Un Moraliste inédit, M. Doudan

Un Moraliste inédit, M. Doudan
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 16 (p. 422-454).
UN
MORALISTE INEDIT

M. DOUDAN D'APRES UNE PUBLICATION RECENTE.

Mélanges et Lettres de M. X. Doudan, avec une introduction par M. le comte d’Haussonville et des notices par MM. de Sacy et Cuvillier-Fleury, 2 vol. in-8o, 1876.

C’est toujours une épreuve délicate pour un nom de sortir de la pénombre d’un cercle intime, propice aux engouemens et aux illusions, et de passer brusquement au grand jour. Cette épreuve, le nom de M. Doudan vient de la subir et d’en triompher. On ne pouvait craindre raisonnablement que la faveur, j’allais dire la ferveur de dévotion intellectuelle dont cet esprit était entouré dans quelques salons, fût une pure illusion de coterie. On avait, pour se rassurer à cet égard, quelques-uns de ces pressentimens éclatans qui avertissent ou devancent l’opinion. Sans prendre au pied de la lettre l’hyperbole de M. Cousin, s’ écriant un soir « que personne, depuis Voltaire, n’avait eu tant d’esprit, » pour s’expliquer à lui-même sa surprise d’avoir trouvé un champion capable de lui tenir tête, on avait beaucoup remarqué, vers 1866, une note de M. Sainte-Beuve jetée au bas d’une page des Causeries du Lundi, où il révélait au public sous ce nom ignoré « un de ces esprits délicats nés sublimes, nés du moins pour tout concevoir, et à qui la force seule et la patience ont manqué. » Plus d’une aimable indiscrétion de M. Saint-Marc Girardin, de M. de Sacy, de M. Cuvillier-Fleury, d’Hippolyte Rigault, était venue nous avertir qu’il y avait là un observateur d’une rare finesse, une intelligence toujours en éveil sur les hommes et les choses, quelqu’un, en un mot, qui n’était facilement dupe ni des autres ni de lui-même. Malgré tout, parmi les amis survivans, il pouvait y avoir des appréhensions, non sur la sympathie publique, mais sur le degré de cette sympathie. Le jour où parut ce livre qui allait dire le dernier mot de cet esprit et déterminer son rang dans l’opinion, j’ai recueilli l’écho de plus d’une prévention défavorable, soit dans le public, qui n’aime pas que l’on se défie de lui, soit de la part de quelques juges non consultés et mal disposés pour une réputation qu’ils n’avaient pas faite. Cela me rappelait l’histoire de cet homme qui seul ne pleurait pas à un beau sermon, tandis que tous les assistans fondaient en larmes, et qui s’en excusait en disant froidement : « Que voulez-vous ? Je ne suis pas de la paroisse. » Il s’est produit ici quelque chose de semblable ; il y a eu l’opinion de ceux qui n’étaient pas de la paroisse et dont quelques-uns ont d’abord résisté au charme. On a bientôt vu que cette résistance n’était pas juste et ne prévaudrait pas contre le sentiment du grand public.

Ces deux volumes de lettres nous montrent, sous un aspect inattendu, toute une partie de l’histoire et de la société contemporaines. Ce n’est pas sans quelque surprise qu’on se voit invité à ce spectacle, et l’on serait tenté, au premier abord, de se reprocher le plaisir qu’on y trouve comme une sorte d’indiscrétion. C’est la première fois, à ma connaissance, que cette partie de la société française, la plus ombrageuse à l’égard de la publicité, le monde doctrinaire (puisqu’il accepte ce nom), vient s’exposer ainsi presque sans voile et en pleine lumière à la curiosité des indifférens et des adversaires. L’épreuve tournera à son avantage ; on sent dans ces lettres, écrites au jour le jour, la marque d’une vie intérieure élevée, le souci presque unique des choses de l’esprit, le désintéressement de tout ce qui est bas et commun, l’horreur du commérage et de la vulgarité, la passion exclusive des idées générales, la recherche ardente des formes les plus hautes de l’art et de la pensée, et par-dessus tout la liberté de l’opinion la plus complète. Mais enfin, c’est toute une révélation de ce monde très particulier et très réservé, je dirais même une révolution dans ses habitudes de discrétion. Qui eût dit au mois de juin 1844, quand M. Doudan racontait avec un si bel entrain les fêtes données à Gurcy, qui eût dit alors à M. Doudan que trente-deux ans après, jour pour jour, sa lettre paraîtrait, avec tant de jolis détails si intimes, tant de traits si expressifs et fins sur les rôles, les acteurs et les actrices, n’aurait trouvé assurément en lui qu’un incrédule. Alors tout cet aimable monde disait comme lui : « Nous espérons bien que les journaux voudront bien ne pas disserter sur ces amusemens de Gurcy ; » et c’est tout un événement qu’un feuilleton de la Presse qui vient troubler cette sécurité. Que les temps sont changés ! C’est le récit de ces fêtes charmantes qui va maintenant, comme par une pente naturelle, aux journaux. La publicité est entrée partout de nos jours, tantôt par effraction, tantôt par persuasion. Est-ce un bien, est-ce un mal ? la question reste douteuse. En tout cas, ici, c’est la persuasion qui a seule agi. On s’est convaincu que le plus sûr moyen de mettre le public d’accord avec les amis de M. Doudan sur un si rare mérite, c’était de le mettre de moitié dans leurs plaisirs littéraires, de tout lui donner, sans autre réserve que celle de certaines bienséances.

M. le comte d’Haussonville a placé en tête du premier volume une introduction qui est tout un portrait vif et brillant. Il a appelé en témoignage MM. de Sacy et Cuvillier-Fleury, qui ont répondu à son appel par quelques pages d’une sincérité pénétrante et d’un accent qui ne trompe pas. Pourquoi de si bons juges, de si vrais amis se sont-ils tenus à l’écart du travail préparatoire d’où est sortie cette publication ? Il y a une vingtaine de lettres et plus qui auraient pu être sacrifiées pour faire place à cet opuscule si distingué, les Révolutions du goût, qu’on a bien voulu me communiquer et sur lequel j’aurai l’occasion de revenir. Et puisqu’il fallait faire un choix dans cette ample correspondance, je pense, en comparant certaines lettres publiées à d’autres qui ne l’ont pas été et que j’ai sous les yeux, qu’on aurait pu parfois autrement ou mieux choisir. Après tout, c’est affaire de goût personnel et de tempérament. Ce qui est moins sujet à discussion, c’est l’inexpérience trop visible qui a présidé à la révision du texte et qui se marque par une foule de traits. C’est une chose difficile et délicate que de publier ses propres écrits, à plus forte raison ceux des autres ; Il y faut une attention extrême, un soin infini du détail. J’imagine M. Doudan relisant ces lettres, d’un goût si exact et si pur, par lesquelles il charmait ses amis, dans l’édition offerte au public. Combien ce délicat humaniste, cet ami d’Horace et de Virgile, aurait d’occasions de se fâcher ou de rire, surtout à propos des citations latines qu’on lui attribue et de certains errata plus invraisemblables encore par lesquels on prétend les corriger ! Je le vois en rire de bon cœur (c’est définitivement le parti qu’il prendrait), comme il le faisait un jour, des fautes qui déparaient l’éloge de l’ancien M. de Sacy, publié dans un journal fort sérieux cependant et fort bien fait, où on lisait : cet honorable chrétien au lieu d’humble chrétien[1]. L’honorable chrétien faisait la joie de M. Doudan. « Après tout, ajoutait-il, on lit vite de notre temps, et l’on n’y regarde pas de si près. » Il se consolerait de la même manière aujourd’hui et n’en serait pas moins touché des soins qu’une amitié délicate a rendus à sa mémoire ; mais je crois bien que, s’adressant à ses amis de l’Académie française, il serait tenté de leur dire, de cet air qu’ils connaissaient bien : « Franchement, vous auriez bien pu revoir les épreuves de mes lettres, puisque j’en étais empêché. »


I

« Il serait difficile, dit M. d’Haussonville, à qui n’en a pas été témoin, de se figurer la place occupée par M. Doudan dans la société qui fréquentait habituellement le salon du duc de Broglie. Ceux-là même qui n’ont fait que le traverser ont dû y remarquer, non sans curiosité, la physionomie singulièrement aimable et spirituelle de cet hôte si discret, mais si entouré, dont les visiteurs les plus illustres s’appliquaient à rechercher l’entretien particulier. Rien dans sa figure n’indiquait un âge plutôt qu’un autre. On eût dit qu’il n’en avait point, tant il y avait à la fois de maturité et de jeunesse dans ses traits fins et réguliers, qui rappelaient ceux d’Érasme, avec lequel il ne trouvait pas mauvais qu’on s’amusât à lui chercher certaines ressemblances. Son regard était doux et profond, le plus souvent bienveillant, bien qu’un sourire d’ironie involontaire courût sur ses lèvres chaque fois qu’il entendait exprimer une idée commune ou un sentiment affecté. Tout était tempéré dans sa personne. Cependant la discussion, qu’il ne fuyait pas, sans la provoquer jamais, sinon comme une joute entre de purs esprits, venait-elle à l’animer, la transformation était soudaine, et sa verve était incomparable. Combien de fois ne l’ai-je pas vu croiser le fer sans désavantage, en politique, avec M. Guizot et M. Duchatel, en philosophie avec M. Cousin ou M. de Rémusat, en littérature avec M. Villemain ou M. Saint-Marc Girardin ! Avec lui, les paradoxes n’étaient pas de mise ; il en avait horreur, et toute déclamation était impossible, parce que d’un mot il la faisait tomber à terre. Cette rigueur de logique qu’il mettait dans ses raisonnemens, il l’imposait aux autres. Jamais homme ne se paya moins que lui de phrases, si belles qu’elles fussent, ni de saillies, si heureuse qu’en fût la tournure, lorsqu’elles ne faisaient pas avancer la controverse… C’était le propre de M. Doudan de ne jamais faire le sacrifice de la moindre nuance de ses opinions à ceux qu’il prisait le plus ou qu’il aimait le mieux ; ni le respect, ni l’affection n’avaient de prise sur l’indépendance de ses jugemens. Il mettait une sorte de fierté modeste à demeurer et à se montrer tel qu’il était. »

Tel je le vis un soir, il y a douze ans, tel il me semble le voir encore dans un coin de cet austère salon, avec sa figure fine, un peu railleuse sous un air de bonhomie apparente, curieux des livres nouveaux et des mouvemens d’idées qui pouvaient se produire en dehors de ce cercle distingué, mais restreint, où le confinaient ses habitudes et ses goûts. Ce qui frappait le plus, au premier abord, dans ce milieu qu’on aurait cru inspiré et dirigé par une pensée unique, c’était l’accent libre et varié des différens esprits, souvent de la même famille, qui s’y rencontraient. C’est la marque ineffaçable de ce salon dans le souvenir de tous ceux qui l’ont traversé. Nulle part ailleurs on n’aurait trouvé dans Paris, avec le même fonds d’idées générales et la même culture, une plus franche diversité d’opinions, surtout en matière philosophique et religieuse. Les nouveaux venus, même quand ils n’apportaient aucune illustration du dehors, n’avaient aucun effort à faire pour surveiller leur manière de penser ou de sentir et ne pas heurter celle de leurs hôtes. On ne leur demandait que d’être eux-mêmes et on leur savait bon gré de l’élément de variété qu’ils introduisaient ; on se donnait la peine d’étudier leurs idées et d’observer les nuances de leurs jugemens ; on les encourageait à penser tout haut par cette curiosité courtoise et ces interrogations discrètes qui étaient une sorte d’invitation à produire leur pensée dans sa sincérité et dans sa mesure. Noble et délicate hospitalité de l’intelligence, qu’exerçait avec l’instinct du plus libéral esprit le duc de Broglie, déjà vieux quand j’eus l’honneur de le connaître, mais dont l’activité intellectuelle ne s’était jamais montrée plus grande ni déployée plus à l’aise dans la sphère des idées pures. À cette époque, éloigné de la politique active depuis près de quinze années, grande mortalis œvi spatium, il ne s’en désintéressait pas assurément, comme l’a bien prouvé le livre qu’il a intitulé Vues sur le gouvernement de la France, véritable testament de l’homme d’état et programme définitif de cette école libérale et constitutionnelle qui cherche ses modèles au-delà de la Manche sans se résoudre à passer l’Atlantique. — Cependant on sentait qu’à mesure qu’il avançait vers les sommets de la vie, le noble vieillard, embrassant sous son regard plus de ciel et de lumière, plaçait plus haut l’objet de ses méditations. C’est le problème religieux, sous sa forme scientifique et dans son rapport avec la philosophie, qui attirait les derniers efforts de cette pensée si ferme, jamais plus vigoureuse qu’à ce moment de sa vie, plus sûre de sa méthode, plus maîtresse d’elle-même, plus assurée dans sa dialectique et dans ses conclusions. Il est resté du travail de ses dernières années un ouvrage considérable, un monument qui, s’il est publié un jour, comme nous l’espérons, étonnera, par l’ampleur de ses lignes et la solidité de ses constructions, l’activité languissante et si vite découragée des générations nouvelles. Le point de vue d’où procède l’œuvre est d’une hardiesse calme et calculée qui marquera, je le crois, une date dans l’apologétique chrétienne. Rien de pareil n’avait été, je ne dis pas conçu (l’évêque anglais Butler, dans son Analogie, a eu quelque dessein semblable), mais exécuté avec cette résolution et poussé jusqu’à son dernier terme avec ce courage logique qui ne se fatigue pas à travers les problèmes les plus ardus, qui ne se dément pas un instant et qui se développe vers le but comme un théorème, sans exclure, chemin faisant, l’emploi des facultés les plus libres et les plus délicates de l’esprit.

On ne doit pas s’étonner qu’avec de pareilles préoccupations les recherches et les discussions philosophiques fussent à l’ordre du jour dans ce salon, au moins vers les dernières années. Je ne doute pas que M. Doudan n’ait eu une grande part dans l’ouvrage de M. le duc de Broglie, parce qu’il en avait une grande dans la conversation de chaque jour. Il représentait l’objection ; il n’y mettait aucune obstination, aucun parti-pris ; mais enfin c’était sa tournure d’esprit, c’était l’aspect sous lequel il se montrait tout d’abord, excellant à saisir le point faible d’une doctrine, et par là que de services il rendait à ceux qui jouissaient du libre commerce de sa pensée ! D’un mot, il avertissait les esprits entraînés sur la pente de leur idée, il les mettait en défiance contre un raisonnement trop facile, il montrait la contradiction possible sous l’argument d’école, il arrêtait d’un sourire la tentation de l’infaillibilité, qui se rencontre en philosophie comme ailleurs, et dans toute cette partie du grand ouvrage de M. le duc de Broglie où sont exposées avec un art implacable les difficultés de tous genres et les antinomies des doctrines, il semble bien que l’on reconnaisse souvent l’écho de cette fine dialectique contre les systèmes, l’ironie de ce nouveau Socrate, un Socrate tout intime et tout familier, sans l’Agora, sans les disciples, mais aussi sans la prison et sans la ciguë.

C’était certes une physionomie originale et qu’on n’oubliera plus, si on l’a vue une fois. Quant à la biographie de M. Doudan, elle était aussi simple que possible, et c’est une de ces histoires où il n’y a eu, à vrai dire, que des événements d’idée ou de sentiment. Il n’aimait pas d’ailleurs que la curiosité, même celle de ses amis, y pénétrât. On nous dit qu’il usait de ruses innocentes pour dérouter les conjectures sur son âge, sur son passé, sur sa famille. Il ne parlait jamais de lui-même pendant sa vie ; ce que l’on a appris depuis sa mort se réduit à fort peu de chose. Les souvenirs de M. de Sacy en ont fourni la meilleure part. Né à Douai, au commencement du siècle, d’une famille modeste, après des commencemens pénibles, nous le retrouvons, de 1820 à 1825, répétiteur au collège de Henri IV, se préparant à prendre ses grades dans l’Université, se consolant de son métier laborieux et de sa pauvreté dans l’intimité de quelques jeunes gens, animés comme lui des belles espérances de la vingtième année, remplis des plus nobles ardeurs. M. de Sacy, nous a peint, avec l’enchantement des jeunes souvenirs, ces soirées de la rue des Sept-Voies (je puis assurer à M. de Sacy que cette jolie rue existe encore), et ces promenades au jardin du Luxembourg, où M. Doudan déployait, nous dit-on, « avec cette fraîcheur de jeunesse que la maturité ternit toujours un peu, tout ce qu’on a pu lui connaître de profondeur et de délicatesse d’esprit, de grâce et de séductions. »

Le sujet de ces entretiens, on le devine : c’était moins leur avenir personnel qui intéressait et passionnait ces jeunes gens que l’avenir de leur pays, pour lequel ils faisaient de si beaux rêves de grandeur et de liberté, l’avenir même de l’humanité, à laquelle ils ouvraient une ère radieuse de justice universelle et de progrès raisonnable. Pour préparer cette ère nouvelle, pour en hâter l’heure, ils s’essayaient à l’éloquence dans une conférence qu’ils avaient placée sous les auspices de Montesquieu, et où chacun des jeunes orateurs était tour à tour, selon le sujet ou l’inspiration, Royer-Collard, Foy, Benjamin Constant. D’autres fois c’était l’art, c’était la poésie, dont on suivait d’un regard curieux et troublé les premiers efforts pour s’affranchir et les premières innovations. On relisait ensemble le livre de Mme de Staël sur l’Allemagne, on comparait les littératures étrangères entre elles et avec les nôtres : Shakspeare, Byron, Walter Scott, Schiller, Goethe, ouvraient en tout sens des horizons nouveaux à ces jeunes intelligences et les inclinaient peu à peu vers le romantisme, innocent encore, parce qu’il ne faisait que de naître. On était heureux de discuter sur tous ces grands et aimables sujets, heureux aussi quand par hasard on était d’accord, mais on l’était rarement ; on ne peut pas l’être à trois. Il arrivait souvent à M. Doudan et au jeune Saint-Marc Girardin de penser de même et de sentir à l’unisson, mais on se trouvait alors en face de M. de Sacy, et comment être d’accord avec « ce classique obstiné qui n’admettait pas une autre langue poétique que celle de Racine et qui trouvait à redire (il s’en est repenti plus tard) aux plus heureuses hardiesses de Lamartine et de Victor Hugo ? » Enfin c’étaient les plus hautes questions philosophiques et religieuses qu’on agitait, chacun y apportant la note particulière de son esprit ou l’humeur passagère de son âge, tous trois se croyant très hardis dans des limites qui sembleraient étroites aujourd’hui aux jeunes libres-penseurs du jardin du Luxembourg, celles d’un spiritualisme très décidé, parfois égayé d’une nuance voltairienne, parfois obscurci par quelque nuage d’idée allemande passant sur le fond très clair et très français de ces jeunes esprits.

Un jour, l’aimable petite société se trouva dispersée. Pendant qu’on agitait l’avenir de la France et du monde, pendant qu’on discutait sur la nature et les limites de la raison, sur le fini et l’infini, on s’aperçut qu’il fallait vivre ; on ne s’en était pas douté jusqu’alors. L’heure fatale arrive toujours où ces petits cénacles disparaissent, emportant les beaux loisirs, les rêveries en commun, les espoirs enchantés, tous les mirages qu’allume un rayon de soleil dans le nuage et qu’un coup de vent dissipe. La vie sérieuse, la vie active commence. M. Doudan parti, M. Saint-Marc Girardin entra au Journal des Débats, M. de Sacy l’y suivit bientôt. Ils se jettent tous les deux avec intrépidité au plus fort de la mêlée, ils s’y plongent avec ardeur, avec délices ; ils font de leur vie nouvelle deux parts, une pour la politique, l’autre pour les lettres. Tous deux, avec des fortunes variées, deviennent ce que chacun sait ; après avoir brillé au premier rang dans la lutte, tour à tour victorieux et vaincus dans ces combats politiques où le succès ne dure qu’un jour, mais où il n’y a pas de défaite irréparable ni de jugement sans appel, après avoir épuisé sur eux les traits et la colère des partis sans rien perdre de leur dignité ni de leur courage, tous deux ont fini, à leur heure, par entrer dans ce port tranquille de l’Académie avec le renom incontesté des beaux talents qui honorent un temps et un pays. Seul, le troisième ami d’autrefois n’est arrivé à rien : il n’a été rien, pas même académicien, et si de pieuses mains n’avaient recueilli quelques pages fugitives, vingt personnes, trente au plus, se douteraient, à l’heure qu’il est, que ce nom obscur cache un des talens les plus originaux, un des esprits les plus vifs de ce temps, et le vague souvenir de ce qu’il fut se serait bien vite éteint avec la vie de ceux qui l’ont aimé.

Comment cela s’est-il fait ? Comment s’expliquer cette disproportion étonnante dans la destinée de ces trois jeunes gens, nourris des mêmes études, enflammés des mêmes ardeurs, amoureux des mêmes idées, tous trois élancés du même essor vers l’avenir ? — Au fond, rien de plus naturel. M. Doudan a passé la vie la plus active à ne rien faire, j’entends à ne rien faire au dehors. Il a eu l’existence qu’il s’est choisie, très remplie au dedans, si l’on estime comme on le doit la plénitude de la pensée et du sentiment, silencieuse et inactive en apparence, si l’on ne tient pas compte de l’action très grande, mais difficilement appréciable, qu’il a exercée sur les esprits autour de lui.

En 1826, M. Villemain avait désigné le jeune répétiteur du collège de Henri IV à la famille de Broglie, qui cherchait quelqu’un pour diriger l’éducation de l’enfant que Mme de Staël avait laissé de son mariage avec M. de Rocca. M. d’Haussonville marque en quelques traits cette vie qui finit par s’absorber et se fondre entièrement dans la famille où il venait d’entrer : entre M. Doudan et cet intérieur qui lui fut ouvert, l’accord des sentimens et des idées était si complet, qu’au bout de très peu de temps il y vécut sur le pied de l’ami le plus intime. Après les événemens de juillet 1830, le duc de Broglie, appelé au ministère de l’instruction publique, insista pour faire de M. Doudan le chef de son cabinet. Il ne tint pas moins à le garder auprès de lui, dans la même situation, quand il devint plus tard ministre des affaires étrangères et président du cabinet du 2 octobre. Pendant ces cinq années, M. Doudan n’a pas un instant cessé d’être en relations suivies avec tout ce que la France et l’Europe comptaient de personnages les plus considérables. La tradition de la famille constate les grands services que M. Doudan a rendus alors à M. le duc de Broglie, par sa mesure, son tact, son esprit toujours prêt, sa loyauté fine et sa discrétion spirituelle. En revanche, on sait que le duc de Broglie avait une confiance sans bornes dans M. Doudan, qu’il l’a constamment initié à tous les actes de sa vie politique et consulté dans toutes les circonstances les plus importantes. Quand il se retira définitivement des affaires en 1836, il proposa à M. Doudan, en récompense de ses services, de le faire entrer au conseil d’État. Les différens ministres qui l’avaient connu lui offrirent des fonctions publiques qu’il ne voulut jamais accepter. « Après la mort de la duchesse de Broglie (septembre 1838), il devint évident que jamais il ne consentirait à se séparer d’un intérieur où un tel vide venait de se produire et dans lequel ses affections étaient désormais concentrées. » S’il était permis d’ajouter un mot en un sujet si délicat et si intime, on pourrait voir dans cette résolution irrévocable un hommage rendu à une pure et noble affection, de l’ordre le plus rare et le plus élevé, une manière de l’honorer par le don de soi et de sa vie entière, quelque chose comme une consécration intérieure à une mémoire discrètement adorée.

On dirait d’ailleurs qu’ayant vu de près, pendant quelques années, les agitations de la politique et touché même à quelques-uns des ressorts qui font mouvoir les choses humaines, il avait pris vite en dégoût la peine qu’on s’y donne et qui est si grande pour de si petits résultats. Dès 1835, à l’âge où l’on a devant soi les horizons largement ouverts, il écrivait ces mots, où se laissent pressentir la fatigue prématurée de la vie active et l’abdication des vastes espérances : « Quand on n’est pas M. Fox ou le général Bonaparte, ce n’est pas la peine d’être sur la scène ou au parterre du monde politique… Vanité des vanités, et tout est vanité dans ce monde, hors ma chambre avec ma fenêtre qui regarde vers l’Italie, par-dessus les Voirons. » Cette disposition ne fit que s’accroître avec l’expérience et l’âge. On pourrait en recueillir les symptômes à chaque page de la correspondance : « Je me sens de plus en plus incapable, écrit-il sans cesse à ses amis, et fatigué de chaque petit détail de la vie plus que je ne puis dire… Quand je vois ouvrir ma porte, je prends en haine celui qui entre, soupçonnant avec raison qu’il faudra lui répondre s’il me parle, ou faire quelque chose pour lui s’il me le demande[2]. » Sans doute il ne faut pas prendre ces aveux misanthropiques au pied de la lettre ; ce sont fantaisies d’humeur et boutades d’un homme d’esprit que ses nerfs tourmentent ; mais au fond il y a chez lui, sinon inaptitude à la vie pratique (le tact, la discrétion, la finesse, qui sont des conditions pour y réussir, il les avait au plus haut degré), du moins une lassitude précoce du mouvement, de l’agitation, des démarches et manœuvres de toute sorte qui sont nécessaires en ce monde pour conduire les choses ou les hommes.

Sa santé, dont il ne cesse pas de se plaindre, fut pour beaucoup dans ce goût de plus en plus prononcé pour la retraite studieuse où il enferma sa vie. Il fut, pendant les soixante-douze ans qu’il vécut, persuadé qu’il était mourant, et le sentiment de lassitude morale qui se marque en lui n’est peut-être que le contre-coup de petites sensations physiques accumulées, exagérées par l’imagination et capables à la longue de produire de grands effets : « Connaissez-vous cette odieuse maladie de la fatigue, la fatigue chronique ? Encore si c’était comme la fatigue après une longue promenade, on aurait le plaisir du repos ; mais ordinairement cet accablement est mêlé d’agacement nerveux. J’ignore si l’âme de Brutus ou de Caton, tout stoïciens qu’ils étaient, aurait résisté à ce genre de captivité ; mais ces anciens ne connaissaient probablement pas ces désordres nerveux, et le diable n’avait pas fait encore sa découverte[3]. » — Et ailleurs : « Je suis toujours dans un très misérable état de nerfs. Tous les médecins disent que je n’ai rien ; mon bon sens me le dit aussi ; mais je n’en suis pas moins repris de mes dragons tous les jours, dès que je suis seul[4]. » — Je remarque, à ce propos, que plusieurs des plus fins psychologues et des plus délicats observateurs de la vie morale, un Joubert ou un Maine de Biran, ont été, comme M. Doudan, des malades réels ou imaginaires. Une santé robuste, des nerfs baignés dans de larges afflux de sang, des muscles solides, des poumons infatigables, voilà d’utiles engins pour l’action, pour la lutte, le journal, la tribune ou la guerre ; c’est l’appareil physiologique du combat. Changez tout cela, modifiez ce tempérament, faites prédominer les nerfs sur les muscles, vous aurez non pas assurément le principe qui fait les esprits délicats et fins, mais l’organisation appropriée à cette nature d’esprits. En s’écoutant vivre, non parfois sans inquiétude, ils se sont habitués à quelque chose de plus utile et de meilleur, ils se sont entendus penser, et en s’observant jusqu’à l’excès eux-mêmes, ils ont pris l’habitude d’observer les autres dans leur fond intime, au-delà des surfaces menteuses et des apparences agitées.

Indépendant de toute fonction, maître absolu de ses heures, excusé à ses propres yeux de son dégoût pour la vie active par une santé qui lui donnait la sensation ou l’illusion de souffrir toujours, assujetti seulement (et encore dans la mesure de son humeur et de ses goûts) aux relations et aux sympathies de son milieu intime, M. Doudan put s’abandonner, sans scrupule et sans réserve, à sa passion dominante, la lecture. Sans compter ses chers auteurs classiques, son Horace, son Virgile, qu’il relit sans cesse ; ou quelques ouvrages du XVIIIe siècle, qui étaient devenus des classiques pour lui, pas un livre nouveau de quelque importance n’a certainement paru, depuis un demi-siècle, qui lui soit resté étranger, et dont l’idée principale au moins n’ait passé sous une forme quelconque dans la substance de son esprit. Ce qu’il acquit par là de variété de connaissances, d’élémens de comparaison, de perceptions neuves, ce qu’il y goûta de plaisirs délicats, de sensations vives et fines, on le devinait à l’agrément substantiel de sa conversation et à cette abondance de germes d’idées jetés négligemment dans la moindre de ses lettres ; mais, il faut bien le dire, cette passion de la lecture, si innocente en apparence, n’est pas sans péril. Elle trompe à la longue, et par son excès même, l’activité de l’esprit, en lui donnant du dehors un mouvement qu’il ne produit pas de lui-même ; elle l’agite et le remplit sans toujours le féconder, souvent même en l’empêchant de creuser dans sa propre substance et d’en faire jaillir ces sources de fécondité interne qui ne se trouvent que par un effort prolongé de méditation et dans l’éloignement des sources extérieures. Il est bon de lire pour s’exciter à penser soi-même ; mais, l’impulsion une fois donnée, il faut fermer le livre et ne plus lire qu’en soi, ce qui ne s’obtient pas sans fatigue. Il faut donc se défier de la tentation des lectures indéfinies et prolongées. L’esprit s’y engourdit dans la volupté facile des idées qu’on lui apporte et des jouissances toutes préparées qui lui viennent sans effort. Nul mieux que M. Doudan n’a senti le péril et l’excès, et nul plus que lui n’a complaisamment cédé au charme. Voyez comme il s’en rend compte à lui-même, avec une lucidité qui analyse le mal sans pouvoir s’en délivrer : « Je sais bien, dit-il, que cette curiosité infinie est un genre de paresse, et peut-être le pire de tous, parce qu’il fait l’effet du travail[5]. » Il est toujours pour les plans sans bornes et les grandes entreprises, et les lectures les plus multipliées sur les mêmes sujets. « J’ai une rage d’apprendre qui ne fait que croître et embellir. Il n’y a de véritable originalité en tout que sous les dernières couches de l’érudition. Quand on ne sait rien, on se croit trop facilement des idées neuves. Ce serait une sage résolution de ne rien penser par soi-même jusqu’à ce qu’on sût bien ce que tous les siècles ont pensé[6]. » Oui, voilà bien l’illusion de cette nature d’esprits dans la première moitié de la vie. Mais cette moitié est bien vite passée ; déjà on descend la pente et l’on s’aperçoit qu’on a employé son temps à amasser des matériaux, à polir des instrumens, à raffiner son esprit, et le moment d’exécuter ce qu’on a rêvé n’arrive jamais : ars longa, vita brevis. Alors on sent les illusions, on reconnaît les pièges de dette méthode charmante et paresseuse. Sans doute, on a lu beaucoup, et lire comme le faisait M. Doudan, c’est exercer son jugement, sa faculté d’analyse et de critique, c’est en ce sens travailler, c’est-à-dire se perfectionner soi-même ; mais enfin ce n’est pas produire, et parfois le sentiment de cette stérilité relative devient une souffrance véritable, presque un remords. « J’ai au fond de moi-même, écrivait-il, une irritabilité maladive qui s’exalte de jour en jour. Parler m’ennuie ; parler sans produire le moindre effet m’est impossible. Albert me reproche de parler plus avec les étrangers. C’est que j’ai du moins la sensation qu’ils ont la curiosité de ce que je dirai. Dès que rien ne renvoie le son de vos paroles, on perd la force de rien dire. Après avoir renoncé à la parole, je m’achemine à renoncer à la pensée[7]. »

Comme c’est bien là le cri mélancolique d’un esprit qui a senti sa force et qui craint de l’avoir dissipée ! C’est l’aveu de ce mal que j’essaie d’analyser : le mal de cette paresse active qui s’est épuisée dans les livres et qui se sent comme écrasée de ses acquisitions sans but, de ses conquêtes sans fin et de ses trésors sans emploi. Il s’est trompé heureusement, et, grâce à d’admirables pages jetées au hasard, ou plutôt à l’amitié, et que l’amitié lui a pieusement rendues, sa pensée ne sera pas morte sans écho, et une élite de lecteurs lui renverrait le son de ses paroles, s’il vivait encore pour cela. Mais enfin il a pu craindre souvent que tout ne fût perdu sans retour ; ce sont là de ces rapides instans de tristesse, de désespoir même, auxquels on n’échappe.pas quand on a la conscience de ce qu’on vaut, de ce qu’on peut, de ce qu’on aurait fait, si l’on ne s’était pas « noyé sous dix pieds de livres. » — Or assurément, il savait ce qu’il valait ; sans l’ombre de vanité, il pouvait prendre intérieurement sur lui-même la mesure des œuvres et des auteurs, et garder un juste sentiment de fierté en se comparant à ceux qui réussissaient le plus bruyamment dans le monde. En jour, vers les derniers temps de sa vie, ce sentiment, longtemps comprimé, éclata dans, une page superbe où il ne tient qu’à nous de voir la tardive revanche du talent inconnu contre les œuvres à la mode et les auteurs à succès. « Ne soyez pas si méprisante, écrit-il à une femme distinguée, mais un peu sceptique, à ce qu’il paraît, à l’égard des prétendus beaux esprits qui n’ont rien écrit, soyez- un peu moins méchante pour votre prochain) obscur. » Et, rappelant avec à-propos la charmante pièce de vers de de Gray, il développe cette pensée du poète, qu’il y a dans les cimetières de village bien des Milton qui n’ont point chanté, des Cromwell qui n’ont point versé le sang… « Pour moi, je ne passe jamais dans une petite ville de province sans soupçonner qu’il y a là des inconnus qui, dans d’autres circonstances, auraient égalé ou surpassé les hommes qui remplissent aujourd’hui le monde de leur nom. Il y a beaucoup de cages où sont des oiseaux qui étaient faits pour voler très haut…. Croyez-le : la nature est très riche et il ne lui fait rien que des inconnus de grand talent n’entrent pas dans la gloire. Ils vivent de leurs pensées et se passent de l’Académie française… Si le monde était si exactement écrémé que vous le voulez, tout ce qui n’a pas de renommée, c’est-à-dire la presque totalité de l’espèce humaine, serait digne d’un peu de mépris ; tout de même qu’il y avait à Athènes un temple au dieu inconnu, il ne serait pas mal d’élever un panthéon aux grands esprits- inconnus. Vous êtes terriblement aristocrate, madame ![8]. » Il est difficile de ne pas sentir là un accent tout particulier, tout personnel, celui des grands inconnus, dont il se reconnaît le frère et l’égal, qui se résignent à ne pas entrer dans la gloire, mais qui prétendent garder leurs droits.

Et il avait raison. Si le goût d’une perfection inaccessible, ce sentiment « d’un idéal placé trop haut qui décourage les suprêmes délicats, » l’empêcha de produire une de ces œuvres définitives où un esprit donne sa mesure à l’opinion publique, il n’en avait pas besoin pour faire sentir la supériorité du sien à tous ceux qui entraient en quelque commerce avec lui. Il était un maître de goût, reconnu comme tel, consulté par les écrivains les plus célèbres ; Son suffrage était la consécration d’une réputation et d’un livre. Tel auteur en renom, comme M. Saint-Marc Girardin, sollicitait d’avance cette amicale censure avant de rien publier. On nous le montre dans son emploi véritable de directeur de consciences littéraires. C’était, à ce qu’il paraît, un spectacle divertissant de voir les appréhensions mal déguisées de M. Villemain, si ombrageux à l’égard de l’opinion, si inquiet pour chacun de ses ouvrages, lorsqu’après avoir mis au jour quelque nouvelle production, il rencontrait pour la première fois Mr Doudan et attendait son jugement, « M. Doudan, nous dit-on, jouissait discrètement de cette juste autorité, comme il faisait de toutes choses. Non-seulement sa modestie ne l’empêchait pas de se reconnaître juge excellent en littérature, mais il avait la prétention très fondée d’être un merveilleux éducateur des intelligences. Il se vantait d’être plus que personne habile à faire sortir d’un esprit tout ce qu’il était capable de produire. » C’était son don particulier d’étudier pour son compte et d’expliquer aux autres les règles du goût en matière de composition fit de style. » Il en a donné des preuves multipliées presqu’à chaque page de sa correspondance, où l’on voit cette faculté en acte, et les conseils les plus justes, les plus fins, les plus délicats en matière de goût, donnés avec une complaisance et une bonne grâce charmantes. On pourrait extraire de ces pages quelques préceptes exquis sur l’art d’écrire, qui, sans rien avoir de scolaire ni de pédantesque, présenteraient un vif et piquant enseignement, utile à tous aussi bien qu’à ceux auxquels ils étaient adressés.

Je ne dirai pas cependant, avec M. d’Haussonville, que ce soit là sa faculté maîtresse. S’il y en a une, dans cet esprit si bien doué, où rien n’excède, où tout est si naturellement tempéré, c’est celle de l’observation morale. Là était vraiment son penchant inné, sa supériorité de nature : il avait en lui la vocation du moraliste, dans le sens large et français du mot. Il était né pour observer et peindre les hommes et pour saisir dans la variété de leur physionomie individuelle l’unité persistante de quelques traits fondamentaux, pour discerner les analogies et les contrastes du personnage humain, pour retracer quelques-uns des jeux de la scène. Il s’y intéressait au plus haut point. L’homme dans les livres et l’homme dans le livre vivant du monde, ce fut là sa constante étude. La plupart de ses lettres, si l’on met à part les détails intimes et les affections privées, sont d’inimitables, de ravissans petits chapitres de la comédie contemporaine. Il était là aux premières loges pour la voir et pour en jouir, plus près de la scène encore, dans les coulisses ; il a largement profité du spectacle et il nous en a donné une image qui restera. N’y a-t-il pas quelque ressemblance à cet égard, toute proportion gardée d’ailleurs, entre sa situation et celle d’un autre moraliste dont M. Doudan ne me permettrait pas de rapprocher l’illustre nom du sien, La Bruyère ? C’était aussi d’une mansarde, c’était de quelque rue aussi obscure que celle des Sept-Voies que La Bruyère était sorti un jour pour aller habiter l’hôtel de Condé, comme professeur d’histoire de M. le Duc. C’était tantôt à l’hôtel de Condé, tantôt à Chantilly, qu’il vit passer tant de personnages de la cour dont il nous a transmis les types dans une immortelle peinture. N’est-ce pas une singulière analogie avec la destinée de cet autre moraliste, notre contemporain, admis de près au spectacle « de la ville et de la cour, » plus mêlées du temps de Louis-Philippe que du temps de Louis XIV ? N’y a-t-il pas enfin ce trait commun entre les deux auteurs, quel que soit l’intervalle que mettra entre eux la postérité, que tous les deux « écrivent par humeur, que c’est le cœur qui les fait parler, qui leur inspiré les termes et les figures, et qu’ils tirent pour ainsi dire de leurs entrailles tout ce qu’ils expriment sur le papier ? » — Encore une fois, il n’y a ici qu’une analogie, non une comparaison. Insister sur cette idée, ce serait lui donner des proportions qui la rendraient fausse ; mais ce rapprochement s’est présenté naturellement à ma pensée, et je l’ai exprimé comme il est venu.


II

Il est temps d’introduire M. Doudan lui-même et sans intermédiaire ; mais avant de le faire parler d’après ses lettres, qui sont déjà ou qui seront demain sous les yeux du public, nous voudrions révéler à ses amis inconnus quelques parties inédites de ses œuvres, et aussi quelques écrits publiés autrefois, injustement submergés dans le grand naufrage du temps et de l’oubli. Il y a là bien des pages marquées du signe le plus authentique du talent, et que l’édition posthume aurait dû, à notre avis, recueillir avec plus d’empressement.

Ce qui me frappe dans tout ce que j’ai lu de M. Doudan, c’est l’art, ou plutôt l’instinct avec lequel, d’une phrase, d’un mot, il agrandit tous les sujets auxquels il touche. Il a cette marque du talent original, qu’il ne se traîne pas dans l’enceinte de la question qu’il traite ou du livre dont il parle : sans les perdre de vue, il s’élance au-delà ; il dépasse d’un coup d’aile ce qui a été l’occasion et le point de départ de sa méditation. Personne, d’un essor rapide et naturel, ne s’élève comme lui de l’intérêt momentané et de circonstance à l’idée grande, aux horizons larges, aux points de vue supérieurs. J’en donnerai quelques exemples où se montre bien le mouvement de cette pensée qui en toute chose cherche son niveau et ne le trouve qu’à une certaine hauteur. Dans une excellente notice sur Mme Necker de Saussure, imprimée en 1855 et restée enfouie dans les archives de la famille, tout d’un coup, au milieu du récit de cette vie studieuse et pure, à propos de l’influence qu’exercèrent sur ses écrits une vie plus retirée et une société moins troublée que celle de Paris, éclate, — comme une magnifique dissonance, — cette page où, généralisant la question, l’auteur examine, au point de vue de la production des idées, l’influence des grandes villes et l’action destructive qu’elles opèrent à la longue sur l’originalité du talent. C’est la contre-partie de cette pensée qu’exprimait un jour le duc de Weimar écrivant à Schiller : « Ce qui est destiné au grand nombre doit être composé dans la société du grand nombre. » — On dirait que M. Doudan répond à cette pensée pour la restreindre et la limiter : « Il est vrai, dans ces centres de civilisation, les esprits sont plus frappés de plus d’idées à la fois, et s’ils n’ont pas beaucoup d’ardeur naturelle, cette vie qui fermente autour d’eux les provoque à penser. Le concours de tant de sentimens, de vues et d’intérêts divers, continuellement aux prises, donne l’entente de ce qui plaît au plus grand nombre, et développe les qualités nécessaires pour traiter avec les hommes, pour accommoder les pensées à la mesure moyenne des intelligences ; mais en même temps il n’est pas douteux que les grands foyers de civilisation et d’activité politique diminuent l’énergie du sentiment moral ; on y voit passer si vite les opinions qu’on y professait tout à l’heure d’un ton si parfaitement dogmatique, les maximes s’y conforment avec tant de promptitude aux exigences de la conduite, le flux et le reflux des passions de chaque jour se joue si hardiment de toutes les vérités, que l’esprit le plus intrépide et le plus enthousiaste se trouble et se décourage à ce spectacle. Cet être bizarre qu’on nomme le monde, dont les formes varient, mais dont la force est à peu près toujours la même, atteint chacun dans les régions de l’âme qui sont en apparence les plus inaccessibles à l’influence extérieure ; il agit sur sa manière de sentir comme sur sa façon de penser ; il dérobe à chacun une partie de sa propre nature pour l’animer de l’esprit mobile de la foule. Je ne vois pas que les temps les plus anarchiques au premier aspect soient exempts de cet esclavage : l’excentricité devient aussi une mode, et peut-être la plus monotone de toutes, car l’extravagance est ce qu’il y a de moins varié. — Qui peut s’assurer d’avoir l’esprit assez robuste pour résister à ce joug ? L’empire du monde n’inspire le talent que par la préoccupation du succès, il tourne en dehors toutes les facultés, et si le foyer intérieur n’est pas d’une ardeur extrême, il pâlit promptement. Je sais que Racine n’avait pas besoin de l’isolement pour contempler, comme dans une glace limpide, les traits les plus purs de l’antiquité grecque ; je sais que Rousseau, dans le bruit de Paris, et presque dans les salons des encyclopédistes, se recueillait assez pour voir le soleil se lever sur les sublimes entretiens de son Vicaire savoyard- ; mais qui peut se rassurer par de si grands noms et qui me dira toutes les âmes distinguées, tous les esprits marqués d’abord d’une originalité véritable, que l’influence invisible et toute-puissante du monde a rapidement affaiblis et usés ? »

Dans un autre ordre d’idées, je trouve à la fin d’un vieux numéro de la Revue de Paris, à l’occasion de la Royauté de 1830, des considérations singulièrement élevées et qui sont de tous les temps, à l’adresse de cette détestable école de diffamation historique qui jette aux gémonies tout le passé monarchique de ce pays, au nom des idées modernes. Ces pages, écrites il y a plus de quarante ans, ont un air d’à-propos qui prouve que les idées justes et vraies ne vieillissent pas. Ne dirait-on pas qu’elles ont été inspirées hier ou aujourd’hui par quelques-uns de ces pamphlets ou de ces réquisitoires haineux qui sont comme un crime de lèse-nation et un attentat sacrilège contre l’histoire de notre pays ? Je n’en citerai que quelques traits : « Nos annales ne datent pas de 1789. Il faut accepter la solidarité des autres siècles, car les Français sont une vieille nation, et ils doivent s’en faire gloire… On n’a pas d’histoire quand on méprise le passé et qu’on n’en veut pas tenir compte. Si ce qui a été hier n’est pas un peu la raison de ce qu’on fait aujourd’hui, il n’y a point réellement d’histoire ; autant vaut pour les Français l’histoire de Sésostris que celle de François Ier… Ne prétendons plus être une jeune nation née de la fin du dernier siècle. Laissons cela à l’Amérique du Nord, qui s’excuse de tout ce qui lui manque en répétant qu’elle est née au désert et née d’hier. » Et, traçant d’avance à grands traits l’idée qui sera l’idée maîtresse de M. de Tocqueville : « La liberté a besoin d’habitudes et de traditions. Il serait funeste de persuader aux peuples que c’est un essai qui ne date que de la veille. Ce n’est pas une aventurière qui ait commencé sa fortune vers 89 ; elle est d’illustre et ancienne famille. Sous une forme ou sous une autre, elle est à peu près partout dans notre histoire, moins fière et moins forte qu’aujourd’hui, mais promettant dès lors ce qu’elle a fait depuis. » Puis portant un regard d’envie sur l’Angleterre, sur cette vertu du patriotisme fidèle à ses anciens souvenirs : « Là du moins, malgré ses révolutions, le pays est toujours la vieille Angleterre… C’est une nation fière et sérieuse qui n’entend livrer au mépris des peuples aucune page de ses chroniques. Elle accepte la responsabilité de son histoire. Là tout se lient… il en est résulté pour les institutions une merveilleuse solidité ; le ciment des années a uni tous ces débris respectés et en a formé comme un rempart indestructible. » Dans ces réflexions, inspirées de si haut, il n’y a pas, à proprement parler, une date particulière qui les attache à un fait momentané, à la circonstance d’un jour ; par un mouvement presque insensible, l’auteur s’élève de l’incident à l’idée générale et son style reçoit l’empreinte des vérités durables.

J’ai hâte d’arriver à l’écrit le plus considérable qu’ait laissé M. Doudan, les Révolutions du goût, un opuscule d’une centaine de pages, où la pensée est tellement pressée et condensée en vives formules, qu’il y a là de quoi alimenter bien des écrivains et enrichir plusieurs volumes. Avec son indifférence pour la renommée, M. Doudan avait donné ce petit ouvrage en manuscrit à M. Auguste Poirson, l’un de ses plus anciens amis. Après la mort de M. Poirson, sa veuve a eu l’excellente idée de faire tirer quelques copies lithographiées du manuscrit et c’est peut-être à cette précaution que le précieux opuscule devra d’être sauvé ; il en valait bien la peine. C’est là que M. Doudan a donné la mesure de sa force inventive et de la finesse originale avec laquelle il conçoit et expose ses idées. Les défauts de cet esprit s’y montrent aussi, il a tellement l’horreur du commun qu’il arrive à paraître subtil, parfois même obscur. Une logique secrète gouverne l’œuvre ; il est vrai qu’elle n’est pas toujours facile à saisir, elle dévore les transitions et les faits. Si l’auteur n’avait pas pris soin de faire lui-même des résumés de sa pensée et de nous avertir, en marge du texte, de la suite et de la Maison des idées, nous serions souvent embarrassés pour en reconstruire l’ordre. Dans la rapide analyse qui va suivre, nous nous tiendrons aussi près que possible de l’auteur, de sa pensée, de son style même. C’est l’accent très personnel de cet esprit que je veux faire sentir ; c’est sa physionomie que je veux rendre.

Il semble que l’idée, première de l’ouvrage soit née de cette question qui revient souvent dans sa correspondance : Pourquoi, la Nouvelle Héloïse, après avoir ému tout le XVIIIe siècle, est-elle aujourd’hui si peu en faveur ? Pourquoi, après avoir passionné deux ou trois générations, dit-elle si peu à la jeunesse de nos jours ? — Ce n’est là que l’occasion présumée de la recherche. Si la question s’est posée tout d’abord sur cette forme, elle s’est aussitôt étendue et agrandie. Comment se fait-il que certains ouvrages, les plus en vogue aux siècles précédents, pâlissent et s’altèrent si vite ? Quelles sont les raisons qui les font décliner dans l’estime, ou du moins dans le goût du public ? Enfin quelle est la loi ou quelles sont les lois complexes qui règlent la destinée des ouvrages de l’esprit ?

Il y a une réponse générale à cette question, c’est que le passé, hommes et livres, est bien loin d’avoir pour nous, soit la clarté, sait la vivacité de ce qui est de notre temps. Au fond, on n’entend bien que son temps, que sa langue, que ses contemporains. L’homme du passé devient bientôt pour l’homme du présent un étranger qui parle une langue étrangère ; mais cette réponse est vague, elle ne peut pas suffire ; ces époques que je ne comprends plus qu’à demi ont-elles connu la vraie beauté littéraire ? S’il est vrai que ce qui plaît à une génération n’est plus entendu par une autre, ce charme qui est si fugitif, qui a disparu tout à coup, n’a donc rien de réel ? Si ce qui est beau un jour n’est plus beau un autre jour, c’est donc que le beau n’est rien de solide, d’absolu, comme disent les philosophes, c’est donc qu’il est une affaire de mode et n’a pas de fondement plus réel qu’une sensation momentanée, une disposition du tempérament, une fantaisie, un caprice. Mais peut-être le beau a-t-il été donné par privilège à une époque, et toutes les autres époques en ont-elles été privées ? On ne peut raisonnablement le croire. Le beau doit se rencontrer, à des degrés divers, dans toutes les civilisations. Nous revenons à cette question toujours obscure et agitée : pourquoi la littérature des autres âges, à quelques exceptions près, nous dit-elle si peu, et comment comprendre que ces œuvres, que nous sommes portés à dédaigner, aient inspiré légitimement à nos pères ces sentimens d’admiration que nous avons peine à nous expliquer à présent ?

La solution de ce problème inquiétant et irritant doit être cherchée dans ce principe que le beau, dans ses diverses manifestations, dépasse de beaucoup en grandeur, en variété, en fécondité, l’intelligence et l’imagination de chaque homme, de chaque siècle, et même de tous les hommes et de tous les siècles. Cette mobilité des goûts dans les générations tient à la variété des sources où l’homme puise les idées et les formes du beau, et qui ne peuvent jamais être possédées d’une seule et puissante étreinte ni par un génie, quel qu’il soit, ni par un peuple, ni par une race. Ces sources multiples du beau, c’est la nature d’abord, dans ses tableaux gracieux ou terribles, diversifiés à l’infini, et dont chaque trait, chaque nuance épuise l’activité des esprits les plus actifs et les plus profonds ; c’est l’homme lui-même, non moins varié, non moins profond que la nature, c’est sa grandeur individuelle et aussi sa grandeur dans l’histoire, spectacle inépuisable que personne n’osera se vanter d’avoir saisi dans son étendue et dans ses incessantes transformations ; c’est la science, qui par ses horizons toujours plus larges, par ses points de vue toujours plus hauts, passionne l’esprit et le remplit d’une ardeur nouvelle, en renouvelant en lui les sources de sa fécondité. Ajoutez à cela la multiplication presque indéfinie des formes du beau s’excitant, ou mieux s’engendrant les unes les autres, — le travail de l’imagination éveillé et animé, par les obscurités du passé et le lointain des âges écoulés dont le tableau change sans cesse, et suivant la distance et selon le point de vue d’où on le regarde, — les familles des hommes se perpétuant sous des traits nouveaux, comme on le voit pour les grands esprits du siècle de Louis XIV, modifiés par l’étude de l’antiquité grecque, créant de nouvelles figures de l’éternelle beauté, qui ne sont tout à fait ni l’antiquité grecque ni le pur esprit de la France du XVIIe siècle. Voilà à combien de sources diverses se renouvellent les littératures. « Tout, dans ce vaste monde qui nous environne, excite l’imagination, lui suggère l’idée du beau, et lui fournit de nouvelles couleurs pour essayer d’en donner quelque nouvelle image. La nature par son sourire éternel et changeant, les sciences dans ce progrès qui va vers l’inconnu et de l’inconnu à l’infini, l’âme de l’homme agitée sans cesse de nouveaux mouvemens par une force mystérieuse qui le pousse il ne sait où, ces arts qui par un trait, par un son font voir des mondes nouveaux, ces bruits inspirateurs qui sortent de la tombe des nations qui ne sont plus, et qui en disent plus que ces nations n’en ont dit dans toute la force de leur vie sur la terre, ces traditions mêlées de l’idéal, reproduisant sans épuisement des formes inattendues, tout cela apportant avec le cours des âges de nouvelles manières de voir, de sentir, de réaliser la beauté, où est l’esprit de l’homme capable de concevoir, d’éprouver à la fois, d’embrasser d’une seule vue toute cette richesse de sentimens et d’impressions ? On peut bien écrire une histoire des arts ou de la littérature, mais nul homme, nulle génération n’est assez forte, n’a pour ainsi dire une assez vaste sensibilité, une imagination assez compréhensive pour jouir en détail de cet immense spectacle. »

Là est l’explication de la difficulté qui embarrassait notre esprit et l’inquiétait comme par une sorte de contradiction ; c’est la solution du problème prise à la source la plus élevée. L’homme est mobile et fini, il est curieux et oublieux, son génie est exclusif, local, si je puis dire, et partiel ; de là son impuissance d’embrasser à la fois toutes les formes du beau ; il faut bien s’y résoudre, chaque génération ne voit qu’un côté du beau, il faut que ce vaste empire soit partagé dans le temps entre les diverses générations. On va nous montrer maintenant à quelles conditions et sous quelles réserves.

Les conditions de ce renouvellement perpétuel du sentiment du beau dans le monde et de la diversité du goût à travers les âges, sont les changemens multiples, les modifications intimes qui s’accomplissent dans l’histoire d’un peuple. Sous l’effort inévitable et continu du temps, quelquefois par des secousses soudaines, les coutumes, les mœurs, les préjugés, les croyances, changent ; les langues s’altèrent, les connaissances s’étendent ou s’effacent, et suivant ces vicissitudes, les hommes tournent leur intelligence et leur imagination vers un certain point de l’horizon intellectuel ; chaque génération reçoit ainsi des circonstances extérieures ou des conditions intimes de son histoire un tour d’imagination et d’esprit qui ne la rend attentive qu’à un ordre de beautés. L’auteur analyse, avec une rapidité qui ne l’empêche pas d’être précis dans sa brièveté, l’influence des religions dans cette variation des formes du beau, l’effet des traditions d’un peuple, celui des institutions politiques, celui des langues surtout : on ne pense vraiment que dans sa propre langue, celle qui s’est formée avec nous et pour nous, à l’image de tous les faits et de tous les sentimens nouveaux qui nous ont rendus, par exemple, nous autres hommes du XIXe siècle, autres que les hommes du XVIIIe ou du XVIIe siècle.

On voit la portée de ces considérations, on en devine les résultats : nous voyons se dessiner peu à peu devant nous et se détacher en pleine lumière les lois qui règlent les révolutions du goût. Ces lois dépendent de ces trois grands faits qui n’avaient jamais été saisis d’un coup d’œil aussi juste et liés entre eux d’une main aussi ferme : la variété des sources du beau, les limites de l’esprit de l’homme incapable d’en saisir l’ensemble et la diversité complexe, enfin les mobiles qui, suivant les temps, rendent les nations exclusivement attentives à une seule page du livre ouvert devant leur esprit, tout ce cortège changeant d’associations secrètes qui dans un temps, chez un peuple comme chez un individu, servent à lui donner l’idée du beau et s’unissent invinciblement à cette idée. — Voilà toute une philosophie de l’histoire de l’art et de la littérature, qui, sans aucune prétention ni à une découverte des ressorts cachés du monde moral, ni à la rigueur des déductions logiques, sans faste métaphysique, sans aucune des allures arrogantes et impératives d’un système, sans étalage de connaissances empruntées à la physiologie ou à la chimie, enfin sans aucune formule de magie blanche ou noire tirée des officines allemandes, explique les apparentes contradictions dans les variations du goût, résout tout un ordre de questions intéressantes et nous laisse dans l’esprit des résultats clairs et positifs, qui constituent une acquisition nouvelle, un progrès véritable.

Suivrons-nous maintenant la variété des conséquences qui sortent naturellement de son principe et qui en démontrent la justesse par sa fécondité ? Indiquons au moins d’un trait rapide une des principales applications que l’auteur fait de son idée. Il ne faut plus s’étonner, comme nous le faisions tout à l’heure, de la mobilité du goût en littérature, puisque l’homme est mobile lui-même comme l’histoire, et qu’il ne peut admirer pleinement que ce qu’il voit et ce qu’il sent en rapport direct avec son tour d’imagination et d’esprit. Il faudrait plutôt chercher pourquoi certains ouvrages se transmettent de race en race, de générations en générations, sans épuiser l’admiration des hommes. Il faut distinguer, en tout ordre d’œuvres, celles qui durent et celles qui passent, mais rien ne se perd absolument pour cela, tout ne périt pas de ces formes passagères du beau. Une des belles lois qui règlent l’économie du monde intellectuel et moral est celle qui forme des goûts en apparence mobiles et successifs des hommes, un trésor de civilisation s’accroissant sans cesse avec la suite des âges.

Il y a toute une classe de grands artistes, d’écrivains très-distingués, qui passent. Ce sont ceux qui ont eu précisément le plus de vogue dans leur temps, parce qu’ils ont été les interprètes de ce temps, parce qu’ils ont exprimé avec plus de netteté, ou de vivacité, ou de vigueur ce que tout le monde autour d’eux a senti confusément, parce qu’ils ont reproduit avec les séductions du talent ce qui agitait sourdement un pays, ou un siècle, ou une génération, en ajoutant à ces instincts nouveaux la partie communicable de leur originalité personnelle. Ces hommes, ces interprètes privilégiés ont exercé une action profonde sur leurs contemporains ; semblables en tout, mais supérieurs à leur temps, ils l’ont développé dans son sens propre. Voyez Diderot s’animant des idées, des aspirations, des instincts du XVIIIe siècle et répandant d’un souffle ardent sur ce siècle la flamme qu’il en a reçue. Ces génies passagers parlaient admirablement la langue de leur temps, et cette langue a changé ; le temps a passé sur le coloris de leurs tableaux, leur esprit s’est pour ainsi dire envolé ; toutes les relations qui les mettaient dans un rapport intime avec leurs contemporains n’existent plus pour nous ; nous restons froids pour eux. — Voyez au contraire l’autre race des grands esprits, ceux qui sont destinés à vivre toujours et que l’auteur peint en quelques traite, les grands hommes proprement dits, « qui habitent les Panthéons de la postérité, qui sont les vraies images de l’homme éternel et qui marquent, comme de statues magnifiques, les routes de l’humanité et toute la suite de son histoire ? » A quoi doivent-ils ce privilège de durer, tandis que l’autre race d’esprits qui vit à côté d’eux, souvent au-dessus d’eux, dans un temps, passe et descend insensiblement dans l’ombre ? C’est qu’ils sont destinés par leur nature et leurs facultés à donner une forme dernière et définitive aux idées qui méritent de vivre, à les dépouiller de ce qu’elles ont de périssable en les passant au feu du génie, à les élever à la pureté de l’idéal, à les faire entrer dans le trésor définitif, dans le patrimoine de l’humanité. Ce sont là les vrais grands hommes, les ouvriers de la civilisation, ceux surtout par lesquels le passé ne périt pas et la chaîne des générations m’est pas interrompue. Leurs ouvrages sont les exemplaires immortels de tout ce qui fut et doit survivre dans ce que nos pères ont senti et pensé, ils disent avec autorité ce que la famille humaine éprouve et éprouvera éternellement. Ainsi naissent, ainsi vivent, pour ne plus mourir, les grandes œuvres. A ce signe, vous reconnaîtrez ces beautés éternelles, qu’on a longtemps appelées classiques, qui parlent à toutes les générations, dans un langage toujours intelligible, des sentimens permanens de l’humanité.

Telle est la conclusion de cet écrit abondant en considérations profondes, animé, débordant d’un amour enthousiaste pour la vraie beauté, dans lequel se détachent en relief quelques pages d’une vigueur et d’une grâce, d’un éclat solide et substantiel où. se révèle un maître. Je connais bien peu de livres de ce temps où soient répandues, d’une main plus prodigue en si peu d’espace, plus de ces suggestions profondes, de ces semences d’idées auxquelles il eût fallu si peu de chose pour leur faire produire une magnifique moisson : un peu d’ambition personnelle, non pour, soi, mais pour ses idées, peut-être aussi une délicatesse moins superbe à l’égard du public, un effort plus prolongé, le courage du livre au lieu de L’effort rapide de quelques pages. On voudrait que le sillon tracé si droit, ouvert si profond, eût été poussé plus loin, jusqu’aux dernières limites du champ découvert et conquis.


III

On comprendra mieux maintenant le regret que j’exprimais au commencement de cette étude sur la singularité du choix qui a écarté des Mélanges ce morceau capital, quand on aurait dû lui faire une place d’honneur. Je croirai difficilement, si l’espace de ces deux volumes semblait trop restreint, qu’on n’eût pas mieux fait de laisser en portefeuille quelques-unes de ces deux cent quarante-trois lettres, dont chacune a sans doute son intérêt, mais souvent un intérêt de circonstance et de personne. On affaiblit l’effet d’une correspondance quand l’auteur n’est pas Voltaire ou Napoléon, quand il n’a pas touché aux grandes choses de l’histoire ou qu’il n’a eu qu’une sphère d’action limitée, en donnant indistinctement tout ce qui a pu sortir de sa plume. Je n’exclus pas par là bien entendu ce qui est familier. Il y a telle de ces lettres de M. Doudan qui ne traite que de choses intimes, domestiques, enfantines même, mais avec un charme si expressif et si piquant que je ne voudrais à aucun prix qu’on nous en eût privés. Je ne parle et ne veux parler que des lettres de pure politesse ou de complaisance, qui grossissent inutilement le volume et qui ont été déjà l’occasion cherchée par quelques lecteurs peu bienveillans d’exercer leur critique facile en oubliant le reste.

La vocation de M. Doudan, l’emploi spontané de toutes ses facultés était là, dans la conversation écrite ou parlée. Il y est incomparable ; tout sujet, toute occasion lui est propice pour penser tout haut et jeter, au hasard de la plume, les réflexions les plus fines, les traits de mœurs, les anecdotes qui peignent, des jugemens d’une justesse saisissante ou d’un surprenant relief. Ici ses défauts mêmes lui deviennent des qualités : son horreur pour l’effort prolongé donne à ses pensées une rapidité qui les emporte à leur but, sans fatiguer ni ralentir l’entretien ; il a ces grâces négligées, cette nonchalance du style qui sont l’attrait d’une lettre, qui seraient le péril d’un livré ; il s’abandonne sans scrupule et sans remords à cette verve d’ironie éblouissante qui jaillissait si naturellement chez lui et par laquelle il aimait à châtier toute déclamation de parole ou d’attitude, l’emphase, l’affectation, tout ce qui était antipathique à sa nature esthétique, à ce sens exquis, mais facile à blesser, de la justesse et de la mesure. On a parlé quelquefois de la susceptibilité de M. Doudan, des ombrages qu’il prenait d’une parole ou d’un argument dans les conversations que l’on avait avec lui, de ces rapides colères d’esprit qui l’emportaient et l’agitaient un moment dans les discussions. L’observation est juste ; cependant on aurait tort de croire que c’était la contradiction qui l’irritait : il était loin de la craindre et de la fuir ; elle l’excitait et ne l’irritait pas. Ce qui troublait sa bonne humeur et altérait même sa bienveillance, c’était non pas la personnalité de son interlocuteur, mais au contraire l’absence ou l’altération de cette personnalité, ou bien quand cet interlocuteur couvrait sa pensée sous des argumens d’école et des idées convenues, ou bien quand il tentait de paraître autre qu’il n’était, de parler au-dessus ou en dehors du ton qui lui était naturel, de forcer le diapason de son esprit. C’étaient là les fautes qu’il ne pardonnait pas : au fond, il n’était intolérant que pour les notes fausses ou l’obscurité prétentieuse, comme doit l’être tout esprit amoureux d’harmonie et de lumière.

La période la plus active de cette correspondance embrasse trente-six années environ, de 1836 à 1872. Dans ce long espace de temps, il n’y a presque pas un événement de l’ordre politique ou littéraire qui n’ait laissé sa trace, qui n’ait éveillé une vibration dans ce vif esprit. Comment pourrait-il en être autrement avec des correspondans tels que M. Guizot, M. Piscatory, M. Saint-Marc Girardin, M. d’Haussonville, M. Albert de Broglie, ou des femmes telles que Mme la baronne Auguste de Staël, Mme d’Haussonville, Mme la marquise d’Harcourt, Mme du Parquet, Mme Donné ? Une des parties les plus curieuses de la correspondance est celle qui est adressée à un ami inconnu des nouvelles générations, M. Raulin, mort en 1850, un de ces hommes rares qui semblent consacrés au culte de l’art et des idées, tout en vivant de la vie des autres, tout en poursuivant une carrière, administrateurs, secrétaires-généraux, conseillers d’état. — Ces lettres sont comme un dialogue perpétuel et charmant entre deux amis qui disputent toujours, en s’aimant toujours davantage, sur la contrariété de certains de leurs goûts. On se figure sans peine ce M. Raulin tel qu’il devait être, attirant M. Doudan par des affinités de mature et l’excitant à la controverse par son goût archaïque en art, par sa recherche inquiète des formes particulières de la beauté et de la vérité, par son romantisme subtil, qui remontait par-delà le moyen âge jusqu’aux madones byzantines. Rien n’est plus agréable que cette discussion qui recommence toujours, que tout sujet ranime, et qui ne s’achève qu’à la mort de M. Raulin, racontée par l’ami survivant avec une émotion qui fait de cette lettre la plus simple, la plus touchante, la plus enviable des oraisons funèbres.

Un des personnages dont le nom parait le moins dans la suscription des lettres, c’est le duc de Broglie : il ne faut pas s’en étonner, puisque, M. Doudan ne quitta presque jamais, et seulement à de courts intervalles, l’hospitalité de cette famille qui était devenue la plus chère habitude de sa vie ; mais on peut dire que la noble et pensive figure du chef de la famille domine et plane sur toute cette correspondance. On sent dans chaque lettre la présence de cette grave personnalité, qui inspirait autour d’elle un sentiment profond formé de sympathie et de respect. Les historiens et biographes futurs viendront chercher ici bien des traits expressifs pour rendre cette physionomie, — Quelle sollicitude, quel détournent, inspirent cette lettre où M. Doudan raconte à Mme la baronne de Staël les efforts qu’il a faite pour réconcilier le duc de Broglie avec la vie, après le coup qui l’a frappé jusqu’au fond de l’âme ! C’est au mois de mars 1840, à un de ces momens d’instabilité ministérielle où M. de Broglie est en vain sollicité de toutes parts, sondé, consulté par les partis en présence dans la chambre et s’agitant sur toutes les avenues du pouvoir. « Quant à sa disposition personnelle, écrit M. Doudan, je le trouve toujours trop porté à donner sa démission de tout au monde et à s’engager irrévocablement à ne se plus jamais mêler de rien activement. Je ne désire certes pas qu’il reprenne jamais cette redoutable activité des affaires, il ne font pas se faire des chagrins de chaque jour, alors qu’on n’a plus rien qui les fasse oublier chaque jour ; mais je le détourne cependant de mon mieux de rien dire d’irrévocable sur cette question des affaires publiques. On ne sait jamais soi-même l’effet de telles paroles sur l’imagination. Quand les vœux sont prononcés, les grilles légères du couvent paraissent tout à coup pesantes et serrées, l’air semble ne plus passer à travers… Il faut, tant qu’on vit, un mobile extérieur quelconque. La vie intérieure toute seule ravage et abat tout ensemble. On a besoin des distractions qu’on méprise ; elles font revenir avec plus de force et de plaisir dans la solitude… J’aime mieux qu’il reste à M. de Broglie le tracas du monde et qu’il s’en plaigne, et qu’il en souffre, que s’il venait à sentir aussi que la solitude est vide. L’ennui du monde fait espérer quelque chose de l’isolement ; l’isolement face à face fait descendre encore plus avant dans les amertumes de la vie. »

Le remède cherché par M. Boudan vint quelques années plus tard, sous la forme d’un grand travail philosophique, préparé, conduit avec une patience et un soin scrupuleux. Sous la discipline du travail le plus austère, M. de Broglie reprit toute l’élasticité de son esprit, longtemps raidie et paralysée par la douleur : « C’est un ressort que nul poids ne peut rompre désormais, écrit le témoin de sa vie. Cette force est certainement un don naturel, mais il est certain aussi que les ailes repoussent tous les matins à ceux qui vivent dans la règle. Ils ne portent jamais que le fardeau d’un jour à la fois… La méthode dans la vie agit un peu à la façon d’un mer sur une lourde pierre ; après chaque effort, comme après chaque journée, il y a un temps d’arrêt et un repos. On soulève ainsi, sans épuisement, des masses énormes à de grandes hauteurs[9]. » Oui, c’est bien ainsi que se doivent porter, que se peuvent soulever les poids les plus écrasans de la pensée et de la vie. Les grandes entreprises de l’esprit ne sont possibles qu’avec cette division exacte du temps qui le multiplie et le féconde. Les grandes douleurs ne deviennent supportables que si l’on fait effort pour donner à chaque heure son emploi utile et régulier. Sans cet appui de la règle qui nous aide à porter notre fardeau de chaque jour, nous tomberions écrasés sous lui, à chaque pas.

Qu’on nous permette de ne rien dire de la partie politique de cette correspondance, si riche en aperçus et en points de vue de tout genres Bien que M. Doudan ait sa manière très personnelle de voir, de juger et de sentir en ces matières, le fond de ses idées est connu d’avance. C’est la politique du cercle où il vit, et auquel il s’est attaché, précisément parce qu’il s’est senti, sur presque tous les points, en harmonie avec ce milieu. Tous les événemens de la royauté de 1830, de la seconde république et du second empires, sont analysés et jugés comme on prévoit qu’ils doivent l’être, avec les doctrines et les habitudes d’esprit naturelles à la société dont il fait partie. M. Doudan est essentiellement un libéral, ami de la révolution de 1789, mais très désireux de l’arrêter et de la contenir, pas du tout révolutionnaire, et fort en défiance de la démocratie, très anxieux pour les destinées du pays toutes les fois que le peuple entre en scène. Il raisonne à merveille sur tout cela, avec un bon sens ferme que rien ne désarme. Maintenant qu’à ces principes et à ces sentimens, qu’il défend si bien, se joigne une part d’illusion et de parti-pris, qui pourrait s’en étonner dans une suite aussi mobile et contradictoire que l’histoire de ce demi-siècle qu’il a vue se dérouler sous ses yeux ? Quelle société particulière n’a pas ses aveuglemens et ses préjugés, qui apparaissent surtout à une certaine distance des événemens, dans la perspective de l’histoire, au-delà des agitations et par-dessus la poussière de l’heure présente ? Lui-même savait et sentait cela ; nul n’a mieux peint l’esprit et la physionomie des sociétés restreintes, ni mieux analysé ce qui entre d’esprit de coterie dans les relations les plus distinguées. « Avant tout, écrit-il quelque part, (et l’on voit errer un fin sourire sur ses lèvres pendant qu’il écrit), avant tout, ne tirons pas sur les nôtres. Tout compté, notre société intellectuelle à nous est infiniment supérieure par l’élévation, la portée, l’étendue, l’esprit véritable, à toutes les autres qui bavardent présentement. Ne concédons à personne l’infériorité de nos amis sur un point quelconque. Les petites gens en abusent… Je tirerai toujours sur ceux qui voudront attaquer une tente du camp que j’habite. » Et réunissant, dans ce camp où il s’est fixé, des noms que la politique devait séparer plus tard, il ajoute : « Qui me dira, hors du cercle de mes amis particuliers, que M. de Rémusat ou M. de Lasteyrie, ou M. Guizot, ou M. de Sacy, ont tel ou tel défaut, aura affaire avec moi, dans ma faible capacité de nuire. Il faut vivre et combattre et finir avec les siens ; et es siens, ce sont ceux qui ont le plus décidément vos instincts. » Il ne manque ici qu’un mot : les relations, qui souvent nous trompent sur nos instincts et qui créent une communauté d’intérêts, une foule de petits groupes unis par des complaisances secrètes d’admiration que l’opinion et la raison publique ne ratifient pas toujours.

C’est là le péril. Que M. Doudan n’y ait jamais échappé, je n’en jurerais pas ; mais il avait en lui une faculté d’analyse et ce qui s’y joint d’ordinaire, une puissance d’ironie, bien que voilée et tempérée par toute sorte de bienséances, qui ont fait certainement contrepoids à ces entraînemens et l’ont arrêté le plus souvent sur la pente. On s’en aperçoit, et de reste, à l’indépendance de sa pensée. Sauf quelques points réservés, il pratiquait une liberté d’opinion qui tranchait avec les convictions très fermes et l’esprit scientifiquement religieux du milieu où il vivait. Je ne dirai pas qu’il fût un sceptique, ce gros mot l’aurait fait sourire ; c’était un voltairien tempéré, un voltairien sans libertinage d’esprit, tenant pour quelques principes qu’il considérait comme essentiels et en dehors desquels il ne pensait pas qu’il y eût quelque chose de solide et d’établi. En philosophie, ce n’est pas tant un indépendant qu’un désabusé. Jeune, il avait voué un culte ardent à la métaphysique, il avait dévoré les doctrines et les livres : il s’imagina même pendant longtemps qu’il n’avait de goût et de capacité que pour ce genre d’études. Dès 1839, le ton change : il lit Kant avec un grand soin, mais il déclare à son ami Raulin que la métaphysique l’ennuie… « Je commence à découvrir, dit-il, que les abstractions sont des abstractions. Les prétendues solutions de la philosophie sont des noms nouveaux donnés aux insurmontables difficultés que se fait l’esprit. Pendant un siècle plus ou moins, on imagine que ces noms nouveaux cachent un sens satisfaisant, et puis l’on s’aperçoit que l’on est toujours au bord du vide. Ces eaux noires et profondes qui nous cernent de tous côtés n’ont pas baissé d’une ligne depuis que l’œil des premiers hommes les a contemplées avec crainte et avec tristesse. Il est venu des gens qui prenaient gravement plein une écaille d’huître de ces eaux et qui se flattaient d’avoir mis le gouffre à sec. Cela est pitoyable. » Le seul philosophe qui lui agrée tout à fait, c’est M. Jouffroy, et encore, ce qui lui plaît, c’est l’homme à travers ses livres, l’âme vraiment belle à travers une doctrine fort incomplète. Il parle de lui sans cesse, avec une sympathie profonde. « De l’éclat et de la tristesse, c’est bien lui, il a pour s’élever deux ailes de la même grandeur, qui sont la poésie et l’abstraction. Je dis de même grandeur parce que quelquefois, dans certains esprits distingués, ces ailes sont de force inégale, et le vol est alors peu élevé et peu élégant, et l’on a l’air de faire des cabrioles dans les cieux, mais je dis de M. Jouffroy : paribus se sustulit alis[10]. » M. Cousin n’est pas toujours épargné. On plaisante souvent de ses airs superbes, de sa conversation impétueuse, fine et un peu déraisonnable. On le raille de faire soit pour la politique, soit pour les belles dames du XVIIe siècle de trop fréquentes infidélités à la muse de la philosophie, qui n’a pour se consoler que les relations un peu froides de M. Damiron. « Ah ! pourquoi M. Royer-Collard est-il mort ? On ne voit pas beaucoup d’arbres de cette sève et de cette vigueur sur notre terre refroidie. » Il maltraite fort, dans une lettre écrite à M. Poirson en 1845, nos maîtres de cette époque et assez injustement, on en conviendra, si l’on se souvient que ces jeunes métaphysiciens de l’École normale étaient des hommes tels que M. Emile Saisset ; mais il n’aime pas non plus l’école du déisme fade et sentimental, qui affaiblissant Rousseau célébrait alors le Dieu des bonnes gens sur l’air de la chanson de Béranger. « Ce dieu-là, disait-il plaisamment, n’a jamais suffi qu’à ceux qui ne pensent guère à lui. Il ne se révèle dans sa douceur et dans sa bonté qu’à ceux qui ont bu du vin de Champagne… Ceux qui voudraient vivre en intimité avec lui lui trouveraient d’énormes défauts : égoïste, distrait pour les grandes affaires ; si vous le cherchez dans l’ombre, il n’y est pas, son ouvrage disparaît de l’esprit quand ses œuvres se cachent… Mais tous ses petits défauts s’oublient quand on le chante sur un air animé, par un soir d’été et tandis que les images de la vie passent et repassent devant vous dans un beau jardin, s’il méfait pas humide, si l’on n’a pas mal à la tête et aux dents[11]. »

Tout cela n’empêche pas ce curieux passionné d’être aux aguets de tout livre qui paraît, de toute idée nouvelle, de tout talent qui s’annonce. Il est un des premiers à lire la Métaphysique de M. Vacherot : « L’auteur a le ton d’un parfait honnête homme, mais je voudrais qu’il me donnât une bonne définition de la piété envers ce Dieu qui n’est rien s’il n’est pas tout… Tout cela est bien étrange, mais il n’y a pas de mal que nous nous accoutumions à sortir un peu en métaphysique des petits sentiers sablés et garnis de buis qui sont les sentiers du bon sens et qui ressemblent aux allées d’un jardin de curé[12]. » Il ne déteste pas l’aventure ni le roman en métaphysique, précisément parce qu’il ne croit guère, au fond, qu’aux solutions d’un bon sens un peu étroit, un peu limité, mais bien français, et que dans le reste il ne voit qu’un jeu frivole ou sublime, une création ou une fantaisie de l’esprit. Il a été, dans le public lettré, un de ceux qui ont été le plus vivement attirés par le talent de M. Renan. Il le juge avec bien de la finesse sous une forme enjouée : « C’est dommage qu’on ne puisse pas trop savoir quel est l’idéal de ce jeune séditieux en fait d’idées. On croirait maintenant qu’il le met dans les traditions les plus reculées, auquel cas il pourra se retrouver un jour avec l’école de M. de Maistre. »

La curiosité des idées et des hommes, c’est la volupté délicate de cet esprit. Il est dans la vie comme au spectacle, il prend ses notes ou jette un coup de crayon sur son carnet à mesure que les personnages passent devant lui sur la scène : ; il excelle à rendre d’un trait une physionomie. Il y a dans cette correspondance une série de portraits qui resteront comme les images fidèles d’une partie >de la société de son temps, et ces portraits n’auront pas besoin d’une clef, comme ceux de La Bruyère : le nom est au bas de chacun. Les dames n’y manquent pas non plus, et dans cette brillante galerie Armide et Clorinde auront le plaisir de se reconnaître ; mais ce sont les personnages littéraires et politiques qui occupent, comme de juste, la place d’honneur. Tous ne sont pas flattés assurément : pour quelques-uns, ni eux ni leurs amis ne seront que médiocrement satisfaits de cette prétendue ressemblance ; mais la question est de savoir si le public sera content, si l’histoire de notre société, qui reste à faire en dehors du pamphlet ou du dithyrambe, y trouvera son profit. Or de cela je ne doute guère. Quelle verve expressive dans ces rapides croquis, plusieurs fois renouvelés à travers tant d’années et qui essaient de suivre, avec des retouches habiles, les transformations des physionomies et des hommes ! Chateaubriand, Lamennais, Lamartine orateur et homme d’état, Victor Hugo, Edgar Quinet, Villemain, de Rémusat, Sainte-Beuve, Montalembert, M. Thiers, passent successivement dans ces lettres fines, railleuses, partiales assurément, mais où se marque toujours le trait juste et décisif, même sous l’exagération et dans la passion.

Je ne veux détacher de ces lettres qu’un petit nombre de passages, celui d’abord où nous apercevons M. de Rémusat non plus dans l’attitude du philosophe de l’Institut ou de l’homme politique, mais au milieu d’un cercle mondain qu’il charmait par sa bonne grâce et son esprit, dans ces fêtes de Gurcy, qui durèrent plusieurs jours et où l’on joua avec tant de succès le Philosophe sans le savoir, le Misanthrope, les Caprices de Marianne. N’en déplaise aux acteurs et aux actrices, à Marianne ou à Célimène qui me liront peut-être, le triomphe fut pour M. de Rémusat. « On peut donner dès à présent un ordre de début à M. de Rémusat ; c’est un grand acteur. Pendant qu’il joue la comédie, je lis ses dissertations sur la Trinité et sur la querelle entre Abélard et saint Bernard. On ne se douterait pas que c’est la même personne… Dans son rôle de Claudio, il a mêlé un peu de philosophie platonicienne à l’épicuréisme dévergondé de son personnage, et tout a bien tourné… M. de Rémusat est ici particulièrement bon enfant. Tout l’amuse ; il est toujours prêt à aller, à rester, et cela avec entrain. » Et ce retour sur la métaphysique pendant que M. de Rémusat s’habille ou se déshabille pour la scène : « Nous parlons un peu du temps et de l’espace dans l’intervalle des répétitions. Je vois avec chagrin que la notion du temps s’est affaiblie dans son esprit, et il tournerait volontiers à croire que là où il n’y aurait rien, le temps perdrait ses droits à l’existence. Je n’ai jamais vu que les gens qui méprisaient l’idée de temps tournassent bien. » Se peut-il imaginer quelque chose de plus joli et de mieux tourné, et ne voyons-nous pas paraître devant nous, évoquée d’un mot, cette figure piquante du métaphysicien homme du monde ? Il n’y a que les pédans et les sots qui puissent s’étonner de trouver ces deux personnages réunis en un seul homme, et M. Doudan jouissait de ce contraste en homme d’esprit qui comprend tout et ne s’étonne de rien.

On ne peut passer sous silence au moins l’une des deux ou trois esquisses que l’on nous donne de M. Thiers. Nous le voyons paraître dès 1835, au lendemain de son discours de réception à l’Académie française. Quelle séance et quel discours ! « J’ai regret, écrit M. Doudan à Mme Auguste de Staël, que vous n’ayez pas vu cette séance, que vous n’ayez pas vu M. de Talleyrand arrivant sur les bancs de l’Académie en costume d’académicien. Il a produit un effet singulier de curiosité, comme une vieille page toute mutilée d’une grande histoire. A côté de cette destinée presque accomplie, M. Thiers arrivait avec toutes les espérances, tout l’orgueil du présent et de l’avenir. Il racontait d’un air hardi ces agitations qui ont passé sur l’Europe depuis trente ans. Son discours était vivant ; on entendait rouler les canons de vendémiaire, on voyait la poussière de Marengo et les aides-de-camp courir à travers la fumée du champ de bataille ; tout cela raconté devant des hommes qui avaient vu César, et le consulat et l’empire, et par un jeune homme qui avait concouru à une grande révolution après avoir écrit l’histoire d’une autre révolution ; tout cela avec le sentiment que lui aussi serait un jour dans l’histoire. En sortant de l’Institut, je n’ai plus vu sur la place Vendôme qu’une grande statue de bronze immobile et les nuages qui couraient au-dessus comme les agitations du jour au-dessus des souvenirs du passé. » A quarante années de distance, que de réflexions suscite chaque mot de cette page, que de rapprochemens elle éveille, que d’enseignemens elle contient, au lendemain du jour où M. Thiers a pris place à l’Académie, à côté de M. Jules Simon, comme M. de Talleyrand avait pris place à côté de M. Thiers en 1835 ! Tels sont les rapprochemens que crée la logique secrète ou l’ironie des choses.

M. Doudan a beau faire et beau dire : ce prétendu paresseux est un des esprits les plus actifs de ce temps ; il ne nous persuade pas quand il nous avoue, au bas d’une lettre, « qu’il était né pour l’immobilité absolue, qu’il est comme une marmotte ; » il est vrai qu’il ajoute aussitôt a que cette marmotte est tracassée par deux petites ailes toujours en mouvement. » Ces deux ailes ne sont pas si petites qu’il le dit : elles le portent à tous les beaux spectacles de la nature, de l’art ou de l’histoire, d’un essor direct et soutenu, qui va toujours droit et qui s’élève souvent très haut. — Personne, que je sache, ne connaît et ne juge mieux la littérature et les mœurs littéraires de son temps. A propos de certains romans réalistes, qui semblent être la surcharge grossière d’une épreuve de Balzac : « Je ne sais, écrivait-il, où les jeunes gens ont aujourd’hui la tête de trouver cela beau. En d’autres temps, on en aurait pris un violent mal de cœur. Des vilenies réfléchies dans la malpropreté tranquille du ruisseau de la rue ne sauraient faire un beau tableau. Voltaire expliquait drôlement que, bien que tout fût dans la nature et lui aussi, il croirait pourtant malséant de montrer tout ce qui était dans sa nature. Je ne crois pas que nous soyons, comme on dit, en véritable décadence, car l’esprit a acquis bien des qualités nouvelles et précieuses depuis cinquante ans ; mais nous sommes dans cet âge désagréable d’une croissance difficile où les enfans prennent l’air de singes[13]. » — Voulez-vous voir une critique bien délicate de la littérature sans nuances ? Lisez la page écrite à l’occasion du Juif-Errant : « Des hommes noirs, dans une maison noire, uniquement occupés de noirceurs, cela n’a pas le sens commun, ce n’est pas ainsi que l’on peint les êtres vivans, M. Eugène Sue n’a donc pas lu Machiavel ? Quand on veut nuire aux gens, la première chose à faire, c’est de prendre à leur égard un grand air d’impartialité. Il faut leur donner au besoin quelques vertus ; il faut rester en deçà de la vérité dans sa peinture du mal, afin de faire dire au lecteur indigné : « Mais il ne dit pas tout ; ces gens-là sont dix fois pires ! » C’est, je crois, le grand artifice de la polémique d’éveiller la colère et de ne pas la satisfaire complètement. Les hommes qui ont beaucoup d’autorité naturelle parlent à voix basse ; c’est une image de la manière dont il faut s’y prendre en littérature pour agir sur les autres[14]. »

On n’en finirait pas si l’on voulait tout recueillir, tout citer dans ces pages où les idées éclosent à chaque ligne, sous vos yeux, se pressent en foule devant votre esprit, se disputent votre choix et votre goût. Je me contenterai d’indiquer des réflexions bien justes et pénétrantes sur le caractère de la société contemporaine, sur sa sensibilité plus musicale que littéraire et philosophique, parce que son tempérament est nerveux et la prédispose aux sensations vagues plutôt qu’aux idées ; sur la vraie méthode du travail intellectuel, sur l’usure et l’effacement de notre personnalité au contact du monde comme enveloppé dans un grand lieu-commun, qui abat et attriste les imaginations d’un ordre distingué ; sur la nécessité des grands silences et des solitudes intermittentes qu’il faut se créer de temps en temps pour lutter contre les momens de sécheresse intellectuelle et donner le temps de se refaire aux sources intérieures épuisées par la conversation et par la vie ; enfin, sur l’inconvénient de n’avoir que des idées claires, ce qui est le privilège des sots, les notions les plus précieuses étant toutes au fond de la scène et dans un demi-jour, et le plus riche domaine de l’homme étant l’inconnu, qu’il soupçonne et qu’il poursuit sans l’atteindre jamais complètement[15] ; mais je ne résiste pas à citer cette admirable page, que j’abrège, sur la véritable inspiration en art et en littérature : « Je crois bien qu’il y a deux sortes d’inspirations ; il y a une petite fièvre éphémère qui vient d’un entrain passager, qui vient du dehors, qui irrite la peau comme ferait un coup de soleil ; celle-là est fausse, et ce n’est pas le fond même de l’âme qu’elle anime, c’est une petite maladie qui met au contraire hors de soi. L’éclat d’une fête, la vue d’une scène violente, la lecture d’un roman met dans cet état. On se croit alors traversé de pensées nouvelles, et ce n’est pourtant que l’écho des impressions des autres. La vraie inspiration est quand le vrai soi-même se réveille tout à coup du demi-sommeil où il languit d’ordinaire. On est étonné alors de ce qu’on voit en soi… Pour les gens qui n’ont pas de talent, une nuit éternelle plane sur le courant de leurs impressions personnelles, elles passent rapidement et confusément. L’inspiration est le temps où le soleil se lève sur ces rivages inconnus[16]. »

Ainsi se mêlent dans cette correspondance les notes les plus élevées et les plus familières, la raillerie et l’émotion, les hautes pensées et les traits de mœurs. Ou je me trompe fort, ou le succès ne fera pas défaut à ce livre, un succès durable qui ne fera que croître avec le temps et qui s’attachera aux idées après la curiosité frivole et momentanée de la première heure, qui n’aura cherché d’abord que les petites indiscrétions et les noms propres. Ainsi cet écrivain si insouciant de sa renommée, dédaigneux jusqu’à l’excès du public, n’échappera pas à un rayon de gloire tardif, mais ce rayon, par un juste châtiment de cette indifférence superbe, ne brillera que sur un nom et sur un tombeau. Ce nom restera dans une place à part parmi les rangs pressés de la littérature contemporaine, comme celui d’un Joubert plus libre et légèrement voltairien, juge exquis des ouvrages de l’esprit, observateur pénétrant, peintre original et fin de son temps et de la société où il a vécu.


E. Caro.

  1. Lettre du 5 mai 1840.
  2. 5 février 1840.
  3. Mai 1868.
  4. Août 1858.
  5. 4 décembre 1837.
  6. 11 décembre 1835.
  7. 16 mars 1840.
  8. Septembre 1865.
  9. Lettre à Mme d’Haussonville, 29 octobre 1848.
  10. 25 juillet 1841.
  11. Lettre à Mme d’Haussonville, 11 juin 1841.
  12. Lettre à M. Albert de Broglie, 29 décembre 1858.
  13. Lettre à M. Piscatory, 12 juin 1857.
  14. Lettre à M. Poirson, 4 décembre 1844.
  15. Lettres du 6 avril 1868, — du 22 octobre 1867, — du 19 juillet 1840, — du 6 juillet 1862, — du 24 juin 1868.
  16. Lettre à Mme d’Haussonville, décembre 1842.