Un Magistrat breton, gentilhomme rural - Noël du Fail

Un Magistrat breton, gentilhomme rural - Noël du Fail
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 92 (p. 109-138).
UN
MAGISTRAT BRETON
GENTILHOMME RURAL

NOËL DU FAIL.

I. Les Propos rustiques, édités par M. Arthur de La Borderie, 1 vol. in-12; Lemerre. — II. Recherches sur Noël Du Fail, par le même ; Bibliothèque de l’École des chartes.

I.

On trouve dans le passé plusieurs ouvrages, manuscrits ou imprimés, qui traitent de la vie rurale, sans parler de ceux qui sont consacrés à l’agriculture d’une manière spéciale, non plus que de ces descriptions champêtres, simples œuvres littéraires, dans le genre des poèmes latins de Rapin et de Vanière. Je n’ai en vue ici que les auteurs ayant vécu aux champs, exploitant ou faisant exploiter leurs domaines, et qui nous ont transmis une image réelle de leur vie quotidienne. Parmi ceux-là, quelques-uns ont été auteurs sans le savoir. Ils écrivaient pour eux-mêmes et pour leurs enfans ces livres de raison, chargés de notes et de commentaires qu’ils croyaient à l’abri de toute publicité. Nous avons placé dans cette catégorie ce sire de Gouberville, gentilhomme campagnard du Cotentin, dont le journal touche à tant de choses, et dont la physionomie exprime avec un relief si original toute une classe de l’ancienne France[1]. Il fait valoir lui-même ses terres qu’il quitte peu, et gouverne sa famille comme sa ferme d’une main paternelle et rude. Il se renferme dans ce cercle, qu’il étend seulement au voisinage immédiat des populations environnantes. De ces simples notes, jetées ainsi sur le papier pendant un certain nombre d’années, résulte une peinture morale des plus curieuses, un document précieux au point de vue de l’économie domestique et même politique ; on a ainsi devant soi, avec une abondance d’indications qui permet de reconstituer sur certains points un état presque complet, la situation des habitans des campagnes et les principales conditions de leur existence économique.

Tous ceux qui nous ont légué leurs observations sur les mœurs et le régime de vie des classes rurales n’ont pas cette sorte d’inconscience. La plupart ont eu le public en vue. Les traités sur la vigne, sur les bergeries, etc., contiennent un assez grand nombre de détails instructifs sur la physionomie, les habitudes, le mode d’existence de certaines classes de cultivateurs. Le paysan a aussi sa place dans la littérature comme personnage accessoire. Il ne saurait être question de l’idylle à la Deshoulières, qui nous le cache plutôt qu’elle ne nous le montre ; mais la comédie nous le met sous les jeux d’une manière plus réelle ou, si l’on veut, plus réaliste. On avouera pourtant que Molière et même Dancourt, qui en a saisi certains traits de plus près, ne nous apprennent que peu de chose sur le caractère et les mœurs du paysan, qui n’est guère mis sur la scène que pour ses côtés extérieurs et ridicules. Je fais ici seulement allusion au passé, et je n’ai pas l’intention de pousser jusqu’au temps présent. Le roman de nos jours a fait une place assez large au paysan, et quoiqu’il y ait beaucoup à dire sur la complète ressemblance du portrait, il ne s’est pas tenu loin du modèle comme l’Astrée, ou comme les bergeries dans le genre d’Estelle et Némorin. Aux deux pôles opposés, combien de traits d’observation vrais et exacts chez George Sand qui l’idéalise un peu, et chez Balzac qui le dénigre, en laissant toutefois assez de marge pour qu’un autre après lui ait entrepris de trouver la ressemblance dans la laideur absolue !

Le passé n’a pas été non plus sans connaître la peinture réaliste de nos classes rurales, et il l’a poussée même à ce point qu’il nous a paru qu’il était possible d’y trouver sur leur physionomie et sur leur condition plus d’exacts renseignemens, à certains égards, que dans de vieilles chartes ayant tous les caractères requis de gravité et d’autorité officielle. Nous espérons en donner la preuve en appelant en témoignage un vieil écrivain dont on s’est assez peu occupé à ce point de vue. Nous reconnaîtrons pourtant que son récent édiditeur et biographe, M. Arthur de La Borderie, ne s’est pas borné à le juger littérairement. Il a nettement indiqué cette valeur de document, qu’il reste à établir d’une manière plus complète. Il est d’ailleurs trop facile de comprendre que Noël Du Fail n’ait guère été considéré par ce côté. Il a voulu être un écrivain avant tout, et c’est un écrivain, en effet, inégal sans doute, mais souvent excellent et même exquis en plus d’un endroit, si on l’envisage comme peintre de genre. En tout cas, il n’y a pas lieu de s’étonner que Sainte-Beuve se borne, en quelques lignes de son Tableau de la poésie française au XVIe siècle, à rattacher Noël Du Fail au mouvement de littérature rabelaisienne qu’avait suscité le prodigieux succès de l’auteur de Pantagruel. Selon l’illustre critique, « les Baliverneries ou Contes d’Eutrapel, avec les Bases et finesses de Ragot, capitaine des gueux, par Noël Du Fail, seigneur de la Hérissaie, sont des opuscules en prose de la force de Villon, de Faifeu ou des Cent Nouvelles, et dont la lecture peut procurer plaisir, sinon profit, aux amateurs de littérature facétieuse qui pèchent volontiers en eau trouble. » C’est en effet le côté le plus en vue, particulièrement dans les écrits indiqués ci-dessus. Il n’est pas douteux que Du Fail ne soit un des représentans les plus déclarés de cet « esprit de malice au bon vieux temps » que Sainte-Beuve personnifie dans le même ouvrage sous la figure d’auteurs comme La Monnoye, Grosley et d’autres. Il est le digne contemporain de toute une lignée d’esprits restés foncièrement gaulois et fidèles à la tradition de nos fabliaux au milieu de la renaissance des lettres antiques. On ne saurait d’ailleurs oublier que ce caractère de gauloiserie, de plaisanterie portée parfois jusqu’à la bouffonnerie, est loin d’exclure toujours chez eux le sérieux et la largeur d’esprit. Les preuves en sont trop nombreuses et trop connues dans cette ancienne littérature pour qu’il soit nécessaire d’y insister. Nous ne pensons donc pas que le tour plaisant donné à ses écrits par Noël Du Fail doive nous masquer ce qui peut s’y trouver de profitable pour l’histoire des mœurs, et nous croyons que le savant éditeur des Propos rustiques n’a rien dit de trop lorsqu’il écrit dans son introduction : « Bien que les œuvres de Du Fail, sauf son recueil d’Arrêts, soient habituellement rangées dans la littérature facétieuse du XVIe siècle, on ne peut sans injustice confondre leur auteur avec les écrivains facétieux de ce temps et voir en lui simplement un conteur grivois... Il est avant tout un observateur, un peintre de mœurs... Sans chercher à idéaliser, sans voiler le laid ou le trivial, il peint, il conte ce qu’il voit, avec un art singulier de mettre en relief les traits curieux, plaisans, originaux, caractéristiques du monde où il nous introduit. »

Ce monde rustique, qu’il a vu de près, nous est montré en effet avec toute sorte de traits expressifs où se reflètent l’humeur, les instincts, le tour d’esprit, et aussi la façon de vivre des campagnards. Un tel portrait laisserait un vide considérable. Si ces paysans ressemblent aussi peu que possible à ceux que l’idylle et les romans nous ont représentés sous des couleurs embellies et fardées, ils ne diffèrent pas moins du type triste et misérable, à moitié bestial, qu’a tracé La Bruyère, et dont on a un peu abusé en le citant comme s’il équivalait à lui seul à toute la réalité. Ce type peut se rapporter aux plus malheureuses contrées de la France, ou aux temps de famine et de guerre; il n’en a pas moins sa contre-partie dans le paysan gai, éveillé, sujet sans doute à des misères, mais en portant le poids plus allègrement qu’on ne se l’imagine, quand ce poids n’était pas intolérable, et, pour tout dire, ayant ses bons quarts d’heure, ou mieux encore ses intervalles prospères assez prolongés. Ces périodes peuvent être désignées : on cite le règne d’Henri IV et une partie des règnes de Louis XIV, de Louis XV et de Louis XVI. Certaines années du règne de François Ier, qui correspondent au moment où écrit Du Fail, peuvent y être mises aussi, surtout dans quelques provinces. M. de La Borderie remarque particulièrement que le siècle compris entre le mariage de la duchesse Anne et les guerres de la Ligue (1491 à 1589) a été pour la Bretagne une ère de grande prospérité. Il peut ajouter que, si les documens historiques en fournissent la preuve, c’est en quelque sorte la preuve morte, pour la classe rurale surtout, et que la preuve vivante manquerait sans cette peinture. Mais n’est-ce pas paraître trop restreindre la portée d’une telle information que de définir seulement les Propos rustiques, une curieuse étude de mœurs locales, une vue d’après nature de la vie champêtre dans un petit coin de cette province? Suffit-il d’affirmer que les tableaux et les récits de Du Fail, « œuvre d’imagination dans la forme, dans le style, dans l’agencement de la composition, ne sont au fond que la description et la chronique de deux petits cantons de la campagne bretonne, qui ont pour centres, l’un Château-Létard et l’autre La Hérissaie? » Cela est vrai pour le cadre, comme l’auteur de ces remarques a pu lui-même le constater en retrouvant dans les anciens registres paroissiaux de Saint-Erblon et de Noyal-sur-Seiche, de Pleumeleuc, de Cloyes et de Saint-Gilles, beaucoup de personnages qui figurent dans les Propos rustiques. Il a pu retrouver aussi sur la carte et sur le sol tous les sites et tous les lieux, même ceux que Du Fail désigne sous des pseudonymes. Mais c’est à tort qu’on attribuerait un caractère exclusivement breton à ces peintures. Ce caractère n’est même qu’insuffisamment marqué. Le théâtre du récit est en effet l’Ille-et-Vilaine, c’est-à-dire la partie la moins originale de l’ancienne Bretagne. Sauf certains détails, les personnages mis en scène pourraient appartenir à d’autres régions plus ou moins voisines, et une foule d’observations s’appliquent au caractère et à la situation du paysan français en général.

On pourra se demander si, en étendant ces peintures à d’autres parties de la France, on n’a pas à craindre qu’il n’en ressorte une impression plus optimiste que ne le comportait l’état vrai des populations au XVIe siècle. Nous ne le croyons pas d’une manière générale. Sans doute, ces gens paraissent assez satisfaits de leur sort. Ils sont bons vivans. Ils chantent, ils dansent, ils débitent cent drôleries. Mais cela avait lieu ailleurs qu’en Bretagne. Au reste, Du Fail, on le verra, n’a pas flatté son modèle et ne nous a pas dissimulé ses défauts, non plus qu’il ne nous cache certaines souffrances et certains abus qu’il nous a lui-même signalés.

Nous avons déterminé le but général de cette étude en ce qui touche la classe rurale. Quant à Du Fail, nous nous garderons de prononcer les mots de réhabilitation et d’exhumation en mettant en lumière un aspect de ses œuvres trop négligé. Il a eu de son vivant une assez grande notoriété, et il a encore un public restreint qui lui fait accueil. Nous pouvons rappeler qu’il a vu se multiplier les éditions de ses livres, et d’abord de ses Propos rustiques, œuvre de sa jeunesse, et qui reste le meilleur de ses ouvrages. Publiée, comme devaient l’être ses autres écrits, sous le nom de Léon Ladulfi (anagramme de Noël Du Fail), elle voyait le jour pour la première fois en 1547. Les éditions se succédaient en 1548 et 1519, en 1554, en 1571, en 1576 et en 1580, sans s’arrêter après la mort de l’auteur, qui eut lieu en 1591. Pourtant ce serait induire le public en erreur que d’attribuer la même valeur à toutes ces éditions. Celle de 1548, publiée sans l’aveu de l’auteur, est remplie d’interpolations. Les Propos rustiques y paraissent sous un format plus commode, à plus bas prix, chez un libraire de Paris. Le titre annonce qu’ils sont revus et amplifiés par un des amis de l’auteur. Cette édition, répudiée par Du Fail, qui donnait lui-même l’édition augmentée, publiée à Lyon en 1549, soulève l’indignation de M. de La Borderie ; il ne lui pardonne pas de gâter l’œuvre de l’auteur original. Elle n’est pas la seule qui ait été altérée, mais cette édition de 1548 renferme des additions ridicules. Assurément le vieil écrivain mêle parfois des traits de mauvais goût à son esprit ordinairement de bon aloi. Il lui arrive de tomber dans le bouffon ou dans les pointes et les recherches équivoques du bel esprit, mais il est incapable de descendre au burlesque tout à fait insipide de certains passages que l’interpolateur y a glissés, en ajoutant à ses autres inventions l’idée tout à fait étrange de renier jusqu’au genre de peinture dont relève le livre qu’il publie en le défigurant : en effet, Du Fait lui-même déclarait, dans sa préface et dans son premier chapitre, qu’il prenait pour unique sujet de son œuvre les mœurs et les affaires des rustiques, tandis que l’écrivain qui se pique de compléter et de perfectionner son livre affiche le plus complet dédain pour les « contes de la charrue, » et proteste qu’il va les laisser là pour « parler de choses plus grandes et hautes. » Ces choses grandes et hautes sont les bons tours et souveraines sciences « qu’apprenaient les estudians en la diversité de Sirap, » c’est-à-dire en l’Université de Paris. En résumé, ces contrefaçons, surchargées d’ajoutés plus étonnans les uns que les autres, ne font qu’attester le succès du livre qu’il s’agissait, pour ces faussaires et pour les libraires qui recouraient à eux, d’exploiter à leur profit.

Un succès presque égal échut aux autres livres de Du Fail. Nous sommes d’autant plus tenu de les nommer que nous comptons en tirer parti pour le même genre d’information dans une certaine mesure. Il y a, en effet, lieu de remarquer que les Baliverneries, publiées en 1548, sont également une chronique du village. Le livre a pour titre aussi : Contes d’Eutrapel, sans qu’il se confonde avec les Discours d’Eutrapel, qui parurent beaucoup plus tard, quoiqu’ils aient été aussi écrits dans les jeunes années. Du Fail était entré dans des fonctions qui ne lui permettaient guère de publier ce livre où il se donne des libertés de plus d’un genre. Il était devenu un personnage grave, conseiller au présidial de Rennes, en 1553, et conseiller au parlement de la même ville en 1571. Quoique la pruderie ne fût guère de mise en ce moment-là, et qu’on tolérât bien des licences même chez un homme en place, la mesure pouvait paraître dépassée dans quelques passages où la décence est trop bravée dans les mots. Aux facétieux entretiens se mêlaient d’ailleurs des dissertations morales, des aperçus politiques, des allusions malignes. Toutes proportions gardées, c’étaient ses Lettres persanes à lui. Il les conserva vingt ans au moins en portefeuille, et ne les publia qu’au moment de prendre sa retraite ; encore s’en excuse-t-il dans sa préface, à vrai dire d’un ton assez cavalier, alléguant que son humeur était folâtre, que le naturel revient toujours, qu’il aimait à faire des contes, comme d’autres « empeschés aux affaires publiques » se réservent quelques heures pour jouer du luth ou de la viole, ou pour composer des épigrammes. L’ouvrage n’eut pas moins de succès qu’en avaient eu autrefois les Propos rustiques. Les éditions se succèdent sous les yeux de l’auteur en 1585, 1586 et 1588. Du Fail meurt en 1591 : nouvelles éditions en 1597, en 1598, en 1603 et en 1632. On s’est remis à en faire paraître de nouvelles encore depuis 1832. M. de La Borderie discute la valeur de ces éditions, qu’il trouve fautives. Lui-même nous donne celle des Propos rustiques de 1547, avec toute sorte d’éclaircissemens. Il annonce un glossaire lorsqu’il publiera les Baliverneries. Nous regrettons qu’il ne l’ait pas fait pour les Propos. C’est rendre service aux lecteurs, quand on publie les œuvres de ces vieux écrivains, de leur en faciliter la lecture par une explication plus complète des termes et aussi de certaines obscurités de sens. Un travail de ce genre serait ici bien moins difficile que pour Rabelais. M. de La Borderie ne s’est pas borné à son rôle d’éditeur. Il a donné dans la Bibliothèque de l’École des chartes une série d’études intéressantes sur Noël Du Fail lui-même. Je regretta que ce travail presque achevé soit resté suspendu, il y avait dans la vie du magistrat breton plus d’une lacune à combler. On ne pouvait compter sur les archives municipales de Rennes, incendiées en 1720. il a donc fallu recourir à d’autres sources, et le biographe, à qui ces recherches sont familières, n’y a pas manqué. Sans doute, quelques vides subsistent malgré ses laborieuses investigations. Mais on peut dire que le personnage se trouve eu quelque sorte restitué. Nous emprunterons nous-même quelques traits à ce consciencieux travail sur la vie et le caractère du magistrat et du gentilhomme rural.

Noël Du Fail appartenait à une famille de noblesse assez ancienne. Il n’è(ait pas homme à l’oublier, quoique les seigneurs de Château-Létard, son lieu de naissance, ne fussent pas d’une bien grande noblesse. Sa famille avait acheté, seulement au XVIe siècle, le château de La Hérissaie, en la paroisse de Pleumeleuc, qui appartient aujourd’hui au canton de Montfort-sur-Méa, dans le département d’Ille-et-Vilaine. il passait une partie de son temps, durant ses années d’enfance et de jeunesse, à la campagne, il étudia à Rennes, à Angers et finalement à Paris, où il achevait ses études de droit. Nul doute que le séjour qu’il y fit dans sa pleine et vive jeunesse ne l’ait beaucoup développé en tous les sens. On peut se le figurer dans ce Paris du temps de François Ier, si animé du mouvement des lettres, des arts, de l’esprit sous toutes ses formes. Mais en ce temps de vie débordante, les écoliers s’égayaient fort aussi et mettaient pour le moins autant d’emportement dans leurs plaisirs que d’ardeur dans leurs études. Du Fail ne paraît pas avoir été d’humeur à faire exception. Les jeunes étudians qu’il fait parler dans ses contes discutent en gens curieux de bien des questions, mais ils ne nous font pas moins part de plus d’un bon tour de leur façon. Les voyages ne manquèrent pas non plus à son éducation, il visita l’Italie. Tout cela était de nature à aiguiser son esprit, à ouvrir son intelligence ; il y acquit plus de largeur qu’on n’en trouvait en général dans la magistrature de province, et se distingua toujours par son éloignement pour les coteries et par son dégoût pour les subtilités de la chicane.

Nous ne le suivrons pas dans les diverses phases de sa carrière de magistrat. Outre qu’il ne serait pas toujours facile de le faire, on n’y trouverait peut-être pas un très grand intérêt. Des recherches et des jugemens de M. de La Borderie, nous ne retiendrons que les principales conclusions qui s’en dégagent. Du Fail eut des qualités réelles et des défauts qui, sans être des plus graves, sont peut-être ceux qui se pardonnent le moins facilement. Il avait l’esprit caustique et peut-être un peu hautain. Il semble avoir peu ménagé l’amour-propre des autres. Comme magistrat, ses grandes qualités d’intégrité et de science ne suffisaient pas pour lui faire pardonner ses négligences dans l’accomplissement de ses fonctions quotidiennes. Ces irrégularités, ces inexactitudes sont jugées sévèrement par les corps constitués. Quand il s’y joint un esprit distingué et un caractère un peu fier, on a bien vite fait de les imputer à dédain. On ne s’étonnera pas qu’en conséquence, tout en ayant l’estime de tous et quelques bons amis. Du Fail se soit attiré des inimitiés qu’expliquent encore ses attaques à des corps entiers, sa critique du bavardage des avocats et des calculs intéressés des gens de loi. Enfin, outre ses prétentions nobiliaires qui devaient déplaire, ses idées mêmes sur les privilèges de la noblesse n’étaient pas faites pour être bien accueillies dans le corps de la magistrature, puisqu’elles allaient jusqu’à exclure les non-nobles des hautes fonctions judiciaires. Il déclare que « les grandes charges publiques se doivent bailler aux gentilshommes privativement à tous les autres, » et prononce dédaigneusement que de « cinquante juges on n’en rencontrerait pas un qui soit vraiment noble. » C’est tout cet ensemble de griefs qui explique qu’il y ait eu des protestations quand le roi lui accorda des lettres d’honorariat au moment où il résignait ses fonctions.

On trouve l’expression de ses théories sur la noblesse dans presque tous ses écrits, et notamment dans son recueil d’Arrêts, où elles semblaient acquérir plus de poids et d’autorité. Disons-le d’abord: ce recueil est une œuvre considérable. Elle atteste que, si Du Fail était coupable de quelque négligence et abusa peut-être quelque peu de sa goutte comme d’un prétexte, il fut extrêmement laborieux dans son cabinet. Ce savant recueil a été souvent consulté jusqu’à la révolution. L’auteur y mêle au texte des arrêts des appréciations personnelles, des dissertations parfois intéressantes, sans parler d’un discours en vers sur les vices du temps, qu’il s’est laissé aller à y glisser. Dans ces commentaires, il ne se montre pas seulement légiste; il a son libre penser et son franc parler comme toujours sur plus d’une question importante. Ainsi il censure la multiplicité des procès, celle des officiers et gens de justice, la négligence de la noblesse à remplir les fonctions judiciaires, et sur ces sujets comme sur d’autres d’une portée générale, dont nous aurons occasion de dire un mot, il s’exprime avec l’autorité incontestable d’un esprit réfléchi. Ce n’est pas qu’il n’ait ses partis-pris, ses idées préconçues et tenaces. Il va chercher les titres primitifs de la classe noble, dans l’épître au lecteur de ses Propos rustiques, jusqu’au fond des sociétés primitives, lorsque l’âge de la simplicité et de la paix est remplacé par l’état de guerre. Chez ces hommes à demi sauvages, les plus frivoles prétextes suffisaient pour faire naître des combats : si, par exemple, dira-t-il avec une familiarité assez comique, « si Marion riait plus volontiers à Robin qu’à Gautier, ou si l’un (pour se vêtir) avait meilleure peau que l’autre, ou si par adventure l’un avait mangé le gland, tandis que l’autre s’était donné la peine de secouer l’arbre. » Ces combats « à beaux coups de poings, de bâton et de pierres » entre individus ou tribus firent établir des chefs guerriers, entourés de vaillans hommes, lesquels ne demandaient qu’à payer de leurs personnes, et semblaient aller au-devant du péril. En échange, ils stipulèrent des immunités et des privilèges. Au-dessous, il aperçoit une classe inférieure en force, en valeur, en capacité, classe de vilains qu’il regarde comme naturellement fuyarde, intéressée au gain, ayant en un mot le cœur moins haut. S’il ne remonte pas jusqu’à de telles origines « préhistoriques » dans son recueil d’Arrêts, les titres puisés dans l’histoire qu’on attribuait à la noblesse lui suffisaient pour qu’il la plaçât à une grande hauteur. Il n’y a pas lieu de s’arrêter beaucoup à ces idées peu approfondies ; mais ce qu’il faut retenir, c’est que l’auteur des Propos rustiques ne veut pas qu’on en tire des conclusions trop dénigrantes pour la classe rurale. Il accuse les historiographes des princes d’avoir été ingrats pour les rustiques. Il exalte leurs utiles services et rend justice à leurs qualités; il rappelle les Romains illustres qui ont loué et pratiqué la vie rurale, et célèbre les paysans « bons laboureurs » appelés de leur charrue « pour prendre l’administration de républiques fortes et puissantes, desquels la mémoire tant durera que seront en vigueur charrue, soc, coultre, fouet et limon. » — « Que si nous regardons en quoy principalement estoit la richesse de l’antiquité, nous ne trouverons que bœufs, vaches, moutons, etc. » Bref, un complet éloge de l’agriculture !

La vie privée de Noël Du Fail posait quelques questions intéressantes. Avait-il été marié? Que pouvait-on savoir ou conjecturer sur la partie de sa vie qu’il passait à la campagne ? Il paraît que le premier point n’était pas facile à éclaircir. Après avoir cru, au début de ses études, qu’il n’était pas marié, le savant biographe, mieux informé, déclare qu’il l’était. Il cite les circonstances et les noms. Il n’y a donc plus à douter. Du Fail a du reste peint ses propres hésitations sur ce grave sujet. Il nous en a fait confidence en nous montrant les perplexités d’un des interlocuteurs de ses Contes et Discours, de son autre lui-même, Eutrapel. Un de ses personnages, Polygame (le prête-nom de son frère François), lui conseillant de se marier, il regimbe et ne finit par s’adoucir un peu qu’en déclarant « qu’il la lui faut belle, bonne et riche. » Sur quoi, l’autre : « Belle, bonne et riche, voilà trop d’affaires, c’est assez pour trois mariages ! Un seul sujet ne pouvant réunir tant de perfections, « prenons-la bonne ! » Après maintes dissertations, qui semblent annoncer La Fontaine et Molière, sur le mariage et les femmes, Eutrapel se convertit à cette idée d’avoir « une femme bien instruite sous l’aile de sa mère, de même condition, douce, paisible, et qui n’entreprenne rien hors les affaires domestiques, en toute obéissance. » Du Fail trouva-t-il ce trésor en la personne de Jeanne Perraud, qu’il épousa, avec laquelle il vécut trente-huit ans, et qui devait lui survivre? L’histoire se tait sur les points de bonté et de beauté, mais nous savons qu’elle était assez riche et suffisamment noble. Heureux Du Fail ! le voilà renté et titré. A ses domaines de Château-Létard et de La Hérissaie, il ajoute désormais la terre de La Morlaie et la seigneurie d’Andouillé, et il peut faire figurer ses armes sur la maîtresse vitre de l’église de ce dernier village! Mais cette satisfaction de vanité ne l’empêchait pas de chercher dans ses domaines des jouissances où l’opinion n’entrait pour rien. Il aimait ses arbres, ses champs, ses jardins. Il goûtait certaines occupations de l’existence rurale ; il en savourait les plaisirs. Il était heureux au milieu de ces populations dont le rapprochait son fonds de gauloiserie, et qu’il observait avec un mélange de sympathie et de malice railleuse.

Il a fait lui-même de ses projets de retraite à la campagne et de sa maison de La Hérissaie une description charmante. Ces pages, il les donnait pour conclusion à ses Contes et Discours en faisant parler Eutrapel. Nulle part il ne peint mieux lui-même ses goûts champêtres. En s’abandonnant à ce rêve de retraite studieuse, il se montre « se laissant aller où son humeur et naturel le conduisent, et où il se sent couler, à mesure que ses ans peu à peu s’en vont et se dérobent. » C’est à sa maison des champs qu’il se laisse ainsi aller doucement. « Je l’ay, dit-il (car pour le faire connaître et pour apprécier son vieux langage, il est ici nécessaire de citer), je l’ay accommodée et rendue aux termes d’une vraye habitation philosophale et de repos; à l’entrée et au front de laquelle Janvier, ce gentil maçon de Saint-Erblon, a gravé ces mots :


Inveni portum : Spes et Fortuna, valete.
(Acieu le monde et l’espoir, je suis bien!)


« Je l’ay baslie d’une moyenne force pour faire teste aux voleurs, coureurs et à l’ennemy, si Dieu me vouloit chastier en ceste partie, soubs le crédit de quelques petites eaux qui l’environnent, avecques le pourpril, bois, jardin et verger. Aux vergers me trouverez travaillant de mes serpes et faucilles, rebrassé jusques au coude, couppant, trenchant et essasgolant mes jeunes arbrisseaux, selon que la lune, — qui besongne plus ou moins en ces bas et inférieurs corps, — le commande. Aux jardins, y dressant l’ordre de mon plant, reiglant le quarré des allées, tirant ou faisant découler et venir les eaus, accommodant mes mouches à miel ; distillant les herbes, fleurs ou racines, ou qui vaut mieux, en faisant des extractions d’icelles et les rendant en liqueur espoisse ; et me courrouçant contre la taupe et mulots qui me font tant de mal ; semant diverses et estranges graines, mariant et joignant le chaud au froid, attrempant le sec de la terre, advançant les derniers fruits, et contrerollant par doctes artifices les effects et ornements de Nature, qua le vulgaire ignore. Aux bois, faisant rehausser mes fossez, mettre à la ligne mes pourmenoirs ; et cependant, entre cent musiques d’oiseau, une batelée de contes rustiques par mes ouvriers : desquels, sans faire semblant de rien, j’ay autrefois extrait et recueilli en mes tablettes le subjet et grâce, et communiqué leurs propos et mes balivernes au peuple, pressant l’imprimeur et renversant mon nom de Léon Ladulfi. Aux rivières, amusé et solitaire sur les bords d’icelles, peschant à la ligne, alongeant souvent le bras pour cognoistre, au mouvement de la ligne, quelle espèce de poisson vient escarmoucher l’appast ; ou bien tendre rets ou filets aux lieux et endroits où le cours de l’eau a vraysemblablement fait plus belle passe. Quelquefois aussi, avec deux lévriers et deux chiens courans, me trouveray à la chasse du renard, chevreau ou lièvre, sans rompre ou offencer les bleds du laboureur, comme font plusieurs contrevenans aux ordonnances et à la justice commune : « Ne faites à autruy ce que vous ne voudriez vous estre fait. » L’autre fois avec l’autour, oyseau bon ménager, quatre braques et le barbet, avecques l’harquebuze, deux bons chevaux de service, et un pour les affaires de l’hostel. Vous disant qu’après telles distributions et départemens de mes heures, ayant premièrement fait les prières à ce haut Dieu que la journée se puisse passer sans l’offenser ny le prochains, et employé quelque heure à la lecture des livres : il ne me faudra au soupper, qui doit estre plus copieux et abondant que le dîner, les sauces asiatiques, ne le breuvage d’OEschyles pour dormir[2]. » — N’est-ce pas là une aimable peinture, et comment ne pas goûter cette succession d’images vives et nettes ? Tout n’y semble-t-il pas vivre en effet, les lieux, les attitudes, les instrumens de chasse et de pêche, comme les êtres qui habitent l’air et les eaux ? La maison et son maître ne semblent-ils pas ne faire qu’un ? Du Fail faisait de cette fiction une réalité. Aimant, selon la mode du temps, jouer avec les mots et avec les emblèmes, il tirait parti jusque du vieux nom de terre de La Hérissaie ; il représentait dans un curieux fleuron un hérisson hérissé, symbolisant ainsi, selon M. de La Borderie, son propre caractère, hérissé contre les importuns et les prévaricateurs. Le même fleuron représentait la campagne, le manoir et Rennes dans le lointain : emblème encore de sa vie en partie double : « vie de magistrat emprisonnée dans la procédure et dans les murailles de Rennes ; vie de gentilhomme champêtre, artiste et philosophe, librement épanouie au grand soleil dans cette calme retraite de La Hérissaie. »

Nous avons essayé de donner une idée de l’homme. Il nous reste à dégager de son œuvre les indications qu’elle fournit sur le caractère et la condition des populations des campagnes.


II.

Le caractère d’abord et les mœurs. Je l’ai dit : ces gens sont gais. Il est vrai que Du Fail nous les montre un jour de fête, mais on voit qu’ils sont dans leur naturel. Comprimés par le travail, une luis le ressort détendu, ils mettent en dehors ce qu’ils ont au dedans. La bonne humeur n’a jamais manqué à ces populations bretonnes, non plus qu’aux autres races de notre France si mêlée. Cette bonne humeur se concilie mieux qu’on ne croit avec la tristesse de certaines croyances et un tour d’imagination mélancolique. Outre le fonds gaulois de la race, comment ne pas expliquer cette gaité qui tend toujours à reparaître par des raisons morales et d’abord par l’acceptation de la destinée sans aucune arrière-pensée ? Tout y concourt : la résignation religieuse, l’insouciance qui naît de l’impossibilité d’empêcher le mal à venir et qui porte à saisir le moment présent au passage, la certitude de n’avoir à éprouver aucun changement essentiel dans une situation sociale à jamais fixée. Ajoutons qu’à cette époque, la vie des campagnes était moins monotone. Les exercices du corps, jeux de force et d’adresse, les divertissemens de diverse nature y jouaient un grand rôle. Ces occasions de réjouissance étaient fréquentes. Les Propos rustiques s’ouvrent par une fête de village. Les plus jeunes se livrent aux exercices du tir à l’arc, de la lutte, du jeu de barre : spectacle plein d’attrait pour les vieillards, « couchés sous un large chêne, les jambes croisées, leurs chapeaux un peu abaissés sur la veuë, jugeans des coups, rafreschissans la mémoire de leurs jeunes ans, prenans un singulier plaisir à voir follatrer cette inconstante jeunesse. » Parmi ces anciens du village, un certain ordre est observé dans la manière de marquer les places. Les premières appartiennent aux plus âgés, aux plus considérés, aux mieux renommés pour « le bien labourer. » Ce respect d’une certaine hiérarchie entre vilains est un trait de cette société. Ce sont les propos de ces « anciens, » dont la vertu n’a rien d’ailleurs de farouche, que Du Fail se plaît à recueillir. Il nous montre dans ceux qui les tiennent autant de types villageois, qu’il nous fait connaître par quelque trait caractéristique dans la tenue et dans les gestes, d’une façon parfois si frappante qu’il semblerait que ces personnages avec leurs attitudes n’ont plus qu’à sauter sur la toile. — Celui-ci a un air d’importance, il tient à la main une baguette de coudrier et en frappe ses bottes liées avec des courroies blanches. C’est maître Anselme, un des riches de ce village, bon laboureur, et « assez bon petit notaire pour le plat pays. » — Et celui-ci avec sa grande gibecière, où sont ses lunettes et une paire de vieilles heures, c’est Pasquier, « l’un des grands gaudisseurs qui soit d’ici à la journée d’un cheval, et quand je dirois de deux, je crois que je ne mentirois point. » Aucun n’a plus vite la main à la bourse pour donner du vin aux bons compagnons. — Voyez-vous là-bas cet autre dont le bonnet est enfoncé en la tête, se grattant le bout du nez, et tenant un vieux livre, c’est l’ancien maître d’école, c’est maître Huguet, devenu bon vigneron, mais à qui son premier métier tient encore à cœur, si bien qu’il ne peut s’empêcher de chanter au lutrin quand vient le dimanche. — Un autre, assis près de lui, regarde par-dessus son épaule dans le livre : c’est Letauld, un autre gros riche. Ces gens-là vont parler à tour de rôle, et ils parleront souvent de façon à nous instruire plus qu’ils ne s’en doutent, et sur eux-mêmes et sur ce qui fait l’objet familier de leur entretien. On agitait déjà la question de savoir si le présent valait mieux que le passé. Que maître Anselme nous dise donc si les campagnards étaient en progrès ou en décadence ! La thèse de la décadence était alors plus généralement en faveur, même chez d’autres que des vieillards prenant pour signe de déclin leur propre affaiblissement. On pourra noter d’ailleurs que les sujets de plainte répondaient à des faits nouveaux, d’ordre moral et matériel, qui datent jusqu’à un certain point du XVIe siècle. Ainsi maître Anselme nous apprend qu’on était moins simple dans le costume que de son temps, où on se contentait d’une « robe de bureau, calfeutrée à la mode d’alors, celle pour les festes et une autre pour les jours ouvriers, de bonne toile doublée de quelque vieux saye. » Ailleurs Du Fail accusera la jeunesse d’être devenue plus dissolue dans les campagnes. « Quoi ! l’aage de dix-huit ans est blâmé quand nentretient les dames, ne muguette les filles, ne faict le brave, le mignon. » On était aussi moins mobile et moins ambitieux naguère, plus renfermé dans son affaire et partant plus heureux. Les pères « entretenaient leur famille en liberté et tranquillité louable. » On ne s’occupait que de savoir ce qu’avait valu le blé à Lohéac, ou telle autre chose de même sorte. Grâce à ce manque de souci, on s’en revenait le soir « aux rais de la lune, » devisant sur les nids ou les neiges d’antan, racontant sa journée en cherchant à se faire rire les uns les autres. Aujourd’hui, c’est à qui veut devenir « ou notaire ou priseur, ou témoin synodal, » ou telle autre profession. Il n’est pas jusqu’à cet autre point, qui ne soit touché dans ces mêmes propos ; la diminution du sentiment religieux, l’affaiblissement du respect pour l’âge et l’expérience. Peu s’en faut que le reproche d’égoïsme ne soit de même proféré; il n’y a guère que le mot qui manque. Dans l’intervalle que représente le temps écoulé entre la jeunesse et la vieillesse de l’interlocuteur, c’est-à-dire sans doute un demi-siècle environ, les mœurs étaient devenues moins hospitalières, à en croire l’orateur villageois et à s’en fier à l’approbation qui accueille ses paroles. Alurs on trouvait toujours quelqu’un dans un village pour inviter à la moindre fête les gens du pays à venir manger sa poule ou son jambon, tandis qu’aujourd’hui on vend tout, jusqu’à ne permettre à poules ni oisons de venir à perfection. Si on ne les vend, on les porte à « monsieur l’advocat ou monsieur le médecin. personnes en ce temps presque incogneues, » et pourquoi? pour faire déshériter ou mettre en prison son voisin, ou pour guérir de maladies, que « Tiphaine le Bori guérissoit sans tant de barbouilleries. » Peut-être un juge moins prévenu se serait-il demandé si substituer le médecin au sorcier était un si grand mal, et si l’intervention des gens de loi plus fréquente ne tenait pas à un plus grand mouvement dans les ventes de propriété qui attestaient un accroissement de la richesse. Que d’ailleurs ces progrès coïncidassent dès lors avec quelque affaiblissement de la moi-alité dans une minorité encore restreinte des populations, cela n’a rien que de vraisemblable. L’époque des Valois a plus profité à la civilisation qu’à la morale.

Il est remarquable qu’on ne voie aucun de ces personnages prendre en main la cause du présent. Cela eût trop répugné sans doute à l’opinion personnelle de Du Fail. Huguet, le maître d’école, ne parle guère autrement, que le notaire. Il reconnaît que les tables se sont enrichies de nouveaux mets ou assaisonnemens. Il nomme le poivre, le safran, le gingembre, la cannelle, la muscade, la girofle. Ces alimens peu substantiels, qu’il qualifie de « resveries, » lui semblent moins faits pour nourrir le corps que pour le corrompre ; il déplore de voir transférer des villes en nos villages ces condimens sans lesquels un banquet du jour paraît sans goût et mal ordonné. Il regrette aussi ces banquets rustiques où plusieurs paysans apportaient leurs vivres chez l’un d’eux pour se récréer, et, tout en buvant. « jaser librement du faict d’agriculture et à qui mieux mieux, » À ce banquet on voyait figurer le curé, ce curé du bon vieux temps, messire Jean, dont Huguet trace le portrait. « estant au hault bout de la table (car à tous seigneurs tous honneurs), haulsant les orrées de sa robbe, tenant un peu sa gravité, interprétant ou l’évangile du jour, ou bien conférant avec la plus ancienne matronne, près luy assise, ayant son chapperon rebrassé, et volontiers parloyent de quelques herbes pour la fièvre, cholique, ou la marriz. » Ce curé est lui-même resté paysan, comme il y en avait beaucoup, malgré son latin, « quoi qu’il y fût un peu rouillé. » Bien qu’il se vante de ne craindre personne « pour chanter du contrepoinct ou bien et rustrement faire un prosne, » il n’est pas moins habile à « bien empenner une flesche ou mettre une arbaleste en chorde. » Il faut avouer d’ailleurs que tout ce qui se disait à ces banquets rustiques n’était pas toujours aussi édifiant, Messire Jean devait avoir les oreilles à l’épreuve ; on ne les ménageait guère. Tel raconte ses bonnes fortunes villageoises devant là, sans trop prendre garde aux termes. Mais on ne se bornait pas à « se ruer en cuisine. » Après le dîner, tel tirait « de dessous sa robbe » un rebec, un chalumeau et un haut-bois, et bientôt la danse de commencer, entraînant parfois jusqu’au bon curé, qu’il fallait bien un peu prier. Jusque-là rien ne semble fait pour trop inquiéter ceux qui aiment à se figurer un prêtre campagnard des vieux temps sous des traits plus sévères. Mais cela se gâte un peu vers la fin. Le digne homme ressemble décidément d’un peu trop près au bon curé de Béranger, quand « il n’y en a plus que pour lui, » et que « frais, possible et amoureux, il contourne ses commères, disant, ce vénérable curé : Boute, boute, jamais ne nous esbattrons plus jeunes, prenons le temps comme il vient, maudit soit-il qui se feindra ! » Est-ce là une peinture prise sur le vif ou une simple évocation rabelaisienne ?

On peut admirer au milieu de ces quolibets, quelle place tient la morale sensée, pratique, faite de sagesse chrétienne et de prudence humaine. Après ces repas, les convives vont s’ébattre ou s’asseoir dans quelque champ ou pré voisin, toujours devisant, et parfois il arrive que quelqu’un prend la parole pour parler morale. Du Fail suppose une de ces harangues adressée à « ceux que Dieu a appelés à cette bienheureuse vocation de l’agriculture. » La jeunesse du pays nous est représentée dans ce discours comme pourvue d’honnêtes qualités, et florissante de santé et de vigueur. Mais il y a une minorité qui se laisse entraîner à des pratiques vicieuses. C’est d’elle que notre orateur veut tirer une leçon qui frappe fortement l’imagination de ses auditeurs. Il s’attaque au grand défaut de la jeunesse, l’imprévoyance, l’irréflexion. Elle ne voit « que les choses présentes, ce qui est à ses pieds. » Tous ces lieux-communs de morale populaire, relevés de détails heureux et piquans, prennent une force qu’ils n’auraient pas s’ils étaient sèchement énoncés, par le souvenir tout vivant d’enfans du village qui ont mal tourné. Que ne donnaient-ils pas à espérer lors de leurs premiers débuts! On les a vus changer peu à peu, fréquenter les tavernes, hanter les mauvais lieux, « peste de tout bon naturel. » Remarquez que toutes ces observations s’appliquent aux campagnes. Il n’y a donc pas lieu de s’exagérer la pureté des mœurs. Plusieurs de ces villageois sont devenus vagabonds et voleurs, «besogne toute taillée pour le bourreau. » Mais notre auteur aime à mettre en regard le spectacle plus encourageant de mauvais naturels corrigés, ramenés au bien par l’éducation. Le même fonds de morale chrétienne se montre dans les conseils qui prêchent aux plus riches la modestie, la modération, aux pauvres la résignation et le courage. On cherche à prévenir l’orgueil des enfans si souvent glorieux d’avoir des parens « mieux des partis de biens » que les autres. On les avertit qu’en un clin d’œil toute cette richesse, bœufs, brebis, chevaux, ferme, peut disparaître. On ne blâme pas moins sévèrement la médisance, ce mal des villages comme des villes, et le mutuel dénigrement qui s’attache jusqu’aux terres et aux instrumens de travail. Louez les vôtres, si vous voulez, sans essayer de dénigrer le prochain !

Telle était la morale qu’on enseignait dans les campagnes. A-t-elle perdu toute sa valeur? On objecte qu’elle laisse chacun à la même place, qu’elle n’excite pas à sortir des rangs par une émulation courageuse, qu’elle risque de confiner dans une situation médiocre ou tout à fait humble des vocation? qui pouvaient prendre plus haut leur essor. On pourra répondre qu’elle empêche aussi beaucoup de fausses vocations et bien des forces de se perdre et même de s’égarer d’une manière funeste. Nous n’entamons pas une discussion en règle. Qu’on soutienne donc que cette morale qui développe les désirs, au risque de semer l’inquiétude et le mécontentement, est plus conforme à l’esprit d’égalité et de progrès. Ne peut-on penser pourtant que la vieille morale de maître Huguet était plus favorable au calme des âmes, et aux travaux de l’agriculture, moins exposée à voir les ouvriers ruraux et la moyenne classe s’éloigner d’elle pour gagner les villes? Il est vrai que ce moraliste de village conseille de prendre le mal en patience, mais il a soin de dire que c’est « dans les choses où il n’y a remède. » Cette constance à faire même visage à la prospérité et au mal qu’on n’a pu éviter lui parait la suprême sagesse. Il y voit un élixir de longue vie, comme le secret du bonheur. Celui qui s’attache à la vie rurale n’est pas ici un simple lieu-commun. On y trouve des conseils qui s’appliquent au temps de Du Fail et au nôtre. L’auteur ne se contente pas de dire qu’il ne faut pas trop changer de place et de métier, il engage le laboureur à ne pas vouloir trop amplifier ses domaines. Mieux vaut cultiver avec tout le soin possible le bien limité qu’on possède que de prétendre à l’augmenter. Ce qui frappe, c’est qu’un tel conseil soit déjà donné au XVIe siècle.

Je laisse à regret de côté, dans cette peinture de la vie rurale, une quantité de détails heureux d’une valeur toute descriptive pour ne m’attacher qu’à ce qui a un caractère en quelque sorte historique. On a rarement mieux recommandé, et en même temps mis sous les yeux par des images plus parlantes, le travail agricole. Ce laboureur qui part au matin, n’ayant pour le réveiller d’autre horloge que son coq, liant ses bœufs au joug, et chantant à pleine gorge sans craindre de réveiller le voisin ; ces passe-temps qui égaient ou interrompent le labour; ces oiseaux qui chantent dans la haie, ou suivent la charrue, ces pronostics sur le temps, qu’ils donnent par divers signes selon les espèces, tous ces détails ont un caractère général et local à la fois. La nature sourit à ce rude labeur ; elle mêle sa vie et sa grâce à la leçon de morale, déjà sûre de passer par la bonne humeur qui l’assaisonne. Les repas qu’on nous décrit sont terminés par des chansons. C’est toute une branche de la littérature populaire et rustique familière à l’auteur des Propos. Quelques-unes ont un charme naïf assez doux ; il en est de grossières et quelques-unes sont assez fades. M. de La Borderie en a recueilli plusieurs auxquelles Du Fail fait allusion.

L’auteur des Propos rustiques nous rend d’autres types villageois qui se sont depuis lors plus ou moins modifiés. J’en indiquerai quelques-uns, visiblement empruntés à la réalité. Un mélange d’esprit et de grossièreté forme le personnage de Robin Chevet. C’est un conteur intarissable, « après souper, le ventre tendu comme un tambourin, jasant le dos tourné au feu, taillant du chanvre, ou raccoustrant ses bottes à la mode qui couroit, » car « cet homme de bien » suivait les modes. Ce paysan, plein d’entrain, qui connaît, tous les contes, qui chante toutes les chansons nouvelles, qui s’enivre et bat sa femme quand elle lui fait des représentations et se lamente, est un type qui ne s’est pas tout à fait perdu en Bretagne ; je crains seulement qu’il n’ait encore dégénéré. Cet ivrogne est amusant. Le vin l’égaie et met son esprit en mouvement. Robin Chevet a aujourd’hui l’ivresse plus bestiale : il boit de l’alcool.

Voici un autre type original et qu’on retrouverait dans plusieurs chansons ou contes populaires. Le Petit Homme gris de Etranger, la chanson de Bonhomme de Nadaud, ne sont pas sans le rappeler par quelques traits de ressemblance. C’est une sorte de Roger Bontemps casanier, bon enfant, insouciant, inoffensif et serviable. Il s’appelle Thénot du Coing, ainsi surnommé pour son humeur et sa vie retirées. Bonhomme si doux qu’il ne peut se résoudre à faire le moindre mal aux oiseaux qui ravagent ses pois ; si complaisant qu’il fabrique, pour en faire don aux enfans du village, toute espèce de petits ustensiles, jouets ou ornemens ; de plus, une sorte d’almanach vivant, qui prédit le temps qu’il fera et n’oublie aucune fête ; image insouciante de la sérénité absolue, et dont la devise écrite sur sa porte est celle-ci :


Suyve qui voudra des seigneurs;
Les honneurs;
Pompes et banquets de ville
Ne sont en moi tels labeurs,
Et ailleurs
Passe le temps plus tranquille.


Si ce villageois resté légendaire ne se rencontre plus bien souvent, son fils, qui lui ressemble peu, a laissé une postérité. C’est le paysan perverti qui vient habiter la ville et y exercer les plus vils métiers. Le nom de Taillebondin atteste l’imitation de Rabelais. Paris a recueilli ce bohème, « bon et sçavant gueux, » dont l’industrie et les tours pendables remplissent tout un chapitre. Les détails sont du XVIe siècle, mais le fond n’a pas changé. La race de ces mendians éhontés, faux estropiés, souteneurs, escrocs, n’a fait que pulluler depuis que la province a trouvé plus de facilité à jeter son écume dans la capitale.

Nous nous sommes demandé si l’ensemble de ces tableaux montre, en définitive, les campagnes sous un jour fâcheux ou favorable au point de vue moral. C’est presque à toutes les époques une question assez compliquée et qui ne comporte qu’une solution relative. La somme du mal subsiste toujours assez grande même dans les meilleurs temps. Nous remarquerons, en outre, qu’il s’agit ici d’une peinture en partie satirique. Ainsi personne ne croira que Du Fail ait voulu nous dire qu’en général le mariage n’était pas respecté dans les campagnes, parce qu’un paysan paraît dans les Baliverneries sous les traits d’un mari trompé, sorte de George Dandin qui n’est pourtant sorti ni de son village ni de sa condition, et qui n’en est pas moins berné par sa femme avec les mêmes manèges impudens. Le récit que le pauvre homme fait de ses malheurs conjugaux n’est qu’un fabliau joliment conté. Les feintes des amans, les excuses du mari trompé, les thèses contradictoires sur le degré de liberté qu’il convient de laisser aux femmes, ne sauraient ici être prises comme une pièce de conviction contre les mœurs rurales. On est assez d’accord qu’aujourd’hui, dans les campagnes, l’infidélité de la femme est une exception qui n’est pas très commune par des raisons qui existaient dans l’ancienne société, et quelques-unes peut-être avec plus de force : contentons-nous d’indiquer le frein religieux, les soins actifs du foyer domestique qui excluent l’oisiveté et les dangereuses rêveries, l’œil vigilant des voisins et l’opinion restée sévère sur ce chapitre. Quant à décider !si les mœurs de la famille rurale valaient mieux autrefois, la question est très dépendante des temps et des lieux. Si on s’en rapporte aux documens de source ecclésiastique et aux autres, quels qu’en soient le caractère et la provenance» la réponse ne tournerait pas toujours, il s’en faut, à l’édification. Des entraînemens, des chutes, même des actes coupables, il y en a d’ailleurs toujours eu. On ne peut induire que le mal ait dépassé alors une minorité restreinte, atteinte par la contagion de vices en partie anciens, en partie nouveaux.

Voyons comment notre vieil auteur a tiré parti, pour la peinture des mœurs, de la description de certaines coutumes, il y avait et il y a beaucoup de bon dans celle des veillées ou fileries bretonnes. Tout pourtant n’y était pas innocent. On voyait se développer à la fois dans ces veillées les avantages et les inconvéniens que présente le rapprochement entre jeunes gens de différent sexe. On y abusait des privâmes. Du Fail a décrit d’une manière fort agréable, et qui donne l’idée de ce qui s’y passait, ces soirées où le travail en commun, la causerie, les longs récits et les chants réunissaient les familles. La description est encore du plus entier réalisme, sans rien d’indécent toutefois, mais nulle trace de cette poésie qu’un Souvestre et surtout un Villemarqué aiment à jeter sur ces vieilles coutumes bretonnes. Les jolis détails ne manquent pas pourtant et on voit qu’un sentiment honnête anime souvent ces galanteries villageoises. Les filles filaient leur quenouille sur la hanche ; les unes étaient assises plus haut et « de manière à manœuvrer et faire pirouetter leurs fuseaux avec plus de grâce. » S’il en tombait un, il y avait confiscation rachetable d’un baiser, et bien souvent il « en tomboit un de guet-apens ou propos délibéré, et les amoureux d’un ris badin se faisoient fort requesrir de le rendre. » Les libertés trop émancipées étaient arrêtées par de bonnes vieilles qui faisaient la garde ou par le maître de la maison, « couché sur son costé en son lict bien clos. » L’auteur, dans ce même endroit, emprunté aux Baliverneries, nous informe que ces privautés allaient beaucoup plus loin en Allemagne, où garçons et filles, dans les veillées, se couchaient fort près l’un de l’autre « sans note d’infamie, » et par là se préparaient de très bons et heureux mariages. Mais un interlocuteur plus sceptique se permet de dire qu’il ne trouve pas grande sûreté dans de pareils rapprochemens, même chez les Allemands, qui, « ayant desgénéré et perdu leur première et rustique naïveté, sont tout francisez, espagnolisez et italianisez. « Avouons que naguère encore quelques cantons de la Vendée nous offraient le spectacle de familiarités licencieuses qui n’a rien à envier à ce qu’on peut supposer de ces anciennes coutumes entre les jeunes gens des deux sexes dans les pratiques du maréchinage.

Du Fail nous montre, à propos de ces soirées villageoises, des traits de mœurs véritablement grossiers et brutaux que le temps présent peut laisser au passé sans le moindre regret. On aimait à se jouer les plus vilains tours. On s’égayait du mal arrivé au prochain, attiré dans des pièges préparés avec une sournoise habileté. Hérisser d’épines les échelles placées le long des haies pour aider à les franchir, de telle sorte que ceux qui venaient le soir se piquaient les mains avec effusion de sang, « pleurs et ris, in eodem subjecto; » nouer des genêts qu’on attachait en faisceau au travers des routes, de manière à causer des chutes douloureuses et qui n’étaient pas sans danger; puis, quand les gens arrivaient, leur demander hypocritement, « en faisant les simples et les marmiteux, » s’ils avaient fait bon voyage, et enfin, en voyant leur visage déconfit, « s’esclaffer de rire, » tels étaient les aimables amusemens chers à ces bons villageois. Ces tours, qu’on qualifierait aujourd’hui de tours de malins singes, les plus rustiques eux-mêmes se les permettent moins pour les autres, et il est à croire que pour eux-mêmes ils se montreraient moins endurans. Au reste, on ne l’était pas toujours. Les fâcheries s’ensuivaient et les représailles. On aimait dans ces assemblées, et le goût n’en est pas tout à fait passé de mode, à se faire d’horribles peurs. Tel, sous un prétexte quelconque, répandait tout à coup la panique. On s’enfuyait, chapeau en main, « criant miséricorde, » renversant et rompant tout ce qui se trouvait sur le passage. Les femmes et les filles de courir encore plus vite, regagnant leurs villages, ayant perdu quenouilles, fuseaux, et semblable attirail de métier, « sans y comprendre une trentaine de couvre-chefs, sauf erreur de calcul, qui demeuroient pendus et accrochez par les haies et buissons, comme la peur aux talons met des ailes ! » On ne parlait d’autre chose pendant longtemps. L’aventure était mise sur le compte de quelque sorcellerie, sauf à soupçonner les vrais coupables et à « se revancher par des moyens non davantage surnaturels. »

Nous avons montré à propos du sire de Gouberville combien les rixes étaient fréquentes et violentes entre paysans en Normandie. On peut croire qu’elles l’étaient pour le moins autant en Bretagne. L’instinct que les phrénologistes ont appelé combativité y était fort développé. On y faisait moins de procès qu’en Normandie, mais on n’y donnait pas moins de coups de poing. Tel jeu, comme celui qui a été longtemps célèbre sous le nom de jeu de la soule, qui s’est prolongé jusqu’à un temps récent, et qu’il a fallu interdire, entraînait fréquemment des luttes sanglantes. Du Fail a eu l’occasion de revenir par deux fois sur ces descriptions. Il l’a fait avec une singulière énergie et un grand bonheur d’expression. Il nous met en présence de ces combats acharnés entre paysans, qui ne s’engageaient pas seulement d’individu à individu, mais de village à village. On pourrait presque dire qu’il s’est fait l’Homère rustique de ces batailles, dans lesquelles il nous a montré des Ajax de village, à qui ne manque ni la fougue du courage, ni une constance héroïque digne d’un plus grand théâtre et d’une cause plus sérieuse. Le paysan s’y manifeste maintes fois par des traits de nature observés sur place. Tel est, par exemple, ce lutteur que nous voyons partagé entre la honte et la douleur des coups qu’il a reçus, et son retour plein de regret vers la perte de son pourpoint déchiré et « basti par je ne sçais quel coquin de couturier, il n’y avoit pas trois jours. » Ces combats où des rustres se happent et « s’entre-crochent » sont d’un tel acharnement qu’acteurs et spectateurs, bien dignes les uns des autres, se séparent sans que la rixe ensanglantée se termine par la victoire d’un des adversaires. Il ne reste plus à ces spectateurs, avant de retourner chez eux, qu’à apaiser « l’ire de leur faim et de leur soif, en se jetant sur les brocs et faisant rage au plat. » A cette description d’une lutte villageoise jetée dans les Baliverneries, je préfère celle qui occupe tout un chapitre des Propos rustiques. Le tableau est achevé et l’information est à peu près aussi complète que possible sur ce côté trop caractéristique des anciennes mœurs rustiques. Les rivalités de village à village, ces haines héréditaires trop réelles entre voisins, qu’on a pu observer presque en tout pays, haines sans motifs sérieux, jusqu’à ce que les vengeances à exercer leur en aient donné de trop fondés, sont mises sous nos yeux dans la grande bataille du village de Flameaux et de ceux de Vindelles, « où les femmes se trouvèrent. » L’origine de cette querelle est elle-même à noter comme un indice de ces sentimens de rivalité hostile. La source en est dans une de ces jalousies locales que le passé voyait d’autant plus s’envenimer et s’exalter que la vie était plus restreinte et avait moins d’issue au dehors. Les gens de Flameaux tiraient de l’arc avec une telle supériorité dans toutes les fêtes qu’on ne parlait que d’eux dans tout le pays. De là chez ceux de Vindelles une envie sourde, une haine couverte. Ils n’attendaient qu’une occasion pour éclater, ou plutôt ils cherchèrent à la faire naître par des prétextes si peu sérieux que les autres ne savaient ce qu’on leur voulait et pourquoi on leur en voulait.

On en vient à échanger des propos injurieux. Parmi ces outrages, je remarque que ceux qui ont trait au labourage ne sont pas considérés comme les moins humilians. Ils cultivent mal leurs terres, n’en tirent qu’un médiocre revenu, injure suprême! Quelle issue donner à ces jalousies, à ces prétentions rivales qui n’ont pas trouvé encore à prendre un cours plus pacifique et à se terminer par voie d’arbitres dans les concours agricoles ? On soutient son honneur, comme archer et fin laboureur, à la force du poignet : méthode qui n’est pas moins concluante dans ces duels du village que dans ceux des villes. Lorsqu’il est enfin convenu que, le prochain dimanche, ceux du village affolé de jalousie donneraient le choc à ceux de Flameaux, cette préparation improvisée d’un siège en règle, ces bizarres équipemens de gens armés de fourches ferrées, de bâtons et de toute sorte d’instrumens de travail, ces paysans qui, « après avoir beu magistralement, se mettent haultement en ordre et en chemin ayans le feu en la teste, » avec la musique qui fait rage, ne donnent-ils pas l’idée de quelque assaut resté dans la mémoire des habitans? N’est-ce pas assez que de restreindre la part de la fiction aux détails ? Encore sont-ils si naturels et si précis pour la plupart qu’ils semblent plutôt avoir été reproduits qu’inventés. En tout cas, on ne devine aussi juste que lorsqu’on a beaucoup fréquenté la paysannerie. Mais tout n’est pas bas chez les rustres. L’insolente moquerie d’un des deux partis excite, chez ceux qui en sont l’objet, un sentiment qu’on pourrait s’étonner peut-être d’entendre désigner sous ce nom chez des paysans, le point d’honneur. Ce point d’honneur, qui mettait les gentilshommes aux prises, précipite sur leurs agresseurs ces vilains, convaincus que, s’ils ne répondent à ces provocations, ils seront « à jamais infâmes et déshonorés, » et n’oseront désormais se trouver « es bonnes compagnies. » Quant à l’intervention des femmes des deux villages, renouvelant entre elles le même combat, je ne sais si nos vieilles chroniques portent la trace de pareilles mêlées. Est-ce assez que ces duels à dents et à ongles, entre des mégères campagnardes, se soient vus plus d’une fois, pour que Du Fail ait été autorisé à les convertir en guerres civiles à coups de pierre? Je laisse donc cette partie de la narration au compte de l’imagination du narrateur, jusqu’à ce que quelque archiviste me donne la preuve de la vérité du récit sur ces mêlées féminines équivalant à des armées.

Noël Du Fail n’a pas déguisé, on le voit, ce que gardaient de brutalité dans leurs mœurs les paysans de la Bretagne, qui ressemblaient d’ailleurs aux autres paysans de France pour ce reste de barbarie, sauf à l’accuser peut-être encore davantage. On peut dire qu’en général le paysan, tel qu’il nous le montre, n’est ni lâche ni servile. Mais, de même qu’il s’abandonne aux instincts de colère qui poussent certaines espèces d’animaux à se battre jusqu’à s’entre-déchirer, cet homme mal dégrossi obéit aux instincts matériels de la bête, comme le boire et le manger. La prédominance des jouissances du corps sur les sentimens et les préoccupations plus élevés forme en quelque sorte le signe caractéristique de la classe rurale, si on la compare aux gentilshommes. Voilà pourquoi notre auteur n’hésite pas à faire dire à celui qu’il surnomme Gobemouche, s’il devenait un gros seigneur : « Je ne me soucierois beaucoup de tant de belles besongnes que ont ces hauts et puissans gentilshommes ; il me suffiroit seulement de marger de ce beau lard jaune, à cette fin que les chiens me regardassent, et croyez de asseurance que je mangerois tout mon saoul de fèves et de pois, si le quart n’en coustoit plus de deux unzains ; autant en ferois de ces belles andouilles, etc. » Pourtant le paysan lui-même, tout en étant plus simple dans ses sentimens et dans ses besoins que l’homme cultivé et raffiné des villes, ne laisse pas d’être complexe à quelque degré comme l’est toujours la nature humaine. Il n’a pas seulement des instincts grossièrement matériels. Il peut même sacrifier son avarice à un sentiment de dignité et de fierté, par exemple refuser d’accepter un service sans en payer le prix. C’est ce qui arrive à un de ces rustres mis en scène dans les Baliverneries, qui est venu consulter sur son cas, lequel rentre dans le chapitre inépuisable des infortunes conjugales. Il se fâche quand l’auteur de la consultation (qui n’était d’ailleurs qu’un mauvais plaisant) refuse de recevoir les deux carolus que l’autre tire de sa gibecière. « Quoi ! il ne daignerait prendre mon argent ! » Voilà le cri qui lui échappe. Il est évident que Du Fail a voulu nous montrer ici un paysan ayant de quoi vivre. Les plus pauvres ne pouvaient avoir tant de dignité. Au reste, il semble que sa vue se soit détournée des paysans misérables, qui ne manquaient pas pourtant, même dans cette partie plus aisée de la Bretagne. C’est cette moyenne aisée qu’il se complaît à peindre, et sur laquelle nous lui demanderons encore de nous offrir quelques-uns de ces traits saisissans de ressemblance qu’il prodigue comme en se jouant.


III.

L’esquisse des mœurs telle que nous venons de la voir laisse, en effet, subsister quelques questions qui touchent à la condition des campagnes, et, par exemple, d’abord celle qu’on agite aujourd’hui avec une sorte de curiosité passionnée pour en tirer des conclusions plus générales sur l’ancien régime, à savoir si l’instruction était ou non répandue, et si elle comptait dans l’estime des ruraux. Sans demander à ces légers et ingénieux croquis plus qu’ils ne peuvent prouver, on a chance d’y recueillir des données exactes et véritablement significatives. Le maître d’école a sa place dans cette galerie. Il s’en faut qu’il y fasse figure de subalterne dédaigné. C’est presque un personnage. La considération dont il jouit n’a de supérieure que l’importance qu’il s’attribue. Il est de toutes les fêtes et de toutes les cérémonies : « S’il y a noces, monsieur le maître y sera; un mortuaire, il y chantera. » L’auteur ajoute même : « S’il y a commères, il y friponnera. » Mais la gravité, accompagnée de quelque suffisance, et l’habitude de morigéner, forment le caractère dominant du personnage[3]. Il n’est pas toujours non plus un rustre sachant tout juste ce qu’il faut enseigner aux enfans, quand il le sait. Il est parfois au courant des livres en vogue. Tel est maître Huguet que nous avons déjà rencontré. Il nous est apparu un livre à la main. C’est chez lui une habitude. Que lit-il donc? On veut bien nous l’apprendre. C’est le Calendrier des bergers, sorte d’almanach fort à la mode, ce sont les Fables d’Ésope traduites, le Roman de la rose, quelques autres encore. M. de La Borderie part de là pour affirmer qu’on savait lire et qu’en fait on lisait dans les campagnes plus qu’on ne le croit généralement. Il rappelle que chaque paroisse avait son maître d’école. La même opinion compte des partisans très érudits. Elle me paraît, sans être d’une vérité aussi absolue, aussi universelle qu’on a l’air de le prétendre, démontrée du moins dans certaines régions et pour des périodes déterminées, durant lesquelles l’on constate, autant que cela est possible, un nombre de gens sachant lire beaucoup plus grand qu’on n’était naguère disposé à l’admettre. Seulement, les lumières étaient, pour diverses causes, loin d’être en rapport avec le développement des écoles. Quant aux villageois qui vraiment lisaient, c’était une très petite minorité. On est déjà surpris de voir Du Fail nommer certains ouvrages, un peu forts, ce semble, pour une clientèle villageoise. Les Fables d’Ésope? M. de La Borderie l’admet en alléguant le succès d’une traduction nouvelle très répandue et le goût pour les récits qui faisaient parler et agir les animaux. Le Roman de la rose? N’est-ce pas déjà une lecture qui exige plus de culture intellectuelle? Mais le livre était très populaire, et il n’est pas invraisemblable qu’un villageois un peu lettré pût se complaire dans la lecture de ce poème allégorique et satirique, assez en rapport avec l’esprit des paysans sensibles à la fois aux fictions et aux goguenardises. Pourtant l’interpolateur de 1548 (cet affreux interpolateur contre lequel M. de la Borderie n’a pas trop d’anathèmes) ne s’est-il pas ici encore donné d’étranges licences en chargeant la liste des livres qu’étaient censés lire les pauvres ruraux? Je ne les nommerai pas ; mais l’éditeur, quoique favorable à l’opinion qui affirme la connaissance et le goût de la lecture, en fait bonne justice.

Les conditions de l’agriculture et les détails sur la vie matérielle des paysans tiennent moins de place que les remarques morales. J’ai fait entendre que ceux qui sont mis en scène par Du Fail appartiennent en général à la classe moyenne. Ils ont un petit bien. Ils ont leur indépendance et leur franc parler. Du Fail ne parle guère des ouvriers ruraux que pour signaler des défauts dont nous nous plaignons aujourd’hui. Il nous fait assister aux lenteurs calculées de ces « journaliers auxquels on a beau dire : hastez-vous, enfans, depeschez ; c’est pour néant ; si tireront-ils l’ouvrage hors selon la volonté du maistre, mais suyvront la leur, qui est de faire venir leurs journées au poinct qu’ils auront comploté. »

La manière moitié sérieuse, moitié comique dont Du Fail nous parle des rapports des propriétaires et des fermiers, en donne une idée qui nous paraît frappante de vérité. Il s’en dégage quelques sages conseils sur la stabilité des contrats. Olivier de Serres ne tiendra pas un autre langage. pour recommander aux possesseurs de terres de ne pas changer leurs fermiers à la légère. Il nous dit « qu’il n’est que lier son droit à l’herbe qu’on congnoist, et qu’il ne faut changer les anciens serviteurs. » Il n’y met pas pourtant la même simplicité que l’auteur du Théâtre de l’agriculture s’adressant aux propriétaires de domaines. Il veut qu’on use de finesse : au moins en fait-il la supposition, sans doute par jeu d’esprit, dans ces récits fictifs ; car rien ne donne à croire qu’il ait agi de la sorte pour son propre compte. Toujours est-il qu’il lui plaît de faire dire à ces domainiers « qu’ils ne le retiendroient pas trop (ce métayer) et qu’ils auroient bien davantage de leurs terres s’ils prestoient l’oreille à ce qu’on leur propose. » Ils demandent à chaque renouvellement de ferme 100 écus pour le pot-de-vin et une année d’avance. Le fermier, « qui pétille de peur que tel marché lui eschappe, a bien tôt conclu sa ferme... Chacun pense en ceci avoir trompé son compagnon ; le fermier, syllogisant sur ses doigts : il y a pour gagner tant pour cent ; » et l’autre, « satisfait d’empocher cette dragée, laquelle se fait tant chercher. » Ces petites ruses n’empêchent pas que leurs intérêts à tous les deux ne soient d’accord : « Quand un fermier gaigne honnestement, sans gaster et défricher la terre, il fait son profit et celuy de son maistre, duquel mesme il est aimé. » Si sage et si honnête que soit cette conclusion, il semble que cette lutte au plus fin amuse notre vieil auteur qui se garderait bien de laisser échapper cette occasion de mettre à nu la nature et l’humeur du paysan : vrai plaisir d’artiste pour celui qui joue ce jeu et pour l’observateur qui se délecte à nous le montrer. Ces gens, qui « prennent plaisir aux petites joyeusetés et tromperies qu’ils s’entrefaisoient, » sont en effet comme des joueurs qui passent le temps à chercher à s’attraper et à cacher leurs manèges de leur mieux ; mais, une fois la mèche éventée, ils se mettent à rire, tout prêts à recommencer à nouveaux frais. C’est encore là un des aspects de « l’esprit de malice au bon vieux temps. »

Nous avons vu le paysan, surtout dans la condition aisée. Il ne nous reste plus qu’à pénétrer sous son toit et à visiter sa demeure. Du Fail nous y introduit, par un beau jour d’été, à la suite de deux interlocuteurs de son Eutrapel. L’invitation à s’y rendre, faite par un des deux amis, est d’une gaîté charmante. On dirait quelque chant d’alouette au matin : « Voilà le soleil, qui jà ayant descouvert la cime du tertre du Saint-Laurent et voltigé sur la chesnaie du Bon-Esprit, nous invite à sortir hors et nous essorer. » Ils arrivent à la demeure d’un bon vilain. Tout rit dans cette description : une jolie cour sert d’entrée, close de beaux églantiers et d’épines blanches. La couverture est de paille et de joncs entremêlés. Le jonc vert, et qui n’a aucunement pâli, donne un merveilleux lustre au chaume ; jusque sur le faîte croissent les herbes et fleurs champêtres. Mais ces agréables détails n’ôtent rien au caractère de réalité de cette ferme bretonne. On en fait l’inventaire, on nous montre « le beau fumier qui est à l’entrée. » Les ustensiles du travail sont énumérés. La description presque technique de l’architecture rurale est de la plus grande précision. Nous voyons comment, en évitant les ornemens et le luxe des maisons des villes, on a rendu tout commode dans l’aménagement et fait en sorte qu’on puisse « se mouvoir sans malaise. » La recherche de ce que nous avons appelé depuis le confortable est visible. Rien n’est idéalisé, malgré le charme, et le bon vilain non plus que le reste. On nous dit que la muraille était de « belle terre détrempée, avec de beau foin que le paillard avait robe (dérobé) de belle nuit pour faire cette maison en belle heure. » Quelle désillusion ! Nous pouvions croire être entrés dans un asile d’innocence. Mais ces petits larcins n’étaient pas très rares entre voisins. Le manuscrit de Gouberville nous avait déjà édifiés sur ce chapitre.

D’autres signes d’aisance nous sont montrés dans cette visite, que nous abrégeons fort, chez ce paysan des environs de Rennes. On y voit du linge ; une serviette enveloppe le pain. Cette table est appétissante, encore couverte des restes du dîner, et elle invite nos promeneurs à y prendre part. Ils s’extasient sur « le bon pain frais » et sur le lard. Le mobilier, de même, donne l’idée d’un certain bien-être intérieur. On ouvre devant nous le coffre où sont placées, « en élégante disposition, » les bardes du fermier : chapeau, gibecière, ainsi que la ceinture bigarrée et demi-ceint de sa femme, entremeslée d’odorante marjolaine. » Quant au lit du bonhomme, près du foyer, clos et fermé, et de plus assez haut perché, la Bretagne nous en montre encore l’analogue. Les sièges et chaises de bois sont simples, mais solides et faits de « pièces bien rapportées. » On ne quitte pas la ferme sans avoir jeté un coup d’œil sur les étables des vaches. Enfin, un peu de morale intervient encore, sous forme d’apologue, à propos des araignées qui avaient élu domicile dans un endroit de la maison. Belle occasion d’expliquer pourquoi la goutte habite les cours des grands seigneurs et « l’hyraigne » la maison des pauvres. Cet apologue bien connu a ici plus de saveur que de grâce. Un peu de bouffonnerie s’y mêle avec un plaisant emploi de la langue du palais. Du Fail y met fort drôlement en scène Jupiter et la mythologie. La fable de l’aragne, telle qu’il nous la conte, c’est le miel mêlé de cire ; La Fontaine nous donnera le miel pur.

Quelle que soit l’image qu’on nous présente de la situation de ces paysans dans les conditions les plus favorables, n’oublions pas le revers de la médaille. Demain, ce sera peut-être la disette; un autre jour, ce sera l’invasion. Pas n’est besoin que ce soit celle de l’ennemi du dehors pour porter partout l’alarme et le danger: Noël Du Fail ne l’ignorait pas. Il avait beau aimer le régime sous lequel il vivait, il en savait les misères, au moins quelques-unes des plus redoutées du paysan. Il nous montre une troupe de soldats pillards se ruant sur la campagne. Quel spectacle alors ! quelle fuite précipitée! quel affolement des pauvres gens! L’un jette au puits ses ustensiles. L’autre a sa crémaillère attachée à sa ceinture, son chaudron sur sa tête, son pot à lessive en une main, son soulier en l’autre, courant de toute sa vitesse vers un bois pour y cacher tout son ménage. Tel charge sa poêle à châtaignes sur son épaule et cache huit onzains dans le gousset cousu de son pourpoint. Emportant avec lui quelque victuaille, il s’enfuit vers la prochaine paroisse, disant qu’au moins les soudards n’auront pas tout ! D’autres chassent devant eux leur bétail: bœufs et vaches portent entre leurs cornes force bassins, lanternes, fusils, entonnoirs, bâtons ferrés par les deux bouts. Les femmes sont plus encore « embesognées » à ces mille préparatifs de fuite faits en hâte, et où passe tout leur attirail de travail et de toilette. « Quelle désespérée furie! » Les langues n’en vont pas moins. « Ma cousine, m’amye, mettez-moy cecy, s’il vous plaist, en vostre faisceau. Ma commère, dépeschons-nous, etc. » Une telle scène n’est d’ailleurs que le prélude d’autres scènes plus horribles et de la dévastation des campagnes, pour longtemps ruinées.

Tout ce que nous avons vu des opinions de Du Fail ne nous incline pas à le considérer comme un réformateur et surtout comme un de ceux qu’on range parmi les précurseurs de 1789. Il ne fait pas entendre une seule réclamation en faveur de ce qu’on a appelé depuis lors les droits de l’homme et du citoyen, une seule protestation contre les abus féodaux dans les campagnes. On ne doit pas pourtant le croire fermé à toute idée libérale, au sens de l’ancienne monarchie, et à toute pensée réformatrice. On a cru qu’il avait du penchant pour le protestantisme. Il fut seulement un catholique très attaché au gallicanisme, comme la magistrature française de son temps. S’il n’a pas craint de faire rire aux dépens des moines et des curés, cela était aussi de tradition dans une certaine classe d’esprits, et maître Rabelais ne s’en était pas fait faute. Mais il émet des idées d’une certaine hardiesse sur les biens du clergé et cherche à établir, par la bouche d’un de ses interlocuteurs dans les Contes et Discours d’Eutrapel, qu’il devrait en rendre la tierce partie au profit des pauvres. Il critique cet excès de richesses ecclésiastiques à divers points de vue, et trouve blâmable que le clergé possède un revenu qu’il évalue à 12,300,000 livres, somme qu’il faudrait, selon lui, doubler en prenant l’estimation actuelle pour une certaine quantité de ces biens et donations. Il n’ignore pas d’ailleurs, dit-il, qu’à parler comme il le fait sur le compte des prélats, on s’expose à se voir appeler par eux huguenot et leur ennemi mortel. Il vante enfin le chancelier Poyet pour son ordonnance de Villers-Cotterets, « où il rongna les ongles de si près à la juridiction et à la puissance ecclésiastique. » Ces assertions jetées dans des écrits où la fantaisie domine, il les reproduit dans ses mémoires au parlement sous une forme beaucoup plus grave.

Il ne serait pas difficile de résumer les idées politiques fondamentales de Du Fail, qui sont fort simples, à vrai dire. Il veut le maintien des classes et des rangs. Il réclame d’un autre côté la protection des faibles et s’élève contre leur écrasement par les seigneurs dans les campagnes. Mais ces améliorations sociales, comme nous disons en style moderne, il les demande avant tout à des sentimens d’ordre moral, omettant les garanties politiques et n’ayant qu’une confiance limitée dans les institutions même civiles. C’est ce qu’il exprime en disant que « quand les républiques sont bien malades, il faut venir aux causes et purgations universelles et non, comme les empiriques qui appaisent bien la douleur, le fond de la maladie demeurant en son entier; on establira tant qu’on pourra officiers, érigera les nouvelles juridictions, seront institués autant de parlemens et sièges présidiaux qu’on voudra; tout cela ne sont que médicamens spéciaux, et de quelque peu de prétexte et apparence, l’humeur péchant (peccante) demeurant au surplus : il faut donc aller plus bas et jusques au fond pour trouver l’encloueure et le mal : qui est la religion et conscience des hommes, laquelle n’estant resglée demeurera une injustice perpétuelle entre nous... » Ce qu’on pourrait appeler sa politique pratique se renferme dans ces conseils ou règles : « Que le gentilhomme espouse la damoiselle de race, suyvant les anciennes lois, et qu’il soit seul administrateur de la justice ; que le marchant se contienne en son mestier, et se marie avec une femme de son estat, à ce que le train de marchandie ait son cours et ne soit interrompu ; que le laboureur demeure en la beauté et facilité de ses champs ; et lors sera tout le monde content et satisfait, chacun suivant et embrassant la condition et vacation où Dieu nous a appelés. » Mais cette suprématie qu’il reconnaît à la noblesse, il la veut tempérée par la bonté et réglée par la justice. Il cherche à rapprocher les seigneurs des gens de condition inférieure, il leur interdit la morgue; et, en même temps qu’il blâme les nobles qui se mettent trop à part, il raille les nouveaux enrichis qui élèvent des prétentions ridicules et tiennent le monde à distance; c’est ce qu’il appelle : faire le sot. Les lenteurs de la justice et ses frais exagérés le révoltent, et il émet le vœu que les différends dans les campagnes soient le plus possible arrangés par le curé et le seigneur, « ce qui abrégera la besogne des chicaneurs, greffiers et tels petits mangeurs de peuple qui sont sortis de la charrue. » Il déclare inique « que, le peuple étant assailli par guerres particulières, le seigneur en devienne plus riche, et introduise à son advantage telles gabelles et impositions, qui sont, dit il, la dépouille da labeur du peuple dont sont revêtus et enrichis les officiers de justice et de finances. » C’est avec le même accent énergique qu’il invoque la justice divine et humaine « vengeresse » qui punit les prévaricateurs, ceux qui abusent de leur force et de leur crédit, et qui doivent rendre gorge. On ne s’étonnera pas de le trouver parmi les adversaires de la vénalité des charges, qui dégrade la justice et augmente les frais pour le peuple, parce qu’il est impossible que ceux qui « ont acheté leurs estats en gros ne les débitent et distribuent en détail et par argent[4]. »

D’une manière générale, Du Fail flétrit les maximes qui conduisent à maltraiter les populations et à les exploiter, et il va jusqu’à les qualifier de « turquesques et de barbares. » De telles pensées, exprimées avec une telle force, n’achèvent-elles pas d’exclure l’idée qu’il ne faut voir dans celui qui les a énoncées qu’un auteur de facéties? Même dans ces œuvres auxquelles on attribue non sans raison à certains égards ce caractère, nous avons constaté qu’on trouve quelque chose de plus, à savoir cette moelle et cette substance que renferme tout écrit même plaisant et satirique quand il émane d’un esprit ayant quelque portée. Qu’on n’objecte pas que nous avons montré un Noël Du Fail plus sérieux qu’il n’a voulu l’être. Sans doute ses prétentions étaient toutes littéraires. Il était moins soucieux de la matière que de l’art. Il se proposait d’amuser ses contemporains, non d’instruire la postérité. Je suis convaincu qu’il aurait été moins flatté de se voir passé à l’état documentaire que de garder un petit coin dans la pléiade des gens d’esprit de son siècle. Mais ce coin, il le conserve, et j’incline même à penser que sa place a été trop diminuée par un demi-oubli. Tout un côté de la classe rurale d’autrefois nous a paru se manifester dans ces compositions légères, au point de nous donner l’impression de la vie elle-même ; mais si nous avons pensé qu’il pourrait y avoir dans une telle étude quelque intérêt pour la connaissance intérieure de l’ancienne société française, nous espérons aussi qu’on ne regrettera pas de s’être arrêté un instant devant une figure curieuse et qui méritait d’être regardée de plus près.


HENRI BAUDRILLART.

  1. Voyez la Revue du 1er mai 1878.
  2. Contes et Discours d’Eutrapel, chap. XXXV.
  3. Contes d’Eutrapel, chap. XVI.
  4. Contes d’Eutrapel, chap. Ier.