Un martyr de la grande tragédie. Le tsar Nicolas II

Un martyr de la grande tragédie. Le tsar Nicolas II
Revue des Deux Mondes6e période, tome 53 (p. 5-23).
UN MARTYR DE LA GRANDE TRAGÉDIE MODERNE

LE TSAR NICOLAS II


Du Journal qu’elle a tenu aux heures les plus critiques de la guerre, Sa Majesté la reine de Roumanie a bien voulu détacher pour nous ces pages de souvenirs écrites sous le coup de l’émotion, à la nouvelle de la mort de celui qui fut jusqu’au bout le fidèle allié de l’Entente. Nous lui en exprimons tous nos respectueux remerciements. Ainsi la première voix qui se sera élevée en l’honneur du malheureux souverain, aura été celle d’une femme et d’une Reine.

Bicaz, Septembre 1918.

Le tsar Nicolas est mort !

Ils l’ont tué, honteusement, violemment, sans pitié ; il était à leur merci ; ils ont eu peur que d’autres ne vinssent le sauver. Alors, un matin, de bonne heure, ils l’ont fusillé. Il n’était plus un symbole, et quand à n’être simplement qu’un homme, on ne voulut pas le lui permettre.

Toute sa vie il aurait voulu n’être qu’un homme ; — ce fut là son erreur : un souverain doit être davantage ; — et lorsque le moment vint où il aurait pu n’être que cela, on le tua.

Des détails précis au sujet de sa mort on ne saurait encore en avoir ; ce sont des rumeurs contradictoires qui nous en parviennent ; mais, ce qui est certain, c’est qu’il est mort, un matin, de bonne heure, assassiné. Car cette mort ne mérite pas d’autre nom. Ce fut une action odieuse… et inutile. Tache sanglante qui restera à jamais sur leurs mains.

Le tsar Nicolas est mort.

Celui dont la voix dispensait à cent quarante millions d’hommes la joie ou la terreur, est mort. Il fut tué un matin, de bonne heure, furtivement, en secret, comme un criminel. Son âme s’en fut se présenter à Celui pour qui rois et mendiants sont pareils ; nous ne saurons jamais comment il fut jugé par ce Roi des rois, mais ce dont je suis sûre, c’est que le tsar Nicolas, mystique ardent et sincère croyant, n’a eu aucune peur de comparaître devant son Dieu…

Le monde qui s’indigne de la manière dont il fut tué, ne le jugera pourtant pas avec indulgence. Il échoua dans sa tâche, et quand on échoue, le monde vous est sévère.. Et puis nous vivons en des temps démocratiques où ceux qui sont assis sur des trônes, trouvent rarement grâce devant leurs juges.

Pourtant, le nom seul de cet homme maintenait un grand Empire, et nul ne doutait de son pouvoir : il symbolisait une force en laquelle tous avaient foi. Mais, en une heure de folie, lorsque quelques illuminés crurent marcher vers la lumière, cet homme fut supprimé, le symbole détruit, entraînant avec lui l’unité de l’Empire. Le grand État s’effrita. Le nom du Tsar était le fil qui retenait les grains innombrables du vaste chapelet de son royaume ; le fil craqua, les grains roulèrent à l’aventure et l’immense Empire fut une chose du passé.

Des grandes puissances qui sont actuellement en guerre, pas une n’accepte la responsabilité de sa mort ; elles s’en accusent mutuellement, chacune rejetant la faute sur l’autre. Là encore ce sera au Roi des rois seul à juger ; mais le Tsar est mort et il n’est pas de vérité sur terre qui puisse le faire lever de sa tombe !

Ce n’est pas en juge que je veux parler du tsar Nicolas II, dernier souverain de toutes les Russies, mais en parente, parce que, de son sang et de sa race, je l’aimais et que je l’ai connu depuis les jours heureux de l’enfance. Cruellement frappée moi-même par la grande tragédie moderne, je me sens le devoir de parler avec bonté d’un homme que je considère comme un martyr, en cette heure où le monde officiel n’ose pas se lever encore pour le défendre.


Est-il un sort plus tragique que d’avoir possédé tout, d’avoir été aussi haut qu’un homme peut être, d’avoir détenu entre ses mains le bien et le mal, — et de n’avoir pu rien faire de tout cela, de n’avoir pas su être le guide que tout un pays tremblait du désir de suivre vers la lumière ! Dire qu’il commandait au bien comme au mal, n’est pas ici un vain mot. De l’un comme de l’autre, le Tsar était réellement le maître. Son nom seul électrisait des millions d’êtres ; il était et un despote, et un symbole, et le chef de l’église ; — et aussi le « petit père, » être mystique et pourtant familier qui appartenait à tous, dieu lare de chaque foyer, raison d’être de l’immense Empire !

Ce pouvoir, cette force vraie qui était la sienne, il l’eut tout jeune encore avec toute la vie devant lui pour réaliser son idéal, pour chercher la lumière ; mais dans un temps où tout fait effort et tend vers le progrès, il ne sut que rétrograder. Là est l’élément tragique, là le secret de son échec, sa faute, sa très grande faute.

Pourtant Nicolas II eut des aspirations élevées ; il désira passionnément le bonheur de son peuple géant ; son cœur était tendre, son désir allait vers tout ce qui est grand et beau. S’il eût été bien entouré, conseillé par les hommes qu’il fallait, marié à une femme clairvoyante, à vues larges et à conceptions modernes, si on l’avait poussé en avant au lieu de le tirer en arrière, il eût pu devenir un magnifique instrument pour !e bien de son peuple… Mais il était dit que ce ne serait pas !

Les circonstances extérieures de sa vie sont connues, je ne les retracerai pas. Je voudrais évoquer des visions plus intimes, souvenirs personnels, images que mes yeux ont vues, émotions dont mon cœur a eu l’écho. Nos routes ne se croisèrent pas souvent, mais nous étions étroitement apparentés, et je l’ai toujours connu depuis ma tendre enfance.

Ma mère était la seule fille du tsar Alexandre II. La Cour de Russie était certainement l’une des plus brillantes de l’Europe. Ma mère en venait, et, du plus loin que je me souvienne, tout ce qui appartenait à cette Cour prenait à mes yeux d’enfant un extraordinaire prestige, un éclat particulier, auquel nul autre n’était comparable. Le Tsar en était la figure centrale, comme si le monde entier eût gravité autour de lui, participé à son existence mystique.

Encore aujourd’hui, une espèce de terreur superstitieuse s’empare de moi quand j’évoque l’atmosphère qui entourait le Tsar de toutes les Russies. Je revois d’immenses palais, des soldats et des courtisans à l’infini, de larges corridors silencieux avec des gardes en uniformes bizarres et, devant les portes, des Cosaques géants en robes rouges, à l’aspect sauvage, aux ceintures hérissées de pistolets et de poignards, coiffés de grands bonnets de fourrure. Une odeur spéciale régnait dans ces demeures impériales, bizarre mélange de térébenthine et de cuir de Russie, que je n’ai retrouvée nulle part ailleurs.

Rangées devant le portail, les voitures de la Cour attendaient, avec les cochers barbus, drapés dans leurs longues houppelandes de drap bleu ouaté, caressant de la voix les splendides trotteurs « Orlof » qui grattaient impatiemment le pavé, secouaient leurs longues crinières, balayaient le sol de leurs queues frémissantes : ils étaient généralement noirs, mais parfois leurs flancs dorés luisaient comme des cuirasses polies au soleil, et quelques-uns étaient blancs pommelés de gris.

Les églises tiennent une grande place dans ces visions de la Russie d’autrefois, les églises, les chapelles et les prêtres. J’entends des chants merveilleux monter vers la voûte des coupoles ; des voix aux sonorités profondes comme des cloches de bronze emplir le silence d’une harmonie surnaturelle. Je vois luire l’or et les pierres précieuses ; je vois l’éclat mat des vieilles icônes et des colonnes géantes taillées dans des blocs précieux de porphyre, de malachite ou de lapis. Et dans l’ombre que la flamme de tant de cierges fait lumineuse, je vois des prêtres, des jeunes et des vieux, en vêtements de brocart d’or lourd, s’adonnant à d’étranges rites qui remplissent de terreur mon imagination enfantine. Les vieux ont des barbes neigeuses et de longs cheveux ; mais les jeunes, sous leurs boucles brillantes, rappellent étonnamment le visage du Fils de Dieu, tel qu’il est sur les icônes. Leurs voix troublantes font battre mon cœur, tandis que des nuages parfumés montent des encensoirs balancés selon le rite…

Et je vois des visages, une infinité de visages ; des femmes très belles couronnées de tiares magnifiques, ployant presque sous le poids des bijoux, et auprès d’elles, des hommes très grands, en uniformes, les uns souriants, d’autres à figures sévères, mais tous, jusqu’au dernier, profondément absorbés par le service divin, s’agenouillant souvent, courbant bas leurs fronts et faisant, à gestes contrits, de grands signes de croix.

Quand j’étais toute petite, c’est à la Cour du Tsar Alexandre II que nous allions ; mais il fut tué en 1881 ; Alexandre III lui succéda. La femme de ce dernier était gaie et populaire, ses frères étaient nouvellement mariés à des femmes jeunes et jolies. En ce temps-là, la Cour était donc excessivement brillante et la famille impériale nombreuse et unie ; les réunions étaient fréquentes, offraient un plaisant coup d’œil.

Les frères et les cousins de ma mère étaient des hommes très grands, certains d’entre eux remarquablement beaux. Je me rappelle encore le naïf étonnement avec lequel je les contemplais, m’émerveillant qu’on put être aussi grandi Je me souviens bien de leurs visages à tous, et aussi de leurs caractères ; je pourrais couvrir page sur page à parler d’eux. Ils se dressent devant mes yeux dans une vive lumière ensoleillée, image extraordinairement brillante réfléchie dans l’œil naïf d’un enfant trop jeune pour comprendre… Mais je ne saurais me détacher aujourd’hui de celui dont je veux parler, quelque intéressants que les autres fussent à dépeindre, race de géants, élevés pour un régime de pouvoir absolu, et si confiants en leurs droits à être les maîtres du monde !

Mon premier souvenir du Tsar Nicolas II, — de Niky, comme nous l’appelions tous, — remonte au temps où il n’était encore qu’un adolescent. Il était plutôt timide, avec de bons yeux gris-bleus, rêveurs et préoccupés, et des lèvres rouges qui semblaient formées pour des paroles de douceur seulement.

Je crois le voir encore, vêtu d’un uniforme d’été tout blanc, venant vers nous dans les avenues boisées de leur maison de campagne, sur un cheval cosaque à longue queue et qui marchait à l’amble. Une dizaine de lévriers suivaient, sautant à la tête des chevaux, gambadant entre les arbres, souples et gracieux, comme des bêtes de légende, leurs yeux fixés sur la figure douce de l’adolescent blond qu’attendait un si formidable héritage. Après les quelques mots qu’il nous adressa à nous autres enfants, il repartit au galop et nous le suivîmes du regard, désireux de le voir revenir, de l’entendre nous parler encore, de le sentir nous regarder de ses yeux rêveurs, si bons et si caressants ! Et voilà comment je le revois d’abord.

En 1894 Alexandre III mourut, et Nicolas monta sur le trône. Il n’avait que 26 ans, et, quelques semaines plus tard, il épousait Alice, princesse de Hesse, de peu sa cadette, une jeune fille très belle et très sérieuse, qui, en se convertissant à la religion orthodoxe, prit le nom d’Alexandra.

J’ai vu Nicolas II à son couronnement, au moment de sa plus grande gloire, au faite de sa puissance terrestre : moment unique où il se dressa devant son peuple, symbole incarné de tout ce que le Tsar personnifiait alors aux yeux du grand Empire.

Ces journées du couronnement me reviennent en une série d’images d’une somptuosité fantastique. C’était toute la pompe extérieure que donne la puissance en ce monde, héritée de génération en génération, à quoi venait se mêler cette pointe de mysticisme, inhérente à toute chose en Russie. Aussi impressionnante que le Tsar m’apparait la jeune et belle impératrice : tous deux se détachaient à cette heure presque comme des divinités que petits et grands ne demandaient qu’à exalter, comme s’ils eussent vraiment été des êtres au-dessus de l’humanité. Comme je les revois bien tous deux, à leur entrée solennelle dans Moscou, la vieille cité légendaire où de tout temps les Tsars furent couronnés, et où demain l’insigne sacré du pouvoir sera placé sur leurs têtes, parmi la pompe et les prières, pour la joie et pour la douleur !

Principale figure de toute la procession, Nicolas descend la rue, sur un grand cheval blanc. Il n’a pas revêtu de somptueux vêtements, mais porte l’uniforme vert foncé si simple que nous sommes habitués à lui voir, et sur sa tête la toque en astrakan étroite et ronde, caractéristique de l’armée russe. La poitrine est barrée du cordon bleu ciel de Saint-André ; les pierreries des principaux ordres scintillent sur le drap sombre du vêtement ; il n’y a dans son costume rien de magnifique, rien de très imposant dans son aspect. Ce sont les mêmes yeux rêveurs, les mêmes lèvres aimables qu’enfant j’avais connus, — ces lèvres formées pour des paroles de douceur seulement. Seulement on lit dans son maintien cette dignité calme de l’homme conscient des lourds devoirs qui l’attendent sur sa route… Il salue de droite et de gauche ; un soupçon de sourire très doux erre sur ses lèvres.

Deux carrosses dorés le suivent à peu de distance, magnifiques véhicules semblables à ceux que les enfants imaginent dans les contes de fées. Dans le premier sa mère est assise, sa femme dans le second.

Au-dessus du carrosse fermé de l’Impératrice douairière, est figurée une grande couronne, en signe qu’elle fut couronnée naguère et en témoignage de la puissance terrestre qui fut la sienne. Elle porte une tiare d’une splendeur éblouissante ; son cou et sa poitrine scintillent de joyaux ; sa robe et son manteau sont en or brillant. Encore très populaire, encore agréable à regarder, elle salue de tous côtés ; elle a ce grand charme qu’elle partage avec sa sœur, la reine Alexandra, si aimée en Angleterre.

Ni le second carrosse, ni la femme qui y est assise, en somptueux appareil pourtant, ne portent de couronne ; car ce n’est qu’après le sacre qu’Alexandra entrera dans toutes ses prérogatives, et, en attendant, le droit de préséance appartient encore à l’Impératrice douairière.

Elle est bien différente de l’autre, la jeune femme du carrosse sans couronne. Infiniment plus belle que celle-là ne l’a jamais été, nul sourire n’habite ses lèvres ; elle est assise toute droite, avec une expression si sérieuse qu’elle en est presque pénible à voir. La bouche, aux lèvres serrées, a une rigidité qui étonne chez un être si jeune. On ne lit pas de bonheur dans le regard froid de ses yeux gris, mais bien plutôt une préoccupation méfiante, comme si elle s’attendait à ce que la vie la traitât en ennemie plutôt qu’en amie. Elle est certes consciente de la solennité de l’heure, de tout ce qu’elle-même représente, mais on dirait qu’elle en ressent de la terreur plus que de la joie. Certes, elle est belle, et jeune, et imposante, mais on cherche vainement en elle ce je ne sais quoi, qui en fut toujours absent, même alors qu’un brillant avenir s’ouvrait devant elle. Était-ce manque de confiance en son peuple, manque de tendresse et de cette sympathie intuitive qui rapproche petits et grands, quelle que soit entre eux la distance ? Je ne saurais le dire ; mais en dépit de sa jeunesse et de sa beauté, en dépit de cette solennelle reconnaissance de ses futurs devoirs, elle n’a pas ce quelque chose que rien ne remplace : l’étincelle, la flamme qui réchauffe…

Le carrosse doré passe, les têtes découvertes s’inclinent devant ce front sans couronne ; elle salue très bas en réponse aux hommages qu’on lui adresse, mais sans sourire accueillant sur ses lèvres closes ; elle semble ne voir personne, mais fixer droit devant elle, on ne sait quelles visions qu’elle veut jalousement garder pour elle seule. Même à cette heure, elle était sur la défensive contre la vie, en garde contre l’avenir…

Le jour suivant, Nicolas et sa belle compagne furent couronnés dans la vieille cathédrale du Kremlin et devinrent les monarques oints du plus grand royaume sur terre.

Ce fut une longue cérémonie, interminablement longue, mais d’une beauté fascinatrice dans ce cadre légendaire, si magnifique qu’elle semblait irréelle, comme si on était reporté aux jours dont parlent les vieux écrits.

L’église est haute, sombre et voûtée ; les murs dorés s’ornent de fresques archaïques. Le temps a tout harmonisé en tonalités merveilleusement adoucies. Une poussière blonde emplit le sanctuaire ; chaque visage y change d’expression, y devient étranger et mystérieux ; une attente solennelle s’empare de tout et de tous ; l’atmosphère est tendue comme si des ailes géantes palpitaient quelque part dans l’ombre. Tous les yeux sont fixés sur les deux figures de l’homme et de la femme auxquels tous viennent rendre hommage, l’homme et la femme qui incarneront désormais le sort de ce grand pays.

Nicolas est pâle, il semble plier sous le poids de la prodigieuse couronne de ses ancêtres. Son manteau doré paraît trop lourd pour ses épaules, et l’on songe involontairement à la stature géante de ceux qui sont venus avant lui. Mais dans ses yeux brille l’ardeur du mystique.

Elle, plus grande, a l’air de porter plus aisément les insignes de la royauté ; mais ses joues sont brûlantes, ses yeux fiévreux, ses lèvres serrées ; il n’y a aucune douceur dans son expression. Même là, dans cette cathédrale dorée, à l’heure de sa plus grande gloire, elle semble défier l’ennemi invisible qui pourrait ramper vers elle, hors de l’ombre…

La cérémonie est terminée ; le couple couronné sort du sanctuaire ; dehors, c’est l’éclatant soleil d’un jour de printemps. Suivis des prêtres et des hauts dignitaires, ils montent lentement les marches d’un escalier découvert, à tapis rouge, vers une large terrasse surplombant la foule qui va les acclamer. Des pages, vêtus d’écarlate et d’argent, portent les traines de leurs lourds manteaux. Arrivés sur la terrasse, ils se tournent face à leurs sujets. Le soleil tombe droit sur eux, allumant de reflets leurs joyaux fantastiques, tandis que, d’en bas, monte en roulement sourd l’acclamation des mille voix de la foule. Poussée par une émotion irrésistible, cette foule tombe à genoux, dirigeant des regards d’extase vers ces deux figures lumineuses qui sont là-haut, immobiles, pareilles à d’étranges divinités qu’on ne verra qu’une fois dans sa vie.

Au-dessus d’eux, le ciel est bleu, bleu comme il peut l’être au début du printemps, dans la jeunesse de l’année ; le monde entier semble sourire à ces deux êtres que le sort a marqués pour conduire un peuple vers la lumière dont il rêve…

Et puis, je les revois après, assis dans leur grandeur solitaire à une table couverte de beaucoup de plats, de coupes et de gobelets, collection de trésors sans prix, apportés en offrande aux souverains du pays, de mille contrées et depuis des siècles.

Pendant plusieurs jours, avant la cérémonie, il ont observé un jeune sévère dans un couvent des environs, afin d’être dignes du grand sacrement qui allait leur être conféré. Mais voici venue l’heure où leur chair a droit à sa revanche ; seulement, en ce jour solennel entre les plus solennels, ils doivent porter seuls le poids de leur grandeur et, tandis qu’ils seront servis par les premiers noms du royaume, personne n’aura le droit de s’asseoir à leur table.

Le couvert est dressé dans une salle aux murailles dorées, petite merveille byzantine, à moitié hall, à moitié crypte. D’épaisses colonnes supportent la voûte basse du plafond ; sur le fond d’or des murs où ils furent peints voilà bien longtemps, des saints archaïques contemplent avec indifférence la passagère gloire de ces êtres solitaires qui sont venus troubler pour une heure le sanctuaire dont ils ont la garde.

Par une ouverture pratiquée dans l’épaisseur des vieux murs, quelques personnes ont le droit de venir regarder les souverains pendant la solitude de leur repas.

Un événement cruel marqua d’une empreinte sanglante ces somptueuses journées de réjouissance. Une grande fête populaire avait été organisée, hors de la ville, dans un vaste champ, où les villageois devaient être habillés et nourris. On devait leur donner aussi des souvenirs portant l’effigie de l’Empereur, afin qu’ils emportassent l’image de ses traits jusqu’aux confins les plus reculés de l’Empire.

Le couple nouvellement couronné, suivi de ses nombreux hôtes royaux, devait aller en grande pompe assister à la distribution qui serait faite aux milliers de paysans venus des quatre coins de l’immense pays. Par je ne sais quel défaut d’organisation, une bagarre se produisit, et des centaines d’hommes, de femmes et d’enfants, accourus pour se réjouir, perdirent la vie dans un désastre sanglant plus meurtrier qu’une bataille.

Ce déplorable événement jeta son ombre sur toutes les cérémonies et réjouissances qui devaient suivre. La Tsarine, avec sa naturelle disposition à la tristesse, en fut douloureusement impressionnée. Beaucoup y virent un mauvais présage pour le nouveau règne : commencé dans le sang, disait-on, il finirait dans le sang.


Au cours des années qui suivirent, je me suis retrouvée plusieurs fois avec le tsar Nicolas et sa femme. Avec celle-ci, et bien qu’elle fût aussi ma cousine, grâce à ses façons étrangement peu accueillantes, aucune intimité ne s’établit, tandis que les sentiments affectueux que Niky et moi nous avions l’un pour l’autre ne subirent aucun changement. C’est donc parce que j’entendais dire aux membres de ma famille, et par la voix de toutes les classes de la société plutôt que par mes observations personnelles, que je sus qu’ils avaient en quelque sorte déçu l’espoir mis en eux : chaque fois que ces rumeurs m’arrivaient, j’en ressentais un profond chagrin.

Nicolas avait en lui plus d’une impulsion bonne et vraiment noble, plus d’un élan vers des idées plus larges, vers des conceptions plus modernes ; mais il semblait qu’une puissance occulte le retint dans ce qu’il voulait entreprendre.

Pendant longtemps on patienta, l’espoir ne quittant pas encore les cœurs ; puis, petit à petit, les murmures commencèrent à monter vers la Cour, le mécontentement contre la façon dont on y vivait. Sous les règnes précédents, les souverains avaient toujours pris largement part aux événements publics. Ils avaient été l’âme de toutes les cérémonies ; pas de fête, pas de manifestation publique sans eux ; l’éclat qui les entourait semblait une nécessité sociale, le point de ralliement pour les grands et les petits.

Peu à peu, sous des prétextes divers, les nouveaux souverains se retirèrent de la vie publique. La santé de la Tsarine était mauvaise ; jalousement attachée à son mari, elle supportait mal de le voir aller où que ce fût sans elle, de sorte qu’elle avait une tendance à l’éloigner, lui aussi, des cérémonies auxquelles elle-même ne pouvait prendre part. Elle mit au monde quatre filles, avant d’avoir la joie de donner le jour à l’héritier du trône. D’une ambition intense et morbide cette série de déceptions n’avait fait qu’ajouter à son peu de foi dans la vie, et, quand enfin naquit ce fils tant désiré, voici qu’il fut de santé délicate : un mal secret et bizarre menaçait la sécurité de ses jours. C’en était trop pour une femme si portée à la mélancolie, toujours sur la défensive envers le monde et tous ceux qui foulaient les voies du monde.

Sans aucun doute, la Tsarine est largement responsable de la conduite de son mari ; elle le découragea au lieu de l’encourager, elle usa de son influence au rebours de ce qu’il eût fallu, elle le retint au lieu de le pousser, elle lui communiqua sa propre méfiance. Mais en toute justice, il me faut reconnaître que ses intentions étaient bonnes et ne sauraient être incriminées : elle croyait fermement avoir raison, ne doutant jamais de l’excellence de son jugement, sûre que tout ce qu’elle faisait serait pour le bien de son mari, de son pays et de son peuple. Il était faible ; des deux la volonté la plus forte était la sienne ; aussi le mena-t-elle sans hésiter vers ce qu’elle croyait être la lumière et qui fut, hélas ! les ténèbres.

La Tsarine est une de ces personnalités comme il en surgit de temps en temps dans l’histoire. Leur puissance reste inexplicable, on se demande d’où leur vient leur force. Peut-être Alexandra aimait-elle réellement son mari ; elle adorait certainement son fils ; mais son attitude envers le monde était perpétuellement méfiante, étrangement dépourvue de tendresse et en quelque manière hostile. Placée au-dessus de toutes choses, et dominant son mari, elle détenait entre ses mains un terrible pouvoir ; si la tendresse avait habité son cœur elle aurait pu accomplir des miracles ; mais, avec cette universelle méfiance, elle tenait grands et petits à distance, comme si chacun eût voulu lui dérober un droit qui n’était qu’à elle. Se considérant comme infiniment supérieure à tout le monde, elle s’imagina n’avoir été placée si haut que pour montrer aux autres leurs erreurs et, finalement, quand elle s’aperçut que ses façons d’être ne lui avaient pas concilié les cœurs, elle en conçut de l’amertume.

Elle appartenait à cette catégorie de femmes qui se croient éternellement incomprises, et s’isolent dans la certitude que le vulgaire ne saurait entrer dans leurs pensées, s’élever jusqu’à leur idéal. Condition malheureuse et faite pour semer le malheur ; la femme incomprise ne s’adapte jamais aux circonstances ; elle tient à rester à l’écart, enfermée dans ses griefs comme dans les plus sacrés des privilèges.

La Tsarine était un de ces êtres, et, avec les années, ses curieuses dispositions morbides s’accentuèrent tellement que certains allaient jusqu’à douter de son bon sens. Ceux qui la voyaient intimement témoignent que, sur la plupart des sujets, elle raisonnait avec une entière lucidité d’intelligence ; mais cette inébranlable foi qu’elle avait en sa mission d’éclairer les autres faisait qu’elle n’écoutait aucun avertissement, se fiant seulement à son jugement erroné, et devenant ainsi la proie de ces imposteurs qui guetteront toujours les âmes murées dans leur obscurité solitaire.

Ce qui lui donnait tant d’empire sur son mari, n’a jamais été expliqué. L’aimait-il réellement ? Sa volonté plus faible fléchissait elle simplement devant celle de l’Impératrice ? Le tenait-elle par ses côtés mystiques ? Personne ne l’a jamais exactement su. Mais une chose est certaine : son influence était prédominante en effet, et au lieu de diminuer à l’usage, elle devint toujours plus forte, et hélas ! plus fatale, jusqu’à ce que l’infortuné monarque, qui pourtant par instinct et de lui-même était attiré vers la vérité, fut plongé dans des ténèbres si épaisses qu’il ne devait plus jamais pouvoir s’en échapper pour aller vers la lumière.

Ame égarée, elle ne doutait pas d’avoir trouvé la vérité ; c’est là l’intime tragédie des cœurs qui n’ont plus foi ni dans l’humanité ni dans la vie et qui ne savent pas aimer. Elle n’a pas su aimer : c’est là que réside, pour moi, la cause de son échec…

Et cet échec devait entraîner la chute du mari qu’elle croyait sauver pourtant, la ruine du fils qu’elle adorait, le désastre du vaste empire qu’elle voulait intact pour ce fils, et qu’elle espérait lui garder immuable et entier. Car Alexandra rêva pour son héritier une autorité autocratique nullement diminuée et elle tenta de la lui conserver intégrale, sur le plus grand empire d’Europe.


Au printemps de 1914 nous allâmes pour la dernière fois en Russie, spécialement invités à Tsurskoe par le Tsar et sa femme ; on nous offrit une réception officielle et pourtant chaleureuse ; nous fûmes comblés d’honneurs ; rien ne fut négligé pour rendre notre séjour plus agréable… Et pourtant quelque chose dans l’atmosphère du palais excluait tout réel sentiment de bien-être.

Extérieurement, c’était encore la brillante Cour d’antan ; les mêmes gardes, les mêmes officiers, les mêmes dignitaires… Mais il semblait qu’ils ne fussent plus qu’un décor derrière lequel d’autres figures se mouvaient sombres et sournoises, influences inavouées qui craignaient le grand jour. On avait l’impression de quelque chose d’invisible qui pesait sur cette maison, de quelque pouvoir occulte qui tenait la Cour en respect.

Les heures passées avec Leurs Majestés paraissaient s’écouler comme à l’ordinaire, et les sujets de conversation abordés semblaient naturels… Mais l’Impératrice avait maigri, son visage s’était fait plus austère, ses lèvres minces étaient closes plus étroitement ; plus que jamais, elle avait cet air de regarder de son haut cette humanité incapable de comprendre l’impénétrable supériorité qui faisait d’elle un être à part. Raspoutine palpitait quelque part derrière ce décor de Cour, derrière cette vie de famille en apparence si calme et si unie ! Les filles étaient gaies, simples et avenantes, leur rire sonnait clair, et leurs yeux innocents fixaient sur vous un franc regard ; l’héritier du trône était un gamin malicieux, très gâté, aux manières négligées, car ayant toujours été délicat, il avait bénéficié d’une indulgence excessive de la part de ses parents qui tremblaient pour sa vie.

Le Tsar était le même homme doux et timide que j’avais toujours connu, il avait les mêmes yeux rêveurs, les mêmes lèvres formées pour des paroles de douceur seulement ; mais il y avait en lui ceci de changé qu’il paraissait s’endormir graduellement sous une influence hypnotique contre laquelle il n’essayait même plus de réagir. Le rêveur qui était en lui, cédait devant une puissance plus obscure qui maintenant dominait à la fois son âme et son corps.

Les lèvres toujours serrées, principal personnage à sa table, siégeait la Tsarine, veillant jalousement sur le pouvoir qu’elle avait usurpé, ses yeux scrutant avec un détachement méfiant tous les convives autour de cette table. Il émanait d’elle quelque chose de glacial, de curieusement réfrigérant : jamais une étincelle de chaleur ou d’aménité qui vînt alléger l’oppression qu’on ressentait en sa présence. Elle ne mangeait pas des plats servis aux autres et les mets spécialement préparés pour elle étaient d’une simplicité monastique et dénués de goût, comme si elle se fût tellement détachée des choses de ce monde, qu’elle ne put supporter de toucher à la nourriture bonne pour le commun des mortels.

Elle ne prenait presque plus part aux cérémonies officielles et quand nous allions à Saint-Pétersbourg, c’était avec le Tsar et ses filles aînées, la mauvaise santé d’Alexandra lui servant de prétexte pour rester chez elle. Mais derrière cette vie en apparence si détachée, elle cachait une ambition démesurée de gouverner, d’intervenir dans tout ce qui touchait à l’État. Guidée par les conseils secrets en qui elle avait une foi aveugle, elle s’obstinait à faire et à défaire les ministres, les généraux et les hauts dignitaires de la Cour, à renverser et à remplacer les hommes qui occupaient des situations prépondérantes. Des amis éprouvés par le temps, des serviteurs dévoués furent bannis par son ordre ; toutes les voix qui s’élevaient pour protester contre ce qui se passait, étaient ou réduites au silence ou punies pour avoir parlé.

Envers nous, ses hôtes, elle était d’une courtoisie parfaite, mais il était impossible de ne pas sentir que si elle tolérait notre présence, c’était seulement parce qu’elle savait que nous ne troublerions pas longtemps la solitude sacrée de sa vie ; et c’est avec un demi-sourire de supériorité qui mettait des lieues entre elle et nous, qu’elle écoutait notre bavardage mondain.

Chaque fois que je la regardais, assise calme et raide au milieu de nous, un air de détachement et de dédain comme imprimé à chaque pli de sa robe, je me prenais à me demander si elle ne venait pas à l’instant même de quitter son terrible et sombre conseiller, et je me sentais frémir au contact des ombres redoutables qu’il me semblait voir s’amasser derrière elle. Encore belle, sa figure avait changé d’expression : elle avait pris quelque chose de figé, l’empreinte du fanatisme prêt à tout, fût-ce à mourir, plutôt que de céder…

Un souvenir me hantait, celui d’une crypte merveilleuse sous une église que les souverains avaient récemment élevée dans leur parc. Leurs filles me l’avaient montrée avec beaucoup de fierté.

J’ai été de tout temps fascinée par l’art religieux, et ce petit sanctuaire était dans son genre un vrai chef-d’œuvre. L’église elle-même est d’une construction belle et originale, mais c’étaient les cryptes qui m’attiraient spécialement. Dans une succession de chapelles à voûtes surbaissées bizarrement peintes et qui donnaient l’une dans l’autre, on avait amassé une merveilleuse collection de trésors. C’étaient des objets d’une valeur incomparable et particulièrement faits pour me plaire : vieilles icônes sur fond d’or encadrées de précieux métaux en ronde bosse ; magnifiques lampes suspendues, d’or et d’argent, d’un travail exquis ; brocarts aux teintes passées, lourdes de broderies ou tissés de merveilleux dessins, harmonieux de tons comme seules peuvent l’être les vieilles étoffes. Il y avait aussi de curieuses croix, des chandeliers aux formes inattendues et bizarres, le tout baignant dans un demi jour mystérieux qui remplissait l’âme de terreur et faisait battre le cœur comme à l’approche d’un mystère sacré. C’était un rêve de perfection byzantine.

L’artiste en moi se délectait à cette évocation d’un autre âge ; mais d’étranges rumeurs m’étaient arrivées concernant ces chapelles où j’aurais brûlé de m’abandonner uniquement à des pensées religieuses. On chuchotait que dans cette crypte d’une beauté mystique, Alexandra retrouvait Raspoutine. On disait que, tandis que le chant des prières continuait dans l’église d’au-dessus, la Tsarine, dans le troublant demi-jour du merveilleux souterrain, affrontait seule son sinistre maître et conseiller, et qu’il lui faisait subir là de terribles pénitences pour servir à la mortification de la chair. Ces visions peuplaient pour moi de leurs ombres ce sanctuaire et, bien que mon esprit refusât de les accueillir, elles me poursuivaient aves une insistance dont j’étais obsédée. Ces mêmes visions revenaient m’assaillir lorsque j’étais assise avec Alexandra à cette table dont elle était la figure principale. Drapée de longues soies aux couleurs délicates, elle avait autour de son cou des chaînes de perles magnifiques, qui pendaient jusqu’à ses pieds ; car bien que paraissant rarement en public, elle conservait une passion pour les pierreries. En dépit d’une vie où elle poussait la simplicité jusqu’à une sorte d’ostentation, son amour du luxe et des bijoux était resté prédominant en elle ; seulement elle ne se souciait pas de faire partager aux autres la vue de ses trésors à l’exemple de ses devancières, et il n’y avait en elle rien de la proverbiale générosité russe.

Et pourtant c’est cette femme si hautaine qu’on disait s’être courbée en une effrayante humilité devant un simple paysan russe, autour duquel flottait une atmosphère d’affreuses légendes si sombres qu’elles s’adapteraient mieux, semble-t-il, aux temps du moyen âge qu’à nos jours de raison prosaïque !

Oui, telle était la femme à la table de laquelle j’étais assise, car c’était certes plus sa table que celle du Tsar ; lui se contentait de la place qui lui avait été assignée et peu à peu s’hypnotisait dans la conviction que c’était là sa vraie place, la seule qui eût pu lui convenir.


C’est à Constantza que je vis le Tsar pour la dernière fois, en ce jour triomphant de l’été 1914, où il vint en grande pompe faire une visite au pays et au vieux Roi Carol.

Il vint dessus la Mer Noire qui ce jour-là était splendidement bleue. Il vint sur son yacht somptueux, entouré de vaisseaux de guerre, al nos gens l’accueillirent avec joie comme le souverain du plus grand empire d’Europe. Et ce grand souverain était venu pour tenter de gagner l’alliance de ce petit pays ! Il fut reçu avec honneur et ravissement.

Mon cœur était léger ce jour-là et moi aussi je me réjouissais. J’étais leur parente à ces grands souverains, et comme telle, celle qui se sentait le plus à son aise avec eux. Dans leur maison flottante, loin des influences qui prévalaient dans leur palais, i Is semblaient plutôt se rapprocher de ce qu’ils avaient été d’ans les jours de ma jeunesse, c’est-à-dire les dignes représentants de la puissante maison des Romanow.

Ce jour-là, Alexandra était mon invitée et cela aussi modifiait nos relations d’une façon avantageuse. C’est moi qui avais l’initiative, et jusqu’à un certain point, elle devait se plier à ce qui lui était proposé. Un soupçon de condescendance persistait encore sans doute dans ses gestes et dans ses paroles, mais étant notre hôte pour douze heures elle faisait de louables efforts pour descendre de ses redoutables hauteurs à notre humble niveau.

Une atmosphère de fête régnait ce jour-là dans notre petit port. Le soleil brillait sur toutes choses et c’était aussi du soleil que j’avais au cœur et une grande bienveillance envers toute l’humanité. J’étais aussi heureuse de l’honneur que le Tsar faisait à notre pays, je savais que le vieux Roi était content et qu’il comptait sur moi pour que tout allât bien. Et tout alla bien en effet. Un ordre parfait régna, et la réception que nos hôtes reçurent fut à la fois grandiose et enthousiaste ; même le ciel d’un bleu impeccable ne déversa pas sur nos têtes une trop accablante chaleur. Les cérémonies ne furent pas non plus trop longues. Constantza croulait sous les roses, et au bout de chaque rue la mer luisait d’un bleu de saphir.

Aucun incident fâcheux ne vint troubler cette journée et, quand finalement nos hôtes impériaux quittèrent le port, ils furent accompagnés par le même enthousiasme qui les avait accueillis le matin. Telle une carte sombre sur laquelle les étoiles traçaient des myriades de dessins, le ciel les contemplait d’en haut ; et sous eux, monstre redoutable, la mer respirait profondément dans son sommeil. Je restai longtemps à regarder le grand vaisseau s’éloigner. Ombre géante sur laquelle glissaient d’autres ombres, il disparut à nos regards, il disparut comme une illusion hors de cette journée, hors de ma vie.

Et c’est la dernière fois que j’ai vu le tsar Nicolas en fait. En pensée je l’ai revu bien souvent.


La grande guerre européenne éclata au mois d’août de la même année et la mobilisation russe fut l’un des miracles qui remplirent le cœur des Alliés d’espérances exaltées.

Officiellement, le Tsar était encore l’idole de son peuple. Il existe une image que j’ai vue non en nature, mais simplement sur le papier, et qui par sa beauté pleine de sens s’est imposée à mon esprit.

Le Tsar passe à cheval devant les rangs serrés d’innombrables troupes agenouillées. Aussi loin que l’œil peut voir, ce sont les têtes courbées de soldats à genoux. Nicolas se meut lentement dans cette foule sur un cheval noir. Il porte le même uniforme vert foncé et la même loque étroite en astrakan qu’il avait à son couronnement, en ce jour qui paraît maintenant si éloigné. Sa figure a peu changé ; c’est à peine si l’on se rend compte que beaucoup de saisons se sont appesanties sur ses épaules ; ses lèvres ont la même douceur, ses yeux le même éclat rêveur. Il tient en main une icône sacrée et les soldats se signent pieusement sachant à peine si c’est devant l’image sainte qu’ils ploient le genou, ou bien devant cet homme à figure douce qui représente la suprême puissance sur terre… L’image du Tsar passant ainsi au milieu des troupes agenouillées m’impressionna profondément ; c’était un tableau pris sur le vif et très représentatif de l’attitude de la Russie envers son maître, de la confiance mystique que la Russie mettait dans son « petit père » qui gouvernait les existences et régnait sur les cœurs.

Deux ans et demi plus tard, un autre portrait du Tsar me bouleversa d’une extraordinaire émotion : celui-là aussi était pris sur le vif !…

Le Tsar est dans son propre jardin, assis sur un tronc d’arbre coupé. Ses mains sont croisées sur ses genoux, comme si de lourdes chaînes les appesantissaient, ses yeux hantés ont une expression de désespoir traqué, ses joues sont creuses, et les lèvres si douces se tordent dans la souffrance. Tel un homme qui aurait vu de ses yeux les pires spectacles d’abomination, il regarde fixement devant lui, et pourtant on le devine perdu dans la contemplation intérieure des jours d’impossible éclat qui furent autrefois les siens. Derrière lui, debout, trois soldats bolcheviks sont appuyés sur leurs fusils. L’air maussade et têtu, dédaigneux et indifférents, ils surveillent l’homme confié à leur garde, celui qui était hier encore le souverain régnant sans conteste sur leurs destinées et sur leurs cœurs : image tragique dont je ne puis détacher ma pensée !

J’aurais voulu crier des paroles de réconfort à ce prisonnier solitaire, lui tendre les deux mains en un geste amical, — et je ne pouvais rien, absolument rien !

Ce qui rendit sa chute si terrible, c’est qu’il ne se trouva personne pour le défendre, personnel Personne ne tenta de le sauver ; en un seul jour, il vit tout s’effriter, puissance et gloire, situation et fortune, espoirs et rêves, loyauté et amitié, son armée et ses serviteurs, et même ceux de sa race et de son sang…

Et pourtant il avait été un honnête homme avec un idéal de probité et jadis il avait rêvé de paix sur la terre…

Maintenant ses yeux hantés semblent demander : Pourquoi tout cela, qu’est-ce que tout cela veut dire ?

Et moi aussi, avec tant d’autres, je demande : Pourquoi, qu’est-ce que cela veut dire ?

Mais ce n’est pas dans ces pages que je puis essayer de creuser d’obscures profondeurs à la recherche de la vérité. Et ce n’est ni en prêcheur, ni en philosophe que j’ai écrit ces lignes, mais bien parce que j’aimais l’homme qui maintenant appartient au passé et que je veux m’en souvenir.

Et je pense à ce qu’a dit un Roi de jadis en contemplant la longue route qu’il avait parcourue, paroles que dans ses heures d’amertume tout souverain est tenté de répéter avec lui :

« Quel avantage revient-il à l’homme de toute la peine qu’il se donne sous le soleil ? Une génération passe, une autre vient et la terre subsiste toujours.

« Toutes choses sont en travail, plus qu’on ne peut dire, l’œil ne se rassasie pas de voir et l’oreille ne se lasse pas d’entendre. J’ai vu tout ce qui se fait sous le soleil, et voici, tout est vanité et poursuite du vent. Ce qui est courbé ne peut se redresser et ce qui manque ne peut être compté.

« J’ai appliqué mon cœur à connaître la sagesse et à connaître la sottise et la folie ; j’ai compris que cela aussi c’est la poursuite du vent. Car avec beaucoup de sagesse on a beaucoup de chagrin, et celui qui augmente sa science augmente sa douleur.

« L’homme ne connaît pas non plus son heure, pareil aux poissons qui sont pris au filet fatal et aux oiseaux qui sont pris au piège ; comme eux, les fils de l’homme sont pris aux lacets du malheur, lorsqu’il tombe sur eux à l’improviste. » Et voici ses derniers mots :

« Crains Dieu et observe ses commandements : cela seul importe. Car Dieu appellera à son tribunal toutes les œuvres humaines, même les plus cachées, soit en bien, soit en mal. »


MARIE.