Un Mécène Italien au XVe siècle - Les Lettres et les Arts à la cour des papes

Un Mécène Italien au XVe siècle - Les Lettres et les Arts à la cour des papes
Revue des Deux Mondes3e période, tome 48 (p. 154-192).
UN MECENE ITALIEN
AU XVe SIECLE

LES LETTRES ET LES ARTS A ROME PENDANT LE REGNE DE SIXTE IV.

L’histoire de la renaissance à la cour de Rome n’a cessé, depuis près d’un siècle, de tenter les érudits. Italiens et étrangers, catholiques et protestans, amis et ennemis, Roscoe et Rio, M. Voigt et M. Burckhardt, M. de Reumont et M. Gregorovius, ont, avec une insistance particulière, cherché à résoudre un problème qui semble se renouveler d’âge en âge. Leurs efforts n’ont pas besoin de justification. Alors même que les noms de la plupart des savans ou des artistes appelés à Rome pendant le XVe et le XVIe siècle ne s’imposeraient pas à l’attention de l’historien, il se sentirait attiré par je ne sais quelle contradiction entre les aspirations intimes des papes qui les ont protégés et entre leur mission officielle. Dans leur généreuse imprévoyance, ces gardiens nés de l’orthodoxie ont, en poussant au culte de l’antiquité païenne, provoqué un conflit qui pouvait devenir bien dangereux pour leur cause ; fascinés par la beauté de la forme, ils n’ont pas voulu voir les irrégularités du fond. Les Nicolas V, les Sixte IV, les Léon X croyaient sincèrement fortifier l’église en enrôlant sous sa bannière les héritiers des Grecs et des Romains ; Ils ne se doutaient pas que c’était préparer de leurs propres mains la ruine de la tradition théologique du moyen âge. La glorieuse émancipation intellectuelle de la renaissance est en grande partie leur œuvre. Il n’en est que plus piquant d’analyser leurs efforts, de définir leur rôle, de toucher du doigt des illusions, si honorables pour eux, si funestes au pouvoir dont ils étaient investis.

Comme s’ils avaient tenu à justifier ces marques de confiance, les champions des idées nouvelles, ou plutôt les champions des idées anciennes, si heureusement rajeunies, se sont, de leur côté, de plus en plus renfermés dans le domaine de l’abstraction. À l’origine, il leur était parfois arrivé de laisser un libre cours à leur humeur belliqueuse ; le Pogge et Philelphe avaient attaqué avec vivacité les ordres mendians, en protestant d’ailleurs de leur respect pour les dogmes ; un autre humaniste célèbre, Laurent Valla, avait même poussé l’audace jusqu’à nier l’authenticité de la donation de Constantin, exploit qui ne l’empêcha pas de devenir secrétaire apostolique. Mais les mœurs avaient bien changé depuis lors. Amis du repos et du bien-être, absorbés par l’étude du monde antique, les humanistes renoncèrent bien vite à affaiblir l’autorité de l’église. Quelque opinion paradoxale leur avait-elle échappé, ils s’empressaient de se rétracter ; il n’y avait point de gent plus accommodante. Vers la fin du XVe siècle, on vit même l’un des plus éminens travailler de toutes ses forces à la réconciliation de la philosophie platonicienne avec les enseignemens du christianisme. N’importe ! il était difficile de calculer la portée de la révolution dont ils s’étaient faits les promoteurs, et le moment devait venir où ils n’auraient plus la force de conjurer les esprits qu’ils avaient déchaînés.

Avant tout hommes de leur temps, en parfaite communauté de croyances et d’aspirations avec leurs contemporains, les papes, — je parle de ceux de la première renaissance, — cédèrent sans scrupule à l’entraînement général. Dans l’Italie du XVe siècle, le culte des choses de l’esprit n’était pas seulement un besoin intime, c’était encore un moyen de domination. Les Médicis l’avaient bien compris quand ils résolurent de fonder sur les lettres et les arts la grandeur politique de leur maison. Venise et d’autres villes encore comptaient des citoyens aussi riches qu’eux ; mais faute d’avoir groupé autour d’eux les forces vives de leur nation et légitimé leur richesse par la distinction de leur goût, ces obscurs millionnaires n’ont pas réussi à émerger de la foule. D’autre part, que de crimes n’a-t-on pas pardonnés à des tyrans exécrables, pour peu qu’ils eussent encouragé quelque savant illustre et laissé derrière eux quelque monument somptueux ! Ce siècle avait l’esprit tourné aux grandes choses. La vue de la civilisation antique qui, après une éclipse dix fois séculaire, brillait de nouveau d’un si vif éclat, contribua singulièrement à dilater les cœurs, à enflammer les imaginations. Vivre ainsi à travers les âges, transmettre son nom aux générations les plus reculées, soit par les vers du poète, soit par le ciseau du statuaire, quelle tentation pour une époque ouverte à tous les sentimens généreux ! À défaut d’une église ou d’un palais proclamant la magnificence de son fondateur, tous, jusqu’à d’humbles bourgeois, voulaient du moins laisser un monument funéraire qui perpétuât la mémoire de leurs vertus ou de leurs richesses. Les plus austères n’échappaient pas à ces préoccupations mondaines. Il y a bien de l’orgueil encore dans l’apparente humilité de ce cardinal qui déclare que, s’il désire une sépulture honorable, c’est par respect pour le rang qu’il a occupé et nullement par sollicitude pour sa misérable dépouille terrestre ; qui, tout en protestant de son indignité, compose lui-même son épitaphe en beaux hexamètres, et demande à être enterré à Saint-Pierre, à côté du pape Pie II. Combien peu eurent le courage de mépriser sincèrement ces suggestions de la vanité ! À Rome, pour l’époque dont nous nous occupons, l’histoire ne cite guère qu’un nom, celui du cardinal Latino Orsini. Ce prélat modèle défendit que l’on marquât, ne fût-ce que par une épitaphe, l’endroit où il serait enseveli.

Inspiré par ce Triomphe de la Renommée, que Pétrarque a chanté en si beaux vers, le XVe siècle ne se contenta pas de s’adresser à la postérité, il voulut remonter dans le passé le plus loin possible. Plus de famille qui ne cherchât à se rattacher à quelque tribu de l’ancienne Rome, plus de ville qui ne se découvrît un fondateur parmi les héros de l’antiquité. Qu’étaient les poudreux parchemins du moyen âge quand on pouvait espérer de trouver ses lettres de noblesse tracées sur le marbre en beaux caractères lapidaires ? Le souvenir des grands hommes devient un véritable culte. Tout à coup les Florentins, comme s’ils ne comptaient pas parmi leurs concitoyens vivans assez de génies impérissables, éprouvent le besoin d’élever dans leur cathédrale un monument à Giotto, mort depuis cent cinquante ans. Mantoue et Côme tiennent à honorer par des statues les écrivains qui les ont illustrées dans l’antiquité, Virgile, les deux Pline. Padoue montre avec orgueil les ossemens de Tite-Live, et le roi Alphonse de Naples considère comme un bonheur sans prix de recevoir, à titre de relique, un bras de l’historien.

Dans son beau livre sur la renaissance, Jacques Burckhardt a montré avec quelle habileté les humanistes exploitèrent ces aspirations, qu’ils avaient contribué à provoquer. Ils s’érigèrent en dispensateurs de la gloire, promirent une louange éternelle, menacèrent d’une flétrissure indélébile. Pendant plus d’un demi-siècle on vit l’un des plus fameux d’entre eux battre monnaie en exploitant la vanité des potentats de l’Europe entière, sans qu’une voix s’élevât pour protester contre ce trafic honteux. L’impartialité de ce précurseur de l’Arétin, — nous avons nommé François Philelphe, — et celle de tant d’autres de ses confrères, peut être suspectée ; mais sa sincérité est hors de cause : il croyait naïvement que les noms de ses protecteurs passeraient à la postérité avec les vers dans lesquels il les avait enchâssés.

Les artistes, de leur côté, s’efforçaient d’assouvir la soif d’immortalité dont leurs contemporains étaient possédés : un buste, un portrait peint ne suffisaient plus : on imagina d’introduire les hommes du XVe siècle parmi les acteurs des scènes de l’histoire biblique ou de l’histoire romaine. Dans la chapelle du Carmine, les Médicis prirent place parmi les témoins des miracles de saint Pierre et de saint Paul, — anachronisme bien excusable ; — au Campo Santo de Pise, ils servirent de modèles pour les figures des patriarches. Il faut remarquer qu’ici encore ce furent les champions de la renaissance qui, s’inspirant des traditions antiques, donnèrent à leurs héros les traits de contemporains célèbres. Les représentans des pieuses traditions du moyen âge, les fra Angelico et les Pérugin, auraient considéré comme une profanation d’introduire des vivans dans les compositions sacrées. L’antiquité pouvait mettre d’autres ressources encore au service des courtisans modernes : les inscriptions, que l’on commençait à rechercher avec ardeur, fournissaient les modèles les plus parfaits du style lapidaire. D’autre part, l’art du médailleur, retrouvé par le Pisanello, permit de répandre partout l’image des amateurs honorés de l’amitié d’un artiste. La glyptique et la gravure en monnaies firent le reste. Pour rivaliser avec les anciens, les souverains n’eurent plus qu’à se faire élever des statues de leur vivant, pratique que le moyen âge avait réprouvée comme un acte d’idolâtrie. Borso d’Este, le pape Paul II, et bien d’autres encore, ne s’en firent pas faute. En un mot, de quelque côté qu’on tournât les regards, l’empire des novateurs était solidement établi. L’opinion publique se faisait par eux ; ils représentaient le progrès sous toutes ses formes.


I

Dans ces circonstances, ce fut avec une indicible appréhension que l’Italie vit monter sur le trône pontifical le chef de l’un de ces ordres mendians, ennemis nés de la renaissance. François della Rovere, — c’est le nom que Sixte IV portait avant son exaltation, — n’avait certainement eu que peu d’occasions de s’occuper de belles-lettres ou de beaux-arts ; le rôle de mécène était celui auquel il paraissait le moins apte. Fils d’un pêcheur pauvre et ignorant, sa jeunesse souffreteuse s’était passée au milieu d’hallucinations de toute sorte, ardemment exploitées par les siens. Il n’était pas encore au monde que déjà sa mère crut voir en songe saint François d’Assise et saint Antoine de Padoue, qui lui ordonnaient de faire de son fils un franciscain. La maigreur du nouveau-né fut considérée comme l’indice de hautes vertus. Lui-même prit plaisir, longtemps après, à rappeler, dans les fresques de l’hospice de Santo-Spirito, les présages qui avaient marqué ses premiers ans. Infans, attenuate corpore… non obscuro castitatis omine, telle était l’incription tracée au-dessous du tableau où on le voyait étendu à terre, n’ayant qu’un souffle de vie. Ce corps si débile recelait cependant un esprit fortement trempé, une énergie indomptable, mêlée d’emportemens fougueux. Entré chez les franciscains l’enfant se fit promptement remarquer par la vivacité de son intelligence. Ses progrès furent si rapides qu’au bout de peu d’années, il comptait parmi les orateurs les plus éloquens, les écrivains les plus savans de l’ordre. Entendons-nous bien : c’était une science qui n’avait rien de profane, et les discussions dans lesquelles le futur pape déployait ses talens oratoires ne sortaient à coup sûr pas du domaine de la théologie ou de la philosophie scolastique. Les titres seuls de ses écrits autorisent une telle appréciation : l’un traitait de Sanguine Christi, l’autre de Futuris Contingentibus. François della Rovere écrivit également sur la puissance de Dieu, sur la conception de la Vierge, et préparait un grand ouvrage sur la concordance de saint Thomas d’Aquin et de Duns Scot, lorsque la mort de Paul II l’arracha à ses études. Il est fort douteux que le moine franciscain ait semé dans ses compositions ces fleurs de rhétorique, ces élégances si chères ; à ses rivaux les humanistes. En effet, on ne voit pas, dans ses biographies, qu’il ait cherché, comme deux autres de ses confrères en saint François, Bernardin de Sienne et Albert de Sarteano, à fortifier son éloquence par l’étude des modèles classiques, et au besoin à demander des leçons à quelque champion de l’antiquité. Vis-à-vis de l’art, il eût été plus difficile encore au frère François de se régler sur les brillans prélats qui remplissaient alors la cour romaine. Il était si pauvre, quand Paul II le nomma cardinal, en 1467, qu’il dut recourir à la libéralité de ses collègues pour réparer l’habitation contiguë à la basilique de Saint-Pierre-ès-Liens, son titre cardinalice.

Il est difficile, dans une étude sur les papes de la renaissance, de séparer entièrement le Mécène du chef de la chrétienté et du souverain de l’état pontifical. Le nouveau pape, — et à cet égard on est tenté de souscrire au jugement porté sur lui par M. Gregorovius, qui le déclare « abominable en tant que prêtre, » — était avant tout possédé du besoin de domination. Ses passions, longtemps contenues dans le couvent, débordèrent avec une violence qui effraya l’Europe entière. De mémoire d’homme on n’avait pas vu une volonté aussi énergique, éclatant dans les plus petites comme dans les plus grandes choses. Incapable de discuter, de négocier, il brisa tout ce qui lui résiste. L’anathème en matière de religion, la guerre en matière de politique, tels sont ses seuls argumens. Un des chefs de la maison Colonna, le fameux protonotaire, tarde-t-il à se rendre à son appel, il le fait mettre à la torture et décapiter. Les della Valle violent-ils ses ordres, il fait démolir de fond en comble leurs palais. La conjuration des Pazzi prouva qu’il ne reculait même pas devant l’assassinat pour triompher de ses adversaires. Et encore si ces entreprises avaient eu pour but la consolidation du pouvoir temporel, comme celles de son neveu Jules II ! Mais il n’avait en vue que l’agrandissement de sa famille, et, sacrifiant l’avenir au présent, il suscitait d’un cœur léger les plus graves embarras à ceux qui prendraient en mains, après lui, le gouvernail de l’église. On oublie trop que, s’il s’occupa d’affaiblir l’autorité des barons romains, ce fut surtout pour leur substituer d’autres titulaires, qui n’auraient pas tardé, comme eux, à se retourner contre le pouvoir dont ils émanaient. Son neveu, Girolamo Riario, pour lequel il rêvait un état indépendant, serait certainement devenu pour ses successeurs un adversaire aussi redoutable que l’avaient été pour lui ou pour ses prédécesseurs les Orsini et les Colonna. Sixte ne sut donc ni assurer à ses sujets la tranquillité matérielle que leur avait donnée son prédécesseur Paul II, nin comme l’avaient fait Pie II et Calixte III, les armer pour quelque grande cause, telle que la croisade contre les Turcs. Aucun principe politique supérieur ne semble avoir présidé à ses guerres. Mais, cette réserve faite, il faut avouer qu’il eût été difficile de diriger les opérations avec plus de vigueur, d’apporter dans ces entreprises, la plupart injustes, une opiniâtreté plus grande. C’est que l’énergie remplaçait chez Sixte l’élévation des vues ; et cette énergie de son côté n’était que la résultante d’une ambition qui dut paraître effrénée, même à une époque si riche en parvenus fameux.

L’énergie dont Sixte a fait preuve dans ses entreprises militaires, nous la retrouvons dans son administration civile : il y révèle des qualités hors ligne. Sans doute, ce sont toujours les mêmes vues personnelles, c’est, dans le choix des moyens d’exécution, la même absence de scrupules. Mais l’intérêt du pape se confondant ici souvent avec celui de l’état pontifical, et surtout de la ville de Rome, les résultats obtenus ne pouvaient manquer d’être remarquables. A cet égard, ses contemporains Paolo dello Mastro et Infessura ont été injustes : ils n’ont vu en lui que le tyran, non l’organisateur. Personne ne savait comme Sixte assurer l’exécution de ses ordres ; il prévoit tout, règle tout (ses bulles sont des chefs-d’œuvre de précision), se rend compte de tout par lui-même. En cas de lenteur ou de désobéissance, les armes spirituelles ne lui suffisant pas, il n’hésite pas à frapper de la prison, de la confiscation, de la peine capitale. C’était bien là, malheureusement, la main de fer qu’il fallait pour gouverner les Romains. Sixte IV le comprit cent années avant son illustre homonyme, Sixte V, franciscain comme lui et non moins implacable.

Quels encouragemens les représentans des idées nouvelles étaient-ils en droit d’espérer de la part d’un souverain qui remettait en honneur les plus odieuses maximes du moyen âge ? Quelle place les jouissances intellectuelles pouvaient-elles trouver dans cet esprit rongé par une ambition exécrable ? L’anxiété fut vive, mais elle ne fut pas longue. Sixte n’eût-il pas possédé l’intelligence si vive qui le distinguait, il lui eût été difficile, pour ne pas dire impossible, de se désintéresser d’une cause pour laquelle les autres princes italiens se passionnaient à un si haut degré, de se soustraire à des influences auxquelles l’Europe entière commençait à sacrifier. Parmi les papes de la renaissance, deux seulement ont eu la prétention de remonter le courant, et ce n’étaient pas des Italiens : l’un, Calixte III Borgia, avait pour patrie l’Espagne ; l’autre, Adrien VI, les Flandres. Ces barbares, ces iconoclastes, régnèrent heureusement assez peu pour ne pas voir éclater les haines qui s’étaient amassées contre eux. Plus soucieux des intérêts de sa gloire, Sixte résolut de se placer à la tête du mouvement ; il mit au service de la cause nouvelle ses rares facultés d’organisateur, se posa, lui un des plus insignes fauteurs du népotisme, en protecteur désintéressé des lettres et des arts, construisit, à côté de la chapelle Sixtine, la bibliothèque du Vatican, imprima la plus vive impulsion à l’université romaine, et, par ses grands travaux d’édilité, fit de sa capitale la première ville moderne. La passion de la gloire a été sans contredit le point de départ de cet éblouissant programme. La tentation était très grande, pour un homme arrivé vieux au pouvoir souverain et privé de descendance, de s’occuper lui-même de perpétuer son souvenir par de splendides fondations. Mais il n’est pas moins certain aussi que l’ancien général des franciscains finit par se passionner ardemment pour son œuvre. On ferait injure aux grands ambitieux de la renaissance, à ces organisations si riches et si ondoyantes, en les croyant uniquement guidés par des calculs égoïstes. A l’exception peut-être de César Borgia, ils se sont tous épris de l’amour le plus vif pour ces fondations scientifiques et littéraires.qui, aux yeux de la critique moderne, paraissent avant tout des moyens de propagande. Chez Cosme de Médicis et chez ses descendans, chez les d’Este, les Gonzague, les Malatesta, les Sforza, chez Alexandre VI même, le diplomate est toujours doublé d’un amateur délicat, enthousiaste.

Le nouveau pape participait de ces grâces d’état. On le croit tout entier à la politique, et voilà qu’il montre vis-à-vis des belles choses, la plus grande liberté d’esprit. A l’entendre causer avec Philelphe, à le voir s’extasier devant les fresques de la chapelle Sixtine, on ne se douterait pas que l’on a devant soi le fondateur de la dynastie des della Rovere, Sixte le Terrible. Il ne se passait guère de semaine, nous dit un de ses contemporains, sans qu’il allât visiter, porté dans une litière suspendue entre deux chevaux, les églises qui lui devaient leur restauration, Sainte-Marie du Peuple, Sainte-Marie de la Paix, ou les rues et les places nouvelles. A Ostie et à Porto, pendant une de ses excursions, il se délecte à la vue des ruines antiques et écoute avec intérêt les discussions archéologiques auxquelles elles donnent lieu dans son entourage. Un peu plus d’amour pour la nature, et l’on croirait voir revivre Pie II, qui a dépeint avec tant de charme les paysages des environs de Rome. Lorsque, une trentaine d’années plus tard, Jules II, dans les intervalles de ses emportemens, visitait Michel-Ange dans la Sixtine et que le vieillard devant lequel tremblait l’Europe gravissait tout essoufflé les échafaudages qui cachaient les peintures du plafond, il ne faisait peut-être que se souvenir de l’exemple de son oncle. Est-ce à dire que Sixte ait eu des vues originales sur la mission de la science et de l’art, qu’il ait élaboré à son usage une esthétique nettement définie ? Le théologien qui avait écrit le traité de Sanguine Christi était-il capable de distinguer entre la philosophie de Platon et celle d’Aristote, entre le style de Cicéron et celui de Quintilien ? Savait-il seulement apprécier les différences qui séparaient l’art antique de l’art du moyen âge, l’école florentine de l’école ombrienne ? Je vais plus loin ; savait-il se rendre compte de la valeur relative d’un Ghirlandajo, le créateur des admirables fresques de Santa-Maria-Novella, et d’un Cosimo Roselli, l’auteur de tant de compositions insipides ? Questions indiscrètes, inquiétantes, auxquelles nous allons essayer de répondre.


II

Au milieu des graves préoccupations qui absorbèrent Sixte au sortir du conclave, une de ses premières pensées fut pour les lettres. Il avait été élu le 9 août 1471 ; dès le 17 décembre suivant, nous le voyons occupé de la reconstruction de la Bibliothèque Vaticane. Il est juste que nous tenions compte d’une préférence si nettement accusée et que nous examinions d’abord son attitude vis-à-vis du monde des savans.

A l’époque de la renaissance, Rome offrait aux représentans de la science des ressources bien autrement considérables qu’on ne serait tenté de le croire. Peu importait l’ignorance, la barbarie de l’élément romain proprement dit, aristocratie militaire, bourgeoisie, bas cierge ; la cour, au plutôt à curie, société artificielle recrutée dans toutes les parties de l’Europe, faisait la loi et formait comme un état dans l’état. Nulle part érudits ou littérateurs ne trouvaient un emploi plus brillant, on peut presque dire plus normal, de leur savoir ou de leur talent. Leur fortune n’y dépendait pas du caprice d’un prince plus ou moins ami des lettres : ils entraient comme rouages essentiels dans une organisation qui dominait le monde. Se distinguaient-ils par la vivacité ou l’élégance de leur plume, ils avaient leur place marquée parmi les secrétaires apostoliques, dans cette phalange qui compta à l’époque de la renaissance tant de libres esprits : Coluccio Salutato, le Pogge, Léonard Bruni, Antoine Loschi, Flavio Biondo, Maffeo Vegio, Jean Aurispa, Giannozzo Manetti, Pietro Candido Decembrio, Æneas Sylvius Piccolomini, Laurent Valla, George de Trébizonde, Léonard Dati, Mathieu Palmieri, Bembo, Sadolet. Brillaient-ils par leur éloquence, ils étaient tour à tour appelés à remplir les fonctions d’ambassadeur ou à prendre part aux joutes oratoires, qui, grâce aux exigences du cérémonial pontifical, se renouvelaient presque chaque semaine. L’éloquence, c’était bien le genre de mérite que les humanistes se flattaient de posséder au suprême degré, celui que leurs contemporains admiraient chez eux avec le plus de docilité. Ces virtuoses de la parole s’essayaient sans embarras dans les matières les plus diverses : discours de bienvenue, sermons, oraisons funèbres. Enterrait-on un prélat, c’était à eux qu’incombait la tâche, rémunérée en belles espèces sonnantes, de louer le défunt du haut de la chaire ; c’étaient eux encore qui, aux grandes fêtes, pour peu qu’ils eussent un semblant de tonsure, prêchaient dans la chapelle du pape. Se sentaient-ils au contraire de la vocation pour une existence plus contemplative, l’université romaine, la bibliothèque du Vatican, sans parler des innombrables bénéfices qui étaient à la nomination du pape, leur offraient un asile assuré ; ils y trouvaient l’otium cum dignitate, que l’étude des anciens leur avait rendu si cher. Il serait difficile de décider qui a le plus gagné à cet échange de bons offices, les protecteurs ou les protégés. Était-ce donc si peu, pour les chefs de l’église, que d’avoir à leur disposition des hommes également prêts à rédiger une consultation politique, à prendre quelque puissant souverain dans les filets de leur éloquence, à appeler la chrétienté à la croisade, à lancer une invective contre un antipape ?

Au moment de l’avènement de Sixte IV, tout semblait favoriser l’ambition du nouveau pape, brûlant de ravir à Florence la primauté littéraire dont elle se montrait si fière. Grâce aux efforts de ses prédécesseurs, grâce aussi à l’attraction exercée par la Ville éternelle sur tant d’esprits amoureux de l’antiquité, la colonie d’érudits groupés autour de la papauté comptait un grand nombre de personnages éminens. Il fallait avant tout la compléter, l’organiser ; Siste n’y manqua pas. Trois Grecs célèbres représentaient la littérature et la philosophie helléniques : le cardinal Bessarion, qui mourut d’ailleurs bientôt après ; Théodoro Gaza, de Salonique, et George de Trébizonde. Une chaire ne tarda pas à être offerte à un de leurs compatriotes, Jean Argyropoulos, de Constantinople. C’était une victoire remportée sur les Médicis, au service desquels Argyropoulos avait été longtemps attaché. Le nouveau venu obtint un vif succès ; il eut la gloire de compter parmi ses élèves un des plus célèbres humanistes de l’Allemagne, Jean Reuchlin, qui longtemps après parlait encore avec respect des conférences d’Argyropoulos sur Thucydide. Un littérateur florentin de mérite, Barthélémy Fontius, obtint également une chaire à l’université de Rome. Mais Sixte avait des visées plus hautes ; il rêvait la conquête du prince de la philosophie neo-platonicienne du savant illustre dont les écrits jetaient alors un éclat incomparable sur Florence. C’eût été du coup ériger Rome en capitale intellectuelle de l’Italie. De nombreux cardinaux appuyèrent ses démarches ; elles restèrent sans résultat. Marsile Ficin avait trop d’obligations aux Médicis pour se séparer d’eux. Mais il tint à montrer, en cette occasion, qu’on pouvait être à la fois philosophe profond et plat courtisan. On se demande, en lisant sa réponse, qui des deux est le plus digne de pitié, de l’écrivain qui pousse si loin l’adulation ou du mécène qui accepte des éloges si outrés. Nous traduisons aussi littéralement que possible les effusions lyriques du néo-platonicien florentin : « Tous les peuples de la chrétienté s’écrièrent : Quel est donc celui auquel les élémens obéissent si facilement, devant lequel des astres s’inclinent. C’est certainement le vicaire légitime du Christ très clément, qui, en possession des clés de son maître, vient, à l’époque fixée, de fermer les portes des temples de Janus et de Pluton. Sixte, ce sublime phénix de la théologie, maître souverain de la forteresse élevée par Pallas, y rend des oracles divins. Chantons un cantique nouveau en l’honneur de Sixte. »

L’enseignement donné par Philelphe, le plus célèbre des humanistes appelés par Sixte à son université, ne fut pas aussi fécond que l’aurait été celui d’un Marsile Ficin, mais il jeta pour le moins autant d’éclat. A la fois poète et philologue, historien et philosophe, maniant avec une égale facilité le grec et le latin. François Philelphe savait, pendant un demi-siècle, étonné l’Italie par la variété de ses connaissances, par l’élégance de son style, mais aussi par une vanité et une violence dépassant toutes les bornes. Je me trompe ; il y avait chez lui un défaut encore plus grand, c’était la cupidité ; il précède et annonce l’Arétin, joignant, comme lui, une effronterie sans nom à un incontestable talent, et mettant à contribution les souverains de l’Europe entière, depuis le bon roi René jusqu’à Mahomet II, auquel il demanda la liberté de sa belle-mère et de ses belles-sœurs et qui, par une condescendance surprenante chez le farouche conquérant de Constantinople, fit droit à sa requête sans vouloir accepter de rançon. Le système d’exploitation inventé par Philelphe admettait, tout comme celui de l’Arétin, les artifices les plus divers, la menace aussi bien que la flatterie. Philelphe n’était pas moins éclectique en matière de rémunération ; il acceptait avec un égal empressement l’argent, les vêtemens, les comestibles. Tantôt il sollicite, sous forme de prêt, cinquante ducats destinés à compléter la dot de sa fille, tantôt il presse un grand seigneur, qui lui a envoyé du drap écarlate pour un manteau, de lui donner aussi des fourrures pour le doubler ; il craindrait, lui écrit-il, de l’offenser en les demandant à un autre. Ses requêtes restent-elles sans réponse, il éclate en reproches, puis, après une nouvelle mise en demeure, il dirige contre les récalcitrans les traits les plus acérés.

La connaissance du grec, tel avait été le point de départ de la fortune de Philelphe. Que ne faisait-on dans ce temps pour l’amour du grec ! De même que ses compatriotes Guarino de Vérone et Jean Aurispa, Philelphe n’avait pas hésité à s’embarquer pour Constantinople, afin d’y puiser à la source même les élémens de cette langue mystérieuse dont tant d’humanistes italiens, à commencer par Pétrarque, avaient été réduits à admirer de confiance les chefs-d’œuvre. Il y fit des progrès rapides et gagna l’amitié d’un savant riche et célèbre, Jean Chrysoloras, qui lui donna sa fille en mariage. Sa réputation l’avait précédé dans sa patrie. Aussi lorsqu’il revint, au bout de quelques années, portant la barbe à la mode grecque, accompagné de sa belle et jeune épouse, vêtue du costume national, et suivi de caisses contenant des manuscrits, plusieurs universités italiennes se disputèrent-elles le brillant représentant de l’hellénisme. Il opta pour Florence. Son enseignement y obtint un succès éclatant et marqua véritablement une ère nouvelle. Les maîtres les plus éminens, et parmi eux deux futurs papes, Nicolas V et Pie II, s’assirent au pied de sa chaire. Mais Philelphe avait une trop haute opinion de lui-même pour que la naïve expression de sa supériorité n’indisposât pas à la longue ses auditeurs, dont plusieurs, il l’oubliait, étaient ses pairs. Désertion de ses cours naguère si suivis, insinuations malveillantes, critiques plus ou moins acerbes, tels furent les premiers symptômes du mécontentement général. La lutte prit rapidement des proportions épiques. Le Pogge lança contre Philelphe ses immortelles Invectives ; Philelphe riposta pas ses satires, dont les hexamètres, artistement ciselés, faisaient des blessures non moins cruelles. Jetons un voile sur ces turpitudes. Le monde littéraire n’a plus assisté depuis lors à un débat aussi scandaleux. La politique se mit de la partie. Lors de la conjuration des Albizzi, qui réussirent, pour un moment du moins, à enlever le pouvoir aux Médicis, Philelphe demanda hautement la tête du principal vaincu, Cosme, le père de la patrie, l’allié de ses ennemis. Un humaniste osant se poser en adversaire d’un chef d’état, n’était-ce pas un signe des temps ? Cosme fit-il réellement à Philelphe l’honneur de soudoyer un spadassin chargé de l’assassiner ? On l’a répété si souvent qu’il faut bien le croire. Ce qui est certain, c’est que, après le retour des Médicis, Philelphe se réfugia auprès des Siennois, les ennemis héréditaires des Florentins, et occupa pendant plusieurs années une des chaires de leur université. Plus tard, brûlant de se signaler sur un plus vaste théâtre, il obtint d’être appelé à Milan. Sans s’intéresser aux lettres, le dernier des Visconti, un des tyrans les plus odieux du XVe siècle, n’était pas indifférent au lustre qu’elles pouvaient jeter sur son règne. Philelphe était célèbre ; il n’en fallut pas davantage pour lui gagner la bienveillance du prince lombard. Milan devint désormais pour lui comme une seconde patrie. Il ne négligeait pas pour cela les autres souverains de la péninsule ; son voyage à Rome et à Naples fut une longue suite d’ovations. Le pape Nicolas V, apprenant son passage dans sa capitale, donna l’ordre de l’amener immédiatement devant lui, l’accabla de caresses, et de son propre mouvement lui fit don de 500 ducats d’or ! À Naples, le roi Alphonse le créa chevalier et le couronna poète. L’avènement de Pie II, si célèbre parmi les humanistes sous le nom d’Æneas Sylvius Piccolomini, fit tressaillir d’allégresse les savans de l’Italie entière et surtout Philelphe, qui, à Florence, avait compté le nouveau pape parmi ses auditeurs. Les illusions ne furent pas de longue durée. Pie II connaissait trop bien la vanité et la cupidité de ses confrères pour leur prodiguer ses faveurs. Il se contenta de décerner à son ancien professeur le titre de muse attique : attica musa, et de lui accorder une pension de 200 ducats, qui ne fut d’ailleurs payée que pendant un an. Il faut lire dans le recueil épistolaire de Philelphe ses remercîmens enthousiastes, auxquels succédèrent bientôt des doléances sur le retard apporté au règlement de la pension. Les doléances étant restées sans effet, l’humaniste éclata en menaces ; celles-ci, à leur tour, n’ayant pas produit le résultat espéré, il se livra contre le pape aux invectives les plus grossières. Lorsque Pie II mourut, après un pontificat de quatre ans, Philelphe, comme un autre Démosthène, poussa des cris d’allégresse et remercia publiquement le ciel d’avoir délivré la chrétienté d’un tyran si odieux. L’indignation fut grande à la cour de Rome. Le collège des cardinaux écrivit au duc de Milan pour réclamer un châtiment exemplaire, et l’humaniste fut conduit en prison comme un vulgaire malfaiteur.

Averti par l’exemple de son prédécesseur, Paul II se garda bien de s’aliéner un si fougueux satirique. Mais il ne commit pas la faute de l’appeler à Rome, sachant à combien d’ennuis l’exposerait sa présence. Philelphe cependant avait toutes sortes de raisons pour souhaiter un changement de position. Les Sforza avaient succédé aux Visconti, et ils lui faisaient attendre ses appointemens pendant des années entières. A un moment donné, il se vit réduit à mettre en gage ses habits à la banque des Médicis. Aussi salua-t-il avec enthousiasme la nouvelle de l’avènement de Sixte IV. A peine couronné, celui-ci reçut, outre une longue épître, deux élégies de cinquante vers chacune, l’une en grec, l’autre en latin, dans lesquelles Philelphe l’exhortait à la croisade contre les Turcs. Le pape semble avoir été sensible à ces témoignages de sympathie ; il répondit par un bref rédigé dans les termes les plus flatteurs et exprima le désir de voir Philelphe se fixer auprès de lui. Ce n’était peut-être là qu’une simple formule de politesse ; mais Philelphe avait tout intérêt à prendre l’invitation au sérieux. A partir de ce moment, il n’y eut plus de prélat influent qu’il n’assiégeât de ses sollicitations.

Le pape, cependant, était absorbé par de plus graves soucis, et les négociations traînèrent en longueur. Plusieurs fois, découragé, l’humaniste se tourna vers d’autres villes. Oubliant que dans sa jeunesse il avait prodigué les injures les plus odieuses à Cosme de Médicis, il pria humblement son petit-fils, Laurent le Magnifique, de lui procurer une chaire à l’université de Pise. Ici encore ses démarches restèrent sans résultat. En désespoir de cause, il résolut, pour triompher de l’indifférence du pape, d’employer une tactique qui lui avait plus d’une fois réussi : l’adulation ayant été impuissante, il recourt d’abord aux plaintes, puis aux insinuations, enfin aux menaces. Rien de plus curieux que cette gradation ; on peut la suivre dans les lettres adressées aux différens protecteurs que l’humaniste comptait à la cour pontificale. Au mois de septembre 1/473, il écrit au cardinal Ammanati : « J’espérais que le sort des savans s’améliorerait sous Sixte IV, homme versé dans l’étude de la philosophie, et qui possède les connaissances les plus distinguées. Ce n’est pas en effet de ceux qui n’ont ni science, ni talent qu’il faut attendre quelque chose. Mais nous en sommes réduits, je le vois bien, à souhaiter que Paul II ressuscite ; avec lui il n’était pas nécessaire de mentir. Je me contiens, pour ne pas écrire de nouveau des satires, » Aai mois de mai de l’année suivante, autre lettre au cardinal de Novare : « Vous me demandez ce que je fais ; j’ai recommencé à composer des satires. Chez vous, on me l’affirme, les Muses, pour retrouver un asile, sont condamnées à attendre le retour du saint et savant pape Nicolas V. Ne sait-on pas, en effet, que nul n’aime ce qu’il ne connaît point ? » Quelques semaines plus tard, l’attaque se dessine. Philelphe insiste d’abord sur les services rendus par Nicolas V, qui fit traduire tant d’ouvrages grecs. « Si ses successeurs, ajoute-t-il, avaient suivi son exemple, notre siècle pourrait rivaliser avec l’antiquité. Mais Sixte IV, tout entier à la théologie et à la philosophie, méprise les autres facultés, ou plutôt les ignore. Pour comble de malheur, il partage contre le Mammon les préjugés des frères mineurs, et craint d’y toucher. De peur d’être accusé de prodigalité, il affecte la parcimonie. » Une lettre adressée au cardinal de Mantoue contient des épigrammes encore plus mordantes : « Que Sixte imite le Christ en tout, sauf dans son amour de la pauvreté ; qu’il admette un mode de rémunération différent de celui auquel nous pouvons prétendre dans l’autre monde. » L’orage grondait sur la tête du pape, il allait éclater. Sixte ouvrit les yeux à temps et accorda aux menaces ce qu’il avait refusé aux prières.

Quelles que fussent la vanité et l’avidité de Philelphe, la générosité du pape dépassa son attente : il lui accorda un traitement de 600 ducats, auxquels, vinrent s’ajouter dans la suite 200 ducats pour une charge de secrétaire apostolique, soit au total, au cours actuel de l’argent, une quarantaine de mille francs par an. L’humaniste porta aux nues la magnificence de celui dont il avait, quelques semaines auparavant, si aigrement raillé la lésinerie, et ne négligea rien pour faire honneur à son mécène. De tout temps, il avait mené le train d’un grand seigneur plutôt que celui d’un savant. À son retour de Constantinople, alors qu’il n’était encore qu’un simple débutant, sa maison, se composait déjà de deux domestiques et de quatre servantes. Plus tard, à l’époque même où il se plaignait le plus amèrement de sa détresse, il avait six chevaux dans son écurie. Il n’eut garde, aux approches de la vieillesse, de modifier ses habitudes : nous en avons la preuve dans la lettre par laquelle il donna carte blanche à un de ses amis pour lui louer, à Rome, une maison commode et agréable. « Jamais, ajoute-t-il,.l’avarice n’a trouvé place dans mon cœur ; aujourd’hui j’en suis arrivé à ne plus la connaitre, même de nom. »

À des besoins aussi développés correspondait une rare puissance de travail. Quel professeur moderne ne déclarerait pas irréalisable le programme que Philelphe s’était imposé à Florence et qu’il mit sans doute aussi en pratique à Rome ? Tous les jours quatre conférences ordinaires (sur les Tusculanes et sur une des productions oratoires de Cicéron, sur la première Décade de Tite-Live et sur l’Iliade) ; puis les conférences extraordinaires, qui comprenaient, outre l’explication des comédies de Térence, de certaines lettres de Cicéron, de la Politique de Xénophon et de la Guerre du Péloponèse de Thucydide, l’enseignement de la philosophie et des exercices pratiques. Si l’on ajoute à ce travail régulier, obligatoire, les innombrables productions poétiques et historiques de Philelphe, sa correspondance avec les savans de l’Europe entière, on se demande si les jours n’avaient pas alors plus de vingt-quatre heures.

L’accueil que le pape fit à Philelphe était de nature à augmenter encore la reconnaissance et l’enthousiasme du nouveau citoyen de Rome. Sixte ne souffrit pas qu’il s’agenouillât devant lui, ni même qu’il se découvrît : il le prit par la main et répondit à son discours dans les termes les plus flatteurs. Il lui assigna en outre une place des plus honorables dans les cérémonies pontificales : l’humaniste eut rang immédiatement après les ambassadeurs des puissances étrangères. Pour qui connaît le rôle que les questions d’étiquette et de préséance jouaient à la cour de Rome, il est facile de juger de l’émotion du monde officiel. C’était une révolution opérée en faveur de la littérature.

Les premières lettres de Philelphe forment une suite de dithyrambes en l’honneur du pape, de la papauté, de Rome, des Romains. Une surtout, parmi celles qui ont été publiées par Rosmini, mérite une mention particulière : c’est celle où Philelphe célèbre la liberté qui règne dans la Ville éternelle : incredibilis quœdam hic libertas est. Est-ce là une de ces hyperboles qui coûtaient si peu aux humanistes, ou bien Philelphe a-t-il, par exception, exprimé une idée vraie ? Une étude impartiale des faits prouve que le voisinage de la cour pontificale constituait réellement une sorte de garantie pour tous ceux qui tenaient une plume. On n’avait pas à y redouter le zèle maladroit, l’ignorance prétentieuse des tribunaux ecclésiastiques de la province, toujours à l’affût des hérésies, et si prompts à allumer le bûcher pour le moindre écart de parole ou de pensée. A l’époque même où s’organisait à Arras une persécution tristement célèbre, les humanistes agitaient librement dans la capitale du monde catholique des questions bien autrement dangereuses pour la foi. Il y a toujours avantage à se trouver en présence d’hommes d’esprit. Sixte en était un : il le prouva bien lorsqu’on lui rapporta que certain prédicateur l’avait attaqué en chaire avec la dernière violence. Ceux qui connaissaient son caractère s’attendaient à le voir éclater : il ne fit que rire de cette preuve d’audace, que le coupable, quelques années plus tard, sous Alexandre VI, eût payée de sa tête.

Comme tant d’autres de ses compatriotes, Philelphe était un enthousiaste doublé d’un sceptique. On ne le vit que trop lorsque, dans l’excès de sa reconnaissance, il dédia à son bienfaiteur la traduction d’un ouvrage grec relatif à de prétendues fonctions religieuses que le Christ aurait exercées chez les Juifs : de Sacerdotio Domini Nostri Jesu Christi apud Judœos. Il avait, disait-il dans la lettre dédicatoire, profité des conférences qu’il faisait en ce moment pour entreprendre cette traduction. Mensonge insigne : le travail remontait à trente ans : il avait été dédié, en 1445, au béat Albert de Sarteano. Mais comme Philelphe ne l’avait jamais publié, il trouva ingénieux d’en tirer de nouveau parti pour obliger un protecteur. C’était payer sa dette sans bourse délier. La fourberie fut-elle découverte ? Toujours est-il que l’humaniste ne tarda pas à être payé en même monnaie. Nous touchons à un des épisodes les plus caractéristiques de la vie littéraire du XVe siècle. Philelphe avait pris possession de sa chaire dans les premiers jours de l’année 1475. Dès le mois de décembre suivant, la guerre avait éclaté entre lui et le trésorier pontifical, Miliaduce Cicada, qu’il traite de vil usurier, turpissimus fœnerator, et compare à Charybde engloutissant tout sans rien rendre. Le crime de Cicada était probablement de ne lui avoir pas payé assez vite ses appointemens. En 1476, nouvelles plaintes, plus vives : Cicada est un homme souillé de tous les crimes ; Philelphe le déclare dans une lettre qu’il charge un de ses amis de remettre au pape, en présence de tous les cardinaux. En 1477, la rage de Philelphe est arrivée à son paroxysme ; il dévoile à Sixte les méfaits de son trésorier, qu’il appelle menteur, coquin, et pis encore. « L’impie Miliaduce, dit-il, se gorge des trésors de l’église ; il s’abandonne aux excès les plus honteux ; il a corrompu la curie, etc. » Mais tous ces crimes n’étaient rien en comparaison de celui dont il s’était rendu coupable envers lui, Philelphe. Le pape avait donné ordre de verser à son professeur favori 200 ducats, qu’on lui devait ; Cicada ne lui en remit que la moitié, et encore étaient-ils tellement rognés qu’à Milan il fallut les céder avec une perte de 16 pour 100.

Le trésorier pontifical était-il si coupable en effet ? Plus que n’importe quel pape, Sixte avait à compter avec les difficultés pécuniaires. Ses constructions civiles et militaires, la constitution de patrimoines pour les membres de sa famille, ses guerres, absorbaient des sommes énormes. De temps en temps aussi, le pape cédait à un caprice coûteux : vers la fin de sa vie, par exemple, il dépensa 110,000 ducats, — environ 6 millions de francs, — pour l’acquisition d’une tiare, il eut beau pressurer ses sujets, créer et vendre des emplois nouveaux, à chaque instant ses. coffres étaient vides. Il recourait alors à un moyen héroïque, bien connu des princes de la renaissance : il mettait son argenterie, ses joyaux en gage, tout comme Philelphe mettait en gage ses habits. Est-il surprenant que, eu égard à des besoins si grands, il cherchât surtout à développer chez les savans et les artistes les vertus qui leur faisaient le plus défaut : la patience, le désintéressement ? Vingt anecdotes nous prouvent combien il mettait de restrictions à ses libéralités, fidèle d’ailleurs aux habitudes des mécènes de son temps, dont la magnificence était si souvent doublée de lésinerie. N’est-ce pas lui qui fit à un confrère de Philelphe, à un professeur de l’université romaine, cette réponse mémorable : « Il est vrai que je vous ai assigné un traitement, mais je ne vous en ai pas garanti le paiement ? » Ce fut lui aussi qui reçut de Théodore Gaza une leçon à laquelle les humanistes de l’Italie entière applaudirent : le savant grec lui ayant dédié la traduction d’un ouvrage d’Aristote, traduction à laquelle il avait travaillé de longues années, Sixte crut le récompenser dignement en lui faisant don de 50 ducats. Le Grec prit l’argent et le jeta dans le Tibre. Philelphe était d’humeur plus vindicative. Il déclara au pape qu’il eût à choisir entre lui et entre Miliaduce. Le trésorier ayant conservé son poste, le professeur quitta le sien et revint se fixer à Milan.

On s’est trop habitué à juger les humanistes d’après Philelphe. Certes, l’outrecuidance jointe à la servilité, la cupidité mêlée d’emportemens sans pareils, étaient des défauts communs à un grand nombre d’entre eux. Nous sommes tout prêt aussi à reconnaître qu’en remettant en honneur certaines idées surannées, ils ont introduit dans la société de leur temps un élément débilitant. Mais de quel droit généraliser ces accusations et condamner en bloc, comme l’a fait M. Voigt, dont l’acerbe critique n’épargne personne[1], un mouvement qui, à tant d’égards, a régénéré notre civilisation ? Que d’exemples honorables ne pouvons-nous opposer à celui d’un Philelphe ! Coluccio Salutato, Victoria de Feltre, Niccolo Niccoli, Giannozzo Manetti, Guarino de Vérone, Fabio Calvo de Ravenne, et bien d’autres encore, ont été de vrais sages, qui ont puisé, dans leur passion de l’antiquité, le culte de la vertu, le mépris des richesses, — épicuriens dans leurs études, stoïciens par leurs mœurs. On ne saurait trop insister sur l’influence bienfaisante provoquée par la lecture des philosophes, des poètes, des historiens de l’antiquité : l’amour de la liberté, le patriotisme, tous les sentimens généreux acquièrent, avec une intensité plus grande, une plus haute portée. Quoi de plus touchant que ce trait si heureusement mis en lumière par M. Burckhardt ? Un jour que le célèbre humaniste florentin. Niccolo Niccoli passait devant le palais du podestat, il aperçut un jeune homme d’une figure si avenante qu’il lui prit fantaisie de causer un instant avec lui. Lui ayant demandé de qui il était fils, le jeune homme répondit : « De messer Andréa de’ Pazzi. » A une nouvelle question sur ses occupations, le jeune homme fit cette réponse : « Je m’occupe de m’amuser : Attendu a darmi buon tempo. » Le vieux philologue éclata en reproches : « Avec une figure comme la tienne, tu devrais avoir honte de ne pas connaître l’antiquité latine, ce serait pour toi le plus bel ornement. Sans elle tu n’arriveras à rien ; tout ton mérite disparaîtra avec la fleur de ta jeunesse. » Ces paroles frappèrent le jeune homme, qui reconnut la justesse des observations de Niccoli ; il s’excusa en disant qu’il ne demandait pas mieux que de s’instruire, pourvu qu’il trouvât un bon professeur. « Je me change de ce soin, » répondit son interlocuteur, et il lui amena en effet un savant très versé dans la connaissance du grec et du latin. Piero de’ Pazzi se mit alors à étudier jour et nuit ; il apprit par cœur dans ses courses de Florence à la villa de Trebbio, toute l’Enéide et un grand nombre de discours contenus dans Tite-Live, devint un ami des savans et un homme d’état remarquable.

A Rome, du temps même de Sixte IV et de Philelphe, un professeur de l’université, un savant considérable, représentait sans ostentation les traditions de noblesse et de vertu, legs de l’antiquité classique. Issu d’une des plus illustres familles du royaume de Naples, les Sanseverino, princes de Palerme, il n’avait pas hésité à renier ses parens, voulant tout devoir à la science, et à changer son nom patronymique contre celui de Pomponius Lætus, sous lequel il a passé à la postérité. Il entreprit, tout jeune, un voyage en Sicile pour y visiter les localités décrites par Virgile ; puis il parcourut l’Europe orientale, regardant à la fois les hommes et les choses, la nature et les monumens. Plus tard, fixé à Rome, il suivit les cours de Laurent Valla, qu’il eut l’honneur de remplacer. L’antiquité ne tarda pas à régner en souveraine dans son esprit ; il l’étudia à la fois en historien, en philologue et en épigraphiste. Il fondait en larmes à la lecture d’un passage éloquent ou à la vue d’une belle ruine. À cette admiration sans réserve pour le passé s’alliaient le mépris de l’argent, la haine de l’envie et de la médisance, l’indépendance des opinions. Pomponius Lætus n’était cependant pas indifférent à la gloire ; il le prouva en sollicitant de Sixte IV l’autorisation de se rendre, au cœur de l’hiver, en Allemagne, pour y recevoir, des mains de l’empereur Frédéric III, la couronne de poète. Les contemporains de Pomponius Læus nous ont tracé le tableau le plus attachant de cette existence presque patriarcale. Ils nous le montrent partageant ses loisirs entre sa maison du Quirinal et sa villa, — une villa bien modeste, véritable « vigne, » comme disent les Romains, — située sur l’Esquilin. Tantôt il s’occupait de l’élève des canards, tantôt il s’appliquait à cultiver son champ d’après les préceptes de Caton, de Varron et de Columelle. La pêche, la chasse aux oiseaux, la lecture de ses poètes favoris, sous de frais ombrages, alternaient avec ces graves soucis agronomiques. Pendant la période scolaire, on voyait tous les matins un petit homme, aux yeux vifs, à l’accoutrement bizarre, se mettre en route pour l’université, dès l’aube, ou même plus tôt encore ; il était si matinal qu’il lui fallait emporter une lanterne pour se guider dans les ténèbres. Mais quelle que fût l’exactitude de Pomponius Læus, ses élèves montraient encore plus d’empressement que lui. Quand il arrivait, la salle était comble. Malheur aux retardataires ! il n’y avait plus de place pour eux. Aussi le professeur mêlait-il à l’explication des auteurs anciens des plaintes contre les Romains modernes, si peu soucieux d’installer leur université dans un palais digne d’elle.

Ces réminiscences, ces aspirations trouvèrent leur expression dans l’Académie semi-littéraire, semi-archéologique, qui eut pour berceau le Quirinal. Pomponius l’organisa sur le modèle des anciens collèges de prêtres et n’hésita pas à se proclamer grand pontife : Pontifex maximus. Les autres académiciens, prenant exemple sur lui, adoptèrent dés noms qui certes ne figuraient pas au calendrier : Callimachus Experiens, Asclépiade, etc., On poussa l’esprit d’imitation jusqu’à remettre en honneur (c’est parodier qu’il faudrait dire) certaines pratiques du culte païen. C’était faire trop bon marché de scrupules avec lesquels la renaissance eut plus d’une fois à compter. Quoique des cardinaux aussi pieux qu’éclairés, Bessarion par exemple, se portassent garans de l’orthodoxie des membres de l’Académie, le pape Paul II crut à un complot et ordonna une enquête. Elle fut sévère. Plusieurs académiciens furent emprisonnés et même mis à la torture. Le château Saint-Ange, pour nous servir de l’expression de l’un d’eux, retentit de gémissemens comme le taureau de Phalaris. A l’époque où nous nous plaçons, l’Académie du Quirinal, réhabilitée, et même officiellement consacrée par privilège impérial, avait, aux applaudissemens de l’Europe, repris ses travaux. Fidèle aux pratiques de son fondateur, elle mêlait les plaisirs de l’esprit à des divertissemens d’un ordre moins relevé. Chaque année, le jour anniversaire de Rome, lors de ces fameuses « feste Palilie », (21 avril), que la Ville éternelle célèbre aujourd’hui encore avec une sorte de respect religieux, Pomponius conviait ses amis, ses élèves à un festin : c’était à qui improviserait avec le plus d’éclat en prose ou en vers.

Ces fêtes, moitié gastronomiques, moitié littéraires, devinrent une des distractions favorites du monde romain. En 1482, l’ambassadeur de Venise offrit aux humanistes fixés sur les bords du Tibre un festin remarquable par la profusion et la délicatesse des mets, et plus encore par l’esprit et l’érudition dont les convives firent preuve. Plus tard un Luxembourgeois, attaché à la cour pontificale, Jean Goritz, acquit une réputation européenne par ses dîners de la Sainte-Anne ; il y réunissait tout ce que Rome comptait d’hommes éminens dans les sciences et dans les lettres. Ce fut chaque fois un déluge de vers ou de discours, tous, naturellement, écrits dans la langue officielle du temps, le latin. Quelques-uns de ces morceaux sont parvenus jusqu’à nous : telle invitation, rédigée par un haut fonctionnaire ecclésiastique, respire une grâce, un enjouement qui n’ont rien à envier à Horace. « Amis, écrit l’un d’eux, en distiques d’une latinité excellente, apportez la gaîté, le sel, les bons mots : la journée de demain doit être consacrée tout entière au plaisir. Et puisque la mort veille à notre porte, buvons, pour que ce long voyage ne nous surprenne pas à jeun. » Sous Léon X, la sévère étiquette dut elle-même plier devant ces innovations, qui n’avaient pas tardé à constituer un véritable besoin. L’héritier des Médicis ne comprenait pas un repas qui ne fût accompagné de la récitation de quelque pièce classique, ou d’improvisations tour à tour spirituelles et érudites. Se doutait-il qu’il devait ces hautes jouissances à l’initiative du pauvre Pomponius Lætus ? Rome a contracté une autre dette encore envers l’ardent champion de la tradition classique. Ce fut Pomponius qui remit en honneur les représentations théâtrales et substitua aux mystères du moyen âge les répertoires de Plaute et de Térence.

Pomponius Lætus mourut comme il avait vécu, laissant à un de ses élèves sa maisonnette du Quirinal, son champ, ses quelques meubles et ses livres. Son dernier vœu ne fut pas exaucé : il avait souhaité d’être enterré dans un sarcophage antique, placé sur la voie Appienne ; mais on jugea plus convenable de lui donner pour sépulture l’église San-Salvatore in Lauro. Ses funérailles n’eurent d’ailleurs rien à envier à celles du plus puissant monarque. Sur l’ordre du pape, — c’était Alexandre VI qui régnait alors, — quarante évêques et d’innombrables fonctionnaires de la cour apostolique assistèrent à la cérémonie. Tous les ambassadeurs étrangers tinrent à honneur d’accompagner à sa demeure dernière ce Romain digne de l’ancienne Rome.

Avec Platina, le bibliothécaire de Sixte IV, nous abordons un autre ordre d’idées. C’était, comme Pomponius, un humaniste élevé dans la plus pure tradition de la renaissance : la volonté de son protecteur fit de lui le biographe des papes. Singulière tâche pour un savant, ne vivant en esprit qu’avec les Grecs et les Romains, que d’être forcé de descendre à l’étude de l’histoire ecclésiastique, de consacrer sa plume à la glorification d’un Siricius, d’un Hormisdas, d’un Theophilactus et autres personnages au nom peu euphonique ! Cette obligation a cependant produit un résultat intéressant. Platina a pris son rôle au sérieux, et il a su donner à son recueil la fermeté et la précision qui font trop souvent défaut dans les écrits si déclamatoires des humanistes de profession. Il a non moins heureusement évité un autre écueil : l’introduction de réminiscences païennes dans un sujet essentiellement chrétien. Sachons-lui gré de cette preuve de tact ; il se distingue par là de plus d’un prélat célèbre, par exemple d’Æneas Sylvius Piccolomini, qui, déjà évêque de Sienne, s’oubliait jusqu’à montrer « les élus buvant le nectar dans l’Olympe, » ou du cardinal Bessarion, qui félicitait Gémiste Pléthon « de s’être envolé vers les cieux dans un séjour d’innocence où il pouvait danser, en compagnie des esprits célestes, la mystique danse de Bacchus. » Quoique les Vies des papes se lisent aujourd’hui encore avec fruit et agrément, Platina s’est conquis des droits bien plus sérieux à la reconnaissance de la postérité par des travaux d’un ordre purement administratif. Il eut l’honneur de présider à l’une des entreprises les plus propres à illustrer le règne de son protecteur, la réorganisation de la bibliothèque du Vatican. Le lecteur nous saura gré de lui donner quelques détails, jusqu’ici inconnus, sur cette œuvre si considérable.

La bibliothèque de Sixte IV était avant tout, les inventaires rédigés par Platina en font foi, une bibliothèque ecclésiastique. La théologie, la philosophie, et la littérature patristiques y occupent la place d’honneur. Sur un ensemble de 2,546 volumes, on ramarque 26 volumes de saint Jean Chrysostome, 28 de saint Ambroise, 27 de Guillaume Durand, 31 de saint Grégoire, 41 de droit canon, 51 de conciles, 51 de saint Thomas, 57 de saint Jérôme, 57 de l’Ancien et du Nouveau Testament, 81 de saint Augustin, 98 de gloses sur la Bible, 190 d’écrivains grecs célèbres et 116 d’écrivains grecs obscurs ayant traité de matières religieuses. Les classiques ne viennent qu’en second lieu : je signalerai parmi eux 14 volumes des œuvres de Sénèque. La poésie latine est représentée par 53 volumes ; la poésie et la grammaire grecques par 70 ; l’histoire latine par 125 ; l’histoire grecque par 59. On compte enfin 49 volumes d’astrologues grecs ; 19 d’astrologues et géomètres latins, 103 de philosophes latins, 94 de philosophes grecs ; 55 volumes de médecine écrits en latin et 14 écrits en grec, à cette époque, où le latin était la seule langue digne d’un homme instruit, il ne faut pas nous étonner de ne rencontrer que de loin en loin un ouvrage écrit en langue vulgaire, dans cette langue que Dante avait illustrée depuis plus d’un siècle et demi. Il serait difficile, je crois, de découvrir dans la bibliothèque de Sixte IV un exemplaire de la Divine Comédie. Quant à Pétrarque, c’est surtout, j’allais dire uniquement, par ses écrits latins qu’il y est représenté.

Le personnel attaché à la bibliothèque était peu nombreux ; il comprenait, outre Platina, trois employés, indifféremment qualifiés de « scriptores, » de « librairii, » ou de « custodes, » et un relieur. En sa qualité de bibliothécaire en chef, Platina recevait 420 ducats par an, soit environ 6,000 francs, au pouvoir actuel de l’argent ; il était en outre logé. Quant à ses quatre subordonnés, ils n’avaient droit chacun qu’à 12 ducats par an ; l’un d’eux, Demetrius de Lucques, était cependant un savant d’un grand mérite et qui arriva plus tard à la célébrité. Telle était la pénurie dans laquelle se trouvaient ces pauvres gens qu’à un certain moment leur chef signala au pape l’état lamentable de l’un d’eux, qui, disait-il, était à moitié nu et grelottait de froid : semi-nudus et algens. Sixte se montra généreux ; il accorda les 10 ducats nécessaires à l’achat d’un vêtement.

Sixte profita-t-il, pour développer sa collection, des ressources offertes par la merveilleuse invention qui vint si singulièrement en aide à la renaissance, l’imprimerie ? Tous ses contemporains, on le sait, ne l’accueillirent pas avec une égale faveur. Le duc Frédéric d’Urbin aurait eu honte, dit son biographe, le libraire Vespasiano, qui lui avait vendu tant de beaux manuscrits, de posséder un livre imprimé. Les envoyés du cardinal Bessarion partageaient ce préjugé : lorsqu’ils virent chez Constantin Lascaris un volume fraîchement sorti des presses, ils se moquèrent de l’invention faite dans une ville allemande, chez les barbares. Pour un grand seigneur, rien n’était en effet plus facile que de se passer d’un procédé dont les avantages devaient surtout être appréciés de la masse du public. Avec de l’argent, on pouvait à cette époque improviser des bibliothèques dont la formation exigerait aujourd’hui de longues années. Cosme de Médicis le prouva bien à ses contemporains. En employant quarante-cinq copistes, il réussit, dans l’espace de vingt-deux mois, à se procurer deux cents ouvrages nouveaux. Quelle est l’imprimerie moderne capable d’un pareil tour de force ?

Si nous en jugeons par le concours prêté aux typographes de Rome par les bibliothécaires de la Vaticane, G.-À. de Bussi, évêque d’Aleria, et après lui Platina, Sixte IV n’a pas dû exclure de sa bibliothèque, d’une manière systématique, les productions de la typographie. Cet art, introduit dans la Ville éternelle vers 1465 par trois Allemands, Conrad Schweinheim, Arnold Pannartz et Ulrick Hahn, y avait pris un rapide développement. Dans l’espace de peu d’années, on avait vu se succéder les principaux ouvrages de Cicéron, de saint Augustin, de saint Jérôme, de saint Cyprien, de saint Léon le Grand, de saint Thomas d’Aquin, de César, de Tite-Live, de Virgile, d’Ovide, de Lucain, de Silius Italicus, de Pline l’Ancien, de Quintilien, de Suétone, d’Aulu-Gelle, de Strabon, de Bessarion (la Défense de Platon), de Denys d’Halicarnasse, la Bible, etc. Ce mélange de noms appartenant les uns à l’antiquité sacrée, d’autres à l’antiquité profane, d’autres encore au XVe siècle, montre quelle était dans le monde romain la variété des goûts, la multiplicité des études. Cependant, là comme dans la bibliothèque du Vatican, l’élément théologique l’emportait visiblement : tandis que les éditions d’auteurs classiques étaient tirées en moyenne à deux cent soixante-quinze exemplaires, au maximum à cinq cent cinquante, le tirage s’élevait pour la Cité de Dieu à huit cent vingt-cinq, pour les Épîtres de saint Jérôme même à onze cents exemplaires. Ces détails nous sont fournis par la supplique très curieuse que les imprimeurs adressèrent à Sixte peu de temps après son avènement. Ils y exposent leur pénurie, montrent leur maison ployant sous le poids des volumes, mais dépourvue des choses les plus nécessaires à la vie, et sollicitent des subsides que le pape ne semble pas s’être empressé de leur accorder. Sixte n’en bénéficia pas moins d’une entreprise qui contribua beaucoup à illustrer son règne : en 1474, paraissait à Rome, par les soins du poète romain Nicolas Valle, la première traduction d’Homère. Les poésies de Pétrarque, l’Italia illustrata et la Roma instaurata de Flavio Biondo, virent également le jour vers cette époque[2].

Grâce à des savans de la valeur de Philelphe, de Pomponius Lætus, de Platina, auxquels il faut ajouter, pour l’époque qui nous occupe, les historiens Gaspard de Vérone, Mathieu Palmieri, de Pise, le philosophe Domitien Calderini, les poètes Porcellio, de Naples, Aurèle Brandolini, de Florence le mathématicien Lucas Pacioli, auquel sa liaison avec Léonard de Vinci a valu l’immortalité, Rome devint rapidement un des principaux foyers intellectuels de l’Europe. C’est de son université que sortirent Aide Manuce, un des princes de l’hellénisme, et Jérôme Balbi, qui eut l’honneur d’être appelé à l’Université de Paris. Les étrangers, les oltremontani, eux-mêmes se pressaient dans cette nouvelle Athènes. Le savant historien de la ville de Rome, M. Gregorovius, a cherché, avec une prédilection facile à comprendre, quels étaient du temps de Sixte, ceux de ses compatriotes qui furent mêlés à ce mouvement scientifique si remarquable. Citons d’abord l’astronome Jean Müller, de Kœnigsberg en Franconie, qui, après un premier séjour fait à Rome, auprès de Bessarion et marqué par une polémique violente avec George de Trébizonde, revint, sur l’invitation de Sixte IV, pour corriger le calendrier, mais mourut au bout d’un an. Jean Wessel, de Groningue, qui s’était rendu en Italie pour apprendre le grec, semble avoir également séjourné quelque temps dans la Ville éternelle ; il s’y trouvait au moment de l’avènement de Sixte, avec lequel il était lié. Aux offres de service du nouveau pape il répondit en le priant d’exercer son ministère en vrai pasteur et en lui demandant pour toute faveur de lui faire don d’une Bible en grec et en hébreu, conservée à la Vaticane. Le Nurembergeois Laurent Behaim passa la plus grande partie de son existence à Rome, où il remplissait les fonctions de maestro di casa du cardinal Borgia, le futur Alexandre VI ; il y forma une collection d’inscriptions qui se trouve aujourd’hui à la Bibliothèque de Munich, parmi les papiers de son compatriote Schedel. Peut-être celui-ci, l’ami de Durer, a-t-il également visité Rome à cette époque. On sait du moins qu’il fréquenta, de 1463 à 1466, les cours de l’Université de Padoue et qu’il ne retourna à Nuremberg qu’en 1480. Nous avons un renseignement plus précis sur les pérégrinations de Conrad Peutinger, que sa publication de la carte des routes du bas-empire devait rendre si célèbre ; il nous apprend lui-même qu’il reçut à Rome les leçons de Pomponius Lætus. Si nous rappelons, à côté de ces noms, celui de Reuchlin, que nous avons déjà rencontré parmi les élèves d’Argyropoulos, le lecteur ne fera pas difficulté de reconnaître que Rome était devenue une arène internationale. Sixte s’applaudit sans doute de ce succès ; il aurait dû s’en effrayer. De composition moins facile que leurs confrères italiens, les humanistes allemands n’entendaient pas s’arrêter à la limite qui sépare la science de la foi. Si Reuchlin, par de certains côtés, est encore un champion de la renaissance, par d’autres il est aussi un des précurseurs de la réformation.


III

En Italie, et à Rome plus que partout ailleurs, pendant le XVe siècle, le rôle d’un Mécène était double, vis-à-vis de l’art comme vis-à-vis de la littérature : d’un côté, sauver ou mettre au jour les monumens de l’antiquité classique ; de l’autre, favoriser l’éclosion de chefs-d’œuvre nouveaux. On sait avec quel enthousiasme, en ce qui concerne les sciences et les lettres, les souverains de la renaissance se sont dévoués à la première de ces tâches : les bibliothèques de Naples, de Rome, d’Urbin, de Florence, de Pavie et de tant d’autres capitales rendront à tout jamais témoignage de leurs efforts. Mais on a le regret de constater qu’ils n’ont pas rempli leur mission avec la même ardeur vis-à-vis de cette autre face, non moins brillante, de la civilisation antique, les monumens de l’art. Proclamons-le bien vite : le caprice individuel n’a été pour rien dans cette différence d’attitude ; ils obéissaient à un préjugé général. Aussi bien que l’art, l’archéologie était en retard sur la littérature. En dehors de quelques initiateurs généreux, Nicoolo Nicolli, le Pogge, Cyriaque, d’Ancône, la plupart des humanistes n’éprouvaient qu’indifférence pour les vestiges de l’architecture ou de la sculpture romaines ; les textes étaient tout à leurs yeux ; ils ne daignaient consulter les marbres, les médailles, les gemmes qu’autant qu’ils leur fournissaient un renseignement historique, et encore ne tardèrent-ils pas à trouver que c’était chercher bien loin, acheter bien cher des informations souvent précaires. La place que ces investigations occupent dans les écrits du XVe siècle diminue de génération en génération. Ce sera l’honneur des Médicis d’avoir compris que le musée doit être le complément de la bibliothèque, et d’avoir assigné une place aux marbres à côté des manuscrits. Poussés, d’un côté, par des savans tels que ceux dont nous avons tout à l’heure prononcé le nom, de l’autre par des artistes tels que Donatello et Brunellesco, ils ont formé une collection d’antiques qui ne tarda pas à devenir la première de l’Italie et qui jeta un éclat incomparable sur leur palais de la Via Larga, véritable école de la renaissance florentine.

À Rome, pendant tout le XVe siècle, ces deux tendances paraissent inconciliables. Un pape se distingue-t-il par son amour pour la littérature arctique, on peut affirmer d’avance qu’il négligera les monumens ; s’attache-t-il, au contraire aux monumens, c’est que la littérature n’a pas d’attraits pour lui. Paul II notamment fit des efforts surhumains pour fonder dans son palais de Saint-Marc un musée d’antiques sans rival, tandis que l’accroissement de la bibliothèque du Vatican fut le moindre de ses soucis. Éblouis par les inscriptions pompeuses dans lesquelles Sixte IV, si familiarisé avec les secrets de la mise en scène, célébrait jusqu’à la moindre de ses fondations, quelques historiens modernes ont cru voir en lui le champion, le restaurateur de Rome antique. Ils ignoraient qu’avant lui, Paul II s’était occupé avec une vive sollicitude de plusieurs des monumens les plus précieux de sa capitale, les arcs de triomphe, les colosses du Quirinal, la statue équestre de Marc Aurèle. Nous pouvons ajouter que Sixte, en fondant le musée du Capitole, ne fit également que suivre la voie inaugurée par son prédécesseur. Les huit ou dix statues exposées par son ordre étaient bien peu de chose en comparaison des trésors réunis par ce dernier. Mais l’habile della Rovere ouvrit sa collection au public, tandis que Paul II garda la sienne pour lui et pour quelques intimes. Si nous mentionnons encore le bref par lequel Sixte défendit l’exportation des marbres antiques, nous aurons épuisé la liste des mesures de conservation à porter à son actif. Il préludait par cet acte antilibéral à la longue série de règlemens prohibitifs, par lesquels l’Italie et la Grèce, seules parmi les nations civilisées, ont cherché à s’assurer la possession exclusive des œuvres d’art nées sur leur sol.

Examinons maintenant le revers de la médaille. Quelle indifférence pour l’antiquité, toutes les fois que la vanité du pape n’est pas directement en jeu ! Il ouvre le musée du Capitole, mais disperse celui du palais de Saint-Marc ; il achève la restauration de la statue de Marc Aurèle, mais démolit une demi-douzaine de temples ou d’arcs de triomphe ; il défend l’exportation des marbres, mais autorise ses architectes à chercher dans les ruines les matériaux nécessaires aux constructions nouvelles. Ces accusations demandent à être appuyées de preuves. Et tout d’abord, en ce qui concerne le musée de Saint-Marc, des documens nouvellement découverts forcent de reconnaître que la responsabilité de Sixte est excessivement grave. Il donna ou vendit à Laurent le Magnifique, outre des bustes d’Auguste et d’Agrippa, une grande partie des camées ou intailles réunis par Paul II : nous retrouvons notamment, dans l’inventaire de l’amateur florentin, la fameuse calcédoine représentant l’Enlèvement du palladium. Passe encore d’avoir sacrifié d’un cœur si léger l’héritage artistique de Paul II : entre les mains de Laurent de Médicis, ces trésors devaient être en sûreté, et l’Italie n’en serait pas privée. Mais comment justifier la conduite de Sixte vis-à-vis des ruines vénérables qui couvraient sa capitale ! Ses victimes sont innombrables, et le long martyrologe de Rome antique enregistre son règne comme un des plus néfastes. Dès le 17 décembre 1471, un bref autorisait les architectes de la bibliothèque Vaticane à faire partout des fouilles (effodene) pour se procurer les pierres nécessaires. Le bref ne dit pas où ces carrières devront être établies, mais il est facile de suppléer à son silence. Les entrepreneurs se seront bien gardés de faire venir à grands frais les travertins de Tivoli et les marbres de Carrare, lorsque Rome même leur offrait tant de superbes blocs, qu’il ne s’agissait que de retirer des fondations des édifices antiques. On ne tarda pas à s’attaquer aux édifices encore debout : le Colisée fournit les matériaux nécessaires à la construction du pont Sixte ; le pont d’Horatius Coclès ceux qui étaient nécessaires à la fabrication des boulets de canon. Le temple d’Hercule, sur le forum boarium, l’arc de triomphe situé près du palais Sciarra Colonna, furent rasés au niveau du sol, et qui sait quel chef-d’œuvre antique disparut pour faire place aux bastions de la Porte du Peuple ?

Les crimes commis par Sixte contre Rome antique ne pouvaient se racheter que par les services rendus à Rome moderne. A cet égard, hâtons-nous de le proclamer, son œuvre est prodigieuse ; on reste saisi d’admiration devant l’immensité de ses efforts. Et encore n’est-ce pas à Rome seule que profite cette activité, j’allais dire cette fièvre ; toutes les villes de l’état pontifical et jusqu’à des cités lointaines, Savone, Avignon, se couvrent par ses soins ou par ceux des siens de monumens splendides ; partout il s’efforce de légitimer sa fortune par le luxe de ses fondations et d’assurer à son nom une durée éternelle.

Sans doute, l’œuvre de Sixte n’offre pas la distinction, l’élévation qui caractérisent celle de Nicolas V, d’impérissable mémoire. Il n’a pas eu, comme celui-ci, l’honneur de concevoir la réédification de Saint-Pierre, ni même, comme Paul II, celui d’avoir poursuivi ce travail gigantesque. Ce qui le distingue, c’est son esprit éminemment pratique. Il a eu la sagesse de n’aborder que des entreprises dont la réalisation ne dépassait pas les forces d’un homme, et le bonheur de régner assez longtemps pour les mener à fin. Les travaux d’édilité l’intéressent autant que les hautes créations architecturales. Il ne lui suffit pas d’avoir élevé la chapelle Sixtine, Sainte-Marie du Peuple, Sainte-Marie de la Paix, l’hospice du Saint-Esprit, d’avoir restauré et embelli vingt basiliques, il met autant d’amour-propre à reconstruire le pont du Janicule, à rétablir les aqueducs de la fontaine Trevi, à paver les rues boueuses, à ouvrir de nouvelles avenues. Grâce à lui, de grandes artères régulières remplacent ce dédale de ruelles dont certains quartiers de Rome nous offrent aujourd’hui encore le pittoresque, mais désolant tableau ; une rue relie directement le pont Saint-Ange au Vatican ; d’autres sillonnent le champ de Mars. Les efforts de ses successeurs aidant, Rome, la ville irrégulière par excellence, ne tarde pas à posséder d’immenses voies de communication dont l’alignement ne laisse rien à désirer : le Corso, la via Giulia, Ripetta, la Longara.

Dans ces entreprises, on est en droit de l’affirmer, Sixte fit preuve de plus d’ardeur que de critique, de plus de magnificence que de goût. Si l’ensemble de son œuvre force l’admiration, que de réserves à faire quand on en examine les détails ! Peu lui importait que ses architectes fussent des hommes supérieurs ; l’essentiel à ses yeux était qu’ils allassent vite. Aucun des maîtres qu’il appela auprès de lui ne brilla au premier rang. Baccio Pontelli, auquel le père de l’histoire de l’art, Vasari, a attribué la presque totalité des constructions élevées sous ce pontificat, ne fut employé, en réalité, qu’en qualité d’ingénieur militaire ; Giuliano du San Gallo, encore moins bien partagé, fut tenu à l’écart. Quant aux autres architectes, dont les registres conservés dans les archives romaines viennent de révéler les noms, c’étaient des artistes laborieux et intelligens, mais dénués d’originalité et sans puissance créatrice. Si, après avoir passé, en revue les chefs-d’œuvre dont s’enorgueillissaient dès lors plusieurs villes italiennes, la chapelle des Pazzi et le palais Ruccellaï à Florence, le temple de Saint-François à Rimini, le palais ducal d’Urbin, on examine les églises et les palais élevés par Sixte IV, on ne peut se défendre d’un certain sentiment de commisération. Que nous sommes loin de l’ampleur et de la pureté qui distinguent les monumens dus aux Brunellesco, aux Alberti, aux Luciano du Laurana ! Combien les lourds piliers octogones des Saints-Apôtres, combien les façades si maigres et si pauvres de Sainte-Marie du Peuple et de Saint-Augustin, combien les formes hybrides de la chapelle Sixtine ne le cèdent-elles pas à ces libres et fortes interprétations de l’antiquité ! Leurs auteurs, les Meo del Caprina, les Giacomo du Pietrasanta, les Giovannino de’ Dolci, noms qui, après un oubli de quatre siècles, paraissent de nouveau à la lumière, se sont contentés d’appliquer les découvertes de leurs prédécesseurs, renonçant à pousser plus loin dans la voie que ceux-ci ont ouverte. Gardons-nous bien d’ailleurs d’accuser l’insuffisance de leur talent ; ils obéissaient, à leur insu, à une loi de l’histoire : après chaque effort, après chaque pas fait en avant, — et quel pas gigantesque Brunelleschi et Léon-Baptiste Alberti n’ont-ils pas fait faire à leur art ! — ce n’est pas trop du travail de toute une génération pour consolider les conquêtes des initiateurs, pour les faire passer dans le sang et la chair de la nation. Aux puissantes conceptions synthétiques succède le travail des vulgarisateurs, qui s’estiment trop heureux quand ils ont réussi à perfectionner quelque détail. Il faut respecter ces intermédiaires sans lesquels l’humanité, qui ne va pas vite ; perdrait bientôt de vue les hommes de génie avec leurs rapides évolutions.

Telle a été la tâche qu’ont remplie à Rome, sous le pape dont nous écrivons l’histoire, les quatre ou cinq architectes modestes dont nous venons de prononcer le nom. Ils refoulent de plus en plus le gothique, qui n’avait d’ailleurs jamais jeté de racines profondes sur les bords du Tibre, la vue des sains et robustes monumens de l’antique Rome ayant suffi, à ce qu’il semble, pour préserver les Romains de ces inventions, si contraires au génie de leur race. Aux flèches élancées, avec leurs riches dentelles de pierre, ils opposent la coupole, simple et imposante, dont Brunellesco leur a laissé l’impérissable modèle. On voit s’élever les premiers dômes, aux Saints-Apôtres, à Sainte-Marie du Peuple, à Saint-Augustin, imitations encore bien timides du colosse de Santa Maria del Fiore. Leurs efforts n’auront pas été stériles ; par leurs soins, le terrain sera préparé pour de nouveaux progrès. Tout à l’heure, quand Bramante, après avoir interrogé une fois de plus ces ruines romaines, muettes pour tant d’autres, en aura tiré la plus haute formule du beau, il trouvera sur le trône pontifical un mécène fier d’attacher son nom à ce suprême essor de l’art de bâtir.

L’esthétique d’un côté, la gloriole de l’autre, n’eurent pas seules part au remaniement de la topographie de Rome. La politique y fut pour beaucoup aussi, nous le savons par les contemporains, En 1475, lors de son voyage à Rome, le roi de Naples, Ferdinand, un des diplomates les plus rusés de ce siècle qui en compta tant, conseilla au pape de faire élargir les rues et de faire disparaître les tourelles, balcons, loges et autres avances qui favorisaient si singulièrement les insurrections. « Vous n’êtes pas maître de Rome, lui dit-il, aussi longtemps que de simples femmes pourront, par des projectiles lancés du haut de ces constructions, mettre en fuite vos meilleurs soldats. »

Nous croyons sans peine que ces considérations, absolument étrangères à l’art, déterminèrent dans une large mesure les innombrables travaux de voirie entrepris par Sixte. Tel était l’empire que la raison d’état exerçait sur l’esprit du pape qu’il n’hésitait pas, lorsqu’il le croyait nécessaire, à détruire ce qu’il avait si laborieusement édifié, et à couvrir de ruines des quartiers dont la magnificence faisait, un instant auparavant, son orgueil. Lors des troubles qui signalèrent la fin de son règne, il fit jeter bas les splendides palais des della Valle, malgré les supplications du sacré-collège. L’indignation provoquée par cet acte de vandalisme fut si grand, que le cardinal Piceolomini, voisin des della Valle, quitta sur-le-champ Rome, ne pouvant supporter un pareil spectacle.

Pour triompher, dans le domaine de la sculpture et de la peinture, la renaissance éprouva, surtout à Rome, des difficultés avec lesquelles les architectes n’avaient guère eu à compter. Pendant le XVe siècle, ces deux arts ne purent, au point de vue au style, s’y inspirer qu’indirectement des modèles antiques. Quant aux sujets mêmes empruntés à l’antiquité, ils leur demeurèrent absolument interdits. Les papes étaient de trop bons latinistes pour ne pas se rappeler certains vers dans lesquels le poète nous montre l’âme plus frappée des images que l’œil lui transmet que des sons qui lui sont renvoyés par l’oreille. Passe encore pour des créations éphémères, un décor de théâtre, l’ornementation d’un char de carnaval ; elles disparaissent sans laisser de traces. Mais comment exposer en permanence, aux yeux des pèlerins accourus de toutes les parties de l’Europe, des souvenirs de l’antiquité classique, ou, ce qui revenait au même pour les âmes pieuses, de l’antiquité païenne ? La tentative eût été trop audacieuse. Sixte même, quoiqu’il ne connut guère le scrupule, recula.

Le contraste (on serait tenté de dire la contradiction) est frappant. On proscrit chez les artistes les tendances que l’on favorise chez les humanistes. D’un côté, l’invasion du monde païen, avec ses dieux, ses pompes, ses scandales ; de l’autre, une rigueur qui touche à l’ascétisme. D’un côté, d’innombrables traductions de poèmes grecs et latins, des ouvrages historiques et philologiques consacrés à la glorification du monde gréco-romain, des épopées composées en l’honneur de l’Olympe ; de l’autre, un art tout au service de l’église et qui cherche ses héros parmi les prophètes, les apôtres, les martyrs. On a beau objecter que la ferveur a diminué, que les scènes deviennent de plus en plus profanes ; on a beau découvrir, de loin en loin, un détail de costume, un ornement copié sur quelque bas-relief antique ; l’ensemble de la production artiste n’en tranche pas moins sur la production littéraire contemporaine ; et c’est uniquement à la glorification de la religion que les maîtres éminens recrutés par les souverains pontifes consacrent leur ciseau ou leur pinceau. Quelle différence, à ce point de vue, entre Florence et Rome ! Ici, toute une école condamnée à se mouvoir dans le champ étroit des représentations religieuses ; Là, un horizon ouvert à toutes les fantaisies : la beauté de Vénus, le courage d’Hercule, la vertu de Lucrèce, les hauts faits des ancêtres ; ce sont là autant de thèmes recommandés à la brillante phalange d’artistes groupés autour des Médicis.

Les sujets profanes, même choisis en dehors de l’antiquité, sont rares à Rome pendant la période dont nous nous occupons. Dans leurs relations politiques, les papes, — à commencer par Sixte, toujours en guerre avec ses voisins, — n’oublient jamais qu’ils sont des souverains temporels. Dans leurs rapports avec les artistes, ils ne se souviennent, par un excès de scrupule, que de leur mission apostolique. La fiction est-elle donc plus compromettante que la réalité ? Est-il plus criminel de faire éterniser par la peinture le souvenir d’une victoire que de prendre les armes et de forcer l’ennemi à combattre ? Les Florentins n’éprouvaient pas tant d’hésitations à appeler l’art au secours des passions politiques. Ils le prouvèrent bien à Sixte lors de la conjuration des Pazzi, où Julien de Médicis tomba sous les coups des émissaires du trop vindicatif pontife : non contens de pendre l’un des complices, l’archevêque de Pise, ils le firent peindre par Botticelli sur les murs du Palais-Vieux ; il fallut que le pape lui-même intervînt pour faire effacer cette peinture ignominieuse.

Cette pudeur en matière d’art dura à la cour de Rome jusqu’aux premières années du XVIe siècle. En dehors des Mystères d’Osiris et d’Isis, qu’Alexandre VI, par une inspiration bizarre, fit peindre dans l’appartement Borgia, à côté de légendes tirées du martyrologe, il serait difficile de citer une statue, une fresque, un tableau (les portraits naturellement exceptés), qui n’ait pas pour objet immédiat la glorification de la religion. Alors même que Jules II et Léon X demandèrent à Raphaël de célébrer leurs victoires, ils reculèrent devant la représentation trop directe des faits : c’est sous des allusions plus ou moins transparentes que l’artiste dut cacher l’Expulsion des Français d’Italie (Héliodore chassé du temple), la. Délivrance de Léon X, la Bataille d’Ostie, etc.

L’énumération des sculptures et des peintures commandées pendant le règne de Sixte IV permettra de vérifier cette loi jusque dans ses moindres détails. A la Sixtine, le pape fait peindre d’un côté l’Histoire de Moïse, de l’autre celle du Christ ; dans la chapelle de la Conception, à Saint-Pierre, le sujet indiqué à l’artiste chargé de la décoration, le Pérugin, est le Couronnement de la Vierge. Verrocchio exécute pour la même basilique les statues en argent des Apôtres. Les fresques de l’hospice de Santo Spirito témoignent de préoccupations non moins exclusives. Le récit des miracles qui signalèrent l’enfance du futur pape y occupe plusieurs compartimens. Parmi les actes du pontificat de Sixte, le peintre célèbre tout d’abord la fondation de l’hospice, puis la restauration des églises romaines. L’accueil fait aux différens souverains qui visitèrent les limina apostolorum, la canonisation de saint Bonaventure, la confirmation des privilèges des ordres mendians, forment le sujet d’autres tableaux. Une composition rappelle la victoire remportée sur les infidèles par le cardinal Olivier Caraffa. C’est la seule, pour ce règne si troublé, qui contienne une allusion aux exploits militaires de Sixte ; et encore est-elle consacrée à un souvenir de la croisade, de la guerre sainte. En un mot, si l’on jugeait Sixte d’après l’ensemble de ces fresques, qui sont au nombre de trente-neuf, on croirait que jamais pape n’a exercé plus saintement son ministère évangélique. Les fresques de la bibliothèque du Vatican rentrent elles-mêmes dans la catégorie des sujets sacrés. La célèbre composition de Melozzo du Forli, la nomination de Platina au poste de bibliothécaire, nous montre le pape dans l’exercice du pouvoir pontifical ; on sait, en effet, que, dès l’époque carlovingienne, un bibliothécaire faisait partie du personnel de l’église. A plus forte raison avons-nous le droit de compter parmi les compositions religieuses les portraits des docteurs qui ornaient autrefois la bibliothèque.

Tel est cependant le privilège de la Ville éternelle que Sixte, tout en favorisant les tendances religieuses, a beaucoup fait, à son insu, pour hâter les progrès de la renaissance. En appelant auprès de lui les chefs de l’école florentine, il les mit en présence des splendides restes de l’antiquité, qui occupaient alors encore une si grande place sur les bords du Tibre, et leur révéla tout un monde nouveau. Dans leur patrie, ils n’avaient eu que l’occasion d’étudier les statues, les pierres gravées, les médailles. Ici ils virent se dresser devant eux les merveilles de l’architecture romaine : le Colisée, le Panthéon, les arcs de triomphe, les thermes. Si les Ghirlandajo, les Botticelli, les Filippino Lippi, les Verrocchio enrichirent la Ville éternelle de quelques chefs-d’œuvre nouveaux, que d’enseignement ne tirèrent-ils pas de cette mine inépuisable ! De retour dans leur patrie, ils purent réaliser ces progrès qui aboutirent, peu d’années après, aux triomphes de Léonard, de Michel-Ange et de Raphaël.

Si, dans le choix de ses architectes, Sixte n’a pas fait preuve de cette sûreté de coup d’œil à laquelle on était en droit de s’attendre, en revanche, lorsqu’il s’agit de désigner les sculpteurs et les peintres qui auront l’honneur de travailler pour lui, on ne peut que le féliciter de son discernement. Disons tout de suite que ces sculpteurs ne furent pas nombreux ; l’histoire ne cite parmi eux que deux noms ; il est vrai que ce sont ceux de maîtres, Verrocchio et Pollaiuolo. Quant aux peintres qu’il appela à lui, ils forment légion, et la plupart d’entre eux comptent parmi les premiers que l’Italie possédait alors. A l’exception de Mantegna, retenu à la cour des Gonzague, et de Benozzo Gozzoli, absorbé par la décoration du Campo Santo de Pise, il serait difficile de citer un homme supérieur que Sixte n’ait pas encouragé. Peu lui importaient leurs tendances ; il suffisait pour que, réalistes ou idéalistes, ils eussent droit à sa faveur, qu’ils se distinguassent de la foule par quelque qualité transcendante. Il n’y a certes pas peu de mérite à avoir discerné, au milieu de tant d’artistes distingués, des talens supérieurs tels que Melozzo du Forli, le Pérugin, Pinturicchio, Domenico Ghirlandajo, Botticelli, Filippino Lippi, Signorelli. Quant à leurs collaborateurs, Cosimo Rosselli, Piero di Cosimo, fra Diamante, Antonazzo, si la postérité les a jugés avec une certaine sévérité, ils jouissaient auprès de leurs contemporains d’une grande réputation, qui justifie la confiance dont le pape les honora.

Vis-à-vis des ouvrages eux-mêmes, Sixte ne fit pas preuve, tout nous autorise à l’affirmer, d’un discernement aussi grand. Vasari nous raconte, au sujet de la décoration de la chapelle Sixtine, une anecdote bien caractéristique. A la suite d’un concours ouvert entre les maîtres attachés à cette entreprise gigantesque, le pape décerna le prix au plus obscur d’entre eux, à Cosimo Roselli, parce que ses peintures étaient les plus riches, c’est-à-dire les plus chargées d’or et d’azur. L’examen des fresques de la Sixtine nous révèle, à la charge du pape, une autre erreur tout aussi grave. Désirant, dans ce vaste cycle narratif, multiplier le plus possible les faits (et partant les enseignemens), il induisit les artistes à violer la loi de l’unité d’action et à accumuler dans le même cadre jusqu’à trois ou quatre scènes distinctes. C’est ainsi que, dans l’une des compositions, on voit : à droite, Moïse tuant l’Egyptien ; au centre, Moïse et les Filles de Jethro ; à gauche, Moïse chassant les pasteurs de Madian. Dans une autre, le Christ est représenté quatre fois dans quatre actes différens de son ministère. Et encore si ces épisodes étaient séparés, ne fût-ce que par un pilastre ou des baguettes dorées, comme chez les primitifs ! Mais les ordres du pape étaient probablement formels, car pas un des collaborateurs, sauf Cosimo Roselli, dans son Passage de la mer Rouge, n’a osé rompre avec ces erremens déplorables. Le sujet principal disparaît au milieu d’épisodes secondaires ; là où l’on cherche une idée unique, savamment rythmée, on se trouve en présence de détails surabondans et confus ; la composition devient inintelligible parce qu’elle veut trop dire. Le Pérugin, qui l’aurait cru ? a le mieux su triompher de ces difficultés : sur les trois scènes qu’il était chargé de représenter dans un des compartimens, il en a relégué deux au fond, laissant l’autre, la Remise des clés, se développer librement sur le premier plan.

Telle était chez Sixte la fièvre d’organisation qu’il voulut réglementer non-seulement l’art, mais encore les artistes. Il ordonna aux peintres fixés à Rome de se réunir, d’élaborer des statuts, de former une corporation. Une trentaine de maîtres répondirent à son appel, et il prit sous sa protection l’institution naissante qui devint si célèbre dans la suite sous le titre d’Académie de Saint-Luc.

Mais, pour jouir de sa bienveillance, il fallait que les membres de la corporation restassent ses sujets dévoués, bien plus respectueux ; sinon leur qualité d’artistes ne les protégeait pas contre les emportemens de l’inexorable Sixte. L’un d’entre eux, Antonio di Giuliano, en fit la triste expérience. Lors du siège de Cavi, dont la prise tenait fort à cœur au pape, il composa un panorama dont l’exactitude remplit d’admiration Rome entière. On y voyait, tente par tente, le camp des assiégeans ; on reconnaissait jusqu’aux différens corps de troupes. Sixte entendit parler de ce chef-d’œuvre et ordonna qu’on le lui apportât. Honneur périlleux pour le pauvre artiste ! Plus clairvoyant ou plus irascible que les autres, le souverain pontife remarqua un détail quelque peu libre qui leur avait échappé ou dont ils n’avaient fait que rire ; il crut y découvrir un trait dirige contre son neveu, le comte Hieronimo Riario, et sa colère fut sans bornes. Ordre d’arrêter le coupable, de lui administrer dix coups de corde, de mettre à sac sa maison et finalement de le pendre. Sur les remontrances de son entourage, il consentit à lui faire grâce de la vie, mais à condition qu’il sortirait, dans le délai de quatre jours, des terres de l’église.


IV

Une famille nombreuse et brillante assistait Sixte dans sa grande œuvre de réorganisation et de propagande. Étant donnée l’organisation de l’état pontifical, le népotisme, — du moins renfermé dans de certaines limites, — constituait un véritable moyen de gouvernement. La politique même conseillait de réserver aux parens du souverain pontife le rôle brillant et facile de dispensateurs de ses largesses, de surintendans de ses bâtimens, d’organisateurs des réjouissances publiques. A eux de conquérir au pape régnant, par leur magnificence, les sympathies populaires. Dépassaient-ils la mesure dans ces fonctions d’un caractère essentiellement laïque, — et cela leur arriva plus d’une fois, — le peuple romain, directement intéressé à leurs prodigalités, se gardait bien de protester, et dans tous les cas la dignité du chef de la chrétienté n’en recevait nulle atteinte. Leur clientèle augmentait en raison de la richesse des palais qu’ils élevaient, en raison de l’éclat de leurs fêtes. Vis-à-vis des provinces de cet empire sans limites, les parens du pape avaient à remplir une mission analogue. La plupart d’entre eux possédaient de nombreux bénéfices, non-seulement en Italie, mais encore en Espagne, en France, en Allemagne ; parfois même ils étaient titulaires d’évêchés ou d’archevêchés qui ne reçurent jamais leur visite (un des neveux de Sixte IV administrait jusqu’à seize diocèses).. Pouvaient-ils se dispenser de donner quelque marque d’intérêt à des ouailles qui acceptaient si facilement leur lointain patronage, et cet intérêt, pouvaient-ils le témoigner mieux que par la fondation de monumens destinés à perpétuer le souvenir de leur munificence ? C’est ainsi que Montefiasco et Lorette, Turin et Avignon, et bien d’autres villes encore, furent redevables de constructions importantes aux della Rovere, aux Basso et aux Riario ; il serait facile de multiplier ces exemples. On sait que plus tard, sous Léon X, la Transfiguration, de Raphaël, et la Résurrection de Lazare, de Sébastien del Piombo, durent leur origine à des obligations de même nature. Le cardinal de Médicis, mis en possession du riche archevêché de Narbonne, ne crut pouvoir se dispenser d’envoyer un souvenir aux fidèles de son diocèse, et commanda à leur intention ces deux chefs-d’œuvre de la peinture.

Sixte comprit à merveille le secours qu’il pourrait tirer du népotisme, et sa famille, nous nous plaisons à lui rendre cette justice, le seconda avec un rare empressement. Quelle exubérance de vitalité et d’énergie chez ses innombrables neveux, le ban et arrière-ban des della Rovere, des Riario et des Basso, appelés par un coup de fortune inespéré au partage des trésors de l’église ! Jamais, depuis le moyen âge, Rome n’avait vu gent plus avide d’honneurs, de pouvoir, d’argent, ni aussi, il faut l’ajouter, plus capable de soutenir son nouveau rôle. Jamais pape, non plus, ne s’était passionné au même point pour la grandeur de sa maison. Excessif en tout, cet homme sans aïeux, dont la vie s’était passée au milieu de privations de toute sorte, rêva des trônes pour les siens. Il ouvrit cette période de luttes dynastiques où la papauté faillit sombrer. Alexandre VI put s’autoriser de son exemple, lorsqu’il s’efforça de créer un royaume pour son fils. César Borgia ne fit que continuer à son profit l’œuvre de Girolamo Riario.

Une affluence d’étrangers illustres, telle que Rome n’en avait plus vu depuis l’antiquité, favorisa, pendant le pontificat de Sixte, le développement de ce luxe, de cette magnificence dont le pape et ses neveux s’étaient faits les promoteurs. Il serait difficile d’imaginer une société plus brillante, une vie plus riche et plus variée. Ce ne sont qu’entrées solennelles d’ambassadeurs et de souverains, fêtes religieuses, militaires et civiles, divertissemens de toute sorte. Festins dignes de l’ancienne Rome par la recherche et la profusion des mets, chasses épiques, mascarades, tournois, canonisations, représentations théâtrales, inauguration de monumens, joutes littéraires, il n’est spectacle dont les Romains, si avides de ce genre de plaisirs, ne puissent se rassasier. Dans l’espace de douze ans, la Ville éternelle voit tour à tour défiler, outre les ambassadeurs de toutes les cours européennes, outre des prélats venus des quatre coins du monde, tout ce que l’Italie comptait de personnages marquans : Laurent le Magnifique, Eléonore d’Aragon, le roi Ferdinand de Naples, le duc d’Urbin, le duc de Calabre et tant d’autres. L’Europe septentrionale est représentée par des visiteurs ou des pèlerins tels que le comte Everard de Wurtemberg, le duc Ernest de Saxe, dont la suite brillante, vêtue de velours noir, fit l’admiration des Romains, le roi Chrétien de Danemark ; l’Europe orientale par les reines de Bosnie et de Chypre, les despotes du Péloponèse et de l’Épire. Le tsar lui-même envoya une ambassade auprès du chef des catholiques.

Raffinemens introduits dans l’étiquette, inscription, au budget de la chambre apostolique, de dépenses que l’on ne s’attendrait guère à y trouver, telles que l’organisation des fêtes du Carnaval, médailles et poésies commémoratives, rien ne fut négligé pour consacrer les droits, si longtemps méconnus, de ce que le prédécesseur de Sixte, Paul II, appelait : Hilaritas publica. Le deuil du moyen âge a pris fin ; au siècle nouveau, si pressé de jouir, il faut l’éclatante manifestation de ses aspirations et de ses conquêtes. Que les moralistes, qui ont jugé si sévèrement la pompe mondaine déployée par Léon X, tiennent compte de ces précédens ! En étudiant l’attitude des papes du XVe siècle, ils seront plus disposés à l’indulgence pour l’héritier des Médicis.

Le cardinal de Saint-Sixte, Pierre Riario, donna le signal des réjouissances. Les fêtes célébrées en l’honneur de la fiancée du duc de Ferrare, Eléonore d’Aragon, fille du roi de Naples, lorsque cette princesse traversa Rome, en 1473, pour se rendre dans sa nouvelle résidence, comptent parmi les plus somptueuses dont l’histoire ait gardé le souvenir. Sans doute, les calculs politiques n’étaient pas étrangers à ces prodigalités, mais le besoin de luxe y tenait une place encore plus large.

Reçue par les deux tout-puissans neveux du pape, les cardinaux de Sainte-Sixte et de Saint-Pierre ès-Liens, la princesse fut conduite en grande pompe au palais des Saints-Apôtres, où on lui avait préparé des appartemens dignes d’elle. Sur la place, couverte des plus riches tentures, s’ouvraient trois salles décorées à l’antique, avec des colonnes ornées de fleurs et de feuillage, et une frise formée des armes du pape, du cardinal de Saint-Sixte, du roi de Naples, du duc de Milan et du duc de Ferrare ; les murs disparaissaient derrière des tapisseries de haute lisse d’un prix inestimable, le sol sous des tapis non moins somptueux ; on aurait cru, ajoute naïvement le chroniqueur milanais Corio, auquel nous empruntons ces détails, que saint Pierre était descendu des cieux sur la terre. Des meubles précieux se détachaient sur ce fond éblouissant ; ici une crédence ployant sous le poids de vases en or ou en argent ; ailleurs un lit de velours cramoisi, aux franges d’or, une table de cyprès d’un seul morceau, puis des banquettes, des fauteuils tendus de satin agrémenté de broderies. On remarquait surtout un enfant vivant, que l’on avait fait dorer et qui, placé près d’une fontaine, dans le costume le plus primitif, jouait le rôle d’ange. A la suite de ce triple vestibule s’étendaient quatorze salies, toutes splendidement ornées.

Le chroniqueur s’étend avec complaisance sur le festin offert à la princesse. Quoique les convives ne fussent qu’au nombre de sept à la première table et de trois à la seconde, on leur servit plus de cinquante plats, dont plusieurs étaient de dimensions colossales, par exemple ceux qui contenaient un cerf ou un ours entier, ou encore deux esturgeons. Pour former ce menu, dont la variété faisait honneur à l’imagination du cardinal et de son maître d’hôtel, on avait mis à contribution tous les règnes de la nature. Certaines associations de mets feraient certainement faire la grimace aux gourmets d’aujourd’hui. Aussi bien l’ordonnateur semble-t-il avoir voulu séduire les yeux plutôt que le palais ; c’est ainsi qu’il poussa la recherche jusqu’à faire dorer le pain. Les tendances de l’époque se révélaient principalement dans la composition des pièces montées, dont plusieurs étaient de véritables monumens. On y voyait Atalante et Hippomène, Persée délivrant Andromède, Cérés sur un char traîné par des tigres, Orphée jouant de la lyre au milieu de paons, le Triomphe de Vénus, les Exploits d’Hercule. A un certain moment, on servit même une montagne dont sortit un personnage qui récita des vers. Les souvenirs classiques éclataient jusque dans l’art culinaire ; on se serait cru revenu au temps de Trimalcion. Ici comme là on prisait, pour employer l’expression d’un contemporain, non-seulement les festins où l’on faisait bonne chère (gulœ servientes), mais encore ceux qui consacraient les droits de l’esprit (cultis et castis animis satisfacientes).

Nous n’en avons pas fini avec les prouesses du cardinal de Saint-Sixte. Le service était digne du menu : une crédence à douze gradins supportait d’Innombrables vases en or ou en argent, ornés de pierres précieuses ; la maison du cardinal était si bien montée que l’on n’eut d’ailleurs pas besoin d’y toucher. Le sénéchal, pendant la durée du repas, changea quatre fois de costume. Après chaque service, on le vit reparaître portant de nouveaux colliers en or, en perles ou en pierres précieuses. Il est fâcheux que le chroniqueur, pour satisfaire de tout point notre curiosité, ne nous ait pas appris combien de temps dura ce festin épique.

Les festins alternaient avec des représentations théâtrales, dont l’histoire sainte et la mythologie fournissaient tour à tour le thème. Lors des fêtes données en l’honneur d’Éléonore d’Aragon, on débuta par le Mystère de la chaste Suzanne et on termina par celui de saint Jean-Baptiste : ces deux pièces encadraient un spectacle plus profane, ayant pour sujet les Notées de Pirithoüs. Au premier acte, on vit paraître huit héros et autant d’héroïnes : Hercule et Déjanire, Jason et Médée, Thésée et Phèdre, etc., qui charmèrent les spectateurs par leurs chants et leurs danses. Surviennent les Lapithes, qui cherchent à enlever les danseuses. Une lutte s’engage : Hercule et ses amis font des prodiges de valeur et finissent par mettre en fuite les agresseurs. À ce spectacle succédèrent l’Histoire de Bacchus et d’Ariane et celle de ce Juif qui brûla le corps du Christ. Ne nous étonnons pas de ce mélange d’élémens sacrés et profanes. N’était-ce pas le temps où Laurent le Magnifique composait à la fois, avec un incontestable talent, son Triomphe de Bacchus et d’Ariane et son Mystère de saint Jean et de saint Paul ? Dans ce dernier, le poète florentin n’hésitait pas à mettre en scène les personnages les plus divers : un ange, sainte Agnès et ses parens, Constantin et sainte Constance, Gallicanus, saint Basile, des astrologues, la vierge Marie ordonnant au martyr saint Mercurius de tuer Julien l’Apostat, qui expirait en poussant le cri : « O Galiléen, tu l’emportes ! »

Les mystères restèrent d’ailleurs longtemps encore en possession de la faveur publique. A Rome, chaque année, le vendredi saint, la confrérie du Gonfalone, dont, faisaient partie des artistes distingués, entre autres le peintre Antonazzo, représentait au Colisée, rendu pour un instant à sa destination primitive, les différens épisodes de la Passion.

Le palais pontifical lui-même finit par servir d’asile à des représentations. En 1484, lors du carnaval, on y joua, sous les yeux de Sixte, qui jugea toutefois prudent de ne pas prendre place au milieu des spectateurs, l’Histoire de Constantin le Grand. Un familier du pape, né et élevé à Constantinople, mais d’origine génoise, s’acquitta avec tant de succès du rôle principal qu’il reçut le surnom de Constantin et s’honora de le porter sa vie durant. (Un exploit de même nature valut plus tard au bibliothécaire de Jules II et de Léon X, à Thomas Inghirami, le surnom de Phèdre.) Dans la suite, un des neveux du pape, le cardinal Raphaël Riario, prit sous sa protection particulière ces essais auxquels le théâtre italien a dû sa renaissance. Vers la même époque, le clergé florentin s’engagea dans une voie parallèle. En 1476, les clercs de Santa Maria del Fiore représentèrent, sous la direction de leur maître, ser Piero Domizlo, des comédies latines. Laurent le Magnifique honora de sa présence la représentation qui eut lieu dans l’église de Tous-les-Saints (Ognissanti).

Sixte et les siens ne triomphèrent pas cependant de toutes les objections, de toutes les résistances. Il y eut des réfractaires jusque parmi les princes de l’église. Au milieu du déchaînement général du luxe, l’austérité ne cessa de compter ses représentans. L’un des plus opiniâtres d’entre eux fut l’évêque de Pavie, le cardinal Ammanati, le favori de Pie II. De temps en temps, on le voyait paraître à la cour pontificale, toujours morose, toujours plein d’ardeur pour la croisade (c’était là, hélas ! le moindre des soucis de Sixte), et n’épargnant ses réprimandes ni à ses collègues ni au souverain pontife. Ce laudator temporis acti se piquait de littérature. Il croyait exceller dans le style épistolaire. Mais la poésie n’était pas son fait ; il le déclare en propres termes à son ami Campano, un des plus fameux versificateurs du temps : a Je ne suis pas hostile à la poésie : les sibylles, les prophètes, ainsi que des hommes célèbres dans l’église se sont exprimés en vers. Mais je ne saurais admettre les idées légères ou impures qu’elle comporte trop souvent. »

Ces moralistes maussades continuèrent de former autour de la papauté un parti qui n’était pas sans force. Ils se maintinrent même à la cour si joyeuse de Léon X. Ennemis jurés de la renaissance, ils ne cessaient de se voiler la face, de gémir sur la dépravation du siècle, de prêcher la pénitence et la contrition, de se répandre en prédictions sinistres. On les tolérait, ne fût-ce qu’à cause du contraste, sans se douter qu’ils deviendraient un jour les instrumens les plus puissans de la contre-réforme, et qu’ils réussiraient à bannir de nouveau la sérénité, la saine et féconde gaîté que la renaissance avait rendues au monde.


EUGENE MÜNTZ.

  1. Hâtons-nous d’ajouter que ce reproche est le seul que l’on puisse adresser à son très savant ouvrage, die Wiederbehbung des classischen Alterthums, dont la seconde édition vient de paraître ; Berlin, 1888-1881.
  2. Voyez au sujet de ces éditions romaines du XVe siècle la Storia della città di Roma de M. Gregorovius, t.VII, p. 617 et suiv.