pommes de terre au lait. Accommodé avec de la viande ou du jus, c’est le plus agréable des légumes ; avec du sucre, du lait, du beurre ou de la mélasse, c’est un pouding délicieux d’un goût particulier ; il a cela de commun avec le pain et les pommes de terre qu’on ne s’en lasse jamais. Peut-être finira-t-on par en trouver sur nos marchés européens. Le sagoutier, qui est surtout cultivé dans l’île de Céram, fournit également une nourriture très abondante et très peu coûteuse. On l’abat peu de temps avant la floraison, on le débarrasse de ses feuilles, et on retire la moelle du tronc par une entaille longitudinale. La matière brute est lavée à grande eau afin d’en extraire la fécule qu’elle contient, et l’amidon rougeâtre que l’eau dépose est moulé en pains cylindriques. On mange le sagou cuit au sel ou bien sous forme de gâteau. Un arbre de bonne taille produit d’ordinaire 30 pains de sagou brut, du poids de 15 kilogrammes, et chaque pain donne à la cuisson 60 gâteaux ; un seul arbre peut donc fournir 1,800 gâteaux, quantité suffisante pour nourrir un homme pendant une année, à raison de cinq gâteaux par jour. Or le travail nécessaire pour convertir un sagoutier en nourriture est très peu de chose ; deux hommes mettent environ cinq jours à le dépouiller, et cinq autres jours à transformer la fécule en gâteaux, s’ils ne préfèrent pas la garder en nature. Ainsi dix jours suffisent amplement à préparer la nourriture d’un homme pour toute une année, et vingt jours pour deux hommes ; il reste aux naturels trois cent quarante-cinq jours à passer dans une oisiveté généralement absolue ; lazzaroni des tropiques, ils se contentent d’un misérable abri, ne vivent que de sagou et d’une petite espèce de poisson. Ceux qui ne possèdent pas eux-mêmes quelques sagoutiers, peuvent s’en procurer un pour une somme de 8 ou 9 francs, et comme la journée de travail vaut 50 centimes, la nourriture d’un homme revient à environ 15 francs l’année. Cette facilité de la vie a pour conséquence l’incurie la plus complète ; les indigènes sont bien plus avancés sous tous les rapports dans les îles où l’on travaille davantage pour gagner son existence. A Céram, patrie du sagoutier, les habitans sont encore à très peu près à l’état primitif ; ils vont nus, sauf quelques bracelets et de petits bâtons dans les oreilles. Quelques-uns se disent chrétiens ; mais c’est la pire engeance du monde, tous ivrognes et voleurs : on leur préfère de beaucoup les mahométans, auxquels leur religion commande au moins la tempérance.
L’un des épisodes les plus curieux du séjour de M. Wallace dans l’archipel de la Sonde est le voyage qu’il fit de Macassar aux îles Arrou à bord d’une praou frétée par un Javanais demi-sang. Il avait vu à Macassar pendant trois mois le soleil se lever tous les jours comme un globe de feu et se coucher de même, sans que l’apparence d’un nuage vînt en voiler les ardeurs ; mais au commencement de décembre le ciel se couvrit, et tout changea d’aspect : la saison de l’eau allait succéder à la saison du feu. Pour échapper à la perspective de cinq mois de pluies continues, M. Wallace songeait à transporter ailleurs ses trésors et son attirail de naturaliste, lorsqu’il apprit qu’une embarcation allait partir pour les petites îles situées au sud de la Nouvelle-Guinée.
Macassar est l’un des principaux marchés du trafic indigène ; à côté du riz et du café que produit le pays, on trouve dans les magasins le rotin de Bornéo, le bois de sandal et la cire d’abeilles de Florès et de Timor, le tripang du golfe de Carpentarie, l’huile de cajepout de Bourou, la muscade et les autres produits de la Nouvelle-Guinée ; mais plus important que tout cela est le commerce avec les îles Arrou, qui envoient aux Célèbes leurs perles, leur nacre et leur écaille, sans compter les nids de salanganes et le tripang, espèce d’holothurie, dont les gastronomes chinois font leurs délices. Le commerce avec ces îles existe depuis un temps immémorial ; c’est de là aussi que sont venus en Europe les premiers oiseaux de paradis. Les moussons ne permettent ce voyage aux barques indigènes qu’une fois par an ; elles quittent Macassar en décembre ou janvier avec la mousson d’ouest, et reviennent en août ou en juillet par la mousson d’est. Même pour les gens du pays, le voyage des îles Arrou est une expédition aventureuse, et l’avoir faite est un titre à la considération générale. M. Wallace avait longtemps rêvé plutôt qu’espéré de visiter un jour cette ultima Thule de l’Orient, et lorsqu’il se vit près de satisfaire ce désir, il ne put se défendre de quelque appréhension en songeant qu’il allait se confier pour un voyage de six ou sept mois à un frêle navire monté par de féroces sauvages.
Le capitaine de l’embarcation était un homme de manières très douces et d’une certaine instruction. Il était marié à une jeune Hollandaise et bien connu dans l’archipel entier, qu’il parcourait sans cesse. Son navire était une praou malaise d’environ 70 tonneaux ; assez semblable d’aspect à une jonque chinoise. L’avant-proue est la partie la plus basse de ces barques ; au lieu d’un gouvernail, il y en a deux, suspendus des deux côtés de la dunette, où ils sont attachés avec des cables de rotin à de fortes barres. Les timons ne sont pas sur le pont, ils entrent dans les flancs du navire par deux ouvertures assez larges, et sont gouvernés par deux jouroumoudis (timoniers) assis dans l’entre-pont. En face de la cabine du capitaine se trouvait une sorte de maisonnette construite en bambou et tapissée de nattes, dont un compartiment fut réservé à l’usage de M. Wallace. Jamais il ne fut si bien à bord des steamers européens ; ici, pas de goudron, pas d’huile, pas de vernis, aucun de ces abominables parfums qu’on respire sur nos navires ; rien que du rotin, des feuilles de palmier, du bambou, qui exhalent des souvenirs de forêt.
L’équipage se composait d’une trentaine d’indigènes de Célèbes, la plupart jeunes, robustes et de belle humeur. Ils portaient le pantalon de matelot et un foulard autour de la tête ; le soir, ils mettaient encore une jaquette de coton. En outre il y avait à bord une dizaine de Chinois ou de Bougis (indigènes de Célèbes) de mine respectable et que le capitaine traitait avec beaucoup d’égards. Ils étaient cependant presque tous ses débiteurs, c’est-à-dire ses esclaves pour un temps limité. C’est la loi introduite par les Hollandais, et il paraît qu’on s’en trouve fort bien : le débiteur insolvable devient l’esclave de son créancier, pour lequel il est tenu de travailler jusqu’à l’extinction de sa dette. Sans cette institution, les marchands seraient à la merci des nombreux agens auxquels ils sont obligés de confier leurs marchandises, car le jeu et la débauche ruinent ces derniers d’une manière chronique. L’état de « débiteur en liquidation » n’a d’ailleurs rien de déshonorant ; les petites gens trouvent une certaine satisfaction à faire partie de la maison d’un riche commerçant, ils sont d’ailleurs libres de trafiquer un peu pour leur propre compte. M. Wallace avait avec lui son domestique malais Ali et deux gars du pays. L’un de ces derniers s’était fait avancer quatre mois de ses gages sous couleur d’acheter des vêtemens pour lui-même et une maison pour sa mère ; en deux jours, il avait tout perdu au jeu, et il vint à bord sans vêtement, sans bétel, sans tabac et sans poisson sec, de sorte que M. Wallace dut envoyer Ali acheter pour lui ces divers objets de première nécessité. Le troisième serviteur était investi de la charge de marmiton ; aucun autre domestique n’avait voulu consentir à partager les risques d’un pareil voyage.
On partit au milieu de la pluie ; on louvoya toute la journée, et le soir on était rentré au port. On y resta encore quatre jours ; le cinquième, la pluie cessa, et l’on put enfin gagner le large. Pour se diriger sur la mer, le capitaine avait une boussole, contrairement à l’usage des indigènes, qui s’en passent facilement, parce que dans ces parages on reste rarement deux jours sans voir de la terre. Il y avait à bord en tout près de cinquante personnes, et ce ne fut pas sans étonnement que M. Wallace vit ces demi-sauvages s’abstenir de toute querelle et observer une discipline qui eût fait honneur à un navire marchand de la marine anglaise. Rarement on voyait plus de douze hommes à l’œuvre ; mais, lorsqu’il y avait quelque besogne importante à exécuter, tout le monde s’offrait, et le seul inconvénient était alors la confusion qui résultait de tant de zèle. Lorsqu’il faisait beau, les uns dormaient, les autres causaient ou mâchaient du bétel, ou bien raccommodaient leurs hardes. Deux timoniers étaient à la barre, le capitaine ou le second donnait le cours, cinq ou six matelots veillaient aux manœuvres et criaient les heures d’après une sorte de clepsydre. Cet instrument aussi primitif qu’ingénieux consiste en un seau à demi rempli d’eau où nage la moitié d’une coquille de noix de coco bien lisse et polie, avec un très petit trou par lequel s’introduit un mince filet de liquide. Peu à peu la coquille se remplit, et les dimensions en sont calculées de manière qu’au bout d’une heure, ni plus ni moins, elle va au fond ; avertis par le bruit du plongeon, les gardiens crient l’heure et remettent la coquille à flot. M. Wallace a remarqué que ce garde-temps d’une nouvelle espèce s’accordait généralement à une minute près avec sa montre de poche, et qu’il n’était point influencé par le roulis.
Après six jours de navigation, on avait perdu de vue les dernières côtes, et M. Wallace constata, non sans un secret effroi, que les deux ouvertures par où passaient les barres des gouvernails n’étaient qu’à un mètre au-dessus de la ligne de flottaison, et qu’aucune précaution n’avait été prise pour empêcher l’eau qui pénétrerait par ces trous de se répandre dans la cale. Une série de lames, par une mer houleuse, devait submerger la barque sans espoir de salut. Lorsqu’il communiqua ces réflexions au capitaine, ce dernier répondit que toutes les praous étaient ainsi faites, et que, s’il voulait y changer quelque chose, il ne trouverait plus de matelots, que d’ailleurs on n’avait jamais entendu dire qu’une praou eût pris de l’eau par les trous de barre. Le lendemain, jour de Noël, il s’en fallut de bien peu que cette assurance ne fût punie ; mais dans l’après-midi le ciel s’éclaircit de nouveau, et peu après on jeta l’ancre devant les îles Kay, dont les falaises de calcaire blanc sont de l’effet le plus pittoresque. La mer était calme comme un lac, et le soleil des tropiques versait des flots de lumière sur un panorama enchanteur de forêts vierges, de rochers en désordre et d’abîmes bleus. Trois ou quatre embarcations montées par les insulaires vinrent bientôt entourer la praou, qui fut envahie en un clin d’œil. Jamais M. Wallace n’avait été autant frappé du contraste des deux races qui ont peuplé cet archipel. Ces noirs gaillards aux faces grimaçantes, qui criaient et gesticulaient, qui ne pouvaient rester en place un seul moment et semblaient comme enivrés de plaisir, c’étaient les vrais Papous, les authentiques représentans de la race australienne ; en les comparant aux graves Malais, qui paraissaient ahuris et choqués de tant de familiarité, on ne pouvait s’empêcher d’y reconnaître deux races profondément distinctes, aussi différentes au physique qu’au moral.
Le capitaine de la praou voulait faire construire aux îles Kay deux canots, ce qui l’obligea à s’y arrêter plusieurs jours. De là, on se rendit à Dobbo, dans l’îlot de Wamma, marché principal des Chinois et des Bougis qui font le commerce avec les îles Arrou. Dans les six mois qu’il y passa, M. Wallace eut tout loisir de faire connaissance avec les habitans de ces îles lointaines et d’étudier leurs mœurs pendant qu’il s’occupait d’accroître ses collections. Les chapitres qu’il a consacrés aux îles Arrou ne sont pas les moins intéressans des deux volumes où il a raconté son voyage. Il y rapporte plusieurs conversations qu’il a eues avec les indigènes et qui sont des plus curieuses. Ce qui les intriguait le plus dans ses occupations, c’était l’usage auquel il destinait les animaux empaillés. Il leur avait dit qu’il les emportait pour les montrer à ses compatriotes. Cette réponse ne leur parut point satisfaisante. « Dans un pays où l’on sait fabriquer du calicot, des couteaux, du verre et toute sorte d’autres merveilles, on ne se soucie pas d’aller regarder des objets d’Arrou. » Quelque temps après, un vieux bonhomme l’entreprit de nouveau sur ce sujet. « Que deviennent ces oiseaux quand vous allez sur mer ? lui dit-il. — Eh ! nous les mettons dans des boîtes ; que croyez-vous donc que j’en fasse ? — Vous les ressuscitez. Oh ! ne niez pas, vous les ressuscitez ! » Rien ne put le faire démordre de cette idée. Après un moment, il ajouta : « Je sais bien ce qui en est. Avant votre arrivée, il pleuvait ici tous les jours ; maintenant il fait toujours beau. Je sais ce que je sais ; on ne me trompe pas ! » Dès lors M. Wallace fut convaincu de sorcellerie. De plus il savait tout, et lorsqu’il refusait de répondre aux questions qui lui étaient faites, c’est qu’il ne voulait pas parler. C’est ainsi qu’il ne voulait pas dire où était « le grand navire nommé Jong » où tous les Chinois et Bougis allaient vendre leurs marchandises, et d’où il était probablement venu lui-même !
Un jour, une députation de Wanumbai vint lui dire qu’on avait une communication à lui faire. On lui conta une histoire fort longue et fort compliquée où les gestes suppléaient souvent aux paroles. Il s’agissait d’une légende locale. Longtemps auparavant, des étrangers étaient venus à Wanumbai ; ils s’étaient querellés avec les habitans, en avaient tué un certain nombre et emmené beaucoup d’autres comme prisonniers avec le chef de la tribu. Ces prisonniers, selon eux, vivaient encore dans quelque pays lointain, et M. Wallace, qui connaissait tout, devait les avoir vus et ne refuserait pas de dire où on pourrait les trouver. Il essaya d’expliquer à la députation que leurs amis n’avaient pu traverser l’Océan dans leurs pirogues, et que d’ailleurs ils devaient être morts depuis longtemps. Cela fit rire tous les assistans ; leurs amis, disaient-ils, n’étaient pas morts, on avait des preuves qu’ils étaient vivans ; des hommes de Wokan les avaient jadis rencontrés sur la mer, et avaient reçu du chef 100 aunes d’étoffes qu’ils devaient porter à Wanumbai pour rassurer son peuple et annoncer son retour ; mais les hommes de Wokan, voleurs et menteurs, avaient toujours nié qu’ils eussent reçu l’étoffe et vu les prisonniers. Ainsi on était bien sûr que ces derniers étaient encore en vie. D’ailleurs, plus récemment, on avait appris qu’un marchand bougi avait rapporté des enfans de ces prisonniers, et l’on était allé à Dobbo pour les voir. Celui qui parlait y avait été ; mais le marchand bougi avait refusé de laisser voir les enfans et menacé de tuer quiconque entrerait chez lui. Il avait les enfans dans une grande boîte qu’il remporta avec lui à son départ. Ces histoires se terminaient toujours par un appel à la bonne volonté de l’étranger, qui devait aider les hommes de Wanumbai à retrouver les leurs. Peut-être la légende remonte-t-elle à l’époque des premières découvertes des Portugais.
Nous avons essayé, dans cette étude sur les deux volumes de M. Wallace, de donner une idée de ce qu’il a vu pendant un séjour de huit ans dans l’extrême Orient. Nous avons laissé de côté bien des détails d’histoire naturelle, parmi lesquels nous nous bornerons à signaler une importante monographie des oiseaux de paradis. Nous avons passé à regret bien des pages charmantes qui nous auraient entraîné trop loin. Ce qui fait à notre avis l’attrait principal du livre, c’est son côté philosophique, c’est la finesse et la profondeur des jugemens. Toutefois la conclusion où l’auteur résume ses impressions a l’air d’une boutade qui vise à l’effet. « Nous sommes habitués à admettre, dit M. Wallace, que notre race, qui est supérieure à toutes les autres, a fait des progrès et en fait encore tous les jours. Il faut donc qu’il y ait un état de perfection absolue, un dernier but que nous n’atteindrons pas, mais dont nous devons sans cesse approcher. Quel est cet état idéal de la société ? Nos plus grands penseurs sont d’accord pour le chercher dans la liberté individuelle et dans le self-government, résultat du développement équilibré de nos facultés morales, intellectuelles et physiques. Dans cette société idéale, chacun aurait si bien conscience de ses devoirs et si grande envie de les remplir, que les lois et les peines n’auraient plus de raison d’être. Or il est très remarquable que chez les peuples à peine civilisés nous rencontrons quelque chose qui ressemble à cet état idéal. Les tribus sauvages de l’Amérique du Sud et de la Malaisie n’ont ni lois ni tribunaux ; c’est l’opinion publique, librement manifestée, qui juge en dernier ressort. Chacun respecte scrupuleusement les droits de son voisin. Tous sont à peu près égaux ; les barrières qui séparent chez nous le riche et le pauvre, le savant et l’ignorant, le maître et le valet, n’existent pas. On n’y trouve ni cette division infinie du travail qui, en accroissant nos richesses, produit aussi le conflit des intérêts, ni cette lutte sans trêve qui est la conséquence inévitable d’une population trop dense. Les motifs qui poussent aux grands crimes sont ainsi écartes, et les délits sont réprimés non-seulement par l’influence de l’opinion publique, mais encore par le sentiment naturel de justice : que chacun porte en soi. Les progrès de notre culture intellectuelle nous ont élevés bien au-dessus de l’état sauvage ; mars nous sommes-nous élevés aussi haut sous le rapport moral ? Dans les classes aisées, qui sont au-dessus du besoin, on respecte assez les droits de ses semblables. Il faut convenir aussi que nous avons beaucoup élargi ces droits et que nous les avons étendus à l’humanité entière ; il n’en est pas moins vrai de dire que la masse de nos populations n’a pas dépassé le code moral des sauvages, et dans certains cas est tombée au-dessous. Nous avons marché trop vite au point de vue du progrès intellectuel et matériel. L’accroissement de la population et de la richesse a entraîné tant de misères et tant de crimes, a fomenté des sentimens si sordides et des passions si violentes, que l’on est en droit de se demander si en définitive notre niveau moral n’a pas baissé, et si le mal n’est pas plus grand que le bien. » M. Wallace ne paraît pas très éloigné de nous dire que nous avons tort de nous croire supérieurs aux sauvages. Cette nostalgie de l’état primitif a de quoi surprendre après des récits de massacres et de pillage, qui ne manquent pas dans le livre de M. Wallace. Il oublie que les mauvais instincts qui sommeillent n’en sont pas moins dangereux ; le bienfait de la civilisation est d’en prévoir l’éveil et d’en refréner l’action.
R. RADAU.