Un Moine philosophe du XIe siècle

Un Moine philosophe du XIe siècle
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 2 (p. 471-501).

UN MOINE PHILOSOPHE


DU


ONZIEME SIECLE.




Saint Anselme de Cantorbéry, tableau de la vie monastique et de la lutte du pouvoir spirituel avec le pouvoir temporel au XIe siècle, par M. Charles de Rémusat.[1]




Dans un pays qui n’a pas cessé d’aimer l’esprit et d’être sensible à l’élégance, il est impossible qu’un ouvrage de M. de Rémusat, si sérieuse qu’en soit la matière, n’excite pas un vif intérêt. L’historien d’Abélard sait pourtant comme nous qu’il a deux sortes de lecteurs, les uns qui, après avoir suivi avec émotion les aventures de l’amant d’Héloïse et admiré le tableau déjà plus sévère des grands combats de l’adversaire de saint Bernard, ont fermé le livre sans aller plus avant ; les autres, qui n’ont pas craint de s’engager dans la querelle des réaux et des nominaux, et d’accompagner le rival de Guillaume de Champeaux, le maître Pierre, depuis l’école de la cathédrale et la montagne Sainte-Geneviève jusqu’à l’abbaye de Cluny. Si ces lecteurs curieux et fidèles, qui comptent depuis longtemps M. de Rémusat parmi les maîtres de la critique philosophique et savent qu’on peut cultiver la métaphysique avec passion sans cesser d’être un esprit des plus délicats et un de nos plus brillans écrivains, si ces lecteurs me demandaient quel genre d’attrait peut présenter une étude sur saint Anselme, je n’éprouverais pas le moindre embarras. Il me suffirait de leur dire que saint Anselme, comme théologien, n’a d’égal au moyen âge que saint Thomas. J’ajouterais que ce théologien est en même temps un philosophe, j’entends un métaphysicien du premier ordre, qui a conçu au fond de sa cellule, six siècles avant le Discours de la Méthode, quelques-unes des pensées les plus hardies de Descartes, et dont le nom reste à jamais attaché au problème de l’existence de Dieu. Et si maintenant vous voulez vous souvenir que ce moine philosophe a été primat d’Angleterre entre Lanfranc et Thomas Becket, et qu’il a soutenu, non sans courage et sans modération, la cause des successeurs de Grégoire VII contre les héritiers de Guillaume le Conquérant, vous voyez se dessiner une figure historique des plus imposantes, où certes les contrastes ne manquent pas. Vous pressentez que ce personnage, en qui se rassemblent avec grandeur des traits si variés, aura été pour M. de Rémusat le type de tout un siècle. Voyez en effet sous combien de formes l’église, au moyen âge, fait partout sentir son influence. Ici, le prêtre homme d’état, ambassadeur, ministre, régent, comme Suger ; là, le moine restant au cloître pour y cultiver la perfection chrétienne, comme Pierre le Vénérable, ou sortant de sa solitude pour remuer le monde au nom de la foi, comme saint Bernard ; ailleurs enfin, le prêtre homme de science, de théologie et de dialectique, à la manière d’Abélard, de saint Thomas ou d’Okkam. Or saint Anselme est à la fois tout cela, moine, philosophe et personnage politique : philosophe et moine dans l’âme, il est vrai, et homme politique à son corps défendant, mais d’autant plus intéressant par cette lutte même qui se livre toute sa vie entre sa noble passion pour la pensée spéculative et la situation éminente où le condamne sa sainteté.

Ceci me ramène à ces lecteurs défians, prompts à s’effaroucher au seul mot de métaphysique ou de théologie, qui voient dans tout problème sur le fond des choses une sorte de piège, et dans les travaux des philosophes qui se font lire une conspiration permanente contre leurs loisirs. Je voudrais leur persuader que le sentiment qui a poussé M. de Rémusat à se plonger dans les ténèbres du XIe siècle, ce n’est pas uniquement le désir d’ajouter une page de plus à cette histoire de la scolastique où il a déjà illustré son nom. Si je ne me trompe, ce qui dans saint Anselme a surtout charmé son historien, c’est l’homme. Il en faut convenir, l’âme de saint Anselme est une âme de la plus rare beauté. Avec l’intelligence d’un penseur profond, il avait la candeur d’un enfant. L’esprit en lui était fin, pénétrant, délié, le cœur était simple ; mieux encore, il était bon. Deux objets le remplissaient, des pensées sublimes et des affections pures. Jamais il ne connut l’ambition, et s’il avait eu le choix de sa vie, il en aurait fait deux parts. L’une pour penser à Dieu, l’autre pour s’entretenir avec ses amis et faire en silence beaucoup de bien aux hommes. Oui, c’est la beauté exquise de cette âme qui a séduit M. de Rémusat, ou du moins qui l’a soutenu dans les recherches souvent arides où l’engageait nécessairement son sujet ; c’est elle aussi qui fait l’intérêt universel de son livre, et lui donne un cachet de nouveauté et d’originalité incontestables[2].

Essayons, en suivant les traces de M. de Rémusat, de donner quelque idée de ce personnage aux aspects divers et harmonieux, dont il résume ainsi tous les titres à l’attention de la postérité : moine, prieur, abbé du Bec, archevêque de Cantorbéry, primat d’Angleterre, un des saints du calendrier, un des maîtres de Descartes.


I

Saint Anselme était Lombard d’origine, comme Lanfranc, son prédécesseur au siège de Cantorbéry. Il naquit à Aoste, vers 1033 ou 1034. Son père Gondulfe était un homme de plaisir ; ce fut Ermemberge, sa mère, qui dirigea sans partage toute son éducation. Née dans un rang élevé, Ermemberge avait des mœurs simples et une piété à la fois douce et ardente dont elle déposa le germe dans l’âme de son fils. Celui qui devait être un théologien sublime, ayant entendu dire à sa mère que Dieu était là haut dans le ciel, s’était imaginé que le ciel s’appuyait sur les sommets des montagnes qui bornaient son horizon depuis son enfance, et qu’ainsi en les gravissant on pourrait monter jusqu’à la cour du roi des mondes. Sa jeune imagination, pleine de ces impressions naïves, le conduisit une fois en rêve à la table même de Dieu, et il racontait avec simplicité aux compagnons de ses jeux qu’il avait mangé le pain des anges. À peine âgé de quinze ans. Anselme va trouver un abbé de la connaissance de sa famille et lui demande la permission de se faire moine. Sur un premier refus, il tombe malade, insiste encore après sa guérison, et, toujours contrarié dans son vœu, finit par abandonner ses études, où il réussissait à merveille, et par se jeter dans les plaisirs. Tant que vécut sa mère, cette douce autorité sut le contenir ; mais, après l’avoir perdue, son cœur, dit-il, comme le navire qui perd son ancre, s’abandonna sans mesure à toutes les agitations de la vie mondaine. Et comme en même temps son père, rompant brusquement ses habitudes dissipées, s’était jeté dans un couvent, Anselme eut à subir de sévères remontrances et des rigueurs qui durent être excessives, puisqu’elles décidèrent un jeune homme du naturel le plus doux et du cœur le plus aimant à quitter pour toujours sa famille et son pays, Anselme part, suivi d’un seul serviteur, passe le mont Cenis à pied à travers mille fatigues, voyage plusieurs années en Bourgogne, en France, en Normandie, et vient enfin à l’abbaye du Bec, auprès de Lanfranc, chercher l’étude, la religion et la paix.

C’était le moment où florissaient, sous les auspices des successeurs de Rollon, les grandes abbayes normandes : l’abbaye de Jumiéges, relevée par Guillaume-Longue-Epée ; l’abbaye du Mont-Saint-Michel, instituée par le duc Richard Ier ; l’abbaye de Cérisi, création de Robert-le-Diable ; l’abbaye de Conches, celle de la Trinité-du-Mont, et tant d’autres qui ont un nom dans les annales de la science et de la piété. Parmi ces maisons illustres, l’abbaye de Sainte-Marie-du-Bec a le premier rang. Aucune n’a donné à l’église plus de grands docteurs et de grands saints ; aucune n’a vu accourir des contrées les plus lointaines de l’Europe une foule plus nombreuse de disciples qui, devenus ensuite abbés, évêques, primats, cardinaux, papes, allaient porter dans toute la chrétienté l’esprit de son enseignement et l’éclat de son nom. Par une cruelle ironie de la destinée, cette vénérable abbaye, qui eut pour second abbé Lanfranc, et pour troisième saint Anselme, n’a prolongé sa durée jusqu’au siècle de Voltaire que pour s’éteindre en 1790 sous le gouvernement nominal de M. de Talleyrand[3].

Le premier abbé du Bec fut un certain Herluin, personnage de noble famille, qui, au milieu d’une mêlée sanglante, fit vœu de se consacrer au service divin. Il donne ses domaines par acte authentique à la vierge Marie, et construit une église à Bonneville, entre Rouen et Lisieux, à deux milles d’un petit ruisseau nommé le Bec. Herbert, évêque de Lisieux, consacre l’église le 24 mars 1031, coupe les cheveux d’Herluin et le reconnaît pour abbé d’un nouveau couvent de moines noirs de la règle de saint Benoît. Le fondateur de la savante abbaye ne savait pas lire : il employait la nuit à s’instruire, et le jour il maniait la bêche ou la truelle. Sa mère Héloïse était restée auprès de lui et faisait dans le couvent l’humble office de servante. L’emplacement de l’abbaye ayant été mal choisi, Herluin la transporta au confluent de deux cours d’eau, dans le lieu qui s’appelle encore, en souvenir de lui, le Bec-Hellouin. Le temps n’a rien épargné même des ruines du célèbre monastère. Une tour isolée, qui ne remonte pas au-delà du XVe siècle, voilà tout ce que rencontrent les rares visiteurs qui cherchent le berceau de Lanfranc et de saint Anselme.

Ce fut l’arrivée de Lanfranc qui donna à l’abbaye naissante la vie et le renom. Né à Pavie, d’une famille sénatoriale, Lanfranc étudie les lettres et le droit à Bologne, passe en France, fonde à Avranches une école florissante, engage contre l’hérésiarque Bérenger de Tours cette controverse fameuse ; où il déploya une science extraordinaire pour le temps et la plus rare puissance de dialectique. Comme il allait d’Avranches à Rouen, des voleurs le dépouillent. Attaché à un arbre, la nuit, au milieu d’une forêt, il veut prier et il s’aperçoit, le savant docteur, qu’il ne sait par cœur aucune prière. Honteux de lui-même, il fait vœu de se donner à Dieu. Il demande quel est le plus prochain monastère, on lui indique le Bec. Après un noviciat sévère et trois ans de silence, il est reçu parmi les moines, devient prieur, ouvre une école et attire en foule les disciples.

Cet itinéraire de Lanfranc nous intéresse d’autant plus qu’il fut exactement celui d’Anselme, qui sortait d’Avranches, lorsqu’à vingt-cinq ans il vint au Bec se mettre entre les mains de son célèbre compatriote, en attendant qu’il le remplaçât tour à tour dans le gouvernement de l’abbaye et sur le siège primatial de Cantorbéry.

Aarrêtons-nous un instant à cette période paisible de la carrière, d’Anselme, à cette vie des monastères que le pinceau délicat et brillant de M. de Rémusat ranime sous nos yeux avec une fraîcheur de coloris, une finesse de touche et une grâce inimitables. Anselme ne resta pas longtemps simple moine à l’abbaye du Bec. Il remplaça d’abord Lanfranc comme prieur, puis Herluin comme abbé, et toujours malgré les refus les plus obstinés et les plus sincères. On voit éclater ici les traits saillans de son caractère moral. Anselme n’aimait pas à gouverner les hommes, non qu’à certains égards il n’y fût excellemment propre, mais il avait une autre passion, grande, ardente, souveraine, la passion de méditer. Le comble de son ambition eût été de rester simple moine et de partager sa vie entre la méditation des choses divines et la prière, qui n’était encore pour lui qu’une méditation passionnée.

Il fallut céder à des instances unanimes et s’essayer à l’art du gouvernement. Anselme en possédait une des plus rares parties, le don d’agir sur les âmes. C’était chez lui l’effet d’une bonté profonde, qui se manifestait par la plus touchante douceur et par un intarissable besoin d’aimer associé à un esprit de candeur et de pureté répandu dans toute sa personne et qui lui donnait un charme et une autorité irrésistibles.

On très jeune moine, nommé Osberne, plein d’esprit et de malice, haïssait Anselme et le poursuivait des sarcasmes les plus amers. Anselme entreprit de le ramener. Il loue ses talens, excuse ses légèretés, obtient pour lui toutes les faveurs désirées, et, à force d’indulgence, parvient à s’en faire aimer. Alors il change de conduite, devient exigeant, impérieux, sévère, et pousse même la rigueur envers son disciple jusqu’à le châtier par des verges. Le jeune moine supporte tout d’un maître qu’il avait appris à chérir. Devenu le plus docile, le plus humble et le plus doux des religieux, il développait sous l’œil attentif d’Anselme la plus heureuse nature, quand une maladie mortelle vint le frapper. « On vit alors ce sévère maître auprès du lit du jeune frère lui prodiguer de tendres soins, le réchauffer dans ses bras, lui verser les breuvages nécessaires, le soutenir par des paroles douces et fortifiantes ; mais ce fut en vain, et, voyant le terme approcher, dans sa paternelle inquiétude il le pria de venir lui révéler, s’il était possible, après cette vie, quel était son destin. L’enfant le promit et mourut. Aussitôt son corps est lavé, enveloppé, mis au cercueil, porté à l’église ; les moines, rangés à l’entour, chantent des psaumes pour son âme. Anselme, afin de prier plus librement, se cache dans la partie la plus retirée du temple. Là, accablé de tristesse, il sent bientôt s’appesantir ses yeux humides de larmes et s’endort. Dans son sommeil, il voit trois personnes d’un visage auguste, couvertes d’habits éclatans de blancheur, entrer dans la demeure d’Osberne et s’asseoir en cercle pour le juger ; mais dès que l’arrêt est rendu, Osberne se ranime, pâle encore, semblable à un homme qui se relèverait d’un évanouissement. — Eh bien ! mon fils, qu’y a-t-il ? — L’antique serpent, répond-il, s’est trois fois dressé contre moi, trois fois il est retombé sur lui-même, et un des gardes du seigneur Dieu m’en a délivré. — À ces mots, Anselme s’éveilla. Édifié et consolé, il fit vœu de célébrer chaque jour la messe pour le repos de l’âme du jeune frère, et toute sa vie il accomplit son vœu. »

Aucun autre de ses disciples ne put remplacer Osberne dans son cœur, mais sa bonté s’étendait sur tous. Il causait un jour avec un autre chef d’abbaye de la difficulté de discipliner les enfans : « Ils sont pervers et incorrigibles, disait l’abbé ; cependant nous ne cessons de les battre jour et nuit, et ils deviennent toujours pires. — Vous ne cessez de les battre ! dit Anselme. Et quand ils sont adultes, que deviennent-ils ? — Hébétés et brutes, répondit l’abbé. — Que diriez-vous, reprit Anselme, si, ayant planté dans votre jardin un arbre, vous le comprimiez ensuite de manière à l’empêcher de déployer ses rameaux ? Des enfans vous ont été donnés pour qu’ils croissent et fructifient, et vous les tenez dans une si rude contrainte, que leurs pensées s’accumulent dans leur sein, et n’y prennent que des formes vicieuses et tourmentées. Nulle part autour d’eux la charité, la piété, ni l’amour ; dans leur âme irritée croissent la haine, la révolte et l’envie. Ne sont-ce pas des hommes pourtant ? Leur nature n’est-elle pas la nôtre ? Et voudriez-vous qu’on vous fît ce que vous leur faites ? Vous les battez ! mais est-ce seulement en battant l’or et l’argent que l’artisan en forme une belle statue ?… » Dans ces images, dans ces paraboles familières, ne sentez-vous pas cet esprit de douceur qui circule dans l’Évangile, et ne vous semble-t-il pas entendre la voix de celui qui disait : Laissez venir à moi les petits enfans !

Anselme s’intéressait de préférence à tout ce qui était faible et souffrant. On cite un vieillard nommé Herewald qui, parvenu à la dernière décrépitude et n’ayant plus que la parole, ne consentait à recevoir des alimens que de lui, et à qui il rendait les forces en exprimant lui-même le jus du raisin qu’il lui faisait boire dans le creux de sa main. Cela explique ce mot de ses biographes, que sa charité était celle d’une mère : Sanis pater, infirmis mater erat.

À cette bonté exquise, joignez le prestige de tant de qualités supérieures : une science très profonde et qui paraissait surnaturelle, l’austérité de mœurs la plus rigide, mais sans excès, sans faste et comme sans effort ; ajoutez encore un visage noble et pur où brillait doucement un air de sérénité angélique, et vous comprendrez l’influence prodigieuse qu’Anselme exerçait, autour de lui, et tous les miracles attribués par le moine Eadmer, son naïf et sincère biographe, à sa seule présence. « Une fois, à l’heure de minuit, quand toute la maison était plongée dans le repos, un moine malade et couché dans l’infirmerie (c’était un ancien du couvent, jaloux ennemi d’Anselme) se mit à pousser des cris extraordinaires, comme frappé d’un spectacle effrayant. On accourt, on le trouve tremblant et pâle, on le questionne, et il répond que deux énormes loups le tiennent étouffé et lui serrent la gorge avec leurs dents. Riculfe, un des assistans, se hâte d’aller chercher le prieur enfermé pour corriger des manuscrits. Anselme vient, et, levant la main, il prononce, en faisant le signe de la croix, les paroles consacrées. Tout à coup le malade se calme, et, d’un visage serein, il remercie Dieu. Dès le moment où Anselme a paru sur la porte, la main levée, il a vu, dit-il, une flamme en forme de lance sortir de sa bouche, et venir frapper les loups qui ont pris la fuite. Cependant Anselme s’approche de lui, et, lui parlant à voix basse du salut de son âme, il reçoit l’aveu de ses péchés, et lui donne l’absolution générale, annonçant qu’à l’heure où les moines se lèveront pour nones, leur frère abandonnera cette vie. Et en effet, dès qu’ils eurent quitté leur lit, on le déposa sur la terre, et, tous s’étant rangés autour de lui, il expira. Telle fut bientôt l’opinion des moines sur leur prieur, que ce Riculfe, qui lui servait de secrétaire, racontait qu’une nuit qu’il était chargé de réveiller les frères pour les offices, étant venu à passer devant la porte de la salle du chapitre, il avait vu Anselme debout, en oraison, entouré d’une sphère de flamme brillante ; frappé d’étonnement, et pour éclaircir ses doutes, il s’était empressé de monter au dortoir et de courir au lit du prieur ; mais ce lit était vide. Revenu dans la salle, il avait retrouvé Anselme, mais non plus le globe de feu. »

On pense bien que les miracles ne tiennent pas une petite place dans la vie d’Anselme. C’était là un point difficile à toucher pour une plume moins délicate que celle de M. de Rémusat. Entre la crédulité factice d’un historien dévot, racontant d’un air béat toutes les puérilités de la légende, et la raideur d’un rationaliste étroit qui ferme son âme au souffle vivant des traditions et au sentiment pieux des choses humaines, la route moyenne est quelquefois douteuse. Nous n’étonnerons personne en disant que M. de Rémusat l’a constamment suivie sans effort, avec l’aisance d’une raison supérieure et d’un goût exquis. Il remarque fort bien qu’avec la meilleure volonté du monde d’épargner les miracles à son héros, il ne raconterait véritablement pas une histoire du XIe siècle, s’il taisait les prodiges que la vénération des fidèles attribuait à l’homme dont l’église a fait un saint. M. de Rémusat nous raconte donc, sur la foi des moines de l’abbaye du bec, que nombre de malades retrouvèrent la santé en se faisant arroser avec l’eau qu’Anselme avait bénie, et, ce qui est remarquable, c’est que Anselme, témoin de ces miracles qu’il n’opérait que contre son gré, ordonnait aux malades guéris de n’en rien dire et de tout rapporter à la miséricorde divine. En recueillant avec respect ce trait de caractère, nous ne cacherons pas plus que M. de Rémusat que nous aimons mieux voir Anselme apaiser les passions, corriger les vices, confondre l’erreur, calmer la douleur dans les âmes malades et troublées.

Rien aussi de plus vivant et de plus charmant que l’image d’Anselme sortant à regret de ses méditations chéries pour exercer son droit de juridiction sur les vassaux de l’abbaye. « Il s’asseyait, tranquille et calme, entre les plaideurs, ne répondant aux paroles insidieuses que par quelque trait de morale ou quelque pensée de l’Évangile. Parfois même il s’endormait, et l’on trouvait miraculeux qu’au réveil il éclaircît les obscurités, démêlât les plus captieux mensonges, comme s’il eût tout entendu bien éveillé. » Le miracle, dit M. de Rémusat, c’était d’unir un esprit délié à un cœur juste.

Nul abbé n’était moins propre qu’Anselme à grossir, aux dépens de ses voisins, les revenus de son monastère. Il condamnait dans l’homme d’église le zèle trop ardent pour les biens de sa maison, cette sollicitude et cette dextérité excessives dans les affaires, tout ce qui ne convenait qu’aux mondains et pouvait donner à la religion un caractère temporel : « Il y a, disait-il, des prélats de notre ordre qui pour conserver dans leurs mains les biens du Seigneur, laissent périr dans leurs âmes la loi du Seigneur. Non contents d’être prudens, ils veulent être habiles ; ils deviennent cupides pour le lieu saint, et ne songent qu’à toujours acquérir pour les pauvres serviteurs de Dieu. »

Une chose pourtant faisait regretter à Anselme l’extrême pauvreté de son abbaye, c’était la difficulté de former une bibliothèque. Il faut ici se faire une idée juste des ressources littéraires du temps : cela peut servir à rabattre bien des illusions chez ceux qui poussent l’enthousiasme du moyen âge jusqu’à un fanatisme ridicule ; mais cela est surtout nécessaire pour apprécier dignement les services rendus par Anselme, et en général par l’église, à la civilisation moderne. Il n’y a qu’une voix parmi les chroniqueurs pour célébrer la bibliothèque du Bec. Or, nous en avons aujourd’hui le catalogue exact : il ne contient que les noms d’une quarantaine d’auteurs, dont plus des trois quarts sont ecclésiastiques, et encore est-il postérieur d’au moins un siècle au temps de Lanfranc[4]. Nul doute que ce ne fût alors une affaire très-difficile que de se procurer les épîtres de saint Paul ; car, l’archevêque Lanfranc ayant demandé l’exemplaire du Bec, Anselme le lui envoie avec une douleur visible, et pour obéir, dit-il, à ses ordres. N’est-ce point une chose admirable de voir Anselme exercer ses moines à transcrire et à corriger des manuscrits, et leur donner l’exemple tout le premier ? On lit dans un écrivain du XIe siècle « que les moines du Bec étaient si adonnés aux lettres, si versés dans la science des énigmes sacrées, que presque tous semblaient des philosophes. » Le témoignage est précieux, mais il faut prendre garde de s’y tromper. Si on cherche ce que faisaient les philosophes dans leurs écoles, on verra qu’ils apprenaient à lire à leurs disciples, et ces disciples étaient quelquefois des hommes de cinquante ans. Aux plus habiles, on enseignait un peu de latin et le chant d’église. Encore ici Anselme payait de sa personne, et il nous avoue avec candeur que faire décliner les enfans l’ennuyait quelque peu. Admirable simplicité d’un grand esprit fait pour les spéculations les plus sublimes de la pensée ! Sait-on à quoi s’occupait. Anselme quand les soins de l’administration laissaient à son esprit quelque loisir ? Il composait ces étonnans ouvrages où les grands problèmes de la philosophie et les mystères de la religion sont scrutés avec une hardiesse, une élévation et une subtilité ingénieuse qui rappellent saint Augustin et font pressentir Malebranche et Fénelon. Nous citerons les plus célèbres : le Monologium et le Proslogium. Anselme leur avait d’abord donné des titres bien remarquables et qui en expriment parfaitement le caractère. Il appelait le premier : Exemple de méditation touchant la raison de la foi ; le second portait ce titre : la Foi cherchant l’Intelligence. C’est en effet le cachet original de la méthode théologique de saint Anselme de ne jamais séparer la foi de la raison, et quoi de plus extraordinaire en vérité que ce moine du XIe siècle qui ferme les saintes Écritures, écarte les pères de l’église, s’isole de la tradition, et enseveli dans sa cellule du Bec, un peu comme Descartes dans son poële en Allemagne, cherche Dieu par la seule raison, s’enfonce dans les mystères les plus redoutables du christianisme, et construit sur un plan hardi et grandiose ce que M. de Rémusat appelle fort bien une démonstration à priori de la sainte Trinité !

Cette entreprise est l’objet du Monologium ; elle conduisit Anselme à un ouvrage plus original encore. Il conçut le dessein de ramener à une seule et même idée fondamentale tout ce qu’on croit et tout ce qu’on enseigne touchant l’existence et la nature de Dieu. Voilà le germe de cet argument fameux du Proslogium, que Descartes crut inventer six siècles plus tard, qui parut à Leibnitz susceptible d’une rigueur géométrique, et dont la destinée, après Kant et M. Hegel, n’est peut-être pas encore épuisée. Il faut lire dans M. de Rémusat le récit animé autant que fidèle des perplexités d’Anselme. On se croit transporté un instant dans cette antique abbaye où habitait, sous le froc d’un moine, le génie d’un grand métaphysicien : « Ce fut d’abord comme une pensée unique qui l’obsédait à toute heure. Il en perdait le manger, le boire, le sommeil, et, ce qui l’affligeait le plus, il se sentait préoccupé et troublé jusque dans le service de Dieu. Il ne pouvait dire matines attentivement. Inquiet et scrupuleux, mécontent d’ailleurs de n’avoir pas encore réussi à embrasser son sujet tout entier, il finit par craindre que son idée ne fût une tentation du démon. Il s’efforça de la repousser ; mais plus il y travaillait, plus elle revenait l’assaillir. Voilà enfin qu’une certaine nuit, aux prières de vigiles, la lumière se fit dans son esprit : tout lui apparut avec clarté ; son cœur se remplit d’une immense joie. Il crut reconnaître un coup de la grâce, et dans le premier feu de sa découverte il écrivit le fond de son argumentation sur des tablettes de cire qu’il confia aux soins d’un moine. Quelques jours après, il les redemande ; on les cherche, on ne les retrouve pas. Aucun frère ne sait ce qu’elles sont devenues. Anselme se hâte de réparer sa perte, et trace une nouvelle rédaction des mêmes pensées qu’il recommande au même dépositaire. Celui-ci les cache, dans le coin le plus secret de son lit, et le jour suivant, sans s’être aperçu de rien, il les trouve brisées en mille pièces sur le carreau : il en ramasse les morceaux et les porte à Anselme, qui les recueille, les rapproche et parvient avec peine à retrouver à peu près l’écriture. Cependant, pour éviter de nouveaux dommages, il fit transcrire le tout sur parchemin in nomine Domini. »


On voit assez que l’ambition d’Anselme n’était point tournée du côté des grandeurs humaines, et que la perspective d’une haute situation dans l’église devait lui être un sujet de crainte et d’effroi. Voici toutefois le moment où la vénération universelle va l’arracher à son monastère bien-aimé et le produire au grand jour des luttes politiques, sur ce siège glorieux et redoutable où Lanfranc vécut paisible, où Thomas Becket mourut martyr.

Le conquérant de l’Angleterre, Guillaume de Normandie, venait de succomber le 10 septembre 1087. Venu sur le continent pour s’emparer du comté de Vexin, il se jette sur Mantes, l’incendie, se blesse à mort en tombant de cheval, appelle à lui Anselme, dont la personne lui inspirait uns vénération particulière, et expire sans avoir eu l’entretien désiré. À cette nouvelle, Lanfranc éprouve la plus vive douleur. Peu avant la mort du roi, l’âme pleine des plus tristes pressentimens, il écrivait au pape : « Priez Dieu que le roi vive ; car, lui vivant, nous avons une paix quelconque. Après sa mort, nous ne devons espérer aucune paix, aucun bien. » En effet, le successeur désigné du conquérant était son second fils, Guillaume le Roux, qui préparait à l’Angleterre le plus violent et le plus avare des despotes. Lanfranc ne survécut pas longtemps au grand monarque dont il avait secondé la politique. Il mourut le 28 mai 1089, et certes, s’il pressentit qu’il allait avoir pour successeur Anselme, le plus doux et le plus pur des hommes, son cœur dut gémir des cruels embarras qu’il léguait à son ami.

Rien de plus semblable que la fortune de Lanfranc et d’Anselme, rien de plus contraire que leur caractère et leur destinée. Qu’il soit professeur à Avranches, moine, prieur, abbé à Sainte-Marie-du-Bec ou primat d’Angleterre à Cantorbéry, Lanfranc est partout un homme d’action. Même quand il écrit des traités théologiques, le tour naturel de son génie s’y fait reconnaître. Il a pris la plume pour combattre l’hérésie, pour confondre Bérenger de Tours, pour obtenir telle décision d’un concile, pour défendre enfin l’autorité de l’église et l’unité du gouvernement spirituel. Anselme à son tour suit tous les degrés de la même carrière, et toujours il reste l’homme de la vie intérieure et de la méditation. Il disait en souriant à ses amis : « Je suis comme le hibou, je ne me plais que dans l’obscurité, entouré de mes petits. Lui aussi, lorsqu’il s’expose au grand jour et se mêle aux autres oiseaux, il est poursuivi et déchiré. » Anselme et Lanfranc représentent au XIe siècle le génie de l’église sous ses deux formes les plus opposées : Lanfranc, c’est le moine politique avec le goût du pouvoir, l’ambition et les talens du gouvernement, n’allant du monde au cloître que pour s’élancer du cloître dans le monde et traiter au nom de l’église avec les puissances du siècle, exact dans ses mœurs, mais indulgent à autrui, souple, délié, et, avec des desseins toujours honnêtes, peu scrupuleux quelquefois sur les moyens de les accomplir. Anselme, c’est le moine philosophe, qui fuit un monde troublé par les passions violentes, où règnent la force, la discorde et la guerre, et se réfugie dans la retraite pour y cultiver en paix son âme, pour y entretenir la flamme sainte des nobles études, pour y recevoir les âmes blessées et y calmer les douleurs inconsolables, pour y répandre autour de lui le goût de la perfection chrétienne au sein d’une vie pure, douce, innocente, toute à la prière, à la méditation, à la vertu et à Dieu.

Loin de moi le dessein de rabaisser ici la vie active devant la spéculation et d’exalter Anselme aux dépens de Lanfranc. Je sais que le génie et la vertu ont des formes diverses, et il y a plus d’une voie légitime pour qui veut servir Dieu et les hommes. Lanfranc est à mes yeux un personnage historique des plus respectables. Au lieu de lui faire un crime d’avoir servi la politique de Guillaume le Conquérant, il me semble que l’accord de ces deux grands esprits est pour l’un et pour l’autre un titre d’honneur ; mais le même primat d’Angleterre qui a pu, sans dommage pour son caractère et sa foi, s’associer aux desseins d’un conquérant de génie, se fut-il accordé aussi aisément avec son indigne héritier ? Je ne le crois pas, et voilà tout ensemble le motif et l’excuse des luttes d’Anselme contre les rois anglo-normands.

M. de Rémusat s’est trouvé naturellement conduit à crayonner ces curieuses figures de Lanfranc, de Guillaume le Conquérant et de son fils, le roi Roux, comme l’appelaient les moines du temps. Si ce n’était la crainte de paraître affecter une compétence où je ne prétends pas, je dirais qu’après tant de travaux justement célèbres, même après l’incomparable récit de M. Augustin Thierry, quiconque voudra connaître toute la vérité sur les hommes et les choses de cette époque trouvera à s’éclairer dans les appréciations largement impartiales de M. de Rémusat, relevées encore par le charme d’un vif récit tout semé de peintures brillantes et de traits ingénieux. Oui, M. de Rémusat a raison, il ne faut pas appliquer la même mesure à tous ces rois normands, bien que l’ambition, l’avarice et la ruse formassent leurs traits communs. Le premier Guillaume est plus qu’un grand guerrier, c’est un grand politique ; le second Guillaume n’est qu’un médiocre tyran. Rien de plus habile, par exemple, rien de plus suivi et de plus sensé que la conduite du conquérant à l’égard de L’église. Guillaume avait trop de portée et de finesse pour ne pas s’appuyer fortement sur le clergé, la seule force morale du moyen âge ; mais il était trop profondément laïque et trop jaloux de son autorité pour en soutenir la moindre usurpation. Il honorait et protégeait sincèrement le clergé anglican, mais il entendait le gouverner. On sait que la conquête de l’Angleterre fut encouragée à l’égal d’une croisade par le saint-siège sous l’influence de l’archidiacre Hildebrand. Guillaume ne fut pas ingrat envers l’église, et cependant il ne put supporter patiemment qu’Hildebrand, devenu Grégoire VII, réclamât de lui tout à la fois argent et obéissance. « Guillaume, écrivait le pape, est la perle des princes ; qu’il soit le modèle de la justice et le type de l’obéissance. Dès ce monde, il y gagnera victoire, honneur, puissance, grandeur. Qu’il ne se laisse point arrêter par la tourbe des mauvais rois… » À ce langage caressant où impérieux, Guillaume répondit : « Je vous envoie le denier de saint Pierre, car j’ai trouvé que mes prédécesseurs en agissaient ainsi ; mais rendre l’hommage de fidélité, je ne l’ai voulu ni ne le veux, car je ne l’ai pas promis, et je ne trouve pas que mes prédécesseurs aient promis cela aux vôtres. » La politique de Guillaume se montre ici à découvert. Son grand objet, obstinément poursuivi, fut de se passer de Rome le plus possible et de constituer à Cantorbéry, sous le nom de primat, une sorte de pape national choisi de sa main et gouvernant sous lui cette église encore ennemie qu’il s’agissait de conquérir en la transformant. Lanfranc fut l’homme choisi pour appliquer cette politique, et il faut dire qu’il s’en fit l’instrument volontaire et docile. Quand on voit ce moine italien, si actif et si délié, qui, après avoir blâmé comme docteur en droit canon le mariage de Guillaume le Conquérant avec Mathilde, s’en était fait sans scrupule le négociateur complaisant et heureux à la cour de Rome, quand on le voit refuser d’être archevêque de Cantorbéry, c’est-à-dire le premier personnage de l’Angleterre après le roi, sous prétexte de modestie et de goût pour la retraite, il est bien difficile de ne pas dire avec M. de Rémusat que cette répugnance, sans être hypocrite, n’était pas entièrement sincère, et on sourit d’adhésion à ce piquant retour de l’historien sur les mœurs du dernier régime parlementaire : « Qui donc n’a vingt fois refusé le pouvoir avec la certitude de l’accepter, pourvu qu’on insistât, et qui n’en a pas dit assez, avant de le prendre, pour se persuader suffisamment qu’il y avait été contraint ? » Quoi qu’il faille penser de cette conjecture de M. de Rémusat, juge si clairvoyant et si autorisé en de pareils cas de conscience, je dirai que ce qui absout Lanfranc à mes yeux, c’est qu’il y avait de grandes choses à faire dans l’église d’Angleterre : il y avait à réformer le clergé saxon, dès longtemps corrompu par l’ignorance, la débauche et la simonie, tellement étranger à toute culture libérale, qu’un chapelain du roi, par exemple, nommé Herfast, qui devint bientôt évêque de Thetford, étant venu au Bec, Lanfranc lui donna un abécédaire à épeler ; il y avait donc à faire renaître les études, à relever les bâtimens religieux incendiés par la conquête, à reconstruire les monastères et les hôpitaux, à faire rentrer dans les mains du clergé les propriétés ravies, à convoquer des conciles pour procurer le retour de la discipline ecclésiastique et des bonnes mœurs. Voilà la tâche, rude et glorieuse que s’imposa Lanfranc, et il y réussit en servant avec zèle et modérant avec prudence un roi qui savait l’écouter.

Le fils de Guillaume le Conquérant n’eut de son père que les défauts. Il était despote, mais sans esprit de suite et sans grands desseins ; ses emportemens étaient aveugles, ses violences pleines de caprices, ses cruautés inutiles. La passion qui le dominait, c’était une rapacité insatiable, qui n’avait pas même l’excuse d’être raisonnée, car il y joignait une prodigalité ruineuse. Il prenait de toutes les mains, laissait prendre et donnait sans choix. Le règne de son père avait été une conquête, le sien fut un brigandage. On conçoit que l’église, étant à la fois très riche et sans défense, fût sa proie de prédilection. Les terres d’un couvent étaient-elles à sa convenance ? il chassait les religieux et confisquait leurs biens à son profit. Une église venait-elle à perdre son pasteur ? il en prolongeait indéfiniment la vacance pour s’en attribuer les revenus pendant tout l’intervalle. D’autres fois, il se contentait de mettre des taxes sur les moines, quand il épargnait leurs terres, ou bien il en transportait la propriété à d’autres moines qui payaient mieux. Il faut entendre les gémissemens de ces pauvres religieux : « Je demande la liberté, dit Guillaume de Malmesbury, avec la permission de la majesté royale, de ne pas dissimuler la vérité ; il craignait Dieu fort peu, les hommes pas du tout. »

Quand le siège de Cantorbéry vint à vaquer par la mort de Lanfranc, le roi, suivant sa coutume, ne se pressa pas d’y pourvoir, l’archevêché étant immensément riche. Quatre ans s’écoulèrent ainsi, avec un tel dommage pour le gouvernement de l’église, pour le bien des pauvres et même pour l’intérêt de l’état, que la cour plénière des prélats et des seigneurs, tenue à Glocester aux fêtes de Noël, prit un parti étrange et qui caractérise l’époque, ce fut d’aller en corps supplier le roi de permettre que par tout le royaume on dit des prières pour obtenir son changement de résolution. Guillaume y consentit en disant : « Priez tant que vous voudrez, moi je ferai ce qui me plaira. » Pendant qu’on priait, le roi s’entretenait avec un des premiers de sa cour : « Je ne connais pas d’homme, dit celui-ci, d’une sainteté égale à celle d’Anselme ; il n’aime que Dieu, et ne souhaite aucun des biens qui passent. — Oui, dit le roi en raillant, et pas même l’archevêché de Cantorbéry ! — Cela moins qu’aucune chose, repartit l’autre, et je ne suis pas seul de cette opinion. — Par le saint-voult de Lucques[5] ! s’écria le roi (c’était sa manière ordinaire de jurer), ni lui, cette fois, ni personne, ne sera archevêque, excepté moi. » Il n’avait pas prononcé ces paroles, qu’il se trouva mal et parut en grand danger.

La peur de la mort put seule le décider à se rendre au vœu unanime du clergé, du peuple et des seigneurs. Il nomma Anselme, qui, après une résistance obstinée et visiblement sincère, fut forcé d’accepter ce fardeau. « Songez, disait-il à ceux qui saluaient son nom comme l’espérance des opprimés, songez que vous venez d’atteler à la même charrue et sous le même joug une vieille et débile brebis et un taureau indompté. » Tant que le roi fut malade, tout alla bien ; mais aussitôt rétabli, Guillaume leva le masque et prétendit prendre une revanche, non-seulement contre l’église, mais contre Dieu même. « Sache bien, évêque, dit-il un jour à un prélat, que, par la sainte face de Lucques, jamais Dieu n’aura de moi du bien pour le mal qu’il m’a fait. » Anselme lui ayant dit un mot de la nécessité prochaine d’assembler un concile, il refusa et dit : « Je le haïssais hier, je le hais davantage aujourd’hui ; demain ma haine sera plus vive encore ; qu’il le sache bien, et qu’elle durera toujours. »

Le jour même où Anselme fit son entrée solennelle à Cantorbéry, au milieu des acclamations populaires, un ministre de Guillaume le somma, au nom du fisc, de comparaître devant le roi. C’était un certain Ranulfe, surnommé Flambard, prêtre normand, d’une insigne bassesse et d’une servilité à toute épreuve, que Guillaume avait tiré de la poussière pour le mettre à la tête de l’échiquier et en faire l’instrument de ses exactions. Ce prince des publicains, comme l’appelle Anselme, poussa l’audace, dit-on, jusqu’à arrêter l’archevêque en pleine rue. Ainsi commença ce combat du siège de Cantorbéry contre la royauté anglaise, épisode intéressant de la grande lutte qui remplit tout le moyen âge entre l’empire et le sacerdoce. Anselme y consuma sa vie, tour à tour vaincu et vainqueur, deux fois exilé, heureux encore d’avoir rencontré après Guillaume un roi plus éclairé et plus doux, et de mourir en paix près d’un autel qui allait bientôt se teindre du sang le plus généreux et le plus pur. Nous ne suivrons pas M. de Rémusat dans le récit qu’il fait de tous les incidens de cette lutte, récit fidèle, détaillé, scrupuleux, et presque toujours intéressant, lorsque l’historien n’abuse pas de l’exactitude, et ne devient pas un peu languissant pour vouloir être trop complet. Qu’il nous suffise de dire en peu de mots l’objet du conflit, le point où il vint à aboutir, et le caractère qu’Anselme y déploya.

Deux sortes de questions étaient engagées dans la querelle du primat d’Angleterre avec la royauté : les unes générales et qui intéressaient toute l’Europe chrétienne ; les autres particulières et locales, telles que la liberté pour l’archevêque de réunir des conciles, la faculté d’aller à Rome recevoir le pallium, les titres de Cantorbéry sur les immenses domaines convoités par les princes et les seigneurs normands. Sur ces points particuliers, il semble qu’Anselme avait de son côté le bon droit : sa cause était celle du faible contre le fort, de la justice contre la violence, de la liberté contre la tyrannie, et il pouvait écrire au roi de Jérusalem ce mot célèbre, dont une école récente a tant abusé : « Il n’y a rien au monde qui soit plus cher à Dieu que la liberté de son église, » Au siècle d’Anselme en effet, la liberté de l’église et même sa richesse étaient une garantie pour les petits, pour les pauvres, pour tous les opprimés. C’est ce qui explique la popularité d’Anselme. Il était l’idole du peuple, parce qu’il résistait, au nom de la justice, à un roi spoliateur, et au nom de la liberté à un tyran. De quoi pouvaient servir à ce moine austère, à ce paisible méditatif, la richesse et le pouvoir ? Il aurait voulu vivre à Cantorbéry comme dans sa cellule du Bec, entre la méditation et la prière. Ces magnifiques domaines qu’il défendait contre la rapacité du roi étaient le patrimoine des pauvres. Cette liberté, qu’il revendiquait au risque de l’exil et au péril même de sa vie, il ne s’en voulait servir que pour la réforme des mœurs, le retranchement des abus, l’honneur de l’église et le bien commun de la royauté et du peuple. Nul prélat n’a moins ressemblé à un factieux. Il respectait sincèrement le pouvoir royal, et s’il lui résistait, c’était en gémissant et pour obéir à sa conscience. « Il était, dit M. de Rémusat, toujours prêt à se réconcilier et jamais à céder, et c’est en toute humilité qu’il s’exposait à jouer un rôle historique. » Le seul reproche qu’on puisse lui adresser, c’est d’avoir poussé la délicatesse morale jusqu’au point où elle devient un excès : il n’était pas seulement scrupuleux, il était timoré. Il portait dans les choses de la conscience la finesse et la subtilité qui sont, avec l’élévation, les traits distinctifs de son esprit. Nous avons un mot de lui qui le peint à merveille et qui a bien son prix, malgré sa forme hyperbolique : « J’aimerais mieux, disait-il, être en enfer sans péché qu’au ciel avec un péché. » Un tel homme ne pouvait porter dans la vie active cette décision, cette initiative, cette vigueur impétueuse qui surmontent les obstacles et conduisent un grand dessein à son but. Il n’était fort que dans la résistance ; il y déployait, pour parler comme M. Villemain, cette inflexible douceur d’un pontife du commencement de notre siècle, qui tint en échec le maître de l’Europe. Anselme, lui aussi, finit par triompher, et il faut bien croire qu’il avait raison, puisque après la mort de Guillaume le Roux, un roi non moins jaloux de son autorité, mais plus politique et plus éclairé que son prédécesseur, donna gain de cause au primat d’Angleterre sur tous les droits revendiqués pour Cantorbéry.

Mais il y avait au fond de ce conflit une question tout autrement élevée, non plus nationale et purement anglaise, mais générale et européenne, question qui ne fut pas résolue, qui ne pouvait pas l’être d’une façon définitive et qui ne le sera jamais : c’est la question des rapports de l’église et de l’état. Elle s’engagea au XIe siècle, à l’occasion des investitures, dura cinquante-six ans, mit l’Europe en feu, fit livrer soixante batailles et coûta la vie à deux millions d’hommes. On s’étonne et on gémit quand on ne voit que ce problème, qui parait fort simple : A qui appartient-il de donner à l’évêque les signes mystiques de son autorité, la crosse et l’anneau ? Ne semble-t-il pas clair que le pouvoir spirituel a seul qualité pour conférer des titres spirituels dont tout l’effet s’accomplit dans le sanctuaire de la conscience ? Mais à ce problème le siècle de Grégoire VII en mêlait un autre : L’évêque doit-il au roi l’hommage féodal ? Ici, le nœud se complique. Si, comme magistrat spirituel, l’évêque peut n’avoir à compter qu’avec l’église, a certains égards l’évêque est aussi un magistrat civil, et au moyen âge en particulier, il était lié, comme grand propriétaire, à tout le système féodal. À ce titre, il n’était plus le représentant de l’église, il était l’homme du roi. Voilà la difficulté. Elle était grande au moyen âge, elle n’est pas petite encore aujourd’hui. On dira peut-être qu’il y a un moyen très simple de la résoudre, c’est la séparation absolue de l’église et de l’état, telle qu’elle est pratiquée depuis trois quarts de siècle aux États-Unis. Certes le régime américain a de grands avantages, pour la religion comme pour l’état, et je comprends que plus d’un esprit élevé y voie l’idéal que les peuples modernes se doivent proposer ; mais n’oublions pas que nous habitons la vieille Europe, et que nous surtout, Français, nous sommes, par nature et par tradition, le peuple de l’organisation hiérarchique et de l’unité, en religion comme en tout le reste. Or, si le problème que le moyen âge n’a pu résoudre s’est simplifié depuis trois siècles, il se pose toujours cependant entre l’état d’une part et de l’autre une église fortement organisée, qui doit sa puissance à sa discipline, à sa hiérarchie, à son antiquité, à son unité.

M. de Rémusat, qui a l’avantage de porter en ces matières avec l’élévation d’un historien philosophe l’expérience d’un politique, démontre supérieurement que la question n’est pas susceptible d’une solution exclusive. Acceptez-vous le système qui fait de l’église catholique un pouvoir absolument indépendant de l’état ? Suivez ce principe, il vous mènera droit à la théocratie ; car l’église réglant souverainement les choses de la conscience, et la conscience étant mêlée à tout dans les affaires humaines pour l’honneur même de l’humanité, il s’ensuit que le souverain des consciences serait l’absolu souverain. On aurait ainsi la tyrannie la plus monstrueuse que les hommes aient jamais redoutée, tellement exorbitante, que si elle a pu en théorie séduire quelques esprits violens, quelques logiciens intrépides comme Joseph de Maistre, M. de Lamennais et M. de Montalembert, dans la pratique l’église n’y a jamais prétendu. Voulez-vous au contraire que le pouvoir religieux soit absolument soumis au pouvoir civil ? vous ne faites que changer de tyrannie. Au lieu d’un despote ecclésiastique, vous me proposez un despote laïque ; au tyran de Joseph de Maistre vous substituez celui de Hobbes ; le bon sens et la dignité humaine les repoussent tous deux.

Que faut-il conclure de cette impossibilité de subordonner absolument l’une à l’autre les deux puissances ? La nécessité d’une transaction ; elle s’est toujours accomplie, en dépit des prétentions extrêmes, selon l’esprit des temps et le cours mobile des choses. Au XIe siècle, Anselme, en accepta une qui fait le plus grand honneur à sa modération. Il consentit à consacrer les prélats qui auraient rendu l’hommage au roi, et lui-même au surplus, à son installation, ne l’avait pas refusé. De son côté, le roi Henri estimant nécessaire de ramener auprès de lui un primat cher à l’Angleterre, admiré à cause de sa science, populaire à cause de sa douceur, de sa simplicité, de sa charité, et pour tant de vertus révéré à l’égal d’un saint, le roi Henri, qui avait déjà cédé sur tous les litres particuliers du siège de Cantorbéry, céda encore sur l’investiture par la crosse et l’anneau.

Ici certains écrivains de nos jours, notamment Mœhler et M. de Montalembert, poussent un cri de joie, comme si la thèse ultramontaine venait de remporter un triomphe décisif ; mais en vérité, pour un esprit aussi absolu et aussi pénétrant que le futur historien de saint Bernard, c’est être content à bon marché ; car, sans nier l’avantage moral remporté par Anselme, quel était le fond de la question ? C’était de savoir qui choisirait les évêques. Or c’est un privilège dont le roi Henri n’eut garde de se dessaisir, M. de Montalembert lui-même en convient, et d’ailleurs j’en appelle à Lingard, qui ne peut être suspect : « En tout, dit l’historien catholique, l’église gagna peu de chose à ce compromis. Il put limiter, mais il ne détruisit pas l’abus principal. Si Henri céda sur une cérémonie superflue, il conserva le fond de la chose. Le droit qu’il assumait de nommer les évêques et les abbés demeura intact[6]. »

En somme cette lutte, sans jamais manquer d’intérêt, n’a pas de véritable grandeur, et c’est pourquoi il semble que M. de Rémusat ne se hâte pas assez d’arriver aux titres vraiment historiques de saint Anselme, je veux dire à sa philosophie. Les vertus du moine, les luttes courageuses de l’archevêque s’éclipsent devant la gloire du théologien et du penseur.

Voyez Anselme à son lit de mort ; quelle est la dernière pensée de ce pieux personnage ? quel est son dernier regret ? C’est de n’avoir pu terminer un ouvrage de pure métaphysique. Le véridique Eadmer raconte que peu de jours avant la fin d’Anselme, c’était le dimanche des Rameaux, un des moines qui se pressaient autour du mourant lui dit : « Notre seigneur et père, autant qu’il nous est donné de le savoir, tu iras, quittant le siècle, à la cour de notre divin maître pour le jour de Pâques. » Anselme répondit : « Si telle est sa volonté, j’obéirai de bon cœur ; mais s’il aimait mieux me laisser encore parmi vous au moins assez longtemps pour résoudre une question que je médite touchant l’origine de l’âme, j’accepterais avec reconnaissance, d’autant que je ne sais si, moi mort, personne la résoudra. » Sublime et naïf regret où l’on sent sous la foi du chrétien l’ardeur inextinguible du philosophe ! Comme dit si bien M. de Rémusat : « La recherche de la vérité passionne encore ces grands et inquiets esprits au moment où ils vont à elle ; ils préfèrent l’amour à la possession, et sur le seuil du ciel ils regrettent de la terre le travail et l’espérance. »


II

À tous les momens de sa carrière agitée, saint Anselme s’est recueilli pour méditer et pour écrire. Ses ouvrages, réunis par les doctes soins d’un bénédictin[7], sont donc très nombreux. Si on met à part les Lettres, d’ailleurs si curieuses, et où M. de Rémusat a su puiser mille détails charmans, si on laisse également de côté les ouvrages de piété, parmi lesquels il suffit de citer les Méditations, ouvrage souvent traduit et cent fois réimprimé[8], les principales compositions d’Anselme se classent en deux groupes, suivant qu’elles se rapportent à la théologie proprement dite ou à la pure philosophie. Voulez-vous avoir des types de ces divers écrits ? Vous les trouverez dans les deux livres dont nous avons déjà parlé, le Monologium et le Proslogium. Certes, dans le Monologium, la philosophie n’est pas absente, mais la théologie domine, et si l’ouvrage commence par une démonstration toute rationnelle de l’existence de Dieu, il a pour principal objet l’explication du mystère de la Sainte-Trinité. De même, bien que le théologien se laisse voir dans quelques chapitres du Proslogium et le chrétien dans tous, le fond de l’ouvrage est une question de pure métaphysique. Même caractère dans le Dialogue sur la Vérité, simple esquisse, mais pleine de grandeur, où se fait partout sentir la main d’un maître. Nous ferons comme saint Anselme : sans séparer absolument la théologie d’avec la philosophie, nous nous garderons de les confondre.

On n’attend pas ici de nous une exposition de la théologie de saint Anselme ; mais ce qui est possible, ce qui nous semble intéressant à un très haut degré, c’est de caractériser sa méthode. Aussi bien le fond de la théologie, par sa nature, est immuable et en quelque sorte impersonnel. La méthode seule varie. C’est par elle que les théologiens peuvent se distinguer, car qui se distingue sur le dogme est hérétique. Ce qui me frappe dans la méthode théologique de saint Anselme, c’est sa hardiesse unique et sa parfaite originalité. Il n’a pu d’abord en trouver le modèle dans aucun théologien antérieur, pas même dans saint Augustin ; de plus, quelque admiration que le génie d’Anselme ait excitée parmi ses contemporains, il ne s’est rencontré personne après lui qui ait osé ou qui ait pu l’imiter.

Saint Augustin est à coup sûr un théologien philosophe. Avant de croire, il a nié, il a douté, il a réfléchi. D’abord manichéen, puis sceptique, ce fut la lecture de Platon qui l’arracha au matérialisme et au doute pour le fixer dans une philosophie sublime qu’il n’abandonna jamais, alors même que son cœur y sentit des lacunes et le jeta dans les bras de la foi. Partout dans ses plus beaux ouvrages, on sent le platonicien. Quand il expose les dogmes essentiels du christianisme, et particulièrement la sainte Trinité, il aime à faire voir que si ces mystères surpassent la raison, ils ne la contredisent pas. Il accorde même que la raison a pu pressentir, par sa seule énergie naturelle, certaines vérités révélées, et c’est ainsi qu’il trouve dans Platon la doctrine du Verbe, de cette lumière incréée, de cette raison universelle, égale et coéternelle à l’essence divine. Or, si la raison a pu avant l’Evangile soupçonner ces dogmes mystérieux, à plus forte raison peut-elle les y retrouver, et sinon les comprendre, au moins les concevoir et les éclaircir. Plein de cette confiance généreuse en la raison, saint Augustin n’hésite pas à porter la lumière de l’analyse sur les mystères les plus profondément obscurs, ceux de l’incarnation divine, de la grâce, du péché originel.

On peut déjà estimer que la hardiesse de saint Augustin est grande : j’en appelle à quiconque a médité les Confessions, la Cité de Dieu, le livre de la Trinité ; mais aucun de ces écrits ne peut donner une idée de l’audace extraordinaire qui éclate à toutes les pages du Monologium. Cherchez dans cet ouvrage un seul texte des saintes Écritures, un seul récit, un seul fait, un seul témoignage, un seul appel à la tradition, vous ne l’y trouverez pas. La raison pure règne ici en maîtresse. Une âme qui se replie sur elle-même dans le silence des passions, dans l’oubli de la terre et des hommes, qui cherche en soi la vérité, pose des principes, déduit des conséquences, et forme ainsi une chaîne de pensées rigoureusement liées, — voilà le spectacle inouï que saint Anselme a donné à son siècle.

Quand on signale dans cette méthode le caractère du rationalisme, les organes d’un certain parti se récrient. Convaincus, ou voulant le paraître, que le rationalisme est un monstre effroyable qui porte dans ses flancs le panthéisme, le socialisme, l’athéisme et tous les fléaux, ils soutiennent que faire de saint Anselme un rationaliste, c’est le calomnier. Entendons-nous bien. Voulez-vous dire que saint Anselme est profondément chrétien ? Vous dites vrai, il l’est de profession, de doctrine, de parole, de cœur, il l’est de toutes les manières dont on peut l’être. S’il y a des historiens de la philosophie qui aient vu en lui un panthéiste déguisé, je les abandonne à vos railleries. Je conviens que trouver le panthéisme dans saint Anselme, c’est le trouver dans saint Augustin et dans Platon, dans saint Paul et dans l’Evangile ; c’est avoir les yeux affectés de cette maladie très connue qui fait trouver le panthéisme où il n’est pas et même où le contraire est clairement. — Voulez-vous ajouter que saint Anselme ne subordonne pas la foi à la raison ? C’est encore vrai. Il suffit pour s’en convaincre de lire le titre de ses écrits. « Je vais chercher, dit ce grand esprit, la raison de la foi. » Cela suppose la foi. « Je veux montrer, dit-il encore, la foi cherchant l’intelligence. » Cela signifie que la foi est le commencement pour saint Anselme, et l’intelligence de la foi le terme. Du sein d’une foi peu éclairée, saint Anselme aspire à une loi lumineuse ; il la demande à la raison. Celle-ci part de la foi, la développe, la perfectionne, l’achève, et saint Anselme peut dire avec Isaïe : Croyez et vous comprendrez. Tout cela est incontestable : qu’en faut-il conclure ? C’est que saint Anselme, dans le Monologium, entreprend une œuvre de théologien philosophe, non de pur métaphysicien. S’il eût fait abstraction de la foi, il n’eut pas été saint Anselme, il eût été Descartes.

Rendons à chacun ce qui lui appartient. Le propre de saint Anselme, c’est d’avoir donné le premier exemple d’une théologie qui, laissant de côté les Écritures, les témoignages et les pères, ne s’appuyant que sur des principes rationnels, entreprend de retrouver par la seule force du raisonnement et à la seule lumière de l’évidence toutes les vérités de la foi.

Dans le Monologium, c’est le mystère de la Trinité qui est soumis à cette analyse. Unité de la substance sous la trinité des personnes, distinction du Père, du Fils et du Saint-Esprit, égalité parfaite et coéternité absolue du Père qui engendre, du Fils qui est engendré, et du Saint-Esprit qui procède du Père et du Fils, toutes ces énigmes de la révélation sont intrépidement abordées par saint Anselme, et il entreprend de les transformer en autant de vérités intelligibles, que dis-je ? en découvertes de la raison, en propositions évidentes ou démontrées, reconnues pour rationnellement nécessaires. Nécessité rationnelle, clarté, évidence de la vérité, ce sont les propres paroles du hardi théologien. Elles reparaissent à chaque ligne dans un autre ouvrage moins connu que le Monologium, mais du plus haut prix et du plus grand caractère, intitulé : Pourquoi Dieu s’est fait homme. Saint Anselme s’y engage, avec la même candeur audacieuse, dans les abîmes d’un dogme qui renferme toute la morale du christianisme, comme le mystère de la Trinité en contient toute la métaphysique, je veux dire le dogme de la rédemption. Il ne se borne pas à établir que l’homme, tombé de sa pureté primitive, ne peut être relevé que par l’incarnation de Dieu dans l’humanité ; il considère la nature humaine, abstraction faite de la déchéance originelle, et prouve qu’elle aspire à des objets où, par sa seule force, elle est incapable d’atteindre. Dès lors ne faut-il pas que Dieu vienne à son secours ? Cela ne résulte-t-il pas nécessairement de l’essence de Dieu et de celle de l’homme ? Et comment Dieu peut-il rendre l’humanité capable d’une félicité éternelle, s’il ne lui communique, en s’unissant à elle, un prix infini ?

Saint Anselme nous transporte ici au-dessus des faits et des traditions. Il cherche, non ce qui est, mais ce qui doit être, ce qui dérive de la nature des choses, ce qui peut se démontrer rigoureusement, étant vrai et nécessaire en soi. Son ambition avouée ne va pas à moins qu’à donner au dogme de l’incarnation la clarté et la rigueur des vérités mathématiques. Il est le géomètre du christianisme. Parmi les modernes, Malebranche seul peut donner quelque idée de cette audace spéculative, et aussi de cette subtilité ingénieuse et passionnée où la raison sévère du logicien s’anime de l’ardeur du mystique. Encore saint Anselme est-il fort au-dessus de Malebranche par la largeur de son cadre, par l’enchaînement de sa doctrine, enfin par une qualité supérieure que je veux signaler, le bon sens.

Quand on examine de près les principes philosophiques dont se sert saint Anselme pour construire ainsi a priori tout le dogme chrétien, on trouve que ces principes sont ceux de Platon. Évidemment, saint Anselme n’a pas inventé la théorie des idées, et, d’un autre côté, il n’a pu la recueillir directement dans Platon. Où l’a-t-il donc trouvée ? Dans saint Augustin. M. de Rémusat paraît douter que la doctrine de saint Anselme sur le bien, considéré comme dernière raison et dernière essence des choses, se trouve dans le plus grand des pères platoniciens. Nous croyons pouvoir affirmer qu’elle y est tout entière[9] ; mais ce n’en est pas moins un immense mérite à saint Anselme d’avoir su l’y découvrir, Rien n’est plus commun, au moyen âge, que l’abus des idées platoniciennes. Introduites par des canaux impurs, elles s’étaient mêlées avec les rêveries et les subtilités alexandrines. On ne possédait pas les écrits de Platon, sauf peut-être le Timée, et d’ailleurs on n’aurait pu les lire. On lisait Scot Erigène et le faux Denys, que l’on prenait pour ce sénateur de l’Aréopage converti par saint Paul. Qu’y pouvait-on trouver ? Un Platon défiguré parmi quelques grands traits du Platon véritable. Quand on suit d’un œil attentif la marche des spéculations de saint Anselme, il est extrêmement curieux de le voir s’approcher à chaque instant des écueils où tant d’hommes supérieurs ont fait naufrage. Ici le mysticisme de Plotin, là le panthéisme de Proclus. Quelquefois il chancelle ; jamais il ne tombe. Je sais qu’il est soutenu par l’esprit du christianisme ; mais il l’est aussi par sa ferme raison. Même dans ses subtilités, on trouve un fond solide. Comme dit excellemment M. de Rémusat, il a su tirer le platonisme du néo-platonisme pour le rendre chrétien, et c’est là incontestablement un trait de génie.

La méthode théologique de saint Anselme a-t-elle eu et pouvait-elle avoir au moyen âge une grande influence ? Je ne le crois pas, et il me semble que les bénédictins tombent dans une exagération singulière quand ils font de l’auteur du Monologium le fondateur de la scolastique ; cela n’est pas même vrai de la théologie du moyen âge, qui n’est pas la scolastique tout entière. En fait, la théologie scolastique, prise dans son ensemble, suit une méthode qui n’est pas celle de saint Anselme. Loin de faire abstraction des textes sacrés, elle s’y appuie sans cesse, à l’exemple des anciens pères de l’église. Elle a de plus deux caractères propres : c’est d’abord d’employer la forme syllogistique, où elle prend Aristote pour maître, et puis, par une pente insensible, elle emprunte à Aristote, avec sa forme démonstrative, quelques-unes de ses idées essentielles. L’alliance du dogme chrétien avec Aristote, voilà le fond de la théologie scolastique. C’est ainsi qu’elle nous apparaît, organisée avec une vigueur et une puissance extraordinaires, dans la fameuse Somme, chef-d’œuvre de celui que l’école a nommé le Docteur Angélique. Or, vous ne trouverez dans saint Anselme ni la forme, ni moins encore le fond de la philosophie d’Aristote. Il connaît l’Organon ou tout au moins les Catégories, il parle un langage précis et sévère ; mais, dans le libre mouvement de son inspiration, dans son goût pour la forme indépendante du dialogue, surtout dans l’esprit intérieur de sa doctrine, ce n’est pas l’influence d’Aristote que vous apercevez, c’est celle de Platon.

On peut dire qu’entre le XIe siècle et le XIIIe, le moyen âge, ne pouvant se passer d’une grande alliance, a tour à tour incliné vers Platon et vers Aristote. Saint Anselme représente un essai grand et hardi d’alliance avec Platon ; saint Thomas, l’alliance avec Aristote, intime, profonde, définitive. Des deux côtés, le génie est égal. Si saint Thomas a plus de sagacité et d’étendue, saint Anselme est animé d’une inspiration plus haute. Pourquoi donc son entreprise a-t-elle été si fort admirée et si peu imitée ? Rien de plus simple : elle dépassait les forces du temps. Faites de Platon le maître de la scolastique, substituez à la logique d’Aristote la dialectique du Théétète et du Phédon, cette méthode libre, inspirée, indépendante, qui se joue au milieu des difficultés, essaie toutes les solutions, même les plus fausses, discute tous les principes, même les plus certains, vous mettez l’enfance de la pensée moderne à une épreuve qu’elle ne pourra supporter, vous faites flotter le dogme à tous les vents de l’hérésie, vous l’exposez à une complète dissolution. Le moyen âge avait besoin d’une autre discipline. En théologie, d’ailleurs, on ne dispute pas des principes, mais des conséquences. Aristote, le philosophe de la démonstration, était le seul maître qui put lui convenir. Voilà pourquoi la méthode de saint Anselme est restée une entreprise isolée et unique. Sa gloire n’en est pas rabaissée, tout au contraire. Il était trop au-dessus de son siècle pour l’entraîner après lui, et c’est la hauteur même de son génie qui l’a laissé sans disciples.

Si les ouvrages proprement théologiques de saint Anselme ont exercé peu d’influence, en est-il de même de ses écrits philosophiques ? La question paraîtra singulière à ceux qui s’imaginent qu’au moyen âge la théologie et la philosophie ne font qu’un. C’est une erreur. Il n’y a pas, il est vrai, au moyen âge, entre la science et la foi, cette ligne de démarcation que Descartes a le premier tracée ; mais elles restent distinctes. À côté des problèmes théologiques, où règne l’autorité, il y a un certain nombre de questions livrées à la controverse et discutées avec une certaine liberté. Ce sont les questions dialectiques, où la métaphysique s’infiltre peu à peu et finit par passer tout entière.

La question de l’influence philosophique de saint Anselme revient donc, et nous commencerons par convenir qu’au moyen âge elle n’a pas été très considérable. D’abord la grande lutte intellectuelle du temps, celle des réalistes et des nominaux, commençait à peine. Le problème n’avait point été envisagé dans ses profondeurs, et le réalisme de saint Anselme se réduit, théologie à part, à quelques lignes de peu d’intérêt. De plus, la démonstration a priori de l’existence de Dieu, qui est le titre philosophique le plus original de saint Anselme, a été rejetée par la plupart des scolastiques, saint Thomas à leur tête, qui, toujours fidèle à son maître Aristote, montre une prédilection décidée pour les démonstrations appuyées sur l’expérience. En revanche, à partir de Descartes, la preuve de saint Anselme parait avec le plus vif éclat sur la scène philosophique, se mêle à la lutte des grandes écoles, et devient inséparable de l’histoire de l’esprit humain.

Descartes, qui croit la découvrir pour la première fois quand il ne fait que la renouveler par une forme originale, la défend intrépidement contre Hobbes et Gassendi. À leur tour Malebranche, Fénelon, Lami, toute l’école cartésienne, en y comprenant Spinoza, tiennent ferme sur les pas du maître. Bossuet lui-même, cartésien fidèle sans doute, mais cartésien discret, formé à Navarre par des thomistes zélés et d’habiles péripatéticiens, Bossuet prête à la preuve a priori le secours inattendu de sa raison sévère et la magnificence du langage divin des Élévations. Les newtoniens, malgré leurs griefs contre Descartes, ne rejettent pas son argument, et Leibnitz enfin, qui se porte volontiers l’adversaire de la philosophie cartésienne, jette d’abord sur la preuve a priori un regard sévère, puis la reprend en sous-œuvre, la remanie plusieurs fois, et se flatte de l’avoir portée au dernier point de perfection.

Au XVIIIe siècle, tout change : à l’approbation universelle succède l’universel dédain. Il suffit d’un vers de Voltaire pour livrer la preuve cartésienne à la raillerie de l’Europe, en attendant qu’elle trouve un plus sérieux adversaire dans Emmanuel Kant, qui réunit contre elle tout l’effort de sa dialectique.

Cette histoire de la preuve de saint Anselme a été faite plusieurs fois ; M. de Rémusat y ajoute un chapitre curieux : c’est le tableau des récentes controverses dont elle a été l’objet en Allemagne, réhabilitée avec éclat par M. Schelling, puis reprise tantôt à un titre et tantôt à un autre par M. Hegel. Quand j’entends des esprits ingénieux traiter si légèrement une pensée qui a occupé tant d’hommes de génie, qui a paru solide et profonde, non-seulement à des métaphysiciens tels que Descartes et Leibnitz, mais à l’esprit du monde le plus armé contre les subtilités et les chimères, à Bossuet, je ne puis qu’admirer tout ce qu’il y a de superbe caché sous la modestie du bon sens. Je sais ce qui arme de défiance une foule d’esprits contre ces discussions illustres où le génie combat contre le génie ; ils craignent que le drame, à cause de sa grandeur même, ne puisse avoir de dénoûment. C’est le reproche éternel qui s’élève contre la philosophie : on l’accuse de ramener toujours les mêmes systèmes, vainqueurs d’abord et puis vaincus, dans un cercle sans fin et sans repos, et quand jamais cette objection a-t-elle été plus amèrement dirigée que de nos jours contre les serviteurs de la philosophie ? — Vous savez assez bien l’histoire, leur dit-on, vous restituez avec quelque habileté les anciens systèmes ; mais, après nous avoir fait entendre le pour et le contre, vous ne concluez pas. — Eh bien ! voici une question où la philosophie française a une opinion, et comme cette opinion est assez arrêtée pour ne point paraître équivoque, et assez appuyée de bonnes raisons pour avoir quelque chance d’être définitive, je vais essayer de l’exposer en peu de mots.

Saint Anselme a deux fois abordé le problème de l’existence de Dieu. Sa première démonstration, celle qu’on peut appeler la démonstration platonicienne, et qui remplit sous des formes diverses les quatre premiers chapitres du Monologium, consiste à partir des biens imparfaits qui se rencontrent parmi les êtres de ce changeant univers pour s’élever au souverain bien, source de tous les biens particuliers, à l’être parfait, mesure de toute existence et de toute perfection.

Cette démonstration a un caractère bien remarquable : c’est qu’elle s’appuie tout à la fois sur les données de l’expérience et sur les conceptions de la raison. Comment savons-nous que ce monde est peuplé de choses imparfaites où le bien se mêle avec le mal ? Par nos sens, par notre cœur, en un mot par l’expérience. Mais est-ce l’expérience qui nous fait concevoir le souverain bien, l’être parfait et infini ? Non ; c’est la raison. La preuve platonicienne associe ces deux puissances de l’esprit humain : l’expérience, qu’elle consulte sans s’y asservir ; la raison, qu’elle applique a des faits réels, au lieu de la laisser flotter dans le vide de l’abstraction ; du sein des choses sensibles, elle monte vers la région des choses idéales, et s’élève de l’univers à Dieu, sur la foi de ce principe, que l’imparfait a sa raison dans le parfait, et le contingent dans le nécessaire.

Tel est le caractère de la démonstration platonicienne, et c’est ce qui lui donne à nos yeux une solidité inébranlable. Pourquoi cette démonstration n’a-t-elle pas suffi à saint Anselme, et d’où lui est venue la pensée d’en chercher une autre ? Il va nous l’apprendre : « Après avoir écrit le Monologium, dit-il, je remarquai qu’il est formé d’une longue chaîne d’argumens étroitement liés, et je me demandai s’il ne serait pas possible de découvrir un argument unique, lequel n’eût besoin que de soi-même pour établir que Dieu existe réellement, que toutes choses tiennent de lui leur être et leur bonté, en un mot tout ce que nous croyons de la substance divine. »

Ainsi ce qui sollicite l’esprit de saint Anselme, c’est ce besoin de simplicité abstraite et de rigueur rationnelle qui constitue l’esprit géométrique. Au lieu de faits compliqués, de notions simples, définies, immuables, sur lesquelles on puisse raisonner rigoureusement, voilà bien ce qu’aiment les esprits géomètres, et voilà aussi ce que cherche Anselme, avec ce trait particulier d’unir à l’esprit de géométrie une mysticité passionnée ; il lui faut donc un argument simple, unique, purement rationnel. Comment le découvrir ? « J’avais commencé, dit-il, à chercher si l’argument pouvait être trouvé… Quand il me paraissait que j’allais le saisir, il échappait à mon esprit… De désespoir, je voulais y renoncer… mais j’essayais en vain de m’en défendre, cette pensée revenait m’obséder avec une certaine importunité. Un jour donc que je me fatiguais à la repousser, dans le conflit même de mes pensées s’offrit à moi ce dont j’avais désespéré. »

Cet argument qui ravit saint Anselme par sa simplicité consiste à déduire l’existence de Dieu de la notion abstraite du souverain bien, ou de la perfection souveraine, ou encore du meilleur. Saint Anselme s’adresse à l’insensé de l’Écriture, à celui qui a dit en son cœur : Il n’y a point de Dieu, et il prétend faire sortir un aveu de croyance de cet aveu d’incrédulité. Vous niez Dieu, dit-il, donc vous avez l’idée de Dieu, c’est à savoir l’idée de ce qu’il y a de meilleur, de plus grand, de plus parfait. S’il en est ainsi, vous devez convenir que ce Dieu, que ce meilleur existe au moins en idée. Or, s’il existe en idée, il faut nécessairement qu’il existe aussi en réalité ; car autrement, l’idée de Dieu, l’idée du meilleur serait contradictoire. Elle serait, vous l’accordez, l’idée du meilleur, l’idée de ce qui se peut concevoir de plus grand, et cependant ou pourrait concevoir quelque chose de meilleur et de plus grand, c’est-à-dire un Dieu réel. La contradiction est manifeste. La seule idée de Dieu renferme donc l’existence de Dieu. Quiconque parle de Dieu confesse Dieu, et si sa bouche le nie, sa raison l’affirme.

Telles sont les deux démonstrations de saint Anselme, et il est aisé de voir qu’il existe entre elles une distinction radicale, ce qui n’a pas empêché M. de Montalembert, et il n’est pas le seul, de les confondre complètement[10]. Mais voici une des particularités les plus curieuses de l’histoire de l’esprit humain, c’est que Descartes, qui ne lisait presque rien, qui certainement ne connaissait pas les écrits de saint Anselme, qui peut-être n’avait jamais entendu parler de ses argumens, ou qui du moins, si l’on suppose avec Leibnitz que ses maîtres, les pères jésuites de La Flèche, avaient eu occasion de les discuter devant lui, n’en pouvait avoir conservé tout au plus qu’un très vague souvenir, Descartes, abordant le problème de l’existence de Dieu au livre des Méditations, six siècles après saint Anselme, suit la même marche et reproduit sous d’autres formes les deux mêmes démonstrations.

Sorti vainqueur du doute universel et assuré de la réalité de son existence par celle de sa pensée, Descartes s’appuie sur ce solide fondement pour s’élever à la connaissance de Dieu. Il trouve en lui-même, d’une part, la conscience de son être imparfait, limité, sujet au doute et à l’erreur, de l’autre, l’idée de l’être tout parfait, infini, infaillible, laquelle, ne pouvant venir d’aucune cause imparfaite, ne saurait être que l’image du vrai Dieu, gravée par lui dans nos âmes, comme la marque de l’ouvrier. Voilà sous une forme, il est vrai, très originale, la démonstration platonicienne de l’existence de Dieu, celle du Monologium. Elle a ici un avantage particulier qu’on ne saurait trop remarquer, c’est de prendre pour base la conscience. Ce n’est pas seulement une preuve expérimentale, c’est une preuve psychologique. Mais si Descartes était un grand observateur, il était encore plus un grand géomètre. Il avait la passion des idées claires et distinctes, et il entendait trop souvent par-là cette clarté particulière, cette clarté de l’abstraction qui est propre aux mathématiques. Lui aussi, il veut un argument simple, indépendant de l’expérience, en dehors des réalités, vrai a priori, en un mot un argument géométrique. Convaincu de l’avoir trouvé, il consacre sa cinquième Méditation à le mettre en lumière et le présente comme une découverte subite et inattendue de son esprit :

En géométrie, dit-il, on raisonne sur des idées pures, telles que l’idée du cercle en soi, du triangle en soi, et de cette seule idée on déduit une foule de conséquences. et de même pour la sphère, la pyramide, le cône, et toutes les choses géométriques. S’assure-t-on, par exemple, à l’aide de l’analyse, que l’idée du triangle en soi implique cette condition, que la somme de ses trois angles soit égale à deux droits ; on n’hésite pas à affirmer que, dans tous les triangles réels et possibles, la somme des angles est en effet égale à deux droits. Il n’y a pas besoin de rien mesurer, de rien vérifier. Cela est certain a priori. Eh bien ! pourquoi l’existence de Dieu ne pourrait-elle pas se prouver aussi a priori, à la manière des géomètres, par la seule idée de Dieu considérée en soi, abstraction faite de toute réalité et de toute expérience ? Car enfin l’idée de Dieu, c’est l’idée de l’être qui renferme toutes les perfections. Or l’existence nécessaire est une perfection ; si donc on a le droit d’affirmer d’une chose tout ce qui est contenu dans son idée, et si l’existence est comprise dans l’idée de Dieu, il faut conclure que Dieu existe, par la seule nécessité de son idée. La preuve est géométrique.

Il faut voir la satisfaction de Descartes quand il fait ressortir la simplicité parfaite et l’apparente rigueur de ce raisonnement. Bien que sa joie ne s’exprime pas avec cette effusion de mysticité propre à saint Anselme, c’est toujours dans le logicien du XIe siècle comme dans le mathématicien du XVIIe, c’est le triomphe de l’esprit géométrique se complaisant en ses libres créations dans les régions spacieuses de l’entendement pur.

Et cependant il est certain que cette preuve n’a pu tenir contre la dialectique de Kant. L’auteur de la Critique de la raison pure a parfaitement bien vu que le propre de l’argument cartésien, c’est d’être purement logique, de ne reposer que sur l’abstraction. Or il démontre avec une force incomparable qu’une philosophie qui veut emprunter ses procédés aux mathématiques renonce à la nature et à la vie, et que jamais d’une abstraction la logique la plus subtile ne fera sortir un atome de réalité.

Vous déduisez, dit-il à ces géomètres, l’existence de Dieu de son idée ; mais qu’est-ce que cette idée ? Admettez-vous qu’en fait, on ne peut pas concevoir Dieu sans le concevoir comme réel ? Alors le syllogisme est inutile. Il n’y a pas à raisonner, il faut dire que l’existence de Dieu est une vérité évidente par elle-même. Prenez-vous l’idée de Dieu comme une pure supposition, comme une pure abstraction ? Soit ; mais alors vous aurez beau raisonner et géométriser, vous ne tirerez par l’analyse de cette abstraction que ce que vous y aurez mis. Or, si vous faites entrer dans votre hypothèse l’existence réelle de Dieu, il n’est pas merveilleux que vous l’y retrouviez, et cela s’appelle supposer ce qui est en question. Si vous ne l’y mettez pas, si vous partez vraiment d’une abstraction ou d’une hypothèse, l’analyse n’en fera sortir qu’une existence hypothétique et abstraite que vous ne transformerez en existence réelle que par le plus flagrant des paralogismes.

Cette argumentation est péremptoire. Elle a paru telle aux plus éminens esprits de notre temps[11], et M. de Rémusat, défenseur naturel de saint Anselme, a la sagesse de l’abandonner sur ce point. À quelle conclusion faut-il donc aboutir sur les démonstrations de saint Anselme ? Selon nous, il ne suffit bas de dire que le syllogisme du Proslogium ne prouve rien, il faut aller jusqu’à reconnaître que le syllogisme en général n’a pas grand’ chose à faire dans la science des choses divines. Peut-être, en disant notre avis en quelques mots sur un point si grave, risquerons-nous, pour être précis, de paraître hasardeux et tranchant. Il nous semble pourtant que, si la philosophie française a de nos jours accompli quelque chose de solide et d’heureux, c’est la transformation radicale qu’elle a fait subir au problème de l’existence de Dieu et en général à la métaphysique tout entière. Jusqu’à ces derniers temps, la théodicée était trop souvent une science abstraite, une sorte de géométrie transcendante, où, au lieu de traiter des surfaces et des courbes, on traitait des attributs de Dieu. On y posait des axiomes et des définitions, on y accumulait des syllogismes. Les preuves de l’existence de Dieu se classaient en je ne sais combien de catégories. Venaient ensuite les attributs de Dieu, également répartis en un très grand nombre de subdivisions. Cet ordre sévère, ce caractère démonstratif et logique, qui ont leurs avantages dans certaines sciences, particulièrement dans les sciences de démonstration, tout cela était un héritage de la scolastique. À Dieu ne plaise que je conteste la solidité du célèbre traité de Samuel Clarke, mais il est certain que le raisonnement et la logique y dominent trop et y étouffent un peu la psychologie. Que sera-ce si l’on examine la théologie rationnelle de Wolf, avec son luxe de définitions, d’axiomes, de théorèmes et de corollaires, qui lui dorment un air de ressemblance avec les sommes théologiques du moyen âge, ou, si l’on veut, avec nos traités de géométrie ? Contre cette théodicée abstraite, j’avoue que la dialectique de Kant est puissante, mais j’ose dire qu’elle n’effleure même pas la théodicée véritable, celle qui est fondée sur la conscience, celle que chacun de nous porte en soi, qui s’appuie non sur des formules mortes et des concepts abstraits, mais sur des intuitions pleines de réalité et de vie.

Voilà le propre caractère que la philosophie française imprime chaque jour davantage à ses recherches sagement circonspectes dans la science périlleuse des choses divines. Elle consulte avec respect les grands traités de Bossuet, de Fénelon, et les solides ouvrages, déjà pourtant très inférieurs, des Clarke et des Wolf, elle va même chercher dans la poussière des bibliothèques les sommes trop négligées du moyen âge ; mais elle demande surtout la connaissance de Dieu à la contemplation philosophique des choses réelles. Son livre toujours ouvert, c’est la conscience humaine. Elle y trouve dans tous les jugemens les plus sublimes comme les plus familiers de la raison, dans les sentimens du cœur, dans les caprices et les rêves de l’imagination, dans les désirs et les actes de la volonté, une idée qui fait le fond de la vie intérieure, toujours présente, toujours agissante, l’idée de l’être parfait.

De la conscience individuelle, elle passe à cette conscience universelle dont l’histoire de l’humanité développe les replis. Elle trouve dans les symboles des cultes, dans les créations de l’art, dans les systèmes des philosophes, cette même idée de plus en plus éclaircie, épurée, agrandie par le progrès des âges. Enfin elle ne ferme pas les yeux au spectacle de la nature, bien que Dieu y soit peut-être moins visible que dans l’homme, et s’y manifeste sous des voiles plus épais. Elle s’adresse aux explorateurs du globe, du ciel, de la nature animée, et au fond de leurs théories ou de leurs conjectures elle trouve comme principe nécessaire, ou comme postulat vainement écarté, la cause divine, le géomètre éternel, le principe intelligent et immobile de l’ordre, de la vie et du mouvement.

C’est ainsi que par une triple expérimentation, celle de la conscience, celle de l’histoire et celle de la nature, se forme et s’accroît la philosophie des choses divines. Le raisonnement et le syllogisme ont ici le second rang ; ils sont au service de l’observation. Ce n’est pas avec des définitions et des théorèmes que se construit dans un ordre faussement régulier une ontologie creuse et factice ; c’est avec des faits et des lois tirées du fond le plus intime de la conscience que s’élabore lentement une théodicée vivante.

Cette conclusion laisse la gloire de saint Anselme en sûreté. Son argument du Proslogium reste comme le type le plus ingénieux de l’application de la logique pure à la philosophie ; mais ce qui reste surtout, ce sont les belles démonstrations platoniciennes du Monologium, recueillies par une philosophie amie de l’observation, de plus en plus dépouillées de leur appareil syllogistique et de leur caractère abstrait, telles que les conçut et les exprima l’auteur inspiré du Phèdre, du Banquet, de la République et du Phédon. C’est là aussi le dernier mot du livre de M. de Rémusat. Animé pour saint Anselme d’une sympathie qu’il excelle à faire partager, il n’a pas ces molles complaisances des panégyristes ordinaires. S’il décrit avec l’exactitude d’un érudit, s’il peint avec le coloris d’un artiste celui qu’il appelle avec raison le meilleur des moines, il le juge avec l’indépendance d’un philosophe. Par l’imagination, il est du XIe siècle, et le ramène vivant sous nos yeux ; mais sa raison est de notre temps, et personne ne fait mieux sentir que, s’il est utile de raconter le moyen âge et légitime de le respecter, il serait insensé de s’y asservir.


EMILE SAISSET.

  1. Paris, chez Didier, 35, quai dus Augustins ; 1 vol. in-8o.
  2. On a beaucoup travaillé sur saint Anselme en France, en Angleterre et en Allemagne depuis ces dernières années. Nous avons deux monographies allemandes, l’une par M. Franck (Tübingen, 1842) et l’autre par M. Hasse (Leipzig, 1843). L’Angleterre nous fournit un article de M. Scratchey (dans the Biographical Dictionary, Londres, 1843) et un mémoire de M. Th. Wright [Biogr, hist. liter., Londres, 1846). En France, outre l’histoire générale de M. Cousin {Cours de 1829, leçon VIIe), je citerai un bon chapitre de M. Hauréau {Histoire de la Scolastique, t. Ier, ch. VIII) et une esquisse vive et forte de M. Ampère dans son Histoire littéraire de la France, t. III, ch. XVIII. Les écrivains catholiques se sont attachés à la vie de saint Anselme comme adversaire du pouvoir civil, notamment Mœhler et M. de Montalembert dans son écrit intitulé : Saint Anselme, fragment d’une histoire de saint Bernard, Paris, 1844. M. Bouchitté a traduit pour la première fois les principaux ouvrages de saint Anselme sous ce titre : le nationalisme chrétien au onzième siècle, Paris, 1842.
  3. Ce fait singulier m’est fourni par M. Chéruel, professeur à L’École normale, qui l’a recueilli dans une notice manuscrite sur l’abbaye du Bec, provenant de ce monastère même.
  4. Voir le rapport de M. Félix Ravaisson sur les bibliothèques de L’ouest, Append., page 375.
  5. Ce saint-voult est le crucifix célèbre ou volto santo de la cathédrale de Lucques.
  6. Lingard, Histoire d’Angleterre, t. Il de la trait, franc., ch. III, p. 193.
  7. Dom Gerberon a publié les œuvres complètes de saint Anselme. La meilleure édition est celle de Paris, 1675 ; 1 vol. in-folio.
  8. Il en a paru récemment une traduction française par M. Denain. Paris, 2 vol. in-12.
  9. Voyez Sanct. August. Op. — De Doct. Christ., lib. I, cap. 6. — De Trinit., VIII, 3. — De Lib. Arbit., II, 5-15. — De Gen. ad litt. VIII, 14.
  10. Saint Anselme, fragment, par M. de Montalembert, p. 11.
  11. Voyez en particulier l’opinion de Royer-Collard sur l’argument cartésien dans ses Fragmens recueillis par M. Jouffroy, tome III des Œuvres de Reid, page 376), et les leçons de M. Cousin sur Kant, où la question est traitée à fond. Leçon n° Vie, page 103.