Un Moraliste d’autrefois - Joubert d'après des documens inédits

Un Moraliste d’autrefois - Joubert d'après des documens inédits
Revue des Deux Mondes5e période, tome 58 (p. 769-806).
UN MORALISTE D’AUTREFOIS

JOUBERT[1]
D’APRÈS DES DOCUMENS INÉDITS

Voici soixante-douze ans que Sainte-Beuve, alors sous le charme de l’Abbaye-aux-Bois, le révélait aux lecteurs de la Revue. Nous le connaissons aujourd’hui un peu moins imparfaitement que du temps de Sainte-Beuve. Peut-être n’est-il pas sans intérêt de revenir un moment à lui.


I

Joseph Joubert est né non pas le 6, — comme on le dit généralement, — mais le 7 mai 1754, à Montignac, dans la Dordogne. C’était, donc un compatriote de Montaigne, de Fénelon, de Montesquieu. Si prévenu qu’on le puisse être contre ceux qui veulent tout ramener aux influences ethniques, il est bien permis de noter, entre ces divers écrivains, un certain air de famille. Par la vivacité scintillante de son imagination, par son goût des formules brillantes, ingénieuses, saisissantes, des saillies imprévues ou piquantes, Joubert est bien de ce coin du Midi où l’esprit s’accompagne si volontiers de grâce ailée et souriante. Il en est peut-être aussi par son peu d’aptitude aux lents développemens réguliers, aux démarches rectilignes de la composition classique. « Je suis, comme Montaigne, disait-il, impropre au discours continu. » Montesquieu, lui aussi, — l’Esprit des Lois en témoigne de reste, — était impropre au discours continu. Ne serait-ce point là une disposition de race ? Joubert était l’aîné d’une famille de huit enfans. Nous ne savons rien de son père, qui était médecin. Sa mère, « femme du plus rare mérite, pour laquelle il professa toujours une espèce de culte, » semble avoir été une de ces chrétiennes ferventes, attentives et prudentes, comme la vieille bourgeoisie française savait en produire, et qui sont tout à la fois l’honneur discret et la force résistante de notre pays. Elle paraît avoir eu pour son fils aîné une tendresse, une sollicitude toutes particulières. Celui-ci le lui rendait bien, et il a parlé en termes touchans de « sa bonne et pauvre mère : »


Elle m’a nourri de son lait, — écrivait-il à Mme de Beaumont, — et « jamais, me dit-elle souvent, jamais je ne persistai à pleurer, sitôt que j’entendis sa voix. Un seul mot d’elle, une chanson, arrêtaient sur-le-champ mes cris et tarissaient toutes mes larmes, même la nuit et endormi. » Je rends grâce à la nature qui m’avait fait un enfant doux ; mais jugez combien est tendre une mère qui, lorsque son fils est devenu homme, aime à entretenir sa pensée de ces minuties de son berceau.

Mon enfance a pour elle d’autres sources de souvenirs maternels qui semblent lui devenir plus délicieux tous les jours. Elle me cite une foule de traits de ma tendresse, dont elle ne m’avait jamais parlé, et dont elle me rappelle fort bien tous les détails. A chaque moment que le temps ajoute à mes années, sa mémoire me rajeunit…


Enfant doux, aimable et tendre, d’intelligence vive et précoce, à quatorze ans, les maîtres de Montignac n’avaient plus rien à lui apprendre. Sa famille le destinait au barreau, et on l’envoya à Toulouse faire son droit. Mais il aimait les Lettres par-dessus toutes choses : d’autre part, il éprouvait le besoin de compléter ses études classiques. Ayant fait la connaissance des Pères de la Doctrine chrétienne, qui avaient succédé aux Jésuites dans la direction du collège de Toulouse, il prêta l’oreille à leurs flatteuses avances, et, sans prononcer de vœux, il entra dans leur congrégation, un peu avec les sentimens qui, plus tard, retinrent quelque temps Renan à Saint-Sulpice : la sécurité de la vie matérielle, une existence agréable, non solitaire et pourtant recueillie, — in angido cum libello, — des loisirs pour la rêverie et pour l’étude, il trouvait tout cela dans cette voie nouvelle qui s’offrait à lui. Il enseigna avec amour et avec succès : professeur le matin, suivant l’usage des Doctrinaires, le soir, il redevenait écolier. Il sortit de là un humaniste accompli. « Enseigner, c’est apprendre deux fois, » disait-il plus tard avec infiniment de justesse ; et au reste, toutes ses pensées sur l’éducation sont comme gonflées d’expérience personnelle. Cette vie studieuse et retirée ne lui laissa que d’agréables souvenirs, el, bien longtemps après, écrivant à Fontanes, il en faisait un vif éloge. « Le temps de leur professorat, disait-il de ses anciens confrères, était pour eux un enchantement continu, et de ces dispositions naissait en eux une aménité de goûts et de manières qui se communiquait, non seulement à leurs élèves, mais à tous ceux qui enseignaient, car partout où il y a des modèles, il y aura des imitateurs. » « L’aménité de goûts et de manières » était naturelle à Joubert ; mais, dans ce milieu ecclésiastique, cette qualité se développa et se fortifia tout à son aise ; une certaine onction s’y mêla sans doute bien vite. « Les cérémonies du catholicisme, a-t-il dit bien joliment et non sans profondeur, les cérémonies du catholicisme plient à la politesse. »

il quitta les Doctrinaires à l’âge de vingt-deux ans. Sa santé, qui fut toujours délicate, s’accommodait mal des fatigues de l’enseignement. J’imagine aussi que, littérateur né, il dut se sentir attiré par une vie plus libre et plus active. Les Ronsard et les Du Bellay ne s’éternisent pas au collège de Coqueret. Joubert faisait des vers « avec beaucoup de grâce et de facilité, » nous dit-on. C’est en 1774 qu’il commença ce journal qui, régulièrement tenu pendant un demi-siècle, a fourni la matière des futures Pensées. A Toulouse, il avait fréquenté des milieux fort cultivés et s’y était initié aux productions de la littérature contemporaine. Il retourna tout d’abord à Montignac, dans sa famille, et s’y reposa deux années, lisant et approfondissant les auteurs anciens qu’il ne connaissait pas encore, et les modernes qui lui tombaient sous la main, écrivant aussi et « s’occupant de quelques ouvrages qui donnaient de lui de grandes espérances. » L’inévitable Paris l’attirait : il y arrivait dans les premiers mois de 1778.

Il se peint lui-même tel qu’il était alors dans la lettre où il parle longuement de sa mère à Mme de Beaumont :


Ma jeunesse, — avoue-t-il. — fut plus pénible pour elle (sa mère). Elle me trouva si grand dans mes sentimens, si éloigné des routes ordinaires de la fortune, si net de toutes les petites passions qui la font chercher, si intrépide dans mes espérances, si dédaigneux de prévoir, si négligent à me précautionner, si prompt à donner, si inhabile à acquérir, si juste, en un mot, et si peu prudent, que l’avenir l’inquiéta.

Un jour qu’elle et mon père me reprochaient ma générosité, avant mon départ pour Paris, je répondis très fermement « que je ne voulais pas que l’âme d’aucune espèce d’hommes eût de la supériorité sur la mienne ; que c’était bien assez que les riches eussent par-dessus moi les avantages de la richesse, mais que certes ils n’auraient pas ceux de la générosité. »

Elle me vit partir dans ces sentimens ; et, depuis que je l’eus quittée, je ne me livrai qu’à des occupations qui ressemblent à l’oisiveté, et dont elle ne connaissait ni le but, ni la nature.


En d’autres termes, il n’aimait que les Lettres, et il ne rêvait que de gloire littéraire. Voltaire et Rousseau allaient mourir, l’un au mois de mai, l’autre au mois de juillet. Buffon, qui, en cette même année 1778, publiait ses admirables Époques de la Nature, vivait à l’écart. Parmi ceux qui avaient rempli la seconde moitié du siècle du bruit de leur nom et de leur œuvre, il ne restait plus guère sur la brèche que d’Alembert et Diderot. Il les connut l’un et l’autre : il entra aussi en relations avec Marmontel et La Harpe ; mais, chose singulière en apparence, ce fut surtout Diderot, le fumeux et étourdissant Diderot, qu’il choisit pour conseiller et pour guide. Celui-ci l’accueillit sans doute comme il accueillait d’ordinaire les jeunes gens, nous le savons par une page, restée célèbre, de Garât. Il se laissa aller devant lui à sa verve habituelle, soulevant toute sorte de questions, semant les vues, prodiguant les saillies, excitant et provoquant en tous sens cette jeune pensée en quête de nouveauté. Il lui conseillait d’écrire, — que voilà bien des sujets à la Diderot ! — sur les Perspectives de l’esprit, sur la Bienveillance universelle ; et le jeune provincial ébloui de suivre ces étonnans conseils ! Si étrange que cela puisse paraître, l’influence exercée par le philosophe sur le délicat Joubert fut profonde. « Ce n’est que par ce contact de Diderot, a dit excellemment Sainte-Beuve, qu’on s’explique bien en M. Joubert la naissance, l’inoculation de certaines idées si neuves, si hardies alors, et qu’il rendit plus vraies en les élevant et en les rectifiant. » Et cette influence ne se borna pas à l’ordre purement artistique ou littéraire.

Joubert était-il encore bien profondément chrétien en arrivant à Paris ? Nous l’ignorons, ses premiers biographes n’ayant guère insisté sur ce point délicat. J’inclinerais à penser, sans pouvoir d’ailleurs en produire aucune preuve positive, que déjà ses convictions religieuses avaient reçu plus d’une atteinte, et que la philosophie du siècle avait passé par-là. Eût-il été si empressé de connaître Diderot, si déjà il n’avait pas été touché par lui ? Quoi qu’il en soit, une fois à Paris, à l’école du patriarche de l’Encyclopédie, le pieux novice des Doctrinaires se fit, comme tant d’autres, « philosophe. » Dans quelles conditions exactement s’accomplit cette curieuse évolution ? Et jusqu’où conduisit-elle le futur auteur des Pensées ? Nous ne savons ; et tout au plus pouvons-nous conjecturer qu’il se laissa, sur cette pente, entraîner beaucoup plus loin que ne l’a dit et pensé son historien et éditeur Paul de Raynal. Sainte-Beuve, qui écrivait sous les yeux de Chateaubriand, et qui fut, apparemment, renseigné par lui, nous dit : « Ce qu’on appelle aujourd’hui le panthéisme était très familier, on a lieu de le croire, à cette jeunesse de M. Joubert. » D’autre part, dix ans après, en 1790, Fontanes, lui écrivant pour le consoler de la mort de son père, a bien l’air de s’adresser à un homme pour qui les croyances non même pas chrétiennes, mais simplement spiritualistes, sont devenues lettre morte : « Croyez-moi, ce n’est qu’avec Dieu qu’on se console de tout. J’éprouve de jour en jour combien cette idée est nécessaire pour marcher dans la vie. J’aimerais mieux me refaire chrétien comme Pascal ou le Père Ballan, mon professeur, que de vivre à la merci de mes opinions ou sans principe, comme l’Assemblée nationale ; il faut de la religion aux hommes, ou tout est perdu. » Mais sur le fait même de l’incroyance religieuse, nous ne pouvons avoir aucun doute : les aveux de Joubert, si discrets soient-ils, sont formels à cet égard. Il écrivait à Mme de Beaumont, en lui parlant de sa mère : « Elle a eu bien des chagrins, et moi-même, je lui en ai donné de grands par ma vie éloignée et philosophique. » Et dans les Pensées : « Mes découvertes, et chacun a les siennes, m’ont ramené aux préjugés. » « Le chemin de la vérité ! j’y at fait un long détour ; aussi le pays où vous vous égarez m’est bien connu. »

Or, c’est précisément en raison de ce « long détour » au « pays » des « égaremens » et des erreurs, que les pensées où, plus tard, une fois « ramené aux préjugés, » Joubert a comme exprimé la substance de sa philosophie religieuse, ont une profondeur, une vivacité et une originalité d’accent qui en rehaussent singulièrement la valeur. Trop souvent les apologistes de profession semblent sinon réciter des leçons toutes faites, tout au moins développer des idées qui leur viennent d’une tradition fort ancienne, et que leur intelligence a docilement acceptées, mais qu’elle n’a pas découvertes, et surtout qu’elle n’a pas vécues. De là le peu d’impression qu’ils font sur ceux qui ne sont pas convaincus d’avance. Leur apologétique paraît leur être extérieure à eux-mêmes ; elle n’est pas le fruit d’une expérience personnelle, intime ; elle n’est que l’expression des idées d’autrui. Au contraire, ceux qui, avant de croire, ont discuté, ont critiqué, ont douté, ont nié peut-être, ceux-là ne se laissent convaincre que par les argumens « dont ils ont fait l’essai sur leur propre cœur, » dont ils ont personnellement éprouvé la justesse ou la force, et, quand ils les reprennent et les développent à leur tour, ils y mettent, quoi qu’ils fassent, un peu de leur être intime, et de leur âme. C’est ce qui est arrivé à Joubert. Il n’eût pas écrit, s’il était resté aux Doctrinaires de Toulouse, des pensées religieuses aussi fortes et aussi suggestives que celles qu’il nous a transmises, et dont quelques-unes ne sont pas indignes d’être rapprochées de celles mêmes de Pascal. Ce n’est pas toujours une mauvaise préparation à la foi que le doute ; et les vrais apologistes, ce sont peut-être les convertis.

Nous avons parlé de Fontanes. Le poète du Jour des Morts était venu lui aussi à Paris en 1777, et il y publiait, avec quelque succès, ses premiers vers. Joubert les lut et voulut en connaître l’auteur ; celui-ci cherchait précisément l’auteur d’un article de journal qui l’avait frappé, et qui n’était autre que Joubert. Ce fut l’origine d’une amitié solide et délicate, que la vie, — chose si rare ! — ne fit que rendre plus étroite encore. Les esprits ne s’accordaient pas toujours, ni les tempéramens non plus, mais les cœurs battaient à l’unisson. Au reste, comment n’eût-on pas aimé Joubert ? Il était né ami, si je puis ainsi dire : toutes les prévenances, toutes les délicatesses, tous les raffinemens les plus exquis de l’amitié étaient comme sa nature même. Il a eu beaucoup d’amis, les plus divers, et qui jusqu’au bout lui sont demeurés non pas seulement fidèles, mais tendrement attachés et dévoués. Il a sur l’amitié des mots charmans, ou profonds, dignes de La Fontaine ou de Montaigne, et qui peignent la disposition habituelle d’une âme : « Quand mes amis sont borgnes, je les regarde de profil. » « Qui n’est jamais dupe n’est pas ami. » « Il faut non seulement cultiver ses amis, mais cultiver en soi ses amitiés, les conserver avec soin, les soigner, les arroser pour ainsi dire. » « Ceux qui aiment toujours n’ont pas le loisir de se plaindre et de se trouver malheureux. » Cet « égoïste qui ne s’occupait que des autres, » comme disait de lui Chateaubriand, a eu quelque chose comme le génie de l’amitié.

Il ne se croyait d’ailleurs pas tenu d’épouser tous les goûts littéraires des personnes qu’il aimait, et, sur ce chapitre, Fontanes et lui avaient des discussions très vives. Fontanes, lui, représente excellemment l’esprit classique arrivé au dernier terme de son développement : il connaît, certes, les anciens ; mais il les connaît surtout, ou du moins il les admire à travers les œuvres de nos écrivains du XVIIe et même du XVIIIe siècle ; c’est une influence qu’il ne subit en quelque sorte que par réfraction ; il continue, il prolonge une tradition, plus qu’il ne la rajeunit en puisant directement et longuement à ses sources vives, comme l’a fait par exemple son contemporain André Chénier. J’ai peur que Racine ne lui masque Sophocle, et je voudrais être sûr qu’il ne mît pas Mérope sur le même plan qu’Athalie. Pareillement, il est assez volontiers fermé aux beautés ou aux nouveautés des littératures étrangères, et Shakspeare même ne lui inspire qu’une médiocre estime. Ce classicisme un peu étroit et exsangue n’est pas celui de Joubert. Il s’intéresse, et vivement, aux productions étrangères ; partout où il trouve de l’originalité, de la vie, son goût, sa faculté d’admiration et d’enthousiasme entrent aussitôt en mouvement ; les innovations ne lui font pas peur ; non seulement il les accepte, mais il les provoque. Et quand il parle des anciens, il le fait avec une spontanéité et une fraîcheur d’impression, une vivante et pénétrante justesse de langage, qui décèlent une longue pratique de l’antiquité étudiée directement dans les textes, ressaisie à sa source même, et sentie sans intermédiaire. Ce délicat a le goût et l’âme assez larges pour accueillir tous les genres de beautés, et pour en jouir : le romantisme, dans ce qu’il avait de légitime et de fécond, aurait pu avoir en lui son critique.

Ces années de libre initiation et de jeunesse ne semblent pas avoir été aussi austères que la suite pourrait le faire croire. Fontanes avait une liaison, et en 1791 ; il lui naissait un fils naturel qui, sous le nom de Saint-Marcellin se distingua pendant l’Empire comme soldat, pendant la Restauration comme publiciste et auteur dramatique, et mourut en duel en 1819. Une lettre de Fontanes à Joubert nous montre ce dernier plus préoccupe qu’on ne s’y attendrait de Restif de la Bretonne. Et du reste, certains aveux des Pensées ne laissent pas d’être, à cet égard, dans leur discrétion même, fort significatifs : « Le temps que je perdais autrefois dans les plaisirs, je le perds aujourd’hui dans les souffrances. » « Mon âme habite un lieu par où les passions ont passé, et je les ai toutes connues. » « Toutes mes passions se sont promptement taries, en ne laissant rien d’elles-mêmes, quand tous mes sentimens laissaient en moi quelque racine indestructible. « Sachons-lui gré du moins de n’avoir pas, comme tant d’autres, prolongé trop tard ses expériences passionnelles, et d’en être sorti l’âme à peu près intacte.

Et, bien entendu, et quoi qu’en ait pensé son biographe Paul de Raynal, il ne se contentait pas de lire, et de tenir à jour, ce journal de ses Pensées qu’il avait commencé quelques années auparavant : il écrivait, et il publiait. Il est infiniment probable qu’on ne parviendra jamais à reconstituer l’intégralité de son œuvre d’alors : la publicité semble l’avoir presque de tout temps effrayé ; il recherchait jalousement l’anonymat, et, comme s’il avait voulu enfouir éternellement dans l’oubli les écrits de sa jeunesse, il a déployé une ingéniosité extraordinaire à décourager, à dépister notre curiosité. Mais son frère, mais Chateaubriand ont parlé : ils ont affirmé l’existence et la publication peut-être de vers, plus sûrement encore d’articles littéraires et d’études historiques. Enfin, dans une lettre inédite de La Harpe à Boissy d’Anglas, sous la date du 25 décembre 1787, je lis ceci, qui, — s’il est prouvé que le Joubert mentionné soit le nôtre, — pourra servir à orienter les chercheurs de l’avenir : « Les comédiens qui ne doutent pas davantage nous ont donné la moitié d’une comédie en cinq actes, car on n’a pas voulu entendre l’autre. Cela s’appelait les Rivaux, et était de M. Joubert, lequel rend compte des pièces de théâtre dans le Journal de Paris ; et vous avez pu voir comme il tance vertement le public, pour n’avoir pas eu la patience de s’ennuyer jusqu’au bout. Rien n’est plus juste. Mais il était juste aussi que le public trouvât le journaliste encore plus impertinent que l’auteur, et c’est ce qui est arrivé. » Si ce Joubert critique théâtral, — et dramaturge sifflé, — est bien le nôtre, il faut avouer que l’aventure ne manque pas de piquant.

Revenons, non pas aux simples conjectures, mais aux probabilités, et même aux certitudes. Un aimable et ingénieux érudit, bien connu pour ses précieux travaux de tous ceux qui s’occupent de Chateaubriand, et de son groupe, et qui vient malheureusement de mourir, M. G. Pailhès, a voulu avoir le cœur net de cette énigme que nous présente la vie littéraire de Joubert ; et, les textes d’Arnaud Joubert, de Chateaubriand et la Correspondance en mains, il s’est mis en tête de retrouver quelques-uns au moins des écrits publiés de ce mystérieux écrivain : il a consigné les résultats de ses recherches dans un livre tout plein de choses neuves, inédites ou instructives, et qui mérite pleinement le titre alléchant qu’il lui a donné : Du nouveau sur Joubert. Je ne puis résumer ici cette enquête, ni même indiquer tous les sagaces procédés employés par M. Pailhès pour la mener à bonne fin. Mais, si défiant que je sois généralement au sujet des attributions posthumes, je crois bien qu’ici la plupart des résultats obtenus dépassent l’ordre des probabilités, et confinent à la certitude. Joubert est-il bien l’auteur de deux volumes d’Anecdotes anglaises et américaines qui, datant de 1776 à 1783, n’ont été publiés qu’en 1813, et que la Biographie des hommes vivans, en 1818, « attribue » à un ami et protecteur de Joubert, M. de Langeac ? Il est possible ; mais, sur ce point, je n’oserais être trop affirmatif. Ce qui paraît plus sûr, et, en tout cas, infiniment probable, c’est qu’il y a lieu d’attribuer à Joubert un Précis historique sur Colomb, lequel précède une « Epître qui a remporté le prix à l’Académie de Marseille, » Colomb dans les fers, à Ferdinand et Isabelle, après la découverte de l’Amérique, « par M. le chevalier de Langeac : » ce volume a été publié à Londres et à Paris, en 1782[2]. Et enfin, ce qui semble tout à fait sûr, c’est que Joubert est bien l’auteur d’un petit livre qui parut en 1789, et qui est intitulé : Précis historique sur Crumwel [sic], suivi d’un extrait de l’Eikon Basiliké, ou portrait du Roi, et du Boscobel, ou récit de la fuite de Charles II, et d’une anecdote concernant Mylord Stairs, par M***, de l’Académie de Marseille[3]. Ces deux opuscules n’ont pas en eux-mêmes un intérêt capital ; mais ils nous renseignent, à sept années d’intervalle, d’une manière assez précise sur l’état d’esprit de Joubert, et même sur la prochaine évolution de sa pensée.

Le Précis historique sur Colomb relève essentiellement de l’histoire « philosophique, » telle qu’on l’entendait au XVIIIe siècle. Raynal et Voltaire ont manifestement mis là leur « empreinte. » Les « tyrans » et les prêtres, le « fanatisme » et l’Inquisition ne sont point ménagés ; il y a une page d’un haut goût sur Alexandre VI Borgia, et, — vous vous y attendiez, — une autre aussi, où les vers s’entrelacent à la prose, sur la condamnation de Galilée. Louis XI est appelé « le Tibère français ; » les maux de la guerre sont justement flétris, et la gloire des Lettres superbement célébrée ; les grands hommes, Aristide et L’Hôpital, Fénelon, « dont le nom. suffit à la gloire et rappelle des vertus de tous les genres, » Sénèque et Bélisaire, Miltiade et Camille, Catinat et Germanicus, Agricola et Agis, Cicéron et Colbert, Marcellus et Le Tasse, Magellan et Galilée, Camoens et Dryden, Socrate et Phocion, Voltaire et Colomb, tous les « mages » enfin, sont exaltés au-dessus de tous les rois, princes ou princesses, qui sont généralement ou fourbes, ou superstitieux, ou ingrats. « Le génie le plus universel, le défenseur des Calas et des Sirven, le créateur d’une philosophie amie de l’homme et d’une révolution utile à son bonheur, la gloire de sa nation, l’objet du culte de toutes les autres, l’honneur de son siècle, et le rival de tous les talens de l’antiquité, Voltaire n’a reçu qu’à peine une sépulture inconnue et disputée. » « M. Diderot » est mis sur la même ligne que Tacite. Il n’y a guère que Rousseau, chose assez curieuse, que je ne voie pas mentionné dans ce dénombrement homérique des « bienfaiteurs de l’humanité. » Les derniers venus, Marmontel et La Harpe, Garat et Fontanes sont traités avec la plus-flatteuse déférence. On voit le ton, et surtout la tendance : c’est exactement celle de l’Histoire philosophique des Deux Indes et de l’Essai sur les mœurs. Le style est grave, sentencieux, un peu monotone et souvent déclamatoire. Cette œuvre de jeunesse manque totalement d’originalité véritable. En la vouant à l’oubli, Joubert ne nous a point dérobé un chef-d’œuvre.

L’apprenti philosophe se retrouve encore, quoique à un moindre degré, dans le Précis historique sur Cromwell. Le ton y est moins déclamatoire ; l’auteur a fait un visible effort d’objectivité et d’impartialité ; et en dépit de son peu de goût pour les tyrans, pour Louis XIV en particulier, « que la ruine éclatante de ses peuples a fait surnommer Grand, » en dépit même du « républicanisme » qu’il affecte en plusieurs endroits[4], il ne peut s’empêcher d’éprouver et d’exprimer une plus vive sympathie pour le malheureux Charles Ier que pour son impitoyable meurtrier. On peut même trouver que sa « psychologie » de Cromwell est un peu sommaire et simpliste : le Protecteur n’est guère pour lui que l’« hypocrite raffiné » dont a parlé Bossuet, « le grand Bossuet, » à qui, du reste, il emprunte son épigraphe. Enfin, son rationalisme est toujours aussi pur, mais il s’étale moins, et il semble moins intransigeant qu’autrefois. Certes, le « fanatisme » est toujours l’objet de son mépris et de sa haine ; mais il paraît disposé à ne plus le confondre avec la religion bien comprise. « La Religion, toujours féroce lorsqu’elle n’est pas éclairée, » dira-t-il, par exemple ; et en parlant du christianisme, il l’appellera « la religion la plus sainte et la plus amie de la paix. » Voici les dernières lignes de cet opuscule qui, plus fermement écrit, plus habilement composé que le précédent, est encore loin d’être un chef-d’œuvre ; elles en indiquent assez bien l’esprit général. Il s’agit de la statue élevée sur la place de Whitehall à la mémoire du roi décapité : « C’est au pied de ce monument que l’homme sensible vient s’attendrir, que le philosophe doit apprécier les grandeurs humaines, et que les peuples pourraient inscrire cette sentence frappante que rappelaient au grand Bossuet les malheurs mêmes de Charles Ier : Erudimini qui judicatis terram… » Le « grand Bossuet » tirait de là des leçons plus chrétiennes ; mais sept ans plus tôt, Joubert eût-il daigné le nommer et invoquer, son autorité ?

C’est à peu près du même temps que date la première lettre qui nous ait été conservée de Joubert. Elle est charmante, et lui fait, à tous égards, plus d’honneur que les productions littéraires auxquelles il se livrait et que nous avons pu ressaisir. A Villeneuve-le-Roi, petite ville de l’Yonne où il résida quelque temps, il avait fait la connaissance de deux dames, la mère et la fille, qui se rendaient par petites journées à Paris sous la conduite d’un vieux parent : il vit là pour Fontanes un parti inespéré, et il sut écrire à toute la famille, et en particulier au vieux parent, des lettres si délicatement ingénieuses, si pressantes et si persuasives, que, peu à peu, les préventions tombèrent, et que le mariage finit par se faire : son ami lui dut à la fois le bonheur et la fortune. Quand plus tard Fontanes connut, toute la correspondance dont il avait été l’objet, il déclara que « Platon, écrivant pour marier son disciple, n’aurait pu tenir un langage plus persuasif et plus beau. » Nous avons l’une, et probablement la première de ces lettres : elle est d’une adresse consommée et d’une rare élégance morale :


Il (Fontanes) est jeune ; il est aux portes de l’Académie ; il a déjà de la gloire, et son mérite est de cette espèce verte et robuste qui ne fait que croître avec le temps. En le mariant, en lui donnant de la fortune et une fille charmante, propre à entretenir en lui un perpétuel enchantement, vous rendriez un grand service aux beaux-arts et à la France ; vous hâteriez l’achèvement d’un grand homme. Il faut que les grands talens, pour acquérir leur maturité, aient été battus par l’adversité passée, et qu’ils soient favorisés par la prospérité présente. Ce sont là leurs vents et leur soleil…


Moins d’un an après, la Révolution éclatait. Comme pour tant d’autres, une vie nouvelle allait commencer pour les deux amis.


II

Tel que nous connaissons Joubert, il est infiniment probable qu’il applaudit aux premières journées révolutionnaires. Il consentit même à remplir les fonctions de premier juge de paix du canton de Montignac, son pays, où il n’était pas retourné depuis douze ans. Son père venait de mourir ; sa mère était restée seule au foyer avec ses filles ; plus que jamais elle avait besoin de l’affection protectrice de son fils aîné ; il laissa là les travaux commencés et sa carrière d’homme de lettres, et, acceptant le choix de ses compatriotes, il revint à Montignac.

Quoique peu versé dans les questions de droit, Joubert prit au sérieux ses fonctions nouvelles ; on nous dit qu « ’il se fit surtout adorer de ses justiciables par son caractère élevé, aimable et éminemment conciliant ; » mais il ne se sentait décidément pas fait pour la chicane, et au bout de deux années, il déclina une réélection qu’on lui offrait.

À Villeneuve, il avait fait la connaissance d’une famille distinguée, celle de MM. Moreau de Bussy : ils avaient une sœur qui ne s’était point mariée, se sentant utile à ses frères, à une nièce qui n’avait plus de mère, à une vieille mère infirme. La mort vint la libérer de quelques-uns des devoirs qu’elle avait assumés. Joubert avait pu apprécier ses rares et solides qualités ; il compatit à ses tristesses et lui prodigua ses consolations d’ami. « Ce qui ne pouvait manquer d’arriver » arriva. « Je répands, écrivait Joubert, de bonnes liqueurs dans un vase rempli de larmes : il faudrait d’abord les détourner et les tarir, et nulle main ne le peut faire, si ce n’est peut-être la mienne. Je la consacre à cet emploi. » On y consentit sans peine, et leur mariage fut célébré à Paris le 8 juin 1793.

Il semble que, de la part de Joubert, ce fut surtout un mariage de raison. Mme Joubert fut-elle beaucoup plus pour lui qu’une excellente ménagère ? Je ne sais ; mais on entrevoit, entre les caractères des deux époux, d’assez vifs contrastes, et les biographes nous avouent « des discussions fréquentes. » Très bonne, très dévouée, d’esprit peut-être plus ferme et plus décidé qu’ingénieux et subtil, d’humeur un peu sauvage et d’allures un peu brusques, elle « s’attachait, nous dit-on, à ne considérer la vie que du côté pratique et journalier. » En un mot, elle fut la raison, non point la poésie de ce foyer. Joubert s’en rendit très vite, — trop vite peut-être, — très nettement compte. Je n’aime pas beaucoup la manière très détachée, un peu supérieure, presque ironique, dont il parle de sa femme. « Sa justesse et votre mérite, écrivait-il à Mme de Beaumont, cadrent ensemble si parfaitement, que je ne puis rien dire, en voire honneur et gloire, qu’elle ne le pense. » Et à Mme de Pange : « Je compte beaucoup sur votre discernement pour démêler des sentimens et un mérite qu’elle a la mauvaise habitude de ne pas étaler assez. Autrefois, quand je la rencontrais dans sa société, il me, semblait toujours voir une violette sous un buisson. Depuis, le destin a marché sur elle ; ses douleurs l’ont foulée aux pieds, et ses feuilles la cachent « aux yeux. » Et à Mme de Fontanes, après quelques mois seulement de mariage : « Je lui connus du mérile et des agrémens. Elle a perdu ses agrémens, mais elle a gardé son mérite. » Mais, au lieu de commenter lourdement cet excès de modestie conjugale, que j’aime bien mieux copier cette page exquise, et trop peu connue, je le crains du poète contemporain Auguste Angellier ! Il s’agit de Burns, mais le portrait s’applique ici, trait pour trait, à Joubert :


Les sentimens qu’il avait pour sa femme étaient affectueux. Il discernait bien les mérites qu’elle avait. Il les discernait trop bien. Le trait par lequel il les enserrait était si net, si précis, qu’il servait presque autant à marquer les qualités dont elle était privée que celles qu’elle possédait, et qu’il était difficile de dire pour quel côté la ligne avait été tracée, pour ce qu’elle renfermait ou pour ce qu’elle excluait. On n’y sent pas ce tremblement et ce léger refus de la main à marquer les limites de ce qui nous est cher. Il ne laissait pas même à certains contours du caractère ce quelque chose d’indécis, ce bord flottant, dont on accorde le bénéfice à la personne aimée, où il y a place pour un acte de foi et de confiance, sans lequel un amour manque d’un élément précieux, c’est-à-dire de ce qu’il donne. Il y a là aussi, dans ce petit intervalle, une réserve pour l’admiration, une ressource contre les déceptions, un peu de mystère, de possible au-delà de ce que nous avons mesuré, qui répond à ce besoin d’illimité qu’ont les vraies affections. Cette pénombre de faveur n’existe pas dans la manière dont Burns apprécie sa femme. Il lui fait sa part d’un trait arrêté sans hésitation : voici ce qu’elle possède, voici ce qui lui manque ; elle a sa juste mesure, mais tout juste. C’est peu, et c’est beaucoup, ce simple fil tremblant autour d’un portrait. Il manque ici…


Oui, j’ai peur qu’on ne puisse dire cela de Joubert.

Il y a un point de sa biographie morale que l’on voudrait pouvoir entièrement éclaircir. Comment, à quelle époque, dans quelles circonstances, se fit pour lui le retour aux croyances traditionnelles, aux « préjugés, » comme il dit ? A-t-il, sous le coup de l’émotion que lui causa la mort de son père, cédé aux exhortations de Fontanes que nous rappelions tout à l’heure ? Et comme Chateaubriand, un peu plus tard, au moment de la mort de sa mère, a-t-il pu dire : « J’ai pleuré et j’ai cru ? » Ou bien, à son retour à Montignac, a-t-il été ressaisi par les douces influences et les vivans exemples du foyer maternel ? Ou bien encore, les excès de la Révolution ont-ils déterminé dans son esprit la réaction toute naturelle qu’ils ont provoquée chez tant d’autres contemporains ? « La Révolution, a-t-il écrit, a chassé mon esprit du monde réel en me le rendant trop horrible. » On ne sait au juste ; mais il est assez vraisemblable que toutes ces causes ont dû agir sur lui parallèlement et successivement. Ce qui est sûr, c’est que cette évolution, dont nous avons pu noter certains signes précurseurs dans le Précis historique sur Cromwell, semble à peu près achevée au moment de son mariage. Les lettres qu’il écrit en 1792 à celle qui va être bientôt Mme Joubert pour la consoler des deuils qui l’ont frappée sont empreints de sentimens non seulement religieux, mais chrétiens : il y parle de Dieu, de la Providence, des anges, de l’immortalité. « L’opinion de l’immortalité, qui est la vôtre, écrit-il, et que je partage, est vraie, consolante et belle. » Et encore : « Ah ! si nous devenons des anges (et que pouvons-nous devenir autre chose dans une meilleure vie ? )… » Il se représente lui-même disant à Dieu : « Vous le voyez, Seigneur, je ne puis faire davantage ! Pardonnez à mon infirmité et au cours des événemens. » Nous voilà bien loin de la « philosophie », du Précis historique sur Colomb.

Aussitôt après son mariage, Joubert s’était retiré à Villeneuve, dans la famille de sa femme. Par un heureux hasard, la tourmente révolutionnaire devait épargner cette petite ville, et les nouveaux époux purent y passer des jours relativement paisibles. Un fils leur naissait l’année suivante, qui ne devait pas remplir toutes les espérances qu’il avait d’abord fait concevoir : son caractère bizarre, son apathie morale firent souvent dans la suite le désespoir de son père. Celui-ci commença par goûter vivement son nouveau bonheur. Il écrivait dans son Journal à l’occasion de cette naissance : « Après tant de craintes si heureusement démenties, je me suis dit : Réjouis-toi ; j’ai gardé la maison et me suis promené dans le petit jardin pour me recueillir dans la joie. »

Ce fut vers le même temps que Joubert contracta la première, et peut-être la plus profonde de ces amitiés féminines qui ont été la parure, la joie innocente, la constante et tendre habitude des trente dernières années de sa vie. Dans le courant de 1794, on vint arrêter, aux environs de Villeneuve, deux nobles familles qui s’y étaient réfugiées, celle de M. de Sérilly et celle de M. de Montmorin : Mme de Beaumont[5], la fille de M. de Montmorin, semblait n’avoir plus que quelques jours à vivre : on l’épargna. Joubert, qui ne la connaissait point, accourut lui offrir ses services : il fut vite conquis par cette grâce frêle et triste, par cette fine distinction d’esprit et de cœur ; on lui rendit l’affection qu’il offrait si simplement. Nous avons quelques-unes des lettres qu’ils échangèrent pendant une dizaine d’années : elles sont charmantes de part et d’autre. De part et d’autre, la confiance, la sécurité sont entières, absolues. « J’ai fait un cri de joie, écrivait un jour Mme de Beaumont à Joubert, en voyant votre écriture. Recevoir une lettre de vous est un bonheur que je ne veux même pas désirer et toujours troublé par cette idée que peut-être vous êtes fatigué et souffrant au moment où j’en jouis. » La sollicitude de Joubert pour la santé de son amie est au moins aussi vive, et l’expression en est parfois singulièrement touchante : un père très tendre n’est pas plus attentif, plus vigilant, plus prompt à s’alarmer pour sa fille. Quand en 1803, elle commit l’imprudence de partir pour Rome où elle devait mourir, la tristesse de Joubert devient déchirante :


Si je ne vous ai pas écrit, c’est de chagrin.

Votre départ, dans les fatigues dont vous sortiez, et votre immense éloignement m’ont accablé.

Je ne crois pas avoir éprouvé un sentiment plus triste que celui dont je m’abreuvais tous les matins, comme d’un déjeuner amer, en me disant à mon réveil, depuis votre dernière lettre : Elle est maintenant hors de France, ou elle en est loin, etc.

Votre centre est un tourbillon. Quand vous n’y seriez tenue en haleine ou en action que par l’inévitable curiosité qui va vous agiter, elle suffirait pour vous nuire. Mon Dieu ! mon Dieu !… Hâtez-vous, si vous voulez maintenant que je m’apaise, que je vous pardonne, que je retrouve un peu de paix, hâtez-vous de m’apprendre que vous vous portez mieux, ou je mourrai de rage mue…

J’ai rompu, dans ma tristesse et ma mauvaise humeur, toute correspondance avec le monde entier. Je laisse s’entasser les lettres qu’on m’écrit, je ne les lis même pas tout entières. Je n’écris plus. Enveloppé de mon chagrin, comme d’un manteau brun, je m’y cache, je m’y enfonce, j’y vis sourd et taciturne…

Vous me recommande » de vous aimer toujours. Hélas ! puis-je faire autrement, quelle que vous soyez, et quoi que ce soit que vous vouliez ?…

Nous parlons sans cesse de vous dans tous les coins de la maison, mon frère, Mme Joubert et moi. Je ne leur dis pas à eux-mêmes la moitié de ce que je souffre.

Votre lettre datée de Milan, 1er octobre, est arrivée ici le 8. La date qui la terminait portait dans ses caractères une telle empreinte d’accablement et de fatigue, que les larmes m’en sont venues aux yeux.

Adieu, cause de tant de peines, qui avez été pour moi si souvent la source de tant de biens. Adieu. Conservez-vous, ménagez-vous, et revenez quelque jour parmi nous, ne fût-ce que pour me donner un seul moment l’inexprimable plaisir de vous revoir…


Moins d’un mois après, Mme de Beaumont n’était plus. D’ordinaire, Joubert allait passer l’hiver à Paris où il retrouvait, dans le petit salon de la rue Neuve-du-Luxembourg, la société d’élite que Mme de Beaumont avait réunie autour d’elle. Cet hiver-là, il le passa tout entier à Villeneuve, « silencieux et comme enveloppé dans sa douleur. » Il écrivait à Chênedollé, le 2 janvier 1804 : « Je ne vous dirai rien de ma douleur. Elle n’est point extravagante, mais elle sera éternelle. Quelle place cette femme aimable occupait pour moi dans le monde ! Chateaubriand la regrette sûrement autant que moi, mais elle lui manquera moins longtemps. Je n’avais pas eu depuis neuf ans une pensée où elle ne se trouvât de manière ou d’autre en perspective. Ce pli ne s’effacera point, et je n’aurai pas une idée à laquelle son souvenir et l’affliction de son absence ne soient mêlés. »

Cette affection tendre, profonde, presque féminine, était d’une essence particulière qu’il s’agit de définir, car elle jette un certain jour sur la nature même de Joubert. La « justesse » de sa femme, manifestement, ne réalisait qu’à moitié son idéal féminin. Ace platonicien qui se déclarait lui-même « plus platonicien que Platon, Platone platonior, » il fallait un peu d’idéalisme et de poésie dans le courant de la vie quotidienne. L’amitié de Pauline de Beaumont remplissait ce besoin dans la perfection. Amitié très pure, à laquelle Mme Joubert semble avoir eu la sagesse de s’être prêtée fort simplement, sans susceptibilité importune, et dont Dieu veuille qu’elle n’ait jamais souffert ! « Nous nous étions liés, écrivait Joubert, dans un temps où nous étions tous les deux bien près d’être parfaits, de sorte qu’il se mêlait à notre amitié quelque chose de ce qui rend si délicieux tout ce qui rappelle l’enfance, je veux dire le souvenir de l’innocence. » Amitié si pure, si immatérielle en quelque sorte, si vraiment désintéressée de la part de notre moraliste, que lorsque Chateaubriand, comme un jeune dieu ravisseur, parut dans le temple et fit sa proie de la prêtresse, Joubert paraît n’en avoir pas conçu le moindre sentiment de jalousie. Mais les amitiés même les plus pures qui s’établissent entre un homme et une femme ont toujours quelque chose de plus tendre, de plus ému, de plus subtil aussi que les amitiés d’homme à homme ou de femme à femme. Joubert n’était pas insensible au charme délicat qui se dégageait de toute la personne de Mme de Beaumont ; il la comparait à « ces figures d’Herculanum qui coulent sans bruit dans les airs à peine enveloppées d’un corps. » Sa grâce aristocratique était encore relevée aux yeux d’un valétudinaire par cet air de mélancolie attendrissante que tous ses chagrins, — son mariage avait été très malheureux, — joints à la maladie avaient répandu sur son pâle visage. Enfin elle avait « une admirable intelligence : » elle aimait passionnément les Lettres et le talent, comprenait toutes les idées, et André Chénier et Mme de Staël, avant Joubert et Chateaubriand, avaient plus d’une fois éprouvé la fine sûreté de son goût. N’ayant pas de convictions fermes, elle sympathisait sans effort avec la pensée d’autrui ; elle excellait à la provoquer, à la faire naître, à la renvoyer épurée, agrandie, fortifiée ; c’était une merveilleuse excitatrice d’esprits. Joubert l’éprouva plus que personne : en aucun temps, les cahiers où il consignait ses pensées ne se remplirent aussi vite que durant l’époque de ses relations avec Mme de Beaumont. « Confidente de mes pensées et de mes erreurs, écrivait-il après sa mort, de mes travaux et de mes écarts, de mes témérités anciennes et de ma sagesse tardive, à qui les dire désormais ? Vous étiez pour moi le public. » Dans l’affection qu’il avait pour elle il entrait non seulement de cette amitié tendre, prévenante, ingénieuse et un peu câline, qui était sa manière propre d’aimer, de cette vigilance inquiète et comme tremblante qu’on ne peut s’empêcher d’éprouver pour les êtres jeunes, délicats et fragiles, mais encore de l’admiration esthétique, de la reconnaissance intellectuelle, et de ces sentimens complexes et charmans qui sont l’habituel apanage des directions de conscience féminine. Joubert était né un peu directeur de conscience, et son passage aux Doctrinaires n’avait pas été sans fortifier en lui ce don de nature.

Mme de Beaumont avait accueilli avec joie « l’avènement de Bonaparte, » sur lequel Joubert fit d’abord quelques réserves. « Je n’ai partagé ni vos ravissemens, ni ceux de mon frère, » écrivait-il à son amie en décembre 1799. Mais bientôt le « ravissement » le gagne : « Je ne vous parlerai pas de Bonaparte qui est un inter-roi admirable. Cet homme n’est point parvenu ; il est arrivé à sa place. Je l’aime. » En attendant qu’il fît la fortune de Fontanes, l’« inter-roi » ramenait en France peu à peu la sécurité et la paix sociales ; les émigrés rentraient ; Fontanes, que le dix-huit fructidor avait forcé de chercher un refuge en Angleterre, y avait retrouvé Chateaubriand qu’il avait connu à Paris avant la Révolution, et s’était lié avec lui d’une étroite amitié ; il lui avait beaucoup parlé de Joubert ; et quand tous deux furent de retour en France, Fontanes s’empressa de mettre en relations son ancien et son nouvel ami. Chateaubriand sut se faire beaucoup aimer de Joubert. Celui-ci qui, dans une lettre rendue célèbre par Sainte-Beuve, a jugé à fond et sans illusion, et même avec sévérité, le caractère de René, a eu pour lui une réelle et profonde affection : il devina bien vite son génie d’écrivain et lui prodigua les encouragemens et les conseils. On ne dira, je crois, jamais assez tout ce que le Génie du Christianisme, Atala, René et les Martyrs ont dû à sa critique à la fois excitatrice et modératrice : qui sait même s’il n’y a pas mis la main ? Plus qu’aucun de ses contemporains il était préparé, par sa propre évolution morale, à comprendre l’Apologie nouvelle, et, tel que nous le connaissons, nous pouvons affirmer que certaines considérations sentimentales, ou sociales, ou esthétiques n’ont pas été étrangères à son retour au christianisme. « La religion est la poésie du cœur, » lisons-nous dans ses Pensées ; et n’est-ce pas la formule même du Génie ? Et combien d’autres pensées ne nous rendent-elles pas comme un écho du grand livre de Chateaubriand ! « ce sauvage me charme, disait de lui Joubert avec une rare pénétration. Il faut le débarbouiller de Rousseau, d’Ossian, des vapeurs de la Tamise, des révolutions anciennes et modernes, et lui laisser la croix, les missions, les couchers de soleil en plein Océan, et les savanes de l’Amérique, et vous verrez quel poète nous allons avoir pour nous purifier des restes du Directoire, comme Epiménide, avec ses rites sacrés et ses vers, purifia jadis Athènes de la peste[6]. » On ne saurait mieux exprimer la nature de l’heureuse transformation qui, du génial fatras de l’Essai sur les Révolutions, allait dégager le poète du Génie du Christianisme. Chateaubriand, c’était le poète tel que le concevait et tel que l’attendait Joubert : celui-ci l’a aimé, soutenu, dirigé, et même formé. Si, comme le conjecture avec vraisemblance M. Pailhès, il a collaboré aux célèbres articles de Fontanes sur le Génie, il a eu de plus l’insigne mérite de prononcer, au lendemain de son apparition, sur l’œuvre naissante, le jugement même de la postérité.

D’autres amitiés, surtout féminines, presque toutes contractées, ou du moins délicatement cultivées dans le salon de Mme de Beaumont, vinrent sinon consoler Joubert de la mort prématurée de cette dernière, tout au moins lui en adoucir l’amertume. C’était Guéneau de Mussy, Chênedollé, surtout Molé, pour lequel Joubert semble avoir eu une affection presque déférente, et qu’il appelait « son Caton de vingt ans : » nous avons une lettre de Molé à Joubert qui est un joli modèle de juvénile assurance ; il nous est difficile de pardonner à ce doctrinaire avant la lettre d’en avoir imposé au trop timide et scrupuleux Joubert, et d’avoir comme invité ce dernier, qui eut le tort de l’en croire sur parole, à condamner au feu une sorte d’oraison funèbre de Mme de Beaumont. Si vives d’ailleurs que fussent ces amitiés viriles, elles n’étaient pas pour remplir toute la « capacité » d’un cœur qui, tout naturellement, « aimait à aimer. » Le châtiment, a dit Joubert, le châtiment de ceux qui ont trop aimé les femmes est de les aimer toujours. » Qu’on fasse subir à cette pensée toutes les atténuations, restrictions, corrections ou « purifications » que l’on voudra, pour l’appliquer à Joubert lui-même : j’y consens, pourvu que l’on maintienne le principe d’une application personnelle. Joubert, — je le dis sans ironie, et en dépouillant le mot de toute acception maligne ou équivoque, — Joubert a été un perpétuel « ami des femmes. » Il était né tel, et la pureté de ses intentions, en le rassurant sur lui-même, lui donnait comme le droit de s’abandonner à sa propre nature. Le charme féminin agissait sur lui avec une promptitude et une force singulières : dès qu’il se trouvait en présence d’une femme aimable, intelligente et bonne, son « âme frôleuse » entrait en émoi ; une sorte d’inspiration s’emparait de lui ; il éprouvait le besoin de s’attacher cette âme de femme par tous les liens de la sympathie morale, et, si je puis dire, de communier avec elle par les parties les plus hautes, les plus fines, les plus délicates de son être intime. Causeur incomparable, plein de verve et d’humour, de grâce spirituelle ou de vivacité mordante, tour à tour éloquent, ingénieux, original, il possédait l’art subtil d’intéresser les autres à tout ce qu’il disait et, en même temps, de les provoquer à la réplique et de leur faire déployer toutes leurs secrètes ressources. L’entretien fini, il en ravivait et en prolongeait le souvenir par les délicieuses lettres qu’il savait écrire. Les femmes lui savaient gré de tous ses efforts pour leur plaire ; elles sentaient tout ce qui se cachait de poétique émotion, de tendresse chaste, de muette adoration sous ces souriantes coquetteries d’un valétudinaire ; elles lui étaient reconnaissantes du culte qu’il professait pour elles, et elles l’en récompensaient, comme il le souhaitait, en se laissant aimer et en aimant à leur tour. Imaginez un La Fontaine sans grossièreté : tel était exactement Joubert dans ce cercle d’amies qu’il avait su former autour de lui.

Elles étaient nombreuses, et dévouées, et fidèles ; et chacune de ces « amitiés amoureuses » mériterait d’être caractérisée à part, avec sa nuance propre : car ce délicat n’aimait pas Mme de Chateaubriand, Mme de Lévis ou Mme de Duras[7], ou Mme de Pastoret, de la même façon qu’il aimait Mme de Guitaut ou Mme de Vintimille. L’amitié n’a tout son prix que si elle est personnelle, et nous banalisons nos sentimens quand nous les prodiguons, toujours les mêmes, à tout venant. Aimer tous ses amis de la même manière, c’est n’en aimer aucun véritablement. Joubert était un trop fin dilettante de l’amitié pour ne s’en point aviser : toutes ses amitiés étaient des « amitiés particulières, » et qui aurait pu se plaindre qu’il y mêlât souvent le souvenir attendri de Mme de Beaumont ? Il écrit par exemple à Mme de Guitaut pour la remercier de l’aimable accueil dont il a été l’objet au château d’Epoisses, et lui parlant de ses deux filles, il ajoute :


Tout me plaît d’elles et m’occupe, jusqu’aux noms qu’elles portent. Celui de l’aînée est le vôtre, madame, et celui de sa sœur appartenait, il n’y a pas encore longtemps, à une femme bien regrettée, bien digne de l’être, et dont l’amitié a fait les délices des dix dernières années de ma vie. Pardonnez-moi d’oser vous en parler ici. Ce mois est consacré à sa mémoire, et tout ce qui me la rappelle m’est cher. J’ai déjà souhaité bien des fois que Pauline de Guitaut fût plus heureuse que Pauline de Montmorin ! Quelques semaines après, il écrivait à la même Mme de Guitaut :


Madame, on m’a remis, à mon réveil, le 20 novembre, deux lettres et de vieux journaux… La seconde lettre, madame, était la vôtre. Le timbre en était effacé ; mais au premier coup d’œil, j’en ai reconnu l’écriture, et j’en ai baisé l’enveloppe. La surprise que me causait cette faveur inespérée, et les bontés dont cette lettre était remplie, autorisaient un tel transport…


On conçoit sans peine que Mme de Guitaut « laissât lire » les lettres de Joubert « devant vingt-cinq personnes, » qu’elle trouvât « son style charmant, » et qu’elle lui écrivît ceci, qui dut singulièrement flatter un lecteur assidu et un admirateur enthousiaste de Mme de Sévigné, laquelle, disait-il, lui était « toutes choses : »


Je vais joindre vos lettres à celles]que renferme un certain carton que vous avez vu avec autant d’intérêt que pouvait vous en laisser la brièveté du temps ; les grâces de Mme de Sévigné seront enchantées d’avoir une nouvelle compagne, et tous les autres cartonnés vous feront place avec empressement.


Mais de toutes ces amitiés féminines, celle qui fut, en même temps que la plus ancienne, la plus tendre peut-être, la plus voisine de celle de Mme de Beaumont, ce fut celle de Mme de Vintimille. Joubert l’avait connue en 1802, et bien vite il s’attacha à elle. « Il l’aimait, nous dit son frère, comme la plus tendre sœur ; elle l’entendait si bien, il existait entre leurs deux âmes un tel unisson, une harmonie si parfaite, que M. Joubert disait lui-même que le plaisir de converser avec elle avait pour lui la même douceur que le plus agréable concert. » Il allait jusqu’à la comparer à l’incomparable amie qu’il avait perdue. « Elle était, disait-il de cette dernière, elle était, pour les choses intellectuelles, ce que Mme de Vintimille est pour les choses morales. L’une est excellente à consulter sur les actions, l’autre l’était à consulter sur les idées. » Comme Mme de Vintimille aimait les vieux livres, Joubert, bibliophile passionné et délicat, se faisait une joie, au jour de l’an, et le 22 juillet, anniversaire de leur première rencontre décisive, de lui offrir l’un des volumes les plus précieux de sa bibliothèque. Il y a telle lettre de lui, pour accompagner l’envoi d’un petit Pétrarque, qui devrait devenir chère à tous les amoureux des livres et à tous les amoureux de l’amitié :

La reliure est couleur de bois d’oranger et me rappelle vos petits meubles que j’aimais tant. La couverture est ornée d’un double W très délicatement tracé, qui semble multiplié par ses petites branches, et qui, par ce caractère, parait à la fois l’emblème et le chiffre le plus convenable de votre nom. Les signets sont des rubans du plus beau blond, ainsi que les revers de la reliure, et les dorures un peu passées. Enfin, tout annonce que, dans son origine, ce livret fut destiné à la plus piquante des blondes. J’ai dans la tête qu’on le relia pour vous, qu’il vous a appartenu, qu’il fut volé ou que vous le perdîtes, et je vous le rends.

Je me suis dit, dans mes conjectures, qu’il vous fut donné il y a longtemps ; que, par conséquent, celui qui le donna put vous aimer dès sa jeunesse ; et c’est un bonheur que je lui envie. Je me dis que, s’il vit encore, il vous aime toujours ; et ce bonheur-là, je ne l’envierai jamais à personne, car je le partage avec tout ce qui vous connaît


Laissons-le encore nous raconter lui-même les débuts de cette amoureuse amitié :


Par un anachronisme qui me fait frémir le cœur, — écrivait-il à Mme de Vintimille le 21 juillet 1817, — vous confondiez, dans une commémoration dont j’étais d’ailleurs très flatté, deux époques très différentes, quoique également mémorables pour moi, le 6 de mai 1802 et le 22 juillet, c’est-à-dire le jour où je vous vis pour la première fois, et le jour où j’ai le mieux connu le bonheur qu’on trouve à vous voir, en me promenant avec vous et Chateaubriand dans une certaine allée des Tuileries, qui semble faite exprès pour s’y promener en rêvant, où je me promène souvent, et que je trouve toujours, comme je vous l’ai dit plus d’une fois, tout embaumée de votre souvenir. C’est là (et ne l’oubliez plus) l’événement qui m’a rendu sacré le jour de Sainte-Madeleine. C’est là aussi ce qui m’a fait tant aimer les tubéreuses, dont je vous donnai, ce jour-là un beau bouquet, et c’est en l’honneur de ce beau bouquet que je m’en donne un pareil tous les ans, à la même heure, s’il se peut, et que je vous ai dédié et cette fleur et son odeur. Je voudrais bien n’être pas fade, mais il faut être vrai, et je dois vous avouer que le bonheur que j’éprouve à me rappeler ces importantes minuties fut un peu troublé, il y a un an, en voyant que seul j’en gardais bien nettement la mémoire.


Jusqu’à la fin, ces « importantes minuties, » qui sont la poésie de la vie sentimentale, firent les délices, de Joubert : la dernière lettre que nous ayons de lui est adressée à Mme de Vintimille : elle nous apprend… j’allais dire que les deux amoureux s’étaient écrit tous deux, suivant leur coutume, le 22 juillet précédent pour commémorer le solennel anniversaire, et elle se termine par ces mots : « Je désire aussi… que vous reveniez bien vite, afin que je puisse, du moins, m’imaginer que vous n’êtes pas loin de moi, E fra tanto, je baise vos aimables mains. » Si ces lettres ont passé sous les yeux de Mme Joubert, je voudrais croire, encore une fois, sans en être très sûr, qu’elle n’en a point souffert.

Ainsi s’écoulait doucement, entre ses amis et ses livres, ses lettres et son journal, tantôt à Paris, et tantôt en province, la vie tout intérieure de Joubert. Sa santé, qui fut toujours délicate, exigeait des soins de tous les instans, et souvent c’est autour de son lit qu’il recevait ses nombreux visiteurs ; mais il s’était fait de sa faiblesse même une souriante philosophie, et son aménité native n’en était guère altérée. Son plus jeune frère avait épousé la nièce de sa femme, et les deux ménages vivaient en commun, très tendrement unis. En 1809, Fontanes, nommé grand maître de l’Université naissante, fit de son ami un « conseiller » et un inspecteur général. Le choix était on ne peut plus heureux. L’ancien Doctrinaire avait l’expérience de l’enseignement ; il connaissait la vie et les hommes ; son sens très fin des réalités morales, sa scrupuleuse conscience professionnelle, son ardent désir d’être utile faisaient de lui le plus précieux et le plus actif des collaborateurs de l’œuvre nouvelle. « Il s’est fait peu de bien dans cette Université, nous dit son frère, auquel il n’ait contribué de près ou de loin, et il est resté bien peu de mal qu’il n’ait essayé de déraciner. » Les lettres que nous avons de lui confirment pleinement ce témoignage : il est tel plaidoyer pécuniaire pour le nouveau corps professoral qui devrait rendre la mémoire de Joubert éternellement chère à tous les universitaires d’aujourd’hui, — notamment à ces professeurs de Sorbonne qui, moins heureux que nos généreux députés, vivent, Dieu sait comme, avec leurs six mille francs de traitement.

La mort de Fontanes, survenue en 1820, fut pour Joubert une des dernières grandes douleurs de sa vie. Il avait espéré que son ami lui survivrait à lui, l’éternel malade, et il avait réservé les plus beaux livres de sa bibliothèque pour qu’on les lui remît après sa mort. Il ne devait pas d’ailleurs beaucoup tarder à le suivre. « Pour moi, écrivait-il à Mme de Vintimille, je ne suis plus qu’une âme, un souffle, un cœur qui vit de souvenirs, et le vôtre fait mes délices. » Ses forces, qui n’avaient jamais été bien grandes, diminuaient de jour en jour. Le 22 mars 1824, il écrivait ces derniers mots testamentaires dans son Journal : « Le vrai, le beau, le juste, le saint. » Et le 4 mai, il s’éteignait paisiblement et chrétiennement, à l’âge de soixante-dix ans.


III

Quand on retrouverait d’autres écrits de Joubert que ceux que nous avons signalés, — car il n’est pas sûr qu’il n’ait rien publié sous l’Empire et sous la Restauration, — les deux seules choses, on peut l’affirmer, qui restent et resteront de lui, ce sont ses Lettres et ses Pensées. Certains écrivains, et non des moindres, sont ainsi faits qu’ils ne sauraient écrire un livre. Ils ont la science, ils ont des idées, ils ont du style ; il semble que rien ne leur manque, — rien qu’un je ne sais quoi, et qui est peut-être la résignation aux banalités nécessaires. Dans les livres, même les meilleurs, les belles et fortes pages, les pensées originales et profondes ne se succèdent pas d’une manière ininterrompue ; elles ont besoin d’être amenées ; il faut, pour y parvenir, traverser maints passages auxquels des écrivains, même médiocres, pourraient suffire. La plupart des auteurs prennent leur parti de ces nécessités du métier et unissent même par n’en pas souffrir : la fin pour eux justifie les moyens. Il en est d’autres à qui ces conditions de l’action littéraire sont insupportables ; le « remplissage, » les longs développemens préparatoires, la rhétorique, en un mot, leur sont chose odieuse ; ils n’aiment, ils ne veulent, ils n’acceptent que l’excellent : ils volent de sommet en sommet ; ils dédaignent les vallées et les plaines, les grandes routes encombrées et poudreuses ; un beau mot leur tient lieu de tout un volume. Joubert était de ces délicats que « le goût de la perfection stérilise. » « S’il est, disait-il, quelqu’un tourmenté par la maudite ambition de mettre tout un livre dans une page, toute une page dans une phrase, et cette phrase dans un mot, c’est moi. » Quand on a cette disposition d’esprit, et qu’on la cultive, il faut renoncer à la fécondité qui seule peut-être fait les très grands écrivains. « J’ai souvent, avouait Joubert, touché du bout des lèvres la coupe où était l’abondance : c’est une eau qui m’a toujours fui. » « Je suis propre à semer, mais non pas à bâtir et à fonder. » « Je suis, je l’avouerai, comme une harpe éolienne qui rend quelques beaux sons, mais qui n’exécute aucun air. » En revanche, et si le talent d’expression ne trahit pas trop la pensée qu’il sert, on risque d’écrire des choses fines, profondes, exquises, et qui, faites pour les délicats, prendront définitivement place dans leur mémoire. C’est ce qui est arrivé à Joubert.

Il écrivait, nous l’avons vu, délicieusement les lettres. Les causeurs célèbres y réussissent quelquefois, non pas toujours. Mme de Staël ne s’est pas fait une réputation dans ce genre, et les lettres que nous avons d’elle ne la classent pas parmi nos « épistolières. » C’est que, s’il est très vrai qu’une lettre soit une conversation à distance, il n’est pas moins vrai que cette conversation est une conversation écrite, et faite pour être lue, non pour être écoutée ; et cela seul en change singulièrement les conditions. Que nos correspondans aient l’illusion, de nous entendre causer, rien de mieux, et tel est bien, assurément, le résultat à atteindre ; mais cette illusion, la pure et simple sténographie d’une libre improvisation familière ne saurait la produire ; il y faut une transposition préalable, et, sinon quelque apprêt, tout au moins un peu d’art et, pour tout dire, un minimum d’ « état littéraire. » Cet état particulier, placé à mi-côte entre la verve désordonnée de la causerie prime-sautière et l’effort réfléchi de la création artistique, ne le réalise pas qui veut : un certain don est nécessaire, et un peu d’application n’y saurait nuire. Il semble bien que Joubert ait eu l’un et l’autre. Dans ce cadre restreint, en tête à tête avec une personnalité d’élection qui l’entend à demi-mot et lui fait grâce des développemens inutiles, il se retrouve avec toutes ses qualités d’imagination pittoresque, de grâce caressante, de finesse piquante et d’expression ingénieuse ; et ses défauts, ses manques ou ses lacunes n’apparaissent guère. Sa subtilité, sa préciosité même ne vont pas sans charme, et ont d’ailleurs ici leur raison d’être : les sentimens fins et les idées délicates ne peuvent pas s’exprimer dans une langue trop usée et trop commune ; et ceux qui, comme Joubert, en matière de choses morales, ont le goût des nuances exactes, sacrifient souvent à la préciosité par amour de la précision.

Nous ne possédons guère qu’une centaine de lettres de Joubert[8]. Nous n’irons pas, avec Mme de Guitaut, jusqu’à les mettre à côté de celles de Mme de Sévigné ; mais quand un jour on fera l’inventaire de la littérature épistolaire du XIXe siècle, elles y figureront, n’en doutons pas, en excellente place. Il est même fâcheux qu’on ne nous en ait pas conservé un plus grand nombre. Je ne puis, à cet égard, partager l’avis de Silvestre de Sacy, qui déclarait qu’ « on aurait pu en retrancher encore quelques-unes. En fait de lettres surtout, ajoutait-il, je suis pour les œuvres choisies. » A quoi je réponds que les œuvres choisies doivent suivre, et non pas précéder les œuvres complètes, et que, pour bien choisir, il faut d’abord être sûr de ne rien négliger d’important. Or, il n’est pas admissible qu’il n’existe de par le monde qu’une centaine de lettres de cet exquis correspondant qu’était Joubert ; et il est à prévoir, il est à souhaiter qu’on en découvrira d’autres, et qu’on les publiera. En attendant de plus amples ou plus précieuses découvertes, voici deux lettres inédites à la marquise de Pastoret. On conviendra qu’il serait regrettable, — la dernière surtout, — qu’elles eussent été perdues[9].


15 novembre 1806. — Vous êtes à mes yeux, madame, dans le monde où naissent les livres, une colombe qui ne doit s’y désaltérer que d’eaux très pures.

J’appelle ainsi, en ce moment, ces idées, en apparence peu solides, où l’esprit boit avec délices une clarté qui le nourrit.

On ne trouve nulle part en abondance, dans toute sa limpidité, cette merveilleuse liqueur, qui est véritablement, pour parler comme le poète,


Une eau dont la source est aux cieux.


Les littératures anciennes ont des champs qui en sont imbibés, et on l’y respire en vapeur ; les littératures nouvelles ont un sol qui en est ennemi. Ce sol est brûlant, ou glacé, et, toutes les fois qu’elle y tombe, cette eau céleste s’y durcit et s’y change en brillans stériles. Rien ne peut plus s’en humecter.

On en rencontre quelques gouttes d’une éblouissante fraîcheur, dans les plus arides contrées. Mais il faut, pour les découvrir dans toutes les langues modernes, aller par-delà leurs cultures, dans leurs landes et leurs déserts.

Là, cette rosée étincelle, sur des productions obscures qui ne l’ont pas toujours été.

Là, on la voit avec surprise, attachée à des branches mortes et à des feuilles desséchées, où brillent toutes les couleurs.

Là on peut la boire à longs traits (quoique réduite à peu d’espace) avec toute son excellence, et toutes ses variétés, dans des coupes qui la conservent, en lui prêtant, pour ainsi dire, leur indestructibilité. Je veux dire, dans de vieux mots, qui ont subi l’épreuve du temps et n’ont rien perdu de leur prix ; les uns semblables à des perles, les autres, à des diamans.

J’ai cherché pour vous ce trésor, etc. Madame Pastorel, Colonnade de la place Louis XV, n° 3, à Paris[10].


Mon frère est parti ce matin, madame : il aura l’honneur de vous voir, à peu près à son arrivée.

Il me semble que j’aurai approché de vous quand je saurai qu’il vous a vue. Je ne néglige point de cultiver toutes ces petites illusions qui viennent du cœur. On en recueille un fruit solide : des plaisirs qui sont très réels.

Si cela devient nécessaire, mon frère prendra la liberté de solliciter vos recommandations au ministère de l’Intérieur, en faveur d’un de nos anciens amis, secrétaire général dans le département de la Corrèze, et à qui la perte d’un[e] épouse tendrement aimée a rendu odieux et insupportable depuis un an le plus horrible des séjours. Je donne hardiment ce titre à la ville de Tulle où il est relégué. Je la connais. C’est un lieu qui n’est pas même bon à s’y faire enterrer. Dieu me préserve de savoir là des cendres qui me seraient chères ! J’aurais horreur de les y imaginer.

Notre ami voudrait quitter ce vilain lieu et sa place modique pour un autre pays et pour un[e] autre place de la même nature, mais un peu plus payée. On lui a dit dans les bureaux qu’il s’en trouvait une à Bruxelles ; il nous en a écrit. Nous voudrions bien l’aider et si vous pouvez le servir, nous recourrons à vous avec une extrême hardiesse. Au bout du compte, vous êtes née pour bien sentir, pour bien penser, pour bien agir et pour bien faire. Tout le monde a le droit de vous placer dans l’élément qui vous convient. M. de Chateaubriand suivra de près mon frère. Il devait faire avec nous la Saint-Martin ; mais une brusque nécessité l’obligera à nous quitter après-demain mardi 29 de ce mois d’octobre. Je ne sais pas si celui-ci ira vous voir avant mon arrivée, malgré l’envie qu’il en a.

Il est habitué à être mené par la main à toutes les premières entrevues, et la première qu’il aura avec vous est de cette espèce pour lui ; car ce n’est pas les nœuds de la civilité qu’il veut contracter avec vous, mais ceux de cette amitié haute qui peut être formée entre les âmes, sans aucun intermédiaire et même sans l’assiduité.

Je lui ai dit que vous étiez la personne du monde la plus propre à l’enchaîner de ce lien, celui de tous peut-être qui laisse l’âme la plus libre, et qui cependant la captive le mieux. Je l’ai bien assuré qu’il ne vous échapperait pas, et que ce qu’il avait à faire de plus sage était de jouir promptement des douceurs d’une destinée dont il ne peut pas fuir le joug. Il me croit, mais je ne sais ce qu’il fera. En tout cas, je le conduirai s’il n’a pas su aller tout seul, à mon retour qui demeure toujours fixé à la fin du mois de novembre.

M. de Chateaubriand et moi avons parlé de vous tous les jours en nous promenant, et je n’ai pas manqué de lui dire tous les soirs, quand nous considérions les merveilles de l’Occident, spectacle dont il est aussi épris que moi : Ce soleil se couche sur la cabane de paille qu’avait Mme Pastoret.

J’ai passé près d’un mois sans avoir de vous aucune nouvelle. Votre lettre du 28 septembre ne m’est parvenue que dix-sept jours après sa date, par un de ces dérangemens de courriers dont j’ai souvent entendu contester la possibilité, et dont en effet l’excès n’est jamais arrivé qu’à nous. J’ai conté cette histoire avant-hier à Mme de Vintimille. Mais j’en veux faire grâce à vous. Mme Gaudy nous avait bien appris qu’elle avait eu l’honneur de vous voir, mais elle ne se souvenait pas (disait-elle) si vous lui aviez dit que vous m’aviez écrit, ou que vous m’écririez, ou que je ne vous écrivais pas. Il a fallu que votre lettre en personne avec sa date sur le front m’apprit ce qu’il fallait choisir de ces trois suppositions. Je l’ai reçue et je l’ai lue avec un plaisir infini, mais je vous prie de croire que, pendant ces retardemens, je n’ai pas cru un seul moment que vous eussiez pu m’oublier. Nous avons tant causé que je vous en défie. J’ai pour garans de ma sécurité mon instinct et mon propre exemple, car vous pouvez en toute sûreté me défier à votre tour. Il y a, madame, quelque part, dans l’âme immortelle, un coin tellement immortel, que les sentimens qui y entrent deviennent immortels aussi. C’est là qu’est votre souvenir :

Je vous prierai de me parler de vos lectures à mon retour. Je vous dirai quelque chose des miennes. J’avais emporté avec moi deux volumes des Dialogues. Je vous en indiquerai des passages qui m’ont ravi.

Mme de La Briche a eu en effet la bonté de m’écrire une lettre pleine de bonté et de saine critique. Je lui ai fait une réponse immense par laquelle je lui ai déclaré que, pour de bonnes raisons que j’ai déduites, je ne permettais qu’à elle seule d’aimer les romans de Mme Cottin et leurs pareils. Elle les juge en effet si bien et elle les apprécie si juste qu’on peut lui mettre la bride sur le cou.

Je lui ai bien promis de vous remercier sans fin de ses préventions en ma faveur et en effet je vous en remercie de nouveau et à tout jamais, car je croirai toujours que c’est à vous que je les dois.

J’ai écrit à Mme de Vintimille que vous et elle vous amusiez à faire de moi une caricature à laquelle bien des gens voudraient ressembler, mais qui ne me ressemblait point. Mme de Vintimille a voulu s’amuser et a bien fait ; mais vous, madame, faites mieux, en prenant le parti d’un innocent persécuté.

Je parierais que les projets de bals et de cercles qu’on m’attribue aboutiront à rester au coin de mon feu et à aller au coin du vôtre le plus souvent que je pourrai. Je me propose fermement de vous étourdir aussi souvent cet hiver que je l’ai fait cet été, si le temps me laisse sortir. J’espère, dans mes matinées, voir Mme de Vintimille plus assidûment que jamais. J’ai pris avec Chateaubriand l’engagement d’aller de compagnie à tous les concerts de Mme La Briche où nous demanderions un coin pour trois personnes derrière tous les sièges, ce qui ferait pour nous une loge grillée où nous aurions une place à donner. En outre, je m’étais promis de retenir le plus de noms et de regarder le plus de visages que je pourrais pendant six mois, afin que, dans l’isolement où je vivrais le reste de ma vie, je pusse imaginer facilement les gens dont j’entendrais parler. Voilà quels plans d’amusement, de dissipations et de courses j’avais formés, et voilà de quoi on se moque. Je m’enfermerai dans mon trou, si on continue à abuser de ma candeur. En attendant, je vous supplie de ne prendre aucune confiance ni directe, ni indirecte aux calomnies des railleurs. Si M. Molé est de la conspiration, je lui dirai : Et toi aussi, mon cher Brutus !

J’ai tout dit, et je finis en vous priant, madame, de penser à moi quelquefois, de m’écrire souvent, et de compter parfaitement sur mon respectueux et tendre attachement. Il est tel que vous pouvez l’imaginer en le faisant à votre fantaisie. Agréez-en l’hommage désintéressé, c’est-à-dire indépendant même de toutes vos bontés pour moi.

JOUBERT.

P.-S. — J’ai été ravi que M. Laborie s’intéressât au bon somnambule.

Je prends la liberté de vous recommander toujours la pauvre fille abandonnée, et le pauvre vieux cordonnier qui s’est peut-être présenté à votre porte, etc. J’ai beaucoup tardé à vous répondre dans l’espérance de vous apprendre que je me portais mieux que je ne fais depuis un mois. Et vous, madame, comment vous portez-vous ?


Est-ce que tout Joubert, — y compris le Joubert moraliste, — n’est pas dans cette dernière lettre ? Et Mme de Pastoret n’aurait-elle pas pu lui répondre, comme jadis Mme de Beaumont : « Vos lettres sont aimables comme vous, comme vos procédés, comme votre amitié ? »

Un trait, entre quelques autres, distingue les lettres de Joubert de tant d’autres correspondances, également remarquables par la grâce de la pensée ou du sentiment et par le charme du style : c’est l’abondance des vues générales, des « pensées » ou maximes dont elles sont parsemées. À chaque instant, et en vertu d’une pente toute naturelle de son esprit, son expérience personnelle se généralise, et il trouve, pour l’exprimer, des formules singulièrement concises et heureuses. C’est peut-être à ce don de généralisation que l’on reconnaît le véritable écrivain : voyez combien de « pensées, » ou ingénieuses ou profondes, il serait facile d’extraire des œuvres de Bossuet ou de Molière, de Racine ou de Chateaubriand. Dans un ordre plus modeste, cela est vrai aussi des lettres de Joubert. Il n’y a qu’à les feuilleter, pour y cueillir nombre de pensées toutes faites : « Les consolations sont un secours que l’on se prête, et dont tôt ou tard chaque homme a besoin à son tour. » — « La vie est un devoir ; il faut s’en faire un plaisir, tant qu’on peut, comme de tous les autres devoirs, et un demi-plaisir, quand on ne peut pas mieux. » — « Il y a des défauts dont nous ne pouvons tirer d’autre parti que de nous en faire une vertu par la patience et par notre soumission à les avoir. » — « La vie est un ouvrage à faire, où il faut, le moins qu’on peut, raturer les affections tendres. » Au reste, Joubert sentait bien lui-même que ce don de formuler avec bonheur des vérités d’expérience morale était une partie de son originalité épistolaire, et, de propos délibéré, il la consciencieusement cultivé. Il appelle quelque part ses lettres une « pâte à maximes, » et, plus d’une fois, il rapporte du « recueil de maximes qu’il a reçues de l’expérience » celles qui lui paraissent le mieux appropriées à ses correspondans. « J’ai fait autrefois, écrit-il à Mme de Guitaut, une observation importante, et je veux vous la dédier. La voici : « On s’épargnerait bien des peines, si l’on entrait dans la vie, déterminé à garder à tout prix les opinions qui nous rendent plus sages, et tous les sentimens qui, en nous rendant contens des autres, nous rendent plus contens de nous. » Ainsi la Correspondance de Joubert nous achemine comme d’elle-même à l’étude de ce Recueil de Pensées où, pendant un demi-siècle, il a mis tout le meilleur, tout le plus exquis de son esprit et de son âme.

Il ne l’a pas publié lui-même, et à bien des égards, on peut le regretter. Mais il faut avouer que, depuis La Rochefoucauld, Pascal ou La Bruyère, il devient bien difficile, quand on a la secrète faiblesse d’en écrire, de publier soi-même ses propres Pensées. On a l’air de vouloir s’égaler aux maîtres du genre et de se décerner de sa propre autorité un brevet de « grand moraliste. » L’ironie de la critique trouve là si aisément matière à s’exercer qu’on est un peu excusable de ne s’y point exposer de gaieté de cœur. Les plus hardis, — un Chateaubriand, un Sainte-Beuve, — osent tout au plus insinuer ou glisser leurs « pensées, réflexions et maximes » au milieu de leurs œuvres complètes, ou à la fin d’un recueil d’articles. Le plus sûr est peut-être de laisser à ceux qui nous survivront le souci éventuel de notre réputation posthume de grand ou petit moraliste. C’est ce qu’a fait Joubert. Mais il semble bien avoir eu conscience qu’il ne tenait pas pour lui tout seul son propre journal, et avoir compté un peu sur l’attention de la postérité. Une note inachevée, retrouvée parmi ses papiers, est fort significative à cet égard : « Si je meurs et que je laisse quelques pensées éparses sur des objets importans, je conjure, au nom de l’humanité, ceux qui s’en verront les dépositaires de ne rien supprimer de ce qui s’éloignera des idées reçues. Je n’aimai pendant ma vie que la vérité ; j’ai lieu de penser que je l’ai vue sur bien de grands objets ; peut-être un de ces mots que j’aurai jetés à la hâte… » Cette note semble même réclamer un publication intégrale qui n’a d’ailleurs, — et peut-être à tort, — jamais eu lieu. Le premier éditeur des Pensées, Chateaubriand, dans un volume introuvable qui n’a pas été livré au commerce, et qu’il était peut-être bon de remettre en circulation, s’est borné à faire un choix. Son exemple a été suivi par tous ceux qui ont succédé au grand écrivain dans son rôle d’exécuteur testamentaire. L’édition courante, préparée par Paul de Raynal, et perfectionnée par son frère, est en général plus complète[11], mieux distribuée, plus commode à manier que l’édition de Chateaubriand ; mais elle n’est encore qu’un choix, et l’on voudrait être sûr que ce choix ne laisse de côté rien d’essentiel. D’autre part, et à supposer qu’une publication intégrale des manuscrits laissés par Joubert fût ou difficile, ou impossible, on aimerait bien à pouvoir dater chacune des pensées que les éditeurs ont cru devoir retenir. Dans cette « suite de petits livrets, au nombre de plus de deux cents où Joubert avait inscrit, jour par jour, ses réflexions, ses maximes, l’analyse de ses lectures et les événemens de sa vie, » il y a évidemment toute l’histoire de la pensée et de l’âme même du moraliste : on serait, semble-t-il, en droit de connaître cette histoire, non seulement dans ses résultats exquis, mais bruts, mais encore dans la suite de ses étapes successives.

Résignons-nous donc, en attendant qu’on donne quelque jour peut-être satisfaction à notre curiosité légitime, résignons-nous à prendre en bloc, telles qu’on nous les présente, les Pensées de Joubert, et essayons d’en indiquer brièvement les mérites originaux et de mettre le livre à son rang.

Toutes ces pensées ne sont assurément pas d’égale valeur, et, puisqu’elles ont été choisies sans doute entre beaucoup d’autres il en est un certain nombre qu’on aurait pu laisser de côté sans très grand dommage pour la mémoire du moraliste. Tel est par exemple ce jugement sur Racine, que l’on pourrait pardonner à Victor Hugo, mais que j’ai quelque peine à passer au délicat Joubert : « Ceux à qui Racine suffit sont de pauvres âmes et de pauvres esprits ; ce sont des âmes et des esprits restés béjaunes et pensionnaires de couvent. Admirable, sans doute, pour avoir rendu poétiques les sentimens les plus bourgeois et les passions les plus médiocres, il ne tient lieu que de lui-même. C’est un écrivain supérieur, et en littérature, c’est tout dire. Mais ce n’est point un écrivain inimitable. Pradon, lui-même, a fait beaucoup de vers pareils aux siens. » — Racine renvoyé aux « pensionnaires de couvent ! » Joubert, qui lisait tout, n’a-t-il donc pas lu Phèdre ? Et, s’il l’a lue, n’a-t-il donc pas vu tout ce que le drame recouvrait de profonde vérité, même physiologique ? Passons sur cette stupéfiante, et d’ailleurs probablement unique méprise. Mais d’autres pensées sont bien subtiles, et bien « tirées par les cheveux. » D’autres encore sont exprimées par des métaphores si imprévues, si abondantes, si incohérentes aussi parfois, qu’il faut faire effort pour les entendre, et qu’on est tenté d’appliquer à l’auteur une autre de ses maximes : « Les mots, comme les verres, obscurcissent tout ce qu’ils n’aident pas à mieux voir. »

Mais il y aurait sans doute quelque injustice à trop insister sur ces imperfections, que Joubert nous eût apparemment dérobées, s’il avait été son propre éditeur, et qui sont l’inévitable rançon de toute publication posthume. Soyons sûrs que nous avons singulièrement gagné à ne pas connaître les brouillons de La Rochefoucauld ou de La Bruyère. Au reste, c’est par leurs qualités, plus que par leurs défauts, que les écrivains valent, s’imposent et se classent. Et celles de Joubert sont assez hautes pour attirer et retenir l’attention de la critique.

Ce qui frappe d’abord dans ce recueil de Pensées, c’est l’extrême variété des sujets qui y sont successivement abordés. On a vite fait le tour de la pensée d’un La Rochefoucauld, même d’un La Bruyère : avec Joubert, on se sent en présence d’un esprit infiniment plus curieux et plus accueillant. A vrai dire, il n’est guère de question à laquelle il ne se soit intéressé, et sur laquelle, rapide ou perçant, il n’ait tenu à dire son mot. Métaphysique et morale, politique et pédagogie, esthétique et histoire de l’art, théologie et littérature, psychologie et sciences même, les anciens et les modernes, il lisait tout, réfléchissait sur tout, parlait ou écrivait sur tout. « Ayons le cœur et l’esprit hospitaliers, » dit-il quelque part ; et on le voit, dans sa Correspondance, mettre le précepte en pratique : il n’est aucune lecture, si abstruse soit-elle, qui le puisse rebuter. A peine Kant est-il traduit, qu’il se met en campagne pour avoir tous ses livres et pour s’y « casser la tête. » « J’ai franchi, écrit-il, de terribles hauteurs, escaladé bien des greniers à livres pour me procurer tout cela. » Une autre fois, c’est dans Aristote qu’il se plonge. « Pour moi, je suis enfoncé dans Aristote. Après avoir achevé ses Morales, me voilà jeté à corps perdu dans ses Métaphysiques ; il faudra le lire tout entier. Il me tuera ; mais je ne puis plus m’en défendre. » Et de tout ainsi. Il entreprenait parfois d’immenses lectures sur tel ou tel sujet qu’il voulait approfondir, afin « d’être quitte, disait-il, des opinions d’autrui, de connaître ce qu’on a su et de pouvoir être ignorant en toute sûreté de conscience. » Cette active curiosité d’esprit a laissé sa trace parmi les Pensées. Mettons à part Montaigne, et même Pascal, que je persiste à croire beaucoup moins ignorant qu’on ne l’a bien voulu dire : Joubert est le plus cultivé, le plus divers, le moins fermé de tous nos moralistes.

L’écueil d’une pareille tournure d’esprit est double : le pédantisme et la légèreté guettent également ceux qui la possèdent et qui s’y laissent entraîner. Avoir lu Kant dans une traduction latine, et Aristote dans le texte grec, c’est admirable ; mais, pour Dieu ! n’allez pas, comme eût fait Bayle, nous le rappeler à toutes les lignes que vous écrivez ! Et de même, s’intéresser et s’ouvrir à tout, c’est chose excellente et infiniment louable ; mais, de grâce, gardez-vous de croire, ou de nous faire croire, comme n’y eût pas manqué Voltaire, qu’il suffit de cinq minutes de réflexion pour comprendre l’obscure question de la grâce, et abstenez-vous de trancher par une plaisanterie le problème de la liberté ! Il me semble que Joubert a su échapper à ces reproches : il a trop de tact naturel et acquis pour être pédant, et il a un sentiment trop vif et trop grave de la complexité des choses pour ne pas éviter d’être superficiel. Même, il abonde en pensées ingénieuses et profondes, qui sont comme le vivant témoignage et l’aboutissement lointain de réflexions longuement poursuivies, véritables résidus d’expérience morale et de philosophie portative, dont l’alerte concision spirituelle provoque la méditation, sollicite la rêverie et s’impose à la mémoire :


Il faut craindre de se tromper en poésie, quand on ne pense pas comme les poètes, et en religion, quand on ne pense pas comme les saints.

La politesse est la fleur de l’humanité. Qui n’est pas assez poli n’est pas assez humain.

On a rompu les chemins qui menaient au ciel et que tout le monde suivait ; il faut se faire des échelles.

Il est tel auteur qui commence par faire sonner son style, pour qu’on puisse dire de lui : Il a de l’or.

Le poli et le fini sont au style ce que le vernis est aux tableaux ; ils le conservent, le font durer, l’éternisent en quelque sorte.

La force n’est pas l’énergie ; quelques auteurs ont plus de muscles que de talent.

Chacun est sa Parque à lui-même, et se file son avenir.

Platon se perd dans le vide ; mais on voit le jeu de ses ailes ; on en entend le bruit.

En élevant un enfant, il faut songer à sa vieillesse.

En morale, pour atteindre le milieu, il faut aspirer au faîte.

On n’a pas une religion, quand on a seulement de pieuses inclinations ; comme on n’a pas de patrie, quand on a seulement de la philanthropie.

La même croyance unit plus les hommes que le même savoir ; c’est sans doute parce que les croyances viennent du cœur.

Dieu a fait la vie pour être pratiquée, et non pas pour être connue.

Sans le devoir, la vie est molle et désossée ; elle ne peut plus se tenir…


Il serait aisé d’allonger la liste de ces pensées, qui toutes vont loin, et dont quelques-unes, — on l’a sans doute noté au passage, — ont une portée toute contemporaine, et ont l’air, en vérité, de dater d’hier, ou même d’aujourd’hui. La forme en est d’une vivacité piquante et lapidaire, d’une plénitude aisée qui ne laissent rien à désirer. « C’est un grand art, a dit encore Joubert, que de savoir darder sa pensée et l’enfoncer dans l’attention. » Cet art, il le possède excellemment : il a le don, précieux pour un « maximiste, » des formules heureuses, et qui se gravent. « Je voudrais, disait-il, monnayer la sagesse, c’est-à-dire la frapper en maximes, en proverbes, en sentences, faciles à retenir et à transmettre. » Il faut avouer qu’il a fort bien rempli son objet.

En quoi d’ailleurs consiste cette « sagesse » que Joubert voulait répandre ? Et de son volume de Pensées peut-on dégager, sinon un système, tout au moins une doctrine, une conception nouvelle et originale du monde, de l’homme et de la vie ? Le mot de système eût été répudié par lui. « Tout système, a-t-il écrit, tout système est un artifice, une fabrique qui m’intéresse peu ; j’examine quelles richesses naturelles il contient, et ne prends garde qu’au trésor. » Ce serait donc faire violence à ce souple et pénétrant esprit que de vouloir systématiser ses idées ; mais c’est lui rendre justice que de signaler l’intime unité de ses vues, et d’en marquer l’orientation générale.

Joubert est avant tout un idéaliste. Nourri de Platon, auquel il a voué le plus fervent des cultes, convaincu que « toute belle philosophie ressemble » à la sienne, il estime comme son maître-que « la matière est une apparence, » et que la véritable réalité, la seule qui compte, la seule même qui existe, est esprit. Son effort consistera donc, par-delà les apparences sensibles et trompeuses, à rechercher, à deviner, à exprimer la réalité profonde et immuable dont elles sont le grossier symbole. Pour qu’un tel effort ne soit pas vain, et pour qu’on ne puisse pas être justement accusé de bâtir dans les nuages, il faut de toute : nécessité étudier, observer longuement la réalité commune et sensible, afin d’y démêler l’âme de spiritualité qu’elle renferme. Il me semble, quoi qu’on en ait dit quelquefois, que Joubert s’est assez bien conformé à cette obligation primordiale : son recueil n’est pas d’un homme qui ignore l’homme, et qui se fasse sur notre espèce beaucoup d’illusions. Je crois bien que, tout comme un autre, il est descendu


Dans le fond désolé du gouffre intérieur,


et que les bas-fonds de la nature humaine ne lui sont pas inconnus. « Il entre dans toute espèce de débauche, beaucoup de froideur d’âme ; elle est un abus réfléchi et volontaire du plaisir. » Cette pensée n’est ni d’un naïf, ni d’un prude ! et cette autre, non plus, qui fait songer à Vigny et à Schopenhauer : « La haine entre les deux sexes ne s’éteint guère. » Seulement, si Joubert voit bien l’homme tel qu’il est, il est vrai qu’il aime mieux le voir tel qu’il doit être ; s’il a bien pénétré dans l’arrière-fond ténébreux et fangeux du cœur humain, il est certain qu’il ne s’y attarde pas. « Je reprends ma joie et mes ailes, et je vole à d’autres clartés. » Ce mot de lui le peint tout entier. Il n’estimait pas, — et avec raison, — que ce fût l’œuvre d’un vrai moraliste de montrer à l’homme toute sa misère, sans lui donner en même temps le sentiment de sa grandeur. « Il ne faut, disait-il, s’occuper des maux et des malheurs du monde que pour les soulager : se borner à les contempler et à les déplorer, c’est les aigrir en pure perte. Quiconque les couve des yeux en fait éclore des tempêtes. » Aux « clartés » de l’expérience, Joubert préférait celles de l’idéal.

Cet idéal, il se garde bien de le placer dans les révélations simplistes de la raison pure. La Révolution l’a dégoûté du philosophisme où il avait jadis trempé lui-même : il a éprouvé, à la voir à l’œuvre, que la raison toute seule n’engendre ni la sagesse, ni la vertu. La religion au contraire assure et entretient l’une et l’autre. D’abord, elle « est la seule métaphysique que le vulgaire soit capable d’entendre et d’adopter. » D’autre part, elle seule réalise pleinement ce besoin de bonheur, d’infini, de beauté qui est inné au cœur de l’homme. « La piété est au cœur ce que la poésie est à l’imagination, ce qu’une belle métaphysique est à l’esprit ; elle exerce toute l’étendue de notre sensibilité. » Enfin, elle est l’unique fondement de la morale. « Nous ne voyons bien nos devoirs qu’en Dieu. C’est le seul fond sur lequel ils soient toujours lisibles à l’esprit. » « Sans le dogme, la morale n’est que maximes et que sentences ; avec le dogme, elle est précepte, obligation, nécessité. » « Il faut du ciel à la morale, comme de l’air à un tableau. » Que d’ailleurs l’ensemble des dogmes chrétiens soit peut-être malaisé à admettre, il est possible : « La vertu n’est pas une chose facile ; pourquoi la religion le serait-elle ? » Gardons-nous au surplus d’exagérer les difficultés de croire, et que certains théologiens ne nous en imposent pas ! « C’est leur confiance en eux-mêmes, et la foi secrète qu’ils ont de leur infaillibilité personnelle qui déplaisent dans quelques théologiens. On pourrait leur dire : Ne doutez jamais de votre doctrine, mais doutez quelquefois de vos démonstrations. » « La religion défend de croire au-delà de ce qu’elle enseigne. » « Dieu a égard aux siècles. Il pardonne aux uns leurs grossièretés, aux autres leurs raffinemens… Nous vivons dans un temps malade : il le voit. Notre intelligence est blessée : il nous pardonnera, si nous lui donnons tout entier ce qui peut nous rester de sain. »

Philosophie très humaine, comme on peut voir, et que saint » François de Sales eût goûtée, plus peut-être que Jansénius. Pas plus qu’elle ne désespère de l’homme, elle ne désespère de Dieu. En un mot, elle est optimiste, comme l’était au fond celui qui l’a conçue. Nos idées générales sont toujours le reflet ou l’écho de notre tempérament personnel, et nous avons beau nous en défendre, nos conceptions du monde ne sont jamais que la projection de notre moi sur l’univers. Joubert était né optimiste, — car on naît optimiste, comme on naît pessimiste ; — la sérénité, la bienveillance, la gaîté même formaient le fond de son humeur, et c’est cette parfaite bonne grâce, inaltérable et souriante, qui rendaient ce « Platon à cœur de La Fontaine » si justement cher à tous ses amis. Chateaubriand lui écrivait « qu’il voulait voir l’enfer même du bon côté, » et, d’autre part, nous lisons dans les Pensées ce mot qui aurait pu lui servir de devise : « Ne vous exagérez pas les maux de la vie, et n’en méconnaissez par les biens, si vous cherchez à vivre heureux. » Je crois bien au total que c’est son optimisme même qui a incliné Joubert au christianisme. On a trop dit que le christianisme était une religion pessimiste. Une doctrine n’est pas pessimiste, quand elle proclame l’accord final de la vertu et du bonheur ; et si l’on y songe, quel indéracinable optimisme que celui qui est au fond de la parole évangélique : « Croissez et multipliez ! » Mais, ce qui est vrai, c’est que le christianisme n’a pas fermé les yeux aux innombrables misères de l’homme et de la vie ; il les a même soulignées d’autant plus énergiquement, ces misères, qu’il en savait le remède. L’optimisme qu’il professe et qu’il suggère n’est pas celui qui n’est qu’une forme de la niaiserie ou de l’égoïsme satisfait ; il a, si l’on peut dire, traversé le pessimisme, il en a subi l’épreuve, et il y a résisté. Les vrais optimistes, ceux-là seuls qui comptent et qui méritent que l’on discute leurs doctrines, sont ceux qui n’ignorent rien des tragiques dessous de l’existence humaine, et qui, malgré tout, gardent quelque espérance. Tel était exactement Joubert. Il avait souffert, il avait vu souffrir autour de lui ; de ces souffrances d’autrui, il avait pris généreusement sa part ; il avait longuement médité la maladie, la douleur et la mort : il était resté optimiste quand même. Plus que beaucoup d’autres, il en avait acheté le droit.


Il y a dans les Pensées un mot exquis : « Il faut mourir aimable, si on le peut. » Joubert enseigne non seulement à mourir, mais à vivre aimable. De combien de moralistes peut-on en dire autant ?


VICTOR GIRAUD.

  1. Notice historique, s. I. n. d. [1824] (cet opuscule biographique, œuvre presque inédite du frère de Joubert, a été reproduit par nous en tête d’une réimpression annotée que nous avons publiée récemment de l’édition originale des Pensées, Paris, Bloud, 1909, in-16) ; — Pensées et Correspondance de J. Joubert, publiées par Paul de Raynal, 10e édition, 2 vol. in-16 ; Paris, Perrin ; — les Correspondons de J. Joubert, lettres inédites publiées par Paul de Raynal, 2e édition, 1 vol. in-16 ; Paris, C. Lévy, 1885 ; — G. Pailhès, Du nouveau sur J. Joubert, 1 vol. in-16 ; Garnier, 1900. — Cf. Sainte-Beuve, Portraits littéraires, t. II ; Causeries du lundi, t. I ; Nouveaux lundis, t. III ; Chateaubriand et son groupe littéraire ; — James Condamin, Essai sur les Pensées et la Correspondance de J. Joubert, 1 vol. in-8 ; Didier, 1877 ; — Jules Lemaitre, les Contemporains, t. VI.
  2. J’imagine que M. de Langeac qui, nous dit la Notice historique, « distingua le mérite de M. Joubert et l’engagea à se charger d’un travail fort important, » avait prié son ami de lui rédiger une sorte de mémoire historique sur Colomb, qui pût lui servir pour la composition de son épitre et qu’ayant obtenu le prix, il voulut associer pour ainsi dire son collaborateur à sa gloire, en imprimant, avec ses propres vers, le « précis » qu’il avait utilisé et les notes qui y étaient jointes.
  3. C’est évidemment Langeac que l’anonymat semble désigner ici, et c’est à lui d’ailleurs que la Biographie des hommes vivans « attribue » le volume. J’ai entre les mains une édition datée de Genève, an IX : elle ne porte aucun nom d’auteur.
  4. « La France (à l’époque de la Fronde) n’était pas mûre encore et manquait de lumière pour s’emparer de ses droits (p. 95). »
  5. Voyez sur la Comtesse Pauline de Beaumont le livre d’A. Bardoux (Paris, Calmann-Lévy, 1884), qui a d’abord paru ici même, le pénétrant article de M. Paul Bourget dans ses Études et Portraits, et le joli livre tout récent de M. André Beaunier, Trois amies de Chateaubriand (Fasquelle).
  6. Ce mot est cité par Villemain, la Tribune moderne : M. de Chateaubriand p. 87, et par. M. Paul de Raynal dans les Correspondans de Joubert, p. 126. Ce doit être un fragment d’une lettre à Fontanes qu’on aurait bien dû recueillir dans la Correspondance de Joubert.
  7. Nous avons de Mme de Duras une lettre à Chateaubriand qui contient un joli et piquant portrait, encore qu’un peu caricatural, de Joubert. On la trouvera dans le livre d’A. Bardoux sur la Duchesse de Duras, Paris, Calmann-Lévy, 1898. p. 351-362.
  8. Elles ont été publiées, — M. G. Pailhès en a fait la preuve péremptoire, — avec une singulière négligence. Joubert épistolier attend encore les honneurs d’une édition définitive.
  9. Ces deux lettres font partie des précieuses collections de M. le comte Allard du Chollet, à qui j’en dois l’aimable communication, et à qui je suis heureux d’exprimer ici toute ma gratitude.
  10. Le timbre de la poste porte : Villeneuve-sur-Yonne. Je crois qu’il faut dater la lettre du 27 octobre 1811, le 29 octobre 1811 tombant justement un mardi.
  11. Il y a cependant certaines pensées qui figuraient dans l’édition originale, et qui ont disparu des éditions courantes ; par exemple celle-ci (cf. notre édition, article 1, n° 231, p. 52) : « Il y a des temps où le Pape doit être dictateur ; il y en a d’autres où il doit n’être considéré que comme premier préposé aux choses de la religion, comme son premier magistrat, comme roi des sacrifices. »