Un Mot sur le projet de Réorganisation militaire

Un Mot sur le projet de Réorganisation militaire
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 68 (p. 874-890).
UN MOT SUR LE PROJET
DE
REORGANISATION MILITAIRE


I

Il est de doctrine en économie politique que les vieux impôts, facilement perçus, doivent être respectés, et qu’il convient de s’abstenir le plus longtemps possible de toute taxe nouvelle, même ingénieusement combinée. L’impôt du sang ne doit pas échapper à cette règle. En regrettant que la belle loi de 1832, si heureusement entrée dans les habitudes de la nation, ait semblé insuffisante, nous reconnaissons que le projet de réorganisation militaire n’a pas été conçu sans prétexte.

La France, qui n’a pas mis en mouvement un seul bataillon, croit avoir subi en 1866 un des plus grands désastres de son histoire. Justement inquiète de l’avenir, persuadée qu’il lui faudra reconquérir les armes à la main son importance ou s’affaisser, elle s’est demandé si ses institutions militaires sont proportionnées aux exigences, aux périls de la situation. En réponse à la préoccupation générale, notre gouvernement, dont nous devons appuyer toutes les mesures capables de nous rendre notre sécurité et notre influence, a ordonné la fabrication de fusils se chargeant par la culasse, et réuni une nombreuse commission dite de défense nationale.

Sur le premier point, rien à contester. Sans considérer le fusil à aiguille, ce médiocre engin de guerre, beaucoup trop vanté, comme la cause principale des victoires de la Prusse, reconnaissons l’urgence de donner à notre infanterie un fusil valant ou ayant la réputation de valoir au moins autant que celui dont cette heureuse puissance avait armé à propos ses bataillons. Même avec les généraux les plus confiais en leur faculté de faire passer leur âme dans l’âme des soldats, il importe que ceux-ci ne croient pas à l’infériorité de leur armement.

En lisant le rapport de l’honorable maréchal Randon, alors ministre de la guerre, et la liste très longue des membres de la commission militaire, nous nous sommes rappelé d’abord que, sous le régime de la loi actuelle de recrutement, la France n’a pas connu de revers, ensuite que le code civil a eu quatre rédacteurs, et les célèbres ordonnances de Louis XIV sur la marine et sur les forêts, chacune deux ou trois ; nous avons pensé aussi à un opéra-comique dont notre enfance s’est amusée, et dans lequel un personnage fait annoncer au son du cor ses desseins secrets.

Le type dont plusieurs écrivains reprochent à notre gouvernement de trop s’écarter dans ses projets est-il bien choisi ? Les hommes qui ne s’inclinent pas sans examen devant la fortune et qui ont recueilli des renseignemens exacts ne le croient pas. Nous ne manquerons jamais à l’égard de l’armée prussienne du respect qu’on se doit entre soldats et même entre ennemis. Si nous nous occupons d’elle aujourd’hui, si nous ne manifestons pas pour elle une admiration sans mélange, c’est qu’elle a partout en ce moment la faveur, du vulgaire.

La foudroyante campagne terminée à Sadowa n’était pas la première épreuve des modernes institutions militaires de la Prusse. Sans parler de la triste guerre de 1849, les deux campagnes contre le loyal et infortuné Danemark, la première peu glorieuse pour l’agresseur, qui fut battu à Istedt, la seconde rendue trop facile par le concours de l’Autriche malavisée, avaient conseillé quelques réformes, donné de l’expérience à une partie des troupes et d’utiles enseignemens à tous les officiers. Et pourtant, malgré ses rapides victoires sur les vaillantes troupes autrichiennes commandées par des généraux dignes d’elles par le courage, mais dont la fortune n’a pas dû couronner la méthode, l’armée prussienne, très jeune, doublée d’une réserve brusquement enlevée à ses occupations sédentaires, a montré qu’elle n’est pas apte à supporter les fatigues d’une longue guerre. Dans une campagne de quelques jours, elle a jonché les routes de ses traînards, encombré les hôpitaux de ses malades. Devant un ennemi tenace, obstiné, disputant pied à pied le sol de la patrie, elle se serait éteinte, malgré sa bravoure incontestée, longtemps avant l’accomplissement de sa tâche. Notre époque est riche en admirateurs du succès, en hommes habiles à découvrir les causes légitimes des faits accomplis. Si les deux principales armées prussiennes, largement séparées, ont traversé la Silésie et la Saxe sans rencontrer un ennemi, si elles ont passé des défilés dangereux, opéré leur jonction en Bohême et gagné une grande bataille sur une armée déjà fort affaiblie par des échecs partiels, si à la droite des Prussiens une de leurs armées secondaires, d’abord battue par les soldats bavarois, plus préoccupés de l’honneur du drapeau que des finesses de la politique, les a vus se replier devant elle, la gloire de ces événemens revient au libéralisme représenté par M. le comte de Bismark, ce hardi et habile serviteur de son pays, et par ces brillans officiers prussiens presque exclusivement recrutés dans l’ordre de la noblesse. On pardonnera à un bourgeois, à un parvenu, de sourire de ces belles découvertes. Si l’Autriche eût eu encore un capitaine tel que l’archiduc Charles, notre illustre adversaire de 1794 à 1809, qui était peut-être un aristocrate, des hardiesses très heureuses pourraient passer aujourd’hui pour des imprudences dont des écrivains ingénieux feraient peser la responsabilité sur la chambre des seigneurs de Prusse. La constitution du grand empire d’Allemagne par l’Autriche nous aurait désolé, par la Prusse elle ne peut nous plaire.


II

On a osé dire qu’en 1866 la Prusse a mis 700,000 hommes en campagne. C’est une grande exagération. On a ajouté que désormais elle pourra opposer à ses ennemis 1 million 400,000 hommes. Cela n’est pas plus vrai. Ce qui malheureusement est certain, c’est que les états de la rive gauche du Mein, abjurant leur indépendance, se sont rangés sous la bannière de la Prusse. Ce qui est possible, puisque cela s’est déjà vu, c’est une coalition disposant contre nous d’armées très nombreuses.

En présence de faits menaçans, en prévision de redoutables éventualités, devons-nous, ainsi que le propose après beaucoup d’autres un membre de la commission nommée par le corps législatif, donner à toute notre jeunesse valide un semblant d’instruction militaire ? Avec des hommes interrompant chaque année leurs occupations habituelles pour s’exercer au maniement des armes, cette moindre partie de l’éducation du soldat, on peut avoir des troupes d’assez belle apparence, mais molles dans la fatigue et les privations, peu affectionnées à leurs chefs, agitées, inquiètes devant l’ennemi, discutant toutes les chances de la lutte, s’exagérant volontiers les mauvaises, capables d’un effort généreux, non moins capables d’une panique. Remercions notre gouvernement de n’avoir pas voulu confier uniquement à une si frêle organisation les destinées de la France.

Au début de notre révolution, nous fûmes aussi souvent vaincus que vainqueurs. Nous dûmes notre salut aux divisions et à l’ineptie de nos ennemis, surtout à l’armée de la monarchie, qui donna à nos braves volontaires de bons exemples, des chefs et le temps d’acquérir de la cohésion et de l’expérience. L’Amérique, à la fin de sa longue guerre civile, a eu, comme aujourd’hui la Prusse, la faveur de la mode. De fort honnêtes gens nous conseillaient alors de congédier la plus grande partie de nos troupes et d’attendre le danger pour imiter l’improvisation militaire des États-Unis. Quelques-uns de nos voisins étant plus ambitieux et mieux préparés que les Peaux-Rouges, ne nous persuadons pas que nous aurons toujours le temps de faire surgir de terre des armées capables de couvrir notre honneur et nos intérêts.

On ne saurait trop admirer l’imperturbable activité de la grande république, incessamment recrutée d’audacieux représentant de tous les pays. Elle se gouverne à son gré, elle sait même se passer de gouvernement. Quand le désordre est dans les pouvoirs préposés au maintien de l’ordre, elle laboure, elle trafique, elle vaque à ses affaires, et ne semble nullement disposée à régler ses comptes par la banqueroute. Voilà ce qui nous charme en elle, voilà ce que nous préférons à la gloire d’avoir dépensé, pour faire rentrer ses provinces insurgées dans l’obéissance, beaucoup plus d’argent que l’Angleterre en vingt-deux ans de guerre, alors qu’elle soudoyait contre nous toutes les armées du continent européen. Si les états du nord avaient eu devant eux un adversaire bien organisé, capable de poursuivre à fond un succès, la déroute de Bull-Runn aurait pu avoir de graves conséquences.

Nos sages, heureux et libres voisins les Suisses ont droit à la sympathie de toutes les nations. Ils ont été souvent pour la France de vaillans adversaires, plus souvent des auxiliaires non moins intrépides. Quoiqu’on 1814 et en 1815 ils n’aient pas essayé de faire respecter leurs frontières, ils défendraient certainement avec beaucoup d’énergie leurs montagnes contre un envahissement dont rien ne justifierait l’odieuse iniquité ; mais quand de très bons Français, qui ne voudraient pas désarmer leur pays, lui conseillent de renoncer à ses institutions militaires pour adopter celles de la Suisse, ils oublient que si des citoyens, même peu exercés au maniement des armes, ont souvent défendu avec honneur des muraiHes, ceux pour qui le métier de soldat n’est qu’un passe-temps doutent d’eux-mêmes en rase campagne, doutent encore davantage de leurs chefs, qu’ils n’ont jamais eu l’occasion d’éprouver, et peuvent être plus redoutables à leur propre général qu’à leurs adversaires.

Pénétré d’une sincère et affectueuse estime pour les hommes de bien qui croient que l’épanouissement de la liberté en France désarmerait immédiatement toutes les ambitions en Europe, nous espérons que notre pays demeurera sourd à leurs honnêtes et décevantes paroles. Partout et dans tous les siècles, la modestie a été une vertu rare chez les victorieux. Ceux d’aujourd’hui sont plus occupés de s’assimiler leurs conquêtes et d’en préparer de nouvelles qu’enclins à suivre les conseils et à imiter les institutions pacifiques de leurs voisins. Entre 1867 et 1847, il n’y a aucune ressemblance morale, politique ou militaire.

Malheur à la France, si, brisant la chaîne de ses glorieuses traditions, elle se lassait d’avoir une armée plus puissante par l’organisation que par le nombre ! — Étaient-ils des soldats improvisés, ces 50,000 hommes qui, sous les ordres du général Bonaparte, eurent raison en quinze mois de l’armée piémontaise et de trois armées autrichiennes ? — Étaient-ils de nouvelle levée, ces 130,000 soldats qui, partis du camp de Boulogne, allèrent rapidement cerner Ulm, et peu de jours après entrèrent dans Vienne, n’ayant à envoyer dans les hôpitaux que des blessés ? — Étaient-ils des demi-bourgeois demi-soldats, ceux qui pendant deux hivers ont vécu dans la tranchée de Sébastopol, et, sans que leur courage eût été refroidi par plusieurs assauts infructueux, en livrèrent un décisif ? — Avaient-ils été enlevés récemment à l’atelier, au salon, à la charrue, ces admirables soldats qui, au Mexique, n’ont jamais tenu compte des distances ni du nombre de leurs ennemis ? Lasse enfin de faire couler leur sang généreux pour d’ingrats étrangers voués à l’anarchie, la France les rappelle. Qu’elle n’oublie pas leur gloire ! Que cette gloire lui soit une consolation des mécomptes de la politique et un préservatif contre de dangereux engouemens !

Quand ils ont accompli la tâche imposée par la patrie, nos soldats, si modestes en France après leurs victoires de Crimée et d’Italie, si doux en Algérie aux populations soumises, si peu bruyans à Rome quand ils y protégeaient la papauté, deviennent des citoyens excellens, des pères de famille exemplaires. Où les administrations publiques et les compagnies de chemins de fer trouvent-elles des employés plus exacts, plus probes que parmi eux ? A qui confions-nous plus volontiers nos clés et l’intérieur de nos maisons ? De tels soldats sont admirés dans tous les pays, même dans ceux où fleurit la landwehr. N’envions pas cette institution à ceux dont elle fait la confiance, La landwehr est la base et la réserve de ces armées qui, en quelques semaines d’été et dans des contrées très riches, perdent beaucoup plus d’hommes par les marches prolongées et les bivouacs que par le fer et le feu de l’ennemi. On les appelle des armées économiques. Ce n’est pas la population qu’elles économisent ; elle ne pourrait les maintenir longtemps à leur premier effectif[1]

Pour justifier de telles prodigalités d’hommes, pour nous habituer à l’idée de mettre en ligne des générations tout entières., certains publicistes affirment, et le principal orateur du gouvernement a dit au corps législatif dans la séance du 18 mars, que les guerres seront désormais de très courte durée, et qu’un premier choc pourra décider du sort des empires. Il n’est pas utile de nous calomnier nous-mêmes. Si, ce qu’à Dieu ne plaise, les premiers arrêts de la fortune des armes étaient contraires à la France, elle leur serait certainement rebelle. Elle ne doit pas compromettre en une seule fois toutes ses ressources. Les nations qui prodiguent les leurs peuvent seules être contraintes à courber la tête après un premier revers.


III

Abordons maintenant le projet de loi dont l’annonce a tenu pendant plusieurs mois la France attentive et inquiète.

Et cela est donc bien vrai ! Il ne nous suffit pas d’enlever à nos campagnes leurs ouvriers les plus robustes pour les employer à démolir et à reconstruire incessamment les grandes villes, où ils s’habituent au célibat et aux gros salaires sans économie ; il nous faut encore, par l’organisation de trois semblans d’armées, jeter un grand trouble dans le travail national !

Bien que le projet de loi sur l’armée et sur la garde nationale ait eu les première empressemens de notre patriotique curiosité, nous parlerons d’abord de l’exposé des motifs qui le précède.

Souvent habile dans sa longueur et dans une certaine obscurité, cet exposé n’est pas heureux quand, presque au début, il cite ces paroles de Napoléon : « un pays ne manque jamais d’hommes pour résister à une invasion ou pour soutenir une grande guerre, mais il manque souvent de soldats. » Hélas ! dans la campagne de 1814 où, « pour résister à une invasion, » Napoléon déploya les merveilleuses ressources de son incomparable génie militaire, il manqua d’hommes et même d’armes, tant il avait abusé de la France !

Le douzième et le treizième alinéa méritent d’être cités textuellement :


« Nos lois de recrutement sont excellentes, et elles sont empreintes d’un caractère d’équité et de bienveillance qui les a fait accepter et passer dans les mœurs. On peut dire qu’elles suffisent à toutes les situations.

« Notre organisation militaire présente dans ses cadres assez d’élasticité pour se prêter à l’incorporation d’un nombre d’hommes à peu près double de celui qui s’y trouve aujourd’hui. »


Après avoir lu cet éloge sans restriction, si bien mérité, de nos belles et fortes institutions militaires, on se dit : Pourquoi les modifier ? pourquoi alarmer la France ? pourquoi éveiller l’attention de l’étranger ? Voici la réponse que l’exposé des motifs avait jugé utile de faire par anticipation :


« Il faut commencer par retrancher les non-valeurs organiques, telles que la gendarmerie, les ouvriers militaires et les services d’administration ; les compagnies de cavaliers de remonte, les infirmiers militaires et les hommes hors rangs ; les déficits permanens causés dans les corps de troupes par les hommes aux hôpitaux, en jugement, en détention ou susceptibles d’être réformés, les hommes mariés, les insoumis, etc.. Ces déductions diverses ne s’élèvent pas à moins de 80,000 hommes. D’un autre côté, il faut laisser un corps d’armée en Algérie, remplir au moment d’une guerre les dépôts qui doivent assurer le recrutement des armées en campagne, pourvoir, en l’absence de tout autre moyen régulier et assuré, à la défense des côtes et des places fortes, et au maintien de l’ordre dans l’intérieur.

« Lorsqu’on a satisfait à ces nécessités de premier ordre, l’effectif réellement disponible pour le combat se trouve réduit à 300,000 hommes. »


On a raison de ne pas comprendre dans le chiffre des troupes prêtes au combat la gendarmerie, capable pourtant de renouveler en un cas extrême.ces faits éclatans dont Vittoria et les rares survivans de nos guerres d’Espagne n’ont sans doute point perdu là mémoire. Les nombreuses catégories de non-valeurs dont on a lu tout à l’heure la nomenclature étant déduites, un corps d’armée restant en Algérie, les places fortes et les côtes étant défendues, les dépôts étant convenablement pourvus, l’exposé des motifs par le avec quelque dédain de 300,000 combattans, fusil ou sabre en main, canons attelés ! Nous sommes frappé d’étonnement.

On sait bien à quelles époques de pénible souvenir Napoléon a eu un plus grand nombre de combattans, différens de race et de langage ; ce n’est pas dans les immortelles campagnes d’Austerlitz et d’Iéna. Le diffus plaidoyer en faveur de l’exonération ne réconciliera ni les hommes de guerre, ni les citoyens doués de quelque esprit d’équité avec cette malfaisante institution, que, sans doute par amère ironie, on a qualifiée de démocratique. Elle tend à alourdir notre corps de sous-officiers, naguère alerte, intelligent, digne d’être envié par toutes les armées de l’Europe, et qui nous a donné plusieurs de nos généraux les plus justement estimés ; elle tend à dénaturer le caractère de notre armée, dont le désintéressement est un des titres au respect de la nation. Laissez à ceux qui donnent plus volontiers à l’état leur argent que leur personne le soin de chercher des remplaçais vigoureux et de bonne conduite. La juste sévérité des conditions imposées au remplacement en préviendrait les abus.

Il convient de citer en entier le passage suivant du projet de loi sur la réorganisation militaire :


« L’article 2 fait compter la durée du service, non plus du 1er janvier, mais du 1er juillet de l’année où les appelés ont été inscrits sur les registres matricules du corps.

« Dans l’état actuel des choses, les opérations du tirage et celles des conseils de révision exigent au moins cinq mois ; ce n’est guère avant le mois de juillet que ces opérations sont terminées, et l’appel ne peut se faire avant le mois d’août, de sorte que sept mois environ se trouvent perdus pour le service militaire, et si on tient compte des renvois anticipés dans les foyers, pour des raisons d’économie ou autres, avant l’époque de la libération, on voit que la durée actuelle du service est réduite en réalité à six ans. »


Après avoir si clairement prouvé que, dans la nouvelle loi, la durée du service serait diminuée d’une année seulement, on ne devrait pas affirmer à diverses reprises que la diminution sera de deux ans. L’article 2, dont parlait tout à l’heure l’exposé des motifs, dit textuellement : « La durée du service dans l’armée active ainsi que dans la réserve compte du 1er juillet de l’année où les appelés ont été inscrits sur le registre matricule des corps. »

Le service comptera-t-il du 1er juillet de l’année où, les opérations du tirage et de la révision étant terminées, le contingent est disponible ? ou bien, si l’appel du contingent est retardé pour des raisons financières ou politiques jusqu’au 1er janvier de l’année suivante, le service comptera-t-il du 1er juillet de cette dernière année, et dans ce cas les six mois passés sous les drapeaux ne seront-ils pas déduits des neuf ans imposés à l’armée active ou à la réserve ?

Les appelés ne pouvant être inscrits sur les registres matricules des corps que quand ils les ont rejoints, la seconde interprétation serait la vraie, si on se tenait à la lettre du projet. En France, les lois doivent être clairement rédigées.

Bien que l’historique de nos transformations militaires, écrit ici même[2] avec un talent entraînant, ait eu de très nombreux admirateurs, l’exposé des motifs a cru devoir le refaire. On y chercherait vainement une raison sérieuse des combinaisons projetées. Si elles étaient sanctionnées par le corps législatif, dont la responsabilité n’a jamais été plus gravement engagée, elles justifieraient l’effroi que le pays tout entier en a déjà conçu.

Le mariage est avec raison interdit à la partie du contingent à qui la loi impose cinq années de service actif. Les hommes de la réserve ne pourront se marier sans une autorisation spéciale, Quels parens doués d’un peu de prudence confieront volontiers leur fille à un jeune homme qu’un ordre du ministre de la guerre peut à chaque heure du jour appeler au drapeau ?

S’est-on rendu compte du ralentissement et du désordre que les réunions périodiques de cette nombreuse réserve apporteront dans le travail des campagnes, dans le travail des usines, dans les études des jeunes gens voués à l’exercice des professions libérales ? Les fermiers ne désireront-ils pas des auxiliaires toujours présens, les notaires, les avoués, des clercs plus assidus, les magasins des commis plus sédentaires, les académies des étudians moins souvent détournés de leurs travaux utiles à la nation ?

Le mariage sera permis à la plus petite fraction du contingent, qui, dégagée du service actif et de la réserve, n’appartiendra plus qu’à la garde nationale mobile ; mais chaque année, sans compter le temps nécessaire au rassemblement, quinze jours d’exercice, où tant d’uniformes mal portés, mal soignés, subiront de dispendieuses avaries, troubleront encore les saines habitudes de la famille. Nous le disons avec la conviction la plus inébranlable et la plus douloureuse : si le projet de loi est voté sans modifications considérables, les envieux de la France n’auront qu’à attendre, les bras croisés, son épuisement et l’étiolement de son intelligence.

L’exposé des motifs par le en ces termes de la conscription sous le premier empire : « Les chargés qu’elle faisait peser sur la population étaient lourdes, excessives souvent, et excitèrent parfois des mécontentemens et de nombreuses résistances ; aussi son abolition par la charte de 1814 fut-elle accueillie, malgré nos malheurs, par une approbation générale. »

Ces incontestables vérités étonnent sous la plume chargée de faire agréer le nouveau projet de loi.

IV

Dans l’état alarmant de l’Europe, quand il s’agit de la sûreté de la France et de l’honneur de ses armes, l’opposition systématique nous semblerait criminelle ; nous n’avons point de goût pour une critique stérile : cherchons donc ce qu’il peut y avoir d’utilement praticable dans le projet. Franchement, il n’y a à louer sans restriction que le terme de cinq années assigné au service actif. Il suffit à l’instruction, à la parfaite cohésion de toutes les parties d’une armée. Il donnera des soldats expérimentés sans être trop vieux.

La réserve sera excellente à deux conditions. Voici la première : soit qu’ils aient servi cinq ans, soit qu’ils appartiennent à la seconde moitié du contingent, les hommes de la réserve n’auront pas besoin d’autorisation pour se marier, et sur la présentation de leur acte de mariage ils seront immédiatement rayés des contrôles, et ne pourront y être réintégrés. Seconde condition : avant de rejoindre l’armée active, la réserve ne sera ni réunie, ni exercée.

On vante l’adresse dans le maniement des armes acquise en quelques semaines de réunion annuelle par les gommes de la seconde moitié des classes appelées. Nous n’en sommes ni étonné, ni séduit. Ils sont jeunes, bien constitués, soutenus par la certitude de retourner promptement dans leurs foyers et par l’espoir d’y rester indéfiniment. Rappelez-les pour un service sérieux de quelques-années, et vous vous apercevrez que leur petite science, facile à acquérir, facile à oublier, ne vaut pas ce qu’elle a coûté au trésor, ce qu’elle a coûté aux familles, ni ce qu’elle a fait perdre à ces jeunes soldats : ils n’ont plus leur premier respect des chefs d’ordre secondaire, ni la première ferveur de la bonne volonté.

Il y aurait injustice et maladresse à ne pas citer encore ici l’exposé des motifs :


« Les courtes réunions de la réserve actuelle témoignent chaque jour combien sont grandes et merveilleuses l’aptitude et l’intelligence de nos jeunes gens dans les exercices militaires et la rapidité avec laquelle ils se forment au métier des armes. Ces qualités précieuses offrent une garantie qu’aucune nation en Europe ne possède a un égal degré. »


C’est parler d’or. Nul n’aurait mieux dit ; Laissez donc ces intelligens et allègres jeunes gens soutenir leurs familles et accroître la richesse de la nation jusqu’au moment où celle-ci, menacée dans son honneur ou dans ses intérêts, fera appel à leur dévouement. Avec les sommes considérables mal employées à cette instruction plus nuisible qu’utile, avec les sommes non moins mal employées à l’entretien de certains petits hôpitaux militaires, où il y a plus de médecins et d’infirmiers que de malades, qui seraient très bien soignés et à moins de frais dans les hôpitaux civils, avec d’autres économies que notre ministre de la guerre voudra réaliser sur les états-majors de places, sur les compagnies de cavaliers de remonte, etc., on aura une armée imposante, capable de grandes choses. Derrière elle, les hommes de la réserve, ignorans, mais animés de l’ardeur du premier zèle, auront le temps d’acquérir cette instruction que vous reconnaissez leur être facile. Pressés du désir de prendre part aux travaux de leurs anciens, ils seront accueillis par eux avec cette cordiale camaraderie, l’une des forces de nos troupes, et qui manque à nos dépôts, ennuyés de s’épuiser à instruire des nouveau-venus dont le départ doit suivre de si près l’arrivée.

Il importe aussi que des économies ou une addition au budget permettent de tirer la plupart des rangs de la hiérarchie militaire de la détresse où ils vivent fièrement sans se plaindre. De sa base au sommet, l’armée française ne prétend pas à la richesse ; les récompenses dont elle est avide sont de l’ordre moral. En argent, l’état ne lui doit que le nécessaire ; il ne le donne pas maintenant. C’est pour notre époque une tache qu’il est urgent d’effacer.


V

Pour sa défense, notre pays est en droit de beaucoup attendre de la garde nationale mobile ; Au lieu de la composer des hommes mariés ou célibataires de la jeune génération, nous souhaiterions qu’elle fût composée de plusieurs bancs :

1° Des célibataires de vingt et un ans à trente-huit ans ;
2° Des veufs sans enfans, de vingt et un ans à trente-six ;
3° Des hommes mariés sans enfans, de vingt et un ans à trente-cinq ;
4° Des pères d’un seul enfant, de vingt et un ans à trente-trois ;
5° Des pères de plusieurs enfans de vingt et un ans à vingt-neuf.

Un recensement commencé sans délai prouverait que, bien avant d’atteindre les pères de famille, on aurait un nombre imposant de bataillons. Les officiers supérieurs, les adjudans-majors, les capitaines et les lieutenans seraient nommés par l’empereur ; l’autorité militaire nommerait les adjudans, les sergens-majors, les fourriers, la moitié des sergens et des caporaux. Les sous-lieutenans, la moitié des sergens et des caporaux seraient élus par les gardes nationaux mobilisés. En outre la garde nationale mobile ne serait ni réunie, ni habillée avant d’être appelée à occuper les places fortes et les camps retranchés, où se développeraient très vite les mâles aptitudes de notre race.

Ne donnez pas à cette garde nationale des officiers fatigués, inhabiles à inspirer l’ardeur qu’ils n’ont plus. Donnez-lui des officiers pris dans l’armée active et du grade immédiatement inférieur à celui qu’ils recevront dans la nouvelle milice. Les chefs de bataillons seraient donc pris parmi les capitaines proposés pour l’avancement au tour du choix. Ainsi des autres grades. Avec de tels chefs, la garde nationale mobile égalerait en peu de temps, en très peu de temps, les plus célèbres landwehrs dont on s’est ridiculement affolé.

En résumé, selon le projet de loi qui commande l’attention de tous les citoyens, nous aurions trois armées dont les deux dernières, accablantes pour la population, nuiraient beaucoup à la première, dont les cadres seraient insuffisamment remplis. Selon le système que mon ardent dévouement au pays m’ordonne d’exposer ici, le contingent serait annuellement voté par le corps législatif.

L’exonération et la caisse de l’armée seraient supprimées ; le remplacement serait autorisé à des conditions sévères, la durée du service serait de neuf ans, dont cinq dans l’armée active. Après ces cinq ans, les soldats pourraient se marier sans autorisation préalable.

La réserve, où entreraient les hommes ayant passé cinq ans sous les drapeaux et ceux qui, appartenant au contingent voté, n’auraient pas été appelés à l’armée active, ne conserverait que les hommes qui n’auraient pas usé du droit de se marier. Avant d’être appelées par la loi, la réserve et la garde nationale mobile ne seraient ni habillées, ni réunies.

Avant de recourir à ces énergiques supplémens, constituons sans délai une armée capable de leur donner le temps d’acquérir toute leur valeur.


VI

N’essayons pas d’égaler le chiffre de nos soldats à celui de nos adversaires possibles. Même en nous épuisant, nous ne serions pas sûrs d’y parvenir. Ne nous en inquiétons pas. S’il est très difficile à 3,000 hommes d’en combattre avec succès 5,000, il l’est infiniment moins à 60,000 d’en défaire 100,000, Plus les proportions s’élèvent, moins l’infériorité numérique est fâcheuse. Elle peut être avantageusement compensée par l’habileté du général et par la meilleure composition des troupes. Au-delà d’un certain chiffre, il n’y a point de bonne armée, point d’armée dont on puisse assurer la subsistance et bien diriger les mouvemens. Celle qui en 1812 entra en Russie était réduite de plus de moitié avant d’atteindre Moscou. Quand cette gigantesque et lamentable expédition eut complété la ruine de nos vieilles bandes, déjà usées par des guerres incessantes, Napoléon sut encore réunir des conscrits très nombreux et leur faire compter quelques journées glorieuses. Malheureusement cette jeunesse, toujours dévouée, toujours brave, mais inhabile à prendre soin d’elle-même, fut encore plus cruellement traitée par le bivouac, par les marches prolongées, par la maladie, que par les champs de bataille qui se nomment Lutzen, Bautzen, Dresde, Leipsick, Hanau…


VII

Observons attentivement les nouveautés partout où elles se produisent. Adoptons-les, si elles sont utiles ; mais défions-nous des engouemens irréfléchis. Les progrès de la mousqueterie, dont un officier de l’infanterie française, M. Delvigne, a donné, il y a trente ans, le signal, ne se sont pas arrêtés depuis cette époque. On croit généralement qu’ils ont diminué l’importance de la cavalerie. Le doute à cet égard est permis. La cavalerie a peu fait en Crimée, elle n’a rien fait du tout en Italie. Toutefois son rôle n’est pas fini, nous aurons encore des généraux capables de s’en servir pour éclairer la marche de l’armée et pour compléter la victoire. Si notre cavalerie n’est pas celle qui conserve le mieux ses chevaux, on ne peut sans injustice lui contester le goût de la charge à fond. A Marengo, à Eylau, elle a traversé de vaillantes troupes qui se croyaient victorieuses. Les vastes plaines où elle aurait beaucoup à souffrir du feu de l’infanterie, lui seront peut-être moins favorables désormais que les terrains ondulés où, après l’avoir longtemps dérobée à la mousqueterie et au canon, on pourra la faire apparaître et la jeter à propos sur les masses ébranlées.

Notre gouvernement a raison d’encourager les courses. Pourquoi donc, après avoir vu tenir compte d’une légère différence de poids entre des jockeys artificiellement amaigris, continue-t-on de surcharger inutilement des chevaux qui, même fatigués et mal nourris, ont à certains momens besoin de vitesse ?

La force et la confiance de nos cavaliers doivent être et sont en effet dans leur sabre ou dans leur lance. Excepté en Algérie, ils n’ont besoin d’une arme à feu que pour donner un signal quand ils sont en vedette, ou quand, déployés en tirailleurs, ils ont à couvrir d’une ligne de vaine fumée le terrain sur lequel l’infanterie et l’artillerie prennent leurs dispositions d’attaque ou de défense. Débarrassons-les donc de ce long et lourd fusil et de ce pistolet à peu près pur du sang répandu dans les guerres modernes, On pourrait les remplacer tous les deux par un mousqueton se chargeant par la culasse et passé dans la fonte gauche allongée. Nous tenons tant à alléger hommes et chevaux et à diminuer les frais d’équipement, que nous voudrions remplacer la giberne par un cercle de tubes recouvert de caoutchouc et entourant la fonte droite, destinée à recevoir une hachette ou un piquet de campement.

De quelle utilité la sabretache est-elle aux hussards, aux chasseurs et aux canonniers d’artillerie légère, qu’on a embarrassés de ce dispendieux ornement ? Nous ne soupçonnons personne d’attendre de nos beaux dragons le service des dragons des guerres de Louis XIV et de la bataille de Fontenoy. Emmaganisons bien vite leurs odieux fusils.

L’artillerie française, que notre affection pour celui qui la dirige ne nous fera pas trop vanter, est au moins l’égale des meilleures artilleries de l’Europe. Les canons rayés, chers, à la multitude émerveillée de quelques boulets creux qui, à Solferino, respectant les premières lignes de nos adversaires, ont éclaté au milieu d’une petite fraction de leur extrême réserve, ont besoin d’acquérir plus de tir tendu, plus de tir horizontal. A ceux qui conseillent à notre armée une quantité de canons telle qu’elle dispenserait les généraux d’avoir du génie, nous rappellerons que, pour la France, l’ère des bataillons très jeunes, accompagnés de canons très nombreux, a été l’ère des victoires infructueuses suivies de désastres irréparables.

Convient-il de multiplier les canons au-delà des proportions ordinaires quand l’infanterie a des armes de précision dont la portée dépasse la portée de la vue humaine ? On ne rencontre pas souvent des champs de tir de deux mille cinq cents à trois mille mètres.

L’art d’attaquer et de défendre les places n’a pas été pratiqué dans la guerre qui vient de transformer l’Europe centrale. Gardons-nous néanmoins d’en négliger l’étude. Maintenons notre noble corps du génie à la hauteur de sa grande et légitime réputation, sans lui donner plus de mineurs et de sapeurs qu’il n’en faudrait pour le siège de toutes les places fortes du continent européen.

Avec leur part dans les réserves maintenant disponibles, les armes spéciales et la cavalerie seraient tellement pourvues, que le contingent dont les conseils de révision s’occupent aujourd’hui ou vont s’occuper devrait être versé intégralement dans l’infanterie, sauf quelques milliers d’hommes prélevés pour les équipages de notre flotte, dont tous les généraux dignes de ce titre désirent le développement. Tout ce qu’il y a de meilleur dans le contingent n’est pas trop bon pour l’infanterie.

Pour avoir compris l’importance de cette arme longtemps avant que la combinaison de la cartouche et de la baïonnette lui eût donné toute sa valeur, l’Espagne a été pendant un siècle et demi prépondérante en Europe. La tendance actuelle à préférer les accessoires au principal nous inspire une douloureuse inquiétude. Croire qu’on a toujours le temps de s’occuper de l’infanterie est la plus dangereuse de toutes les erreurs. Quand la trompette sonne, entraînant hommes et chevaux, des cavaliers inexpérimentés, chargeant en désordre, chargeant, comme on dit, en fourrageurs, peuvent, en un instant, produire un effet considérable. L’infanterie a besoin d’une vertu de plus longue haleine ; elle a besoin qu’une forte éducation lui ait enseigné sa puissance. Ne donnons point à notre infanterie l’habitude de brûler une grande quantité de poudre par minute ; tâchons de lui faire contracter l’habitude, infiniment plus difficile, de ne pas tirer sans avoir pris le temps d’ajuster. Conservons-lui le désir et l’espoir de joindre un adversaire même grand consommateur de cartouches. Les occasions en sont fort rares ; une redoute ébauchée pour le combat, un village, peuvent les fournir, sans parler de l’attaque d’une brèche, où nos fantassins sont sans pareils. Enseignons-leur l’industrie du bivouac après une longue marche ; ne leur laissons pas oublier que, même avec les chemins de fer si utiles aux concentrations de troupes, au transport des munitions, la guerre, selon un axiome célèbre, sera encore dans les jambes des soldats. La stratégie a des moyens plus rapides qu’autrefois, ses principes ne sont pas changés. Quoi qu’en ait dit M. le ministre d’état, les chemins de fer n’ont donné à personne le secret de Napoléon. Les généraux qui n’attendraient leurs adversaires que sur les voies ferrées pourraient subir d’étranges mécomptes.

Si la poudre n’a pas plus que les rapides moyens de transport changé les règles de la stratégie, elle a incontestablement modifié la tactique, et pourtant nous devons encore dire, comme au temps de là légion romaine : In pedite robur. Le général qui aura su se former une infanterie excellente aura facilement raison de ceux qui auront placé leur confiance dans les armes spéciales.

Si on le veut, et il importe de le vouloir sans délai, notre infanterie, négligée aujourd’hui, épuisée par la funeste manie des corps d’élite, se retrouvera bientôt telle qu’elle a été longtemps, ardente au combat, très docile, très solide lorsqu’elle se sent bien commandée. Supportant plus gaîment qu’aucune autre la fatigue des longues marches, elle est la seule qui se batte dans la misère aussi bien que dans l’abondance. Si, comme nous n’en doutons guère, l’artillerie parvient à améliorer son tir, à allonger la portée de la mitraille, quelle est l’infanterie qui en souffrira le moins ? Celle qui sait se faire devancer par des tireurs audacieux, lestes, adroits à profiter du moindre pli de terrain, d’un arbre, d’une pierre, impatiens d’atteindre un point d’où ils ne laisseraient pas longtemps debout les servans et les chevaux d’une batterie ennemie.

Doublons le nombre des élèves de Saint-Cyr destinés au service de l’infanterie. On en aura besoin pour remplir les vides que fera dans ses rangs l’organisation de la garde nationale mobile.

Le camp de Châlons est dans des conditions excellentes. Ne pourrait-on en établir un autre sur les côtes, dans l’air vivifiant de la mer ? A la fin de l’été, les deux corps d’armée, marchant compactes, bivouaquant aux portes des villes, sur des terrains déjà dépouillés de leurs récoltes, ne pourraient-ils achever leurs exercices dans le camp où ils ne les auraient pas commencés ? Ce dernier exercice ne serait pas le moins utile de tous. Nous souhaitons aussi que les échanges de troupes entre nos grands centres militaires se fassent par division marchant réunie, accompagnée de son artillerie, bivouaquant aux portes des villes. Celles-ci, exemptes en cette occasion de loger les troupes, ne refuseraient pas de donner aux propriétaires des terrains de bivouac une indemnité dont le chiffre ne saurait être très élevé. Si les exigences de quelques-uns de ces propriétaires étaient exagérées, une commission légalement nommée prononcerait, pour cause d’utilité publique, sur ces prétentions malséantes.


VIII

Dans cet écrit, où un solitaire qui a beaucoup pensé aux choses de la guerre s’est efforcé d’être bref, on trouvera de ces vérités qui courent les corridors des écoles militaires et des casernes. Il n’en rougira pas, s’il peut contribuer à faire comprendre que le patriotisme et l’humanité nous commandent de préférer à trois armées flasques, peu rassurantes pour notre honneur, écrasantes pour la population, ruineuses pour le trésor, une armée bien préparée aux labeurs de la guerre, capable de donner à la réserve et à la garde nationale mobile le temps de s’organiser.

Les élémens de cette armée sont sous la main du gouvernement. Nous le supplions de les condenser. Les dix-huit membres de la commission du corps législatif, tous patriotes sincères, seront sans doute plus disposés à fortifier nos institutions éprouvées qu’à les sacrifier à des systèmes venus, de Suisse, de Prusse ou d’Amérique. Ils comprendront la nécessité de mettre le plus tôt possible un terme à l’anxiété du pays et de l’armée.

De longues épreuves ne nous ayant pas fait un esprit enclin au dénigrement, nous demeurons persuadé que, dans les vices de l’époque, l’armée n’a pas la part la plus large. Plusieurs de ses imperfections, — elle en a de nombreuses comme toutes les armées de l’Europe, — seront facilement corrigées par l’habile ministre qui, supérieur aux préjugés ordinaires aux hommes vieillis dans une spécialité, aura l’ampleur des vues et la ferme volonté d’un véritable organisateur. Nos vœux les plus sincères et la reconnaissance du pays l’accompagneront dans sa noble tâche.

Malgré l’état critique de l’Europe, conservons notre sang-froid. Occupons-nous du couronnement de l’édifice ; faisons envier notre bonheur ; faisons admirer nos libertés, sans les croire capables de pacifier à jamais l’univers. Ne nous ruinons pas en armemens désordonnés. Ne provoquons personne, et demeurons persuadés qu’appuyée sur une vaillante garde nationale mobile qui, avant l’appel de la loi, n’aurait rien coûté au trésor, une armée d’un effectif relativement, médiocre, fortement constituée, instruite, commandée par des généraux désintéressés de tout, sauf de la patrie et de la gloire, saurait faire repentir de leur témérité ceux qui, confians en leur nombre, manqueraient de respect à notre pays, dont le renom ne date pas d’hier.

Quand nos institutions militaires sont en discussion, nos soldats se seraient étonnés du silence de ce général exigeant, difficile à satisfaire, en qui ils avaient reconnu un serviteur ardent de la France, un ami passionné de leur gloire.


CHANGARNIER.

Paris, le 5 avril 1867.

  1. La Prusse s’occupe de diminuer sa landwehr en augmentant ses troupes de ligne, dont la victoire a doublé la confiance et la force.
  2. Voyez la Revue du 1er mars dernier.