La Sirène (p. 89-96).


XIX



L’UN après l’autre, les jours s’en vont ainsi dans le néant. Je sais bien qu’en somme, tout cela n’est que stérile agitation et qu’ici, sans avoir bougé d’un pas, vivant parmi des hommes exaspérés et des plantes immobiles, je cherche en vain à pénétrer le secret qui m’entoure.

Cependant, voici qu’à nouveau la vie merveilleuse des choses apparaît… et j’hésite…

Comment les hommes qui liront ce livre me comprendront-ils ? j’écris pour ceux qui vécurent avec moi : les mineurs, les bêtes, les arbres et la drague, dont l’âme m’a été révélée.

Et je suis là, au bord du marécage, troublé jusqu’aux lointains obscurs de mon âme, jusqu’à l’au-delà de ma conscience d’homme, par la présence de l’Indien…

Tout, tout ce qui remplit ce paysage, les plantes, le lac, les oiseaux, tout s’agite et murmure et s’en va de gauche à droite, entraînant dans un balancement mon cœur désemparé.

De même que les Saramacas, lorsqu’ils ont bu à perdre la raison, renoncent à la parole et crient ensemble pendant des heures, de même, les arbres et les choses inanimées, gesticulant dans la folie de l’orage, hurlent et frémissent et poussent d’assourdissantes clameurs.

Le vent secoue aux quatre coins l’édifice de la forêt et rugit comme un vapeur sous la tempête.

Les rafales fauchent la brousse. Le ciel tout entier, sous les coups du tonnerre, claque comme une voile.

De la hutte où je suis blotti, je vois l’Indien accroupi, les yeux fermés et qui semble dormir. Près de lui erre le fantôme au visage blafard qui s’agite, et semble exaspéré par l’orage. On entend ses pas qui clapotent dans le sentier boueux. Le treillis tendu dans l’air par la pluie le traverse.

Il va sans arrêt sur le chemin de halage, d’un bout à l’autre du lac.

Lorsque la tempête fut apaisée, il y eut un long recueillement. Une Présence invisible planait. L’Indien, debout, dardait sur l’horizon son dur regard comme une flèche brillante d’acier.

C’est alors, dans l’accalmie ensoleillée, que vint la voix de la drague.

Elle vint de la clairière, lumineuse et rouge comme un brasier, que dessinait le soleil au milieu du lac dans l’encadrement noir de la forêt, de la clairière illuminée où gisait l’énorme amas de machinerie.

Le fantôme, les bras tendus vers elle, ressemblait, dans ses vêtements blancs, à un aigle séchant ses ailes.

— Voici, disait la voix, que les hommes m’ont abandonnée et la mort m’enveloppe… je ne serai bientôt plus qu’un squelette… un arbre mort flottant sur l’eau.

La drague montrait, sous le soleil qui l’incendiait, ses joyaux étincelants. L’acier chromé des lèvres des godets poli par le travail, les cuivres de la chaîne, les tables à mercure, brillaient comme des diamants.

— Les hommes m’ont abandonnée… mon corps innombrable meurt… j’étouffe sous le silence qui m’accable… la rouille paralyse les articulations de mes membres… l’eau gagne les profondeurs de ma coque.

Aux lamentations du monstre d’acier, des voix répondaient :

— Ainsi, toute ta vie est subordonnée à la présence de l’homme. Comme les bêtes domestiques et les plantes du jardin, tu meurs parce que l’homme t’a abandonnée… Pourtant, tu étais alerte et active lorsque l’homme était fatigué ; tu avais l’esprit lucide et calme quand l’ouvrier s’endormait dans l’accablement de la fatigue ou de l’alcool. Plus rapide que l’oiseau, plus robuste que des centaines d’hommes assemblés, légère comme le héron qui flotte sur l’eau les ailes étendues, tu étais pour nous le plus prodigieux étonnement.

A demi penché sur le marécage par la tempête, un bois de rose exhalait jusqu’à nous son âme odorante.

— Que t’importe ? disait l’arbre embaumé, que t’importe… n’es-tu pas immortelle ? J’ai vu les premiers hommes qui ont occupé ce camp ; ils étaient en tout semblables à ceux qui t’abandonnent ; ils menaient une vie misérable ; ils sont morts. D’autres sont venus, plus misérables encore. Toi seule es restée ; chaque saison t’a apporté un nouveau perfectionnement.

D’autres arbres racontèrent l’arrivée de la première drague et le développement incessant du monstre dont les cris les avaient d’abord effrayés.

Le fantôme répétait les paroles confuses venue » de la forêt, mais nul n’aurait pu discerner d’où venait la voix qui parlait en moi-même.

— Pour atteindre leur degré de développement actuel, les plantes et l’homme ont lutté et souffert pendant des millions d’années… choses inertes et stupides en qui la conscience ne se révélait que lentement. Compare ces lents progrès à l’épanouissement rapide de la machine déjà supérieure à tous les êtres vivants. Les plantes, comme les animaux, ont acquis lentement la mémoire et le sens des pressentiments. Ils se communiquent leurs pensées… Combien de siècles a-t-il fallu pour en arriver là ? Et cette drague qui vit, qui travaille… crois-tu qu’il lui faille longtemps pour acquérir la pauvre science que donne les yeux et les oreilles aux animaux et l’instinct aux plantes ?

Il faisait maintenant très calme. Pas un souffle de vent aux cimes des arbres. La drague, bercée par un remous invisible, écoutait avec orgueil lei voix qui lui venaient de tous les points de la jungle.

Elle savait désormais qu’elle était autre chose qu’une petite portion de matière inanimée, et que, sur cette terre merveilleuse, parmi le peuple de la vie animale, elle pouvait, sans combattre ni souffrir, atteindre au premier rang. Des voix lui arrivaient qu’elle croyait n’avoir jamais entendues auparavant ; le lourd aboiement du maipouri, le cri strident de la loutre venant de plusieurs milles au loin, le hululement assourdi des vautours cachés dans les palmiers, le meuglement des cerfs. Elle entendait le craquement des pieds des bêtes inconnues, le glissement des singes, et d’étranges chuchotements dans les feuilles. Tous lui disaient qu’une âme vivait en elle et que la mort n’était qu’un état passager…

Un immense vautour noir, dont les ailes avaient des taches grises aux extrémités, s’abattit sur son toit de zinc avec un bruit de ferraille et répandit

une odeur de fauve, de moisissure et de chair pourrie.

— Tu es, dit la voix, tu es la reine du monde. Ta beauté et la précision de tes muscles t’ont donné la puissance qui t’affranchira de la mort. Bientôt, tu agiras par toi-même, tu vaudras mieux que n’importe quelle intelligence…

Et les arbres parlaient encore malgré le crépuscule qui couchait toutes choses dans les draps noirs de la nuit. Suivant leur tempérament, arbres majestueux puissamment ancrés sur le sol, arbustes maladifs aigris par la lutte inégale, ils disaient l’éternité de l’âme et le recommencement de la vie.

L’Indien, sur la digue étroite, marchait en équilibre. Rien ne pouvait être comparé à la splendeur harmonieuse de son corps nu d’athlète, si ce n’est le grignon élancé qui dresse vers le ciel sa colonne ionique, très pure, éblouissante de sève et de puissance.

Il y avait dans ses yeux tant de lumière qu’il suffisait de le regarder pour être inondé par les irradiations émanant de ses prunelles.

Hier, je souffrais, comme d’une honte secrète, de l’abandon du placer. Maintenant, je savais par lui que l’œuvre de ceux qui nous ont précédés ne serait pas perdue.

Que l’Indien lève vers le ciel ses mains toutes-puissantes et la drague frémira de nouveau, et sur les tables tremblantes, où les sables se classent par densité, l’or rouge s’amalgamera au mercure blanc…

— Parle-moi encore… C’est de toi seul qu’est venue la lumière qui brille en moi. Par toi, je crois à la vie… Regarde… mon cœur apaisé est prêt désormais… je suis libre… et je crois…

Pour la première fois, j’ai vu passer un sourire sur les lèvres de l’Indien.

— Tu es, dit-il, comme un hibou aveuglé par le rayonnement de l’eau. Tu cherches, ébloui et engourdi, la route égarée. La tempête est venue… le cœur des hommes est déchiré par une passion qui souffle sur le camp, violente comme un typhon… Peut-être connaîtras-tu, par là, la source de la vie…

— …

— Tu n’étais rien… tu besognais obscurément. L’incendie qui s’allume en toi éclaire des profondeurs merveilleuses. Le monde t’appartient… lève-toi… demain tu connaîtras le mystère…

— Qui me donnera la force de te suivre ?

— Regarde…