Imprimerie de la Société St-Paul (p. 100-115).


VII


Il faut compter, au premier rang des divertissements offerts aux baigneurs par l’administration de l’établissement de Mondorf, les concerts donnés le jeudi, sous la verandah du Casino, par la musique militaire de Luxembourg. Il n’avait pas été possible, jusque-là, par suite du temps douteux ou pluvieux qu’il avait fait durant tout le mois de mai, d’en commencer la série ; mais maintenant que le soleil de l’été avait triomphé de tous les obstacles et ramené la saison des fortes chaleurs, il devenait urgent de réserver aux baigneurs quelques après-midi agréables : on annonça donc, pour le jeudi suivant, le premier concert militaire.

Cette annonce mit à l’envers les têtes folles de toutes les fillettes, donna un regain d’animation à leur entrain endiablé. Dès le matin du grand jour, on en causa sur les pelouses comme d’un événement d’importance.

— La belle affaire ! dit tout à coup une gamine, en esquissant une moue dédaigneuse. Je les ai entendus cent fois jouer, moi, les militaires du Luxembourg.

— Où ça ?

— Mais à Paris, donc, dans le grand jardin derrière le palais du Sénat !…

Et tout le monde de rire.

Les heures marchèrent ce jour-là, pour Marcelle et ses petites amies, avec une lenteur désespérante. On patienta tant qu’on put jusqu’au dîner, et au sortir de table on organisa une promenade assez longue pour absorber cette interminable après-midi. Enfin, la cloche du tramway qui amenait l’orchestre se fit entendre et l’on se précipita du côté de la gare. Comment allaient être habillés ces soldats de Luxembourg ?… Les Françaises tenaient pour le pantalon rouge, les Belges pariaient pour le pantalon bleu : pour les mettre d’accord, les musiciens militaires, ô déception ! se montrèrent tout à coup vêtus d’habits bourgeois, descendant des compartiments avec leurs cuivres bouclés dans leurs sacoches, ne gardant rien, dans leur démarche, qui pût les faire prendre pour des soldats.

— Si c’est tout cela, les militaires !… s’écria une bambine toute contrariée.

Pour rattraper l’estime de ce petit monde exigeant, l’orchestre aurait fort à faire, tout à l’heure. Il faudrait qu’il déployât un talent extraordinaire pour se faire pardonner…

Cependant le tramway était arrivé bondé de voyageurs, attirés de Luxembourg par la perspective d’une excursion charmante et du concert annoncé. Le parc et les abords du Casino prirent un air d’animation inusité, chaque groupe se casant à une table et se faisant servir quelque rafraîchissement. En attendant la musique, d’autres se répandaient dans l’établissement, ceux qui n’y étaient pas venus encore tout désireux de visiter l’installation, les habitués de l’an passé se hâtant d’aller prendre un bain à la piscine ou de courir boire une verrée d’eau à la source.

Sous la verandah, de chaque côté du cercle des pupitres de l’orchestre, des chaises de jardin étaient alignées, que venaient occuper peu à peu les dames et les demoiselles. On avait fait assaut de jolies toilettes, les nuances vives des étoffes adoucies par les robes blanches, fort nombreuses, des jeunes filles. Raymonde était là déjà, entourée d’un cercle d’amies autour duquel Marcelle courait avec des fillettes de son âge, mettant un beau désordre dans le vilain alignement des chaises.

Derrière elles, M. Dubreuil causait avec M. Pauley et le major, à qui on venait de le présenter. La politique faisait les frais de leur conversation ; mais tandis que tous trois commentaient la chute du dernier ministère français, l’orchestre s’était rangé. Les premières mesures d’un pas redoublé éclatèrent sous les vitres de la marquise et imposèrent silence aux causeurs.

Les musiciens jouèrent dans la perfection ce premier morceau et gagnèrent haut la main les éloges de tous les amateurs de bonne musique, réunis là pour les entendre. Puis, petit à petit, les conversations reprirent leur train comme devant, coupées çà et là de grands silences lorsqu’un soliste se faisait entendre, accompagné en sourdine par l’orchestre, ou de longues volées d’applaudissements à la fin de chaque morceau du programme.

La première partie du concert terminée, M. Dubreuil et ses amis s’éloignèrent pour faire un tour de parc, salués à chaque pas par les promeneurs, arrêtés souvent par l’obligation d’une poignée de main à échanger, d’une rapide présentation à faire. Au bout de la grande allée, ils rencontrèrent un prêtre âgé déjà, à la physionomie pleine de bonté, qui enleva pour les saluer, dès qu’il les aperçut, le chapeau haut de forme dont se coiffent encore la plupart des prêtres du pays.

— Monsieur le curé de Mondorf, glissa M. Pauley à l’oreille de son ami.

Et quand il eut serré la main que le digne prêtre lui tendait en un geste plein de cordialité, il le présenta à M. Dubreuil.

— Vous serez certainement charmé, lui dit-il, de faire la connaissance de M. l’abbé Fleury, dont vous êtes le paroissien en ce moment.

Car c’est votre paroissien, Monsieur le curé, et l’un des plus anciens déjà parmi les étrangers venus aux bains cette année.

— Et l’un des meilleurs, interrompit le prêtre : M. Dubreuil, n’est-il pas vrai ? député au Parlement français et le père de deux charmantes jeunes filles que je suis accoutumé de voir chaque matin assister à la messe. Suis-je bien informé ?…

— De tout point, monsieur l’abbé, dit à son tour M. Dubreuil : je ne croyais cependant pas avoir l’avantage d’être aussi bien connu de vous. Vous m’en voyez enchanté, d’ailleurs…

M. Fleury raconta alors que ces renseignements lui venaient de Marcelle, qu’il avait, quelques jours plus tôt, arrêtée pour lui donner une belle image, selon la gracieuse coutume du pays, et à qui il avait demandé son nom en la félicitant de sa bonne conduite et de sa piété. Depuis lors, l’espiègle fillette était devenue sa meilleure camarade, et presque chaque jour il la rencontrait le saluant d’un joyeux bonjour et d’un serrement de main.

— Permettez-moi d’espérer, monsieur le député, que l’ami de la fille a quelque chance de devenir l’ami du père, et faites-moi le plaisir de me venir voir un des plus prochains jours. Mon presbytère est quelque peu en désarroi et ressemble souvent à une hôtellerie : mais le jour où vous y viendrez, j’en réserverai un petit coin dont je vous ferai les honneurs.

M. Dubreuil était confondu par tant d’amabilité et de bonne grâce :

— Vous êtes mille fois trop bon, monsieur l’abbé, dit-il, et je veux vous prouver, dès demain, que je suis vivement touché de votre généreuse invitation.

On se sépara sur ces mots. Là bas, la deuxième partie du concert commençait, au moment même où Fernand Darcier s’asseyait sur son banc solitaire. De tous côtés autour de lui partaient de joyeux éclats de voix, les promeneurs qui étaient à quelques pas de là ne soupçonnant pas sa présence.

Il écoutait leurs réflexions sans les comprendre ; il écoutait machinalement aussi les accords de l’orchestre, l’esprit absorbé par d’autres pensées. Raymonde !… C’était elle qui, depuis des jours déjà, occupait uniquement son cœur, elle qu’il avait aimée tout à coup à l’heure de leur dernière rencontre. Il la revoyait, avec une si incroyable précision de détail qu’on eût dit d’une hallucination, appuyée à ce même banc où il était seul en ce moment assis, élégante et svelte dans sa robe blanche ajustée au corps, sous laquelle se dessinaient les lignes de son buste délicat, souple et vigoureux. Du corsage modestement échancré émergeait la blancheur laiteuse d’un col aux fines attaches. La tête paraissait écrasée sous le poids des cheveux, nattés en épais bandeaux bruns qui descendaient le long des joues et allaient se nouer ensuite sur la nuque en une torsade épaisse et lourde. Le visage trahissait une rare sérénité, et le regard une douce bonté qui n’enlevait rien à son expression de fermeté et d’énergie.

Toujours Fernand voyait ainsi la douce image, fixée dans son cœur comme une gravure dans sa plaque de métal. Ç’avait été une instantanée prise de possession de tout son être par la jeune fille dans laquelle il avait pressenti une âme sœur de la sienne. Le charme avait été foudroyant, et depuis lors il n’y avait pas échappé un seul instant, enveloppé dans un cercle de sensations tantôt étrangement douces, tantôt amères et cruelles, qui le dominaient successivement.

Il avait bien tenté de se raisonner et de résister à ces impressions singulières, mais il n’y avait point réussi ; et alors il s’était livré tout entier, s’avouant qu’il était amoureux et se préoccupant uniquement de la pensée dont son cœur était plein.

Amoureux, lui !… Pauvre Fernand !… Quand le lendemain de cette révélation, il était allé conter à son seul ami, le médecin, ce qui arrivait d’extraordinaire et d’inattendu dans sa vie, jusqu’alors si monotone, il avait bien vu, à l’étonnement qui s’était peint dans la physionomie de M. Petit, qu’il avait l’air d’un sot à avouer de pareilles aventures. L’amour était permis à tous les cœurs jeunes, comme la chose la plus naturelle et la plus impossible à empêcher : mais à lui, Fernand, il était défendu comme une monstruosité.

Le docteur ne l’avait pas dit, certes. Il s’était contenté de soupirer et de prévenir le jeune homme que, dans l’état actuel de sa maladie, toute préoccupation trop absorbante était un obstacle nouveau à la guérison. Mais ce qu’il n’avait pas dit, le malade l’avait deviné, et cette secrète intuition l’avait fait énormément souffrir.

Le bon sens le plus élémentaire condamnait son amour, lui faisait un devoir de renoncer à l’entretenir dans son cœur, mais comment l’en arracher ? Comment distraire son âme, fût-ce un seul instant, de l’idée obsédante qui s’en était emparée ? Tous les plaisirs, les exercices ou les occupations qui auraient pu y réussir, si la volonté lui fût venue d’essayer, lui étaient interdits tout aussi bien. Ce concert, qui s’achevait là bas et qui était une fête pour tout le monde, il était condamné à ne l’entendre que de loin, à l’abri des regards de tous ces gens heureux que sa présence gênerait. La petite fête intime, qui devait se donner le soir au Kursaal, il devait renoncer à y paraître pour ne pas provoquer un éclat, et laisser les autres y prendre part tandis qu’il souffrirait, lui, seul dans sa chambre, sans une consolation !…

Et cependant qui, plus que lui, avait un titre sérieux à se trouver ce soir au Kursaal, et plus de droit à conduire Mlle Dubreuil en un tour de valse, les mains enlacées ? Personne, et lui seul cependant n’y serait pas !…

Ces réflexions avaient arraché au pauvre garçon des larmes amères et des sanglots qu’il ne pouvait retenir davantage. Sa physionomie en était encore toute bouleversée lorsque l’heure fut venue de rentrer à l’hôtel : Marcelle, qui arrivait par l’allée comme il venait de s’y engager, le remarqua et le lui dit.

— Vous avez pleuré, Monsieur Darcier, vous êtes tout triste et l’air désolé. Pourquoi vos amis vous laissent-ils ainsi seul, abandonné à vous-même et sans un encouragement ?

— Mademoiselle Marcelle, vous savez bien que je n’ai pas d’amis !…

— Comment, pas d’amis ?… Et petit père qui vous a demandé votre amitié, et Raymonde dont vous avez toutes les sympathies !

— Ah ! merci, mademoiselle Marcelle, pour la bonne parole que vous venez de dire là.

— Et moi aussi, je suis votre amie, et si je n’avais pas peur de vous fatiguer je viendrais souvent jouer avec vous. Mais vous réfléchissez toujours et, chaque fois que je vous rencontre, j’ai peur de troubler vos pensées.

Ne soyez pas désespéré, monsieur Darcier : moi aussi j’ai été longtemps malade, bien longtemps et bien malade, et me voici rétablie. Il n’y a fallu que beaucoup de patience et un peu de soumission ; il n’en faudra pas plus pour vous guérir à votre tour.

Alors, faisant au jeune homme un gracieux geste d’adieu, la fillette prit sa course et disparut rapidement au tournant de l’allée. Fernand, resté debout, le regard tourné dans la direction qu’elle avait prise, était comme ébloui de l’intelligence de cette enfant qui lui donnait des conseils dignes de la plus raisonnable des femmes. Puis de son étonnement émergea le souvenir de la phrase dans laquelle la fillette lui avait assuré l’amitié de son père et de sa sœur aînée, Raymonde, dont il avait toutes les sympathies. Cette assurance avait été comme un baume délicieux, versé directement sur la plaie douloureuse de son âme ; il se sentait renaître à l’espérance, une fois encore, et s’abandonnait à son doux rêve.

Était-il possible que la jeune fille n’eût pour lui que de l’amitié, et ne cachait-elle pas sous l’aveu de ce sentiment celui d’un sentiment plus tendre ? La jeunesse n’attire-t-elle pas la jeunesse, l’amour n’appelle-t-il pas l’amour ? Ce que lui-même avait éprouvé à sa vue, cette sympathie qui rapproche les cœurs en un instant et les entraîne pour toujours dans une confiance commune, Raymonde ne l’avait-elle pas éprouvé ?…

Tout en songeant ainsi, Darcier était rentré à l’hôtel. De sa fenêtre ouverte, il assistait au spectacle radieux qu’offrait en ce moment la nature : le soleil s’était incliné sur l’horizon qu’il embrasait de feux pourpres ; la prairie semblait couverte d’un épais manteau d’or, les oiseaux qui passaient dans les airs avaient sur l’aile de fugitifs rayons de feu, et les scarabées qui bourdonnaient au-dessus de l’herbe avaient comme des reflets de nacre et des scintillements.

Le jeune homme regardait ce magique tableau et sentait la jeunesse bondir dans son âme, oppressée par une indicible joie ; il s’enivrait de cette nature débordante de vie, et ce qui se passait en lui n’était ni moins puissant ni moins délicieux.

Enfin la lumière peu à peu s’adoucit et la brume monta. Puis la lune montra son croissant aux fines pointes et quelques étoiles apparurent au ciel : il en fixa longtemps une qui brillait d’une douce lumière bleue et il sentit se faire en son cœur un grand apaisement.

Alors les réflexions se pressèrent dans son esprit ; il se demanda s’il suffirait longtemps à son cœur de se nourrir de ces rêves, et s’il n’avait pas le devoir de songer aussi à la réalité. Il aimait Mlle Dubreuil, il était impossible de vouloir se le dissimuler. Eh bien, soit ! Mais était-il honnête de l’aimer ainsi longtemps, sans le dire et sans faire le nécessaire pour se rapprocher d’elle ?…

Ah ! certes, la chose aurait été la plus simple du monde, s’il avait eu un père ou une mère, à qui il aurait tout avoué et qui l’aurait dirigé de ses sages conseils en cette grave circonstance. Mais il était orphelin et ne pouvait, en aussi délicate matière, s’ouvrir à un étranger, le premier venu peut-être, qu’effaroucherait certainement une semblable confidence.

Et son tuteur ?… Oui, il avait un tuteur, mais quel triste appui que celui qu’il trouverait de ce côté : un homme d’affaires, absorbé tout entier par le soin de ses intérêts propres et ceux de la maison Darcier, dont il gérait la fortune, loyal sans contredit et sincèrement dévoué à son pupille, mais à l’unique point de vue de l’argent. En dehors de l’argent et des opérations nécessaires pour le faire abonder dans les caisses, cet habile homme était complètement fermé à toute considération, et traitait dédaigneusement de « sentiment » tout ce qui n’était pas du domaine positif, c’est-à-dire commercial ou financier.

Que dire à un pareil homme, si on avait l’idée de le prendre pour confident ? Une fois, une seule fois, Fernand s’était avisé de lui ouvrir son cœur et de réclamer un peu de pitié : au premier mot il avait été arrêté par cette question :

— Tu as des chagrins, des ennuis ?… Peut-être ne trouves-tu pas convenable la pension que je te sers ?… Je puis l’augmenter, si tu veux, la doubler même au besoin : les affaires marchent bien, en ce moment.

C’était comme une douche glacée qui avait à jamais anéanti, dans le cœur du pauvre garçon, l’espoir de gagner la confiance de son tuteur, le seul homme au monde cependant duquel il eût droit de réclamer bon conseil et secours.

Ce pleutre avait-il modifié sa manière d’être, depuis ces dernières années ? Il était infiniment probable que non, et une nouvelle confidence de son pupille risquait fort d’être accueillie de la même façon brutale que l’avait été la première. Pour répondre à l’aveu de cet amour qui le dominait tout entier, il prierait Darcier de ne pas le relancer et lui faire perdre un temps précieux à lire des balivernes.

Balivernes !… C’est ainsi que serait traité, par ce coffre-fort fait homme, le doux sentiment de l’éclosion duquel dépendait tout son avenir. Eh bien, il en courrait le risque, néanmoins.

Fernand ferma sa croisée et se fit apporter de la lumière. Se hâtant pour ne pas se donner à lui-même le temps de revenir sur sa détermination, il se mit devant son buvard et écrivit :

« Monsieur et cher tuteur,

« Il arrive dans ma vie une chose assez extraordinaire pour que je croie devoir, me départant en ceci de mes habitudes, vous en écrire quelques mots. Je sais d’ailleurs combien votre temps est précieux, et je m’efforcerai de n’en distraire à mon profit que le moins possible.

« Venu à Mondorf il y a plus d’un mois déjà, j’ai eu le bonheur insigne d’y rencontrer un médecin aussi plein de talent que de dévouement, qui a entrepris courageusement la tâche de me rendre la santé. Un mieux sensible s’est déjà manifesté dans mon état : j’aime à croire que vous serez enchanté de l’apprendre, et de voir ainsi réalisée la prédiction que vous me faisiez naguère en me conseillant de venir faire un séjour ici.

Mais ce n’est pas seulement un bon médecin que j’y ai trouvé, c’est aussi la sympathie, je voudrais oser dire l’amitié, d’une famille française qui séjourne à l’établissement et qui a bien voulu compatir à mes souffrances ; la famille Dubreuil. M. Dubreuil est le député d’Indre-et-Loir dont vous devez connaître l’immense talent.

Il a amené à Mondorf ses deux filles, dont l’une, la cadette, était malade et avait besoin de soins. L’autre, mademoiselle Raymonde, est une personne dont je vous ferais volontiers le portrait si je ne craignais trop d’offenser l’original par les imperfections de mon style : une jeune fille adorable, bonne, douce, intelligente, et belle comme doivent être les anges. Du jour où je l’ai vue, je l’ai aimée : c’est pour vous en informer que j’ai pris la liberté de vous écrire.

Car il est de toute nécessité que vous le sachiez dès aujourd’hui, votre intervention me devenant indispensable le jour où je serai en mesure de réaliser mes projets. Je veux d’abord me hâter de me guérir. Tout aussitôt après, je vous prierai de me rejoindre à Mondorf : l’occasion se présentera bien vite de lier connaissance avec M. Dubreuil et de lui exposer le vœu que j’ai formé d’obtenir de sa bonté la main de mademoiselle Raymonde.

Je ne me dissimule pas que cette mission vous sera peu agréable, en raison des quelques jours que vous devrez y sacrifier ; mais j’ai la confiance que vous ferez ce sacrifice, en songeant que si M. Dubreuil ne me repousse pas, vous serez tout naturellement débarrassé d’une tutelle qui ne doit vous avoir guère donné, jusqu’ici, que des déboires, des mécomptes et des tracas.

En attendant l’honneur que vous me ferez en répondant à cette lettre, je vous prie de me rappeler au souvenir de tous les gens dévoués qui servent les intérêts de ma maison, et d’agréer vous-même, en retour de votre dévouement à sa prospérité, l’expression de ma sincère et très vive reconnaissance.

Fernand Darcier. »

Le jeune homme relut rapidement sa lettre et n’y trouva pas un mot à changer. Après avoir cacheté l’enveloppe qui devait la porter à son tuteur le lendemain, il souffla sa lumière et se mit au lit, attendant que le sommeil vînt le reposer des émotions de la journée.

Un peu plus tôt, la fête du soir avait commencé dans le grand salon du Casino. Très peu, parmi les couples venus de Luxembourg, étaient retournés par le tramway de huit heures, la plupart s’étant décidés à prendre part à la sauterie du Kursaal et à ne repartir qu’au train spécial de la nuit. Toutes les salles du Casino étaient pleines de gens à l’air gai, que le vin pétillant de la Moselle, si rafraîchissant par ces lourdes soirées, avait mis en belle humeur.

Le grand salon resplendissait sous la lumière des lustres, qui se jouait, en les caressant d’ardents reflets, sur les soyeuses étoffes des costumes et les facettes aiguës des bijoux. Dans la chaleur, dans la fumée des cigares et des cigarettes, montaient des parfums discrets, qui berçaient les cervelles dans une passagère et douce griserie.

À travers les allées et venues des redingotes et des vestons, dans le coup de vent des jupes, de joyeux appels retentissaient d’un bout à l’autre des salons, se détachant sur le grincement des rires et sur les accords de l’orchestre, adoucis par le sourd murmure des conversations.

Puis au signal des violons, des couples se formaient tout à coup, et tournoyaient dans l’allure cadencée de la valse ou sautillaient sans fatigue dans l’interminable cercle des polkas.

Raymonde aimait peu la danse ; elle était venue à cette soirée pour obliger ses amies qui avaient insisté, affirmant que la sauterie ne dépasserait point les limites d’une réjouissance intime. Maintenant elle s’amusait, sollicitée par tout ce qu’il y avait là d’élégants cavaliers, fiers de conduire à leur bras une aussi brillante personne. Elle n’avait point encore manqué une seule danse, s’en donnant à cœur joie et se félicitant, à part elle, de la discrétion des jeunes gens qui la guidaient, plus occupés de bien valser que de beaucoup parler.

— Mademoiselle me fera-t-elle l’honneur d’accepter mon bras pour la prochaine scottisch ?

— Volontiers, monsieur.

Et elle s’en allait encore une fois, au bras d’un autre inconnu, qui se souciait peu d’ailleurs de se faire connaître et bornait toute sa conversation à cette réflexion banale :

— Il fait bien chaud ce soir, mademoiselle…

Oh ! oui, il faisait chaud ce soir, et petit à petit, malgré les hautes fenêtres au large ouvertes, le salon se transformait en étuve. Il vint un moment où Raymonde, n’y tenant plus, se vit obligée de sortir et d’aller respirer quelques bouffées d’air frais.

Sur la terrasse, au pied de l’escalier, elle rencontra son père qui causait avec le docteur, profitant du silence et de la fraîcheur qui régnaient en cet endroit.

Au moment où elle les apercevait, elle entendit M. Petit qui disait :

— Je le guérirai, j’en suis presque certain aujourd’hui.

Au bruit que fit Raymonde en sautant les dernières marches de l’escalier, les deux hommes levèrent la tête : de l’ombre dont ils étaient entourés, ils voyaient la jeune fille se profilant nettement dans la demi-clarté du palier, superbe de santé et d’animation.

— Pardonnez à mon indiscrétion, disait-elle, mais j’ai entendu, docteur, votre dernière phrase. Vous annonciez comme presque certaine la guérison de quelqu’un…

— Oui, mademoiselle. Nous parlions de ce pauvre Darcier, votre voisin d’hôtel, qui est arrivé ici à la mort et qui nous quittera guéri.

— Est-il possible ? docteur. Vous auriez fait un pareil miracle !…

— La science gagne chaque jour du terrain, mademoiselle. Le temps n’est pas éloigné sans doute, où l’on considérera comme une bagatelle la maladie qui semble aujourd’hui exiger un miracle pour être vaincue.

On causa quelques instants encore. Puis M. Dubreuil avoua qu’il était harassé.

— Remontes-tu encore, Raymonde ? demanda-t-il. — Oui, père, dit la jeune fille, mais seulement le temps de saluer mes amies et de prendre congé. On étouffe là-haut, et je n’aurais pas le courage d’y rester davantage.

Elle redescendit un instant après, le docteur lui offrit son bras et l’on regagna l’hôtel. Mais tandis qu’elle marchait, Raymonde songeait à ce pauvre Fernand qui allait guérir. Car la chose ne pouvait faire un doute, M. Petit étant un médecin trop prudent pour faire à la légère une semblable prédiction : s’il annonçait la prochaine convalescence de l’incurable, c’est que dès maintenant il avait victoire gagnée.

Et lorsqu’elle se retrouva seule dans sa chambre, c’est encore à Darcier que pensa Raymonde, incapable de détourner sa pensée de cette préoccupation singulière, qui l’absorbait sans qu’elle s’en rendît compte :

— Monsieur Fernand guéri, songeait-elle, quel bonheur pour lui et pour tous ses amis ! Mais comme il l’aura bien mérité aussi, ce bonheur, et quelle digne récompense ce sera de sa patience et de sa résignation !…