La Sirène (p. 167-170).


XXXVI



JE me rappelle son petit visage de jeune fille, et ses cheveux blonds noués très bas sur la nuque. Elle me souriait. Une vie intense débordait de son sourire…

Pierre Deschamps parle, appuyé à mon bras. Il est très pâle, et parfois il s’arrête au bord du sentier, sur un arbre mort, pour reposer sa jambe malade. Il est si faible qu’un souffle du vent le renverserait. La fièvre a creusé profondément ses joues. Ses yeux sont comme une eau brillante au fond d’une caverne.

Décharné, prêt à défaillir, il garde au fond des orbites une lumière où se concentre toute sa vie. Un feu intérieur brûle en lui, il parle avec animation.

— Le jour du mariage, le cortège passait entre des haies de lilas blancs. Sa main menue tressaillait dans la mienne… La maison où nous avons vécu était tapissée de vigne vierge… Nous étions comme des oiseaux dans une cage fleurie. Un jour, je résolus de partir ; une force me poussait. Je ne pouvais plus rester à la même place. Je l’aimais, et cependant je devais la quitter.

Le sentier est une pente raide et glissante. Ce pays est une série de bosses dont l’une commence quand à peine l’autre est finie. Les sommets ne sont pas longs, la descente suit de près la montée.

— Il faut rentrer ; la nuit est proche…

Pierre, essoufflé, ne veut rien entendre. Encore une colline… il semble qu’au delà de chaque sommet, un horizon nouveau va apparaître. Et, cependant, nous savons l’un et l’autre que le moutonnement des croupes boisées continue, monotone, jusqu’à l’infini.

Nous passons sous un palmier maho dont les fleurs qui jonchent le sol ont l’odeur de champignons pourris. Puis, c’est un enchevêtrement de lianes qui pendent des arbres et semblent nous barrer la route. Les lianes tombent jusqu’au ras du col comme de longues et flexibles stalactites, les unes droites, les autres torses, toutes assez grosses et assez solides pour qu’on puisse y grimper comme à des cordes.

Lorsque le vent souffle, les fines barres suspendues s’entrechoquent et font un bruit d’épées croisées.

Dans une éclaircie, apparaissent en plein soleil, des sables aurifères que les mineurs ont lavés pour en retirer l’or.

J’avais prévu que la nuit nous surprendrait. Pierre Deschamps, à bout de forces, s’appuie si lourdement à mon épaule que j’ai parfois l’impression de le porter.

Et ce long récit qui n’en finit pas…

— Je pris ses deux mains et, la regardant passionnément, je lui dis : « Marthe, je pars… je ne peux plus rester ici. »

— …

— Et maintenant, elle est au placer. Comment est-elle venue ? Elle vous a dit son nom… Est-il possible que ce soit elle ? Que ferai-je ?… Je dois partir… La Mine est à la source même du fleuve… Aucune femme ne ferait une pareille route.

Il se lamentait et implorait un secours de moi.

Quand nous arrivâmes au carbet, il n’était plus qu’une loque. Il s’effondra sur le boucan et se tint rigide comme un homme évanoui. Cependant, ses yeux brillaient. La flamme qui le consumait irradiait une lumière étrange.

Avec le premier vol des chauves-souris, vint la fièvre. Des convulsions le secouaient comme une barque sur la mer. Les pommettes rouges, il délirait douloureusement.

Quand il eut préparé le repas du soir, le jeune Indien accrocha son hamac aux montants du carbet.

On n’entendit plus, dans le silence de la nuit, que la voix désordonnée du mineur en délire.

C’étaient des ordres brusques d’un homme habitué au commandement, activant la manœuvre des canots au passage d’un rapide. C’était la vision d’une terre fabuleuse où ruisselait l’or. Et, c’était une prière, des mots d’amour et des supplications que nous ne pouvions comprendre.

— Il m’a pris à Désirade, racontait l’adolescent à voix basse. Il était venu seul, à pied, du placer Enfin. Il a loué le canot des Bonis… Il a payé d’avance cinquante jours de canotage.

Pierre Deschamps respirait lourdement. Il était inerte ; ses oreilles bourdonnaient. Pour ne pas troubler le sommeil qui venait, la voix du Peau-Rouge se fit plus basse encore.

— Il va au placer Elysée… Nous descendrons la Mana. Au dépôt Lézard, nous attendrons les eaux. Si la sécheresse continue, nous achèverons la route à pied. Il va chercher des outils, du mercure et quelques hommes blancs. Il veut entreprendre un grand voyage.

Il y eut un long silence. Au dehors, le village, accablé par la nuit, était, sous les étoiles, comme un navire à l’ancre, seul dans une rade immense.