Un Mariage politique au XVIIe siècle - Marie de Gonzague à Varsovie

Un Mariage politique au XVIIe siècle - Marie de Gonzague à Varsovie
Revue des Deux Mondes3e période, tome 55 (p. 671-694).
UN
MARIAGE POLITIQUE
AU XVIIe SIECLE

MARIE DE GONZAGUE A VARSOVIE

Dans le roman de Cinq-Mars, où Alfred de Vigny s'est emparé d'événemens vrais pour les embellir et souvent les transformer au gré de son imagination, Marie de Gonzague joue un rôle émouvant ; aimée du brillant favori de Louis XIII, elle lui donne son cœur et lui promet sa main ; elle intéresse par sa beauté, sa grâce naïve, ses faiblesses même ; après la mort tragique de Cinq- Mars, la cour de France la marie à un monarque étranger ; elle va régner à Varsovie, et nous la plaignons de n'obtenir qu'une couronne, alors que nous lui avions souhaité le bonheur. « Hélas ! ma pauvre enfant, lui dit Anne d'Autriche, vous voici reine de Pologne ! » Le roman s'achève sur ce dénoûment, et refuse au lecteur la satisfaction de suivre jusqu'au bout la destinée d'une princesse dont les malheurs l'ont touché. C'est précisément à partir de cette époque que nous possédons sur Marie de Gonzague une source d'informations positives. Les correspondances conservées au ministère des affaires étrangères fournissent une suite historique au récit du poète. Ces témoignages, émanés pour la plupart de la reine elle-même ou des personnes qui l’approchèrent le plus, jettent un jour nouveau sur son caractère et les péripéties de son existence ; ils permettent aussi de démêler la part considérable qu’après son avènement elle prit à la politique générale et aux affaires de l’Europe. Si l’héroïne de l’histoire ne ressemble guère à celle de la fiction, on jugera peut-être qu’elle reste digne de nos sympathies par ses malheurs immérités, ses qualités aimables, et son active habileté à servir les intérêts de la France.


I

En 1644, sous la régence d’Anne d’Autriche, Mazarin poursuivait avec persévérance le développement de l’œuvre diplomatique de Richelieu. Assurer notre prépondérance en Europe en la fondant moins sur les triomphes passagers de la force que sur un système d’alliances heureusement combiné, amener insensiblement la plupart des cours à accepter notre direction par crainte du despotisme autrichien, tel était son but. Au milieu des embarras croissans de l’intérieur et des difficultés de la guerre étrangère, il saisissait toutes les occasions de nous créer des intelligences dans les contrées les plus éloignées, et sa politique insinuante ne négligeait aucun état. Parmi les royaumes du Nord, la Pologne attirait particulièrement son attention. Malgré ses discordes intérieures et les vices de sa constitution, la Pologne présentait encore une force imposante ; habitée par un peuple de soldats, elle pouvait jeter à l’improviste, sur les Suédois nos alliés, ou sur les Autrichiens nos ennemis, une armée de cent mille cavaliers, poids décisif dans la balance, comme un exemple mémorable devait le prouver, quarante ans plus tard, sous les murs de Vienne. Tous les efforts de Mazarin tendaient donc à procurer parmi les Polonais le triomphe de notre influence et à les tirer de la neutralité qu’ils avaient observée jusqu’alors dans la grande lutte engagée entre la France et la maison d’Autriche.

Pour parvenir à ses fins, le cardinal usait de moyens et d’instrumens très divers. Tandis qu’il employait au congrès de Munster l’expérience consommée de diplomates tels que Servien et d’Avaux, il s’avisa qu’une princesse gracieuse et séduisante serait le représentant le plus utile de la France en Pologne, auprès d’une nation chevaleresque, pour laquelle l’amour semblait être le seul délassement de la guerre. Un gentilhomme valeureux, Wladislas IV, régnait alors en Pologne. Durant un règne déjà long, il s’était efforcé de maintenir au peuple qui l’avait élu pour chef une place respectée en Europe. Marié d’abord à une archiduchesse d’Autriche, il était devenu veuf au bout de peu d’années. Il avait été fort galant, et l’on assurait que l’âge et les infirmités n’avaient pas entièrement modifié son naturel. Mazarin résolut d’user de cette disposition dans notre intérêt et de s’emparer de l’esprit du roi en installant auprès de lui une Française assez belle pour lui plaire, assez adroite pour le retenir, assez docile pour se laisser guider par les conseils qu’elle recevrait de Paris. C’est dans ce dessein que, par une diplomatie savante, il accoutuma peu à peu le roi à l’idée de se remarier en France. Au commencement de 1645, ce premier résultat était acquis ; Wladislas déclarait « qu’il ne prendrait jamais femme que de la main de la reine très chrétienne[1]. »

« On n’aura pas grand’peine à lui donner satisfaction, écrivait Mazarin à ce sujet, n’y ayant faute de partis sortables[2]. » On eût pu en compter jusqu’à dix. Le plus éclatant était Mlle de Montpensier, cousine du jeune Louis XIV ; Mlle de Longueville, belle-fille de la célèbre duchesse de ce nom, se recommandait surtout par sa beauté ; Mlles d’Épernon et de Guise se distinguaient par de hautes qualités. Le nom de chacune de ces princesses fut tour à tour mis en avant, puis abandonné. Aucune ne répondait parfaitement aux vues du premier ministre ; et puis, se fussent-elles souciées d’échanger le rang qu’elles tenaient à la cour contre une royauté lointaine et peut-être éphémère ? Pour qu’elle pût devenir l’objet d’une négociation sérieuse, Mlle de Montpensier fut jugée trop jeune ; Mlle de Longueville était trop occupée, Mlle d’Épernon trop dédaigneuse, Mlle de Guise trop sage. Mazarin se souvint alors que, sept ans auparavant, la vue d’un portrait avait fait naître chez Wladislas un goût prononcé pour une princesse française, sinon par l’origine, du moins par l’éducation et le cœur. La famille de Louise-Marie de Gonzague se rattachait à l’illustre maison italienne dont elle portait le nom, mais en formait une branche distincte, fixée depuis longtemps en France, où elle possédait le duché de Nevers. Les belles gravures que Mellan et Nanteuil nous ont laissées de la jeune fille permettent de nous rendre compte de l’impression produite sur le roi de Pologne. A contempler ce noble et gracieux visage, ce front pur, ces cheveux noirs retombant des deux côtés en boucles soyeuses, ce col élancé, cette taille mince emprisonnée dans le long et étroit corsage du temps, il est facile de s’expliquer le rang élevé que l’admiration publique avait décerné à Marie parmi les beautés de la cour. S’il n’eût écouté que ses préférences, le roi de Pologne lui aurait offert de partager sa couronne, mais les influences autrichiennes qui prévalaient encore autour de lui l’avaient obligé à demander une femme à la cour de Vienne, Serait-il difficile aujourd’hui de réveiller dans son cœur une ancienne inclination ? Mazarin ne le crut point. Mlle de Gonzague lui parut en même temps, par ses qualités, ses goûts, et aussi les difficultés de sa situation en France, naturellement désignée pour se vouer à l’œuvre qu’il entendait lui confier.

Marie avait alors trente et un ans, mais l’épanouissement de sa jeunesse et un embonpoint naissant ne nuisaient pas à sa beauté. Sa vie avait subi des alternatives diverses. Son père, Charles de Nevers, l’avait quittée de bonne heure ; appelé par l’extinction de la branche italienne des Gonzague à la couronne ducale de Mantoue, il était allé au-delà des monts recueillir son héritage à la pointe de l’épée. Marie vivait avec une sœur plus jeune qu’elle, Anne, la future princesse palatine ; une troisième fille du duc Charles, Bénédicte, avait été faite abbesse d’Avenay. Lorsque Marie parut à la cour, ses charmes ne tardèrent pas à faire impression sur Gaston d’Orléans, frère de Louis XIII, et elle put se croire un instant promise au premier prince du sang ; dans les brillantes assemblées du Louvre, les deux jeunes gens ne cherchaient et ne voyaient qu’eux. Malheureusement cette inclination déplut à Marie de Médicis, qui déjà avait disposé de la main de son second fils en faveur d’une princesse de Lorraine. Résolue à rompre les projets de Gaston, la reine mère eut recours à un remède héroïque ; Marie de Gonzague se rendait en Italie pour visiter son père ; à quelques lieues de Paris, une troupe d’hommes armés assaillit et dispersa son escorte, s’empara de sa personne et la conduisit au château de Vincennes, où Marie de Médicis lui avait fait préparer une demeure qui ressemblait fort à une prison. L’aventure fit grand bruit, Gaston parlait de reconquérir sa fiancée les armes à la main, lorsque l’intervention de Louis XIII amena la délivrance de la jeune princesse. La reine mère n’en atteignit pas moins son but ; la légèreté et l’inconstance étaient les moindres défauts de Gaston, et peu de mois s’étaient écoulés qu’il avait oublié ses engagemens pour consentir, en fils docile, à l’union imposée par sa mère.

Marie ressentit un profond dépit de cet abandon, tout en dissimulant sous l’air de sérénité enjouée qui lui était habituel la blessure faite à son cœur, et surtout à son orgueil. Le trait distinctif de son caractère, celui qui ressort avec évidence de ses lettres, était un mélange de douceur et même de mollesse toute féminine avec une ambition exaltée, née du souvenir sans cesse présent d’une origine quasi royale. Nature aimante et sensible, d’une piété vive, peut-être eût-elle succombé sous le poids des amertumes de la vie et, comme sa sœur Bénédicte, cherché le repos dans le cloître, si la volonté de remplir une destinée digne de son nom n’eût à plusieurs reprises ranimé son courage, et ne lui eût inspiré l’énergie, l’esprit d’intrigue, parfois même la témérité. Son père en mourant lui avait constitué une dot de 300,000 écus, sous la condition expresse qu’elle épouserait un prince. Marie se préoccupa toujours de s’assurer le bénéfice de cette clause. En attendant un époux dont le rang répondît au sien, elle partageait son temps entre Nevers et Paris ; Louis XIII lui avait accordé le gouvernement du Nivernais et lui laissait exercer dans cette province une sorte de vice-royauté ; à Paris, elle habitait le bel hôtel de Nevers, s’entourait d’une petite cour de beaux esprits et fréquentait de préférence le monde de haute race et de goûts polis qui se donnait rendez-vous chez la marquise de Rambouillet plus encore qu’au Louvre.

Dans cette société, l’amour formait la principale occupation ; tout se rapportait à lui ; c’était en son honneur qu’une littérature raffinée épuisait ses grâces un peu fades et qu’une vaillante noblesse allait guerroyer contre l’Allemand ou l’Espagnol. Dans le cercle où vivait Marie, point de dame qui n’eût inspiré quelque attachement chevaleresque : elle-même n’échappa pas à la commune destinée. Celui qui osa élever ses regards jusqu’à elle était presque un enfant, mais il s’appelait Cinq-Mars, et avait inspiré au roi une affection qui allait jusqu’à l’engouement ; Richelieu commençait à le craindre, et dans ce favori de vingt ans la cour pressentait un futur premier ministre. Le bruit de son inclination pour une princesse de maison souveraine se répandit promptement ; la malignité s’en empara. À cette époque, Louis XIII ne pouvait encore se passer de la compagnie de Cinq-Mars, et le retenait auprès de lui tout le jour au château de Saint-Germain. Personne n’ignorait que, le soir venu, le jeune homme se dérobait par des ruses d’écolier à la jalouse tendresse de son maître, sautait à cheval, et courait à Paris d’un trait. Jadis il allait à cette heure chez Marion de Lorme ; maintenant, on se disait tout bas qu’au lieu de suivre son chemin accoutumé, il se rendait à l’hôtel de Nevers et y laissait s’écouler de longues heures en de doux entretiens ; sa passion, ajoutait-on, n’avait fait que changer d’objet, et Marie de Gonzague avait pour lui remplacé Marion.

Rien n’était moins fondé, hâtons-nous de le dire, que ces suppositions injurieuses. Les relations de Marie avec Cinq-Mars forment peut-être l’épisode le moins romanesque de sa vie. Dans cette liaison, qui suivant toute apparence s’est bornée à des engagemens réciproques et à un échange de lettres, il semble que, de part et d’autre, l’ambition ait remplacé ou du moins précédé l’amour. Cinq-Mars poursuivait une union qui flattait son orgueil et devait servir sa fortune ; Marie n’avait accepté ses hommages que sous condition, et lui avait promis de l’épouser lorsqu’il gouvernerait l’état au nom de son royal ami, sous un titre plus éclatant encore que celui de premier ministre. « Devenez connétable, lui écrivait-elle, pour devenir digne de moi. » On assure que ces excitations ne furent pas sans effet sur celui auquel elles s’adressaient, et contribuèrent à lui ôter toute prudence. Il courut à l’abîme, se compromit avec les princes rebelles, entra en relations avec l’Espagne, conspira presque ouvertement la chute du cardinal. « Votre affaire est connue à Paris, lui écrivait encore Marie, comme l’on sait que la Seine passe sous le Pont-Neuf. » Peu de temps après, Paris apprenait le tragique dénoûment de cette aventure, la rigueur impitoyable du cardinal et la cruelle docilité du roi envers son vieux ministre ; la hache du bourreau avait tranché en même temps que la carrière à peine commencée de Cinq-Mars les espérances de Marie de Gonzague. Cette catastrophe atterra la jeune femme ; pour la seconde fois elle sentait l’avenir lui échapper. On la vit se mêler plus fréquemment aux exercices des religieuses de Port-Royal, bien que l’amitié d’Anne d’Autriche, devenue régente par la mort de Louis XIII, l’obligeât à paraître à la cour et à y maintenir son rang ; c’est durant cette période d’amer désenchantement que Mazarin lui révéla les projets qu’il avait formés sur elle ; la perspective d’un sort éclatant vint luire à ses yeux au moment où son existence semblait s’être pour jamais assombrie.

Ce qu’on lui proposait, c’était à la fois la grandeur et l’exil ; c’était surtout l’inconnu. La Pologne apparaissait encore comme un monde à demi fabuleux, mélange étonnant de rudesse et de civilisation, de faste et de barbarie. Les récits que l’on en avait faits à Marie ressemblaient à des contes de fées ; ils parlaient d’une contrée désolée et couverte de frimas, mais renfermant des palais semblables à ces demeures enchantées que protègent d’affreux déserts et dont l’intérieur recèle des merveilles. Là vivaient les seigneurs polonais, magnifiques et puissans comme des rois, gardés par des armées de vassaux et servis à genoux par des populations d’esclaves. Amateurs passionnés de pierreries, de belles armes et de fourrures de prix, ils aimaient à s’entourer à la fois des splendeurs de l’Asie et des raffinemens de l’Europe, mais n’avaient pu renoncer aux goûts belliqueux de leurs ancêtres, toujours prêts à quitter leurs châteaux pour les exploits contre l’ennemi traditionnel ou la faction rivale, pour les courses à bride abattue dans leurs plaines sans fin. Le souvenir de ces descriptions fit-il hésiter Marie ? S’il dut parfois l’épouvanter, il dut aussi piquer sa curiosité et séduire son esprit aventureux. Elle céda à l’attrait de l’imprévu et consentit que sa main fût offerte à Wladislas. Mazarin se mit immédiatement à l’œuvre. Il fit présenter un nouveau portrait au roi par M. de Brégy, ministre de France à Varsovie, envoya les renseignemens les plus séduisans sur le caractère et les qualités de la princesse, et ne dédaigna point d’ajouter à ces argumens celui de la dot de 300,000 écus. Menée avec dextérité, la négociation eut un plein succès. On remarqua bientôt que le roi portait constamment sur lui le portrait de Marie ; peu de temps après il faisait annoncer au sénat son intention de la prendre pour femme, et enfin chargeait le palatin d’Enhof de se rendre avec une suite nombreuse auprès de la cour de France pour y porter la demande officielle. Les Parisiens remarquèrent que le jour où la décision royale avait été rendue publique à Varsovie, un aigle s’était abattu sur une des fenêtres de l’hôtel de Nevers. Était-ce l’aigle qui déploie ses ailes et étend ses serres sur l’écusson de Pologne ?

Marie se trouvait chez la reine mère avec une nombreuse compagnie lorsqu’on annonça les ambassadeurs polonais. Elle ne voulut pas assister à l’entrevue et se leva pour sortir ; arrivée près de la porte, un sentiment de curiosité la retint : elle resta et se contenta de se cacher derrière Mme de Motteville. Les ambassadeurs avaient été introduits et débitaient les complimens accoutumés lorsque l’un d’eux la reconnut pour l’avoir vue jadis pendant un voyage et la désigna à ses compagnons. Tous se tournèrent de son côté ; elle dut sortir de sa cachette et se montrer, tout à la fois ravie et troublée, rouge de plaisir et d’émotion. Dès lors Anne d’Autriche la traita en égale. Il fut convenu que le mariage se ferait à Paris par procuration, et que la nouvelle reine partirait immédiatement après pour rejoindre son époux.

Mazarin n’avait qu’à s’applaudir du succès de ses efforts ; pourtant il ne se sentait pas entièrement rassuré sur l’avenir. Transportée dans un milieu inconnu, Marie échapperait-elle à l’ennui et au découragement ? Saurait-elle fixer les goûts d’un mari âgé qui l’épousait sur la foi d’un portrait ? Enfin les imprudences de son passé ne rendaient que trop faciles certaines insinuations malveillantes qui pourraient, à un moment donné, prévenir l’esprit et changer le cœur de Wladislas. Il semblait que, dans ces conditions, il fallût à Marie un guide expérimenté et sûr, possédant le tact et l’autorité nécessaires pour la défendre à la fois contre ses propres défaillances et contre les embûches du dehors. Quelque bien choisi que fût le ministre du roi de France à Varsovie, on pouvait se demander s’il saurait assumer et remplir ce rôle. Marie de Gonzague trouverait assurément en lui une assistance efficace, mais était-il possible de confier à ce diplomate les fonctions de conseiller intime auprès d’une jeune reine ? Une femme de sens et d’expérience eût mieux convenu à ce délicat emploi, mais quel moyen de lui attribuer à la cour de Pologne un rang qui la plaçât hors de pair et lui permît d’établir son influence sans éveiller de trop nombreuses jalousies ? Mazarin s’avisa de concilier ces exigences diverses par une mesure sans précédent dans notre histoire diplomatique. La qualité de représentant du roi à l’étranger avait toujours été le privilège exclusif des hommes. Le cardinal dérogea hardiment à cette règle et résolut d’accréditer auprès du roi de Pologne, non un ambassadeur, mais une ambassadrice, en lui donnant la charge de conduire Marie jusqu’à Varsovie pour y diriger et y protéger ses débuts.

Son choix se porta sur la comtesse de Guêbriant, veuve du maréchal qui nous avait conquis l’Alsace par ses victoires. Mme de Guêbriant présente une des physionomies originales du XVIIe siècle ; ses contemporains lui décernèrent avec raison le titre de femme d’état. L’ambition fut sa seule passion et la politique semblait son élément. Après avoir épousé Guêbriant parce qu’elle pressentait ses hautes destinées, elle le servit utilement dans toutes les occasions. Elle s’était promis d’être maréchale de France et se tint parole. « Cette dignité, dit un historien, lui appartint à double titre, par participation de son mari et par la part qu’elle avait prise dans le bon succès de ses armes[3]. » La plupart de ceux qui l’approchèrent subirent son ascendant. Non qu’elle fût jolie : ses traits accentués, ses joues fortes, son menton proéminent donnaient à son visage un air de dureté, mais elle semblait née pour le commandement, et avait reçu de la nature le don de se faire obéir. Femme de tête, utile dans le conseil et dans l’action, elle imposait ses avis par la double autorité que donnent une volonté ferme et une confiance absolue en soi-même. Cet esprit dominateur savait aussi se plier à l’intrigue ; féconde en ressources, la maréchale usait à propos de ruse et de séduction, et se montrait non moins habile à tourner les obstacles qu’à les aborder de front.

Anne d’Autriche et son ministre n’oublièrent rien de ce qui pouvait ajouter à l’éclat de sa mission. Des sommes importantes lui furent remises ; un prélat, l’évêque d’Orange, lui fut donné pour assistant et pour coadjuteur ; enfin elle fut qualifiée d’ambassadrice extraordinaire et eut droit de prétendre en toute rencontre au premier rang après les têtes couronnées. Ses fonctions auprès de Marie de Gonzague ne durent commencer qu’à la frontière, mais c’était à elle qu’il appartiendrait de régler le reste du voyage. Son séjour en Pologne devait se prolonger pendant le temps nécessaire pour assurer l’établissement de la reine et faire tourner au profit des intérêts français l’influence que la jeune femme prendrait sur son mari[4].

II

La date du 5 novembre 1646 avait été fixée pour le mariage par procuration. Le palatin de Posnanie fut chargé par le roi de Pologne de le représenter à cette cérémonie et d’épouser Marie de Gonzague en son nom. L’entrée de ce grand seigneur à Paris donna une haute idée du faste des cours du Nord. Mme de Motteville la vit d’une fenêtre de la place Royale et nous en a laissé un curieux récit. Le cortège s’étendait depuis la Bastille jusqu’au Palais-Royal ; la foule contemplait avec étonnement ces files interminables de carrosses et de cavaliers, ces harnachemens à l’orientale, ces chevaux dont la crinière était semée de pierreries et dont les fers étaient d’or ou d’argent. Chaque Polonais s’avançait de front avec un de nos gentilshommes, venu à sa rencontre pour lui faire honneur, et l’on comparait la magnificence quelque peu théâtrale de l’étranger, sa veste longue et brodée de mille couleurs, le manteau à manches flottantes jeté sur ses épaules, ses armes resplendissantes d’ornemens, son bonnet de zibeline dont un nœud de diamans retenait l’aigrette, avec l’équipement léger et l’élégance plus sobre de son compagnon ; il paraît toutefois qu’à cette occasion, les femmes critiquèrent la mode adoptée par nos jeunes seigneurs de ne vouloir à leurs habits d’autre parure que des rubans. Le lendemain, les Polonais s’étaient assemblés dans la cour du Palais-Royal, à l’entrée de la chapelle où le mariage allait être célébré, lorsque Marie parut sur l’une des terrasses, éblouissante dans sa robe et son justaucorps de toile d’argent. Anne d’Autriche s’était plu à préparer elle-même la toilette de la jeune reine, à attacher sur sa jupe les perles et les diamans. Après avoir répondu par un salut aux acclamations de ses futurs sujets, Marie rentra dans les appartemens où, se présentant à Mazarin, elle lui demanda gracieusement s’il trouvait que cette couronne qu’il lui avait mise sur la tête lui seyait bien. A la chapelle, elle ne put maîtriser un mouvement de joie et d’orgueil lorsque, assise aux côtés du jeune Louis XIV, elle vit derrière elle et au second rang ce même Gaston d’Orléans qui jadis l’avait dédaignée. Les jours suivans, partout où elle se montrait dans Paris, le peuple s’empressait autour d’elle, « comme si sa nouvelle dignité, dit Mme de Motteville, eût pu lui changer le visage. » Sa dernière visite fut pour les religieuses de Port-Royal ; elle quitta Paris le 27 novembre 1645, accompagnée jusqu’au-delà des portes par le roi, la reine et les princes, puis se dirigea vers les Pays-Bas espagnols, exerçant sur son passage les attributs de la souveraineté, recevant les clés des villes et délivrant les prisonniers.

A Péronne, son cortège fut rejoint par un autre presque aussi long et non moins imposant. Péronne était le rendez-vous pris avec Mme de Guébriant, qui y vint directement de Paris, avec une suite de plus de cent personnes. Aussitôt la rencontre opérée, l’ambassadrice prit le commandement de l’expédition et se mit à l’exercer avec la vigueur décidée qui lui était habituelle. La tâche exigeait d’ailleurs une grande fermeté de main ; il s’agissait de gouverner, de conduire à travers la moitié de l’Europe et d’installer sur le sol étranger une petite colonie de Français et surtout de Françaises, colonie turbulente, indisciplinée, où les passions étaient ardentes et où les haines s’avivaient par la vie en commun, le jour dans les mêmes voitures, le soir dans les mêmes hôtelleries. La maréchale avait pris la tête de la colonne, sa litière suivant immédiatement celle de la reine ; après venaient les ambassadeurs polonais, puis l’évêque d’Orange. Dans d’autres voitures se tenaient les amies particulières de Marie de Gonzague et ses dames d’atour ; en premier lieu figurait la compagne préférée, la confidente de toutes les pensées et de toutes les peines, Mme de Choisy, mère du spirituel abbé de ce nom ; elle paraissait inconsolable et ses yeux étaient constamment rougis par les larmes, car la charge de son mari, attaché à la maison d’Orléans, ne lui permettait point de quitter la France, et elle allait se séparer sur la frontière d’une maîtresse adorée. Combien ses larmes eussent été plus amères, si elle eût pu prévoir qu’elle serait la cause innocente des malheurs de la reine ! Plus heureuses qu’elle, Mmes de Langeron et des Essarts, élevées également avec Marie, avaient été admises à la suivre dans sa nouvelle résidence : elles voyageaient avec leur ennemie intime, Mme d’Aubigny. Celle-ci avait réussi depuis peu à s’insinuer dans les bonnes grâces de la reine ; elle était spirituelle et méchante. Compatriote de Marie de Médicis, elle était venue en France fort jeune avec cette princesse, et s’était mariée en Normandie, « vrai pays, dit un contemporain, à raffiner une Italienne élevée à la cour. » Une place et des honneurs spéciaux avaient été réservés à la nièce de la maréchale, Mlle de Guébriant, fort jolie personne, mais d’allures décidées et formée à l’école de sa tante. L’escadron volant des demoiselles d’honneur faisait route à part, dans trois carrosses ; un personnel nombreux d’employés de toute sorte fermait la marche. Marie de Gonzague avait emmené sa maison presque entière ; si elle n’avait pu décider à la suivre le personnage en renom auquel elle avait confié le bâton de maître d’hôtel et qui n’était autre que le poète Voiture, elle s’était fait accompagner de son confesseur, le père Fleury, homme de tact et d’expérience mondaine, et de son secrétaire Desnoyers, qui nota dans un récit intime, inédit et parfois fort piquant tout ce qu’il vit et entendit[5]. De son côté, la maréchale de Guébriant avait eu soin de se munir d’un historiographe en titre, Jean Le Laboureur, qui a laissé du voyage une relation pompeuse et sujette à caution, comme tous les comptes-rendus officiels.

On atteignit promptement la frontière des Pays-Bas. La France et l’Espagne étant en guerre, il avait fallu convenir d’une suspension d’armes pour assurer le libre passage de la reine. Dans un champ près de Cambrai, Marie vit le gouverneur du Hainaut se détacher d’un groupe brillant d’officiers, s’approcher de sa litière, et, mettant un genou en terre, la saluer au nom de sa majesté catholique. Espagnols et Français s’assirent alors autour de tables dressées en plein air et burent à la santé de leurs maîtres respectifs. Impitoyable aux petits, la guerre demeurait courtoise entre gentilshommes. Enfin il fallut donner le signal du départ ; Marie embrassa avec tendresse Mme de Choisy, remercia ceux de ses serviteurs qui la quittaient, puis, se rejetant dans sa litière, sanglota longuement. En présence de ces adieux et de ces larmes, comment ne point songer à cette autre Marie, partie de même un siècle plus tôt pour chercher une couronne loin de la terre où s’étaient écoulées ses premières et ses meilleures années, et qui, regardant fuir à l’horizon le « plaisant pays de France, » exhalait sa peine en plaintes si douces ? Elle aussi, Marie de Gonzague allait rencontrer sur le sol où elle devait régner d’amères épreuves et une étrange fortune ; pour commencer, un piège préparé avec une prévoyante perfidie allait la menacer, dès ses premiers pas en Pologne, d’un destin pire que la mort.

En même temps que la reine, un courrier était sorti de Paris. Comme elle il se dirigeait vers Varsovie, mais avec ordre de brûler les étapes et de courir à bride abattue sur les chemins de l’Allemagne et de la Pologne. Il était porteur d’une lettre adressée au roi Wladislas et écrite par un simple gentilhomme français, le chevalier de Bois-Dauphin. Grâce à son origine et à ses alliances (il était fils de la célèbre Mme de Sablé), Bois-Dauphin avait été admis à Paris dans le cercle des princesses et des dames de haut rang ; il s’y prit d’une sérieuse passion pour Mme de Choisy, favorite attitrée de Marie de Gonzague. Cette dernière, nous ne savons pour quel motif, haïssait le chevalier et mit un acharnement cruel à le ruiner dans l’esprit de Mme de Choisy. Éconduit par sa maîtresse, le jeune homme en conçut un mortel chagrin, jura de punir celle qu’il considérait comme l’auteur de sa disgrâce et imagina une vengeance indigne d’un homme d’honneur. Il écrivit au roi de Pologne pour lui dénoncer l’intrigue amoureuse de Marie avec Cinq-Mars. Bien que sa lettre ne soit pas parvenue jusqu’à nous, il est aisé d’en deviner le contenu. Elle reproduisait, en les grossissant, les propos de cour qui avaient rapporté, commenté et défiguré l’aventure ; c’était une accusation formelle, destinée à établir l’indignité de la jeune princesse aux yeux de son époux, et à transformer en une éclatante humiliation sa fortune inespérée.

Marie continuait son voyage sans témoigner ni crainte ni pressentiment. Elle traversait les Pays-Bas au bruit des salves d’artillerie, des fanfares et des acclamations, avide de plaisirs et d’honneurs, s’arrêtant pour recevoir les hommages des villes et des provinces. La galanterie espagnole et la bonhomie flamande s’unissaient alors pour lui faire fête, et il semblait, comme l’écrivait son secrétaire Desnoyers, que jusque-là « sa couronne ne fût que de roses. » Les ennuis et les souffrances commencèrent pour elle dans les plaines glacées de la Frise, et surtout dans l’Allemagne du Nord. Depuis près de trente ans, la guerre faisait rage dans cette contrée, laissant partout des traces lugubres de son passage. Les villes désertes, les champs dévastés, les chaumières trouées de boulets, tout rappelait l’invasion des Suédois, dont les partis battaient encore la campagne. En une étape nos voyageurs trouvèrent sur leur chemin vingt cadavres. A mesure que l’on approchait de la Pologne, les endroits habités se faisaient plus rares, les chemins plus pénibles, et il fallut l’arrivée de l’ambassadeur Brégy, venu à la rencontre de la reine, pour relever le moral de nos Français, et leur rendre l’entrain qu’ils témoignaient au départ.

Doué d’une verve intarissable et d’une imagination prompte à s’enflammer, Brégy parlait avec enthousiasme des réceptions préparées en l’honneur de la reine, célébrait l’impatience des Polonais à connaître et à fêter leur souveraine, vantait le galant empressenent de Wladislas qui s’apprêtait à se rendre à Dantzick avec toute sa noblesse, pour voir plus tôt l’objet de son amour. Chacun entrevoyait déjà le terme de ses peines, lorsque l’événement donna à ces prévisions un cruel démenti. A Stolpen, misérable bourgade de Poméranie, où Marie et la maréchale logeaient dans une auberge ruinée, une lettre du roi de Pologne rejoignit la colonne ; conçue sous une forme impérative, elle ordonnait qu’on fit halte et qu’on n’avançât plus. En même temps, Wladislas écrivait confidentiellement à M. de Brégy : « Je vous en conjure, si vous avez jamais eu dessein de me plaire et de m’obliger, faites en sorte que la reine s’arrête[6]. » Le prétexte allégué par lui était une violente attaque de goutte, qui ne lui permettait point de recevoir dignement sa jeune femme ; mais, s’il faut en croire les indiscrétions qui vinrent plus tard de son entourage même, Wladislas exagérait pour la circonstance le mal dont il souffrait depuis de longues années ; , un motif plus grave avait dicté sa détermination : la lettre de Bois-Dauphin lui était parvenue et avait produit son effet.

Ce contre-temps inattendu surprit douloureusement Marie ; sans en connaître le véritable motif, peut-être le soupçonnait-elle ? Assiégée de vagues terreurs, elle se reprit à se défier de la destinée. Aucune pensée de résistance ne lui vint ; elle commanda à son escorte de suspendre la marche, « mettant son honneur, dit son historiographe, à commencer d’obéir là où elle devait commencer de régner[7]. » Moins faciles à décontenancer, la maréchale et M. de Brégy insistèrent pour que l’on fît encore quelques pas et obtinrent qu’au moins l’on prendrait position sur le sol de la Pologne. Ils n’eurent point à regretter cette inspiration, car peu de jours après un nouveau courrier se présentait de la part du roi : regrettant la rigueur de sa première décision ou dominé par un sentiment plus fort que sa colère, Wladislas signifiait à la reine la permission de continuer son voyage, mais l’avertissait en même temps que, retenu par son indisposition, il ne pourrait l’aller trouver à Dantzick, et l’attendrait à Varsovie.

Sur la frontière de ses états, Marie fut reçue par un évêque qui lui adressa ces seules paroles : « Intende, felix procede et regna : comprends, sois heureuse et règne. » A cet accueil sévère succédaient plus loin les hommages courtois du prince Charles, frère du roi, et de quelques grands seigneurs venus spontanément au-devant du cortège. En approchant de Dantzick, Marie et ses compagnons découvrirent un spectacle grandiose. Dans une plaine au-delà de laquelle s’élevait la masse imposante des fortifications de la ville, on eût dit que la Pologne entière s’était assemblée, avec la bigarrure de ses costumes et son luxe formé de contrastes. Sur la terre couverte de neige c’était un désordre étincelant de tentes formées par les plus riches tapis de la Perse, d’armures féodales et d’étoffes soyeuses, de bannières armoriées et de cimeterres luisant au soleil. La plus grande partie de la noblesse, malgré l’absence de son chef naturel, était accourue à ce galant rendez-vous où il s’agissait de recevoir et de saluer une femme ; les moins fortunés d’entre ses membres avaient amené mille vassaux, les autres trois ou quatre mille, et leurs suites semblaient la réunion de plusieurs armées. À l’arrivée de la reine, chacun prit son rang ; Marie put compter les représentans des vingt peuples divers soumis à l’autorité du roi et de la sérénissime république de Pologne ; elle vit auprès des milices bourgeoises de Dantzick, armées et équipées à l’allemande, les cosaques en sayon rouge, le carquois sur l’épaule, et ces agiles cavaliers de l’Ukraine qui s’attachaient au dos de grandes ailes empennées, comme un ornement bizarre ou un symbole. Il fallut cinq heures à Marie pour traverser les flots pressés de cette foule ; cinq évêques à cheval précédaient son carrosse ; elle entra dans la ville en passant sous un arc de triomphe flanqué de deux statues d’Atlas et d’Hercule, automates colossaux qui se mirent en mouvement à son approche, s’inclinèrent devant elle et la saluèrent d’un vivat ; elle s’engagea dans les rues inondées de peuple et égayées de banderoles où flottaient des devises en l’honneur de la France et de la maison de Gonzague. Confondu parmi les spectateurs, le souverain d’un état voisin assistait en simple curieux à cette solennité ; c’était Frédéric-Guillaume, électeur de Brandebourg, le premier fondateur de la grandeur prussienne. Il vit tout sans être reconnu et observa silencieusement ce triomphe d’une princesse française. Les fêtes durèrent plusieurs jours sans interruption ; aux feux d’artifice et aux danses populaires succédèrent des festins et des spectacles ; la ville avait fait construire pour la circonstance un théâtre qui coûta cent mille écus ; il y fut donné un ballet où la beauté des machines et des décors surpassa tout ce qu’on avait vu ; les différentes divinités de l’Olympe défilèrent successivement sur la scène et saluèrent la reine en vers latins avant de s’envoler dans les nues.

La splendeur de cette réception enchanta Marie ; ses noires pensées s’envolèrent, l’avenir lui apparut de nouveau sous de riantes couleurs et, le soir de la représentation donnée en son honneur, elle écrivait gaîment à Mazarin : « Monsieur mon cousin, j’ai le cœur si plein d’une comédie que je viens de voir que je ne crois pas vous pouvoir entretenir d’autre chose ; je n’ai jamais rien vu de si beau, et je ne me résoudrais à cette heure qu’avec peine à voir les Françaises et les Italiennes de l’ordinaire. Je m’étais proposé en partant de mon logis beaucoup d’ennui ; le divertissement a duré cinq heures et il ne m’a pas semblé être un moment. La musique est excellente et les machines si surprenantes qu’en vérité j’étais ravie[8]. »

Au sortir de Dantzick commençait la Pologne proprement dite, âpre et inhospitalière région, d’aspect désolé sous son linceul de neige. Cachée dans de misérables abris, la population semblait avoir disparu du sol ; où la carte annonçait une ville, nos voyageurs trouvaient à peine un village. Le 4 mars 1646, ils traversaient la Vistule sur la glace, lorsqu’à quelque distance en amont ils aperçurent Varsovie, couvrant la rive de ses maisons basses et pressées du milieu desquelles s’élançaient d’innombrables clochers. C’était la terre promise pour nos Français, terre promise, hélas ! qu’il leur était seulement permis d’entrevoir sans y pénétrer, car un ordre du roi leur interdisait pour le moment l’accès de la ville ; il était enjoint à la reine de se rendre dans une maison de campagne située à quelques lieues de Varsovie, et de s’y reposer en attendant que son mari eût fixé le jour de son entrée. Marie demeura plusieurs jours dans cette retraite, épuisée de fatigue, sentant renaître toutes ses angoisses, forcée de subir les visites cérémonieuses, des dignitaires de la cour, mais attendant en vain un appel de son seigneur, une parole d’encouragement qui eût ranimé son cœur. Comme M. de Brégy passait pour avoir su se concilier les bonnes grâces du roi, on l’envoya en éclaireur. Wladislas l’accueillit avec dignité, gémit fort sur son mal, affecta de parler principalement de la dot de Marie, se plaignit que l’argent ne lui eût pas été apporté avec le change, mais consentit pourtant à régler le détail de l’entrée, qui eut lieu le 11 mars.

Lorsque les portes de sa capitale s’ouvrirent enfin devant elle, Marie de Gonzague ne trouva sur son passage ni arcs de triomphe, ni décorations magnifiques comme à Dantzick, mais un appareil militaire, de longues haies de cosaques, de heiduques et de dragons, un rempart de piques et d’épées lui cachant la vue de son peuple. Elle était seule dans un carrosse avec Mme de Guébriant ; celle-ci remarqua alors l’altération de ses traits, ses joues creusées par le chagrin, la pâleur répandue sur son visage ; la maréchale confessa plus tard à Mme de Motteville qu’en ce jour la reine lui parut presque laide : « Le rouge du dépit et des larmes, ajoute Mme de Motteville en rapportant le propos, ne farde point les dames, et la douleur ôte le feu des yeux. » La marche du cortège avait été rigoureusement déterminée ; il fallut passer sans s’arrêter devant le château royal pour se rendre à l’église Saint-Jean, où Wladislas attendait sa nouvelle épouse. L’instant solennel est venu ; les portes de l’église s’ouvrent à deux battans ; la reine paraît sur le seuil. A l’autre extrémité de la nef, emplie d’une brillante assistance, elle aperçoit, dans une sorte de chaire, un vieillard chargé d’embonpoint, superbement vêtu d’un habit brodé d’argent, la mine sévère sous son bonnet de castor, « tenant héroïquement bien, dit Le Laboureur, la gravité souveraine. » Marie reconnaît le roi son seigneur ; pour arriver jusqu’à lui, elle doit traverser l’église dans toute sa longueur. Elle sent tous les regards se fixer sur elle, s’avance d’un pas tremblant entre la maréchale et M. de Brégy, s’approche du siège où le prince est assis et s’agenouille. C’est l’usage imposé par l’antique cérémonial, mais d’ordinaire cet hommage de la première sujette au maître n’est qu’un simulacre, et le roi s’empresse de recevoir dans ses bras celle qu’il appelle à régner avec lui. Wladislas demeure impassible et laisse Marie s’humilier à ses pieds ; puis, comme elle s’est redressée et se tient interdite devant lui, il se penche vers Brégy : « Est-ce donc là, lui dit-il à mi-voix, cette beauté que vous m’aviez vantée ? » Son visage ne se dérida point quand Mme de Guébriant lui présenta la princesse au nom du roi de France et lui fit valoir ses mérites en termes fleuris. Le chancelier de Pologne répondit par une harangue composée à l’avance ; l’évêque d’Orange voulut parler à son tour et parla longuement, Marie toujours debout en face du siège de son mari, lui la contemplant fixement. Enfin il fit un signe, on le porta au pied de l’autel ; le clergé descendit en grande pompe des profondeurs du chœur, et, tandis qu’au dehors retentissaient les salves de l’artillerie et de la mousqueterie, le nonce du pape renouvela la cérémonie des épousailles.

L’église communiquait avec le château ; l’office terminé, les époux traversèrent de nouveau la longue nef et s’engagèrent dans une galerie qui les conduisit à de hautes salles d’aspect sévère, sans ornemens ni tentures. C’était l’appartement de la reine ; auprès se trouvait celui de l’ambassadrice. Les deux Françaises restèrent seules avec le roi et avec son frère ; l’on servit à souper. « C’était un repas de viandes, dit Mme de Guébriant, effroyables à la vue et mille fois pires au goût. » L’entretien fut embarrassé ; Wladislas ignorait notre langue, et Marie entendait mal l’italien, dont son mari se servait habituellement. Celui-ci ne se départit point d’une cérémonieuse dignité, et le repas était à peine terminé qu’il se fit ramener dans ses appartemens. Jusqu’alors, la reine était restée maîtresse d’elle-même, son orgueil même l’avait soutenue ; le roi parti, son courage l’abandonna ; elle s’approcha de Mme de Guébriant au moment où celle-ci se retirait à son tour, la laissant aux mains de suivantes étrangères, et lui dit tout bas qu’il valait mieux retourner en France. L’ambassadrice comprit que la partie la plus difficile de sa tâche allait commencer.

III

Les mutuelles angoisses qui tenaient oppressé le cœur des deux époux ne dépassaient pas encore les murailles du palais ; au dehors, la ville entière ne songeait qu’à célébrer l’arrivée de la jeune souveraine, dont la grâce l’avait charmée. Wladislas, bien qu’il annonçât la continuation et l’aggravation de son mal, avait ordonné que les fêtes eussent leur cours ; il fallut que Marie refoulât ses larmes et se parât avec magnificence pour assister au festin des noces. Dans la grande salle du château, autour d’une table où se dressaient des pyramides de sucre d’une hauteur de dix pieds et des bêtes fauves tout entières dans l’attitude de la vie, le roi et la reine prirent place avec quelques personnages privilégiés. Durant le repas, Wladislas ne parut sensible qu’aux charmes de la jeune demoiselle de Guébriant et pensa lui accorder une marque insigne de sa bienveillance en ordonnant qu’on lui fît présent des pièces monumentales de confiserie qui ornaient la table. Tous les ambassadeurs assistaient à cette scène, à l’exception de celui de Russie ; il n’avait pas été convié, « à cause de la rudesse et de la barbarie de sa nation, » disent les écrits du temps. La maréchale avait exigé et obtenu une place spéciale, sur le même rang que le prince Charles ; elle ne perdait pas une occasion pour affirmer ses prérogatives et s’assurer le droit, lorsqu’elle jugerait le moment venu, de parler avec autorité.

Les jours suivans, les députés des villes et des provinces, ainsi que les membres des principales familles, vinrent visiter la nouvelle souveraine et lui porter leurs dons de joyeux avènement. Marie vit déposer à ses pieds d’inestimables trésors, les chefs-d’œuvre d’un art original et parfois exquis, des cabinets d’ambre délicatement ouvragés, de lourdes chaînes de pierreries, des coffrets d’or massif, des buires d’argent ciselé où l’habileté du travail ne le cédait en rien à la richesse de la matière. Debout aux côtés de sa princesse, Mme de Guébriant accueillait les cadeaux et répondait aux complimens ; Marie remerciait d’un sourire ; elle aimait à recevoir, mais seulement pour récompenser avec générosité ceux qui la servaient. « Je ne veux rien amasser, disait-elle, car, quelque peu que j’aie de bien, si je demeurais veuve, j’en aurais toujours assez pour être reçue par la mère Angélique, à Port-Royal-des-Champs. » Après les seigneurs polonais, elle vit paraître les ministres étrangers ; chacun d’eux avait su trouver, pour le lui offrir, quelque objet produit par l’industrie ou conforme au génie de sa nation. L’ambassadeur moscovite vint le dernier, en modeste appareil ; il fit présent d’un grand tigre vivant, enfermé dans une cage.

Après ces pompeuses représentations, Marie retrouvait avec plus de tristesse sa solitude ou l’indifférence de son époux. Le lendemain de son arrivée, invitée par le roi à l’aller voir dans son appartement, elle hésitait à se rendre à ce désir et demanda au moins l’assurance que sa présence ne serait pas importune ; sur une réponse affirmative, elle passa dans la chambre royale. — L’entrevue fut courte et de pure convenance ; les jours suivans, elle ne vit son mari qu’à l’église. Tout autour d’elle respirait la défiance ; elle sut que le secret de sa correspondance était violé et que ses lettres décachetées passaient sous les yeux du roi. Cette découverte lui inspira la pensée de tenter un appel détourné à la tendresse ou au moins à la générosité du prince qu’elle avait accepté pour maître.

En quittant Paris, elle avait emporté un chiffre qui lui permettait de correspondre avec Mazarin en toute sécurité, et avait alors promis au cardinal de s’ouvrir à lui « comme une sœur. » Pourtant, lors de son arrivée à Varsovie, elle s’était bornée à lui adresser quelques lignes banales. Huit jours plus tard, elle reprend la plume et écrit à Mazarin une lettre mi-partie en chiffres, mi-partie en clair, destinée tout autant à dissiper les préventions de son mari qu’à instruire le cardinal de ses véritables sentimens, et dont voici quelques passages contradictoires :

En chiffres : « Il est vrai que les Polonais ne sont pas les gens du monde les plus doux, mais il faut s’accommoder avec ceux avec qui on a à vivre. » En clair : « Ce pays-ci est admirable ; pour le rendre à l’égal des plus beaux de l’Europe, il ne faudrait autre chose sinon que le règne du roi présent fût de longue durée. Je trouve tout ce que vous m’avez dit de lui et encore au-delà ; il a beaucoup d’esprit et de l’agréable, paraît extrêmement bon. Vous savez que je suis naturellement timide : cela est cause que je ne l’entretiens pas trop familièrement ; cependant il est fort satisfait de mon italien ; je lui ai dit que souvent à Paris vous me recommandiez fort d’étudier cette langue et que même vous me l’aviez écrit depuis que je suis partie. » En chiffres : « L’on me donne plusieurs avis des mauvais offices qu’on me rend auprès de lui. Ces bruits me rendent quelquefois chagrine… Je ne saurais juger encore de rien bien définitivement, mais je suis bien résolue de suivre les bons conseils que vous me donnez et je vous manderai le succès qu’ils auront. J’aurais encore beaucoup de choses à vous mander, mais il m’est impossible de plus écrire[9]. » La reine attendait avec anxiété le résultat de son stratagème. Les fêtes avaient cessé ; le calme et le silence succédaient dans le palais et dans la ville au tumulte des premiers jours. Le carême s’avançait, et l’approche de la semaine sainte montrait la Pologne sous un aspect nouveau, celui d’une dévotion exaltée et farouche. Jusqu’au milieu de la nuit des pénitens parcouraient les rues en longues files, se frappant avec des fouets armés de pointes de fer, étalant leurs épaules ruisselantes de sang. Des terrasses du château nos Françaises apercevaient les villages voisins de Varsovie illuminés par la lueur des torches qui accompagnaient ces sinistres processions ; elles entendaient se répondre au loin les cris des victimes volontaires. À ces nuits d’épouvante succédaient de moroses journées dans les appartemens du château, rendus plus tristes encore par la pâle lumière d’un printemps sans soleil. À cette heure, Marie ne fit-elle point de douloureux retours sur le passé ? Ne maudit-elle point sa grandeur en la comparant à l’aimable liberté que naguère Paris lui avait offerte ? Elle revit sans doute par la pensée la belle demeure d’où sa vue embrassait les perspectives pittoresques de la Seine et de la cité, le luxe discret dont elle s’était environnée, son cercle d’intimes, les réunions où elle goûtait au milieu d’une compagnie de son choix les délicats plaisirs de l’esprit, peut-être aussi les promenades à la tombée du jour dans les allées du Cours-la-Reine, où une société d’élite se donnait rendez-vous. À ces heureux souvenirs le cœur de Marie dut soupirer et ressentir avec plus d’amertume les dégoûts et les tristesses du présent.

Pourtant l’abord du roi ne trahissait plus le même ressentiment ; il observait envers la reine une politesse déférente et semblait éprouver en sa présence une sorte de crainte. On eût dit qu’il se défendait contre lui-même et que des sentimens divers se heurtaient dans son âme. La maréchale commençait à nourrir l’espoir que la patience et la soumission de Marie suffiraient à le ramener, lorsqu’un accident imprévu vint tout compromettre. Une perfide indiscrétion allait de nouveau tenir en suspens le sort de Marie, et cette fois le coup devait partir de son entourage même. Jalouse de l’affection que la souveraine montrait à Mmes de Langeron et des Essarts, et de quelques faveurs que le roi lui-même leur avait accordées, Mme d’Aubigny fit entendre à Wladislas par une voie détournée que toutes deux avaient été jadis les confidentes des amours de Marie et l’avaient servie dans ses galantes intrigues. — A cet avis qui rouvrait une blessure lente à se fermer, le vieux monarque ne se posséda plus ; la présence des deux coupables à sa cour lui parut un insupportable affront ; il crut son honneur intéressé à sévir, et son courroux fit explosion. Un soir, dans un cercle nombreux, Mme d’Aubigny dit en raillant : « La fortune est changeante, et tel se croit assuré de ses faveurs qui sera promptement détrompé. » Le lendemain un ordre royal enjoignait à toutes les suivantes françaises de la reine, à l’exception de Mme d’Aubigny, de quitter la ville sur-le-champ et de sortir du royaume.

En entendant cet arrêt, Marie se crut perdue ; elle y vit le présage d’une sentence non moins rigoureuse qui serait portée contre elle-même. La coupe de ses douleurs débordait ; que seraient pour elle les déceptions du passé auprès des tortures qui l’attendaient, si elle était condamnée à revenir en France et à y étaler sa honte, épouse répudiée et reine sans couronne ? Resterait-elle en Pologne ? que deviendrait-elle alors dans ce sombre château, séparée de ses plus fidèles compagnes, privée même de l’appui de la maréchale, dont le séjour ne pouvait se prolonger indéfiniment ? Cependant le bruit de la détermination souveraine s’était répandu ; la reine ne prenait plus soin de dissimuler ses larmes. M. de Brégy et le palatin d’Enhof cherchaient à s’entremettre entre les époux ; tous deux avaient écrit à Wladislas, qui continuait à demeurer inaccessible. Plus hardie qu’eux, la maréchale de Guébriant se résolut à une démarche décisive et demanda une audience.

Wladislas refusa d’abord, alléguant ses infirmités, qui l’empêchaient de se lever. La maréchale insista, faisant observer que son caractère d’ambassadrice lui assurait le privilège de s’adresser directement et sans intermédiaire au souverain auprès duquel elle était accréditée. Le roi n’osa se dérober plus longtemps ; il la reçut couché, après s’être fait habiller dans son lit. Les débuts de la conversation furent difficiles : Wladislas parlait italien et Mme de Guébriant s’exprimait en français. « Leur esprit, dit Le Laboureur, fit le miracle de les faire entendre tous deux. » Il faut ajouter que la maréchale avait eu la précaution d’amener sa nièce, qui comprenait l’italien et servait d’interprète. Il y eut d’abord un échange fort long de complimens et de paroles courtoises ; apercevant à la ceinture de Mme de Guébriant une montre précieuse qui contenait le portrait de son mari, le roi en prit prétexte pour vanter les mérites du défunt et s’extasier sur la beauté du bijou. L’ambassadrice détacha aussitôt la montre et l’offrit a son interlocuteur, qui se détendit d’abord, puis céda, et parut enchanté du cadeau. La glace était rompue, et l’entretien allait prendre un tour plus intime. Aucun document ne nous apprend quelles explications furent fournies au roi sur le point délicat qui formait le sujet de ses inquiétudes ni quels argumens furent employés pour calmer sa jalousie rétrospective. On assure cependant que la maréchale éleva l’affaire et la porta sur le terrain politique. « Le roi de France et la reine mère, disait-elle, chérissent Marie de Gonzague comme leur propre fille, et ils verraient avec un profond déplaisir qu’elle fût l’objet d’un dédain outrageant. Le ressentiment de la France est à redouter ; il atteint sûrement, et en quelque lieu qu’ils se trouvent, les princes assez imprudens pour le provoquer. » Ces raisons suffirent-elles pour détourner Wladislas de toute mesure de rigueur ? Quoi qu’il en soit, il fut convaincu ou feignit de l’être ; après l’audience, il déclara publiquement « qu’il n’avait jamais vu femme d’un sens aussi extraordinairement rassis, d’une vivacité d’esprit si agréable et si sincère et d’une si judicieuse dextérité. » En même temps, il voulut annoncer lui-même à la reine la révocation de l’ordre d’exil dont ses compagnes avaient été frappées.

L’orage était apaisé, mais la maréchale ne considérait ce premier succès que comme un acheminement à un triomphe définitif. Reine de Pologne, Marie de Gonzague n’était pas encore la femme du roi ; la consommation du mariage devint désormais le but à atteindre et le sujet des grandes préoccupations du parti français. L’évêque d’Orange comptait sur le retour du printemps, qui ne pouvait manquer d’exercer une heureuse influence sur la santé du roi ; M. de Brégy attendait tout des charmes de Marie et déplorait la réserve tout à la fois craintive et un peu hautaine qu’elle témoignait dans ses rares entretiens avec son mari. « On dit que je devrais être un peu plus familière, écrivait-elle à ce sujet à Mazarin ; mais, au nom de Dieu, ne me condamnez pas, et songez qu’il n’y a que quinze jours que je suis ici. Je fais mon possible, mais j’espère à l’avenir faire beaucoup mieux[10]. » Elle n’ignorait pas que de secrètes influences agissaient contre ses intérêts sur l’esprit du roi, et il lui répugnait d’entrer en lutte avec elles. Deux personnages odieux, Patz et Plattenberg, s’étaient élevés des bas emplois qu’ils occupaient dans le palais à d’importantes charges de cour en se faisant les complaisans du vieux roi et les serviteurs de ses plaisirs. Quelques mois auparavant, ils avaient installé auprès de lui une jeune fille de condition médiocre, Mlle d’Eckemberg, qui avait su profiter de l’absence d’une reine pour s’emparer de l’esprit de Wladislas, et visait à se faire attribuer les prérogatives d’une maîtresse en titre. Sentant qu’un rapprochement entre les époux marquerait la fin de sa faveur, elle s’employait de tout son pouvoir à le prévenir ; c’est par elle que Mme d’Aubigny avait fait parvenir sa lâche délation. Ce fut encore la maréchale qui aida Marie à triompher des intrigues et des efforts désespérés de sa rivale ; elle vit le roi deux fois pendant la semaine sainte, et le résultat de ces conférences fut l’éloignement de Mlle d’Eckemberg ; on la maria avec un gentilhomme habitant une province reculée, à deux cents lieues de Varsovie.

Privés de leur plus ferme soutien, Platz et Plattenberg ne désarmèrent point. Si Mlle d’Eckemberg s’était laissé renvoyer, ne pouvait-elle être remplacée ? La cour manquait-elle de beautés prêtes à briguer sa succession ? Le digne couple crut accomplir un coup de maître en cherchant parmi les Françaises elles-mêmes l’objet nouveau qui lui était indispensable, et s’imagina tirer de la maréchale une vengeance piquante en jetant les yeux sur sa propre nièce. Les charmes de Mlle de Guébriant avaient fait sensation à Varsovie ; lorsqu’elle se rendait à la promenade en dehors de la ville, une brillante cavalcade de jeunes seigneurs se groupait à ses côtés et lui donnait le spectacle de courses et d’exercices équestres où chacun rivalisait pour lui plaire d’élégance et d’adresse. Plusieurs d’entre eux recherchaient sa main ; enfin le roi lui-même semblait goûter de plus en plus son esprit éveillé et sa grâce familière. Il n’en fallut pas davantage pour que l’écuyer Plattenberg se décidât à tenter auprès d’elle un siège en règle au nom et au profit de son maître. La maréchale démêla promptement cette manœuvre et ne laissa pas de s’en émouvoir. Quelle que fût sa confiance dans la solidité des principes de sa nièce, elle trouvait en elle, suivant l’expression du secrétaire Desnoyers, « une autre épine, » et avait hâte de l’emmener, sans pouvoir néanmoins se résoudre à laisser son œuvre inachevée. Pour sortir d’embarras, elle résolut de brusquer la situation, et cette fois comme les autres, s’adressa directement au roi. Laissons-lui faire elle-même le compte-rendu de cette entrevue : « Je me crus obligée, écrivait-elle à Mazarin, de faire connaître à Sa Majesté, le plus civilement que je pus, que je ne partirais pas entièrement satisfaite, si je n’apprenais auparavant l’accomplissement de son mariage. Le roi témoigna que ma prière ne lui était pas désagréable, et me mandant le lendemain qu’il allait voir la reine, je m’y trouvai en même temps et ne sortis point de la chambre que je n’aie tiré le rideau de leur lit[11]. »

Lorsque, peu de temps après, la maréchale vint prendre congé du roi, celui-ci la salua de ces mots : « Dites à Leurs Majestés très chrétiennes que je n’aurais pu recevoir une plus belle marque de leur amitié qu’une épouse aussi accomplie. » Ces paroles formaient l’éclatante consécration du succès de Mme de Guébriant et la plus belle récompense de ses efforts. Sa mission était remplie, et elle put se retirer avec dignité et satisfaction. Après le départ de la maréchale, Marie de Gonzague ne demeura point sans conseil et sans appui. Mazarin lui écrivait souvent et lui traça tout un plan de conduite, l’exhortant à la patience, la conjurant de « n’être point ménagère de ses complaisances envers le roi, » de « ne se point épargner, » de gagner le cœur de son mari pour l’amour de la France. Ces encouragemens n’étaient pas inutiles ; sortie victorieuse de luttes où sa couronne même avait été en jeu, Marie se sentait parfois sans force contre les difficultés et les ennuis de chaque jour. L’humeur de Wladislas s’assombrissait fréquemment sous l’influence de la douleur physique, et peut-être aussi d’irritans souvenirs. « Tout ensemble, écrivait la reine à Mazarin, fait qu’il me paraît fort froid. Souvent, si je ne me ressouvenais de vos conseils, je me révolterais. Je me garde au mieux qu’il m’est possible, mais je n’ai pas la force de m’empêcher d’être mélancolique… Quelquefois ma patience se lasse si fort que je me trouve en des sentimens de tout abandonner. Enfin perdez toute la bonne opinion que vous avez de mon esprit si je ne viens à bout de cette affaire, mais je m’attends encore à de mauvaises heures et à des chagrins[12]. » Sa tactique était, sans s’abaisser jusqu’à la plainte, d’opposer à toutes les difficultés cette douceur fière qui formait le fond même de son âme et qui, se joignant chez elle à toutes les séductions de la beauté, calmait peu à peu les impatiences de son mari et captivait insensiblement son cœur. Un rapprochement fortuit entre les deux époux acheva ce que la maréchale avait si bien commencé. Pendant l’été de 1644, Marie dut se rendre à Cracovie pour se faire couronner solennellement dans cette antique métropole, et Wladislas l’accompagna. Ils firent route ensemble pendant trois semaines dans le même carrosse et, au retour, se montrèrent sous les traits d’un ménage parfaitement uni. « J’eus avant-hier, écrivait alors Brégy à sa cour, l’honneur de jouer sept heures avec Leurs Majestés, et je crois que j’étais le seul qui m’ennuyais de jouer si longtemps, tant ils ont de satisfaction d’être ensemble. Le roi me promit d’accorder à la reine dorénavant la promotion de toutes les charges et de toutes les vacances du royaume ; si cela est, elle en tirera par an plus de 200,000 écus[13]. » Après avoir fait la conquête du roi, Marie entreprit celle de la Pologne. La diète venait de s’assembler ; elle était en séance depuis quarante-huit heures sans parvenir à se mettre d’accord sur aucun point, lorsque la reine fit appeler les principaux chefs de parti ; il lui suffit de quelques instans d’entretien pour les convaincre ou les séduire. Le désordre s’apaisa comme par enchantement, et les propositions de la couronne furent votées d’acclamation.

Mazarin avait atteint son but ; l’entreprise hasardeuse qu’il avait tentée avait réussi au-delà de ses espérances ; elle fut féconde en résultats. — Installée par ses soins sur le trône, Marie de Gonzague s’y maintint après la mort de son mari en épousant Jean-Casimir, frère et successeur de Wladislas, et se fit l’instrument le plus efficace de la politique française dans le Nord. — Vouée à une vie d’épreuves et à d’étranges vicissitudes, elle vit sous le règne de son second mari la Pologne près de périr sous le coup de la triple invasion des Suédois, des Cosaques et des Moscovites ; son cœur et son esprit s’élevèrent alors à la hauteur du péril ; s’efforçant de relever le courage défaillant de Jean-Casimir, elle reçut de lui la direction presque absolue des affaires, l’exerça avec une virile résolution, sut découvrir des ressources inconnues, se procura des alliés, fit appel à notre médiation, et obtint du cardinal une assistance diplomatique qui lui permit de traiter à des conditions honorables. Sa perspicacité lui faisait pressentir le sort réservé à sa patrie d’adoption par des voisins ambitieux et sans scrupules ; une union intime avec la France lui parut le seul moyen de salut. Elle voulait assurer du vivant même de Jean-Casimir la succession de ce roi à l’un de nos princes et préparer l’établissement de l’hérédité au profit d’une branche de la maison de Bourbon ; la Pologne eût ainsi forcé la protection de la France en se réfugiant entre ses bras. En 1667, ce plan semblait sur le point d’aboutir, lorsque la mort frappa à l’improviste celle qui en était l’âme. Marie fut emportée par un mal subit, et l’édifice laborieusement construit de ses mains s’écroula d’un seul coup. Cependant les traditions d’intimité qu’elle s’était appliqué à créer entre les deux cours où elle avait successivement vécu ne disparurent pas avec elle. Durant ses dernières années, elle s’était entourée d’un groupe de Françaises belles et ambitieuses, qu’elle sut fixer à Varsovie. L’une d’elles, Mlle d’Arquien, épousa Jean Sobieski et fut reine à son tour ; toutes se marièrent dans les plus nobles familles. S’inspirant des exemples de Marie de Gonzague, elles continuèrent après sa mort à répandre autour d’elles notre influence en même temps que le goût de notre langue et de nos mœurs, et les liens durables qui se formèrent à cette époque entre la France et la Pologne furent avant tout l’œuvre des Françaises.


ALBERT VANDAL.

  1. Ministère des affaires étrangères, Correspondance de Pologne. (Dépêche du 20 avril 1645.)
  2. Correspondance de Mazarin, publiée par M. Chéruel. (Lettre du 16 décembre 1644.)
  3. Le Laboureur, Histoire du maréchal de Guêbriant.
  4. Mémoire pour servir d’instruction à la maréchale de Guêbriant, 29 décembre 1645. (Ministère des affaires étrangères.)
  5. Le récit de Desnoyers est conservé au ministère des affaires étrangères, sous le titre de Mémoires du voyage de la reine de Pologne.
  6. Rapporté dans la correspondance de Brégy avec sa cour, 9 février 1646. (Ministère des affaires étrangères.)
  7. Jean Le Laboureur, Relation du voyage de la reine de Pologne et du retour de Mme la maréchale de Guébriant.
  8. La reine au cardinal, 15 février 1646. (Ministère des affaires étrangères.)
  9. La reine au cardinal, 14 mars 1646. (Ministère des affaires étrangères.)
  10. La reine au cardinal, 26 mars 1646. (Ministère des affaires étrangères.)
  11. La maréchale de Guébriant au cardinal, 8 avril 1646. (Ministère des affaires étrangères.)
  12. La reine au cardinal, 17 avril 1646. (Ministère des affaires étrangères.)
  13. Brégy au secrétaire d’état Loménie de Brienne, 28 juillet 1646. (Ministère des affaires étrangères.)