Un Mensonge historique
UN MENSONGE HISTORIQUE
L’exclusion de la Crète estropie l’État grec physiquement et moralement ; elle le rend faible et l’appauvrit ; elle l’exposera à des dangers constants et créera, dès le début, des difficultés innombrables à celui qui sera à la tête de son gouvernement… Je ne veux pas attacher mon nom, dans l’esprit des Grecs, à la mutilation de leur patrie et à l’abandon de ceux de leurs frères qui, ayant combattu avec eux pour l’affranchissement, s’en voient maintenant exclus.
Ces lignes loyales et prophétiques furent tracées, voici cinquante-sept ans, par la main du prince Léopold de Belgique, élu roi des Hellènes, agréé par l’Europe et démissionnaire avant d’avoir régné. Elles renferment une condamnation sans appel de la politique mesquine et veule qui vient d’aboutir après un demi-siècle à ce double résultat d’acculer la Grèce à une folie et d’imposer aux grandes puissances une attitude ignominieuse. Au moment où les gouvernements d’Europe se décernent les uns aux autres des éloges sans pudeur et exaltent la sagesse prudente de leurs déterminations, il n’est pas mauvais de relire et de méditer la prose du prince Léopold. Car si, en 1830, l’exclusion de la Crète estropiait l’État grec au point d’enlever ainsi à l’homme dont on venait de faire un roi toute confiance en l’avenir de sa royauté, c’est donc que depuis cinquante-sept ans la Grèce vit estropiée de par la volonté de l’Europe ; voilà qui déplace singulièrement les responsabilités.
Y avait-il du moins un intérêt véritable, un intérêt de premier ordre à ce que la Crète demeurât sous le joug ottoman ? Il n’y en avait aucun. Ne pouvant point voir, écrit encore le prince au duc de Wellington, en quoi il est de l’intérêt de l’Angleterre de séparer cette île de la Grèce, je redoute que les motifs secrets qui dictent cette mesure ne fassent rien augurer de bon au nouvel État. Ainsi il y avait « des motifs secrets ». Mais alors, cette généreuse intervention de l’Europe en faveur des Grecs, cette noble protection accordée par les grandes puissances au peuple opprimé, qu’en reste-t-il ?
Il n’en reste rien. Nous sommes là, en présence d’un impudent mensonge historique. Le mensonge est odieux chez l’individu ; il l’est cent fois plus quand il devient collectif, scientifique, car le mal qu’il cause est centuplé. Heureusement, on a recours contre lui, au nom de la science même. Cette histoire est proche de nous : il est impossible que la vérité n’y triomphe pas d’ici à peu. Les documents sont si nombreux, si probants que le premier historien qui, sans passion, sans préjugés, voudra analyser le rôle de l’Europe en face de la Grèce, découvrira aussitôt combien ce rôle fut odieux. Il le dira ; l’indignation éclatera, puis fera place à la surprise, à l’intérêt et bientôt on procédera à l’enterrement d’une des pires légendes qui aient, en ce siècle, faussé l’esprit des peuples : on saura que, loin d’être l’œuvre de l’Europe, la résurrection de la Grèce s’est accomplie en dehors d’elle et malgré elle.
C’est au congrès de Laybach que la nouvelle de l’insurrection parvient aux souverains de la sainte-alliance. Alexandre règne sur ce congrès, mais c’est Metternich qui gouverne. Le ministre autrichien a hypnotisé l’empereur russe au point de lui faire oublier la politique traditionnelle de Pierre le Grand et de Catherine. Les Grecs entassent victoire sur victoire ; ils font appel à toute la chrétienté ; ils proclament dans l’assemblée d’Épidaure, le 15 janvier 1822, que leur révolution n’est point révolutionnaire, qu’ils veulent fonder une monarchie…, rien n’y fait. Ils envoient une députation au congrès de Vérone ; on refuse de la recevoir. Le meurtre du patriarche de Constantinople, les massacres de Chios et de Cydonie n’émeuvent point les gouvernements ; ils sont « sincèrement affectés, dit M. de Nesselrode, dans une dépêche officielle, de voir que la barbarie des mesures adoptées par la Porte imprime à la révolution un caractère de légitime défense ». Voilà leur grande préoccupation ! Elle subsistera longtemps ; car, en 1828, le Tsar Nicolas, dans une conversation avec l’ambassadeur d’Autriche, lui dira que « les Grecs sont des sujets en révolte contre leur souverain légitime » et que « ce serait un fort mauvais exemple pour les autres pays, s’ils réussissaient à s’affranchir. »
Lisez ces lignes tirées d’un Mémoire confidentiel rédigé en juin 1822, par M. Ancillon, ministre prussien. « Une guerre de la Russie contre la Porte ne se terminera pas par l’acquisition d’une nouvelle province… il ne s’agira de rien moins que de refouler les Turcs en Asie et de substituer en Europe la croix au croissant. La Grande-Bretagne et la France, d’après leur politique actuelle, ne peuvent désirer ce résultat. » Et pendant que le sang coule à flots, qu’une lutte héroïque se poursuit sur ce sol sacré d’où avait jailli la source de la civilisation universelle, les cabinets continuent de causer, de s’envoyer des courriers, d’« échanger leurs vues ». Quelles seront « les garanties » que l’on pourrait procurer aux Grecs quand « ils se seront soumis » ? La question est à l’étude. On pourrait, répond la Russie, exiger de la Porte qu’elle prouve, par une série de faits, son intention de respecter la religion chrétienne. Une série de faits ! Ne dirait-on pas les finesses d’un livre jaune actuel ?
En 1824, on commença à s’étonner de cette longue résistance d’un peuple qu’on croyait mort et dont le réveil avait amené des sourires sur les lèvres de certains hommes d’État ? Les pourparlers s’accélèrent un peu, une idée géniale est mise sur le tapis ; il faut créer trois principautés grecques « pareilles à celles du Danube ». Avec la Thessalie, la Béotie, l’Attique, on fera « une Grèce orientale ». L’Épire et l’Acarnanie formeront la « Grèce occidentale ». La « Grèce méridionale » se composera de la Morée et de l’ile de Candie… Deux ans plus tôt, c’eût été la paix immédiate ; mais maintenant que le sang grec a coulé à flots, que des prodiges de valeur, des merveilles d’héroïsme ont été accomplis, parler de démembrement et de vassalité, c’est de la folie. Qui donc, parmi les Hellènes, ne préférerait la mort ? Cette idée de la suzeraineté du sultan, l’Europe y tient par-dessus tout. M. de Nesselrode vient de le déclarer de nouveau. « La Russie n’admettra jamais l’indépendance des Grecs. » Les « jamais » ne sont pas bons à employer ici-bas. Et la lutte s’acharne. Ibrahim, le fils de Méhémet-Ali, arrive à la tête de ses bataillons égyptiens, disciplinés et conduits, hélas ! par des officiers français qui rencontrent en face d’eux ces volontaires français enrôlés dans l’armée grecque. Voilà à quoi la France s’expose quand son gouvernement écoute d’autres voix que celle de la justice ! « La France, écrit le duc de Wellington, joue un double jeu. D’un côté, elle a entrepris la formation de l’armée égyptienne et, de l’autre, elle encourage les Grecs. » L’ambassadeur d’Autriche à Paris écrit que M. de Villèle fait de l’homéopathie politique ; mais l’Angleterre, patrie de lord Byron, agit-elle mieux ? Elle songe à étendre à toute la Grèce le protectorat qu’elle exerce déjà sur les îles Ioniennes. Ce n’est pas de l’homéopathie, cela. Quant à l’Autriche, elle ravitaille les Turcs et viole les blocus grecs. « Le prince de Metternich, écrit encore Wellington, est entré corps et âme dans la manière de voir des Turcs. » Lord Aberdeen aura plus tard la franchise de le dire : la France et l’Angleterre sont entrées dans la triple alliance « pour prévenir la guerre entre la Russie et la Porte et pour empêcher l’établissement en Grèce d’une influence exclusivement russe ».
Cette triple alliance se scelle le 6 juillet 1827 ; Metternich a refusé de s’y joindre et la Prusse l’a imité. Que dit le traité ? Il stipule que « les Grecs relèvent du sultan, comme d’un seigneur suzerain, et lui payeront une redevance annuelle ». Pendant ce temps la guerre ne cesse pas. La chute de Missolonghi n’a pas découragé les Grecs ; leurs champs sont dévastés, leurs maisons sont détruites, les ruines s’entassent autour d’eux ; ils résistent toujours ; ils ne veulent plus du joug, qu’il soit musulman ou chrétien ; ils veulent « la liberté ou la mort ». Les puissances, qui désirent avant tout sauvegarder — la phrase est vieille — cette « intégrité de l’empire ottoman » au nom de laquelle nous sommes en train de mettre le feu à l’Orient, se voient obligées « d’unir leurs forces dans le but d’empêcher tout transport de troupes, armes et munitions de guerre » et comme la Turquie résiste, elles détruisent sa flotte à Navarin, tout en « assurant la Porte de leurs intentions pacifiques ». Les Français descendent en Morée, les Turcs marchent vers Constantinople… Mais c’est toujours au nom de l’intégrité de l’empire ottoman et les Grecs continuent d’être considérés, même après Navarin, comme les sujets du sultan. Le 16 novembre 1828, la Morée et les îles de l’Archipel sont « placées sous la garantie provisoire » de l’Europe. Nous voici en 1897 et ce délicieux euphémisme n’a pas vieilli.
Les Grecs constituent un gouvernement indépendant et placent à leur tête Capo d’Istria. Les puissances reconnaissent l’élection, mais point l’indépendance. Ce n’est qu’en 1829 que les délégués à la conférence de Londres se demandent « s’il ne serait pas désirable de constituer de suite l’État grec et de reconnaître son indépendance ». Admirez ce de suite ; il est génial. C’est du Molière ! Enfin, le 3 février 1830, l’indépendance grecque est reconnue. Surgit la question des frontières. On se dispute sur l’île d’Eubée. L’Angleterre insiste pour qu’elle demeure turque. « Si la Turquie, écrit lord Aberdeen, est encore capable de quelque effort, la possession de l’île d’Eubée, ajoutée à celle de la Crète, lui assurerait les moyens de tenir la Grèce sous son contrôle. » La France insiste en faveur des frontières naturelles réclamées par Capo d’Istria et qui engloberaient la Thessalie et une partie de la Macédoine. Impossible de vaincre la résistance des autres puissances. Autre dispute lorsqu’il s’agit de trouver un roi. La Russie réclame le trône pour le prince Philippe de Hesse, la France pour le prince Charles de Bavière, l’Angleterre pour le prince Frédéric d’Orange. C’est le début de ces ingérences européennes dont la Grèce aura tant à souffrir.
Depuis lors, l’Europe n’a pu oublier que la question grecque attendait toujours une solution, car les soulèvements n’ont guère cessé ; c’est d’abord en Épire et en Crète, le soulèvement de 1840 encouragé par le consul anglais, désavoué par les ambassadeurs et noyé dans le sang. C’est la révolte de 1854 fomentée en Épire et en Thessalie par des émissaires russes et maîtrisée par la France qui, du droit du plus fort, occupe militairement le Pirée pendant la guerre de Crimée. C’est le mouvement de 1859-1860 en vue duquel des négociations, entamées avec Garibaldi pour l’amener en Thessalie, reçoivent l’appui du gouvernement italien qui, en fin de compte, n’y donne pas suite. C’est la révolution de 1866-1868 qui rend la Crète aux Crétois et dont le triomphe paraît si bien assuré, que la France et la Russie pensent à le consacrer légalement ; mais l’opposition de l’Autriche et de l’Angleterre empêche la réalisation du projet… Et pour couronner le tout, la Grèce est récompensée de la sagesse dont elle a fait preuve pendant la guerre turco-russe de 1877 par une parole collective donnée et reprise. Le treizième protocole du Congrès de Berlin lui assurait, à défaut de la Crète, la Thessalie et la moitié de l’Épire ; ce protocole, confirmé par la conférence de Berlin, n’a jamais été appliqué. La Turquie opposa son habituelle force d’inertie : les puissances se gardèrent de l’y contraindre ; elles pesèrent sur la Grèce et firent « appel à sa raison », l’engageant à consentir à une insignifiante rectification de frontières en place des territoires que le Congrès lui avait attribués.
Voilà soixante-dix ans que cela dure ! Soixante-dix ans qu’à chaque fois que la question grecque a été soulevée, l’Europe a ajouté à la longue liste de ses perfidies quelque trait nouveau. Elle a manqué à sa parole, repris sa signature, menti à sa mission ; elle a été égoïste, indifférente, cynique et cruelle… Et de nouveau elle réclame impatiemment de la Grèce une preuve de sagesse et s’indigne qu’on ose lui résister ! Sur deux pointes du croissant pendent des lambeaux de l’honneur européen.
Mais le plus étonnant, c’est, en vérité, cette « reconnaissance » dont il est, à chaque instant, question dans les documents officiels et dans les publications officieuses. On dirait vraiment que c’est à l’Europe que la Grèce doit son émancipation ! On dirait que Navarin a eu lieu en 1822 ou que l’initiative d’Ypsilante date de 1827. On oublie que l’Europe n’a « volé au secours » des Grecs qu’après quatre années de honteux marchandages et que les gouvernements n’ont été unis, en cette circonstance, que par le désir de se gêner et de s’entraver les uns les autres.
La reconnaissance que les Grecs doivent à l’Europe, c’est celle que les Parisiens doivent à l’édilité et à ses balayeurs ; la tâche a été la même : entretenir la boue quand il y en a et en fabriquer quand il n’y en a pas.
Seulement, la boue d’Orient est faite avec du sang.