Imprimerie de la Société St-Paul (p. 206-221).


XIV


Fernand était guéri. Deux jours plus tôt le docteur l’avait emmené dans son cabinet en sortant de l’établissement hydrothérapique.

— Mon ami, lui avait-il dit, votre patience, votre courage, votre résignation plus encore que l’isolement dans lequel voitre famille paraissait vous laisser, m’a poussé à vous consacrer tout spécialement mes soins. Vous m’avez laissé lire dans votre cœur comme dans un livre ouvert et je suis devenu votre ami.

Or, aujourd’hui, grâce à l’action vivifiante des eaux de cette source, vous êtes sauvé. Je ne voudrais pas que vous continuassiez à croire que ces soins, cette amitié ont été de ma part aussi désintéressés qu’ils paraissaient l’être. Je vous dois à cet égard un aveu. Quand vous êtes arrivé à Mondorf, vous étiez, sans le savoir, sous le coup d’une condamnation terrible, prononcée contre vous par les médecins qui vous avaient soigné jusqu’alors, et qui avaient renoncé à vous guérir. Le surlendemain de votre inscription au rôle de mon service, je reçus de votre tuteur une lettre dans laquelle il me demandait de faire tout ce qu’il serait humainement possible de faire pour apporter un soulagement à vos souffrances, renonçant d’ailleurs à votre guérison, dont l’espoir, disait-il, eût été une chimère. Tout le monde vous abandonnait, prévoyant un dénoûment fatal et prochain. Vous étiez incurable !…

Dans de pareilles conditions, je songeai aussitôt au regain de réputation que pourrait donner à l’établissement que je dirige un démenti infligé à toutes ces prédictions pessimistes, et je me promis de vous examiner. Les premiers jours, vous l’avouerai-je ? la gravité de votre mal faillit me rebuter et faire s’envoler bien loin ce que déjà j’allais prendre pour une illusion ; mais peu à peu ma conviction se forma, je me consacrai passionnément à votre salut, et bientôt je caressai au fond de mon cœur l’espoir de vous rendre la santé.

La minutieuse étude que je fis des progrès obtenus par le traitement, dans la lutte que je livrais au mal dont vous étiez la victime résignée, changea plus tard cette espérance en une certitude absolue, dont je ne craignis plus de faire part à nos amis. Aujourd’hui enfin, j’ai la grande joie de vous annoncer votre guérison, et d’en consigner à l’actif de Mondorf le succès éclatant et inespéré…

Mais quoi !… vous pleurez ?

— Ah ! cher docteur, laissez couler ces larmes qui me soulagent. Ce que vous venez de me dire est une révélation. Condamné par les médecins ! Incurable !… Un trouble étrange m’a saisi tout à coup et bouleversé en vous l’entendant dire. Et voici que je suis guéri, grâce à vous, aujourd’hui. Ah !… je sens un bonheur indéfinissable envahir tout mon être.

Comment saurai-je jamais vous prouver ma reconnaissance ?…

— Laissons cela, de grâce, mon ami. Cette reconnaissance, il n’est pas besoin que vous me la prouviez : je vous sais un trop noble cœur pour qu’aucune preuve soit nécessaire. Vous êtes mon ami : restez-le, c’est tout ce que je désire.

— Vous êtes bon plus encore que savant et habile, dit Fernand : je me souviendrai.

Doux jours plus tard, M. Dubreuil rencontra Fernand au Casino. Il le félicita sincèrement d’abord de sa guérison. Puis il rappela qu’il s’était engagé à faire avec le jeune homme sa première promenade. Pourquoi ne la ferait-on pas aujourd’hui ! Oh ! il n’était pas nécessaire de courir bien loin ; on pourrait traverser Mondorf, par exemple, et pousser jusqu’à Altwies, où l’on irait se reposer fort tranquillement une heure chez les demoiselles Fortuner. Fernand ne les connaissait pas ? Il ferait connaissance. De fort bonnes personnes qui s’empresseraient bien certainement pour son service. Raymonde ne pouvait assez louer leur amabilité, et c’était le sûr moyen de faire plaisir à Marcelle que de l’y conduire. Eh ! oui, au fait. L’idée était excellente : on irait tous ensemble en caravane ; et si d’autres jeunes gens voulaient s’y mêler, ce serait le mieux du monde.

— Allons, dit M. Dubreuil en se retirant, c’est convenu. Je m’en vais aller arranger ça. Nous vous dirons au dîner ce que nous aurons arrêté.

Raymonde !… Aller faire sa première promenade aux côtés de Raymonde, quelle joie !… Oh ! maintenant, c’était vraiment le bonheur, car il ne s’y mêlait plus, comme naguère, l’amer dépit de se voir cloué dans un fauteuil de malade, sans pouvoir bouger seulement pour s’empresser auprès de la personne aimée…

Fernand descendit dans le parc et alla s’asseoir sur le banc où si longtemps il était venu rêver. Il gardait toujours, pour ce petit coin sombre et discret, une préférence marquée. Tous ces arbres, tous ces buissons et jusqu’aux brins d’herbe du gazon, il les connaissait tous, les ayant éternellement étudiés naguère de son regard désolé, aux heures de souffrance et de solitude. Ils avaient surpris sans doute le secret si souvent échappé à ses lèvres, et Fernand leur était reconnaissant de leur discrétion.

En s’asseyant sur le coin du large banc, débarrassé maintenant du mal qui l’y clouait naguère jusqu’à l’heure fixe où on le venait prendre, il les regardait encore et se remémorait tout ce qu’il avait souffert. C’était là, sur cette branche du vert érable, que venait se poser si souvent l’oiseau bleu qu’il poursuivait en rêve, désespérant presque de jamais l’atteindre. C’était ce même courant du ruisselet qui lui avait chanté autrefois, dans son doux murmure, la chanson douce de l’espoir…

Le temps était aujourd’hui passé de tous ces enfantillages. Il était fort. Il était redevenu un homme, capable d’énergie et de volonté : qui donc l’empêcherait de réaliser son désir ?

Chère et douce Raymonde !… Il l’avait aimée en silence, ardemment, depuis le jour où le hasard l’avait poussé dans le compartiment qu’elle occupait avec son père, et qui devait les amener ici ensemble, sans qu’ils s’en fussent doutés. Il l’aimait pour sa touchante sollicitude pendant le voyage. Il l’aimait pour la douce pitié qu’il lui avait inspirée, pour les bonnes paroles, pleines de consolation et d’encouragement, qu’elle lui avait adressées si souvent.

Le jour enfin était venu où il allait pouvoir s’acquitter d’un coup de la dette qu’il avait contractée envers elle. Car il n’hésiterait pas. Il irait droit à M. Dubreuil et lui dirait : « J’aime votre fille. Voulez-vous un fils ? » Et bravement il mettrait dans sa main la main de Raymonde, et la guiderait dans le chemin de la vie.

« J’aime votre fille !… »

Oui. Mais quel trouble étrange l’envahissait soudain, et d’où surgissait tout à coup ce doute cruel qui le faisait souffrir ? Raymonde peut-être ne l’aimait pas ! De quel droit allait-il voir dans les actes et les paroles de la jeune fille des choses qui ne s’y trouvaient pas ? Elle avait compati à ses souffrances. Cela prouvait seulement qu’elle avait l’âme charitable. Elle lui avait dit de douces paroles d’espoir. C’est qu’elle était bonne et douce elle-même ; c’était même peut-être pure politesse, de sa part. L’affabilité est la distinction des demoiselles bien élevées…

Où trouvait-il en tout cela l’indice d’un secret penchant ? N’était-ce pas insulter Raymonde que lui prêter des sentiments qu’elle était peut-être fort éloignée de ressentir ? Pauvre fou qui, n’écoutant que son cœur, se croyait si tôt parvenu au bout de ses peines ! Mais c’était là, l’obstacle : Raymonde ne l’aimait pas.

Même, à bien réfléchir, elle ne pouvait pas l’aimer. Ce qu’on lui avait caché, à lui, tout le monde le savait. Personne n’ignorait que les médecins l’avaient condamné. Quelle absurde idée de penser que mademoiselle Dubreuil irait aimer un incurable !

C’était la désillusion pleine d’amertume. Fernand souffrait, sous le coup d’un profond chagrin, se prenant à regretter les mauvaises heures d’autrefois, dont son rêve du moins le consolait. De nouveau son regard errait de l’arbre au ruisseau, semblant leur demander de regarder ses larmes, et de lui dire si elles n’étaient pas plus amères que celles qu’il avait si souvent versées à cette même place…

Tout à coup un bruit de pas se fit entendre dans le sentier. Et comme Fernand se ressaisissait, le régisseur se montra, sortant du massif.

— Tiens, M. Darcier, dit-il. Vous venez revoir cette place qui fut si souvent la vôtre depuis trois mois ?… Mais n’oubliez-vous pas l’heure du dîner ? On vous cherchait tout à l’heure, et l’on doit vous attendre sans doute à l’hôtel.

— On me cherchait, dites-vous, repartit Fernand. Et qui cela ? je vous prie.

— Mais, mademoiselle Marcelle Dubreuil, que Monsieur son père envoyait à votre recherche, ayant à vous entretenir, m’a-t-elle dit, d’un projet de promenade.

— Merci, Monsieur Canon, dit le jeune homme en se hâtant de s’éloigner. Je cours rejoindre M. Dubreuil.

À l’hôtel, quand il entra dans la salle à manger, les convives de la table d’hôte accoutumée avaient commencé de dîner. M. Dubreuil avait expliqué à Raymonde que l’idée lui était venue de commander un breack : il avait pensé que M. Darcier ne connaissait rien, mais absolument rien des environs de Mondorf, encore qu’il fût, depuis trois mois, l’hôte de l’établissement. Avec deux bons chevaux et une voiture pas trop lourde, on pourrait faire un bon bout de chemin, voir Dalheim, puis Rettel, enfin joindre Remich et rentrer par la grande route, en traversant la magnifique forêt. Ce serait une promenade splendide. Allons ! c’était encore une joyeuse après-dînée qui s’annonçait.

Car il fallait se hâter de profiter des derniers jours. On avait fixé au lendemain la fête des adieux. Mauvais jour, d’ailleurs, le samedi, pour une pareille fête, car on ne se mettait pas en voyage le dimanche. Le retour à Paris était ainsi ajourné au lundi : vraiment, il fallait se hâter.

— Je suis sûr que M. Darcier sera tout à fait de mon avis, dit M. Dubreuil en terminant, et qu’il applaudira à mon idée de prendre un breack, de manière à voir le plus de pays possible en peu de temps.

— Une idée excellente en effet, Monsieur, dit Fernand, quand on l’eut mis au courant de tout ceci. Et vous me voyez absolument confus de l’honneur que vous voulez bien me faire.

— Mais pas du tout, pas du tout, reprit l’excellent homme. J’avais promis de vous accompagner le jour de votre première promenade. Or, chose promise, chose due….

À deux heures, l’équipage retenu par M. Dubreuil s’arrêta devant la grille de l’hôtel. Comme il y avait six places, Raymonde avait invité deux de ses amies à les accompagner, deux charmantes jeunes filles dont l’humeur enjouée avait toujours eu raison de la mélancolie qui l’assaillait parfois.

M. Dubreuil avait un but évident en se faisant aussi aimable qu’il l’était pour Fernand : se faire pardonner par sa fille, dont la générosité l’autre jour l’avait vaincu. Mais, vraiment, si Raymonde, à force d’énergie, était parvenue à commander à son cœur sans plus rien laisser voir de son intime souffrance, elle ne se sentait guère assez forte cependant pour rester maîtresse d’elle-même en de pareilles circonstances. Qu’on eût organisé une promenade à faire en compagnie du jeune homme, soit ! Chose promise, chose due, comme avait dit son père. Mais, du moins, serait-ce une promenade à pied, faite sur la grande route, qui lui permettrait de prendre l’avance avec Marcelle, tandis que M. Dubreuil ferait la causette avec Fernand. Et voici que, par un inexplicable caprice, on l’obligeait à se mettre en voiture, pour plusieurs heures sans doute, aux côtés de ce pauvre ami auquel elle s’était imposé la dure obligation de mentir. Le pourrait-elle, si longtemps ?…

C’est dans le mouvement d’inquiétude produit chez elle par ces réflexions que Raymonde avait prié ses amies. Quelle imprudence encore ! En présence de son père et de Marcelle, il lui eût été possible à la rigueur de rester vis-à-vis de M. Darcier sur un ton de réserve exagérée. Mais en présence d’étrangères, elle ne le pourrait plus, sans risquer d’éveiller en leur esprit de dangereux soupçons…

La voiture filait au petit trot cadencé des deux chevaux, braves bêtes accoutumées aux durs labeurs et courageuses, sur lesquelles on pouvait se reposer sans crainte d’accident. Aux places du fond s’étaient assises les deux amies de Raymonde, ayant l’une à sa droite Mlle puis M. Dubreuil, l’autre à sa gauche Marcelle et M. Darcier. Les deux hommes se faisaient ainsi vis-à-vis, fort occupés en ce moment du paysage et des localités que l’un montrait à l’autre avec force explications.

Dalheim ! Le village était sur l’emplacement d’un camp romain dont il restait des vestiges nombreux et fort caractéristiques….

Mais ces demoiselles, qui connaissaient Dalheim presque aussi bien que le parc de l’établissement de Mondorf, babillaient gaîment dans leur coin, sans écouter les explications, parlant chiffons et fanfreluches. L’une des amies de Raymonde faisait en ce moment la description minutieuse d’une toilette vert bouteille, arborée la veille, à la stupéfaction générale, par la grosse dame de Montmédy.

— Où prends-tu cette grosse dame de Montmédy ?

— Voyons, Raymonde, tu sais bien, cette excellente maman arrivée avec son petit lycéen à la fin du mois dernier… Tu ne la vois pas d’ici ?… Au fait, te rappelles-tu, celle qui en voulait tant à la gymnastique l’autre jour…

— Ah ! parfaitement.

— Eh bien, ma chère, c’est elle qui avait arboré cette robe d’un vert outrageant, dans laquelle elle faisait l’effet d’une grosse pomme pas mûre.

Et les détails pleuvaient, railleurs, assassins.

La voiture s’arrêta et l’on descendit pour visiter les vestiges du vieux camp romain.

Ces demoiselles faisaient bande à part, laissant les deux hommes se perdre dans leurs explications.

— Oh ! ce camp romain, disait Marcelle. C’est cela qui n’est pas drôle d’y venir avec petit père et de l’entendre parler archéologie. À chaque vieille ferraille qui se trouve perdue dans la poussière, petit père se précipite : quelle émotion ! c’est une médaille antique, le fer du glaive d’un soldat, peut-être… Non, c’est un morceau de fer à cheval usé de l’an passé. Du pied vous faites voler, sur le chemin, un tesson de faïence, le rebut d’un ménage de paysans ; prenez garde ! c’est peut-être un débris de tuile romaine… N’y a-t-il pas un bout d’inscription ?…

De joyeux éclats de rire accueillaient chaque phrase de l’amusante boutade. Mais déjà M. Dubreuil s’en revenait avec son compagnon. Comme on allait remonter en voiture :

— Petit père, demanda Marcelle, nous ne reviendrons plus ici avant notre départ, n’est-ce pas ?

— Non, ma chérie. Et pourquoi cette question ?

— Mais, petit père, parce que je veux faire mes adieux à la localité.

Et de sa voix claire, avec un inimitable geste de petite Parisienne malicieuse, Marcelle ajouta en se tournant vers l’horizon :

— Adieu, vieux camp romain que je hais, plein de cassures d’assiettes et de rognures de fer-blanc !…

Les rires reprirent de plus belle, Fernand ni M. Dubreuil ne pouvant échapper à la contagion de cet élan de joie.

Mais quand on fut remonté en voiture, M. Dubreuil gronda doucement Marcelle.

— Tu sais pourtant bien, ma chère enfant, dit-il, l’importance historique que gardent ces souvenirs des temps qui ne sont plus. Ce serait d’ailleurs une grave erreur de te croire sur parole quand tu fais si peu de cas du camp romain que nous quittons : car il est d’une grande valeur archéologique, et a livré aux savants plus d’un précieux secret. Si jamais nous revenons à Dalheim, fais des excuses, crois-moi, à celui que tu as si drôlement apostrophé tantôt.

— Sincères, petit père, je te le promets, répondit la joyeuse enfant. Mais à une condition, pourtant…

— Et laquelle ?

— Te souviens-tu de nos promenades aux environs de Beautaillis ? En ce temps-là, tu nous chantais si bien, en duo avec Raymonde, les jolis couplets de l’Hirondelle légère. Oh ! ne te récrie pas, tu ne les as pas oubliés… Chante-les encore, veux-tu, quand nous traverserons le bois.

M. Dubreuil s’excusa de devoir en passer par tous les caprices de ce petit potentat en jupons, qui savait le retourner comme un gant, disait-il. Puis, ces demoiselles ayant insinué que tout le monde connaissait l’Hirondelle légère et Fernand ayant avoué qu’il avait un filet de voix assez présentable, on parla tout de suite de chanter en chœur.

Ainsi ? à l’improviste ? au risque d’une cacophonie horrible ?… Oui, au risque de tout ce que l’on voudrait. Ne voulait-on pas s’amuser tout plein ? Amusons-nous, alors !… Et dans le bois s’éleva soudain l’accord d’un chant mélodieux, parfait vraiment ! M. Dubreuil était excellent musicien et maniait agréablement une basse-taille à laquelle répondaient les soprani de ces demoiselles. Quant à Fernand, il avait une voix de baryton superbe, et ce fut, à l’entendre, toute une révélation.

M. Dubreuil lui reprocha vivement de s’être laissé ignorer à ce point. Et tout le monde aussitôt exigea qu’il chantât seul un morceau de son choix.

Fernand s’excusait. On se moquait, vraiment, de lui faire croire qu’il eût une voix présentable. En tout cas, il ne se l’était jamais connue…

— C’est l’eau de Mondorf, peut-être, risqua une de ces demoiselles.

— Vous n’attendez pas de moi que j’en médise jamais, répondit Fernand devenu grave.

Et comme on insistait de nouveau pour qu’il S’exécutât, il y consentit. Mais que chanterait-il ? Son répertoire était assez varié, mais en ce moment rien ne lui venait à l’esprit… Soudain, la voiture sortant du bois, le paysage changea brusquement. On grimpait maintenant un mamelon assez rude, au sommet duquel le mur d’un cimetière traçait une ligne blanche sur l’horizon bleu.

Cette brusque vision rappela à l’esprit de Fernand le thème d’une mélancolique prière. Il chanta :

Dans le cimetière aux murs blancs
Où ne repose encore personne
Ont poussé des blés opulents,
Et pour le pauvre on y moissonne…

La voix du jeune homme était puissante et vraiment harmonieuse. Sans effort apparent, il chantait avec une ampleur faite pour étonner. Tout à la poésie de son chant, du reste, ne voyant plus même Raymonde, sur le siège vis-à-vis, qui, toute troublée, était suspendue à ses lèvres…

Seigneur, quelque jour dans ces murs
On moissonnera pour vos granges :
Nos morts seront les épis mûrs,
Les moissonneurs seront vos anges.

Venus de votre ciel d’azur,
Ils feront la récolte humaine,
Gardant pour vous le froment mûr
Et jetant la stérile graine…

M. Dubreuil était profondément ému. Une larme rebelle roulait sous la paupière de Raymonde… Et Fernand, sans rien voir, continuait sa prière, laissant percer, à travers le chant dont son harmonieuse voix arrondissait les phrases, l’enthousiasme d’une âme de poète :

Dans le cimetière aux murs blancs,
Faites, quand je serai sous l’herbe,
Qu’un de vos anges consolants
Me trouve assez mûr pour sa gerbe !…

La dernière note envolée, ce fut une explosion d’enthousiasme. M. Dubreuil serrait les mains du jeune homme, remué au fond de son être par l’émotion puissante qui se dégageait de cette poétique prière. Raymonde, emportée dans le même élan, félicitait Fernand, en termes enthousiastes qui amenaient un sourire triste aux lèvres de son ami.

— Vous m’avez profondément émue, Monsieur, disait-elle, et cette prière est touchante. Oserais-je vous demander de qui elle est ?

— Elle est d’un maître, mademoiselle. C’est une page de la Symphonie légendaire de Benjamin Godard. Je l’entendis chanter par Faure, l’été dernier, à Nice. Elle a fait sur moi aussi, ce jour-là, une grande impression, et est depuis restée ma prière favorite. C’est vous dire ainsi que j’ai peu de mérite à la bien connaître.

— Vous en avez du moins un grand, dit M. Dubreuil, à la chanter avec la perfection que vous y avez mise… Raymonde, ma chérie, ajouta-t-il en se tournant vers sa fille, retiens bien, n’est-ce pas ? La prière de la Symphonie légendaire, de ?…

— De Benjamin Godard.

— Eh bien, c’est cela. Vois à te la procurer et à l’apprendre. Je te la redemanderai plus d’une fois, le prochain hiver.

— Monsieur Dubreuil, dit alors une des amies de Raymonde, permettez-vous que je vous charge d’une petite mission au bout de laquelle est un succès assuré ?

— C’est de tout cœur que j’accepte, Mademoiselle.

— Voyez donc demain matin l’organisateur du concert de la soirée, et priez-le d’ajouter au programme le nom de M. Darcier.

Fernand protesta, jurant encore qu’il n’était pas de taille à affronter le jugement d’un publie, se récriant, refusant cet excès d’honneur ; M. Dubreuil n’y prit pas garde et répondit à l’amie de sa fille :

— Je m’y engage, Mademoiselle ; vous avez eu là une excellente idée.

Il était l’heure de dîner quand on rentra à l’hôtel. La promenade fit tous les frais de la conversation : toutes ces dames, s’extasiant à la nouvelle que M. Darcier était un baryton di primo cartello, lui qu’on avait jusqu’alors à peine entendu parler, réclamaient une audition immédiate. Certainement on l’applaudirait le lendemain au concert, mais rien ne s’opposait à ce que les mains s’exerçassent dès ce soir à l’applaudir.

Malgré toutes leurs instances, Fernand ne céda point à ce caprice, affirmant une impérieuse nécessité d’être à huit heures chez le docteur Petit, qui l’attendait, disait-il, pour savoir de sa bouche le résultat produit par sa première sortie.

C’était un léger mensonge ; le docteur pouvant parfaitement attendre jusqu’au lendemain le récit des impressions de son malade favori. La vérité cependant était que Fernand brûlait de retrouver M. Petit ce soir encore, voulant avoir avec lui une conversation importante. Le rencontrerait-il ? Hélas ! la chose était fort peu probable, le docteur n’ayant point coutume de rester aussi tard à l’établissement. Il eut l’idée pourtant de le chercher et en fut récompensé : par hasard, le docteur était monté au Kursaal et s’y trouvait en compagnie.

— Eh bien ! M. Darcier, dit-il en voyant entrer le jeune homme, vous avez fait la promenade, paraît-il, cet après-midi. Vous êtes-vous bien amusé ?…

— Ineffablement, cher docteur, répondit Fernand. M. Dubreuil m’avait fait l’honneur de m’accompagner avec ses filles et les amies de Mlle Raymonde : partis vers deux heures dans un solide breack de louage, retenu par ses soins, nous avons visité rapidement les plus beaux sites d’un ravissant pays. Quel dommage que la saison soit aussi avancée, et que je ne puisse consacrer un mois encore aux excursions nombreuses dont j’ai tant entendu vanter le charme autour de moi !

Fernand s’était assis auprès du docteur après avoir salué la compagnie. La conversation avait repris son cours un instant interrompue. On parlait politique, un de ces messieurs donnant son avis sur le danger du conflit que pourrait provoquer le percement de l’isthme de Panama.

— La haute banque des États-Unis enrage de voir la Compagnie interocéanique persister aussi longtemps sans accroc. Elle lui a suscité, sans réussir à la décourager, des avanies de toute sorte.

— La presse anglaise l’y a, de son côté, aidé de tout son pouvoir sans parvenir à influencer la Bourse…

— Et puis après ?… N’est-ce pas la deuxième édition de ce que nous avons vu se produire lors du percement du canal de Suez ? Soyez assuré que M. de Lesseps viendra parfaitement à bout de cette malveillance…

Fernand s’était penché vers le docteur et, bas à l’oreille :

— Il faut absolument, dit-il, que je vous parle ce soir.

— De quoi s’agit-il ? mon ami. Rien d’inquiétant, n’est-ce pas ? Vous allez m’expliquer, du reste : le temps de souhaiter le bonsoir à ces messieurs et je suis à votre disposition…