Un Illuminé moderne - Lawrence Oliphant

Un illuminé moderne – Lawrence Oliphant
Pierre Mille

Revue des Deux Mondes tome 119, 1893


UN
ILLUMINÉ MODERNE

LAWRENCE OLIPHANT

I. Memoirs on the life of Lawrence Oliphant, and Alice Oliphant his wife, 2 vol., by Margaret Oliphant. Londres ; Blackwood, 1891. — II. Episodes in a life of adventure, 1887, Sympneumata, 1885, Scientific Religion, 1888, by Lawrence Oliphant. — III. Modern Messiahs and Wonder-makers, by William Oxley.


I

Un jour, ainsi qu’il est dit dans l’Évangile de saint Luc, le démon enleva le seigneur Jésus sur la cime d’une haute montagne, et lui montra en un instant tous les royaumes de la terre avec toute leur gloire. « Ils sont à toi, lui dit-il, il n’y a eu qu’un que je me réserve : peu t’importera d’ailleurs, ce n’est que ce petit pays qui s’étend au nord de l’île anglaise. On le nomme l’Ecosse. » Ainsi parla le Mauvais, et depuis ce temps, on dit qu’il a toujours régné au-delà des monts Grampians.

Telle est la légende, et vraiment cette race écossaise, sous son apparence froide, son enveloppe de chair solide et massive, est d’une extraordinaire sensibilité nerveuse. Chez nulle autre les histoires d’apparitions, de pressentimens, de communication psychique à distance ne sont aussi fréquentes et n’obtiennent autant de crédit. Le diable, au lieu de n’être, comme chez nous, qu’une espèce d’entité théologique, y est bien réellement « celui qu’il ne faut pas nommer, » le rôdeur éternel prêt à sauter sur l’homme à l’appel de son nom, et pour une raison toute semblable, à l’égal du plus imprononçable des blasphèmes, le mot « Enfer » est proscrit du vocabulaire de la bonne compagnie. Ceci jettera peut-être une lueur sur le côté le plus étonnant de ce Lawrence Oliphant dont je vais parler, et qui fut, avec Thomas de Quincey, l’esprit le plus étrange de l’Angleterre contemporaine. Qu’un homme à la fois grand journaliste et grand voyageur, tout en menant la vie la plus active et la plus saine, tout en faisant ce métier de correspondant d’un grand journal anglais qui nécessite un cerveau vif et sûr, apte à voir les résultats immédiats des événemens sans jamais plonger dans les chimères ; appartenant par la naissance à un monde aristocratique, et choyé pour son esprit, pour sa beauté et ses manières dans les salons les plus exclusifs d’une société exclusive entre toutes ; romancier satirique des plus fins en même temps, — qu’un tel homme ait été le plus fougueux des mystiques, se soit abandonné à la direction d’une espèce de commis-voyageur en spiritisme, génie douteux, et en tout cas rustre parfait, que tout en écrivant pour le Times et le Blackwood Magazine, et en sortant d’une conversation avec lord Dufferin à Constantinople ou avec la reine Victoria à Windsor, il crût entretenir un commerce familier avec les « Esprits supérieurs et invisibles qui peuplent la terre, » — c’est, on l’avouera, un spectacle singulier. Et l’étonnement augmentera si l’on voit qu’à travers des désillusions tragiques et des aberrations mystiques et sensuelles qui firent de lui, si je puis dire, une espèce de Verlaine agissant ses rêveries, au lieu de les rythmer, ce personnage extraordinaire eut sur l’organisation de la société, sur le travail manuel, sur le mariage, des idées en somme très analogues à celles de Tolstoï, qu’encore plus que Tolstoï il s’efforça de vivre ses théories, et mourut en pleine foi dans la réalisation prochaine de son impossible évangile.

Écossais, le fils de sir Anthony Oliphant l’était de race, de mœurs et de naissance. Jusqu’à treize ans, tandis que son père remplissait les fonctions de gouverneur de Ceylan, il vécut avec sa mère dans les environs de Stirling. À cet âge tout est vision pour l’enfant, ses impressions sont presque des rêves. Au moment où il allait raisonner et classer ces impressions, on le dépaysa brusquement, on le transporta dans l’Inde, la terre des merveilles et des monstres, on lui donna pour ainsi dire une seconde enfance. Puis il repartit pour l’Europe, mais à peine passa-t-il un an au collège d’Éton. Ses parens firent un grand voyage à travers le continent, il les accompagna. Deux ans il roula, — l’expression est de lui, — de France en Allemagne, d’Allemagne en Suisse, et de Suisse en Italie. Nouvelles visions, qui se peignaient dans un cerveau parfaitement vierge de tout enseignement d’école. Lawrence apprit à regarder, à imaginer, jamais à raisonner. Ceci sert beaucoup à expliquer son étrange carrière. Lui-même a appelé cette façon originale d’acquérir la connaissance « l’éducation par contact. » Ajoutez que les choses qu’il voyait étaient de nature à frapper son imagination. On était en 1847, au moment où l’Italie cherchait à secouer la domination de l’Autriche, où le sentiment de l’unité nationale naissait de la haine qu’inspiraient l’étranger et les petits gouvernemens qui s’appuyaient sur lui. Lawrence vit quelque part le peuple soulevé dresser des échelles contre la maison de la légation autrichienne, abattre les armes impériales et les fouler aux pieds. Et lui, sans aucune passion politique, mais pour le plaisir de l’action, il se joignit à la foule, traîna avec dérision ces emblèmes détestés jusqu’à la Piazza del Popolo où un grand tribun qui s’appelait Ciceroacchio, — un beau nom, — et qui était aussi marchand de bois, fournit sur la réserve de ses chantiers, de quoi les brûler ; et le jeune Écossais applaudit quand il vit la princesse Pamphili Doria, qui passait en voiture, arrêtée par la foule, obligée de descendre et de mettre elle-même le feu au bûcher… De pareils spectacles se gravent profondément dans la mémoire. Quand on ressent en entrant dans la vie des émotions si violentes, on est bien près d’avoir besoin, pour le reste de ses jours, de telles émotions ; on veut voir les choses elles-mêmes et non leur ombre figée dans un livre, on prend l’habitude de n’être pas éperdu au milieu d’elles, d’en percevoir tous les tumultueux détails ; enfin on acquiert les qualités idéales d’un grand reporter : aimer à voir, savoir voir, savoir sentir.

Ce fut ainsi que Lawrence devint journaliste, presque sans s’en douter. Son père pourtant en voulait faire un jurisconsulte. Quand il eut atteint l’âge de dix-neuf ans, son « éducation » fut considérée comme terminée, et il fut du premier coup bombardé barrister (avocat) près la cour suprême de Ceylan. En un an, l’adolescent eut à défendre vingt-trois Hindous accusés de meurtre. Pauvres diables ! On ne nous dit pas combien furent pendus. Mais surtout il jouit du luxe large de la vie coloniale dans l’inde, fréquenta une société aristocratique et hautaine, chassa le tigre, traversant la péninsule de Calcutta au Népaul pour trouver un vrai pays de chasse, infatigable, débridé, courtisant les jeunes filles qu’il trouvait sur sa route, « furieusement, écrit-il à sa mère, parce qu’il n’a pas le temps de s’arrêter, » si plein encore d’une surabondante activité sanguine qu’il fait avec son compagnon de voyage, le prince Jung Bahadour, un concours de saute-mouton. Le prince fut battu à plates coutures, mais il se rattrapa en prouvant qu’il faisait supérieurement la roue. De ce trip à travers l’Inde, il résulta un petit volume, le premier livre de Lawrence. Il avait vingt et un ans.

Cependant, sir Anthony trouva sans doute que ce sportsman littérateur était un juriste insuffisant : il l’envoya étudier le droit à Londres. Lawrence n’y tint pas longtemps : il se sauva le plus loin possible à travers toute l’Europe, à travers les plaines russes jusqu’à Moscou, jusqu’à Sébastopol. À cette époque, nul ne savait que la guerre qu’on pressentait, et à laquelle l’Angleterre prit la part que l’on sait, aurait la Crimée pour théâtre. Ce fut chez le jeune homme une espèce d’inspiration, le flair du journaliste subodorant d’avance le pays où il va se passer quelque chose. Aussi, quand au moment de s’embarquer, lord Raglan, le généralissime de l’expédition anglaise, le fit appeler pour lui demander des renseignemens sur cette côte de la Mer Noire alors presque inconnue, eut-il un transport de joie et d’espoir. Sans doute il allait faire partie de l’état-major, et qui sait, peut-être rédiger le plan de campagne ? Lord Raglan l’oublia parfaitement. Ce fut lord Elgin qui l’emmena en qualité de secrétaire à Washington pour discuter les termes d’un important traité de commerce entre l’Angleterre et les États-Unis. Lawrence prit une part considérable et fatigante aux négociations qui consistèrent principalement à griser avec méthode les augustes sénateurs délégués à la discussion de ce grand œuvre diplomatique. De Washington il passa avec son patron au Canada, où il fut pendant quelques mois surintendant des affaires indiennes : simple prétexte à naviguer en canot à travers les grands lacs, à tenir de grands conseils-médecine avec les Peaux-Rouges, et à écrire un nouveau petit livre, très amusant et très pittoresque.

Mais gouverner même des Indiens tatoués, c’est encore être fonctionnaire : Lawrence ne pouvait pas être fonctionnaire. Quelques mois plus tard, il revenait à Londres avec une idée romanesque, vaillante et impossible. La guerre de Crimée durait toujours, et la Russie ne semblait pas encore près d’être vaincue. En Europe, elle résistait dans Sébastopol, en Asie elle avançait vers Kars. Eh bien, il fallait l’attaquer par le Caucase oriental, s’allier à Schamyl, le bandit patriote, le chef des montagnards à l’héroïque auréole, qui écrasait les bataillons russes à coups de rochers précipités du haut des ravins escarpés, et dont les compagnons fanatisés se faisaient tuer, après avoir repoussé quatre assauts, quand, bloqué dans une caverne, il s’évadait en se laissant glisser, à l’aide d’une échelle de corde, dans un précipice où coulait un torrent qu’il franchissait à la nage. Quel allié pour l’Angleterre, que ce Tcherkesse acrobate ! Lawrence partit pour Constantinople, importuna éloquemment de son rêve l’ambassadeur anglais, lord Stratford. Celui-ci, en souriant, essaya de calmer ce jeune homme, qui se figurait tout comprendre, quand il ne savait que tout imaginer. Le Times l’avait nommé son correspondant, et il partait de là pour rêver tout de suite l’ambassade de Constantinople ou un siège au parlement, pour le moins. En attendant, il s’en alla croiser sur les côtes de la Caucasie avec lord Newcastle. Cela le rapprochait de Schamyl. Le verrait-il ? Il vivait de cet espoir. Et tandis qu’il le cherchait en chassant sur la côte, son âme de wiking rêvait aussi de batailles sur mer et de furieux abordages. Il y avait un vaisseau de guerre russe, là-bas, derrière une île ; rien n’était plus simple que d’aller l’attaquer une nuit. « C’est contraire à mes ordres, répondait flegmatiquement le capitaine du Cyclope. — Qu’importe, répliquait-il, on réussit d’abord, on s’excuse après ! » Ce correspondant de journal se battait avec délices. Il « jouait à la guerre, » suivant son expression. Un jour, le vieux général turc Skander se plaignit de cet officier qui commandait une batterie et n’avait pas d’interprète. — « Mais ce n’est pas un officier, lui dit-on, c’est un gentleman anglais qui s’amuse. »

Enfin, les préliminaires de la paix furent signés. Triste aventure pour un war correspondent. Rudyard Kipling, dans son beau roman the Light that failed, analysé ici même, les a merveilleusement décrits, ces dilettantes de la guerre. J’en connais quelques-uns et je vous jure que la peinture n’est point fausse. Ils se rongent, se consolent en écrivant leurs souvenirs dans une revue, ou en fabriquant la trentième contrefaçon de la bataille de Dorking. Surtout on cause le soir, au club, en absorbant force whiskies and sodas. « Vous savez, il y aura bientôt du grabuge dans les Balkans… Nous allons reprendre l’offensive au Soudan. » Et l’on regarde des cartes, on fait des itinéraires. La vie parut donc terriblement banale à Lawrence à son retour en Angleterre, si banale même qu’il faillit, pour se distraire, se compromettre dans une petite entreprise qui frisait la piraterie. Il s’engagea dans une troupe de flibustiers qui s’en allait porter secours à je ne sais quel général révolté du Nicaragua. Fort heureusement il fut cueilli à temps par un vaisseau de guerre anglais qui arrêta l’équipée du sujet de la reine Victoria. La première campagne de Chine, qu’il fit avec lord Elgin en 1857, — envoyant toujours des correspondances au Blackwood-Magazine, — ne lui parut qu’un jeu d’enfant indigne de lui et, — voyez la malchance, — elle lui fit manquer la guerre d’Italie !

Quand il arriva à Londres, on annonçait que le Piémont nous cédait Nice et la Savoie, ce que les Anglais virent d’un fort mauvais œil, naturellement, et Lawrence avec indignation. Il partit immédiatement pour Nice, « afin d’appeler à la résistance le patriotisme languissant de ses habitans. » Nice ne bougeant pas, il passa en Savoie, trouva là, paraît-il, plus de sujets d’espoir, écrivit au parlement piémontais de retarder la ratification du traité, parce qu’il se faisait fort d’amener un soulèvement, soupa avec Cavour, qu’il jugea « un gros homme solide, avec une forte tête carrée, des lunettes et une bonne intelligence pratique, mathématique, sans héroïsme, sans principe et sans génie. » Il intrigua, s’agita, agita, n’obtint rien et s’irrita, comme si tout devait céder devant lui, « qu’une si bonne cause fût ruinée, et qu’une canaille comme l’empereur emportât tout devant lui sans que personne bougeât un doigt. » Il y avait bien Garibaldi, mais le jeune aventurier ne faisait même pas grâce à son confrère le chevalier errant. « Tous ces Italiens, écrivait-il, avec tout leur patriotisme, sont aussi puérils, aussi chimériques que possible, et Garibaldi est le pire de tous. Pas moyen de lui fourrer dans la tête un plan pratique pour le salut de son pays. C’est la nature la plus aimable, la plus honnête, la plus innocente, un chef de guérilla numéro un, dans le conseil un enfant. »

Le chef de l’expédition des Mille n’était peut-être point tant innocent, ni si enfant. Lawrence avait peut-être une certaine tendance à juger les gens sur la mine. Pourtant cette espèce de campagne qu’il fit dans ce qu’on pourrait appeler la diplomatie volontaire semble avoir attiré les yeux du gouvernement anglais ; il avait aussi des amis chauds et fort bien en cour qui sollicitaient pour lui : d’emblée on le nomma premier secrétaire à la légation de Yeddo qui venait d’être créée. Justement le chef de mission n’avait pas pris possession de son poste : le jeune homme allait donc pour entrée de jeu remplir, comme chargé d’affaires, les fonctions de ministre plénipotentiaire ; il entrait par la plus belle porte dans cette carrière pour laquelle il se croyait tant d’aptitude. Mais le ciel avait décidé qu’il ne serait jamais ambassadeur : il n’avait pas plus tôt pris possession de son poste qu’une grande émeute éclatait contre les étrangers, la maison de la légation était prise d’assaut et un grand diable de samouraï assénait à Lawrence un superbe coup d’une épée à deux mains qui devait le pourfendre, et qu’il put parer à moitié avec un fouet de chasse. Il en fut miraculeusement quitte pour passer trois mois dans son lit, « troussé comme un poulet » et pour perdre l’usage de quelques doigts de la main gauche. Mais sa mère ne voulut plus entendre parler de cet affreux pays du Japon où l’on coupait en morceaux les chargés d’affaires de la Grande-Bretagne : elle força Lawrence à donner sa démission.

Il reprit donc une fois de plus son métier de grand reporter guerrier, courant là où on se battait, du Danemark à la Pologne, où il assista à l’insurrection de 1863, de Pologne en Autriche. Entre temps il revenait à Londres, où il était devenu l’homme à la mode par excellence, choyé, caressé, appelé dans toutes les sociétés, précédé partout d’une réputation d’excentrique paladin, d’héroïque casse-cou, mais en même temps d’homme qui a beaucoup vu, beaucoup retenu, capable d’émettre une opinion originale et fondée. Il prenait une part active à la rédaction du Hibou, une petite feuille rédigée par l’aristocratie pour l’aristocratie, et où les indiscrétions diplomatiques se mêlaient assez étrangement aux scandales de société ; écrivait un roman, Piccadilly, dont certaines parties, vraiment étincelantes, firent croire qu’un nouveau Thackeray allait apparaître ; enfin, en 1867, il fut envoyé par les électeurs du bourg de Stirling, en Écosse, à la chambre des communes. Sa réputation était faite ; à peine âgé de quarante ans, il était député, universellement connu, remarqué partout, consulté souvent, et la reine le faisait appeler parfois à Windsor pour le faire causer de ces choses d’Europe, qu’il avait su si pittoresquement voir, et si bien décrire. Dans les réticences de Mme Margaret Oliphant, sa parente, dont les deux volumes ont servi de base à cette rapide étude, on croit deviner aussi qu’il avait une liaison avec une mondaine très brillante alors, une liaison dont lady Oliphant gémissait parce qu’elle était à la fois une sainte femme et une mère jalouse. — Tout cela, Lawrence le quitta d’un coup pour aller en Amérique retrouver dans un désert un illuminé spirite que ses disciples appelaient un prophète, et le monde un bateleur.


II

En 1859, comme Lawrence était à bord d’un vaisseau qui le ramenait de Chine, où il avait fait une campagne de près de deux ans, ses amis le virent un matin apparaître tout pâle sur le pont. « Mon père est mort, dit-il, il m’est apparu cette nuit. » Quand le navire toucha Colombo, une dépêche y attendait Lawrence. Sir Anthony était mort, en effet, dans la nuit même où son fils avait cru voir son ombre.

Cette aventure mystérieuse était faite pour émouvoir une imagination ardente. D’autre part, si, comme on l’a vu, l’éducation du jeune homme avait été très négligée, il n’en était pas de même de son instruction religieuse. Sa mère, évangéliste rigide, pleine d’une foi tendre et obstinée, avait pris un soin passionné de lui faire partager sa croyance. À courir le monde, cependant, Lawrence avait cru perdre le droit de se dire membre d’une confession religieuse quelconque : mais il avait conservé, comme malgré lui, la passion des discussions religieuses, la folie de l’examen personnel. Il adorait sa mère, ayant eu le bonheur de la connaître encore toute jeune et très belle, ce qui mêle toujours à l’affection filiale le sentiment, non pas plus profond, mais plus vif, d’une sorte d’admiration confiante. Il la tenait au courant de ses doutes, et tous deux, à travers les océans, débattaient des questions théologiques. Lawrence n’insistait pas beaucoup dès lors sur la divinité de Jésus-Christ : un courant violent porte les protestans anglo-saxons à s’occuper de morale, et non de dogmes, et sans nier ou affirmer les mystères, ils les laissent dormir. Comme la plupart d’entre eux, il acceptait donc les enseignemens de l’Évangile, mais tous les cultes lui semblaient d’inconvenantes plaisanteries, ou des hypocrisies ridicules. « Auparavant c’était l’homme du monde qui persécutait le saint, maintenant c’est le saint qui persécute l’homme du monde. » Quand on a vu les missionnaires à l’œuvre, on ne peut avoir pour eux qu’un profond mépris : ils sont violens, ambitieux, assoiffés de pouvoir, sinon de fortune, suscitant des difficultés diplomatiques pour satisfaire un but en somme personnel, risquant parfois leur peau, c’est vrai, mais se disant que s’ils triomphent, c’est avec l’autorité spirituelle qu’ils obtiendront la temporelle, puisque partout, sauf en Europe et en Amérique, les deux sont inséparables. Les évêques anglicans ne sont pas faits pour inspirer plus de respect. Ils sont trop riches, aiment le billard, la chasse et le porto. Au fond, tous les chrétiens sont de faux chrétiens qui disent professer une religion de charité et de renoncement, vivent dans le luxe, se moquent de leur prochain et abusent de lui comme ils abusent de leur religion même. Lawrence a vu en Chine un aumônier dire aux soldats : « Qu’importe le feu de l’ennemi, c’est le feu de l’enfer qui brûle, et si vous faites votre devoir, vous l’éviterez. » Ce qui voulait dire : « Tuez, et votre âme sera sauve. » O Jésus, étaient-ce là ton exemple et ta parole !

C’est ainsi qu’il démolissait toute la société moderne en même temps que la religion qu’elle prétend respecter, qu’il lui adressait les critiques mêmes que Tolstoï répétera vingt-quatre ans plus tard dans Ma religion. Et lui aussi se posait la question : que faire ? En attendant, il se laissait aduler dans les salons de Londres et écrivait des romans, tout en sentant grandir dans son âme une dédaigneuse horreur de lui-même. Or, un soir qu’il sortait d’une noble maison de Grosvenor Square, un homme qui le poursuivait depuis quelque temps le prit par le bras. C’était une sorte de prédicateur populaire mystique, d’une réputation douteuse, ayant appartenu jadis à l’Église swedenborgienne qui existe encore en Angleterre et a même une branche à Paris. Tandis que l’homme parlait, d’une façon un peu sauvage, Lawrence sentit se rompre les liens lâches qui l’attachaient encore au monde. « Quel besoin, disait le nouvel apôtre, y avait-il de garder les vieux symboles ? Le Père et le Fils ne font qu’un. Il n’y a pas une Trinité, mais une Binité, le divin Père et la divine Mère, éternels générateurs, comme l’a vu Swedenborg. Qu’importe, d’ailleurs. Il ne s’agit pas de croire, mais d’agir ; toute religion actuellement est creuse, irréelle. Prêtres et fidèles manquent au seul enseignement, l’abandon de soi-même, unique moyen de communier avec Dieu, d’arriver à comprendre la vie. Eh bien, lui, Thomas Lake Harris, il apportait la doctrine au monde. « Vivre la vie, » c’était son seul principe, le mot que répétaient chaque jour ses disciples, dans la petite communauté qu’il avait fondée à Brocton, en Amérique, et cela signifiait qu’il fallait renoncer à son existence propre pour posséder la seule éternelle, celle de l’univers.

« Pour cela, il n’est pas besoin d’avoir une croyance plutôt qu’une autre, toutes sont bonnes, il faut seulement vivre comme Jésus a vécu, quitter toutes choses, sa fortune, ses amis, sa place dans la société, se faire nu, naïf, obéissant, aimer son semblable et travailler de ses mains. La première chose à laquelle l’homme se heurte dans ce monde, c’est cet infernal principe de la concurrence qui pourrit dans sa racine l’amour du prochain. C’est ce principe qu’il faut abominer, mais sans renoncer à aucune des découvertes modernes qui font la vie meilleure. Au contraire, plus spirituel on deviendra, plus pratique on sera en même temps ; il faudra conquérir l’art, la science, l’industrie pour la cité de Dieu jusqu’à ce que viennent les temps où il est dit que les rois de la terre lui apporteront leur gloire et leur honneur. Mais il faut commencer soi-même par travailler de ses mains, et de même que l’embryon humain passe dans le sein de sa mère par tous les états de développement où se sont arrêtés les animaux, du protoplasme au mammifère, de même l’homme doit reproduire en raccourci tous les états successifs de la civilisation, agir humblement de son corps dans les œuvres dites serviles avant d’arriver à la royauté de l’esprit ; car ces œuvres sont saintes et vénérables, elles mènent à Dieu. Enfin, il faut fouler aux pieds les rires et les dédains du siècle, se bien persuader que si Jésus revenait parmi nous et se mettait à vivre comme il a dit qu’il fallait vivre, on l’enfermerait dans une maison de fous. »

On voit les étranges ressemblances de ces théories avec celles de Tolstoï, mais Harris allait beaucoup plus loin, ne tenant pas à prêcher dans le désert. Il sentait bien, en thaumaturge qu’il était, que, si l’on fait table rase des anciens mystères, il en faut ériger d’autres, car l’humanité ne peut obéir aveuglément qu’au miracle, à ce qu’elle croit sans le comprendre, puisque cela seul est au-dessus de la critique. Cet élément de mystère, Harris crut le trouver dans le spiritisme. Allan-Kardec avait fait en Amérique des prosélytes nombreux et fanatiques, les États-Unis se peuplaient de médiums. Le peuple yankee, si profondément réaliste, s’éprenait de la doctrine, parce qu’elle est la forme la plus matérialiste du spiritualisme religieux auquel il veut continuer à croire ; les journaux s’emplissaient de récits d’apparitions et de communications extraterrestres, et la masse des curieux, intéressés, repoussait les explications scientifiques boiteuses risquées par Faraday. Un instant on put croire que le nouveau monde allait avoir une religion neuve ; les solitudes où l’homme venait à peine d’entrer, et où la nature est triste et terrible, semblaient frémir du souffle des esprits évoqués.

De ce spiritualisme si grossier, Harris tira des conséquences extraordinaires et ingénieuses. Ses disciples croyaient, d’après sa prédication, « qu’il existe bien réellement une seconde vue au moyen de laquelle nous pouvons pénétrer les brouillards de cet univers et nous mettre en rapport avec celui qui fut jadis un homme, justement afin d’établir avec nous une parenté humaine. Du moment qu’on peut entrer en relation avec les mauvais esprits qui maintenant, comme jadis, peuvent prendre possession et détruire physiquement et moralement ceux qui ne leur résistent pas, on peut entrer en relation avec Dieu, dont la présence est prouvée par des manifestations d’un caractère nouveau à nos expériences, mais qui ont déjà eu lieu dans le passé. Le souffle de Christ, lorsqu’il descend dans l’homme, se fait connaître par des sensations physiques, la vie roule à flots dans les veines, on éprouve irrésistiblement conscience qu’il vient de nouveau sur terre avec tout son pouvoir et toute sa gloire, pour habiter en nous, et grandir nos facultés. Ceux qui alors s’abandonnent à lui entièrement, sans réserve, qui sont prêts à mourir à leur vieille nature, ceux-là, même sur terre, reçoivent l’afflux divin, sont régénérés, capables d’agir avec puissance sur autrui. Christ est incarné en eux pratiquement, dynamiquement ; ils le sentent corporellement vivre en eux par des sensations physiques, et principalement par une modification de la respiration naturelle, devenue plus rapide. Cela paraît absurde : c’est pourtant promis d’un bout à l’autre des évangiles. »

Ainsi du moins l’affirmait Lawrence lui-même, entièrement converti, devenu une chose entre les mains du prophète. C’était dans des terres nouvellement ouvertes par le pionnier, à Brocton, sur les bords du lac Érié, que ce singulier pasteur d’hommes avait établi sa communauté. Oliphant, le swell des salons de Londres, le correspondant batailleur, s’y rendit pour accomplir le noviciat imposé aux disciples. On lui donna pour cellule un grenier meublé d’un unique matelas et de beaucoup de caisses d’oranges vides, inappréciables pour servir de tables et de commodes, puis on lui fit nettoyer une grande écurie. Durant des jours et des jours, il charria du fumier et de la boue, absolument seul, dans un silence de sourd-muet, car parler était interdit, et c’était aussi un muet qui lui apportait sa nourriture. Puis, quand il avait fini sa tâche, à neuf heures du soir, et qu’il revenait rompu jusqu’à la mort, on l’envoyait encore souvent tirer de l’eau pour la cuisine jusqu’à onze heures. C’était l’hiver et ses doigts se glaçaient. Cependant la maison était pleine de médiums et de possédés qu’on conduisait à Harris pour qu’il chassât les démons qui les affligeaient. Parfois ces « infernaux, » comme on les appelait, étaient très actifs, et toute la communauté devait veiller pour sauver ceux qui étaient infestés, car on croyait les démons plus puissans durant le sommeil, et pour cette raison, pendant des mois entiers, des possédés étaient presque privés de dormir : certaine femme, particulièrement, devait veiller vingt et une heures sur vingt-quatre et être employée aux travaux les plus rudes qu’on pouvait trouver. En expulsant les mauvais esprits, c’était la coutume de concentrer fixement son esprit sur le principe du mal jusqu’à ce qu’il prît une forme définie, visible. Alors tous criaient avec une ferveur frénétique : « Seigneur, Seigneur, liez-le ! » Quand la crise était passée, on demeurait toute la nuit à prier pour maintenir les démons vaincus.

Harris était maître absolu des âmes et des corps, il les disposait en groupes de trois ou quatre, et si « leurs influences magnétiques se nuisaient, » il les désunissait violemment, séparant les mères de leurs enfans, les maris de leurs femmes, les amis des amis quand ils s’aimaient trop, « jusqu’à ce que l’affection ne fût plus égoïste, mais se changeât en un immense amour spirituel pour la race, et qu’au lieu d’agir et de réagir sur un seul, elle se répandît sur tout l’Univers, — afin que le royaume de Dieu fût enfin sur la terre. » En 1868, la mère de Lawrence, convertie également, vint rejoindre son fils à Brocton. Le tyran spirite l’envoya aux cuisines, et elle, la femme d’un chevalier anglais, lady Oliphant, lava la vaisselle. Elle dut faire plus encore. C’était l’âme la plus pure, la plus innocente qui fut sur terre ; elle avait une vertu blanche et frissonnante d’hermine ; la plus grande souffrance de sa vie avait été la liaison de son fils avec la dame mystérieuse dont Mme Margaret Oliphant nous parle à mots discrets. Son fils alors avait failli perdre son âme et de plus, il n’avait plus été tout à elle, cette femme avait voulu le lui prendre. À la mère immaculée et froissée le prophète ordonna d’écrire à celle qui avait mené Lawrence dans les mauvais chemins, afin qu’elle aussi lût régénérée, et s’en vînt au bord du lac Erié vivre la vraie vie en travaillant de ses mains. Malgré sa profonde ignorance, une ignorance de moine visionnaire du XIe siècle, il inspirait une vénération sans bornes. On admirait ses luttes contre les démons qui venaient le hanter, et à la tête desquels était l’esprit désincarné de Cagliostro, on lisait avec épouvante les poésies que ces démons lui avaient dictées, les Chants de Satan, dont l’imbécillité obscène est en effet quasi miraculeuse. C’est qu’aussi il avait tout l’air d’un prophète et les dons d’un thaumaturge. Parfois, on entendait changer sa voix claire et vibrante, on eût dit tout à coup qu’elle venait de très loin, que ce n’était pas lui qui parlait, mais l’esprit lui-même. Sa beauté était harmonieuse comme celle d’une statue, avec un type hébreu prononcé ; ses longs cheveux noirs, qui blanchissaient un peu, tombaient en boucles sur ses épaules, et sous ses sourcils proéminens et buissonneux ses yeux creux jetaient des éclairs, puis se vidaient, mornes, tournés pour regarder en lui-même la force intime qui l’inspirait. Nul n’eût pu dire son âge : certains jours, il était si vénérable qu’il semblait avoir atteint les limites extrêmes de la vieillesse ; d’autres fois, ses narines ouvertes, sa bouche vive et chantante lui donnaient vingt-cinq ans. Ces contrastes étaient si brusques qu’ils inspiraient une sorte d’inquiétude attirante comme un abime. Et les femmes qui l’avaient approché ne le quittaient plus.

La colonie de Brocton n’était pas un couvent industriel comme la Grande-Chartreuse, ou agricole comme la Trappe. On n’y faisait pas de vœux perpétuels. Quand Marris croyait être maître d’une âme, il la renvoyait dans le monde, sûr qu’elle était à lui. Quand Lawrence eut passé trois ans à conduire des chevaux, le prophète lui dit : « Va-t’en, rentre dans ton monde, reprends ton métier, agis comme si extérieurement tu étais libre : mais n’oublie pas que tu m’appartiens, et qu’au moindre signe tu devras revenir ici traire les vaches et faucher le foin. »

Le disciple partit donc ; on lui accordait une petite rente mensuelle jusqu’à ce qu’il pût trouver un travail profitable, non-seulement à lui, mais à la communauté. Lawrence avait apporté de grands biens à Brocton, et il en était toujours nominalement propriétaire, mais comme tous les frères il les avait abandonnés pratiquement à Marris : celui qui vivait dans l’intimité de Dieu n’en était-il pas le meilleur gérant ? Et de fait, il les employait lucrativement, achetant des terres, spéculant à la Bourse de New-York.

La pension qu’il avait donnée à Lawrence était si faible que celui-ci dut voyager d’Amérique en Europe en troisième classe, et se loger à Londres dans un taudis. Mais du moins trouva-t-il tout de suite l’emploi qu’il était venu chercher. La guerre franco-allemande venait d’éclater, il partit comme war correspondent du Times. Durant toute la campagne il suivit les deux armées, sautant de l’une à l’autre, « franco-maniaque » d’instinct, prétendait-il, mais pas assez pourtant pour s’aveugler sur les véritables intérêts de son pays en cette occasion. La France avec sa flotte était l’ennemie née de l’Angleterre, et l’Allemagne, d’autre part, l’ennemie née de la Russie, ce qui fait qu’en somme il vit notre écrasement en spectateur un peu moins que désintéressé. S’il constatait, — sans le publier, de crainte de se brouiller avec l’état-major, — « que les troupes allemandes pillaient effroyablement, » il déclarait aussi, délibérément, « que rien n’était plus lâche et plus misérable que la conduite des troupes françaises. » La guerre finie, la Commune allait lui donner de l’ouvrage ; il assista à ses débuts, mais brusquement il courut au Havre et s’embarqua, laissant le Times se débrouiller comme il pourrait. Le prophète l’avait rappelé, mais non point rappelé par une lettre, ce n’est point de cette sorte vulgaire qu’agissent les prophètes : en autorisant son disciple à accepter les fonctions de war correspondent, il lui avait donné un signe. Il le protégerait au milieu des batailles jusqu’au jour où une balle viendrait casser une vitre au-dessus de sa tête. Cela, c’était le signe : il devait alors revenir en Amérique.

On apprendra avec stupeur que Lawrence fut six mois sans voir de carreau cassé.

Ce qu’il y a de plus étonnant encore, c’est que le Times n’en voulut pas de sa fugue à ce collaborateur fantasque. Il le nomma, après son retour d’Amérique, son correspondant « en pied » à Paris, situation qu’occupe aujourd’hui M. de Blowitz, son successeur et son vivant contraire. L’importance du journal qu’il représentait, son activité dévorante le mirent naturellement en évidence. Le malheur des temps nous rendait la sympathie de l’Angleterre indispensable ; aussi M. Thiers s’efforçait-il de charmer et de capter le journaliste dont les dépêches contribuaient si puissamment à former l’opinion anglaise. Un jour même, il lui proposa en riant, — mais on rit toujours, pour commencer, — « d’acheter le Times. » L’affaire ne se fit pas, si toutefois affaire il y avait, ce qui m’étonnerait. L’idée d’acheter le pontifex maximus de la presse anglaise est si triomphalement ridicule que je doute qu’elle ait jamais existé ailleurs que dans le chimérique cerveau de son correspondant, alors en pleine expansion de bonheur.

Il croyait fermement dans sa religion librement choisie, il avait fini son temps d’épreuves, repris avec la permission du maître sa place dans la société pour laquelle il était né, et sa plume de journaliste. Tout était neuf alors. L’avenir de la France était un mystère passionnant, on ne savait si l’Allemagne n’allait pas éprouver quelque remords d’avoir laissé sa victoire incomplète ; on ignorait quel gouvernement allait naître, il y avait trois prétendans, des communistes sanglans des blessures reçues, décimés, mais prêts à se venger ; des royalistes qui se croyaient bien près d’être vainqueurs, et des républicains anxieux du sort de cette république sortie d’atroces défaites. Et dans Paris en cendres, cependant, les étrangers revenaient déjà, par habitude d’abord, et aussi par curiosité. Tant de familles françaises étaient en deuil ou ruinées qu’il n’y avait plus guère que ce monde cosmopolite qui reçût et donnât des fêtes. Ce fut dans ce monde-là, dont il était le lion, que Lawrence rencontra celle qu’il devait aimer par-delà la mort.

Les gens qui l’ont connue disent qu’elle était très belle et singulière. Elle avait cette voix des Anglaises, qui, parlée, est une musique d’oiseau ramageur, quelque chose d’admirablement délicat, de vif et de volontaire en même temps, l’intelligence d’un homme et l’intuition d’une femme, des yeux bleus et verts, changeans et profonds, où semblait dormir le secret d’une science inconnue, — les yeux de la Ligeia, d’Edgar Poe, — et son nom était, comme elle, joli et un peu mystérieux : elle s’appelait Alice L’Estrange.

Elle aussi, elle était rongée du mal de croire, la « maladie sacrée » d’Héraclite, elle avait soif d’une religion qui la satisfit, à laquelle on put se donner tout entière. Le Dieu des chrétiens, qui permet la douleur et le mal, ne lui paraissait plus qu’un faux dieu, et les cultes chrétiens, asservis au monde, des cultes méprisables. Il lui fallait une croix. Quand Oliphant lui parla de Brocton et du Prophète, son cœur s’enthousiasma. « Vivre la vie, » n’était-ce pas sentir en soi Dieu lui-même, communier avec lui vraiment, physiquement, aimer en son époux, non plus lui-même, mais l’humanité, mais l’univers, exaltant ainsi l’amour jusqu’aux extrêmes limites que puisse supporter l’âme humaine ? Et pour cela, il n’y avait qu’à rejoindre la communauté de Brocton, revenir à la simplicité par de rudes travaux et mettre sa fortune et son âme entre les mains du Père ! C’était trop peu pour un si grand bonheur. Elle croyait à Harris, s’abandonnait à lui. Jamais on ne vit tel mariage dans si haute société. Il fut impossible de rédiger un contrat : quand on demanda à Lawrence ce qu’il possédait, il refusa très catégoriquement de le dire pour ne pas gêner la gérance du Prophète. Il s’opposa également à l’application du régime dotal aux biens de sa femme : une fois ceux-ci devenus inaliénables, elle n’aurait pu les déposer aux pieds de Harris. On juge de quel œil la famille L’Estrange regardait le fiancé. L’autocrate religieux auquel il sacrifiait tout aurait dû, lui au moins, lui montrer quelque gratitude : il lui asséna sur la tête le plus formidable coup dont on puisse assommer un fou amoureux. Il lui défendit de se marier.

Le besoin de commander, de manier des âmes était devenu chez lui plus fort que l’intérêt. On lui offrait une fortune nouvelle à englober dans celles qui chaque jour élargissaient Brocton. Cela ne suffisait pas. Qui disait que cette jeune femme, sur laquelle il n’avait pas mis sa forte empreinte, n’allait pas lui voler Lawrence, sa conquête ? Et puis la communauté réagissait sur le pasteur. Si Lawrence devait trouver sa contre-partie, n’était-ce pas à Brocton même, parmi les initiés ? Car tout homme ou toute femme a sa contre-partie, les époux sont désignés de toute éternité. Seulement parfois l’un des deux est déjà « de l’autre côté, » dans le monde des esprits, et alors le vivant reste sur terre, isolé en apparence, mais en communication occulte avec son conjoint céleste : mariage secret et divin, le plus délicieux de tous, puisqu’il donne ici-bas la sensation de l’absolu. Aussi le Prophète fit-il écrire par une « mère » dans laquelle il avait mis son autorité, — et ce n’était pas lady Oliphant, toujours esclave et qui continuait à laver la vaisselle, mais peut-être l’ancienne amie d’Oliphant, — il fit écrire au fiancé que la voie droite était « purification d’abord, mariage ensuite. » Et l’ordre venait, formel, avec des mots doux et faux, des mois du nouveau patois de Chanaan : « Si cette chère enfant veut s’abandonner entièrement à Dieu, accepter toutes les épreuves auxquelles elle sera soumise et se préparer à servir comme servante dans le nouveau royaume de Dieu, alors peut-être le Père vous réunira-t-il plus tard, quand et comme il lui plaira, et si vous êtes vraiment destinés l’un et l’autre. »

Il ordonnait, les deux disciples obéirent. Alice partit pour Brocton, afin d’apprendre à aimer Christ et l’humanité avant son époux. Elle et Lawrence avaient mis leur âme entre les mains de Harris ; dans leurs lettres, séparés par l’océan, ils ne se parlaient pas d’eux, mais de lui. Cette mère qui avait envoyé la condamnation, il fallait l’aimer. « Verse ton cœur en elle, disait le fiancé, dis-lui bien tout, et si tu peux, appelle-la ta mère. » Il lui recommandait surtout d’obéir au Prophète ; il était rude, vulgaire, n’avait jamais vécu dans le monde, sa parole était farouche, à certains momens il était presque « repoussant. » Pourtant il fallait l’accepter, toute force venait de lui, et quand il sentait la moindre froideur à son égard, il arrêtait tout le travail de régénération. Leurs existences étaient emmaillées dans la sienne, leur souffle mystique était mêlé au sien. « Surtout, ajoutait-il héroïquement, faisons en sorte que le monde ne l’accuse pas, ne croie pas que c’est lui qui ordonne : ayons l’air libre !… Obéis au Père, va, sa présence est terrible, mais bénie. Moi, j’ai obéi, quand je suis entré à la chambre des communes. Tout le monde et moi-même s’attendaient à quelque chose d’extraordinaire, à une révélation politique. J’ai reçu de lui l’ordre de ne pas parler, et je me suis tu. »

Aux côtés de lady Oliphant, qu’on maintenait parmi les servantes sans parvenir à la régénérer, parce que son âme délicate et souple ne se brisait point, et conservait des doutes, Alice fit son noviciat avec un enthousiasme ardent et humble. Elle avait tout accepté, son servage, et le renvoi de son mariage à une date lointaine qu’elle ne verrait peut-être jamais. Quand elle se crut « prête, » elle écrivit à l’autocrate pour se remettre entre ses mains, ouvrant son âme devant lui, sans rien cacher, sans un mot d’orgueil ou de reprise, ainsi qu’il était ordonné. Elle lui dit tout, quels avaient été ses doutes, et quelles ses tristesses, et son mépris du Dieu qu’on lui avait enseigné, et comment Lawrence était venu, et lui avait montré le vrai sentier. Elle se mettait toute aux pieds du maître, parlant pour elle et son fiancé : « Je suis, nous sommes sous votre direction en tout et pour tout. Vous déterminerez vous même à quel signe nous reconnaîtrons que notre bonheur est désormais un fief de votre suzeraineté, de quelle manière et comment il faudra que nous inaugurions l’union de nos vies, et comment aussi nous devons nous concilier ou mépriser les préjugés de notre famille, relativement à la cérémonie du mariage et à l’emploi de notre fortune. Une partie de la mienne est déjà en Amérique. Ce sera bien facile de vous la donner. »

Cette douceur, cette soumission de femme comme réduite à l’enfance, plurent enfin au prophète. Il permit aux fiancés de s’unir, et le mariage fut célébré à Londres, au mois de juin 1873, dans une église anglicane. Peu importaient en effet à Harris les rites et les cérémonies. Il prenait les cœurs, les corps, les biens, et daignait permettre aux vieux cultes de ramasser la monnaie qui tombait en route. Du reste, il ne laissa pas longtemps le jeune couple à lui-même. La même année, il le rappelait à Brocton, obligeait Lawrence à se démettre de ses fonctions de rédacteur au Times, le lançait, sûr de lui, dans les affaires, tandis qu’il soumettait Alice aux bas ouvrages de la communauté de Brocton : ils s’aimaient trop et allaient l’oublier, il fallait donc qu’eux-mêmes s’oubliassent l’un l’autre.

Alice fit la cuisine, lava les escaliers, repassa le linge et nourrit des poulets, tandis qu’à trois cents lieues Lawrence négociait avec des députés et des financiers le lancement de « la grande compagnie anonyme du câble transatlantique direct, siège social, 16, Broad street, New-York. » N’était-ce pas le meilleur moyen de tuer l’amour de deux époux ? D’abord, on allait faire croire au monde que le ménage était déjà brouillé, qu’elle était déjà finie, cette passion dont l’excentrique Oliphant avait si haut poussé le premier cri, et l’opinion publique à son tour réagirait sur lui, par cette sorte de suggestion vague que nous subissons tous sans jamais nous en rendre compte. Mais comme cela pouvait n’être pas suffisant, on attaqua son côté mystique. En 1880, Lawrence était resté sept ans sans obtenir la permission de voir sa femme, et il était de cœur devenu fort indifférent à elle. Mme Margaret Oliphant, sa parente, le vit alors à Londres, et lui parla sérieusement des murmures qui couraient sur sa conduite avec Alice. Lawrence n’était pas épargné dans les bruits scandaleux répandus sur la communauté de Brocton et qui ressemblent beaucoup aux accusations portées contre les premiers chrétiens. Mme Margaret Oliphant, qui n’est pas seulement un écrivain de talent, honorée d’une pension par la reine d’Angleterre, mais une femme d’un sens droit, lui fit remarquer qu’on parlait de sa séparation en termes tels qu’il fallait prendre au plus vite des mesures à cet égard. Le mystique homme d’affaires du prophète eut un sourire dédaigneux : « Alice, dit-il, n’est pas ma vraie femme. Ma contrepartie est déjà de l’autre côté, et j’en suis sûr, puisqu’elle m’écrit ! Voyez ! Je n’ai jamais pu écrire un vers, ceux-ci sont donc bien d’elle, ils n’ont été faits par moi que sous sa dictée ! » La dame de l’au-delà n’avait jamais dû elle-même sacrifier assidûment à la muse, car ses vers étaient déplorables. Ils avaient même, paraît-il, un petit goût profane et mondain très curieux chez un esprit extra-terrestre.

Durant ce temps, la pauvre Alice avait suivi le maître en Californie, à Santa-Rosa, où il plantait de la vigne, opération fort congruente à un patriarche. Une dame pourtant, qui s’en offensait, lui dit un jour : « Monsieur, croyez-vous qu’il soit d’un homme de Dieu d’aider à répandre l’intempérance ? — Madame, répondit-il gravement, nous infuserons tant d’esprit de Dieu dans notre vin qu’il ne grisera plus ! » On a toujours remarqué le peu de succès dans les pays anglo-saxons des boissons non-alcoholic and non intoxicating. Il est certain qu’une boisson non intoxicante, mais alcoolique, aurait beaucoup plus de chances de réussir. Quoi qu’il en soit, la petite brebis ne connaissait pas grand’chose aux mystères de la greffe, pas plus qu’à ceux de la fermentation. Son berger finit par la mettre à la porte sans un sou, avec mission de gagner sa vie comme elle pourrait, et de faire des prosélytes. Elle ne perdit pas courage, fonda à Vallejo une humble école pour les enfans des habitans de ce pays à demi sauvage, mélange métissé d’Espagnols, d’Indiens et de Yankees. Plus tard, elle la transporta à Benicia, où elle s’associa avec une amie. Elle n’était pas trop malheureuse : dans ce midi de l’Amérique, comme au midi de l’Europe, les hommes ont le cœur artiste, et ils venaient sous sa fenêtre pour l’écouter chanter.

Cependant Lawrence avait été plus touché qu’il ne l’avait montré des allusions qu’on faisait à l’abandon où il laissait sa femme. Il la rappela en Angleterre, la présenta partout, la mena à Sandringham chez le prince de Galles. Mais le prophète restait entre eux, ils se sentaient loin l’un de l’autre. Les temps étaient proches pourtant, et cette fidélité du disciple au maître, un événement tragique la rompit.

Harris, comme on l’a vu, avait quitté Brocton, peuplé par lui d’esclaves doux, simples et purs, qu’il commençait à scandaliser. Il avait développé la fameuse doctrine du deux dans un, la divinité à la fois mâle et femelle, et du mariage à la fois terrestre et céleste avec la contre-partie ; il l’avait fait de façon à donner à ses fidèles des mœurs mormoniques, ou même orientales. Son livre le Deux dans un, en effet, avait annoncé au monde plusieurs vérités fort étonnantes. D’abord, il paraît que Jésus avait une femme, nommée Gessa, et que lui, Harris, était la seconde incarnation de Jésus. Quant à Gessa, après avoir été incarnée quelque temps « dans une famille régnante d’Europe, » elle était retournée dans le royaume des esprits, d’où elle se manifestait à Harris. Lui et elle s’appelaient maintenant Chrysantheus et Chrysanthea, ou plutôt le prophète était devenu Chrysantheus Chrysanthea, et de cette fusion avec un ange, il avait engendré un fils.

La vérité est qu’il y avait dans la communauté une a mère » qui incarnait la céleste contre-partie, et que le couple prétendait avoir la puissance de « matérialiser » les contre-parties des fidèles de la communauté, a la mère tirant de sa substance de quoi manifester terrestrement les fiancées, le père prenant de son côté droit de quoi vêtir les maris. » M. William Oxley, dans son livre Messies et thaumaturges modernes, nous apprend que ceci signifie qu’une vapeur sortait du côté de Harris, et peu à peu prenait la forme d’un être humain, « le plus souvent parfaitement beau, couronné, et vêtu d’une très belle robe, phénomène dont il a été souvent témoin. » Il y a peut-être, aux mariages opérés par le prophète et son associée, des explications moins mystérieuses.

Il semble qu’il eût craint les yeux toujours ouverts de lady Oliphant, car il l’avait laissée à Brocton. La pauvre femme, dont l’âge devenait lourd, était restée en apparence écrasée, au fond indomptée. Elle était comme beaucoup de ces timides vieilles femmes, soumises à un mari tyrannique et tempétueux. Elles obéissent en tremblant, se rongent, ont toujours peur de mécontenter le persécuteur, meurent de cette crainte parfois. Et, en même temps, elles ont en dessous l’esprit le plus fin et le plus malin ; rien ne leur échappe, ni un ridicule, ni une faute, ni l’opinion du monde. Pourtant, cette finesse ne leur sert de rien qu’à les réduire au désespoir, parce qu’elles n’ont pas de volonté. Telle était lady Oliphant ; elle mourait silencieusement, usée d’avoir trop aimé son fils, de lui avoir trop obéi, de l’inquiétude morale d’avoir manqué le chemin du salut et de laisser les siens, ses enfans adorés, dans une voie mauvaise.

Un jour, Lawrence et Alice reçurent d’elle des nouvelles inquiétantes. Ils quittèrent Londres, hâtèrent leur course jusqu’à Brocton, et la trouvèrent au plus mal. Mais Lawrence avait conservé toute sa foi. Il enleva celle qui ne vivait plus qu’à peine, la traîna sur la route immense qui va de Brocton sur l’Érié à la Californie, et la jeta aux pieds du prophète en lui disant : « Toi qui peux tout, à qui j’ai tout donné, sauve ma mère ! »

Car Harris savait évoquer les esprits supérieurs qui prolongent la vie ; mais il ne le voulut point. Il les trouvait gênans, ces revenans qui le prenaient à l’improviste dans sa nouvelle vie ; et derrière lui la femme qu’il favorisait cachait sa main où brillait une bague de prix donnée jadis au père, avec le reste de sa fortune, par lady Oliphant. Au bout de quelques jours, on expliqua aux pèlerins qu’ils étaient de trop, on les pria de quitter Santa-Rosa. Et, tandis qu’ils s’éloignaient, presque égarés par la douleur, Lawrence ne perdait pas encore cette belle et folle espérance qui n’abandonne pas plus le fils dont la mère va mourir que la mère dont le fils est à l’agonie. On lui dit que, non loin de là, dans un petit village nommé Cloverdale, il y avait une bonne femme qui faisait des miracles « par les herbes et la foi. » Il y transporta sa mère. Comme elle reposait sur son lit suprême, pendant que lui, Alice, et une amie fidèle, hallucinés sans doute, invoquaient ces mêmes esprits que le prophète avait refusé d’appeler, ils crurent entendre dans l’air une bataille invisible, le bruit d’une orageuse agitation d’ailes qui remplissait la chambre. Sûrement c’étaient eux qui venaient, qui luttaient contre les autres, ceux d’en bas. La malade, qui semblait d’abord souffrir beaucoup, entra dans une grande paix. Elle avait vu son père, disait-elle, une grande force lui revenait, elle serait sauvée. Un instant après, elle murmura quelque chose sur les anges qui volaient autour d’elle, poussa de grands soupirs, et mourut.


III

Lawrence avait perdu du même coup sa mère et son maître. Les révélations que lady Oliphant lui avait faites l’affectèrent encore plus profondément quand elle eut disparu. Dans le silence de sa tristesse montèrent tout à coup du fond de sa mémoire toutes les amertumes qu’il avait dévorées, sa fortune, son talent, ses énergies, son avenir politique confisqués ; tous ces malheurs que les croyans et les amans résument d’un mot : « J’ai été trompé ! » Dans cette grande convulsion morale, un ami, M. Walker, le sauva. Il excita la haine et le mépris que l’ancien disciple ressentait contre le maître, il l’encouragea dans une lutte active et pratique. Lawrence intenta un procès, qui fut long et retentissant, à l’usurpateur religieux qui détenait sa fortune. Morceau par morceau, les champs de Brocton, achetés de ses propres deniers, lui furent rendus, et ce ne fut pas seulement une ruine matérielle pour Harris, mais un désastre moral. Ses fidèles de Brocton, assoupis dans leur longue servitude, s’éveillèrent au bruit, délaissèrent l’indigne. Mais beaucoup, encore stupéfiés du long souvenir de la domination subie, ne purent ou n’osèrent réclamer les domaines qui leur appartenaient. Lawrence les installa sur ceux qu’il venait de recouvrer. La première année, cette charité lui coûta 10,000 francs.

Quant à son équilibre moral, il était à jamais perdu ; il semble même, qu’aussitôt que l’eut quitté la direction forte et, en somme, pratique du père, le visionnaire gravit plus rapidement les degrés de l’hallucination. La secte de Harris se divisa sous son action. Quelques voluptueux fidèles allèrent rejoindre Harris ; les autres, ceux qui avaient soit d’infini, de pureté, de mystère, suivirent le nouveau chef, qui montait toujours plus haut dans l’illusion et le miracle.

Car il était son propre maître, et cette pensée l’exaltait sans qu’il s’en rendit compte. Son union avec Alice était maintenant intime et absolue, à l’imitation de celle du divin père et de la divine mère, de qui tout vient et qui dirigent tout. Et comme il le faut, son amour n’était pas limité à une personne, il s’étendait à l’humanité. Il voulait d’abord trouver un abri, une patrie pour ses fidèles de Brocton, à l’étroit dans les terres qu’il possédait. Assez naturellement il songea à la Terre Sainte. Un grand projet, quand il obéissait encore à Harris, l’avait déjà hanté. L’expulsion des Juifs de Russie avait dès lors commencé. Ils envahissaient la Roumanie, l’Angleterre, inspirant une pitié mêlée d’effroi, bouleversant à Londres, à Liverpool, dans tous les grands centres anglais, le taux des salaires et les conditions du travail. Leurs coreligionnaires enrichis, impatriés de longue date, étaient les premiers à s’inquiéter ; on songeait à déverser ces misérables sur un point du globe, et certains, rêvant d’un grand État juif, regardaient du côté de Jérusalem. On les envoyait donc par petits paquets en Terre-Sainte, à l’aide de fonds recueillis par la Jewish subscription de la cité de Londres, toujours à la tête en Angleterre des grandes entreprises de charité. D’ailleurs, nulle vue d’ensemble. Les émigrés se dispersaient dans leur ancienne patrie par petits essaims dont les fortunes étaient diverses. Lawrence avait voulu, dès 1880, concentrer ces efforts charitables, cet afflux de matière humaine. Après un voyage à Constantinople, persuadé d’avoir trouvé à Gilead, sur la côte orientale de la Mer-Morte, le véritable emplacement d’une grande colonie juive, il avait importuné sans succès de démarches, durant six mois, le grand-vizir et l’ambassadeur d’Angleterre, alors lord Dufferin. Libre maintenant, il reprit son projet.

Il s’agissait cette fois des Juifs russes émigrés à Iassy, en Roumanie, et si nombreux maintenant qu’ils formaient un état dans l’état, une inquiétude réelle pour- le gouvernement roumain. Une fois encore il se heurta à l’opposition de la Porte, qui ne se souciait guère d’accorder, à cette émigration en masse de Juifs européens, l’entrée de ses domaines asiatiques. C’eût été donner un nouveau prétexte à l’intervention des puissances, et Dieu sait qu’il en est assez !

Lawrence, en attendant, s’installa d’abord à Thérapia ; puis la molle existence des Européens orientalisés qui vivent sur la rive asiatique du Bosphore lui parut sans doute trop profane. Il passa avec sa femme en Syrie pour chercher où s’établir enfin, loin des civilisés frivoles et vivre la vraie vie, selon le Christ. Ce fut ainsi qu’ils découvrirent, dans la baie de Saint-Jean-d’Acre, non loin de la vieille forteresse qui soutint tant d’attaques, une humble petite ville toute baignée de soleil et dont la gaîté les charma.

Ce lieu s’appelait Haïfa. Il était situé dans la plaine aimable qui rejoint les pentes molles du Carmel : aux deux chercheurs de paix il parut être, après Brocton, une sorte de paradis retrouvé. Comme ils cherchaient à travers le faubourg la maison qu’ils pourraient habiter, ils furent surpris de voir succéder aux toits plats des demeures orientales, l’architecture toute neuve de quelques cottages européens, et des gens vinrent à eux qui, dans un rude anglais, les saluèrent comme des frères. C’étaient des Allemands américanisés, et venus là, eux aussi, pour vivre la vie en attendant la descente prochaine du Seigneur ; car les temps sont proches où il doit descendre, et c’est aux champs galiléens, tout pleins encore du parfum de sa voix, qu’il convient le mieux d’attendre le jour où, au son des trompettes célestes, l’humanité sortira de l’existence et de l’espace pour entrer dans l’éternel. Ainsi ces mystiques allemands, quelques fidèles de l’ancienne colonie de Brocton, les Juifs qui s’arrêtaient près de leurs protecteurs formèrent une colonie spirituelle dont Lawrence et Alice furent les guides moraux. On n’y rendait nul culte public à la divinité, nul livre, nulle prière n’étaient imposés, mais c’était prier que de travailler de ses mains en élevant son cœur vers les esprits. Cette terre de Palestine en était pleine ; ils venaient murmurer aux oreilles des deux époux d’étranges révélations, ils leur expliquaient les symboles cachés dans le Talmud et la Kabbale.

Dans ce milieu si favorable, leur exaltation monta au lieu de se calmer ; l’espèce de pontificat qu’ils exerçaient grandit la conscience de leurs relations avec le monde de l’au-delà ; échappant à tout contrôle, leur passion croissait sans cesse, et ils prenaient la paix heureuse dont la nature les environnait pour une marque de la faveur des génies. Ils étaient maintenant si profondément mêlés que la pensée de l’un était agie par l’autre, sans communication préalable, en vertu d’une union cérébrale intime et mystérieuse. Un jour, Lawrence sentit un besoin violent d’écrire, et pourtant il ne savait quoi, c’était une volonté sans objet, un désir puissant et indéterminé. Alice cria tout à coup : « Je sais ! » et elle commença à dicter tout un livre, Sympneumata, un livre confus de voyante aux phrases haletantes et emmêlées : « Écris donc toi-même, puisque tu dictes, » lui dit son mari. Mais elle ne pouvait pas. Il lui semblait qu’elle n’avait pas de mains, qu’elle ne pensait qu’à travers lui. Un tel état d’âme était le couronnement de leurs espérances. C’était ainsi que la vérité serait enseignée au monde, « révélée d’abord à la femme, communiquée par l’homme. »

Il semble que l’esprit ne puisse plus toucher terre, après ces excursions dans des domaines qui touchent à ceux de la folie. Lawrence savait cependant encore reprendre pleine possession de lui-même. À la même époque que Sympneumata, il écrivait Altiora peto, où la phrase sonne très claire et spirituelle, et plus tard encore la Mousse d’une pierre qui roule, le plus vivant, le plus amusant des livres où il a résumé ses souvenirs de voyage. Il distinguait très bien la paille dans l’œil de ses frères ennemis mystiques. Le bouddhisme ésotérique lui paraissait une chose fort plaisante : « Ils font des miracles à l’aide de leur sixième sens, écrivait-il. Leur sixième sens consiste à perdre les cinq autres. Cette condition une fois remplie, ils croient faire, ou voir faire, tout ce que vous voudrez. » En même temps qu’il répondait à des lettres chaque jour plus nombreuses, car beaucoup d’âmes malades s’adressaient à lui pour lui demander ordre ou conseil, et il était devenu prophète comme Harris, — il continuait à s’occuper de l’émigration juive, restait capable d’énergie physique, montait à cheval, dirigeait la culture de ses domaines, faisait bâtir.

L’été, on quittait Haïfa, on se réfugiait au fond d’une gorge du Carmel dont la fraîcheur était délicieuse, dans une petite maison neuve, cachée et comme défendue par des remparts de fleurs sauvages. Elles poussaient là si drues, si nombreuses, toutes, les anémones, les cyclamens, les myrtes, les roses de Saron, les passe-roses, les iris, qu’en l’absence de sentiers, les pieds s’épuisaient à marcher dans leur beauté. Au-dessus de la maison, il y avait une vieille caverne profonde et froide, creusée par on ne sait quel peuple traqué, à une date dont la mémoire était perdue ; et dans le lointain se dressaient des ruines merveilleuses, titaniques, un château des bords du Rhin poussé par miracle dans ce paysage oriental : la vieille citadelle d’Athlit, celle qui tomba la dernière, le suprême abri des croisés en Palestine.

Des visites montaient parfois jusque-là, mystiques venus d’Amérique ou d’Angleterre, simples curieux, anciens amis mondains toujours bien reçus. Un jour, un homme vint que Lawrence n’avait pas vu depuis les guerres de Chine. C’était Gordon. Il avait quitté le Soudan pour quelques mois, dans l’ardent désir de voir Jérusalem, et tout ce pays d’élection où l’auteur du seul livre avait vécu et triomphé de la mort. L’esprit de Lawrence et le sien semblèrent se reconnaître. Durant quelque temps ces deux fanatiques de croyances si différentes ne se quittèrent plus. Lawrence montra au héros le manuscrit de Sympneumata, lui expliqua les mystérieuses révélations qui lui étaient venues de l’au-delà, et quel était le sens de la vie, et comme il fallait faire pour communier physiquement avec Dieu. Rien n’étonnait Gordon : « Tout cela est dans la Bible, » disait-il sans se troubler. La Bible, son compagnon n’y attachait pas plus d’importance qu’à un autre livre sacré. Tout dépend de l’inspiration et de l’initiation personnelle. L’âme humaine est un lac qui, selon qu’il est plus ou moins pur, réfléchit plus ou moins l’intelligence suprême dont l’univers n’est que l’ombre projetée. Cependant tous deux s’accordaient très bien. « C’est peut être, conclurent-ils un jour, parce que nous sommes les deux plus grands toqués de la terre ! »

C’était peut-être aussi parce que tout est pur aux purs. Il fallait l’admirable simplicité chaste de Gordon pour ne point s’étonner, avec quelque scandale, des étranges théories du ménage Oliphant. Le spiritisme de Harris, son imagination du Dieu mâle et femelle, « deux dans un, » le naturalisme idéaliste d’Emerson, les symboles de la Kabbale s’y mêlaient de la façon la plus inattendue à la conception chrétienne de la chute et de la rédemption. Si la Religion scientifique et Sympneumata, au lieu d’être un fatras, étaient écrits dans une belle langue, ils seraient peut-être les plus beaux poèmes mystiques composés depuis le Paradis perdu, mais un poème où la folie de pureté qui hantait les deux époux s’exaspérait pour aboutir à la sensation de voluptés surhumaines.

« Au commencement, dans le jeune univers, tels que maintenant et pourtant différens, les hommes formaient une race divine. Leur corps était léger, fluide et comme musical, visible, mais transparent ; chaque homme était femme, et chaque femme était homme ; cependant ils naissaient par couples, l’un plus homme, l’autre plus femme. Ce n’était pas charnellement qu’ils s’unissaient, mais ils se fondaient l’un dans l’autre, et quand ils n’étaient plus qu’un, non pas en figure, mais en réalité, le fruit de leur union naissait de leur respiration mêlée, car de même que l’haleine d’un malade transmet la mort, celle d’un homme plein de vie peut procréer la vie. Ainsi non pas immortels, mais faits d’une matière si pure qu’elle ne se dissolvait qu’après un temps presque incommensurable, dont la longévité des patriarches, leurs héritiers dégénérés, donne à peine l’idée, superbement ils régnaient, eux les anges de la terre, les beaux androgynes chastes et féconds à la fois.

« Au-dessous d’eux s’étendait la nature inférieure sur laquelle flottaient aussi des esprits pervers, inventeurs de la volupté charnelle, les Siddim révoltés. Au-dessus d’eux, une longue chaîne d’êtres supérieurs, purs éons androgynes, les rattachait à Dieu, toujours physiquement présent dans leur poitrine sublime. Et Dieu, lui aussi, père de toute perfection, possède naturellement les deux sexes, le mâle se nomme la force, le féminin, l’amour ; de son éternelle pensée, l’univers sort éternellement, l’univers qui n’est que son ombre et son verbe. Ce poème par lequel il s’exprime, une des strophes en est la terre, et en vers harmonieux, dont les rimes masculines et féminines s’appellent et se répondent, elle chante à travers l’espace et le temps infini.

« Ce dieu, engendreur et enfanteur, dont la volupté pure est le mouvement, les anciens l’ont connu ! C’était Baal-Sedôn à Gebel, Baal-Tanit à Carthage ; dans l’Arabie-Heureuse, les Nabathéens célébraient l’éternelle communion d’El-Ga, le dieu mâle, avec Alath, son complément d’amour ; et sur les bords de l’Adonis, et dans les temples sacrés de la sainte Byblos, on adorait le mystère. Voici enfin que dans la Kabbale, d’où monte le murmure des primévales sciences, tout enveloppées d’un voile mystique sous lequel palpite la blancheur des vérités ardentes, apparaissent le Roi et la Reine, couronnés, enlacés, laissant rouler d’eux-mêmes le torrent infini des choses.

« Tout cela, que nous devinons sous les symboles, les antiques hommes purs le savaient. Leurs couples presque immortels l’apercevaient clairement, ils étaient baignés dans Dieu, intimement mêlés à lui. Mais un jour un désir vint à leur partie la plus intime, à cette féminitè qui recevait directement les ondes divines, et les transmettait à la virilité où elle se changeait en action. Qu’était-ce donc que cette jouissance sensuelle inventée par les démons ? Elle la voulut connaître, la connut, et tomba dégradée. Toute l’humanité, attaquée par les Siddim, faillit disparaître, ne trouva de salut qu’en se réfugiant dans l’animalité, car la brute n’est pas soumise à l’influence des esprits, elle est, vis-à-vis d’eux, sourde, muette, insensible. Pour continuer à vivre, il fallut que l’homme s’abaissât jusqu’à elle : lentement son corps impalpable acquit la lourdeur grossière qu’il possède maintenant, une « croûte » recouvrit l’homme saint et réel. Cette métamorphose d’ailleurs se fit lentement. Des hommes restèrent longtemps purs, vivans témoignages de l’état ancien, les yeux ouverts à ce qui était pour d’autres l’invisible. Tel Melchisédech, et c’est pourquoi tout ce qui vient de lui et parle de lui éclate d’une grande lueur solitaire.

« Cependant la dégénérescence accomplit son œuvre. Les deux sexes étaient maintenant séparés par la honte. La femme, qui avait été la grande pécheresse, était aussi la plus déchue ; elle lut l’être impur par excellence. Tout crime, toute lâcheté, toute souillure vint d’elle. Les civilisations antiques n’eurent qu’un but, se protéger d’elle, enchaîner l’obstinée coupable. Elle vainquit pourtant d’abord. La polygamie, qu’on croit une victoire de l’homme, fut son asservissement, elle tua sa force et sa volonté.

« Durant ces temps, le divin féminin, la partie de Dieu qui est Amour, pleurait. Descendant en ondes sur la terre, elle rencontra une vierge et la rendit féconde : c’était Marie, mère de Jésus, qui fut grand surtout pour avoir rétabli la sainteté du mariage sur la terre et dans le ciel. Les hommes n’oublièrent plus, et le moyen âge, revenant aux lieux où le Christ était mort, comprit la vérité, eut le premier l’amour de la dame élue, à laquelle on s’unit d’une sorte indissoluble et chaste. C’est ce qui fit de Dante un homme divin.

« Enfin, après l’œuvre accomplie par les révélateurs juifs, hindous, arabes, après le long effort des cerveaux pour acquérir par l’analyse cette science des formes de la nature qu’elle possédait jadis d’une seule illumination, les temps sont vraiment venus. L’humanité est arrivée à une sensibilité nerveuse qui n’est pas une maladie, mais le commencement de la santé ; jamais nul siècle plus que le nôtre n’a eu de ces hommes qui perçoivent l’influx divin. Ils souffrent, ils jouissent avec une acuité subtile que leurs ancêtres n’auraient jamais imaginée, avec une telle puissance qu’eux-mêmes s’étonnent de voir que tout devient conscient en eux, que toutes leurs sensations physiques se spiritualisent, que cette vieille séparation de la matière et de l’esprit disparaît, que les deux ne font qu’un, n’ont jamais été qu’un.

« Pour ceci comme pour toutes choses, il faut une méthode. Et d’abord, la première condition est de tout abandonner de ses désirs et de son égoïsme, de devenir humble, doux, de mépriser sa propre douleur, de sentir celle des autres, de réaliser dans son cœur la vie de l’humanité à la place de la sienne propre. Alors on entre dans une période de faiblesse et de désespoir : on s’est vidé de soi-même, et la place reste vide ! Les mauvais esprits viennent tenter de se loger dans cette maison préparée pour le maître. Ah ! les terribles batailles ; les uns en sont morts ; d’autres, vaincus, prennent une puissance inférieure et démoniaque, et durant tout ce temps, on pleure comme un enfant. Attendez ! voici Dieu qui vient par l’intermédiaire du Sympneuma, qui vous met en communication physique avec la nature. La respiration s’accélère, le cœur bat plus vite, un grand voile se déchire, et l’on voit l’humanité, les esprits, Dieu même face à face. L’air est imprégné de paix, une flamme douce y est infuse. On conçoit d’un coup ce qui coûtait auparavant tant de peine à acquérir, on entre en conversation familière avec des êtres supérieurs jusque-là inouïs, dont la fonction est d’amener l’humanité, en projetant en elle leur essence, à l’état supérieur d’une joie qui ne trompe pas, et ne finira point.

« Cette joie, c’est l’amour, tel qu’il est au sein de Dieu. Mais pour l’éprouver d’une façon parfaite, il faut que la nature binaire de l’homme soit reconstituée, qu’il retrouve, en restant mâle, ce fond féminin de lui-même qui doit recevoir la semence divine. Les sexes ont été séparés, mais nous n’en avons pas moins nos moitiés qui parfois sont mortes à la terre, ou encore à naître, ou parfois vivantes. Si elles sont à l’état d’esprits, la sympathie et la joie de l’union chaste s’établissent bien vite, descendent avec le Sympneuma. Si la contre-partie est vivante, on la trouve fatalement, mais il faut se dépouiller avec elle de sa carnalité, il faut qu’elle s’en dépouille. La femme, auteur de la chute, a eu plus à faire pour se relever, mais comme elle a marché vite vers la régénération ! Maintenant sa spiritualité dépasse celle de l’homme, qu’elle doit en effet dominer. Une fois l’union faite de ces âmes dédaigneuses du corps, une ivresse sainte envahit le couple. Lui, l’homme d’auparavant, ne peut plus se cacher à lui-même qu’il est devenu une femme-homme, sentant physiquement ses pensées, pensant ses sensations. Elle, la femme de jadis, est un homme-femme, pleine d’une force immense. Cette vision partielle des choses cachées que son reste de féminité donnait à l’homme et qu’on nommait l’intuition ou le sentiment, elle l’a tout entière et la verse à son époux. Alors, devenus un, à la onzième heure du monde, ineffablement puissans, ils voient les véritables formes des êtres, et leur essence réelle. Tels qu’ils sont, ils ne peuvent plus mourir. Leur naissance n’a été qu’une mort à leur spiritualité primitive, leur mort n’est plus qu’une naissance au monde réel dont celui-ci est seulement l’image. Leur âme belle, pure, immense, vibre de plus en plus fort, si fort qu’à la fin le corps se dissout ; ses particules, redevenant ce qu’elles sont réellement, forment des corps glorieux, légers, fluides, musicaux, leurs vrais corps dont l’apparence terrestre n’était que l’ombre déformée et projetée sur le voile changeant dont Dieu se revêt, et que nous appelons l’Univers. »

Telles étaient les étranges croyances des deux époux et du petit monde qui les entourait. Ils vivaient dans une espèce d’extase délicieuse et dangereuse, dans un bonheur trop grand et comme défendu. Il y a dans Sympneumata une courte phrase significative : « Quand les époux seront arrivés à cette parfaite pureté, à l’abnégation totale de leur chair, alors aura lieu le vrai mariage, le mariage divin, par les yeux, l’ouïe, le toucher, par tout. » S’imaginant supprimer la volupté, ils avaient fait de tout leur corps une machine à volupté qui toujours frémissait, ils avaient des joies éperdues, sans nom, qui défiaient cette mort dont ils niaient la réalité. Elle vint.

Au milieu de cet enchantement surhumain, comme ils étaient allés chercher sur les bords de l’adorable petit lac de Tibériade, parmi les fleurs, la trace des pieds de Jésus, l’aile de la fièvre vint effleurer Alice. Elle languit quelques jours, et mourut.

Ce fut à Dalieh, la petite maison du Carmel, qu’elle avait respiré pour la dernière fois. Quand la nouvelle de sa mort parvint à Haïfa, dans la petite colonie mystique, la douleur fut réelle et profonde. Elle avait séduit tout ce monde par son charme indéfinissable, sa douceur, et aussi sa générosité, car beaucoup, sans grande foi, abusaient de la folie du couple, et se faisaient nourrir par lui. Les Druses vinrent avec leurs cheiks chercher le corps pour le conduire à travers la montagne jusqu’au lieu où il devait reposer, sur la côte, près d’Haïfa. « Ne savez-vous pas qu’elle était Druse ? » disaient-ils, exprimant par-là combien elle avait été bonne, non-seulement de charité matérielle, mais d’esprit, combien elle avait cherché à les comprendre. Huit hommes portèrent le cercueil sur leurs épaules durant toute la longue route et le mirent dans la fosse qu’on avait préparée. C’était dans un cimetière tranquille, d’où l’on aperçoit d’un côté la mer merveilleuse, et de l’autre les pentes vertes du Carmel et les monts lointains de la Galilée. Et quand la tombe eut été fermée, le vice-consul des États-Unis, un Allemand simple et bon qui s’appelait Schumacher, s’approcha avec un ciseau, car il savait un peu tailler la pierre, ayant été maçon dans sa jeunesse, en Amérique. Alors, sur la dalle, d’une main un peu maladroite, il grava en tâtonnant : Alice Oliphant, morte à quarante ans.

«… Tu dors maintenant près de la sainte Byblos, et des eaux sacrées où les femmes des mystères antiques venaient mêler leurs larmes. Révèle-moi, ô bon génie, à moi que tu aimais, ces vérités qui dominent la mort, empêchent de la craindre, et la font presque aimer. » Ces paroles sublimes que Renan adresse à l’âme de sa sœur Henriette, au commencement de sa Vie de Jésus, le bon vice-consul eût pu les graver aussi sur la tombe d’Alice. Mais la calme raison philosophique de Renan ne voyait dans cette communion avec une sœur à jamais disparue qu’un phénomène dont il était l’auteur. Oui, dans une âme qui commue à croître, les pensées déposées par ceux qui ne sont plus et que nous aimions se développent mystérieusement. « Même ici-bas, les morts sont plus vivans que nous. » Telle chose que l’aimé disparu m’avait dite, je la comprends seulement maintenant. Il s’est fait en moi un sourd travail dont je n’avais pas conscience ; l’idée qui vient d’un autre s’est greffée dans mon cerveau, elle y a poussé lentement, une belle fleur est née, une fleur dont l’éclat m’étonne et me remplit d’une émotion auguste, comme si c’était lui, ce corps desséché sous la terre, qui se levait tout à coup, plein de vie, pour me la tendre. Ceux qui ont pensé, aimé, donné d’eux-mêmes ne meurent jamais, et ceux qui n’ont jamais ni rien pensé, ni rien donné, ils ont beau s’agiter pour me faire croire qu’ils sont vivans, je sais bien que ce sont des morts que je coudoie, — d’éternels et méprisables morts !

Cette conception très grande, Lawrence l’eut très vive, mais faussée par son spiritualisme mystique. Pour lui, qui se mettait en rapport avec Dieu, pour qui sa maison, suivant l’expression de l’illuminé Cazotte, « était si peuplée d’esprits qu’ils l’empêchaient de voir les vivans, » était-il possible que cet esprit-là qu’il avait tant aimé, dont il avait été adoré, s’évanouît et l’abandonnât ? Une nuit, une semaine à peine après sa mort terrestre, Alice revint radieuse, triste seulement de le voir inutilement en larmes. Alors, commença pour Lawrence une existence à la fois triomphale et misérable. Il plongea dans une aberration pleine de délices dont il croyait vivre, et qui le firent mourir. Cette fin de sa vie est si épouvantable que je n’y insisterai pas. Non-seulement il « sentait » Alice, mais il la faisait sentir ; les fidèles qui l’entouraient prédisaient son arrivée, s’entretenaient avec elle en même temps que lui, et entendaient les mêmes choses ! De loin, les gens venaient en pèlerinage voir cet homme surnaturel qui savait guérir les malades en les prenant par la main. Son activité était restée incroyable. Il quittait Haïta pour aller en Amérique, en Europe, porter la vérité transcendante à une âme inquiète. Un clergyman anglais, après avoir lu son livre, se sentit converti, abandonna sa cure. Il l’alla visiter. Une personne qui le vit alors a conservé de lui une impression étrange. Sa barbe descendait très longue sur sa poitrine, faisant paraître sa figure dévastée plus maigre encore, et ses yeux plus creux. Beaucoup de neige était tombée pendant la nuit, et le paysage était tranquille et blanc. Parfois il disait : « Que l’influx est puissant, ici ! » Alors tous ses muscles tremblaient, sa chair était agitée de petites vagues, comme une eau ridée par le vent. « Voici Alice ! » murmurait-il. Et il s’abandonnait avec des yeux ravis et pourtant pleins de larmes. Bientôt la morte commença, avec toute la puissance de son génie dématérialisé, à lui dicter un ouvrage qui devait résumer leur doctrine à tous deux. « Elle fait des miracles ! » s’écriait-il. Ce que sa main écrivait, ne venant pas de lui, mais d’elle, prenait le caractère d’une révélation sublime. La force irrésistible le poussait sans qu’il sût où il allait, ni le titre du livre, parce qu’elle ne l’avait pas encore dit. Il avait pensé d’abord à l’appeler « le Divin féminin. » C’est celui qui parut sous le nom de Religion scientifique, et dont j’ai résumé plus haut le contenu.

Sous cette terrible tension nerveuse, sa santé se détraqua sans remède. Quand, en 1887, il partit pour l’Angleterre afin de surveiller la publication de son livre, ce dernier effort l’épuisa. Il était à bout de forces cérébrales, inerte maintenant. Un matin, il attendit Alice, elle ne vint pas. Ce fut une douleur furieuse, le désespoir de l’homme qui s’éveille, ne voit plus la lumière, et crie : Je suis aveugle ! la rage du débauché qui s’aperçoit un jour qu’il n’est plus qu’une loque vacillante de chair humaine. Alors, comme cet aveugle qui se fait apporter de puissantes lampes ou regarde le soleil en face en pensant que, si quelque lueur filtre encore jusqu’à son cerveau, la vue peut-être lui reviendra, comme le débauché qui cherche dans des impossibilités de quoi se figurer qu’il est encore un homme, Oliphant humilia sa dignité dans d’étranges pratiques cérébrales. Il en vint à se persuader que ce n’était pas lui qui, dans cette période de dépression, ne pouvait plus matérialiser ses imaginations, que c’était l’esprit d’Alice qui avait besoin d’aide, d’une aide féminine pour se manifester. Et il demanda à une amie, Mme Hankin, qui était un bon médium, de devenir « sa collègue, » de prêter sa puissance nerveuse à l’esprit. Cette dame y consentit, lui versa le fluide nécessaire à la « vibration, » cette volupté innomée dont son corps frémissait. Mais bientôt ce secours même devint inutile. Était-ce donc à jamais fini, de cette vie hors nature, avait-il perdu Alice comme on dit que les ascètes perdent la grâce ? Quelle prière, quel acte, allait la lui faire retrouver ?

L’acte fut le plus extraordinaire qu’il se pût imaginer, la suprême flagellation à son amour et au reste de sens droit qu’il possédait encore. Ce fanatique, qui se mourait de ne pas revoir son épouse éternelle, sa contre-partie désignée par Dieu, finit par découvrir que le seul moyen de la rappeler, c’était de se remarier !

En 1888, en Amérique, il rencontra une dame qui, sans avoir jamais rien lu de lui, ni d’Alice, connaissait toutes ses théories, avait prévu tous les résultats auxquels il croyait être arrivé. C’était la propre petite-fille de Robert Owen, miss Rosamonde Dale Owen. Il fut seulement d’abord question entre eux de s’associer, de combiner leurs forces pour la grande œuvre, mais sur le bateau la dame entra, paraît-il, en relation très intime avec l’âme d’Alice, qui lui conseilla de se faire épouser. Et comme les conseils d’un esprit sont des ordres, Lawrence épousa une seconde femme, afin de continuer à vivre avec la première.

Le lendemain même de son mariage, une pleurésie attaquait ce corps dévoré par la flamme à laquelle il s’était donné en proie depuis plus de vingt ans. La maladie n’était pas grave ; pourtant il alla s’affaiblissant avec rapidité. Son ancienne et excellente amie, lady Grant Duft, le recueillit dans sa maison de Twickenham. Jusqu’à son dernier jour, il resta un causeur brillant, plein de feu, d’aperçus amusans et justes sur tout ce qui ne touchait pas à son idée fixe. Enfin, un jour de septembre, il dit : « Je suis indiciblement heureux, » et comme ses yeux s’obscurcissaient, et que l’air était froid et sombre, il ajouta : « Plus de lumière ! » et rendit son dernier souffle. Ainsi finit, avec les mêmes paroles qu’un grand sage, un fou peu ordinaire.

Et pourtant non, ce n’était pas un fou ! Si jamais vous allez dans une maison de santé, vous n’en trouverez pas comme Oliphant. Il était ardent, brillant, organisé pour l’action. Jusqu’à ses derniers instans il garda du monde extérieur et des hommes la vision la plus nette. La vérité est qu’il se donna très volontairement une névrose mystique.

Cela ne fut pour lui d’abord qu’une attitude simplement littéraire, l’expression de son mépris pour les gens qui disent obéir à une religion de renoncement et n’abandonnent rien, imposent à la foule le respect de leurs défaillances et l’imitation de leurs vices. Puis, comme il avait la conscience religieuse léguée par une longue suite d’ancêtres, il en vint à se dire qu’il fallait conformer sa vie à l’idéal moral qu’il entrevoyait. Mais ses ancêtres avaient usé les symboles chrétiens, par cela même qu’ils y avaient cru, les avaient appliqués à leurs mœurs et figés dans ces mœurs maintenant mortes. À ce moment apparut, à Lawrence, un prophète, un homme qui donnait à ses principes moraux une base à la fois absurde et acceptable pour un chrétien, car si les esprits existent, — et tous les chrétiens le croient, — ils doivent parler. Ce raisonnement fit une fêlure à la raison du disciple, une toute petite fêlure qui s’agrandit en raison même de ses sacrifices à sa nouvelle foi. Plus les sacrifices augmentaient, plus il voulait qu’ils n’eussent pas été faits en vain. Il avait donné sa mère au prophète de Brocton, il lui avait donné sa femme, si bien même que des bruits coururent dont je n’ai pas voulu parler : sa mère mourut de doute et d’horreur, sa femme lui revint troublée et moralement faussée, et le faussa encore davantage à son tour. La fêlure névropathique s’élargit ; les esprits, qui n’étaient d’abord qu’une entité quasi théologique, devinrent physiquement sensibles ; le monde extérieur se spiritualisa ; il prit pour des évocations ce qui n’était que des phénomènes déformés par ses sens malades ; il eut des jouissances qu’il crut surnaturelles et qui n’étaient que hors nature. Il fit mourir sa mère, il fit mourir sa femme, cela lui fut égal, parce que la mort n’existait pas pour lui, et il finit par un ménage à trois mystiques, mettant les soins physiques de sa personne d’un côté, sa volupté cérébrale de l’autre. Une chose assez sale, après tout, et dégradante ! Enfin, il mourut de la névrose qu’il avait invitée : je le plains, mais je ne puis m’empêcher d’éprouver une immense répulsion pour le mysticisme qui l’a tué !

C’est une chose intéressante de voir que ces « Compagnons de la vie nouvelle, » ainsi qu’Harris avait appelé les frères de la communauté de Brocton, ont fini comme toutes les sectes qui, dans ce siècle, ont voulu glorifier l’action et le travail. Après un temps fort court, elles se sont dissoutes. Les âmes douces, celles qui ont absolument besoin d’une communication facile et sûre vers l’au-delà, ont été rejoindre les religions établies qui n’y ont rien gagné, puisqu’elles y seraient allées tôt ou tard, même sans leur première école ; un groupe plus nombreux n’a gardé de tout le fatras néo-religieux que le précepte banal : « Travaillez, le travail est la sainte prière qui plaît à Dieu, ce sublime ouvrier, » et ils font leurs petites affaires, pour la plus grande gloire du Seigneur. Enfin, deux ou trois fidèles, qui auraient pu être de grands esprits s’ils avaient été contenus au lieu d’être poussés, deviennent des fous parfaits. Ce n’est vraiment pas un bilan suffisant pour qu’on puisse considérer avec indulgence ces petites églises qui paraissent d’abord si curieuses et inoffensives en même temps. Je leur en voudrai toujours du gâchage d’un beau talent comme celui d’Oliphant ou de Pierre Leroux.

Mais est-ce à dire que ces esprits soient si gâtés qu’ils ne laissent rien ? Loin de là. Parfois il arrive qu’un fou, lassé des vulgaires folies, fasse un bond prodigieux à travers les nues et s’en vienne s’accrocher à l’une des cornes de la lune. De là, il commence à chanter sa chanson de fou, sur une musique de fou, avec des rimes de fou et des gestes de fou. Les gens d’en bas lèvent le nez, les uns haussent les épaules, les autres se scandalisent, d’autres rient et tous cependant crient en chœur : « Fou ! fou ! fou ! tu vas te casser le cou ! » Cela ne manque pas, le fou se casse le cou juste comme ils disaient. La tête lui tourne, il lâche son appui imaginaire, et, du haut des espaces imaginaires, il va tout à plat s’écraser sur le sol. Et c’est fort bien fait, parce que l’homme, animal qui marche suffisamment bien, n’est pas fait pour quitter la terre. Mais au moment où les badauds attroupés par l’accident vont se disperser, l’un d’eux, un peu pensif, les arrête, et leur dit : « Frères, vous devriez accorder au pauvre homme un peu plus de pitié et beaucoup d’attention. Ce qui a contribué à lui troubler la tête, c’est d’avoir pensé trop longtemps aux problèmes dont vous parlez tous, et qui vous inquiètent. Il a entendu comme vous la voix du grand cardinal Newman criant avec angoisse : « En vérité, si une seconde révélation céleste ne survient pas avant la fin du siècle, le christianisme est perdu ! » et il a cherché cette révélation. Il a vu comme vous tous, non-seulement qu’il y a des pauvres et des riches, ce qui n’est rien, mais que le travail de ces pauvres, le travail de leurs mains, est méprisé ; que mieux vaut pour être estimé de ses concitoyens gagner cent francs par mois comme gratte-papier que deux cents comme maçon ; que là gisait, dans cette humiliation, toute la question sociale ; et il a rêvé de réhabiliter ce travail que l’Église a nommé servile, en le rendant obligatoire pour tous, durant un noviciat, de même que le service militaire obligatoire a réhabilité le soldat. C’est autre chose évidemment que les sages conseils aux patrons du de conditione opificum, mais enfin c’est une idée qu’ont eue d’autres personnes, l’Américain Bellamy, par exemple. Enfin, il a eu horreur de cette glorification de la passion de l’amour dont notre civilisation souffre sourdement, il y a vu un des dissolvans les plus sûrs d’une société, il a clamé que même le mariage n’était plus qu’un « égoïsme à deux » où on cherchait le plaisir, le confort, l’extension de ses relations mondaines, sans se soucier du plus simule devoir, respecté des brutes, celui de fonder une famille, et du suprême, qui est d’en faire une association pour aimer l’humanité. C’est ce qu’a dit Tolstoï, c’est ce que vous pensez aussi certains jours, mes chers amis. Respectez donc ce pauvre homme, je vous le dis encore : il n’est mort que d’avoir réfléchi, plus fort que vous, aux mêmes choses. »


PIERRE MILLE.