La Sirène (p. 189-194).


XLI



QUELQUES jours encore… Bientôt les lumières du placer apparaîtront sur la colline. Déjà, le visage de la brousse nous reconnaît et nous sourit… Déjà, les tournants familiers de la rivière, les roches où si souvent nous avons halé les canots, les haies de lianes fleuries, épaisses comme des murailles de lierre, et le peuple bienveillant des singes, des caïmans et des tortues nous saluent au passage.

C’est l’heure tendre. Les colibris zèbrent de traits verts et rouges la brume du soir.

La brume, qui garde encore la lumière du jour, a des reflets d’opale.

A une brasse de la pirogue, émerge une futaille grise et verdâtre. Nous avons cru, d’abord, voir la carapace d’une tortue géante. C’est un boa qui gît, partie dans la rivière, partie sur la pente inclinée de la berge. Gêné par l’énorme dilatation qui gonfle le milieu de son corps, il ne peut ni plonger pour se soustraire à notre approche, ni nager avec assez de rapidité, ni ramper à terre pour fuir nos coups.

Deux éclairs de winchester : la tête éclate ; les hommes dépouillent le monstre dont la peau étalée, large de près de deux mètres, donne un cuir élastique et résistant.

Dans le corps, nous trouvons un porc sauvage entier, intact, mais dont les os et la chair ont été brisés, broyés et ramollis par les efforts de la déglutition.

A peine la pirogue a-t-elle repris le courant qu’une bande de flamants et d’urubus s’abat sur la dépouille du reptile en poussant de bruyantes clameurs.

La brume a couvert le dégrad où nous carbetons. Nous marchons à tâtons dans une buée opaque où les arbres et les hommes prennent des formes fantasques.

L’humidité pénètre les vêtements et les hamacs ; il y a sur nos mains moites et sur nos cheveux comme une rosée. L’humidité bienfaisante donne aux choses et aux âmes une fraîcheur de printemps. Le brouillard tiède engourdit et grise comme un bain prolongé.

Il fait très doux, très calme. La nuit est venue qui fait trembler les lucioles enveloppées d’une auréole, comme les lumières d’une ville, la nuit, dans le brouillard.

Ce soir, sous le carbet ouvert à tous les vents, l’ombre noire et feutrée est peuplée de fantômes chuchotants.

C’est la dernière nuit. Demain, nous reverrons le camp et les hommes et l’Indien et la maison de Marthe sous les cocotiers froufroutants.

Une main invisible balance mon hamac, et j’attends, bercé dans la tiédeur de l’air saturé de parfums, le rêve des nuits chaudes.

Comme elles sont émouvantes les voix des ombres !…

Les yeux clos, grisé de lourd sommeil, je vois, auprès de moi, la silhouette aérienne de l’homme du placer. En étendant le bras, je pourrais toucher son vêtement.

— Tu viens seul… Mais les autres… ceux qui, comme toi, sont morts et survivent… où sont-ils ?

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Les autres ?

Ah ! la grande épopée…

Depuis Vincent Pinçon, depuis plus de quatre siècles, des milliers d’hommes ont lutté, corps à corps, avec la jungle éternelle, et ils sont morts… La passion de l’or était le seul mobile de leurs exploits.

La divine passion…

Le métal précieux dormait dans le sable des rivières et ruisselait au flanc des montagnes. Tous le voyaient en rêve dans la forêt impénétrable et magique.

Mais Pizarre a vu, de ses yeux d’homme vivant, El Dorado, le prince doré. Le roi resplendissant habitait un palais dont les murs étaient formés de blocs d’or superposés. Chaque matin, des serviteurs fixaient sur sa peau, au moyen d’une résine odorante, la poudre d’or qui le faisait ressembler à une statue de métal.

Puis les Douze Seigneurs, sous la conduite de Roiville et de Marivault.

Puis Walter Raleigh, puis Keymis…

Deux siècles ont passé depuis la découverte de Pizarre ; le chevalier d’Orvilliers, gouverneur de Cayenne, forme au début du dix-huitième siècle une expédition pour la recherche du trésor. Il part sur la trace établie par les héros à panaches : La Ravardière et Jean Moquet, Lefebvre de la Barre et Martinac, Parizot et Cauchy.

Combien sont-ils, ceux qui connurent le secret de la jungle ? Aucun n’est jamais revenu. D’autres sont restés figés sur la route. Ceux qui se sont arrêtés pour regarder en arrière ont été transformés en statues vivantes et demeurent éternellement debout au bord du fleuve.

Témoin Jacques Blaisonneaux. C’était un vieux soldat de Louis XIV, blessé à la bataille de Malplaquet ; il avait longtemps monté la garde à Cambrai à la porte du palais de Fénelon. Catinat, Villars et le Grand Roi lui avaient parlé. Vingt ans après Malplaquet, il avait suivi une mission de jésuites à Cayenne.

En remontant l’Oyapok, Malouet le trouva aveugle et nu, seul, et discourant parmi les bêtes au bord du fleuve. Il avait cent douze ans. Depuis vingt-cinq ans, il n’avait bu de vin ni mangé de pain, ni porté les vêtements d’un chrétien. Les Mémoires de Malouet rapportent, dans des pages qui frémissent encore, le récit du vieux soldat qui avait eu la vision féerique…

Témoin Mathurin Bruneau qui se disait fils de Louis XVI. Déporté à la Guyane pour cette imposture, il avait pris à son tour la route merveilleuse. Frédéric Bouyer, capitaine de frégate, le rencontra dans la deuxième moitié du dernier siècle sur la rivière Comté, seul, au dégrad. Il était centenaire. Il attendait, immobile, éternel, la fin du rêve.

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— Ceux qui sont morts, dis-je, n’ont pas quitté la jungle. Peu d’hommes quittent cette terre une fois qu’ils l’ont connue. Ils laissent leurs cheveux blanchir aux lieux mêmes où ils se sont arrêtés sur la route fabuleuse. Qui pourrait croire qu’ils reviennent au pays natal plus tard, lorsque, comme toi, ils ne sont plus que des ombres errantes ?

Le fantôme m’observe de côté, à la façon d’un épervier. D’étranges lueurs brillent dans ses yeux… Je le questionne encore et je sais que cela ne sert à rien. Aucune voix ne répond à la mienne.

— Que sont devenus les aventuriers, les fous de gloire et d’orgueil, les hommes hallucinés par l’or ?… Et les désespérés ?… Ceux à qui le mystère a été révélé et qui sont morts, dans leur rêve, sans avoir eu la divine vision, les grands proscrits : Barbé-Marbois, Pichegru, Collot, Victor Hugues, Lafont-Ladébat, Barthélémy, Tronçon-Ducoudray ? Ils ont souffert et la plupart d’entre eux sont morts ici.

Toutes les générations du peuple guyanais ont vu passer des conquérants. La trace sur le fleuve des grands explorateurs de ce temps n’est pas encore effacée : Crevaux, Coudreau et Lavaud, et la légion des créoles, héroïque envolée, ininterrompue depuis cinquante ans, d’aigles présomptueux.