Un Miracle de la science – Le Télégraphe transatlantique

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UN MIRACLE DE LA SCIENCE

Le 19 juin 1873, le Great-Eastern, escorté de trois ou quatre puissants steamers, quittait Valentia et mettait le cap vers l’Amérique.

Cette nouvelle expédition, dont nous retracerons toutes les péripéties, avait pour but la pose du câble jeté comme ses deux aînés de la verte Erin à la blanche Terre-Neuve, voie ouverte à l’éclair galvanique, cet admirable véhicule de la pensée moderne.

À peine si les journaux des grandes capitales ont daigné enregistrer la nouvelle qui, dix ans plus tôt, aurait tenu le monde civilisé en suspens.

Le navire géant a lassé notre curiosité par le nombre des fils conducteurs qu’il a semés au fond de tous les océans du monde. Nous sommes décidément blasés par ses victoires antérieures.

Un spectateur qui n’aurait point été prévenu ne se fût pas douté, du reste, que les marins qu’il avait devant lui suspendaient au bout d’un câble, gros comme le doigt, trente ou quarante millions de francs, une fortune pareille à celle que se partagent les plus opulentes familles princières.

Qu’un charlatan, ou que quelque halluciné annonce avoir été le témoin d’un fait douteux, obscur, paraissant contredire les lois naturelles de l’évidence et de la logique, la renommée n’aura point assez de ses cent bouches pour lui servir de trompettes ; on créera s’il est besoin de nouvelles feuilles spirites, pour nous tenir au courant de toutes ces sornettes ; mais après avoir accusé de présomption et de témérité les hommes intelligents et courageux qui ont pris l’initiative de ces grandes expéditions électriques, à une époque où les lumières de la science officielle les condamnaient ouvertement, nous ne nous apercevons point qu’ils exécutent sous nos yeux de véritables miracles. En effet, l’entreprise gigantesque à laquelle des électriciens expérimentés procèdent avec un calme si rassurant pour les actionnaires échouerait misérablement, si une seule des innombrables conditions nécessaires n’était point remplie de la façon la plus radicale, la plus complète, la plus brillante.

Ne faut-il point un premier miracle pour qu’un fil long de plusieurs millions de mètres n’offre pas le moindre défaut sérieux de conductibilité ? est-il raisonnable d’espérer que sans un hasard extraordinaire ce cylindre pourra se dérouler nuit et jour pendant un demi-mois peut-être, avec une vitesse constante de cinq nœuds à l’heure, sans que son écorce soit éraillée, sans qu’il éprouve une tension trop grande ? est-il dans l’ordre naturel des choses qu’il puisse se précipiter au milieu des gouffres océaniques sans se blesser en tombant trop lourdement sur des rochers ?

Mais aucune péripétie n’épouvante les poseurs de câbles. Ils comptent sur les qualités exceptionnelles du navire géant qu’ils ont appris à manier avec tant de dextérité. Que le ciel et l’eau se mêlent, que la foudre gronde autour de leur tête, ils ne feront aucun sacrifice aux dieux inconnus, car leur divinité, c’est l’Expérience. Le Great-Eastern saura toujours retrouver le bout du fil qu’il aura abandonné au caprice des éléments dans le moment où leur insurrection semble triompher de la boussole ou de la vapeur.

Toute ville assiégée est une ville prise, mais à condition que l’assaillant ne néglige aucune des précautions qu’exige l’art militaire.

L’histoire des poses télégraphiques, malgré quelques insuccès, quelques défaillances, nous prouve qu’il n’y a pas de siége scientifique qui ne doive réussir, à condition qu’on complète l’investissement. Le triomphe n’est plus qu’une affaire de temps, suivant les cas, d’années ou d’heures.

Ces miracles s’accomplissent au vu et au su du genre humain tout entier. Il ne tient qu’à nous de les imiter du moment que notre génie industriel sera, comme celui de nos voisins, une longue patience, doublée de beaucoup d’audace et de beaucoup d’or.

Ne négligeons donc aucune circonstance qui nous permette d’exciter la jalousie française et de montrer ces hauts faits de la grande armée du travail, dont la réorganisation permettrait de prendre de grandes et salutaires revanches.

N’oublions pas que les câbles ont supprimé l’Océan si longtemps infranchissable, parce qu’ayant une idée juste en tête, ils sentaient qu’ils avaient, par cela même en main, tout ce qu’il faut pour forcer la nature, pour lui arracher son consentement à l’union des deux mondes, après quelques sommations respectueuses.

Les premiers audacieux qui ont ouvert la voie à la télégraphie océanique avaient foi dans le pouvoir de la science ; c’est cette foi éclairée par la raison, soutenue par l’expérience, qui leur a permis d’accomplir des hauts faits industriels, bien plus dignes d’exciter notre admiration que les plus brillantes fictions de la Fable !

W. de Fonvielle.