Un Négociateur français à Rome - Le cardinal d’Ossat

Un Négociateur français à Rome - Le cardinal d’Ossat
Revue des Deux Mondes4e période, tome 129 (p. 207-222).
UN NÉGOCIATEUR FRANÇAIS A ROME
LE CARDINAL D’OSSAT[1]

A ceux qui vont rêvant d’histoire dans les lieux où sont les morts, Saint-Louis-des-Français, notre paroisse de Rome, offre une mine de souvenirs inépuisable. En France même, on trouverait difficilement une nécropole historique mieux assortie, si je puis dire : coin de patrie où l’on n’a pas un instant le sentiment d’être à l’étranger, parmi des ombres exilées; le murmure plusieurs fois séculaire qui s’élève de la compagnie est tout national. Prélats, diplomates, soldats, artistes, lettrés, aventuriers ou simples voyageurs, tous sont de chez nous dans cette pieuse hôtellerie ; chacune de ces dalles rend un son familier et bien français : d’Angennes., La Trémouille, Bernis, Latour-Maubourg, Pimodan; chevaliers restés des armées de Louis XII et petits troupiers tués à la Porta San Pancrazio, en 1849 ; peintres qui ne purent s’arracher à leur studio, de Claude Lorrain à Sigalon. Pauline de Beaumont soupire aux cœurs sensibles : « Il m’a couchée ici, afin que vous ne négligiez pas d’y relire ses Mémoires; » esclave d’amour enchaînée à ce mur pour y servir éternellement les intérêts littéraires de son maître. (Je crains qu’il n’ait parfois songé au merveilleux pendant que ferait, de l’autre côté de la porte, un tombeau de Mme Récamier, si le mauvais sort voulait qu’elle décédât à Rome. Il les aimait bien mortes, et un peu mortes pour lui.) — Il y en a pour toutes nos gloires, à Saint-Louis-des-Français ; il y a même un Victor Hugo, l’abbé, qui prépare à quelques touristes des siècles futurs une de ces mystifications où s’éjouissait volontiers le grand poète.

Une épitaphe, dans la troisième chapelle de la nef de droite, laisse indifférens aujourd’hui les visiteurs mal avertis. Sur la modeste sépulture que firent au cardinal d’Ossat ses secrétaires, Pierre Bossu et René Cortin, l’inscription lui rend pourtant un bel hommage, et justifié : « Arnaldo Ossato... rarissimæ in reges suos fîdei... » Le nom d’Arnaud d’Ossat rayonna longtemps d’un éclat qui a pâli. Un bon livre, comme il nous en arrive souvent de la studieuse province, rappelle l’attention sur cet oublié. La biographie et les savans commentaires publiés par M. Degert. professeur à Dax, m’ont donné la curiosité de lire cette Correspondance jadis fameuse, célébrée par les meilleurs juges des XVIIe et XVIIIe siècles comme un monument diplomatique et littéraire du premier mérite. La Bruyère, en son chapitre des Jugemens, n’hésite pas à placer le négociateur d’Henri IV entre Ximenès et Richelieu. Fénelon, dans sa Lettre à l’Académie, montre l’estime où il tient l’écrivain : « Le vieux langage se fait regretter quand nous le retrouvons dans Marot, dans Amyot, dans le cardinal d’Ossat... Une circonstance bien choisie, un mot bien rapporte, un geste qui a rapport au génie ou à l’humeur d’un homme, est un trait original et précieux dans l’histoire : il nous met devant les yeux cet homme tout entier. C’est ce qu’on trouve avec plaisir dans le cardinal d’Ossat : vous croyez voir Clément VIII qui lui parle tantôt à cœur ouvert, tantôt avec réserve. » Saint-Simon, Diderot, Chesterfield, mentionnent avec les mêmes éloges le politique et ses écrits.

Notre siècle a délaissé l’écrivain; intéressant pour l’historien de la littérature, comme un des ouvriers de la bonne langue, il n’a pas le tour de pensée qui plaît à notre humeur : nous en verrons la raison quand nous entrerons plus avant dans l’étude du personnage. Mais le politique reste un modèle de sagesse et d’habileté, particulièrement recommandable à ceux qui ont charge de négocier en cour de Rome. Puisque le livre de M. Degert nous en fournit l’occasion, saluons au passage l’homme qui fut un des meilleurs serviteurs de notre pays, un des plus clairvoyans. des plus fermes dans son raisonnable propos, en un temps où l’erreur et la mobilité étaient fautes communes.


Il naquit en 1535, au pied des Pyrénées, sur les confins du Bigorre. Etait-il de souche gasconne ou béarnaise, sujet de France ou de ce petit roi de Béarn avec lequel il allait s’élever? On ne sait. Fils d’un maréchal-ferrant selon les uns, d’un opérateur selon les autres, en tout cas d’un compagnon ambulant qui mourut sur les routes sans laisser de quoi se faire enterrer, l’humilité de sa condition rendit vaines toutes les tentatives des biographes pour éclaircir ses origines. Elle fit longtemps obstacle à l’entrée de l’abbé d’Ossat dans le Sacré-Collège ; quand il reçut la pourpre, à la fin de sa vie, les contemporains s’en émerveillèrent : ils portèrent d’autant plus haut le mérite qui avait si fort grandi un homme parti de rien. Resté modeste, n’ayant jamais essayé de déguiser son mince état de naissance et de fortune, d’Ossat s’étonnait lui-même de son élévation; il écrivait au roi : « Je ne pense point que Votre Majesté ait aucun sujet ni serviteur qui lui soit si obligé que moi, qui, d’un petit ver de terre que j’étois, ai été élevé à la dignité de cardinal par votre seule bonté. «Vingt ans après la mort du prélat, Malherbe admirait encore qu’on eût admis « dans la plus auguste compagnie qui soit au monde... parmi des princes de Bourbon, d’Autriche, de Médicis... ce cardinal d’Ossat qui, tout excellent personnage qu’il était, avait une extraction si pauvre et si basse que jusqu’à cette heure elle est demeurée inconnue, quelque diligence qu’on ait apportée à la chercher. » — Nous manquerions singulièrement de justice envers l’Eglise, si nous ne lui reconnaissions au moins le mérite d’avoir ouvert la première ce grand chemin de fortune où notre société moderne appelle tous les talens. Pendant de longs siècles, alors que des barrières arrêtaient sur les autres routes l’essor des petits, elle fut la seule école d’égalité, l’unique espoir des ambitions légitimes mal servies par les hasards du berceau.

Aussi le jeune Arnaud voulut-il être d’Église. Touchés par ses heureuses dispositions, les chanoines de la collégiale de Castelnau lui avaient, dit-on, montré le latin; il fit profession à Auch, en 1556. Comme il argumentait fort pertinemment dans la cathédrale, un gentilhomme gascon, M. de Marca, le prit en affection, et lui donna mission d’accompagner deux siens neveux à l’Université de Paris; d’Ossat devait les entretenir de bonne nourriture et doctrine. Le pédagogue et ses disciples vinrent s’établir à la montagne Sainte-Geneviève : tel Ponocratès amenant son élève Gargantua au même lieu. Mais la ressemblance s’arrête là: nos Gascons ne firent pas chère lie comme le fils de Grandgousier; les écus envoyés par M. de Marca tombaient aux mains des détrousseurs, on passa seize mois « sans recevoir un seul denier de Gascogne, en grande povreté et fascherie. » L’honnête clerc subvint de son mieux aux nécessités de ses pupilles ; leur départ lui rendit la liberté. Il s’adonna dès lors tout entier à l’étude de la philosophie, prit parti pour Ramus contre Aristote et Charpentier. Echauffé par la grande querelle de ce temps, il commença de se faire connaître en écrivant un mémoire où il défendait Ramus et attaquait le terrible Charpentier ; bref, à la veille de la Saint-Barthélémy, le futur cardinal était engagé dans une très courageuse et très dangereuse voie, sur les traces du maître suspect qui allait périr si misérablement pour avoir préféré Platon à Aristote. Heureusement l’envie lui vint d’étudier sous Cujas, à Bourges : ce fut une diversion; et il finit par entrer au service de Paul de Foix, qui embrigada d’Ossat dans la bande de savans qu’il emmenait à son ambassade d’Italie.

Une académie ambulante plutôt qu’une ambassade, comme le remarque M. Degert. De Thou, qui était du voyage, en a écrit la relation ; rien ne fait mieux comprendre l’ivresse d’études abstraites qui grisait certains esprits de ce temps, la fureur de docte controverse à peine exagérée dans l’énorme caricature de Rabelais. Au débotté, dans les auberges d’Italie, le seigneur de Foix s’enferme avec sa ménagerie d’hellénistes : Niphus, Uttenhovius, Choesne, d’Ossat; on reprend la discussion entamée pendant la marche. Ils ne regardent rien du monde extérieur, rien de l’adorable musée qui vient de surgir tout le long du jardin enchanté, des Alpes aux deux mers. Ils lisent, ils argumentent, jusque dans le temps des repas, sur les dialogues de Platon, les sommaires du Digeste, les problèmes de la physique. Paul de Foix visita ainsi tous les princes souverains auprès desquels il était accrédité. Rappelé en France par la mort de Charles IX, il ne fit à Rome qu’un court séjour; il y revint en 1579, toujours accompagné de son fidèle d’Ossat. Promu aux fonctions de secrétaire de l’ambassade, le philosophe allait changer d’état, trouver sa vraie vocation. Comme il arrive souvent aux hôtes de passage qui ne savent plus s’arracher de Rome, la Ville éternelle devait fixer dans la vie et dans la mort cette destinée jusqu’alors vagabonde. D’Ossat y vécut vingt-cinq ans; il y mourut, sans avoir revu une seule fois la patrie qu’il servait d’un zèle infatigable, les rois et les ministres dont il recevait les directions. On ne voit pas qu’il ait souffert de cet exil : rien ne trahit dans ses lettres la douce nostalgie de son devancier Du Bellay :


Plus mon Loyre gaulois que le Tibre latin,
Plus mon petit Liré que le mont Palatin...

Notre abbé n’était pas le pédant incorrigible qu’on pourrait croire, d’après les commencemens que j’ai rapportés. Il avait jeté sa gourme scolastique à l’Université de Paris et dans la société de son premier protecteur, ce Paul de Foix que la mort allait bientôt lui enlever, en 1584. A Rome, toutes ses aptitudes se tournent vers la négociation, vers la pratique prudente et déliée des affaires ; elles absorberont désormais son intelligence et sa vie. Il les mania à divers titres, presque toujours en marge de la diplomatie officielle, telle que nous la concevons aujourd’hui.

Ce que nous appelons maintenant « la carrière » n’existait pas à cette époque, au moins en France: tout au plus y avait-il quelque chose d’approchant dans la république de Venise et dans le service du roi d’Espagne. Chez nous, un grand seigneur se rendait à une Cour pour un objet défini, avec une mission individuelle et temporaire ; il attachait à sa suite des gentilshommes pour l’apparat, des serviteurs intimes, des clercs le plus souvent, pour la rédaction des écritures et les conversations d’affaires avec les secrétaires du souverain près de qui l’on négociait. Entre temps ou à côté de ces ambassades, des agens bénévoles s’entremettaient, soit qu’ils possédassent la confiance du roi, soit qu’ils eussent simplement une confiance intrépide dans leurs propres talens et l’amour d’un art où le succès n’allait pas sans profits. A Rome surtout, au centre où venaient aboutir et s’enchevêtrer toutes les négociations de la chrétienté, sur ce terrain ecclésiastique miné pas les sapes et contre-sapes tortueuses, les agens officieux étaient légion ; chaque puissance en avait quelques-uns à sa solde, cliens sûrs ou réputés tels, sujets authentiques de leur prince, ou familiers italiens du pape gagnés aux intérêts du prince étranger. Les affaires spirituelles et temporelles étaient indifféremment traitées par l’ambassadeur, quand il y en avait un, par le cardinal protecteur spécialement chargé des intérêts de la nation, par quelque prélat moins en vue qui avait ses petites entrées au Vatican et une correspondance active avec sa Cour. En un pareil milieu, « où il y a, disait d’Ossat, plus de finesse qu’en tout le reste du monde, » rien ne peut remplacer l’expérience d’un résident inamovible, vieilli dans les stalles de Saint-Pierre ou du Latran, portant la robe de ceux qu’il doit persuader, ombre discrète parmi ces ombres silencieuses, l’oreille toujours ouverte à leurs demi-confidences, la bouche toujours prête pour la parole qu’il faut dire, qu’une voix connue insinuera mieux, qui effarouchera moins si elle ne tombe pas du carrosse d’un représentant attitré. Pour la France en particulier, ce fut une tradition constante d’entretenir à Rome des prélats romains restés bons et actifs Français : ils éclairaient les malentendus, ils adoucissaient les frottemens inévitables du spirituel et du temporel, ils faisaient entendre à qui de droit nos réclamations, devenues sur leurs lèvres expertes d’humbles suppliques, mais des suppliques derrière lesquelles on devinait la volonté résolue d’un grand plaideur. Notre pays ne s’est jamais bien trouvé d’interrompre cette tradition. Elle n’eut pas de gardien plus heureux et plus adroit que l’abbé d’Ossat.

Le goût de l’intrigue, qui est l’écueil de ces situations mal définies, n’eut aucune prise sur son âme sérieuse et désintéressée. Ce Gascon, s’il l’était vraiment, n’avait rien de l’humeur qu’on est convenu d’attribuer aux gens de son pays. Pour la gravité et la sûreté, il eût rendu des points aux négociateurs espagnols de Philippe II. Après la mort de Paul de Foix, il fut successivement secrétaire des cardinaux-protecteurs de France, d’Este et Joyeuse; gérant officieux ou déclaré des affaires royales, pendant les ruptures avec le Saint-Siège qui se répétèrent à la fin du règne d’Henri III et au début du règne d’Henri IV; adjoint ensuite aux ambassadeurs en titre, Pisany, Du Perron, Sillery, chargé de préparer le succès de leurs missions. On ne le vit jamais chef nominal de l’ambassade, il en fut toujours l’âme, le collaborateur indispensable. De bonne heure, il correspondit avec le conseil royal; la plupart de ses lettres sont adressées à Villeroy, qui l’avait distingué dans la suite de Paul de Foix. A cet absent il fallait en France une ancre solide, sur laquelle il pût s’amarrer contre toutes les sautes de vent; Villeroy ne lui manqua en aucune circonstance et le protégea contre la jalousie de Sully. Henri IV ne tarda pas à discerner le sens juste et l’inébranlable dévoûment de ce Béarnais de Rome : dès lors, d’Ossat écrivit directement et fréquemment au roi.

A partir de la mort d’Henri III, l’abbé se procura une attache officielle fort commode. Il était le fondé de pouvoirs de la reine veuve, Louise de Lorraine, pour l’instance des honneurs funèbres refusés au feu roi. Après le double meurtre des États de Blois, Henri III avait été mis en interdit. Qu’il eût fait expédier le Balafré, c’était l’affaire de la prérogative royale : on ne le tracassait pas sur ce point; mais l’exécution sommaire du cardinal de Guise, un prince de l’Eglise, cela ne se pouvait souffrir. Sixte-Quint prit feu. Henri tomba sous le poignard de Jacques Clément sans réconciliation valable ; Rome lui refusa la messe solennelle d’usage pour le repos de l’âme des rois de France. La pieuse reine Louise sollicitait ardemment cette messe, devenue l’unique affaire de sa vie : elle l’attendit plus de quinze ans, harcelant la Curie de ses tristes supplications. Son procureur d’Ossat, toujours rebuté de ce chef, plaidait mollement, avouons-le; l’instance de la messe solennelle lui donnait un prétexte à souhait pour demander audience, attaquer la conversation avec le pape ; il recevait une réponse dilatoire, l’entretien prenait un autre tour, il glissait aux affaires sérieuses, aux affaires du roi.

Elles étaient terriblement embrouillées. Pour apprécier à leur juste valeur les services d’Arnaud d’Ossat, pour mesurer la rectitude de son jugement et la fermeté de son patriotisme, il faut se remémorer cette France en perdition du temps de la Ligue. Ce pays de soubresauts, si souvent menacé de ruine par ses propres folies et par les convoitises des autres, sauvé toujours par quelque cœur de chez lui qui le relève et le relance au sommet de l’histoire, je ne crois pas qu’il ait couru de plus grands périls qu’à cette heure. Non, pas même dans les pires agonies de la guerre de Cent ans. Qu’était la puissance des Plantagenets en regard du colosse espagnol? « Atlas qui porte le monde, » écrit quelque part d’Ossat. Ni la majestueuse hégémonie de Louis XIV, ni le rapide ouragan déchaîné par Napoléon, ne se peuvent comparer à l’écrasante pesée de Philippe II sur l’Europe. Du fond de ce bureau de l’Escurial où il griffonne ses paperasses, le sombre fantôme étend son ombre sur la terre, d’une marche lente, sûre, inéluctable. Sa conquête universelle a le caractère de la fatalité; il détruit les indépendances nationales jusqu’au fond des cœurs qu’il corrompt. Il a l’omnipotence de l’or, dont il détient les sources; l’omnipotence de la croix qu’il accapare en la défendant, car le pape n’est que son légat; l’omnipotence des armes: tous les pays où on lève des soldats de métier râlent sous la bannière espagnole.

Deux points de résistance possible sur la terre : la France et Rome. Sur la mer, il y a l’Angleterre, mais presque dépossédée de son élément, cloîtrée dans son île. La France! Il l’enserre de tout l’horizon. Elle palpite, hypnotisée par le vampire qui la guette et l’absorbe, qui est partout, sur les Pyrénées, sur les Alpes par le Savoyard, sur les Vosges, sur la Moselle, sur l’Escaut, sur l’Océan par ses armadas qui épouvantent nos ports. Dans cet effroyable danger, la pauvre folle se déchire de ses mains, s’offre pantelante : fureurs religieuses, fureurs politiques, ambitions impies ; les intérêts et la piété se liguent pour appeler l’Espagnol, pour lui demander un roi de sa façon, quelque fantoche sous lequel un duc d’Albe ou un prince de Parme viendra dépecer nos champs de Seine et de Loire, réduire Paris à la condition servile, atroce, des cités flamandes et brabançonnes. Qui ramassera le pays en dissolution? Le roi? il est pire que le fou Charles VI, ce maigre Anjou, usé en Pologne, usé à Venise, pourri, sournois, oscillant, sans autre défense que le jeu des poignards, sans autre plan que de contenir les Guise par son cousin, son cousin par les Guise, et ne comprenant pas que l’Espagnol va les dévorer tous. Après lui, ce cousin contesté, un petit aventurier de Béarn, huguenot, scandale pour le peuple fidèle, avec une poignée de soldats, pas un écu, de si frêles chances!

Rome serait le seul recours, si elle voulait, l’unique rempart du monde et de la France. D’Ossat l’a bien vue, la force politique incalculable, indéfectible, qu’il y a dans ce simulacre de puissance matérielle. « Aussi savez-vous que le pape et la Cour de Rome peut faire beaucoup de bien au Roy, et aider grandement à lui accommoder ses affaires et son royaume; mais elle lui peut faire encore beaucoup plus de mal, nous l’avons trop expérimenté. Le Roy d’Espagne, avec toute sa puissance et employant toutes ses forces tant par mer que par terre, ne vous peut pas tant nuire comme fait cette Cour en son séant. » — Mais Philippe enserre Rome, comme la France, par ses royaumes, ses fiefs, ses présides, ses alliés d’Italie. Il est dans Rome, ses ambassadeurs pensionnent la moitié du Sacré-Collège. « Ils en vont présentant à des cardinaux, à un mille, à un autre deux mille, à d’autres trois mille; et n’y a pas faute de cardinaux qui se vendent. » — Le grand roi n’est-il pas d’ailleurs le dernier boulevard de la chrétienté contre l’hérésie? A l’ouverture des conclaves, on fait des pointages : trente-cinq cardinaux espagnols, sujets ou créatures de Philippe; on n’en compte pas six pour la France. Grégoire XIII n’était qu’un jouet entre les mains d’Olivarès. Vient Sixte-Quint, par bonheur : ce moine entêté se démasque, il résiste. Il a pesé les deux périls du monde : la défaite du catholicisme si l’on prend parti contre Philippe, la tyrannie universelle si l’on s’abandonne à lui. Il tient le juste milieu; il refuse ses encouragemens à la Ligue, éconduit les envoyés de Mayenne. La politique de Sixte-Quint nous a peut-être préservés de la décomposition finale et de la domination étrangère, durant les années de la grande angoisse, de 1585 à 1589. Michelet, emporté par ses diatribes, n’a pas voulu voir cette vérité. L’opinion des fanatiques de Paris eût dû l’instruire. Ils parlaient par la voix du curé de Saint-André, disant en chaire, à la mort de Sixte : « Dieu nous a délivrés d’un meschant pape, et politique; lequel s’il eût vécu plus longuement, on eût esté bien étonné d’ouïr prescher à Paris contre le pape, et toutefois il l’eust fallu faire. »

Ces reproches si honorables pour le pape n’étaient déjà plus justifiés. Courroucé par la tragédie de Blois, puis effrayé par l’avènement du roi huguenot, Sixte-Quint se lasse de résister; il abandonne la cause française, la vraie, celle de ce huguenot. Après lui, des pontificats de quelques mois : Urbain VII, Grégoire XIV, Innocent IX, de faibles vieillards qui passent, soumis à leur électeur espagnol. Il était temps que le canon d’Arqués et d’Ivry vînt rassurer le timide Clément VIII, fournir à d’Ossat les argumens que demandait ce fin connaisseur. — « Le roy doit tenir pour certain que comme ses affaires iront en France, ainsi iront-ils à Rome, et que quand il seroit le meilleur catholique du monde, jusqu’à faire des miracles tous les jours et à toute heure, si toutefois il estoit peu heureux au faict de la guerre et de ses conquêtes, il ne seroit jamais recongneu pour roy à Rome; comme au contraire, il ne seroit que tolérable catholique, comme il doit aspirer à être le meilleur de tous, si toutefois par la force et par sa bonne conduite il vient au-dessus de ses affaires en France, on lui offrira du costé de Rome ce qu’on lui ha si indignement refusé. »

Clément VIII reprend la politique de Sixte-Quint, mais avec quelles réserves, quelles hésitations au début! Aldobrandini n’a pas l’âme résolue du vieux Peretti. Il tremble encore devant l’Espagnol qui décline, comme on se signe au bruit attardé de la foudre, l’éclair passé. Il le ménage en vue de sa grande chimère, la croisade européenne contre le Turc. Le pape Clément appartenait, comme le Tasse qu’il voulut couronner, à cette famille d’esprits, encore nombreuse à la fin du XVIe siècle, raillée avec une secrète tendresse par Cervantes, et qui avait le regret, l’illusion du chevaleresque autrefois. Sa dévotion ardente, étroite, s’alarmait à chaque mesure de tolérance décrétée par Henri IV. Surtout, il ne pouvait pas croire que la conversion du roi fût sincère; il mit des années à s’en persuader, et d’Ossat à le convaincre. On lui avait tant dit que Clément VIII perdrait la France d’Henri IV comme Clément VII avait perdu l’Angleterre d’Henri VIII, s’il se résignait à accepter le roi hérétique! Ce roi n’était-il pas tout prêt, comme jadis l’Anglais, à rompre avec Rome pour avoir plus de facilité à épouser ses maîtresses? Il y avait dans cette prophétie plus que le jeu tentant d’une comparaison symétrique : la similitude des situations inspirait à beaucoup de contemporains le même pronostic.

Le voit-on, maintenant, le chétif abbé, jeté à la mer loin du bâtiment qui sombre, chargé d’en sauver le pavillon? Il lutte seul, sans ressources, pour la France en détresse, contre la puissance espagnole, contre la formidable machine qui englobe tous les rouages de l’Europe, contre son Église prise dans l’engrenage, contre ses propres compatriotes acquis à l’esprit de la Ligue. On ne sait ce qu’il faut le plus admirer, de ses vues pénétrantes dans les ténèbres où tâtonnaient les autres, de la force d’âme qu’il met au service de ses convictions. N’oublions pas qu’il est absent depuis longues années d’une France qui changeait chaque jour, mal renseigné par de lents courriers dont la moitié se perdaient en route, plongé dans un milieu hostile où la malice espagnole et souvent, hélas ! la malice française défigurent toutes les nouvelles, tous les faits. Et d’abord, où est le bon parti, dans cette anarchie de la patrie?

Nous jugeons aujourd’hui des sentimens de cette époque après le succès, sous l’empire de la séduction qui s’est attachée au nom d’Henri IV; nous en jugeons très faussement. Il nous parait que la légitimité du Béarnais ne devait pas faire doute pour les honnêtes gens, non plus que la connexité entre ses intérêts et ceux de la France. Le droit n’était pas si clair. Jamais peut-être, plus qu’à cet obscur carrefour de la fin du xvi c siècle, il ne fut difficile à un Français de discerner le devoir du patriote, le véritable intérêt de la nation. Dans ce monde atterré par les progrès de l’hérésie, la première légitimité était celle de l’orthodoxie, de la cause catholique. On pouvait hésiter entre le vieux cardinal de Bourbon, le roi de la Ligue, et ce lointain Bourbon du Béarn, peu connu, excommunié, déclaré inhabile à succéder par la bulle privatoire de Sixte-Quint. Fallait-il, pour les beaux yeux de cet aventurier, faire de la Fille aînée de l’Eglise une autre Angleterre renégate? Et ses chances étaient si faibles au début ! Contre lui, tant de seigneurs qualifiés, le peuple de Paris, le clergé, les moines, la conscience religieuse; avec lui, quelques reîtres d’Allemagne et de Suisse, quelques Gascons chanteurs de psaumes; entre deux, le tiers-parti, les politiques, comme on disait alors, ceux qui n’aident jamais, attendent le succès et trahissent le malheur. La vérité, c’est qu’Henri était l’avenir, la raison, mais aussi l’aventure, le scandale; la Ligue avait pour elle la plus respectable tradition, les gens bien pensans, les bons conservateurs du passé. On pouvait s’y tromper, de loin surtout, au cœur du bercail menacé, dans l’atmosphère ecclésiastique et passionnée où vivait d’Ossat. Il ne s’est pas trompé, il a vu le chemin d’avenir et de raison, ce qui n’était pas facile; et, l’ayant vu, il l’a courageusement suivi, ce qui l’était encore moins.

Imaginez ce prêtre, tenant presque seul pour les novateurs, dans Borne. Joyeuse, le cardinal-protecteur, son ami, son bienfaiteur, Joyeuse fait volte-face et embrasse le parti de la Ligue. D’Ossat n’en est point ébranlé : il rompt, quoiqu’il lui en coûte. Les jésuites, tout-puissans à Rome, ne sont pas tendres pour les partisans du roi huguenot. L’ancien ami de Ramus, qui avait jadis inquiété la Sorbonne, risque gros: ne va-t-on pas suspecter son orthodoxie, l’accuser tout au moins de tiédeur, lui si attaché à sa foi, si exemplaire dans sa vie religieuse? Sans doute, il dut entendre siffler la plus venimeuse des calomnies, celle que la politique cache sous le manteau de la religion. Il les a connus par expérience personnelle, ceux dont il dit dans son énergique langage : « De telles gens, qui suggèrent à S. S. de demander des choses qu’ils sauront ne se pouvoir faire, qui pour un poil de leur intérêt ne se soucieroient que S. S. et le Saint-Siège perdît l’obéissance de toute la France, et que la religion catholique souffrît une grande diminution. »

D’Ossat n’a pas fléchi un seul jour dans son exacte appréciation des choses de France, dans son espoir du succès final. Où puisait-il l’énergie nécessaire à cette lutte? Quel mobile l’animait? L’intérêt? Il ne vivait que des bontés de Joyeuse. Il fut toujours réduit aux expédiens. Henri était fort empêché de récompenser les bons offices : Du Perron, quand il vint en ambassade pour l’urgente affaire de l’absolution, dut reculer son départ pendant trois mois faute d’argent. D’Ossat ne reçut qu’en 1596 l’évêché de Rennes, changé plus tard pour celui de Bayeux: des deux il ne tira pas en tout deux mille écus ; il était trop loin, et ses chanoines retenaient les revenus. Lors de sa promotion au cardinalat il n’avait pas de quoi acheter le carrosse et le lit de damas rouge. — Non, on a beau fouiller dans cette vie, dans cette intelligence et dans ce cœur, on n’y trouve qu’un mobile d’action : comme il l’écrivait un jour au duc de Nevers, « faire ce qui sera du debvoir d’un bon François. » Tout d’Ossat est dans ces mots. C’est par là qu’il est vénérable.

Et habile, de quelle souple et constante habileté ! Pour la faire apparaître, il faudrait citer de longs extraits de la correspondance, entrer dans le détail des négociations. Il joue ses grosses parties sous le pontificat de Clément VIII. Il a pris racine et autorité dans Rome; il pratique sans cesse le pape. Dans les Lettres, nous voyons vivre Aldobrandini comme en un portrait des maîtres de la Renaissance. D’Ossat connaît la signification de chaque geste du vieillard, et des rougeurs, et des lamentations, et des colères soufflées par l’Espagnol ; il sait à quoi s’en tenir sur les attaques de goutte suspensives d’une décision, sur l’accueil navré quand il remet un mémoire : « Vous me voulez tuer, me faisant étudier avec ces grandes chaleurs. » Les deux interlocuteurs ont de singulières discussions. Le pape ne peut prendre son parti de l’alliance d’Henri IV avec l’hérétique Elisabeth. — Exigences de la politique, répond d’Ossat; c’est une grande reine, et d’un génie redoutable : telle était l’opinion de Sixte-Quint. — Ce n’est plus vrai; réplique Clément, et il s’efforce de prouver que les femmes qui ont « aimé le déduit » dans leur jeunesse perdent de bonne heure leurs facultés. D’Ossat n’est pas convaincu. — Plaisantes disputes; mais répétées chaque jour, à propos de tout, elles eussent lassé un négociateur moins tenace que notre Gascon.

Je ne puis rappeler ici que la plus importante de ses poursuites, la grande affaire de l’absolution du roi, « la plus grande que le Saint-Siège eût eue depuis plusieurs centaines d’ans, » disait Clément VIII à la Congrégation des cardinaux. Paruta en écrivait à la Sérénissime République : « Jusqu’au dernier jour, on avait pu tout redouter de l’irrésolution du pape et de la pression des Espagnols, et il avait fallu plus qu’un génie humain pour faire aboutir cette merveilleuse affaire de l’absolution. » Ce génie était celui de d’Ossat, qui mena seul toute l’instance pendant des années, bataillant pied à pied contre les résistances ou les exigences excessives du pape Clément. A l’approche du jour où le pontife devait prendre l’avis du consistoire, le déchaînement des Espagnols passa tout ce qu’on avait vu jusqu’alors. C’était leur dernière partie, puisqu’on allait enlever le dernier prétexte aux troubles de France. Le duc de Sessa courut de porte en porte, chez les cardinaux, achetant, menaçant, ameutant tout le Sacré-Collège. D’Ossat triompha, obtint du pape qu’il prononcerait seul, après clôture des bouches. Quand Du Perron arriva pour recueillir le fruit de cette laborieuse préparation, les procès-verbaux étaient déjà rédigés dans les termes consentis par le roi. L’ambassadeur n’eut qu’à se joindre à son collègue, le 17 septembre 1595, pour s’agenouiller avec lui sous la baguette du pénitencier, devant Saint-Pierre, et pour entendre à ce prix lecture du décret d’absolution, au milieu du peuple assemblé, au bruit des salves d’artillerie du château Saint-Ange.

Les mécontens reprochèrent à Henri IV l’acceptation de cette cérémonie comme une humiliation inutile. D’Ossat avait très bien vu qu’il en fallait marquer fortement le caractère, pour que nul ne pût contester, par la suite, la validité de la réconciliation royale; et l’humiliation rejaillissait sur les Espagnols, qui avaient remué ciel et terre pour en empêcher l’heureux effet. Si Paris valait bien une messe, la paix définitive des esprits valait bien un coup de baguette sur les épaules d’un subrogé pénitent. — « Ainsi, Sire, tout ce propos d’une matière difficile et chatouilleuse, et de points si sensitifs, se passa avec autant de douceur et d’amiableté qu’aurait su faire le plus facile et équitable sujet du monde. » — C’est une des belles lettres de 1595, où d’Ossat raconte au roi la joute courtoise et serrée des derniers pourparlers. Sa vaste érudition lui fournit des réponses immédiates à tous les argumens de l’adversaire. Le Saint-Siège exige le retrait d’un arrêt du Parlement qui condamne comme scandaleuse et séditieuse la proposition de Rome, que le roi Henri, à présent régnant, n’est en l’Église jusques à ce qu’il ait l’approbation du pape. — « Auquel propos je viens tout maintenant de me rafraîchir la mémoire d’une Décrétale du pape Innocent III, en laquelle il dit que le jugement de Dieu est toujours fondé sur la vérité, laquelle ne trompe, ni n’est trompée ; mais le jugement de l’Église suit quelquefois l’opinion, laquelle trompe souvent, et est trompée... Aussi viens-je de lire un canon, pris de saint Jérôme, qui dit que quelquefois celui qui est envoie dehors par ceux qui commandent en l’Eglise est dedans, et celui est dehors, qui semble être retenu dedans. » — Voilà de terribles Décrétales, et qui auraient pu, tout aussi bien, donner des armes à Martin Luther.

Le cas principal heureusement réglé, restait à conclure de laborieux accords pour remettre l’ordre dans l’Eglise de France, bouleversée après de si longs troubles : cinquante évêchés vacans, nombre d’abbayes et de prébendes non pourvues, ou très mal pourvues, aux mains des gens de guerre. Il fallait passer l’éponge sur beaucoup d’irrégularités, obtenir l’agrément pontifical pour des serviteurs du roi qui avaient senti le fagot, pour des sujets ecclésiastiques fort discutables, comme cet archevêque de Bourges, Regnaud de Beaune, qui faisait par jour sept repas d’au moins une heure chacun. À ce moment, d’Ossat nous fait songer à l’abbé Bernier, négociant en des circonstances analogues avec Consalvi, et amené par la similitude des temps à solliciter mêmes concessions, mêmes indulgences, pour une même restauration. La tâche du représentant d’Henri IV apparaît plus ardue, parce que de nouveaux griefs politiques venaient sans cesse à la traverse des accords près d’aboutir. C’était l’expulsion des Jésuites, après la tentative d’assassinat de Jean Châtel : on avait pendu en Grève deux de ces Pères, on chassait les autres du ressort de Paris. D’Ossat obtint leur rappel en 1603, « pour donner contentement au pape », écrivait-il à Villeroy ; « je vous ai protesté que je ne fus jamais énamouré d’eux. » — C’était l’édit de Nantes, médecine amère à faire passer dans Rome. Clément VIII se cabrait à chacun des actes de tolérance d’Henri IV; à ce coup il éclata. — « Sire, le sujet de cette lettre sera fâcheux, et à nous, à écrire, et à Votre Majesté, à entendre... Sa Sainteté nous dit hier matin qu’il étoit le plus navré et désolé homme du monde, pour l’Edit que Votre Majesté avoit fait en faveur des hérétiques ; qu’il ne savoit plus qu’espérer ni que juger de vous; que ces choses lui mettoient le cerveau à parti; que cet Edit, que vous lui avez fait en son nez, étoit une grande plaie à sa réputation et renommée, et lui sembloit qu’il avoit reçu une balafre en son visage; qu’il se trouvoit fort perplexe et demeuroit fort exulcéré… » — D’Ossat pansa la plaie comme il put.

En plus de ces difficultés inévitables, nées d’une bonne politique, — ce sage esprit n’avait garde de la reprocher au roi, — le patient négociateur en voyait surgir d’autres dont il se serait bien passé, et qui lui venaient de la complexion de son doux maître. Un jour il doit solliciter pour Angélique d’Estrées cette abbaye de Maubuisson, dont Sainte-Beuve a raconté en son Port-Royal la plaisante histoire et la destination peu canonique. Une autre fois il a commission de proposer pour le chapeau Sourdis, l’oncle de Gabrielle. Sourdis et d’Ossat, qui n’avait rien demandé pour lui-même, reçurent la pourpre le même jour, en 1599. Les mérites de l’un compensèrent tout ce qui manquait à l’autre. L’affaire la plus épineuse dans cet ordre d’idées était l’annulation du mariage du roi avec Marguerite de Valois. Henri devenait-il coulant et pressé dans quelque négociation avec la Curie, d’Ossat se réjouissait d’un côté et tremblait de l’autre. Lorsqu’un prince s’occupe vivement de Rome et s’y montre facile sur les grands intérêts, c’est le plus souvent sous l’aiguillon du diable, en vue de quelque divorce. D’Ossat le savait ; il savait surtout que c’était toujours le cas avec l’endiablé Béarnais. Il manœuvrait de façon à décourager toute instance en cassation de mariage.

Henri « s’était accoutumé avec Gabrielle, » comme disent les contemporains ; il pensait certainement à l’épouser. Mais la reine Marguerite ne voulait pas donner son consentement à l’annulation, « pour voir en sa place une telle décriée bagasse. » Quand la pauvre « bagasse » fut morte dans la petite maison de Zamet, en 1599, l’affaire alla toute seule ; on conclut à Rome en un tour de main l’union du roi démarié avec la fille du Médicis. D’Ossat n’était pas au bout de ses peines. Un mois après le mariage florentin, il vit arriver un étrange capucin, Travail, dit le Frère Hilaire de Grenoble, serviteur d’Henriette d’Entragues, porteur d’une lettre de crédit du roi en bonne et due forme. Ce personnage se réclamait bien haut de la nouvelle maîtresse, demandait une audience du Saint Père pour on ne sait quelles intrigues, clabaudait chez les cardinaux, faisait un train d’enfer. Voilà notre prudent diplomate aux cent coups. Il s’ouvre à Villeroy dans une lettre confidentielle fort effarée, sous son air voulu d’assurance ; il aimerait croire que ce fâcheux est un imposteur, mais il sait trop bien à quoi s’en tenir sur les faiblesses de son léger seigneur. « Monsieur, vous jugez assez de cette insolence capucine. Quant à moi, d’une chose m’assuré-je bien, que s’il lui reste quelque étincelle de sens et de jugement, il ne me tiendra jamais pour homme qui croie que mon bien être ou mon mal être auprès du roy dépende de lui, ni qui ait un seul poil de crainte de tous les capucins et moines, qui sont hors ou dedans le monde... Je vous prie de suplier Sa Majesté de ma part qu’elle avise de mieux connoître les hommes, et mêmement moines, avant que leur commettre choses d’importance, pour être mêmement traitées en Italie, et à Rome, où il y a plus de finesse qu’en tout le reste du monde. » — Il ne respira plus jusqu’à ce qu’il eût expédié le bruyant capucin d’Henriette, qui lui avait donné une des plus chaudes alertes de sa vie diplomatique.

D’après les obligations de cette vie, le lecteur pourrait croire à tort que ce grand négociateur fut un chrétien et un prêtre médiocres. Toute la correspondance du cardinal, j’ai hâte d’ajouter ce trait, respire une piété sincère, un attachement scrupuleux aux devoirs de l’état ecclésiastique. Tout ce que nous savons de lui est sujet d’édification. Sa révérence pour les chefs de l’Eglise avec lesquels il discutait fut profonde, filiale. Dans la Rome politique et mondaine d’alors, d’Ossat n’éprouva jamais cette réaction de scepticisme dont témoignent Rabelais et tant d’autres voyageurs. Il avait fait une cloison étanche, dans son cœur, entre les devoirs du chrétien et ceux du diplomate; dans la personne du Pape, entre le père des fidèles et le souverain dont il devait combattre les exigences. L’esprit simpliste de notre temps et de nos démocraties comprend malaisément ces distinctions; il met trop vite en doute la sincérité de ces personnages doubles, ministres français en bataille dans la salle d’audience, prêtres romains soumis et croyans hors de cette salle. Ce même esprit ne conçoit pas davantage que le vainqueur d’Arqués ait dû négocier, plier, compter avec les vieillards du Vatican autant qu’avec le Chef de la maison d’Autriche. Le partage d’âme d’un cardinal d’Ossat paraîtra illogique aux tout jeunes gens, et à quelques politiciens très vieux ; il est pourtant l’indice d’une haute synthèse philosophique, non moins que d’une adaptation professionnelle du diplomate; il est surtout l’effet d’un regard longuement, obstinément fixé sur la complexité des choses humaines, sur l’inextricable connexion de leurs misères avec la sublimité des choses divines.

La Correspondance nous fait connaître un écrivain primesautier, étranger à toute recherche de bel esprit, uniquement soucieux de mettre dans le langage des affaires clarté, nuance et force. Les portraits qu’il trace ont du relief, des touches brusques et vigoureuses où Saint-Simon put retrouver un ancêtre ; par exemple quand il dépeint « le variable et précipiteux naturel du duc de Savoie. » C’est déjà l’association d’idées qui fera dire à Victor Hugo, avec un concetti plus risqué,


La Savoie et son duc sont pleins de précipices.

Néanmoins, la Correspondance laisse quelques déceptions à notre dilettantisme. Cet homme austère a passé vingt-cinq ans dans l’Italie, dans la Rome de la Renaissance ; il a vu les spectacles pittoresques, les tragédies de cette époque animer un cadre d’art et de beauté ; il a vécu dans la compagnie de l’élégant et aimable Cynthio Aldobrandini, le cardinal-neveu, le Mécène des artistes et des poètes, il a respiré dans ce feu de vie charmante, comme la salamandre, sans qu’une étincelle l’ait touché. Pas un mot, dans cette volumineuse correspondance, ne permet de croire que d’Ossat ait jamais levé les yeux sur un tableau, une statue, un palais; il n’a pas daigné retenir une anecdote, un fait de la vie contemporaine, une vision du milieu où il négociait. Il n’eût pas écrit autrement de la tente de Gengis-Khan. Insensible aux sourdes forces de la nature qui émeuvent la plupart de ses contemporains, dans cet ardent printemps du XVIe siècle, d’Ossat est en avance, déjà l’un des instrumens que façonnera Richelieu : machine de précision au service d’un grand intérêt d’Etat. Dans les yeux abstraits, dans le visage osseux et maigre que nous montrent ses images, toute la flamme de vie est retirée au cerveau, brûlant pour un seul objet; et cet objet est assez beau : « faire son debvoir de bon François. »

Il le faisait encore quand la mort le surprit, en 1604. Quelques jours avant, il écrivait à Henri IV, à Villeroy. Du sommet où l’âge et les dignités l’avaient porté, son regard s’étendait sur toutes les matières de la politique ; il écrivait en ministre d’État, conseillant au roi de développer la marine, les colonies, le commerce, l’engageant à restreindre ses dépenses et à penser « au pauvre peuple trop foulé. » — Cet enfant du peuple qui trouvait de ces plaintes du cœur pour les siens, ce Français dont on sent vibrer la fibre profonde, quand certaines défaites de Clément VIII la blessent, — « je lui ai répliqué qu’il n’y avait qu’un Roy de France, ni qu’un Paris au monde... » — cet homme qui vit le bon parti dans la guerre civile, s’y rangea sans gauchir un seul jour, et contribua au relèvement de notre puissance en même temps qu’au perfectionnement du langage qui la devait exprimer, — on estimera peut-être qu’il méritait un peu de notre piété pour sa mémoire oubliée. Après avoir lu M. Degert et la Correspondance, on ne risque plus de passer indifférent devant le marbre qui recouvre les cendres d’Arnaut d’Ossat, sur le champ même de ses victoires, dans la paix lointaine de Saint-Louis-des-Français.


EUGENE-MELCHIOR DE VOGUE.

  1. Le cardinal d’Ossat, évêque de Rennes et de Bayeux; sa vie, ses négociations à Rome, par l’abbé A. Degert; Paris, Victor Lecoffre, 1894. — Lettres inédites du cardinal d’Ossat, par le même, ibidem. — Lettres du cardinal d’Ossat, recueillies et précédées d’une vie de l’auteur par M. Amelot de la Houssaye; édition de 1698, 2 vol.; chez Jean Bouchot, rue Saint Jaques, au Soleil d’or, près Saint-Severin; — édition d’Amsterdam, revue et augmentée, 1708. — Pour les éclaircissemens sur les négociations, Cf. les historiens de la Ligue, les correspondances de Henri IV et de Sully; Brémond d’Ars, Jean de Vivonne, sa vie et ses ambassades ; Poirson, Histoire du règne de Henri IV ; Michelet, — avec beaucoup de précautions, — et le Sixte-Quint du baron de Hübner, en toute confiance. Érudition solide, art de la composition, agrément du récit, les qualités de cet ouvrage en font décidément l’un des meilleurs livres d’histoire de notre temps.