UN
HOMME SÉRIEUX.

QUATRIÈME PARTIE.[1]

XVI.

En sortant du cabinet du marquis, Dornier avait fait une courte apparition chez Mme de Pontailly. L’accueil qu’il en reçut lui ayant montré qu’il n’avait rien perdu de sa faveur, il partit un peu rassuré et se rendit à l’hôtel Mirabeau, où il espérait trouver M. Chevassu. Le député n’était pas encore rentré, mais il avait dit qu’il reviendrait pour dîner, et Dornier l’attendit. À la vue de son confident, M. Chevassu poussa une exclamation de surprise et de satisfaction.

— Vous voilà donc enfin ! dit-il ; je n’ai appris votre arrestation que ce matin, et j’allais m’occuper des démarches nécessaires pour vous faire mettre en liberté.

— Mon emprisonnement n’est rien, répondit Dornier, dont la physionomie annonçait une préoccupation sérieuse, mais voici quelque chose qui mérite, je crois, de fixer votre attention.

Le journaliste raconta comment il avait trouvé Moréal seul avec Mlle Henriette, et quelle outrageante réception il avait supportée de la part de la jeune fille. De ce récit artificieusement combiné, il semblait résulter que M. de Pontailly protégeait ouvertement les espérances du vicomte, que la marquise elle-même les favorisait, sinon d’une manière formelle, du moins par une tolérance tacite, qu’en un mot M. Chevassu rencontrait dans sa propre famille l’opposition la plus déclarée. Ainsi que l’avait prévu l’adroit narrateur, à la seule idée de ses projets contrariés et de son autorité méconnue, le député montra une magnifique indignation.

— Pour quel Géronte me prend-on ? s’écria-t-il ; M. le marquis se figure peut-être que j’ai besoin de son bon plaisir pour marier ma fille ; il verra qu’il se trompe. Quant à ma sœur, qui à tout propos m’accuse de négligence et de faiblesse, je lui montrerai que j’ai autant de vigilance que de fermeté ; je ne laisserai pas chez elle Henriette vingt-quatre heures de plus.

— Ce serait peut-être une mesure de haute prudence, reprit Dornier.

— Il ne manque pas de pensions à Paris, et là du moins mes intentions seront respectées.

— Mais ne craignez-vous pas que Mme la marquise ne se trouve offensée ? dit le journaliste, qui savait bien que cette aristocratique dénomination irriterait encore la mauvaise humeur de l’orgueilleux bourgeois.

— Que Mme la marquise se trouve offensée ou non, peu m’importe ! répondit aigrement M. Chevassu ; ne dirait-on pas que je suis sous sa tutelle ? Je ferai voir à tout ce monde-là que je suis le maître chez moi. Mais parlons d’autre chose, car ces impertinences nobiliaires m’échauffent la bile.

— Avez-vous avancé vos affaires depuis que j’ai été privé du plaisir de vous voir ? demanda Dornier, qui avait obtenu ce qu’il désirait.

— Oui et non, répondit le député ; j’ai eu deux conférences avec ces messieurs, qui, entre nous, me paraissent un peu plus épris de leur mérite que disposés à rendre justice au talent d’autrui. Cependant il y a parmi eux quatre ou cinq hommes avec qui, je crois, il me sera facile de m’entendre ; ils prennent le thé ici ce soir. Vous serez des nôtres ?

— Volontiers. Je devine ce qui est arrivé, votre capacité leur aura fait peur.

— C’est possible, répondit le député avec un sourire qui cherchait à être modeste ; j’ai eu le tort de me présenter carrément, au lieu d’arriver de profil, et ils ont trouvé peut-être mes épaules un peu larges.

— Heureusement vous avez découvert du premier coup le moyen de vous faire pardonner votre supériorité ; car je pense que votre thé de ce soir n’est qu’un ballon d’essai, et que vous avez l’intention de donner des dîners ?

— Croyez-vous que cela soit utile ?

— Indispensable. Lucullus eût été le premier homme politique de notre époque.

— Vous avez peut-être raison ; je donnerai des dîners.

— Alors on vous permettra d’avoir du talent.

M. Chevassu et Dornier dînèrent ensemble. Vers neuf heures, les honorables invités arrivèrent. L’entretien, qui roula exclusivement sur la tactique à adopter pendant la session, commençait à devenir fort animé, lorsque la porte, en s’ouvrant, livra passage à un personnage dont la visite était très inattendue : c’était Prosper Chevassu.

En reconnaissant son fils, le député du Nord fronça ses noirs sourcils, et son visage exprima une vague inquiétude, tandis que ses collègues examinaient d’un air surpris la physionomie fort peu parlementaire du nouveau venu.

— Messieurs, je vous présente mon fils, se décida enfin à dire M. Chevassu.

— Frais émoulu des cachots de l’ordre de choses, déclama Prosper.

— Ah ! ah ! c’est le tapageur qui s’est fait arrêter à l’émeute de vendredi, dit un député à son voisin ; il a l’air d’un fier sacripant.

L’étudiant, en effet, était en ce moment assez terrible à voir ; la teinte noirâtre du bas de son visage, jointe au vermillon dont le vin de Johannisberg du marquis avait enluminé ses joues, et à la hardiesse de deux yeux étincelans, composait un ensemble que n’eût pas dédaigné un artiste chargé de peindre une bacchanale, mais qui devait obtenir peu de succès près de gens estimant avant tout la gravité.

Sans se laisser imposer par les regards courroucés de son père, Prosper s’approcha de la table à thé, remplit une tasse, prit une tartine, et vint ensuite se placer au milieu du groupe qui causait devant la cheminée.

— Messieurs, dit-il avec un superbe aplomb, je vois que j’ai l’honneur de me trouver avec des députés. Je me félicite d’autant plus de faire votre connaissance, que je veux adresser incessamment une pétition à la chambre. Je prendrai la liberté de vous la recommander dès à présent.

— Prosper, songez à qui vous parlez, dit M. Chevassu d’un air d’anxiété.

— Puisque nous sommes chez vous, mon père, je ne puis parler qu’à d’honorables citoyens, ennemis de l’arbitraire et défenseurs des droits de tous.

— Vous voulez nous adresser une pétition ? dit un gros homme à mine bourrue ; à quel propos, s’il vous plaît ?

— Je désire attirer l’attention de la chambre sur le monstrueux abus des détentions illégales dont nous sommes chaque jour témoins. Victime moi-même d’un attentat de ce genre, il m’appartient d’attacher le grelot au cou du despotisme ministériel.

— De quoi vous plaignez-vous ? reprit avec brusquerie le député ; vous allez faire du tapage sur le boulevard, on vous arrête, rien de plus juste ; vous n’aviez qu’à rester chez vous.

— Rien de plus juste, monsieur ! s’écria Prosper, dont la figure prit une nouvelle teinte d’enluminure ; ainsi donc il sera désormais défendu d’aller faire, après dîner, un tour de promenade sur le boulevard ! ainsi donc une bande de sicaires aura le droit d’assommer le citoyen paisible à qui l’exercice est ordonné pour sa santé ! ainsi donc…

— Il est fou, dit à demi-voix le gros homme.

— Brutus aussi a été traité de fou, répliqua l’étudiant du ton le plus dédaigneux.

— Taisez-vous, Prosper… Messieurs, ayez de l’indulgence… un peu de vivacité est excusable chez un jeune homme qui se croit la victime d’un acte arbitraire.

— Pas d’excuses, mon père ! interrompit Prosper avec véhémence ; ces messieurs, j’en suis sûr, à l’exception d’un seul, comprennent et partagent mon indignation. Me trompé-je, d’ailleurs, d’autres sympathies ne me manqueront pas. La chambre des députés, après tout, n’est qu’une minime fraction du pays, et, si les hommes qui la composent s’endorment dans une coupable apathie, il est hors de son enceinte des cœurs patriotes qui veillent.

Des murmures improbateurs accueillirent ces paroles.

— Ceci devient scandaleux.

— C’est une insulte à la chambre.

— Une pareille diatribe est intolérable.

— Prosper ! Prosper ! s’écria M. Chevassu, qui semblait être sur des charbons ardens.

Pendant ce moment d’émotion générale, l’étudiant buvait son thé à petites gorgées, et promenait sur les assistans un regard de pitié. Lorsqu’il eut vidé sa tasse, il la posa sur la cheminée.

— Messieurs, dit-il alors d’un air de persiflage, je demande la parole contre le rappel à l’ordre ; aux termes du règlement, on ne peut pas me la refuser.

Cette parodie redoubla le mécontentement des membres de la chambre.

— Je croyais, dit l’un d’eux, être venu ici pour discuter des intérêts sérieux, et non pour écouter des pasquinades d’écolier.

— Je ne suis pas plus un écolier que vous n’êtes un maître, répondit Prosper d’un ton si vif, que les appréhensions de M. Chevassu s’accrurent en changeant de nature.

— Je vous en prie, Dornier, dit-il à ami confident, tâchez de l’emmener, car il est capable de chercher querelle à l’un de ces messieurs, et jugez quel scandale !

— Je sais que j’ai le tort d’être jeune, reprit l’étudiant avec un accent dérisoire : aux yeux de la gérontocratie, c’est là un crime impardonnable ; mais peut-être un jour viendra où la génération nouvelle ne sera plus réduite à l’ilotisme. Oui, ce jour viendra, poursuivit Prosper en gesticulant avec feu ; j’en atteste la mémoire des hommes de 89 et les glorieux souvenirs de la république.

Des perdreaux surpris dans leurs ébats par un coup de fusil ne se montrent pas plus effarouchés que ne le parurent les représentans de la nation en entendant siffler à leurs oreilles ce redoutable projectile, la république. Ceux qui étaient debout cherchèrent leurs chapeaux, ceux qui étaient assis se levèrent. Un instant après, tous se dirigeaient vers la porte avec l’ensemble qui caractérise les évolutions parlementaires.

— On ne m’y prendra plus à accepter le thé de notre collègue !

— Après les discours du père, hélas ! mais après ceux du fils, holà !

— Nous faire assister à l’apologie de Robespierre ! C’est un guet-apens.

Telles étaient les exclamations des députés, tandis qu’ils battaient en retraite. Vainement M. Chevassu allait de l’un à l’autre en représentant que les folles paroles d’un étourdi ne devaient pas devenir une pomme de discorde ; il n’obtint pas plus de succès près de ses confrères que n’en eut jadis Dindenault près de ses moutons, et la seule récompense de ses efforts fut une admonition assez acerbe, qu’avant de sortir lui adressa le gros député :

— Monsieur Chevassu, lorsqu’on affiche l’espoir de devenir le chef d’un parti politique, il faut savoir être le maître dans sa maison. Je n’ai pas la prétention de diriger mes collègues, mais en revanche pas un de mes quatre fils ne s’aviserait de broncher devant moi. Ma recette est à votre service ; je n’en dis pas autant de mon crédit à la chambre.

— Dornier, suivez ces messieurs, et tâchez de réparer les sottises de ce démon, dit à son ami le député consterné.

Pendant ce temps, Prosper, resté maître du champ de bataille, s’était versé une seconde tasse de thé, et c’est en la savourant tranquillement au coin du feu qu’il attendait la tempête paternelle : elle ne tarda pas.

— Malheureux ! dit M. Chevassu ; vous avez juré d’être mon mauvais génie : un ennemi mortel ne se montrerait ni plus acharné ni plus ingénieux à me nuire. Me voilà, grâce à vous, brouillé avec ceux de mes collègues sur qui je comptais le plus. Qu’allez-vous faire maintenant ? que me gardez-vous encore ? Sans doute votre malfaisante imagination n’est pas à bout.

— Mon imagination n’est pas malfaisante, répondit l’étudiant avec calme ; fougueuse, irritable, à la bonne heure. Il est vrai qu’en présence de pareils êtres, il est difficile…

— Répondez, monsieur, au lieu de discuter, interrompit impérieusement le député ; d’abord, que venez-vous faire ici ?

— Deux choses, reprit Prosper sans s’émouvoir : chercher ma malle et vous demander de l’argent.

— De l’argent ! s’écria M. Chevassu de l’air d’un homme qui hésite à en croire ses oreilles.

— Hélas ! oui, mon père, de l’argent !

— N’avez-vous pas reçu d’avance trois mois de votre pension ?

— Sans doute ; aussi ne s’agit-il pas de ma pension, mais d’un petit arriéré…

— Encore des dettes ! s’écria le député d’une voix tonnante, et vous osez en convenir !

— Il m’en coûte, mais j’aime mieux prendre l’initiative que de vous exposer à rencontrer sur votre passage les laides figures de mes créanciers, car ils sont tous fort laids.

— Qu’ils y viennent !

— Ils y viendront, gardez-vous d’en douter. Maintenant que vous êtes à Paris, ils vont me laisser tranquille et s’attacher à vous.

— Ils n’auront pas un centime.

— Vous ne connaissez pas les entêtés. Ils sont capables de vous attendre chaque jour à la sortie du Palais-Bourbon et de vous assaillir de leurs doléances devant tous vos collègues.

— Voilà donc le fruit de mes peines ! dit M. Chevassu en levant pathétiquement les mains au plafond ; sans respect, sans pudeur, sans remords, mon propre fils m’expose à devenir la fable de la chambre. Tout à l’heure c’était une pétition ridicule, maintenant c’est une émeute de créanciers.

— Une pétition signée Chevassu ne saurait être ridicule, répliqua froidement l’élève en droit.

— Signée Chevassu ! Voilà ce que je vous défends ; je ne souffrirai pas que mon nom serve de passeport à vos folies.

— Votre nom est le mien, mon père.

— Malheureusement !

— Malheureusement ou heureusement, il m’appartient, et je le prendrai dans ma pétition comme en toute autre circonstance. Voudriez-vous que je fisse un faux ?

— Vous n’écrirez pas cette pétition.

— En effet, je n’aurai pas cette peine, car elle est déjà écrite. L’étudiant mentait magnifiquement, dans l’intention d’accroître, pour en tirer parti, l’anxiété visible de son père.

— Écoutez, Prosper, reprit M. Chevassu en cherchant à reprendre son sang-froid, quelque étourdi que vous soyez, il est impossible que vous ne compreniez pas les inconvéniens de la démarche que vous voulez faire. J’admets que votre pétition soit écrite en termes convenables et mesurés, il n’en est pas moins vrai qu’elle a pour base un fait auquel il est au moins inutile de donner une plus grande publicité.

— Je me glorifierai éternellement de mes soixante heures de cachot, dit avec fierté le jeune républicain.

— Soit ; glorifiez-vous-en, mais sans esclandre. Songez que je suis solidaire de vos actions, et qu’à la chambre un incident frivole suffit parfois pour enlever tout crédit au talent le plus sérieux.

— Je vous jure, mon père, que, loin de vous nuire, ma pétition ne pourra que vous faire honneur.

— Et moi, mon fils, s’écria M. Chevassu hors de lui, je vous jure que, si cette infernale pétition paraît sur le bureau, tout sera fini entre nous. Je vous déshériterai impitoyablement, dussé-je donner mon bien aux jésuites.

Cette menace, et surtout la singularité de son appendice dans la bouche d’un député du côté gauche, annonçaient un courroux si violent, que Prosper crut prudent de ne pas le braver davantage.

— Puisque vous connaissez si bien ma mauvaise tête, dit-il d’un ton patelin, pourquoi l’exaspérer ? Vous savez que ce n’est pas le moyen de me faire entendre raison. Les durs traitemens me poussent à la révolte, tandis qu’il vous serait si facile de m’enchaîner par la reconnaissance.

M. Chevassu comprit à demi-mot et se mit à marcher à grands pas d’un air perplexe. À la fin, la crainte du ridicule qui pouvait l’atteindre à la chambre l’emporta sur sa répugnance à acquitter les dettes de son fils, et il accepta, de fort mauvaise humeur, la transaction qui lui était offerte.

— Vous pouvez dire à vos créanciers de m’apporter leurs mémoires, dit-il tout à coup en s’arrêtant en face de Prosper ; vous avez en moi un père trop indulgent. Jusqu’ici vous n’avez fait qu’abuser de mes bontés ; j’espère que dorénavant vous vous appliquerez à les mériter.

— Si vous me parlez ainsi, vous êtes sûr de faire de moi tout ce que vous voudrez, répondit l’élève en droit en prenant une voix attendrie.

— Maintenant, je vous permets de vous retirer, reprit le député, qui redoubla de majesté afin de dissimuler sa défaite.

Prosper obéit avec une apparence de respect, mais dans l’antichambre sa physionomie changea d’expression, et il ne contraignit plus sa joyeuse humeur.

— La pétition a fait son effet, se dit-il ; je connais maintenant le défaut de la cuirasse, et morbleu ! si mon père m’y force, je ne me ferai pas scrupule de profiter de ma découverte.

Malgré l’heure avancée, l’étudiant se fit conduire à l’hôtel de la place de l’Odéon ; il en était sorti assez piteusement, quelques mois auparavant, pour attacher de l’importance à y rentrer d’une façon glorieuse. Au bruit du marteau, qui retentit tout à coup avec un fracas inaccoutumé, le portier s’éveilla en sursaut, et le maître de l’hôtel lui-même parut sur le seuil d’une petite pièce ouvrant sur l’allée et décorée du titre de bureau.

— Monsieur, dit ce dernier avant de reconnaître son ancien commensal, ce n’est point ainsi qu’on doit frapper à plus de minuit.

— Minuit moins un quart, s’il vous plaît, répondit Prosper : que le portier ait une montre qui avance, c’est son intérêt, puisque passé minuit il nous met à l’amende, et c’est un abus scandaleux ; mais vous, monsieur Bodin, l’exactitude de vos pendules fait partie de vos devoirs.

— Mais c’est monsieur Chevassu, s’écria le maître de l’hôtel, qui, pour suppléer au gaz éteint, avait pris la lampe de son bureau.

— Lui-même, digne tavernier. Allons, père Gaveaux, allez chercher ma malle dans le fiacre ; la course est payée.

— La course est payée, c’est du nouveau, grommela le portier, qui était inscrit sur la liste des créanciers de l’étudiant pour plusieurs avances de ports de lettres et de frais de voitures.

Prosper entra dans le bureau.

— Enchanté de vous voir, reprit le maître de l’hôtel en regardant son débiteur d’un air moitié dogue, moitié renard ; je vous avoue que je commençais à désespérer…

— Elle pèse les cinq cents diables. Pourvu qu’elle ne soit pas pleine de cailloux ! dit à l’oreille de son maître le père Gaveaux, qui en ce moment passait devant la porte du bureau, ployant sous la malle de l’étudiant.

Cette prévoyante réflexion assombrit la physionomie déjà fort peu souriante de M. Bodin.

— Avant tout, dit-il d’un ton rogue, je désirerais savoir s’il est dans vos intentions de régler notre ancien compte.

— Avant tout, dit à son tour Prosper avec un accent de hauteur, je vous ferai observer que vous avez une détestable habitude : c’est de parler aux gens votre calotte grecque sur la tête. Outre que ladite calotte est fort laide et nuit au charme de votre visage, l’habitude en elle-même est peu polie, et je vous saurai gré d’y renoncer en ma faveur.

Par un instinct dont un créancier est rarement dépourvu, M. Bodin comprit que derrière cette superbe attitude il y avait de l’argent ; il flaira le paiement de son mémoire, et, rasséréné par cette agréable perspective, il se découvrit le chef sans hésiter.

— Toujours le mot pour rire, dit-il avec une grimace de bonne humeur.

— Fort bien, monsieur Bodin, reprit Prosper d’un air de condescendance ; voilà une figure d’hôte qui vaut mieux que votre physionomie féroce de tout à l’heure. Votre docilité aura sa récompense. Je possède un père, rue de la Paix, hôtel Mirabeau ; il vous paiera dès demain. Par exemple, je vous préviens qu’il est un peu pointilleux au sujet de l’étiquette ; ainsi, en lui parlant, pas de calotte grecque.

— Pour qui me prenez-vous ? répondit le créancier radieux en mettant sa coiffure dans sa poche.

XVII.

Le lendemain, Mme de Pontailly achevait sa toilette, affaire fort importante pour elle surtout depuis quelques jours, lorsqu’on lui annonça la visite de son frère. La physionomie du député était plus sérieuse encore que de coutume, et à cette gravité se joignait une expression irrésolue. Les gens faibles ont du caractère comme les poltrons ont du courage, par accès ; s’ils ne saisissent pas aux cheveux cette vertu d’occasion, ils risquent de la voir disparaître. Déterminé la veille à ôter à sa sœur la garde d’Henriette, M. Chevassu, dès qu’il fut en présence de la marquise, éprouva un embarras qu’il eut peine à dompter, quoiqu’il se le reprochât en secret.

— Elle va monter sur ses grands chevaux, se dit-il, et j’aimerais mieux entendre aboyer après moi toute la meute ministérielle.

— Qu’avez-vous, mon frère ? Quelque chose vous préoccupe, dit Mme de Pontailly en fixant sur lui un regard scrutateur.

Ce ne fut pas sans précautions oratoires que le député aborda le sujet de sa visite. À la fin cependant il s’expliqua, en motivant son intention de mettre Henriette dans un pensionnat, par la crainte d’abuser de la complaisance de sa sœur s’il lui imposait plus longtemps une surveillance qui devait la déranger de ses habitudes. Contre toute attente, cette ouverture ne souleva que peu d’objections, et finit par obtenir l’assentiment de la marquise. Enchantée d’être débarrassée du redoutable voisinage de sa nièce, Mme de Pontailly toutefois ne laissa pas échapper une si belle occasion de déployer les sentimens les plus affectueux ; elle parla de son attachement pour Henriette, du vide qu’elle allait éprouver, et ne négligea rien pour donner au plus spontané des consentemens le mérite d’une concession.

— C’est moi qui suis sacrifiée dans tout ceci, dit-elle ; mais je dois avouer que vous avez raison. L’éducation d’Henriette a besoin d’être complétée sur quelques points, et ma maison offre plus de distractions que de ressources. Cinq ou six mois de pension feront le plus grand bien à notre chère enfant.

— Dornier s’est trompé, pensa M. Chevassu ; ma sœur n’a nullement l’intention de contrarier mes projets. Je dirai plus ; son caractère, si absolu jadis, me semble singulièrement amélioré ; maintenant elle est vraiment charmante ; toujours de mon avis !

— Voici un obstacle auquel nous ne songions pas, reprit la marquise ; M. de Pontailly raffole de sa nièce ; en apprenant que vous voulez nous l’enlever, il va jeter les hauts cris.

— Je crois avoir le droit de me passer de l’agrément de votre mari, répondit d’un air gourmé M. Chevassu.

— Assurément vous en avez le droit, mais vous connaissez sa vivacité. Pour éviter une discussion désagréable, vous feriez peut-être bien d’emmener Henriette, maintenant qu’il est sorti.

— J’aurais l’air de le craindre.

— Au contraire, terminer l’affaire en son absence, n’est-ce pas lui montrer que vous êtes décidé à n’admettre aucun contrôle dans l’exercice de votre puissance paternelle ?

— Sous ce point de vue, vous avez raison, répondit le député, flatté dans sa faiblesse. Faites prévenir Henriette, je l’emmènerai à l’instant même.

Une demi-heure après, M. Chevassu et sa fille, assis l’un près de l’autre dans une voiture de place, se dirigeaient, d’après l’indication de la marquise, vers un pensionnat réputé pour la régularité de sa discipline, et situé dans le haut du faubourg du Roule. Étourdie par la brusquerie de cette espèce d’enlèvement, Henriette n’essaya pas de résister à la volonté de son père, et garda en chemin le plus morne silence.

— Me voici donc au couvent ! se dit-elle en arrivant à la pension. À cette pensée, le cœur de la jeune fille se remplit soudain d’une de ces chaudes indignations d’où sort parfois la révolte.

Après le départ de sa nièce, Mme de Pontailly, au contraire, ressentit un bien-être si prononcé, que son amour-propre finit par en souffrir.

— En vérité, se dit-elle, je fais un peu trop d’honneur à cette petite fille. Que m’importe son éloignement ou sa présence ? Une femme comme moi inspire de la jalousie et n’en éprouve pas.

La marquise alors reporta sa pensée sur le jeune poète dont elle méditait de devenir la muse, et une agréable rêverie lui fit bientôt oublier l’idée mortifiante qui avait un instant effleuré son esprit.

En apprenant le départ d’Henriette, M. de Pontailly entra dans une si franche colère, que pendant un instant il y eut lieu de craindre une attaque d’apoplexie.

— Calmez-vous, mon ami, dit la marquise, qui ne remarqua pas sans effroi la physionomie fulminante de son mari et ses yeux injectés de sang.

— Je suis calme, répondit le vieillard d’un ton furieux, parfaitement calme ; mais votre frère me paiera un pareil outrage.

— Où voyez-vous un outrage ? répliqua doucement Mme de Pontailly ; tous les pères ne mettent-ils pas leurs filles en pension ?

— Que M. Chevassu y eût mis la sienne en arrivant à Paris, je n’aurais eu rien à dire ; mais nous la reprendre après nous l’avoir confiée, c’est dire assez clairement qu’il ne nous trouve plus dignes de sa confiance.

— Vous vous trompez, je vous assure.

— C’est, vous dis-je, une impertinence brutale, et je ne comprends pas que vous, si susceptible d’ordinaire, vous ne soyez pas de mon avis ; mais peut-être approuvez-vous votre frère, poursuivit le vieillard en regardant sa femme comme s’il eût voulu lire au fond de son ame.

— Pourquoi le désapprouverais-je ? je suis sûre qu’il n’a pu avoir aucune intention offensante, et doit-on lui faire un crime de s’occuper de l’éducation de sa fille ?

— L’éducation de sa fille ! c’est, parbleu ! le moindre de ses soucis, vous le savez bien. Il y a autre chose là-dessous. Oui, je devine tout maintenant.

Le marquis sonna, se fit apporter un verre d’eau qu’il but d’un trait, et marcha ensuite dans la chambre en sifflant entre ses dents une ancienne marche des hussards de Berchiny, infaillible annonce d’un orage sérieux. En reconnaissant ces notes belliqueuses, Mme de Pontailly essaya de battre en retraite, car, si les femmes d’ordinaire redoutent peu les querelles conjugales, du moins elles ne les provoquent guère lorsqu’elles n’y voient aucun profit ; mais le vieillard, par une manœuvre imprévue, se plaça entre la porte et sa femme.

— Un instant, madame, dit-il d’un air concentré qui contrastait avec son précédent emportement ; depuis plusieurs jours je désire avoir une explication avec vous.

— Une explication, monsieur, répondit la marquise choquée du mot, et peut-être inquiète de la chose.

— Un entretien, si vous l’aimez mieux. Vous ne me refuserez pas, j’espère, une faveur que le plus mince barbouilleur de papier est sûr d’obtenir de vous.

— Je vous écoute, dit Mme de Pontailly en s’asseyant majestueusement.

Le vieillard s’adossa contre la cheminée ; dans cette attitude, il dominait sa femme et la tenait sous le feu de ses petits yeux perçans. On eût dit un épervier en chasse, mais il eût été moins exact de comparer la marquise à une colombe.

— J’ai vingt ans de plus que vous, dit-il d’un ton calme qui devait coûter un violent effort à sa fougue naturelle ; sans doute j’aurais dû faire cette réflexion avant de me marier, mais je vous aimais, et, quand on est amoureux, on ne réfléchit guère. J’ai donc eu dès le commencement le tort d’être vieux. Vous conviendrez, en revanche, que je n’y ai jamais joint celui d’être jaloux. Une confiance illimitée, telle a toujours été la règle de ma conduite, et cependant un peu d’inquiétude m’eût été permise, car vous étiez coquette.

— Coquette ! interrompit la marquise avec un sourire forcé ; voilà une expression…

— Ce n’est pas un reproche. Jeune, belle, aimable, et mariée avec un homme beaucoup plus âgé que vous, le moyen de ne pas montrer un peu de coquetterie ! Plaire, en soi, n’a rien de blâmable, et vous vous en acquittiez si bien, qu’il m’eût paru cruel de mettre obstacle à vos triomphes.

— Chacun sait que vous êtes un mari parfait, dit Mme de Pontailly, blessée de l’accent caustique du marquis.

— Personne n’est parfait, madame, reprit le vieillard d’un ton bref ; je ne partage pas, il est vrai, le travers d’un grand nombre de mes confrères, mais, si je croyais avoir un sujet réel de jalousie, vous me trouveriez, je vous en préviens, fort peu débonnaire.

M. de Pontailly accompagna ces paroles d’un froncement de sourcils qui donna à sa physionomie une expression si formidable, que la marquise, dont la conscience n’était pas tout-à-fait exempte de reproche, ne put se défendre d’une secrète émotion.

— Puisque j’en suis à convenir de mes faiblesses, continua le vieil émigré, je vous avouerai que, sans condamner votre goût pour les plaisirs du monde, j’aurais désiré quelquefois vous y voir apporter un peu plus de modération. Mais je comptais sur l’âge pour amortir cette exubérante coquetterie, et cet espoir me faisait prendre patience : mon attente n’a pas été tout-à-fait trompée. Depuis six ans, il s’est introduit dans vos habitudes une modification, je puis même dire une réforme, qui m’a prouvé que je n’avais pas trop présumé de votre raison et de votre esprit. Vous avez compris avec un sens parfait que, passé quarante ans, il était plus convenable de butiner comme l’abeille, que de voltiger comme le papillon, et, laissant les évolutions frivoles, vous vous êtes fixée au calice de l’érudition. Si le miel scientifique et littéraire dont vous vous nourrissez maintenant est trop raffiné pour qu’un profane comme moi puisse en apprécier la saveur, du moins ai-je le droit de dire qu’un pareil régime me semble fort sain, et que j’y donne la plus complète approbation.

— L’éloge me semble un peu ironique, dit la marquise en se pinçant les lèvres ; mais, comme c’est le premier que vous accordez à mon goût pour la culture de l’intelligence, je l’accepte à titre de rareté.

— Acceptez-le plutôt, madame, à titre de conseil, et puisse-t-il vous maintenir dans la voie raisonnable où vous marchez depuis quelques années, et d’où vous me semblez aujourd’hui disposée à sortir !

— Que voulez-vous dire ? demanda Mme de Pontailly d’un air hautain.

— Je veux dire, reprit froidement le vieillard, que l’arrivée de votre nièce vous a causé, passez-moi l’expression, un des plus diaboliques retours de jeunesse auxquels soit exposé une femme. En la voyant si jeune et si belle, vous vous êtes crue obligée d’amour-propre à redevenir, je ne dirai point belle, vous l’êtes toujours, mais jeune, et c’est plus difficile. Au lieu de voir dans Henriette une enfant confiée à votre affection, vous y avez découvert une rivale dont il fallait triompher à tout prix, et vous n’avez pas reculé devant l’idée d’une lutte, une lutte avec votre nièce, qui pourrait être votre fille !

— C’est une plaisanterie, interrompit la marquise sans pouvoir se défendre de rougir.

— Une fort belle occasion s’est présentée d’essayer le pouvoir de vos séductions, reprit le vieillard imperturbablement ; un bon et agréable jeune homme aimait votre nièce : c’est moi qu’il aimera, vous êtes-vous dit, et alors il sera bien certain que je suis la plus belle ; en sa faveur donc vous avez rouvert l’arsenal de votre coquetterie. Henriette vous gênait ; faible obstacle ! vous avez persuadé à votre frère de mettre sa fille en pension, en sorte que vous voilà maîtresse du terrain. Me permettrez-vous, madame, de vous demander maintenant jusqu’où vous avez l’intention de mener ce nouveau chapitre d’un roman que je croyais terminé ?

L’ancien hussard de Berchiny avait si résolument conduit son attaque, que la marquise, hors de garde, perdit son assurance habituelle et demeura un instant tout interdite. Ce qui la déconcertait surtout, c’était la clairvoyance de son mari, à qui, d’après l’expérience du passé, elle n’eût jamais supposé le don de lire ainsi dans les cœurs.

— Heureusement, ne put-elle s’empêcher de se dire, cette perspicacité lui est venue un peu tard.

— Vous ne répondez pas, madame, reprit le vieillard après un instant de silence.

— Que puis-je répondre à de pareilles folies ? dit la marquise, déjà redevenue maîtresse d’elle-même. Moi, jalouse de ma nièce ! moi, chercher à plaire à M. de Moréal ! En vérité, votre imagination me prête là des sentimens…

— Peu dignes de vous, j’en conviens, mais, par malheur, nullement imaginaires. Eh quoi ! madame, ne comprenez-vous pas que vous jouez un rôle fâcheux ? À l’âge où l’expérience doit être arrivée, pourquoi vous exposer à un avertissement dont je regrette la sévérité ? Que sert votre esprit, et vous en avez beaucoup, s’il ne vous dit pas qu’à part toute autre considération vous n’avez à recueillir, dans la lutte où vous vous engagez, que déceptions, mécomptes et regrets ? Je suis un soldat et je dois avoir mon franc parler. On a beau mettre des fleurs dans ses cheveux et des robes roses, on ne répare pas des ans l’irréparable outrage et, mordieu ! puisque le vin est tiré, je vous dirai toute ma pensée. Lorsque nous nous sommes mariés, j’avais l’âge que vous avez maintenant ; or, s’il m’en souvient, vous me trouviez vieux.

En thèse générale, avec les femmes, il est plus prudent d’avoir tort que d’avoir raison. Que si, par hasard, on se trouve dans ce dernier cas, on ne saurait y apporter trop de tact, de ménagement et d’humilité. Pour avoir oublié cette sage maxime, M. de Pontailly compromit une excellente position, et perdit le fruit d’une victoire presque gagnée. Froissée dans son amour-propre, la marquise pensa que la rude franchise du vieil émigré compensait et au-delà les tendres peccadilles qu’elle-même pouvait avoir à se reprocher, et, dans cette espèce de compte courant qu’une femme ouvre toujours avec son mari, elle se trouva créancière de débitrice qu’elle était incontestablement. Son orgueil révolté dissipa d’un souffle subit les frémissemens de sa conscience, et sa tête, qui se courbait déjà sous le poids accusateur des souvenirs, se releva fièrement avec la susceptibilité de l’innocence outragée.

— Monsieur, dit-elle d’un air dédaigneux, vous auriez réellement le droit d’accuser mon esprit, si je descendais à répondre à des inculpations sans dignité comme sans justesse. Vous pouviez, ce me semble, me dire que je vous parais vieille et laide, sans appeler à l’appui de votre opinion des suppositions aussi gratuites qu’injurieuses. De pareilles discussions ne peuvent convenir à mon caractère, et, plutôt que de lutter avec vous d’ironie, je vous cède la place. Mme de Pontailly se leva et se dirigea vers la porte d’une allure si fière, que le vieillard interdit n’essaya pas de s’opposer à sa retraite. Pourtant, au moment où il la vit près de disparaître, il tenta un suprême effort.

— Mais enfin, s’écria-t-il, où est Henriette ?

— Demandez-le à mon frère, répondit-elle d’un air royal. Après le départ de la marquise, M. de Pontailly demeura un instant déconcerté.

— Les femmes, se dit-il enfin, sont une énigme indéchiffrable. Lorsqu’on ne les comprend pas, elles vous accusent d’inintelligence ; les devine-t-on, au contraire, elles vous trouvent impertinent. Comment faire ?

La question était ardue, et il n’appartenait pas à un homme de soixante-cinq ans d’y répondre. Après avoir quelque temps réfléchi, le marquis pensa qu’il était opportun de consulter Moréal, plus intéressé que personne à résoudre une difficulté de cette nature, et il s’achemina aussitôt vers l’hôtel de Castille.

Un instant avant de recevoir la visite de M. de Pontailly, Moréal avait vu entrer chez lui Prosper Chevassu. L’élève en droit était venu mettre en réquisition, sans la moindre gêne, la complaisance de son nouvel ami.

— Vous aimez ma sœur, avait dit Prosper ; donc vous m’appartenez corps et ame, et je vous déclare que je ne vous ferai pas grace du moindre iota de vos devoirs. Vous allez d’abord me donner un cigare, puis nous irons ensemble courir les carrossiers. Vous m’aiderez de vos conseils dans le choix de mon tilbury.

Le marquis trouva les deux jeunes gens fumant de compagnie si paisiblement, qu’il se courrouça en pensant à la scène orageuse à laquelle il venait de participer.

— Les jouvenceaux d’aujourd’hui sont charmans, dit-il d’un air irrité ; ils fumeraient sur les débris du monde.

Quid novi, avuncule carissime ? demanda l’étudiant en jetant son cigare.

Quid novi ? répéta le marquis avec brusquerie ; ta sœur est enlevée, voilà la nouvelle.

— Enlevée ? s’écrièrent à la fois Moréal et Prosper.

— Enlevée, mes maîtres, et le ravisseur ne vous craint ni l’un ni l’autre.

— C’est donc mon père ? reprit l’élève en droit.

Dixisti ; tu vois que je n’ai pas non plus oublié mon latin. M. de Pontailly raconta ce qui venait de se passer.

— Il y a du Dornier là-dessous, dit Prosper, qui avait écouté son oncle avec beaucoup d’attention.

— Je vois avec plaisir que tu commences à rendre justice à ton ancien ami, reprit le vieillard.

— Mon ancien ami n’est ni plus ni moins qu’un homme à pendre, dit l’élève en droit d’un air de profonde conviction. Ce matin je déjeunais avec plusieurs étudians de première année. La conversation est tombée par hasard sur Dornier, et chacun de crier haro ! L’un l’avait connu à Saint-Étienne journaliste ministériel ; l’autre l’avait vu à Bourges légitimiste endiablé ; un troisième, invoquant ses souvenirs de Colmar, le disait bonapartiste ; sans parler de moi, qui le croyais républicain. Bref, il a été reconnu à l’unanimité que Dornier, renégat de toutes les opinions, méritait la corde.

— En attendant, si l’on n’y met ordre, il deviendra ton beau-frère.

— J’y mettrai ordre, répondit énergiquement Prosper.

— Te charges-tu aussi de faire entendre raison à ton père ?

— Ceci devient délicat. À moins d’être un monstre d’ingratitude, je ne puis pas en ce moment faire de l’opposition contre mon père ; il paie mes dettes.

— C’est sans réplique. Eh bien ! Moréal, vous qui n’êtes pas le moins intéressé dans tout ceci, n’avez-vous pas un conseil à nous donner ?

— Vous ne nous avez pas dit où M. Chevassu avait conduit Mlle Henriette, répondit le vicomte, qui semblait perdu dans ses réflexions.

— Le sais-je moi-même ? C’est un coup monté entre Mme de Pontailly et son frère. On a séquestré Henriette pour briser sa résistance ; peut-être ne saurons-nous où elle est que lorsqu’elle aura consenti à épouser Dornier.

— Épouser Dornier ! s’écria Prosper ; j’aimerais autant qu’elle épousât le diable en personne.

— Comment l’empêcher ?

— Il y a plusieurs moyens. D’abord, je puis donner une paire de soufflets à ce républicain de contrebande, et le forcer de se battre avec moi.

— Tu es un peu monotone dans tes expédiens.

— Mon cher Prosper, dit le vicomte, je ne souffrirai pas que vous vous chargiez d’un soin qui me regarde.

— À l’autre fou, maintenant ! reprit le vieillard ; je vous répète à tous deux que je ne veux pas entendre parler de duel ; c’est de l’adresse qu’il faut. À votre place, Moréal, je serais déjà en campagne, et, si l’instinct qu’on attribue à l’amour n’est pas un mensonge, je saurais avant vingt-quatre heures dans quel donjon gémit la dame de mes pensées.

Le vicomte se leva et prit son chapeau.

— Je vous prie de croire, dit-il, que, si je ne devais pas vous faire les honneurs de mon logis, il y a long-temps que je serais sorti.

— À la bonne heure. Mettez-nous à la porte ; voilà de l’amour.

— De mon côté, je ne resterai pas oisif, dit l’étudiant ; je vais aller chez mon père. Il serait par trop anti-constitutionnel qu’il refusât de me dire où est ma sœur.

— Moi, je me charge de Dornier, reprit le marquis.

— Et moi de l’inflammable bas-bleu, pensa Moréal.

XVIII.

La veille, en quittant Mme de Pontailly, le vicomte s’était promis de ne pas s’exposer à un second tête-à-tête ; mais la disparition d’Henriette le força de revenir sur sa prudente détermination. Montant son courage à la hauteur des événemens, il résolut d’affronter de nouveau cette chose redoutable, la bienveillance d’une femme qu’on n’aime pas.

— Après tout, se dit-il pour s’enhardir, ma fatuité s’exagère peut-être le péril, et, fût-il sérieux, il faut le braver, puisque c’est le seul moyen d’apprendre où est Henriette.

En quittant le marquis et l’étudiant, Moréal tint conseil en lui-même. Outre son recueil de vers, il possédait dans son portefeuille une comédie d’intrigue qui, sans attester une grande puissance littéraire, annonçait du moins une certaine aptitude à combiner des ressorts dramatiques. Le poète invoqua à l’aide de son amour toutes les ressources d’une imagination déjà exercée, et finit par s’arrêter à un plan dont l’exécution lui parut facile et le succès probable. Il entra successivement chez un bijoutier et chez un graveur, prit ensuite une voiture et se fit conduire chez Mme de Pontailly.

Quoiqu’il fût trois heures, la marquise n’était pas sortie. Cette circonstance frappa Moréal, qui, se voyant admis sans obstacle comme il l’avait été la veille, se permit de penser que peut-être il était attendu. Le vicomte ne se trompait pas. Abusée par l’émotion qu’elle avait cru lire dans les traits du poète, Mme de Pontailly s’était dit : il reviendra ; et, par une condescendance à laquelle avait peut-être contribué la rude mercuriale de son mari, elle était restée chez elle. En entrant, Moréal composa sa physionomie avec un art qui eût fait honneur au plus habile comédien. À le voir s’approcher d’un air souriant, mais troublé, personne n’eût deviné que c’était là une émotion factice. La marquise y fut trompée, et elle ne put se défendre d’une douce satisfaction lorsqu’elle remarqua le maintien du poète, qui, en s’avançant vers elle, paraissait obéir en dépit de lui-même à une attraction irrésistible.

— Si l’on en croit M. de Pontailly, pensa-t-elle, je ne suis plus capable de plaire. Quel nom alors faut-il donner à l’impression que je cause en ce moment ?

En retour de sa pantomime sentimentale, Moréal reçut un accueil qui eût redoublé l’émotion d’un amant véritable.

— Encore vous ! dit la marquise avec un sourire qui semblait faire de ce reproche un aveu.

— Je dois vous paraître bien importun, madame, répondit d’un ton timide Moréal ; j’ai hésité long-temps, mais j’éprouvais un tel besoin de vous voir, qu’au risque de blesser les convenances, je suis venu.

— Qu’avez-vous donc ?

— Depuis hier, je ne sais ce que j’éprouve. Les encouragemens que vous avez donnés à mes faibles essais ont éveillé en moi des sentimens tumultueux que je croyais devoir toujours ignorer. Votre voix, qui m’a fait entendre les mots de gloire et de renommée, vibre sans cesse à mon oreille, et malgré moi j’en écoute les accens magiques. Il s’élève alors dans mon ame je ne sais quel orgueilleux orage. Ce matin, le croiriez-vous ? je me suis surpris me frappant le front et disant comme Chénier : Il y a quelque chose là ! Quelle folie, n’est-ce pas ?

— Non, ce n’est point de la folie, dit Mme de Pontailly avec une douce gravité ; j’en atteste un instinct qui ne m’a jamais trompée ; il y a en effet quelque chose là.

La marquise se pencha lentement vers le vicomte, et, du bout d’un doigt blanc et satiné, elle lui effleura le front.

Par un geste respectueusement hardi, Moréal saisit au vol la main fort belle encore qui se portait ainsi garante de son génie, et il y attacha ses lèvres.

— Oh ! merci, madame ! dit-il ensuite d’un ton pathétique ; une telle parole doit donner du talent !

Mme de Pontailly retira sa main sans trop se presser.

— Vraiment, je ne vous reconnais plus, dit-elle en souriant ; hier insouciant jusqu’à l’apathie, aujourd’hui animé jusqu’à l’exaltation.

— Je ne me reconnais plus moi-même, madame ; je crois être dans un autre monde. L’horizon est plus large, la lumière plus vive, l’atmosphère plus chaude ; la valeur relative des objets a changé ; ce qui me semblait important a perdu son prix, et je vois s’ouvrir des perspectives charmantes que je n’avais entrevues qu’en rêve jusqu’à présent. Quel nom donner à cet état si étrange et si nouveau ?

— C’est de l’ambition sans doute, dit la marquise, qui, malgré l’humanité de ses intentions, trouvait que la scène cheminait un peu vite.

— Est-ce de l’ambition ? reprit Moréal d’un air rêveur ; je le crois, puisque vous le dites. Hier vous m’encouragiez à cette passion ; la condamnez-vous aujourd’hui ?

— Non, répondit Mme de Pontailly avec un sourire plein de finesse ; la grande révolution qui s’est opérée en vous depuis vingt-quatre heures m’a épargnée fort heureusement. Je pense aujourd’hui ce que je pensais hier.

— Vous ne me blâmez donc pas ?

— Vous blâmer ! et pourquoi ? parce que vous commencez à vous apercevoir qu’il est dans le talent une force motrice qui a horreur du terre à terre ? Autant vaudrait reprocher à l’oiseau de sentir ses ailes.

— Horreur du terre à terre ! répéta le vicomte en regardant la marquise avec une stupeur affectée ; votre perspicacité, madame, est quelque chose d’étrange ! du premier mot voilà mon mal défini. Horreur du terre à terre ! c’est cela.

— Aspiration secrète vers une région éthérée où se laisse entrevoir une forme vague, ange ou femme, qui, penchée vers vous, semble vous attendre un sourire aux lèvres, une étoile au front, une couronne à la main ; est-ce encore cela ? dit la précieuse qui se quintessenciait avec délices.

— Oh ! oui, madame, c’est bien cela. Quel grand médecin vous auriez fait !

— Un grand médecin ne se contenterait pas de définir votre mal, dit-elle coquettement.

— N’essaierez-vous pas de le guérir ? répondit le vicomte avec un regard si expressif, que Mme de Pontailly, qui possédait à fond la tactique de ces sortes d’escarmouches, crut devoir prendre l’air d’enjouement par lequel les femmes cherchent parfois à dissimuler une émotion involontaire.

— Ce petit assaut d’esprit nous fait oublier le point essentiel, dit-elle en affectant de rire ; comment conciliez-vous vos nouvelles pensées avec vos anciens projets ?

— Hélas ! je ne les concilie pas du tout, et ce n’est point là la moindre cause de l’agitation où vous me voyez.

— Quoi ! ce bonheur tranquille, cette existence enfouie, cet exemplaire coin du feu…

— Je les souhaiterais toujours à mon meilleur ami.

— Mais vous ?

— Ah ! madame, l’esprit de l’homme est un abîme.

— Hier encore, ne disiez-vous pas : Vivre obscur et près d’elle !

— Aujourd’hui… vous allez avoir une bien mauvaise opinion de mon caractère…

— Aujourd’hui ?

— La devise me semble un peu champêtre.

— Elle m’a toujours paru telle, dit la marquise ; mais vous me ferez croire difficilement qu’une passion aussi vive que la vôtre se soit éteinte subitement.

Il y avait dans ces paroles une défiance instinctive, que Moréal s’efforça de dissiper par un redoublement d’emphase et de mélancolie.

— Que vous dirai-je, madame ? répondit-il en poussant un soupir ; entre la vérité et l’illusion, la distance est si insensible, qu’on risque souvent de prendre l’une pour l’autre. À mon âge surtout, on s’exagère si facilement la force de ses impressions ! de ce qu’elles sont violentes, on conclut qu’elles sont durables, sans songer que le feu se détruit par sa violence même. Oui, continua-t-il avec un accent de triste dérision, l’amant le plus humble a dans le cœur une présomption que n’oserait afficher le plus puissant génie. À des sentimens d’un jour il assigne l’éternité, rien de moins, et il n’est gage si frêle de sa passion où il n’écrive avec conviction ce mot que les rois d’Égypte n’ont pas osé graver sur leurs pyramides : Toujours !

En achevant cette tirade, Moréal tenait les yeux fixés sur sa main gauche qu’il avait dégantée comme par mégarde un instant auparavant. Cette pantomime attira l’attention de la marquise, qui à son tour regarda la main du vicomte ; au petit doigt, elle aperçut une bague dont la physionomie sentimentale lui donna soudain à réfléchir : c’était une alliance.

— Est-ce pour éprouver mes talens en chiromancie que vous avez ôté votre gant ? demanda-t-elle sans affectation au bout d’un instant.

Moréal parut sortir de sa rêverie, et présenta sa main.

— Annoncez-moi un peu de bonheur, dit-il avec un accent élégiaque ; j’en ai besoin.

Mme de Pontailiy prit la main du vicomte sans témoigner une pruderie intempestive ; elle l’examina d’un regard connaisseur, et la trouva aussi blanche que douce, ce qui n’abrégea pas son étude divinatoire.

— Il y a une cérémonie préliminaire, dit-elle enfin d’une voix un peu émue ; pour que je puisse lire dans l’avenir, il faut d’abord le séparer du passé.

À ces mots, elle saisit la bague et la fit glisser le long du doigt du vicomte, en dépit d’une faible résistance,

— Voyons, dit-elle alors en insinuant dans le joint des deux cercles d’or l’extrémité d’un ongle encore rosé ; pour être devineresse, on n’en est pas moins femme.

L’anneau ouvert, malgré les réclamations de Moréal, la marquise en regarda l’intérieur avec un intérêt qui semblait excéder les bornes d’une simple curiosité. Sur l’un des cercles était gravé le mot toujours ! fastueux dissyllabe auquel avait sans doute fait allusion le poète ; sur l’autre, on apercevait un H et un F entrelacés.

— H ? Henriette, dit la marquise ; F ? Frédéric ? Félix ?

— Fabien, répondit Moréal.

— Joli nom de poète. Toujours ! dit-elle ensuite avec la mélancolique ironie d’une femme qui a éprouvé la valeur réelle d’un pareil mot.

Mme de Pontailly regarda un instant la bague, puis elle la referma et se la mit au doigt au lieu de la rendre au vicomte.

— Que faites-vous, madame ? s’écria Moréal d’un air interdit.

— Mon devoir, monsieur, répondit la marquise avec un mélange de sévérité et de douceur ; en vous donnant cette bague, ou du moins en vous permettant de la porter, ma nièce en a sans doute accepté une semblable ?

— Madame…

— Votre embarras me prouve que j’ai deviné. Henriette a été bien imprudente, mais je n’ai pas besoin de vous dire combien votre conduite me paraît plus blâmable encore. Abuser de l’inexpérience d’une jeune fille pour lui imposer un engagement qui la met en révolte ouverte contre son père ! Ah ! c’est mal, monsieur. Sans doute, selon l’usage des amans romanesques, vous vous êtes promis une fidélité qui doit être éternelle, à moins que vous ne vous rendiez vos anneaux ?

— Je ne puis le nier, madame, répondit le vicomte en apparence confus.

— Et maintenant, si j’en crois vos aveux de tout à l’heure, ce lien commence à vous paraître ce qu’il est en réalité, puéril et téméraire ; maintenant, convenez-en, vous n’hésiteriez pas à renoncer à cet anneau, si ce sacrifice devait vous dégager de vos sermens.

— Madame, la clairvoyance qui lit dans les cœurs est parfois cruelle.

— Cruelle, mais salutaire, dit la marquise avec solennité. Je vous rendrai service malgré vous, monsieur, et en même temps je réparerai la folie de ma nièce. Plus tard, vous me remercierez tous deux.

— Eh quoi ! madame, auriez-vous le dessein de rendre cette bague à Mlle Henriette ? s’écria le vicomte d’un air effaré.

— Aujourd’hui même, répondit Mme de Pontailly en se levant ; pas de supplications, vous me trouveriez inflexible. Je ne sais pas transiger avec mon devoir.

Moréal s’inclina, et sa physionomie prit l’expression d’une soumission pénible. La rigidité empreinte sur les traits de la marquise s’adoucit graduellement.

— Je ne peux pas cependant vous dépouiller sans vous donner une indemnité, dit-elle avec un demi-sourire.

Mme de Pontailly se retourna vers la cheminée, éparpilla du doigt plusieurs objets placés confusément sur une coupe, et finit par choisir un petit porte-crayon d’or.

— Tenez, poète, dit-elle en le présentant gracieusement au vicomte, il y a peut-être dans ce crayon-là un pendant aux Méditations de Lamartine.

— Hélas ! madame, je n’ai pas d’Elvire, répondit Moréal, qui prit le porte-crayon avec un geste amoureux.

La marquise resta un instant silencieuse.

— Mais j’y songe, dit-elle ; comme vous êtes fort aimable, peut-être vous viendra-t-il l’idée d’essayer mon porte-crayon en m’adressant quelques vers. Il faut bien alors que vous sachiez mon nom. Je m’appelle Hermance ; cela doit être facile à rimer.

— Espérance, constance ! dit le vicomte avec un accent passionné.

— Ou bien encore, quoique la rime soit moins bonne, prudence ! reprit la marquise, qui donna ce mot d’ordre d’une façon si candide, qu’un homme moins sur ses gardes s’y fût laissé prendre.

— Ô triple coquette ! se dit le vicomte en sortant, quelle couronne de martyr elle a dû tresser à ce pauvre marquis ! N’importe, cette fois son expérience, et elle en a furieusement, s’est trouvée en défaut. Je crois que j’obtiendrais réellement du succès si j’écrivais pour le théâtre ; je ne me tire pas trop mal de l’imbroglio. Mon accessoire, comme on dit en style de coulisses, n’a pas manqué son effet. Maintenant que cette méchante créature croit avoir dans sa main le moyen de tourmenter Henriette, elle ne différera guère d’accomplir cette œuvre charitable. Je parierais qu’avant un quart d’heure sa voiture sera dans la cour.

Moréal savait fort bien qu’interroger une femme n’est pas le meilleur expédient pour la faire parler. Il s’était donc gardé d’adresser la moindre question au sujet d’Henriette, et même de paraître instruit de son départ. En inspirant à la marquise le désir d’aller voir sa nièce, il était sûr d’atteindre son but d’une manière plus détournée et par conséquent plus prudente. Il ne s’agissait plus que d’être aux aguets. Le vicomte alla rapidement jusqu’au boulevard, monta dans un fiacre, et se fit ramener en face de la maison de Mme de Pontailly. Ses prévisions tardèrent peu à se réaliser. En écartant légèrement le store qu’il avait abaissé par prudence, il pouvait regarder jusqu’au fond de la cour. Il vit bientôt s’ouvrir la porte d’une des remises ; deux domestiques en tirèrent le coupé de la marquise, les chevaux furent attelés un instant après, et, avant qu’une demi-heure se fût écoulée, Mme de Pontailly était sortie.

— Il faut que la méchanceté ait des plaisirs bien vifs, se dit alors le vicomte ; voici peut-être la première fois que cette pédante manque à son cercle de quatre heures.

Quand la voiture de la marquise se fut mise en marche, Moréal, passant la tête hors de la portière, appela le cocher du fiacre.

— Suivez ce coupé brun partout où il ira, lui dit-il ; si vous ne le perdez pas de vue, il y a vingt francs pour vous.

Pour gagner un pareil pour-boire, il n’est guère de cocher qui ne crevât de bon cœur les chevaux de son maître. L’automédon du char numéroté qu’avait pris Moréal se maintint donc, à grand renfort de coups de fouet, à peu de distance de la voiture qu’il était chargé de suivre, contraignant ainsi ses maigres haridelles de lutter, au risque d’y périr, contre le fringant attelage de la marquise. Le coupé, toujours escorté du fiacre, tourna à droite en quittant la rue Laffitte, suivit les boulevards jusqu’à la Madeleine, prit la rue Royale, traversa le faubourg Saint-Honoré, s’engagea dans la rue du Faubourg du Roule, et, arrivé enfin au terme de cette longue course, s’arrêta devant une maison de calme et sévère apparence, dont la porte était surmontée d’une longue enseigne que décorait l’inscription suivante :

MAISON D’ÉDUCATION DE MADAME DE SAINT-ARNAUD.
Boarding school for young ladies.

Ecco il luogo ! ecco l’urna ! se dit Moréal en parodiant machinalement l’exclamation de Roméo descendant au tombeau de Juliette.

La porte du pensionnat s’ouvrit, et la voiture de Mme de Pontailly entra dans une assez vaste cour, que le vicomte put entrevoir au passage ; car, pour éviter d’attirer l’attention, il se fit conduire jusqu’à la barrière. Là, il quitta le fiacre et revint avec précaution sur ses pas. Pour lever le plan de certaines localités, les amoureux ont un instinct particulier qui, sans étude préliminaire, éclipse la science des ingénieurs-géomètres. En moins de cinq minutes, Moréal se rendit un compte assez exact de la topographie de la place, quoique par prudence il n’en eût reconnu que les ouvrages extérieurs.

La maison de Mme de Saint-Arnaud, dont la façade donnait dans la rue du Faubourg du Roule, bordait de flanc l’entrée d’un passage aboutissant au quart de cercle que décrit le chemin de ronde derrière la barrière de l’Étoile. Cette longue et étroite ruelle, qui porte le nom peu connu d’avenue Sainte-Marie, traverse des jardins mutilés en partie par la spéculation des architectes, ce fléau du Paris moderne. Au lieu des touffus ombrages qui donnaient jadis à l’espace compris entre l’ancienne folie Beaujon et la barrière du Roule l’agrément d’un parc dont quelques pavillons à destination mystérieuse n’altéraient pas la champêtre physionomie, on n’aperçoit plus aujourd’hui qu’un terrain bouleversé, où semble s’être assis le génie de la destruction. Çà et là, des tranchées bordées de planches vermoulues entaillent les massifs et marquent la place de rues où il ne manque que des maisons. Au lieu de gazon, l’herbe y pousse ; triste progrès ! Quelques constructions informes élèvent seulement, de distance en distance, le long de l’avenue, des façades déjà lézardées sous leur blafard badigeonnage. Sur ces terrains arides, la campagne n’est plus, et la ville n’est pas encore.

Moréal, dont le goût était délicat et même exigeant, aurait été choqué du misérable aspect qu’il avait sous les yeux, si une circonstance imprévue ne l’eût disposé à l’indulgence. À l’extrémité d’un mur attenant aux bâtimens du pensionnat, et qui évidemment servait de clôture au jardin, car à l’intérieur les cimes d’une allée de tilleuls en dépassaient le chaperon, le vicomte aperçut une petite maison d’assez laide apparence. Au rez-de-chaussée, une porte à cintre surmontant un perron et accompagnée de deux fenêtres ; à l’unique étage, trois autres ouvertures à chambranles encadrées de moulures grossières ; en retraite d’un attique corinthien, un belvédère chinois à vitraux gothiques, tel était ce prétentieux édifice. S’il offrait à l’œil surpris la réunion incongrue de trois ou quatre architectures opposées, le jardinet dont il était précédé participait en revanche du genre anglais par quelques arbustes rabougris épars sur un maigre gazon, et du style français par un berceau non moins mesquin, qui en dessinait le contour. D’un côté de la grille se trouvait la loge du portier, de l’autre une remise, et telle était l’exiguité de ces communs, qu’on eût dit voir deux guérites, ressemblance fortifiée d’ailleurs par une couple de peupliers maladifs, immobiles sentinelles de ce chétif logis.

Si vulgaire qu’il fût malgré ses prétentions, ce bâtiment offrit à Moréal un charme que n’aurait pas eu pour lui le palais le plus irréprochable ; cet attrait magique consistait dans l’écriteau suivant, qu’il vit pendu aux barreaux de la grille :

JOLI HOTEL ET JARDIN À LOUER PRÉSENTEMENT.

Du premier coup d’œil, le vicomte comprit que là était ce qu’on nomme, en langage militaire, la clé de la position ; il sonna donc sans balancer. Une alerte vieille femme, qui cumulait l’emploi de concierge avec celui de jardinière, ouvrit la grille, et, à la vue d’un jeune homme élégant qui annonçait l’intention de louer la maison, déploya le plus agréable empressement. L’hôtel était petit, mais charmant, à l’entendre ; l’avenue Sainte-Marie était fort bien habitée, l’air excellent, on avait l’eau de la Seine, et il y avait dans le jardin des espaliers qui cassaient sous les fruits. À vrai dire, le seul inconvénient était le voisinage du pensionnat de Mme de Saint-Arnaud. Il fallait convenir que ces demoiselles faisaient un peu de bruit aux heures de récréation ; mais, après tout, cela ne devait pas paraître un trop grand désagrément à un jeune homme ; car parmi les pensionnaires il y avait de fort jolies personnes, et du belvédère de l’hôtel on les voyait jouer, courir, folâtrer dans leur jardin ; c’était amusant.

— Ces vieilles femmes ont un instinct diabolique, se dit Moréal ; voici une sorcière qui m’a déjà deviné.

Le vicomte visita la maison, feignit de trouver les chambres en bon état, le loyer modéré, et, tout en paraissant écouter les prolixes explications de la portière, arriva avec elle au belvédère.

— Vous pouvez redescendre à votre loge, lui dit-il alors, j’ai quelques mesures à prendre pour le placement de mes meubles, et puisque la maison me convient, je vais m’en occuper tout de suite.

Moréal mit deux pièces de cinq francs dans la main de la vieille femme, qui, par manière de remerciement, ouvrit une petite croisée en ogive à vitraux coloriés.

— Voyez quelle jolie vue, dit-elle avec une finesse sournoise.

Le vicomte s’approcha de la fenêtre, mais il se retira aussitôt. La vivacité de ce mouvement fit grimacer un sourire à la rusée portière, qui s’éloigna discrètement en pensant qu’elle allait avoir le meilleur des locataires, un jeune homme riche et amoureux.

XIX.

Après le départ de la vieille, Moréal se rapprocha de la fenêtre ; mais il ne fit que l’entrebâiller, de peur d’être aperçu du dehors. On avait tellement économisé le terrain dans la bâtisse du pavillon que le belvédère n’était qu’à une fort petite distance de la muraille du pensionnat, et comme il la dominait d’une quinzaine de pieds, des fenêtres on découvrait en grande partie le jardin. Pour remédier à cet inconvénient, qui ne remontait qu’à quelques années, Mme de Saint-Arnaud avait fait planter des peupliers derrière son mur ; mais les arbres étaient encore trop jeunes pour remplir leur destination, et, en attendant qu’ils pussent servir de rideau, les tessons de bouteilles formidablement enchâssés dans le chaperon de la muraille n’offraient qu’un vain obstacle à la curiosité des habitans de la petite maison.

Le jardin, sur lequel planaient en ce moment les regards de Moréal, consistait en une pelouse à peu près ronde, bornée en face du belvédère par le bâtiment du pensionnat, à droite du côté de la ruelle par une allée de tilleuls, et à gauche par un mur chargé d’espaliers, dont l’espièglerie des pensionnaires ne respectait pas toujours les produits. À travers quelques arbres épars sur le gazon se montraient çà et là des escarpolettes, une balançoire, et par-dessus tout le reste une espèce de mât de hune destiné à des exercices gymnastiques, et qui annonçait que Mme de Saint-Arnaud ne restait pas en arrière des progrès du siècle. L’heure de la récréation était sonnée. Sous les arbres dépouillés par l’hiver, sur le gazon également flétri, voltigeait un essaim de jeunes filles dont plusieurs justifiaient les éloges de la vieille portière. Les plus alertes s’étaient emparées des escarpolettes et de la balançoire ; les plus courageuses se suspendaient, gracieux matelots, aux cordages de la machine gymnastique ; d’autres jouaient aux quatre coins sous les tilleuls ; le long du mur garni d’espaliers, les plus jeunes sautaient à la corde ou roulaient leurs cerceaux ; quelques autres enfin, dédaignant ces jeux puérils, se promenaient deux à deux à l’écart et semblaient échanger d’importantes confidences. Malgré le frais attrait de ce tableau, le vicomte n’y accorda que peu d’attention. Son œil allait rapidement d’un groupe à un autre sans se fixer à aucun, et fouillait avec une sorte d’anxiété les moindres recoins. À la fin, le désappointement qui assombrissait déjà sa physionomie fit place à une expression de joie ; il venait d’apercevoir Henriette et sa tante marchant lentement dans la partie la plus solitaire du jardin. Nous le laisserons à son observatoire pour assister à leur conversation.

La femme la moins crédule l’est toujours sur un point, c’est en ce qui concerne sa beauté. Naturellement disposée à s’en exagérer la puissance, elle croit sans peine aux passions qu’elle inspire, et quelquefois même à celles qu’elle n’inspire pas. C’est ce qui venait d’arriver à la marquise, malgré son expérience et sa finesse. Abusée par la sentimentale hypocrisie du vicomte, elle ne doutait plus du triomphe. Prudente jusque dans son illusion, elle voulut sans retard briser le lien qui attachait à une autre femme son futur captif. Elle arriva donc au pensionnat dans une de ces dispositions impitoyables qu’ont entre elles les femmes lorsqu’elles sont rivales ; mais, loin de laisser percer sur son visage ce sentiment de haineuse hostilité, elle affecta, en abordant sa nièce, la plus tendre sympathie.

— Eh bien ! ma pauvre enfant, lui dit-elle, es-tu un peu remise de l’assaut que nous avons essuyé ce matin ? Pour ma part, ce coup d’état m’a tellement déconcertée, que dans le premier moment je n’ai pas su résister comme je le ferais maintenant ; mais sois tranquille : dans quelques jours l’humeur de ton père sera calmée, et alors j’aurai moins de peine à lui faire entendre raison. Nous te rendrons la liberté, ma bonne Henriette ; tu peux t’en fier à moi.

Avertie par un instinct secret du peu d’affection que lui portait sa tante, et instruite de sa duplicité par Moréal, Henriette accueillit par un froid silence ces paroles, dont l’accent affectueux eût pu la tromper quelques jours auparavant.

— Comment te trouves-tu ici ? continua la marquise du même ton.

— J’ai déjà été en pension, répondit laconiquement la jeune fille.

Mme de Saint-Arnaud passe pour une excellente femme.

— Je le souhaite pour ses pensionnaires.

— Tu veux dire que tu espères ne pas rester chez elle assez long-temps pour apprécier ses défauts ou ses qualités. Tu as raison. Bientôt, j’en suis sûre, ton père consentira à ce que tu reviennes chez moi.

— Mon père est le maître.

— Je voudrais qu’il t’entendît, cette soumission le toucherait ; mais je lui rapporterai tes paroles.

— Pourquoi ennuyer mon père en lui parlant de moi ? répondit Henriette avec un sourire d’amertume.

— Tu as du chagrin, ma pauvre enfant, reprit Mme de Pontaiîly d’une voix de plus en plus caressante ; je te croyais plus raisonnable. Lorsqu’on m’a dit que tu étais au jardin, cela m’a fait plaisir. J’espérais que la gaieté des autres pensionnaires aurait fini par te distraire ; mais loin de là, je te trouve à l’écart, pensive et triste : on m’a dit que tu n’avais pas encore dit un mot à ces demoiselles. Pourquoi cela ?

— Je n’ai rien à leur dire. Elles paraissent heureuses, et je ne le suis pas.

La jeune fille prononça ces paroles avec une sombre fierté qui frappa la marquise.

— Elle a du caractère, se dit cette dernière ; elle est capable de prendre au tragique l’inconstance de mon poète. N’importe, il faut en finir. Ma chère enfant, reprit-elle à haute voix, j’ai quelque chose de fort important à te dire, mais l’abattement où je te vois…

— Je ne suis pas abattue, interrompit Henriette en fixant sur sa tante un regard étincelant ; quoi que vous ayez à me dire, je suis prête à vous entendre.

En parlant ainsi, les deux femmes avaient traversé une partie du jardin, et étaient arrivées près d’un banc adossé contre un des tilleuls, en dehors de l’allée. Ce banc, où Mme de Saint-Arnaud se plaçait quelquefois pour surveiller les jeux de ses pensionnaires, était si rapproché du belvédère, que, lorsque la marquise et sa nièce s’y furent assises, Moréal, toujours en observation, ne perdit plus un seul de leurs gestes et put presque entendre leurs paroles.

— Ma pauvre Henriette, reprit Mme de Pontailly avec un accent de compassion, à ton âge, on se fait bien des illusions. Loyale et sincère soi-même, on croit à la loyauté et à la sincérité des autres ; ouvre-t-on son ame à un sentiment aussi dangereux que séduisant, alors surtout on risque de devenir la victime de sa candeur, car il est rare qu’on ne mette pas dans cette imprudence un abandon qui peut être la source des plus grands malheurs.

Henriette écouta ce préambule d’un air distrait, sans paraître deviner où sa tante voulait en venir.

— Tu ne m’as pas laissé ignorer l’état de ton cœur, poursuivit la marquise en précisant la question ; le désir de contribuer à un mariage auquel tu paraissais attacher ton bonheur m’a fait faire une démarche peu conforme à mes habitudes. Aujourd’hui, j’ai vu M. de Moréal.

— Ah ! vous avez vu M. de Moréal, dit la jeune fille, dont la figure, sombre jusqu’alors, s’éclaira soudain.

— Nous avons eu un entretien sérieux, reprit Mme de Pontailly avec une gravité de mauvais présage.

— Eh bien ? s’écria Henriette, emportée par une curiosité plus vive que la réserve hautaine qu’elle s’était imposée jusque-là.

— Il m’en coûte d’être obligée de te dire que mon épreuve, car c’était une épreuve, n’a pas eu le résultat que j’espérais. D’après l’exaltation de tes sentimens, je croyais trouver dans M. de Moréal un amant d’exception, un être au-dessus des faiblesses vulgaires, un héros de persévérance et de fidélité.

— Eh bien ? répéta la jeune fille d’une voix un peu altérée.

— Eh bien ! mon enfant, il faut t’armer de raison et de courage ; le héros n’est qu’un homme.

— Que vous a donc dit M. de Moréal ? demanda Henriette, troublée par ces paroles menaçantes.

M. de Moréal, quoique jeune encore, n’est plus à l’âge où l’on ne voit dans la vie que l’amour. Des idées plus sérieuses que les tendres folies du cœur l’occupent en ce moment ; il se sent du talent, et il lui vient de l’ambition. Or, quand l’ambition vient à un homme, c’est un signe infaillible que chez lui l’amour s’en va.

— Voulez-vous dire qu’il ne m’aime plus ? dit impétueusement la jeune fille.

— Je n’ai pas dit cela ; mais ce que je ne puis ni ne dois te cacher, c’est que M. de Moréal me paraît loin d’accorder à votre petit roman sentimental l’importance que tu sembles y attacher encore. Lorsque je lui en ai parlé, il a souri sans embarras, et, puisqu’il faut tout dire, il a prononcé le mot d’enfantillage.

— Vous me trompez, ma tante, s’écria Henriette, dont les joues se couvrirent de la rougeur de l’indignation ; Fabien parler ainsi de notre amour ! c’est faux.

— J’excuse ta vivacité, car je comprends ton chagrin.

— Mon chagrin ? je n’en ai point. Je crois à l’amour de Fabien comme je crois à la bonté de Dieu. Lui ingrat ! lui parjure ! c’est faux, vous dis-je ; jamais je ne vous croirai.

La marquise sourit avec une sorte de pitié.

— Si je te donnais une preuve de ce que je viens de dire, reprit-elle, me croirais-tu ?

— Une preuve ! dit Henriette devenue pâle ; parlez.

Mme de Pontailly parut éprouver l’hésitation que montre parfois un chirurgien chargé d’une opération cruelle ; elle murmura les mots de nécessité, de devoir, et finit par ôter un de ses gants. Ce préliminaire accompli, elle tira lentement du doigt où elle l’avait placé l’anneau qu’elle avait pris au vicomte, et, le présentant à sa nièce d’un air glacial :

— Connais-tu cette bague ? lui dit-elle.

— Cette bague ! répéta Henriette, qui regarda successivement l’anneau et sa tante avec étonnement.

— Tu ne la reconnais pas ? reprit la marquise, surprise à son tour.

— Non.

Mme de Pontailly laissa échapper un rire d’ironie.

— Et l’on parle de la mémoire du cœur ! dit-elle. Cette alliance, il est vrai, ressemble à beaucoup d’autres ; mais j’avais la naïveté de croire qu’un instinct secret te la ferait reconnaître entre mille. Allons, je vois avec plaisir que tu n’es pas aussi malade que tu crois ; nous te guérirons.

— Mais cette bague ? dit Henriette avec impatience.

— Ouvrons-la ; cela t’aidera peut-être à rappeler tes souvenirs. La marquise ouvrit l’alliance, et, la présentant ensuite à sa nièce d’un air railleur :

— Maintenant la reconnais-tu ? dit-elle.

Henriette prit l’anneau et l’examina sans manifester d’abord d’autre émotion que celle d’une vive curiosité ; elle lut le mot gravé à l’intérieur d’un des cercles, déchiffra les deux lettres enlacées, et tout à coup bondit sur le banc comme en sursaut.

— Qui vous a remis cette bague ? dit-elle d’une voix à peine distincte.

— Est-il au monde deux personnes qui eussent pu m’en remettre une pareille ? répondit la marquise, qui se méprit à l’émotion de sa nièce.

— Mon Fabien ! s’écria Henriette avec transport ; ô ma tante, que vous êtes bonne ! Et moi qui vous accusais ! Mais aussi pourquoi me faire acheter ce bonheur en me perçant l’ame, comme vous venez de le faire tout à l’heure ? Si vous saviez combien je vous trouvais méchante !

— Devient-elle folle ? pensa Mme de Pontailly, qui ne put se défendre d’une sorte d’inquiétude ; ces têtes de dix-huit ans sont si exaltées ! On a vu des exemples de folie causée, à cet âge, par un chagrin subit.

— C’est que j’étais dupe de votre comédie, reprit la jeune fille avec une véhémence propre à redoubler les appréhensions de la marquise. Par orgueil, je cherchais à faire bonne contenance ; au fond, je me sentais mourir. Mais je vous pardonne, ma bonne tante ; vous ne croyiez pas sans doute me faire tant de mal. D’ailleurs, n’est-il pas juste de payer d’un peu de souffrance un si grand bonheur ?

Henriette regarda la bague d’un œil ravi, et la porta ensuite avec passion à ses lèvres.

— Il doit y avoir un médecin attaché au pensionnat, se dit la marquise, qui se leva véritablement effrayée.

— Oh ! restez, dit la jeune fille en saisissant le bras de sa tante si énergiquement, qu’elle la contraignit de se rasseoir ; nous sommes si bien ici ! Vous avez donc vu mon pauvre Fabien ? Comme il a dû avoir du chagrin en apprenant que je n’étais plus chez vous ! Mais vous êtes si bonne ! vous l’aurez consolé, et puis il a le cœur si ingénieux ! il a pensé qu’une marque de souvenir ferait du bien à la pauvre captive, et il vous a priée, suppliée de me remettre cette bague ; comment auriez-vous pu refuser ? Le moyen de lui dire non quand il prie ? ma bague bien-aimée, poursuivit Henriette les yeux fixés sur l’anneau avec une tendre exaltation ; tu ne me quitteras jamais. Henriette et Fabien ! Comme ces lettres semblent s’aimer ! Toujours ! c’est là le mot que j’aurais écrit. Oh ! oui, toujours ! toujours !


La joie qui rayonnait au front de la jeune fille avait dans son transport une telle sérénité, qu’à la fin Mme de Pontailly comprit que ce n’était pas là de la folie, mais du bonheur.

— Qu’est-ce cela veut dire ? demanda-t-elle tout interdite ; perdez-vous l’esprit, ou suis-je dupe d’une indigne tromperie ? N’est-ce pas vous qui avez donné cette bague à M. de Moréal ?

— Je ne vous comprends pas, répondit Henriette, à son tour étonnée.

— Avez-vous, oui ou non, donné cette bague à M. de Moréal ?

— Mais vous savez bien que c’est lui qui me la donne, dit la jeune fille prête à éprouver au sujet de sa tante l’appréhension que celle-ci avait ressentie un instant auparavant.

— Ce n’est donc pas une restitution ? continua Mme de Pontailly d’une voix sourde.

— Une restitution ? Je n’ai jamais rien donné à M. de Moréal… que mon cœur, ajouta Henriette avec un naïf sourire, et je ne crois pas qu’il veuille me le rendre.

— Ah ! quelle affreuse trahison ! murmura la marquise frémissante de colère ; comme cet homme s’est joué de moi insolemment ! Mais, je le jure, j’en tirerai une éclatante vengeance. Oh ! le lâche imposteur !


Henriette écoutait avec une surprise croissante les involontaires exclamations d’un des plus cruels désappointemens que puisse éprouver une femme ; doutant de ce qu’elle entendait, elle se pencha vers la marquise pour la voir en face, et aperçut alors sur sa figure une telle expression de haine, qu’elle se rejeta en arrière presque aussi effrayée que si elle eût marché sur un serpent. Le bandeau qui lui couvrait les yeux tomba soudain. Sans deviner les détails de la comédie jouée par Moréal, la jeune fille comprit instinctivement ce qui avait dû se passer, et pressentit qu’entre elle et sa tante il y avait désormais un éternel élément de discorde. La physionomie de la femme humiliée annonçait un éclat prochain et terrible. Trop heureuse en ce moment pour s’affliger, trop fière toujours pour se laisser intimider, Henriette attendit la lutte sans la provoquer, mais sans la craindre.

Après un assez long silence, Mme de Pontailly se retourna tout à coup vers sa nièce.

— Rendez-moi cette bague, dit-elle brusquement.

— Jamais, répondit la jeune fille en passant l’anneau à l’un de ses doigts.

— Rendez-moi cette bague, reprit la marquise d’une voix tremblante de courroux.

— Essayez de la prendre, dit Henriette, qui ferma sa main et l’étendit hardiment vers sa tante.

Emportée par un de ces accès de violence jalouse qui ôtent parfois toute retenue aux caractères les plus maîtres d’eux-mêmes, Mme de Pontailly saisit la main de sa nièce et la froissa rudement dans les siennes en s’efforçant de l’ouvrir ; mais mieux eût valu tenter d’arracher à Milon sa grenade. Henriette, dont l’énergie nerveuse se trouvait encore exaltée par l’émotion d’une pareille scène, résista victorieusement aux efforts de sa tante ; le bras tendu, la taille cambrée, la tête haute, les lèvres entr’ouvertes par un dédaigneux sourire, les narines agitées de cet orgueilleux frémissement qu’on admire dans la statue d’Apollon Pythien, la jeune fille semblait jeter un défi au monde entier. Dans cette fière attitude, elle leva les yeux au ciel comme pour le prendre à témoin de la justice de sa cause, et, par un de ces hasards qui protègent souvent les amans, son regard s’arrêta sur le belvédère du pavillon qui se trouvait en face d’elle. En ce moment, la marquise avait la tête baissée. Tout amoureux connaît le prix de l’occasion. Prompt comme l’éclair, Moréal ouvrit la fenêtre derrière laquelle il se tenait caché, et montra aux yeux éblouis de la jeune fille un visage que certes elle eût trouvé moins beau, si c’eût été celui d’un ange. La commotion fut si vive, qu’Henriette, se levant d’un bond électrique, faillit renverser Mme de Pontailly.

Le vicomte mit un doigt sur ses lèvres, puis il repoussa la fenêtre et disparut.

— Ô vision céleste ! s’écria Henriette en joignant les mains dans une douce extase.

— Mademoiselle, dit la marquise qui, voyant l’inutilité de ses efforts, en comprit l’inconvenance et essaya de reprendre son sang-froid, cette pension est trop douce pour un dragon de votre espèce ; c’est au couvent des dames de Saint-Michel que votre père aurait dû vous faire enfermer. Il en est temps encore, et vous apprendrez bientôt ce qu’il en coûte de me manquer de respect.

L’idée d’avoir son amant pour témoin trempa d’une énergie nouvelle le courage de la jeune fille.

— Vous manquer de respect ? répondit-elle en arrêtant sur la marquise le plus ferme regard, et quel respect vous dois-je à vous qui devriez être pour moi une seconde mère et en qui je n’ai trouvé qu’une ennemie ? Je ne demandais qu’à vous aimer, mais peut-on aimer ceux qui vous haïssent ? et je sais que vous me détestez. Que vous ai-je fait cependant ? M. de Moréal m’aime, est-ce là mon crime ?

En quelques minutes, la jeune fille avait acquis dix années d’expérience, et la pensionnaire était devenue une femme. Maintenant elle lisait dans le cœur de sa tante, et ne voyait plus en elle qu’une rivale : odieuse découverte qui devait révolter les purs et nobles instincts d’un cœur de dix-huit ans.

— Je suis bien coupable en effet, reprit Henriette avec ironie en voyant que la marquise gardait un silence où il entrait plus de confusion que de remords ; je refuse d’épouser un homme qui n’aime en moi que ma fortune, et je garde religieusement mon cœur à celui qui m’en paraît le plus digne. Oh ! c’est là une audace sans exemple. Il faut vous y habituer pourtant, car je ne changerai pas. Si j’ose résister à mon père parce que ses ordres me semblent injustes, ce n’est pas pour fléchir devant vous qui n’avez aucun droit à mon obéissance. Oui, j’en atteste la devise de cette bague chérie, c’est pour toujours que j’aime ; pour toujours, entendez-vous, mon Fabien ?

Entraînée par une émotion irrésistible, Henriette s’était tournée vers le belvédère ; elle y fixa les yeux avec amour et prononça ces dernières paroles d’une voix si vibrante, que le vicomte put l’entendre et reçut ainsi la réponse à son anneau.

La marquise ne vit dans la pantomime de sa nièce qu’un de ces mouvemens d’exaltation familiers aux imaginations ardentes qui souvent semblent apercevoir réellement ce qu’elles ne font que rêver.

— Heureusement tout le monde a quitté le jardin, dit-elle d’un air sombre, sans cela on vous croirait folle ; rentrons, mademoiselle. En attendant que votre père ait pris à votre égard un parti définitif, je vais vous recommander à Mme de Saint-Arnaud.

Vaincue dans le combat qu’elle venait de livrer, Mme de Pontailly employait en ce moment une énergie surhumaine à dissimuler son humiliation et sa fureur. Au prix d’une torture d’autant plus poignante qu’il fallait l’étouffer, elle parvint à composer son visage et à reprendre la physionomie froidement calme qui lui était habituelle. Henriette obéit sans résistance, car la soumission est facile aux cœurs qui triomphent en secret. La tante et la nièce se dirigèrent lentement vers la maison sans échanger une seule parole. En arrivant au perron par où l’on descendait au jardin, Henriette laissa passer la marquise par une feinte déférence, et se retourna sans affectation. Moréal avait entr’ouvert de nouveau la fenêtre du belvédère, et sa tête s’y montrait à demi, prête à disparaître à la première alarme. Par un mouvement sympathique, les deux amans portèrent en même temps la main à la bouche. Était-ce une recommandation de prudence ? était-ce un simulacre de baiser ? C’était l’un et l’autre.

Mme de Pontailly eut avec la maîtresse du pensionnat une conversation confidentielle dont fit tous les frais la prétendue nécessité de dompter par le traitement le plus sévère le mauvais caractère de la jeune fille ; elle se retira ensuite de l’air d’une reine offensée, sans adresser à Henriette un seul mot d’adieu.

— Oh ! je me vengerai ! s’écria-t-elle lorsque, dans sa voiture, elle put donner un libre cours à sa colère ; je leur montrerai à tous deux ce que peut la juste indignation d’une femme outragée…

XX.

Le lendemain, vers trois heures, M. de Pontailly et Prosper Chevassu arrivèrent presque en même temps chez Moréal, où ils s’étaient donné rendez-vous. Le marquis et l’étudiant semblaient soucieux, et l’on pouvait aussi prendre pour l’effet d’un chagrin secret l’air pensif du vicomte.

— Tu es le plus jeune, à toi d’abord la parole, dit le vieillard à son neveu.

— Il y a de quoi faire une pièce en cinq actes ou un roman en deux volumes, dit Prosper, avec la position pathétique où je me trouve entre mes affections de frère et mes devoirs de fils. Quand le journal de ma tante paraîtra, il n’est pas certain que je n’épanche pas en cinq ou six feuilletons les sentimens contradictoires que j’éprouve depuis vingt-quatre heures. D’une part, une jeune fille qui est bien la meilleure du monde et que je chéris tendrement, de l’autre, un père vénérable qui paie mes dettes. À droite l’amitié, à gauche la reconnaissance, quelle situation dramatique !

— Au fait, bavard, dit le marquis.

— Voici le fait. Quand je me suis permis de demander à mon père, avec tout le respect convenable, où il avait conduit Henriette : — Je vous défends de m’adresser, à l’avenir, la moindre question à ce sujet, m’a-t-il répondu de sa voix de tribune ; votre sœur est dans un lieu où l’on saura la réduire à l’obéissance qu’elle me doit, et, si vous-même vous ne changez pas de conduite, un sort pareil vous attend. — Ce sort pareil, c’est, à ce que j’ai cru comprendre, quelque maison de correction ; aussi je cours encore.

— Je ne suis pas plus avancé que toi, dit à son tour M. de Pontailly ; pas de nouvelles d’Henriette. En reparler à ma femme, ce serait peine perdue, et Dornier, que je n’ai vu que ce matin, a feint de ne rien savoir. Il avait l’air de bonne foi, mais il est si roué, que je ne m’y fie pas. Et vous, Moréal, avez-vous été plus heureux que nous ?

— Toutes mes démarches ont été inutiles, répondit le vicomte d’un air de tristesse, et jusqu’ici je n’ai pu parvenir à découvrir où l’on a conduit Mlle Henriette.

Nous expliquerons plus tard les raisons qui engageaient le vicomte à déguiser ainsi la vérité.

— Mordieu ! reprit énergiquement le vieil émigré, ceci ressemble à la retraite de Biberach ; nous tournons à la déroute.

— Dornier a menti comme un jésuite qu’il est, dit Prosper ; c’est lui qui mène toute cette intrigue. Que je devienne marquis, si je ne l’écrase pas sous mon tilbury la première fois que je le rencontrerai !

— Écrase-le si tu veux, mais respecte les marquis, répondit M. de Pontailly, qui, malgré sa mauvaise humeur, ne put s’empêcher de sourire de la boutade de son neveu.

— Pardon, mon oncle, dit l’étudiant en souriant à son tour ; vous portez si modestement vos trente-deux quartiers, que je n’y pense jamais.

— Tu n’as pas tout-à-fait tort de traiter Dornier de jésuite, reprit le marquis ; tout à l’heure il a joué devant moi une petite scène digne de M. Tartufe, et qui, par parenthèse, pourra nous coûter un peu cher à toi et à moi.

— Qu’est-ce donc ? dirent à la fois les deux jeunes gens.

— Je vais vous conter cela ; mais il faut reprendre les choses d’un peu haut. D’abord, continua le vieillard en s’adressant à Prosper, il paraît qu’avant-hier au soir il y a eu chez ton père une réunion de députés dans laquelle un étourdi de ma connaissance, qui ne respecte rien, n’a pas craint de jeter la discorde.

— Je voudrais que vous eussiez été là, dit Prosper en partant d’un éclat de rire, la scène vous aurait amusé. Nos honorables représentans étaient à peindre lorsque j’ai eu mis le feu à mon gros canon : la république ! il fallait les voir prendre leurs chapeaux. C’est alors que vous auriez pensé à votre déroute de Biberach.

— La chose n’a pas paru le moins du monde plaisante à ton père : il y avait là, en effet, de quoi le brouiller avec ses collègues ; mais Dornier, qui paraît tenir les ficelles de ces mannequins, s’est chargé de tout raccommoder ; seulement, comme je viens de le dire, c’est toi et moi qui paierons les frais. Pour toi, c’est assez juste ; qui casse les verres doit les payer ; mais moi, mordieu ! il me paraît un peu dur de jeter cinquante mille francs par la fenêtre parce que ton père est un ambitieux, et ta tante une femme que Mme de Staël empêche de dormir.

— Mais, mon oncle, vous ne nous dites pas de quoi il est question.

— De quoi peut-il être question, sinon de ce maudit journal, que Dieu confonde ! et dont tu t’es engoué le premier, feuilletoniste manqué ? Dornier a démontré à ton père que la seule manière de rattraper les députés réfractaires était de les enchevêtrer du susdit journal, sans leur laisser le temps de se reconnaître, et ton père, leurré de l’espoir de devenir un second Mirabeau, tu sais que c’est son faible, lui a remis pour les premiers frais, en bons billets de banque, cinquante mille francs qu’il a retirés, ces jours derniers, des fonds publics.

— Un homme que je croyais un Cincinnatus ! dit Prosper.

— Passons au second volume, reprit le marquis ; il n’est pas le moins curieux. Mme de Pontailly et Dornier ont eu hier au soir, toujours au sujet de ce diabolique journal, une conférence au sortir de laquelle ton ancien ami a emporté dans son portefeuille cinquante mille autres francs, que ma femme m’avait fait retirer, il y a quelque temps, de la rente de Naples, sous le prétexte d’acheter du 5 pour 100.

— Mais on serait plus en sûreté dans une horde de bohémiens qu’avec cet hypocrite-là ! s’écria de nouveau l’élève en droit.

— En sorte qu’à l’heure qu’il est, mons Dornier a en caisse cent mille francs sortis de notre bourse. Maintenant de deux choses l’une : ou il essaiera réellement de fonder un journal, et en ce cas, comme c’est là un hameçon usé auquel les abonnés ne mordent plus guère, ce sera l’affaire d’un an ou deux pour manger les cent mille francs ; ou, jugeant plus habilement la position, il se dira, comme Basile, que ce qui est bon à prendre est bon à garder, et alors nous apprendrons un beau matin qu’il est parti pour les États-Unis ou le Mexique sans oublier le portefeuille. Agréable alternative !

— Mais, mon oncle, qui diantre vous a si bien mis au courant de ces détails ? Ce n’est, à coup sûr, ni ma tante ni mon père.

— Qui ? Dornier lui-même, mordieu ! Et c’est ici qu’il a déployé un génie digne de Tartufe, à qui je le comparais tout à l’heure. Sans embarras, et comme s’il se fût agi de la chose la plus ordinaire, il m’a tout raconté.

— Bah !

— Bien entendu qu’il fardait l’histoire à sa guise. À l’en croire, la somme dont il se trouvait nanti le gênait beaucoup ; être dépositaire de l’argent d’autrui c’était fort désagréable. Il avait eu la main forcée ; pas moyen de refuser, à moins de se brouiller avec M. le député et avec Mme la marquise, et il leur était si attaché ! Mais il avait une telle vénération pour moi-même, qu’il s’était promis, je daignerais sans doute excuser sa liberté, de me demander conseil dans une conjoncture si délicate, et tout serait rompu s’il n’obtenait pas mon approbation. Oui, le coquin a eu l’effronterie de me demander mon approbation, continua le vieillard en frappant du poing une table qui se trouvait près de lui.

— Et vous la lui avez donnée ? s’écria Prosper, qui bondit sur sa chaise.

— Qu’aurais-tu fait à ma place, maître fou ?

— Je l’aurais jeté par la fenêtre.

— Crois-tu que je ne l’aurais pas fait si cela eût eu l’ombre du sens commun ? Mais on ne jette plus personne par la fenêtre. D’un autre côté, que répondre ? Ton père a le droit de se ruiner sans que j’aie le plus petit mot à dire. Quant à Mme de Pontailly, veux-tu que, pour cinquante mille francs, j’aille me brouiller avec une femme fort absolue dans ses idées, et qui, après tout, prend cet argent sur sa fortune ?

— N’êtes-vous pas le chef de la communauté ? cria l’étudiant.

— Peste ! voilà une réflexion qui fermerait la bouche à ton père quand il prétend que tu perds ton temps à l’école de droit.

— Riez, reprit Prosper ; cela vous est permis, puisque vous paierez.

— Mazarin a dit quelque chose d’à peu près semblable, fit observer Moréal, qui jusqu’alors avait pris peu de part à la conversation.

— Résumons-nous, reprit M. de Pontailly en se levant ; plaie d’argent, dit le proverbe, n’est pas mortelle. Je voudrais que Dornier fût au fond de la mer, dût-il y emporter nos billets de banque. La chose importante, c’est cette pauvre Henriette que nous oublions. Nous n’avons pas été heureux jusqu’à présent, mais ce n’est pas une raison pour nous décourager. Remettons-nous en campagne ; la persévérance triomphe de tout. Que diantre ! trois hommes réunis, par une belle nuit d’hiver, dans une petite prairie du Rutli, ont rendu la liberté à leur patrie ; il serait par trop humiliant qu’à nous trois, qui valons bien des Suisses, nous ne parvinssions pas à délivrer une petite pensionnaire.

Les trois alliés se séparèrent en se promettant mutuellement de redoubler d’efforts, et de se retrouver au même lieu le lendemain.

En parlant de la conférence de la veille entre la marquise et Dornier, M. de Pontailly n’avait pu dire que ce que le journaliste lui en avait dit lui-même ; aussi se trouvait-il dans son récit une lacune importante qu’il est nécessaire de remplir.

La tante d’Henriette était sortie de la pension de Mme de Saint-Arnaud dans un état d’exaspération qui, loin de se calmer plus tard, n’avait fait que s’accroître. De toutes les passions qui maîtrisent le cœur, la plus tenace, c’est la vengeance. L’amour s’envole, le fanatisme s’éteint, l’ambition s’épuise, l’avarice même a des intermittences, la vengeance seule s’acharne à son but comme le vautour à sa proie. Trompée dans ses espérances, blessée dans son orgueil, humiliée dans sa beauté, crimes qu’une femme ne pardonne pas, Mme de Pontailly s’était dit : Je me vengerai. Sans retard comme sans hésitation, elle se mit à l’œuvre.

En arrivant chez elle, la marquise écrivit ce billet à Dornier :

« Je vous attends ce soir à huit heures. Je serai chez moi pour vous seul. »

À l’écriture violente de ces deux phrases, et surtout à l’expressif laconisme de leur style, un fat eût pu se méprendre ; mais Dornier était au-dessus de la niaise présomption des hommes à bonnes fortunes. Sur-le-champ il comprit qu’il s’agissait d’une chose plus importante qu’un rendez-vous galant, et, vers huit heures, il alla chez la marquise, fort intrigué, mais prêt à tout.

À voir le maintien composé et la physionomie calme de Mme de Pontailly, personne n’eût soupçonné l’implacable ressentiment qui couvait dans son cœur. Elle accueillit le journaliste avec sa dignité habituelle, tempérée par une nuance d’enjouement.

— Je vous ai prié de venir ce soir, parce que je désire causer sérieusement avec vous, dit-elle ; M. de Pontailly dîne dehors, et nous ne serons pas dérangés. Mais, d’abord, racontez-moi les détails de votre emprisonnement ; cela doit être curieux.

En adressant cette demande à Dornier, la marquise n’avait d’autre but que de faire preuve d’une parfaite liberté d’esprit, afin de détruire les conjectures qu’avait pu former le journaliste à l’égard des secrets motifs de ce rendez-vous imprévu. Elle écouta d’un air attentif et en paraissant s’y intéresser le récit qu’elle venait de provoquer, et reprit ensuite la parole avec un affable sourire :

— En vérité, dit-elle, vous avez droit à une indemnité, et j’y veux contribuer pour ma part. Vous m’avez dit, à propos de ce journal, qu’un versement de fonds lèverait bien des difficultés. La somme dont vous m’avez parlé est là dans mon tiroir, et je la mets à votre disposition.

Dornier, qui, dans la matinée, avait obtenu près de M. Chevassu un succès de même nature, se confondit en remerciemens.

— Vous êtes notre providence, madame, dit-il dans un beau transport d’enthousiasme ; ce n’est pas en mon nom que je vous remercie, car si j’entreprends une pareille œuvre, ce n’est point par intérêt, mais par dévouement. Rédacteur en chef, la position n’est pas fort éminente, et à coup sûr les ennuis en passent les agrémens ; mais je vous remercie, madame, au nom de la littérature livrée depuis quelques années à d’ineptes et grossiers manœuvres : sous votre patronage si éclairé, nous la tirerons, j’espère, de l’état d’abaissement où elle se trouve aujourd’hui. Certes, si quelques lettres d’un style assez piquant ont fait vivre le nom de Mme de Sévigné, si deux nouvelles où Segrais a eu la meilleure part ont suffi pour établir la réputation de Mme de La Fayette ; si trois ou quatre ouvrages trop vantés ont rendu Mme de Staël immortelle, quel renom n’est pas assuré à la femme aussi supérieure par l’ame que par l’esprit, qui la première aura donné l’impulsion à notre régénération littéraire ?

Le matin, Dornier avait dit à M. Chevassu : Notre journal vous mènera droit à la chambre des pairs. Volontiers il eût dit à Mme de Pontailly : Notre journal vous ouvrira les portes de l’Académie ; mais la littérature, en France, ayant aussi sa loi salique, il dut se contenter, au défaut de l’immortel fauteuil, de promettre à la marquise bel esprit une place au panthéon féminin, au-dessus de Mme de Sévigné et tout à côté de Mme de Staël.

Les cinquante mille francs de Mme de Pontailly étaient réellement une mise risquée par son amour-propre à la grande loterie de la renommée, mais c’était aussi et surtout une chaîne d’or passée autour du cou d’un homme dont il fallait s’assurer, car dans son cœur elle l’avait désigné pour l’instrument de sa vengeance, et il était difficile de mieux choisir.

— Voilà une affaire convenue, dit-elle négligemment ; passons à une autre qui, je crois, vous intéresse davantage. Êtes-vous toujours amoureux d’Henriette ?

— Je suis aussi constant dans mes sentimens que dans mes desseins, reprit le journaliste en mettant la main sur son cœur.

— Vous savez qu’elle n’est plus chez moi ?

M. Chevassu me l’a dit.

— Soyez franc : n’est-ce pas vous-même qui avez engagé mon frère à mettre sa fille dans une pension ?

La question était embarrassante. Dornier s’en tira au moyen de sa jalousie, qu’il eut soin d’exagérer, et il raconta à la marquise l’émotion cruelle qu’il avait éprouvée en trouvant la veille Mlle Henriette et le vicomte de Moréal en tête à tête dans le salon.

— Ah ! j’ignorais cela, s’écria Mme de Pontailly, dont ce récit irrita encore le ressentiment ; il paraît qu’ils étaient en commerce réglé. Quelle perversité dans une fille de dix-huit ans !

La marquise n’eut pas plutôt prononcé ces derniers mots, qu’elle s’en repentit, car il n’entrait pas dans ses projets de détacher Dornier d’Henriette, tout au contraire.

— Quand je dis perversité, s’empressa-t-elle d’ajouter, vous comprenez que ma mauvaise humeur de chaperon en défaut caractérise d’un terme exagéré ce qui n’est au fond qu’un enfantillage. À dix-huit ans, on n’est pas perverse ; imprudente, à la bonne heure ; étourdie tout au plus.

— Je n’accuse pas Mlle Henriette, répondit Dornier d’un air composé ; je sais bien qu’en pareil cas tous les torts doivent être attribués à l’homme sans principes qui cherche à jouer le rôle de séducteur.

— Ainsi vos intentions n’ont pas changé ; vous désirez toujours épouser ma nièce.

— Ce mariage, madame la marquise, comblerait tous mes vœux.

— J’y prévois des obstacles, reprit Mme de Pontailly en étudiant la physionomie de son interlocuteur. Entre nous, mon frère n’a pas un caractère très ferme ; une fois déjà il s’est refroidi à votre égard ; on peut le circonvenir et l’indisposer tout-à-fait contre vous. Mon neveu vous a pris subitement en antipathie, et il le dit à qui veut l’entendre. M. de Moréal est un homme d’un machiavélisme redoutable, et M. de Pontailly le protége ouvertement. Ma nièce enfin a pour le moment la tête pleine de folles idées. Il n’y a donc en réalité que moi qui sois franchement de votre parti.

— Cela suffit, madame la marquise, pour que je sois sûr du succès.

— J’en doute, moi ; car enfin, si Henriette s’obstine à ne pas vouloir vous épouser, comment l’y contraindre ?

Dornier ne répondit pas, et à son tour il regarda la marquise fixement.

— Si ma nièce vous aimait et que les obstacles vinssent de sa famille, reprit-elle en ayant l’air de plaisanter, la chose irait d’elle-même. Une petite promenade sentimentale imitée des voyages à Gretna-Green mettrait les parens barbares à la raison, car en pareille circonstance on étouffe la chose, et plutôt que de compromettre une jeune fille on la marie à son amant ; mais ici le cas n’est pas tout-à-fait semblable à celui que je suppose.

— J’en conviens, madame, répondit le journaliste de plus en plus attentif.

— Cependant, reprit Mme de Pontailly du même ton de légèreté, je me rappelle avoir connu un amoureux dans votre position, le comte d’Artelle, qui, quoique assez mal accueilli de la jeune personne qu’il recherchait en mariage, employa résolument l’expédient dont nous parlons.

— Il l’enleva ?

— Parfaitement. Trois semaines après, ils étaient mariés et fort heureux.

— Elle l’aima ?

— Vous savez que nous autres femmes nous ne détestons pas les entreprises hardies qui nous prouvent le pouvoir de nos attraits. Mme d’Artelle, qui ne pouvait souffrir son prétendu, raffole de son mari, et même elle a la franchise d’avouer que dès le lendemain de l’enlèvement l’amour était venu.

— Mais les parens ? dit Dornier en regardant en dessous la tante d’Henriette.

— Ils désiraient le mariage, et ils pardonnèrent sans peine à l’audacieux ravisseur ; l’histoire dit même qu’au moment décisif l’oncle chez qui demeurait la jeune fille, car elle était orpheline, ferma les yeux. Il faut dire qu’il était depuis long-temps l’ami de M. d’Artelle, et qu’il croyait pouvoir se fier à sa loyauté.

— Pour prêter les mains à une démarche de cette nature, il faut en effet une confiance…

— Entre gens d’honneur, la confiance est un devoir, dit Mme de Pontailly, qui prononça cette sentence en femme à qui sa vertu donne le droit de décider les cas de conscience les plus controversés.

— C’est me dire assez clairement : Enlevez ma nièce, je fermerai les yeux, pensa Dornier. Qui diantre peut lui suggérer une pareille fantaisie ? J’y suis, continua-t-il après un instant de réflexion ; ces œillades que j’ai surprises dès le premier jour, cette toilette de mineure, son émotion mal déguisée lorsque je lui ai dit tout à l’heure que j’avais trouvé sa nièce seule avec Moréal, plus de doute, elle aime le petit vicomte, et me jette Henriette à la tête pour que je la débarrasse d’une rivale. Cela me convient.

— À quoi pensez-vous ? reprit la marquise avec un regard profond.

— Au récit que vous venez de me faire, madame. Il me semble que l’exécution de cet étrange enlèvement a dû présenter bien des difficultés ; je vois d’ici une terrible complication d’échelles de corde, de serrures brisées, de travestissemens, de fuite nocturne !…

— Rien de tout cela, interrompit Mme de Pontailly d’un air de bonhomie ; d’une comédie vous faites un mélodrame. La chose s’est accomplie le plus simplement et le plus facilement du monde, en plein jour, et sans aucun des effrayans accessoires que vous supposez.

— Vous redoublez ma curiosité, madame, quoique déjà je connaisse le dénouement de l’histoire.

— Écoutez donc, homme à imagination lente. La jeune fille dont il s’agit allait dîner à la campagne, chez la mère d’une de ses amies, et elle devait y être conduite dans la voiture de son oncle. Le cocher, gagné par M. d’Artelle, se trompa de route, et finit par arriver dans un chemin désert où l’amant se trouvait déjà, ainsi qu’une bonne chaise de poste menée par un domestique dévoué. Ce fut l’affaire de transporter d’une voiture dans l’autre l’héroïne de l’aventure.

— D’après cela, dit Dornier avec un accent d’interrogation, le pivot de l’affaire, en pareil cas, c’est un domestique de la race de Scapin, prêt à se vendre et bon à pendre ?

— Comme il s’en trouve toujours au moins un dans toute bonne maison, répondit la marquise. Et à propos de cela, continua-t-elle d’un air de plus en plus dégagé de préoccupation, Dominique, mon cocher, est de la race dont vous parlez. J’ai appris de lui des traits pendables ; pour un billet de mille francs, le drôle vendrait ses chevaux, ses maîtres, et lui-même par-dessus le marché ; aussi le mettrai-je à la porte au premier jour.

— L’avis au lecteur est arrivé à son adresse, se dit le rival du vicomte.

Le reste de la conversation n’offrit plus d’intérêt. Sans qu’aucune parole compromettante eût été prononcée de part ni d’autre, la marquise et Dornier s’étaient entendus, et dès ce moment il existait entre eux une de ces alliances clandestines et ténébreuses auxquelles les adversaires menacés ont d’autant plus de peine à résister que les parties contractantes sont moins scrupuleuses dans le choix des moyens.

— Il a compris à demi-mot, se dit Mme de Pontailly après le départ de son allié, et maintenant je puis me reposer sur lui du reste. Hypocrite comme il l’est, vindicatif comme je le suppose, qu’il épouse Henriette, et c’est infaillible s’il l’enlève, je serai suffisamment vengée d’elle et de cet homme odieux.

— Voilà une maîtresse femme, pensait Dornier au même instant. Que risqué-je à exécuter le plan de campagne qu’elle vient de me tracer sans avoir l’air d’y entendre malice, la candide créature ? Elle a raison d’ailleurs. Les femmes pardonnent une aimable violence, et Henriette ne sera pas plus rancunière que cette dame d’Artelle, qui est, selon toute probabilité, un être chimérique créé pour la circonstance. Chevassu est un bonhomme que je mène par le nez, et qui, la chose faite, ne soufflera mot. La colère des autres est le moindre de mes soucis ; enfin, en cas de revers, n’ai-je pas cent mille francs dans mon portefeuille ? Allons, le sort en est jeté. Enlevons Hermione !


Charles de Bernard.


  1. Voyez les livraisons des 15 juin, 1er et 15 juillet.