UN
HOMME SÉRIEUX.

I.

Vers la fin de l’année 1834, peu de temps avant l’ouverture des chambres, un jeune homme de bonne mine et d’une tournure délibérée entra, dès le point du jour, dans la rue Jean-Jacques Rousseau, et se dirigea rapidement vers l’hôtel des postes. Il était enveloppé d’un grand manteau, précaution conseillée peut-être par la prudence et motivée d’ailleurs par la précoce âpreté de la saison. Une belle barbe brune, qui lui couvrait tout le bas du visage, selon la mode adoptée dès-lors par quelques lions du monde élégant, et la manière dont il portait son chapeau enfoncé sur ses yeux, achevaient de composer une physionomie mystérieuse qui, tant il est vrai que les extrêmes se touchent, pouvait convenir également à un conspirateur ou à un espion, à un débiteur persécuté ou à un amoureux en bonne fortune.

Après avoir parcouru du regard la vaste cour où il venait de pénétrer, et dont l’obscurité n’était dissipée qu’en partie par les becs de gaz auxquels les blafardes lueurs de l’aube commençaient à peine à prêter leur concours, ce personnage matinal s’approcha d’un groupe de commissionnaires qui devisaient bruyamment devant le bureau des voyageurs.

— La malle-poste de Lille est-elle arrivée ? leur demanda-t-il avec un accent où perçait une secrète inquiétude.

— Non, monsieur, dirent plusieurs voix en même temps.

Rassuré par cette réponse, l’interrogateur rebroussa chemin jusqu’à la grande porte de l’hôtel. De cette place, aucune des voitures qui à pareille heure arrivent presque sans interruption ne pouvait échapper à sa surveillance. Le poste choisi, restait à conjurer l’ennui d’une faction dont la durée était incertaine, et qu’une sombre matinée d’hiver rendait peu attrayante. L’inconnu remédia, autant qu’il dépendait de lui, à ce double inconvénient en allumant un cigare et en s’enveloppant soigneusement de son manteau ; puis il s’adossa contre un des battans de la porte et demeura immobile, sans donner d’autre signe d’existence que les bouffées de fumée qui s’exhalaient à intervalles égaux du coin de sa moustache. Plusieurs voitures chargées du service des dépêches défilèrent successivement devant lui ; lorsqu’un de ces tourbillons à quatre roues se ruait dans la cour, au bruit du cornet du conducteur, il se penchait pour saisir au passage le nom de ville peint sur les panneaux, et à chaque espoir déçu il reprenait sa silencieuse attitude.

Une demi-heure déjà s’était passée ainsi, sans que le patient observateur parût découragé. En ce moment, pour la dixième fois, son attention fut attirée vers la rue par un bruit de voiture. Au lieu d’une malle-poste qu’il s’attendait à voir paraître, il aperçut presque aussitôt deux fiacres roulant d’une vitesse inaccoutumée. Ces respectables véhicules, à qui l’entrée de l’hôtel était pour le moment interdite, s’arrêtèrent devant la porte simultanément, comme si un cocher unique les eût gouvernés ; mais une seule portière s’ouvrit. Sans attendre que le marche-pied fût abaissé, un nouveau personnage s’élança sur le trottoir d’un air affairé, qui annonçait évidemment la crainte d’être en retard ; il se précipita aussitôt vers la cour, et s’adressant au premier individu qu’il rencontra sur son passage :

— Monsieur, dit-il vivement, pourriez-vous me dire si la malle-poste de Lille est arrivée ?

Avant de répondre, l’homme au manteau, car c’était lui qui à son tour se trouvait interrogé, plongea un regard perçant dans l’étroit espace qui existait entre le chapeau du nouveau venu et les replis d’un immense cache-nez qui lui emmaillotait prudemment la figure. Il n’aperçut guère que deux petits yeux bruns, surmontés de larges sourcils de semblable couleur, mais cet échantillon suffit pour lui causer une impression de mauvaise humeur qui se traduisit d’une manière assez bizarre dans sa réponse.

I do not understand, baragouina-t-il en affectant assez malheureusement l’accent britannique. Remontant alors le pan de son manteau jusqu’à ses yeux, de manière à déconcerter la curiosité la plus perspicace, il tourna le dos au questionneur.

— Au diable l’Anglais ! murmura ce dernier. Eh ! l’ami, reprit-il en s’approchant d’un des garçons de peine dont nous avons parlé plus haut, la malle-poste de Lille est-elle arrivée ?

— Je ne saurais trop vous dire, répondit le commissionnaire, mais adressez-vous à ce monsieur en manteau qui fume près de la porte ; il doit savoir si Lille est arrivée, car voilà plus d’une heure qu’il l’attend.

— Il ne comprend pas le français.

— Possible, repartit le porteur de malles d’un ton précieux, mais ça me paraît un peu fort, vu qu’il le parle aussi bien que moi.

— Hum ! qu’est-ce que cela veut dire ? grommela le nouveau venu en enfonçant sa figure dans les profondeurs de son cache-nez ; il paraît que nous sommes deux à attendre la race des Chevassu. Quel peut être ce grand sournois ? Si cet impertinent de Moréal n’était pas à Douai, je croirais le reconnaître.

Curieux et intrigué, il revint à pas de loup vers l’Anglais équivoque ; mais, au moment où il allait de nouveau lui adresser la parole, l’impétueuse irruption d’une malle-poste le força de battre précipitamment en retraite. La voiture, enlevée au galop par quatre chevaux vigoureux, passa comme un ouragan entre les deux hommes, qui lurent en même temps le nom de Lille, peint en lettres d’or sur chaque portière. En cet instant décisif, leur conduite offrit un contraste qu’il eût été assez difficile d’interpréter en faveur du premier arrivé ; il fallait qu’il eût de fortes raisons pour garder l’incognito, car il s’enfonça dans le coin le plus obscur de la cour, d’où il pouvait tout voir sans s’exposer à être aperçu lui-même. L’autre, au contraire, se comporta en homme qui ne craint pas le grand jour et peut marcher tête levée. Par une précaution qui dénotait cette sorte de coquetterie masculine dont, en certains cas, les individus les moins frivoles ne sont pas complètement dépourvus, il ôta sa volumineuse cravate et découvrit un visage qui, au total, n’avait rien à gagner à cette exhibition. Des traits prononcés, un teint blafard, des cheveux noirs et plats, d’épais sourcils presque joints, des yeux pénétrans et doucereux, composaient un ensemble plus propre à attirer l’attention que la confiance, et offraient je ne sais quelle réminiscence des héros de Butler ou de Pascal.

Après avoir décrit son circuit accoutumé dans une des cours intérieures, la malle-poste revint sur ses pas et s’arrêta devant le bureau des voyageurs. Le personnage dont nous venons de dépeindre la physionomie mi-partie de puritain et de jésuite s’avança aussitôt d’un air d’empressement, et, empiétant sur les fonctions du conducteur, ouvrit une des portières et déploya le marche-pied. Le premier être qui profita de cette action courtoise fut un magnifique épagneul dont l’indiscipline avait mis plus d’une fois à l’épreuve la patience de ses compagnons de voyage. L’ardent animal bondit, d’un seul élan, à dix pieds de distance, et commença une série de gambades frénétiques, comme pour protester contre la longue réclusion qu’il venait de subir. Presque au même instant, un jeune homme coiffé d’une casquette de velours rouge, et couvert d’un surtout à peu près semblable aux cabans que portent les officiers de l’armée d’Afrique, s’élança de la voiture en brandissant un fouet de chasse et criant à tue-tête :

— Ici, Justinien ! Veux-tu te faire voler, misérable ? Ici, bête maudite !

Tandis que le jeune voyageur courait après son chien, que l’aspect de l’instrument de correction semblait avoir changé en lièvre, on vit s’avancer en dehors de la portière une longue figure sérieuse qui, en dépit d’un vulgaire bonnet de soie noire enfoncé jusqu’aux oreilles, ne manquait pas de dignité. Ce chef respectable appartenait à un personnage âgé de cinquante ans environ, grand, maigre et fort vert. La lenteur compassée de ses mouvemens, et l’ampleur un peu théâtrale du geste par lequel il répondit aux démonstrations de l’individu qui avait baissé le marche-pied, annonçaient non moins que l’impassible gravité de son visage un homme instruit de son mérite et disposé à faire partager aux autres la haute opinion qu’il avait de lui-même.

— Bonjour, Dornier, bonjour, mon cher, dit-il en s’aidant pour mettre pied à terre de l’épaule officieuse qui s’offrait sous sa main ; je disais tout à l’heure à Henriette et à cet écervelé de Prosper que, malgré l’heure matinale et le froid, je m’attendais à vous voir assister à notre débarquement.

— Eût-il été deux heures du matin, répondit avec une sorte de transport l’être obséquieux dont on sait maintenant le nom ; eussions-nous eu dix degrés au-dessous de zéro, vous deviez être bien sûr de me trouver ici. Pour rien au monde, je n’aurais cédé à un autre le plaisir d’être le premier à saluer votre heureuse arrivée à Paris, et à vous féliciter au sujet du glorieux évènement qui vous y amène. Mon cher maître, car je m’honorerai toujours de vous donner ce titre, mon digne monsieur Chevassu, le département du Nord va donc enfin être représenté d’une manière digne de lui !

— Dornier, vous me flattez, dit M. Chevassu, dont le visage austère s’éclaira d’un sourire d’encouragement.

— Je ne suis que l’écho de l’opinion publique. Oui, la nouvelle de votre élection a causé une joie générale ; mais j’ose dire cependant que personne autant que moi n’a pris part à votre triomphe.

— Je le sais, mon cher Dornier, je le sais.

Tout en continuant ses protestations de ravissement et en étreignant d’un air d’effusion la main que le nouveau député lui abandonnait avec condescendance, M. Dornier dirigeait sur l’intérieur de la malle-poste un feu roulant de sourires, de regards et de saluts ayant pour but unique une jeune femme qui se disposait à descendre de la voiture. Cette pantomime galante n’obtint en retour qu’une légère inclination de tête, et la personne qui en était l’objet témoigna d’une manière non équivoque son peu de sympathie en s’élançant légèrement à terre sans accepter la main qui s’apprêtait à la soutenir.

Malgré ce petit échec, M. Dornier continua ses saluts et ses sourires en homme trop aguerri à un froid accueil pour se laisser facilement déconcerter.

— Il est inutile de demander à mademoiselle Henriette des nouvelles de sa santé, dit-il d’une voix insinuante ; la fraîcheur de son teint et l’éclat de ses yeux me disent qu’elle se porte à merveille.

La fille du député du Nord était une jeune personne de dix-huit ans, douée d’une de ces beautés fières et spirituelles, qui pour paraître imposantes n’ont pas besoin de mûrir. Cette dignité précoce donnait à son œil noir et étincelant plus d’empire qu’il ne semble appartenir à l’adolescence, et modifiait l’habitude un peu sardonique de son sourire. En cette circonstance, ces deux expressions se fondirent en un regard gravement dédaigneux, qui, après avoir frappé le faiseur de complimens, se détourna aussitôt, comme s’envole un oiseau quand par mégarde il s’est posé sur de la boue.

Quoiqu’il fût habitué depuis long-temps à comprimer toute émotion, M. Dornier fronça ses larges sourcils, et le frémissement de ses lèvres devenues livides trahit la violence du ressentiment que lui causait cet humiliant accueil ; mais il redevint maître de lui presque aussitôt, et cette petite scène échappa au député de l’ancienne Flandre, qui d’ordinaire était trop occupé de lui-même pour accorder aux actions d’autrui une attention bien clairvoyante.

— Maintenant, arrivons au point essentiel, dit ce dernier après avoir puisé largement dans une fort belle tabatière d’or qu’il venait de tirer de sa poche ; vous êtes-vous occupé de la commission dont j’ai pris la liberté de vous charger ?

— J’espère que vous n’en doutez pas, répondit M. Dornier, dont la figure, par un jeu de muscles comparable à la mécanique d’un changement de décoration à vue, redevint soudain sereine et souriante. Votre appartement est retenu, et, comme vous m’avez laissé la liberté du choix, je vous ai logé rue de la Paix, hôtel Mirabeau. Ce n’est pas loin de la chambre, et vous serez là comme chez vous.

— Hôtel Mirabeau ! répéta M. Chevassu en aspirant avec majesté la formidable prise qu’il tenait entre le pouce et l’index. Je n’ai pas d’objection à faire contre un pareil logis. Grand orateur, Mirabeau ! fort grand orateur, et qui eût été un fort grand ministre ; homme complet enfin, si une chose, une seule, ne lui eût manqué.

— Quelle chose ? demanda M. Dornier du ton modeste d’un écolier interrogeant son maître.

— La vertu ! répondit le nouveau député en secouant les parcelles de tabac éparpillées sur sa cravate et son gilet, avec l’heureuse assurance d’un homme qui ne connaît pas d’autres souillures.

— La vertu… politique ? dit M. Dornier avec une finesse sournoise.

— Il ne s’agit pas sans doute de la vertu d’un chartreux ou de celle d’un anachorète. Mirabeau…

— Mon père, dit Mlle Henriette Chevassu, qui paraissait prendre fort peu d’intérêt à cette discussion, toutes nos malles sont au bureau, et nous pourrions partir.

— Où est ton frère ? Pourquoi ne s’occupe-t-il pas d’envoyer chercher une voiture ?

— Il n’est sans doute pas loin, reprit la jeune fille ; j’entends crier Justinien.

Des hurlemens lamentables, tels qu’en pousse un chien qu’on corrige, se faisaient entendre en effet. Un instant après, Prosper Chevassu arriva, traînant par le collier le dolent animal dont l’escapade avait allumé sa colère. Il échangea une poignée de main avec Dornier, et s’adressant ensuite à sa sœur :

— A-t-on descendu mon fusil ? lui dit-il ; et mes fleurets ? et mon cornet à piston ? et ma boîte de pistolets ?

— Vous ne demandez pas de nouvelles de votre code ? lui dit son père avec un accent de sévérité.

— C’est que je sais qu’il est précieusement serré dans ma malle, répondit l’étudiant d’un ton léger.

M. Chevassu redoubla de gravité, et tira de sa poche un petit volume compact, à tranche multicolore.

— Ce livre si précieusement serré dans votre malle, le voilà, dit-il ; vous l’aviez laissé à Douai sur votre bureau, et c’est moi qui ai dû réparer votre oubli. Il me semble pourtant que, dans votre position, le code devrait vous intéresser au moins autant que votre cornet à piston, votre chien et tout cet attirail de guerre dont vous avez encombré la voiture.

— Mon père, répliqua Prosper sans paraître déconcerté par cette réprimande, vous savez que, si je fais mon droit, ce n’est point par goût, mais par obéissance ; n’exigez donc pas que je feigne pour ce grimoire une passion à laquelle il vous serait impossible de croire.

Après avoir articulé d’un ton ferme cette protestation contre les études qui lui étaient imposées par la volonté paternelle, le jeune étourdi prit le livre, objet de son antipathie, et, ouvrant la gueule de Justinien, il le lui fourra irrespectueusement entre les mâchoires.

— Porte-moi ça, mon brave, dit-il au chien, qui accepta ce dépôt d’un air honteux et craintif, et, si tu as l’esprit de l’avaler pour ton déjeuner, apprends que tu auras bien mérité de ton maître.

— Vous voyez ! dit le député en jetant à Dornier un amer sourire, auquel celui-ci répondit par un regard de compassion respectueuse.

— Tout ton bagage est dans le bureau avec nos malles, dit la jeune fille à son frère, dans le but d’opérer une diversion ; tu devrais envoyer chercher des voitures.

— J’ai devant la porte deux voitures de place, l’une pour vous, l’autre pour les malles, s’empressa de dire M. Dornier.

— En vérité, vous êtes un homme incomparable, dit M. Chevassu ; vous pensez à tout. Henriette, il est trop tôt pour te conduire chez ta tante ; provisoirement tu vas venir avec nous à l’hôtel Mirabeau.

Mme la marquise de Pontailly sait que la malle-poste arrive de très bonne heure, reprit l’officieux ; elle me disait hier qu’elle espérait que vous lui amèneriez mademoiselle aussitôt après votre arrivée.

Mme la marquise de Pontailly ! répéta M. Chevassu en accentuant chaque syllabe avec une affectation ironique ; vous avez manqué votre vocation, mon cher ; vous auriez dû naître gentilhomme. Par la comtesse d’Escarbagnas ! le titre et le nom de ma sœur sonnent pompeusement dans votre bouche. Mais, si vous croyez qu’elle soit capable de se lever à cinq heures du matin pour avoir le plaisir d’embrasser sa nièce quelques instans plus tôt, vous vous trompez étrangement. Ma sœur est trop femme du grand monde pour agir d’une façon si bourgeoise. Ainsi donc, Henriette, tu auras le temps de te reposer et de déjeuner avant qu’il soit jour chez ta noble tante, et puis tu ne seras sans doute pas fâchée de faire un peu de toilette. Eh bien ! qu’as-tu donc ? tu ne m’écoutes pas.

Mlle Chevassu, qui jusque-là n’avait pris que fort peu de part à ce dialogue, y semblait depuis un instant complètement étrangère. Cette inattention avait une cause qu’il est nécessaire d’expliquer. La jeune fille, en regardant autour d’elle, comme il arrive souvent aux personnes qui assistent à un entretien sans intérêt, venait d’apercevoir dans un coin de la cour, à demi caché derrière une malle-poste, l’homme au manteau dont nous avons parlé en commençant ce récit. À cette découverte, qui peut-être n’était pas tout-à-fait imprévue, sa physionomie, jusqu’alors froide et hautaine, changea subitement d’expression et s’épanouit comme une fleur que le soleil ranime après la gelée. Une rougeur éclatante inonda son frais visage, tandis que sa tête se baissait avec une sorte de confusion ; elle demeura immobile, n’osant plus lever les yeux, et savourant, dans un doux recueillement, une de ces émotions qui n’appartiennent qu’à la jeunesse et qui donnent à la beauté un charme de plus.

— Henriette, je vous parle, reprit vivement M. Chevassu.

— Je vous entends fort bien, mon père, balbutia enfin la jeune fille, arrachée de son extase par cette voix qui, nous devons l’avouer, lui parut fort discordante, quoiqu’elle appartînt à l’auteur de ses jours.

— Alors pourquoi ne me répondez-vous pas ?

— Mademoiselle Henriette vient à Paris pour la première fois, dit Dornier d’un ton mielleux, il n’est pas étonnant que le bruit, le mouvement…

— C’est vrai, interrompit la jeune fille, empressée de saisir une excuse de quelque part qu’elle vînt : il me semble si étrange d’être à Paris, qu’il faut me pardonner d’être distraite.

Pendant ce temps, Prosper s’était occupé de faire transporter les bagages dans un des fiacres. En revenant, il passa près de l’homme au manteau et le regarda un instant avec attention, mais sans lui adresser la parole.

— Nous pouvons partir, dit-il lorsqu’il se fut rapproché de son père ; puis, avec une galanterie assez peu en usage parmi les jeunes gens qui ont des sœurs, il offrit le bras à Henriette.

— Lindor est ici, lui dit-il à voix basse d’un air mécontent ; mais nous allons avoir une explication.

— Prosper, je t’en supplie…, murmura la jeune fille avec émotion.

— Je t’ai prévenue. Puisque tu ne veux pas mettre fin à ce roman sentimental, c’est à moi de me charger du dénouement.

— De quel droit prétends-tu me donner des ordres ? demanda Mlle Chevassu, blessée de l’accent de son frère, et elle essaya de retirer le bras dont il s’était emparé.

— Du droit du plus fort d’abord, répondit l’étudiant en la retenant malgré elle, et ensuite du droit du plus raisonnable.

— Toi, raisonnable ? toi, le roi des fous !

— Pour ce qui me concerne, c’est possible ; mais pour ce qui t’intéresse, c’est autre chose. D’ailleurs, je te promets que tout se passera pacifiquement. Tu vas me faire le plaisir de garder Justinien, dont tu me réponds sur ta tête.

Ils étaient arrivés près de la voiture. — Prosper y fit monter sa sœur, prit ensuite son chien par le cou et le hissa dans le fiacre sans s’inquiéter des lois de la préséance, étrangement violées pourtant, puisque, grace à cet arrangement, M. Chevassu et son ami ne passèrent qu’après l’épagneul. Lorsqu’ils se furent assis, l’étudiant, au lieu de monter à son tour, releva lestement le marchepied, ferma la portière, et cria au cocher d’une voix impérieuse :

— Rue de la Paix, hôtel Mirabeau.

— Monsieur, que signifie cette nouvelle incartade ? s’écria le député en allongeant la tête en dehors du fiacre.

— Avant une heure, je vous aurai rejoints, répondit l’étudiant, sur qui la physionomie courroucée de son père ne parut produire qu’une faible impression.

La voiture partit et mit fin à ce colloque.

Au moment où il avait vu que la famille Chevassu se disposait à partir, le jeune homme au manteau s’était dirigé rapidement vers un cabriolet de place qu’il avait envoyé chercher par un commissionnaire un instant auparavant.

— Vous voyez ce fiacre brun qui a le numéro 449, dit-il au conducteur, suivez-le, et surtout ne le perdez pas de vue ; votre cheval a l’air bon.

— Suffit, répondit le cocher avec un sourire d’intelligence, ce ne sont pas les deux méchantes rosses de cette carriole qui sont capables de faire affront à mon anglais.

Satisfait de cette assurance, le jeune homme avait déjà mis un pied dans le cabriolet, lorsqu’il se sentit retenu par une main étrangère qui venait de saisir le pan de son manteau.

— Monsieur de Moréal voudrait-il me faire l’honneur de m’accorder un moment d’entretien ? lui dit en même temps une voix bien timbrée, dont l’accent avait quelque chose d’ironique.

Il tourna rapidement la tête, et, à la vue de Prosper Chevassu, il mit pied à terre sans pouvoir dissimuler un mouvement de dépit et d’embarras.

II.

Les deux jeunes gens demeurèrent un instant immobiles en face l’un de l’autre.

— Est-ce que vous ne me reconnaissez pas ? demanda d’un air de persiflage le fils du député ; je me nomme Chevassu.

— Je vous reconnais fort bien, mon cher Prosper, répondit Moréal en cherchant à cacher sa mauvaise humeur sous un sourire amical ; mais je m’attendais si peu à vous trouver ici, qu’au premier abord… la surprise… et puis, vous portez maintenant des moustaches, et cela vous change la figure.

— Vous me flattez, reprit l’étudiant, qui se caressa machinalement la lèvre supérieure ; quant à votre surprise, permettez-moi de douter qu’elle soit aussi vive qu’il vous plaît de le dire.

— Elle est cependant assez naturelle ; vous avouerez que pour se rencontrer ainsi, à six heures du matin, il faut un hasard…

— Vous croyez au hasard !… J’y crois fort peu, moi.

— Vous parlez en homme religieux ; mettez la Providence au lieu du hasard.

— Si vous permettez, nous mettrons le dieu Cupidon ; ce sera moins édifiant, mais plus clair.

— Chevassu, vous serez donc toujours le même ? dit Moréal, qui ne put s’empêcher de sourire.

— Je l’espère bien, parbleu ! Je perdrais trop à changer. Mais il faut que je vous parle sérieusement, et nous ne pouvons guère dialoguer au milieu de la rue, à la façon des amoureux de Molière.

— Voulez-vous venir chez moi ?

— Non pas. De notre conversation doit résulter la paix ou la guerre, et jusque-là il convient que nous restions sur un terrain neutre. Voilà un estaminet borgne qui vient de s’ouvrir. Qu’en dites-vous ?

— Cet antre immonde ?

— Vous êtes ravissant ! Vous sortez de votre lit ; peut-être avez-vous royalement soupé ; vous avez un bon manteau ; vous venez, à ce que je vois, de fumer d’excellens cigares : permis à vous de dédaigner le gîte hospitalier dont je vous parle ; mais moi, qui suis à jeun depuis vingt-quatre heures, et à demi mort de froid, moi qui ai passé une nuit blanche sans même avoir la consolation d’aspirer la moindre bouffée de tabac, car mon aimable sœur est à cet égard d’une intolérance féroce, je vous déclare que, pour prévenir la congélation complète de mon individu, il est indispensable que je m’arrête ici sur-le-champ pour m’y réchauffer, en fumant un cigare ou deux.

— Entrons donc ! dit Moréal avec résignation.

Et il ordonna au cocher de cabriolet de l’attendre.

Les deux jeunes gens se dirigèrent vers l’estaminet ; au moment où ils allaient y entrer, un fort beau chien accourut vers eux, et se précipita sur Prosper avec tant d’élan, qu’on peut dire à la lettre qu’il lui sauta au cou ; c’était le fidèle Justinien, qui, ne pouvant supporter l’absence de son maître, s’était évadé du fiacre en franchissant la portière. Par un premier mouvement de colère, l’étudiant tira de sa poche le fouet dont il s’était si libéralement servi un instant auparavant ; mais, à la vue du pauvre animal qui s’aplatit sur le pavé et changea ses cris de joie en un gémissement craintif, il se sentit désarmé.

— Passe pour cette fois, dit-il en lui tirant légèrement les oreilles ; commutation de peine dont l’épagneul fut si touché, qu’il recommença ses tentatives d’accolade. — Que dites-vous de son nez ? reprit Prosper, qui jeta un regard de triomphe à son compagnon ; la voiture était peut-être à deux mille pas d’ici quand il l’a quittée, et, pour me retrouver, il a dû traverser plusieurs rues.

— Je sais que votre chien est merveilleux, répondit Moréal en caressant, peut-être politiquement, l’intelligent animal, tandis que Prosper ouvrait la porte de l’estaminet.

L’étudiant demanda un demi-bol de vin chaud, s’assit à une table près du poêle, et se mit à allumer son cigare avec l’appétit d’un fumeur pressé de rattraper le temps perdu.

— Il est certain que notre salle de conférence n’a rien de fort majestueux, dit-il alors en promenant son regard dans le modeste établissement où il ne se trouvait, en fait de consommateurs, que trois ou quatre conducteurs de malles-postes, habitués périodiques de l’endroit ; mais on peut discuter les intérêts les plus graves dans le plus humble logis. Napoléon et Alexandre n’ont-ils pas signé le traité de Tilsitt sur un vulgaire bateau ?

— Le rapprochement peut paraître ambitieux, mais pour moi il est de bon augure, répondit Moréal, qui s’assit en face de son compagnon ; j’espère qu’à l’exemple des deux empereurs, c’est la paix que nous allons signer, une paix plus durable que la leur.

— Établissons d’abord le point litigieux, reprit Prosper, et surtout jouons cartes sur table, c’est le meilleur moyen de s’entendre ; les finasseries diplomatiques ne sont bonnes qu’à embrouiller les discussions. Vous aimez ma sœur ?

— Oui, dit Moréal d’un ton grave.

— Vous l’aimez beaucoup ?

— De toute mon ame.

— Fort bien. Votre passion, puisqu’il est décidé que c’est une passion, est honnête et sérieuse, digne enfin d’un galant homme. Vous désirez épouser ma sœur ?

— C’est mon vœu le plus ardent.

— À merveille. Depuis un an qu’Henriette va dans le monde, on vous a vu sans cesse sur ses pas, au bal, aux promenades, à l’église, partout. Pour vous rapprocher d’elle, vous avez encouru l’anathème des douairières de votre parti, et Dieu sait qu’aucune autre ville n’en possède une plus belle collection. Douai, douairière, l’étymologie saute aux yeux. Vous qui appartenez, par votre famille, à l’opinion légitimiste, vous vous êtes fait présenter chez le préfet, chez le général, chez le maire, chez toutes les autorités, en un mot ; et cette apostasie dont le faubourg Saint-Germain de Douai ne parle qu’avec une vertueuse indignation, quelle en a été l’unique cause, si ce n’est l’être charmant dont j’ai le plaisir d’être le frère ? Est-ce vrai ?

— Parfaitement vrai.

— Depuis un an donc, votre conduite rappelle tellement les paladins et les troubadours, qu’un étourdi de ma connaissance a eu l’audace de vous baptiser du nom de Lindor.

Moréal sourit tranquillement.

— Je suis disposé, dit-il, à pardonner à cet étourdi des offenses plus graves que celle-là.

— De son côté, il ne demande pas mieux que de vivre en bonne intelligence avec vous ; mais pour cela, il faut vous montrer raisonnable.

— Qu’entendez-vous par là ?

L’arrivée du vin chaud interrompit un instant la conversation. L’étudiant remplit les deux verres et vida l’un d’un trait, tandis que son compagnon effleurait l’autre des lèvres par complaisance.

— Je ne vous ai parlé jusqu’à présent que de la partie romanesque de votre affaire, reprit Prosper Chevassu, elle est la moins importante, et je ne m’en occuperai pas davantage. Un jeune homme aime une jeune fille ; quoi de plus naturel ? Il vous a plu de concevoir une grande passion pour ma sœur, vous en aviez le droit, et il ne m’appartiendrait pas d’y former opposition, si la chose n’avait pris depuis quelque temps une tournure sérieuse. Il y a deux mois, vous avez fait des démarches près de mon père, qui, tout en s’en trouvant fort honoré, n’a pas cru devoir accueillir votre demande. Après un pareil refus, persister dans le rôle d’amoureux de roman, c’est, selon moi, manquer aux égards que vous devez à ma famille, c’est placer ma sœur dans une position peu convenable, et voilà ce que je ne puis tolérer.

Le jeune étudiant avala un second verre de vin chaud, et reporta son cigare à ses lèvres, montrant ainsi à son interlocuteur qu’il était disposé à lui céder la parole.

— Mon cher Prosper, dit Moréal, qui avait écouté jusqu’alors avec beaucoup d’attention, si je vous ai bien compris, le tort que vous me reprochez, c’est d’aimer aujourd’hui ce que j’aimais hier. Ma constance, voilà mon crime à vos yeux.

— Vous ne m’avez pas compris du tout, reprit avec vivacité le frère d’Henriette ; aimez avec plus de fureur que Roland, soyez plus constant qu’Amadis, cela m’est parfaitement égal. Ce qui me blesse dans votre amour, ce n’est pas son existence, c’est sa manifestation. On vous a refusé l’objet de votre martyre, par conséquent vous devez être un amant malheureux, ou je ne m’y connais pas…

— Vous vous y connaissez, interrompit Moréal avec un demi-sourire, je suis en effet un amant malheureux.

— Eh bien ! puisque telle est votre position sociale, agissez en conséquence. Nous savons comment on se comporte en pareil cas. Mourez de chagrin, entrez à la Trappe, jetez-vous à l’eau, brûlez-vous la cervelle, je n’aurai pas le plus petit mot à dire.

Moréal sourit de nouveau.

— Je ne conteste pas, dit-il, le mérite de ces divers expédiens ; mais il me semble que, pour être tenté d’y avoir recours, il faut être non-seulement un amant malheureux, mais un amant désespéré.

— Et vous ne l’êtes pas ?

— Pas le moins du monde.

Prosper Chevassu vida son verre comme si ce propos et l’assurance avec laquelle il avait été prononcé lui eussent paru difficiles à digérer.

— L’espérance est une belle chose, dit-il ensuite en haussant les épaules, mais il ne faut pas qu’elle aille jusqu’à l’illusion. Je vois à regret que vous vous bercez de chimères qui ne se réaliseront jamais. Mon père est un homme sérieux ; il réfléchit mûrement avant de se décider, et, quand il a pris une détermination, il n’en change plus ; il a déclaré que vous ne seriez pas son gendre, c’est comme si les trois pouvoirs de l’état avaient prononcé.

— Les lois même sont sujettes à révision, reprit Moréal sans paraître ébranlé ; votre père a des préventions contre moi, mais supposons que je parvienne à les vaincre.

— Vous n’y parviendrez pas.

— J’y parviendrai si vous voulez me promettre non pas de m’être favorable, mais seulement de rester neutre.

— Et voilà ce que je ne vous promettrai pas, repartit brusquement le jeune étudiant ; en vous demandant de la franchise, je me suis engagé moi-même à en avoir. J’ai fort peu d’influence sur l’esprit de mon père, mais en eussé-je moins encore, je dois vous déclarer que je ne négligerai rien pour le maintenir dans sa résolution.

— Nous voici arrivés au véritable point de la discussion, du moins en ce qui vous concerne. Vous ne voulez pas que je devienne votre beau-frère ?

— Ce serait pour moi beaucoup d’honneur, mais…

— Vous ne vous souciez pas de cet honneur ?

— Puisque vous l’avez dit, je ne vous démentirai point.

— N’ayant rien fait pour motiver votre antipathie, j’en ignore la cause ; vous plairait-il de me l’expliquer ?

— Pourquoi pas ? dit l’étudiant, qui aspira coup sur coup cinq ou six bouffées et posa son cigare sur la table comme si l’entretien fût devenu trop sérieux pour lui permettre de fumer plus long-temps. Mon antipathie, pour employer votre expression, n’a pas une cause, elle en a plusieurs : primo, quand on chasse avec vous, ce qui m’est arrivé plusieurs fois, vous tuez tout le gibier.

— Je vous jure, si nous devenons beaux-frères, de ne jamais tirer une pièce avant que vous l’ayez manquée.

— Entends-tu, Justinien, comme on se moque de ton maître ? continua Prosper en caressant le long museau que l’épagneul levait vers lui d’un air intelligent. Secondo, toutes les fois que nous chantons ensemble, vous abusez de votre la de poitrine pour étouffer mon modeste baryton.

— Si cela peut vous plaire, dorénavant nous changerons de partie, et je chanterai la basse.

— Ce qui veut dire que vous me jugez incapable de chanter le ténor. Mais passons à des considérations moins frivoles. Vous appartenez à l’ancien régime, et nous sommes du nouveau ; n’êtes-vous pas comte ou marquis ?

— Vicomte seulement, dit Moréal en riant ; vous remarquerez d’ailleurs que je ne porte pas mon titre, ne me trouvant pas assez riche pour y faire honneur.

— Mais pensez-vous que votre future femme ne voudra pas jouer à la vicomtesse ? Henriette, pas plus que les autres, ne serait exempte de ce ridicule.

— Qu’est-ce que cela peut vous faire ?

— À moi personnellement, rien ; je suis au-dessus de pareilles niaiseries. Mais, quand je serai marié à mon tour, Mme Prosper Chevassu, j’en suis sûr, s’accommodera mieux pour belle-sœur d’une bourgeoise comme elle-même que d’une femme titrée. Et puis, sur cette matière, mes idées sont bien arrêtées. Les Gaulois avec les Gaulois, les Francs avec les Francs.

— Mon cher Prosper, il n’y a plus aujourd’hui ni Gaulois ni Francs ; il y a des Français.

— Ce que vous dites là ne figurerait pas trop mal dans un couplet de vaudeville, mais je persiste dans mon opinion. En fait d’alliance, il faut éviter les disparates.

— Votre tante n’a-t-elle pas épousé M. de Pontailly ?

— Aussi, depuis qu’elle est marquise, nous traite-t-elle en vassaux, mon père et moi ; voilà précisément l’impertinence dont je redoute la contagion pour Henriette.

— Votre sœur a trop de noblesse dans le cœur, et c’est l’offenser que de penser de la sorte.

— Oh ! je sais qu’en parlant d’elle comme d’une simple mortelle, je m’expose à encourir votre indignation ; mais que voulez-vous ? l’œil du frère n’est pas tout-à-fait l’œil de l’amant.

— Pourquoi ne pas me dire tout de suite la vérité ? reprit le vicomte après un instant de silence. Pourquoi ne pas m’avouer que vous avez envie de marier votre sœur à M. André Dornier ?

— Et pourquoi n’en conviendrais-je pas ? dit l’étudiant d’un ton sec ; oui, je désire que ma sœur épouse Dornier. Telle est aussi l’intention de mon père. En un mot, ce mariage est à peu près conclu, et voilà pourquoi il est de mon devoir de lever les obstacles qu’y apporte votre entêtement.

— Il me semble que vous pourriez laisser ce soin à M. Dornier, répondit Moréal, qui articula d’une façon assez dédaigneuse le nom de son rival.

— Je suis sûr qu’il s’en chargerait très volontiers, répliqua Prosper avec vivacité, mais il ne me convient pas de voir ma sœur jouer le rôle de Chimène et devenir le prix du combat ; jusqu’à ce qu’elle soit mariée, il n’appartient qu’à moi d’être son protecteur.

— Contre moi, mon cher Prosper ? Vous n’y pensez pas ! s’écria l’amant en tendant sa main au jeune légiste, qui, après un instant d’hésitation, finit par l’accepter.

— Étreinte fort pathétique, reprit ce dernier au bout d’un instant ; mais trêve d’attendrissement, et concluons. Il y a quinze jours, après l’élection de mon père, et lorsqu’il fut convenu qu’Henriette nous accompagnerait à Paris, vous avez quitté Douai sournoisement afin de venir dresser ici vos batteries. Évidemment, vous allez chercher à vous rapprocher de ma sœur en vous introduisant per fas et nefas dans toutes les maisons de notre connaissance où vous pourrez avoir accès. Le ferez-vous, oui ou non ?

— Je le ferai certainement, autant que cela dépendra de moi. Prosper Chevassu se mordit les lèvres d’un air mécontent.

— Puis-je savoir, dit-il ensuite, s’il entre dans vos projets et dans vos espérances de vous faire présenter chez ma tante ?

— Si Mme de Pontailly consent à me recevoir, je m’empresserai, sans aucun doute, de profiter de cette faveur.

— Faveur que vous avez peut-être déjà sollicitée ?

— Directement, non.

— Indirectement alors ?

— Oui.

— Et comment cette faveur serait-elle refusée à M. le vicomte de Moréal, dont les ancêtres ont figuré aux croisades ? Ma noble tante, Mme la marquise de Pontailly, née Chevassu, a trop de savoir-vivre pour ne pas vous faire ouvrir à deux battans les portes de son salon ! Voilà ce que je prévoyais, et voilà, mordieu ! ce que je ne souffrirai pas.

En parlant ainsi, Prosper Chevassu gesticulait avec tant de véhémence, qu’il heurta violemment le poêle près duquel il était assis, et, pour soulager sa mauvaise humeur, il ne trouva rien de mieux qu’un déraisonnable coup de pied appliqué à l’innocent Justinien, qui se trouvait à sa portée ; mais il comprit aussitôt le ridicule de cet emportement et s’efforça de sourire en se retournant vers son compagnon.

— Je dois vous l’avouer, lui dit-il d’un ton plus modéré, ce serait un très grand malheur, à mes yeux, d’être contraint de traiter en ennemi un brave garçon tel que vous, et pourtant je vous le déclare, pour certains motifs qu’il est inutile de vous expliquer, il me sera impossible de ne pas considérer comme une provocation directe votre présence chez Mme de Pontailly.

— Voulez-vous dire que, si vous me rencontrez chez votre tante, nous devrons nous aller couper la gorge ?

— Ce serait une dure extrémité ; mais, comme j’ai l’habitude de faire honneur à ma parole, il faudrait en venir là.

L’étudiant, qui jusqu’alors avait laissé échapper plusieurs mouvemens d’une vivacité presque puérile, prononça ces dernières paroles d’un air si sérieux, que Moréal fut frappé de ce changement et devint lui-même pensif.

— Avez-vous déjà été amoureux ? dit le vicomte après un instant de silence.

Cette question adressée à un jeune homme encore mineur attira sur ses lèvres une moue dédaigneuse.

— Déjà ! s’écria-t-il en ricanant ; pour quel lycéen me prenez-vous ? Si j’ai été amoureux ? Dix fois, au moins.

— C’est beaucoup trop pour que vous puissiez me comprendre.

— Dites toujours.

— Si vous n’aviez éprouvé qu’une seule, mais véritable passion, vous approuveriez ma persévérance, au lieu d’en paraître offensé.

— En fait de passions, répliqua Prosper d’un air passablement fat, je vous avouerai que je préfère la monnaie aux billets de banque ; c’est moins romantique, mais c’est plus amusant. Vous voyez bien qu’entre un céladon comme vous et un sacripant comme moi il n’y a ni sympathie ni rapprochement possible. Revenons donc à la question : chercherez-vous à revoir ma sœur ?

— Par tous les moyens imaginables, dit Moréal sans hésiter.

— En ce cas, reprit l’étudiant en fronçant le sourcil, il est bien entendu que votre premier succès sera immédiatement suivi d’une petite promenade avec votre serviteur, au bois de Vincennes ou aux carrières de Montrouge.

— Comme il vous plaira, répondit froidement l’amant opiniâtre ; mais je vous préviens qu’auparavant j’aurai le plaisir de souffleter authentiquement M. André Dornier, ce qui me procurera l’agrément de me battre en premier lieu avec lui et me dispensera par conséquent de me couper la gorge avec vous.

— Comment cela ?

— Notre combat sera sérieux. Si M. Dornier me tue, vous me tiendrez quitte du reste ; si au contraire c’est moi qui le tue…

— Je le remplacerai, interrompit avec véhémence Chevassu.

— Vous n’en ferez rien.

— Je le ferai, pardieu !

— Vous n’en ferez rien, et voici pourquoi…

Un incident puéril interrompit cette discussion orageuse. Malgré son attachement à son maître, Justinien goûtait fort peu les corrections plus ou moins motivées que celui-ci ne lui épargnait en aucune circonstance. Frappé cette fois contre toute justice, il avait eu recours à son refuge ordinaire, et, trouvant la porte entr’ouverte, il avait profité de cette issue pour s’enfuir. En ce moment, l’étudiant s’aperçut de la disparition de son chien, qu’il chercha vainement sous toutes les tables et sous le billard de l’estaminet.

— Permettez, dit-il en interrompant Moréal ; ce scélérat de Justinien vient encore de faire des siennes, et si je ne le rattrape pas on me le volera. Le temps de lui administrer cinquante coups de fouet, et je suis à vous.

Il alla dans la rue, regarda de tous côtés, appela, siffla, blasphéma, interrogea les passans, et finit par s’élancer à la poursuite d’un épagneul qui de loin ressemblait au déserteur.

Après avoir attendu près d’une demi-heure, Moréal perdit patience, paya le demi-bol de vin chaud et sortit à son tour de l’estaminet.

— Peste soit de l’écervelé ! pensa-t-il en montant dans le cabriolet qui l’attendait à la porte ; maintenant, comment savoir où loge Henriette ? À la vérité, je trouverai à la questure de la chambre l’adresse de M. Chevassu ; mais il me faudra attendre qu’il s’y soit fait inscrire, et le fera-t-il dès aujourd’hui ? cela n’est pas probable. Si M. de Pontailly daignait enfin me répondre, le mal serait réparé ; mais voilà neuf jours que je lui ai écrit, et pas un mot ! C’est plus qu’impertinent, c’est désespérant. Père, frère, oncle, puisse Satan vous tordre le col à tous trois !

— Monsieur, où allons-nous ? demanda le cocher.

Moréal avait passé la nuit sans fermer les yeux, ainsi qu’il convient à tout homme épris sur le point de revoir celle qu’il aime. Cette conduite sentimentale eut un résultat prosaïque, mais excusable, car il est reconnu que l’insomnie excite l’appétit. Quoiqu’il fût à peine neuf heures, le jeune amoureux s’aperçut que la passion qui lui remplissait le cœur ne produisait pas le même effet à l’égard de son estomac. Amadis, à qui l’étudiant en droit le comparait ironiquement, eût triomphé sans doute d’un besoin si vulgaire ; au risque de nuire à notre héros, nous devons avouer qu’il y succomba sans résistance, tant il est vrai que tout dégénère et que les femmes d’un certain âge ont raison d’affirmer qu’aujourd’hui on ne sait plus aimer comme autrefois.

— Menez-moi au Café Anglais, dit-il au cocher.

III.

Après avoir déjeuné d’aussi bon appétit qu’eût pu faire Prosper Chevassu lui-même, Moréal lut les journaux, puis il se promena sur le boulevard et dans les passages, fuma un ou deux cigares, regarda les gravures nouvelles chez les marchands d’estampes, épuisa en un mot toutes les manières de tuer le temps qui lui vinrent à l’esprit.

— Cette journée ne finira pas, se dit-il en tirant sa montre qui marquait deux heures ; si je rentrais chez moi, peut-être y trouverais-je enfin la lettre que j’attends.

Il se dirigea vers la rue Richelieu, où il s’était logé à l’hôtel de Castille. — Y a-t-il quelque chose pour moi ? demanda-t-il à un gros homme à moitié endormi qui, par le vasistas de la loge, lui présentait la clé de sa chambre.

— Non, monsieur, répondit le portier avec l’impassibilité indolente qui caractérise les gens de son état.

— C’est fini, se dit Moréal en brandissant avec une sourde colère la clé qu’il tenait à la main ; ce voltigeur de Louis XIV ne me répondra pas ! Et il était l’ami de mon père ! Je ne sais qui me retient d’aller lui couper ses ailes de pigeon. Il est bien heureux d’être vieux ; sans cela, il faudrait qu’il m’expliquât un pareil procédé.

En grommelant de la sorte, il traversait la cour de l’hôtel. Déjà il avait atteint l’escalier qui conduisait à son appartement, lorsqu’il entendit les paroles suivantes, articulées ou plutôt aboyées par la voix discordante du portier :

— Monsieur, voici quelqu’un qui vous demande !

Moréal se retourna et aperçut sous le vestibule de la porte cochère un personnage dont la portraiture mérite d’être esquissée. C’était un gros petit homme, d’environ soixante-cinq ans, carré des épaules, rond de l’abdomen, et, sur ses courtes jambes, aussi solidement campé qu’un hippopotame. Rien de plus jovial et de moins vénérable que ses joues charnues et rubicondes, sur lesquelles se détachait le relief d’un nez violacé qui semblait porter les couleurs de la dive bouteille. Deux petits yeux fort vifs, surmontés d’épais sourcils grisonnans, donnaient à ce plantureux visage l’expression railleuse qui caractérise les portraits de Rabelais. Si sensuelle en un mot, et si épicurienne, si goguenarde et si gastronomique était cette figure, que les beaux cheveux blancs qui en ombrageaient le front y paraissaient déplacés et causaient une sorte d’étonnement. On eût dit le chef d’un patriarche couronnant le masque d’un satyre.

Ce frais vieillard, prédestiné à l’apoplexie, portait un habit bleu à boutons brillans dont les revers laissaient saillir en pleine liberté un gilet de soie verdâtre, bombé par la rotondité de son contenu au point de ressembler à la carapace d’une tortue. Une cravate blanche peu serrée autour du cou, un pantalon gris sans sous-pieds, des bottes accompagnées de galoches, un chapeau à large bord posé sur l’oreille, et un parapluie, quoiqu’il ne plût pas, complétaient un costume où la propreté la plus scrupuleuse compensait en partie la distinction absente.

— Que me veut ce grotesque personnage ? se demanda Moréal en allant au-devant du vieillard, qui, malgré son obésité, traversait la cour d’un pas leste.

Lorsqu’ils ne furent plus qu’à quelques pas l’un de l’autre, l’étranger s’arrêta brusquement :

— Corbleu ! dit-il d’une voix de basse-taille, à part la barbe que nous ne portions pas, voilà le portrait vivant de ce pauvre Moréal.

L’amant de Mlle Chevassu éprouva un battement de cœur ; l’homme qu’il traitait mentalement avec tant de dédain lui parut soudain entouré d’une auréole aristocratique.

— À qui ai-je l’honneur de parler ? dit-il d’une voix émue ; serais-je assez heureux pour…

— Pontailly, parbleu ! interrompit le vieillard. Je vous aurais reconnu entre mille à votre ressemblance avec votre père. Ah çà ! vous avez dû être étonné de ne pas recevoir de réponse à votre billet ? Voici le fait : je ne suis arrivé qu’hier au soir de Caen où un maudit procès m’a retenu quinze jours. Mais montons chez vous ; j’ai fait deux lieues à pied depuis mon déjeuner, et je ne serai pas fâché de m’asseoir.

Après avoir exprimé à M. de Pontailly le plaisir que lui faisait éprouver sa visite, et jamais assurance ne fut plus sincère, Moréal le conduisit au logement fort exigu, mais convenablement meublé, qu’il avait loué à l’hôtel de Castille. Il fit allumer un grand feu, installa le marquis dans le meilleur fauteuil, le débarrassa de son chapeau ainsi que de son parapluie, et l’entoura en un mot de tous les égards que la vieillesse mérite, mais qu’elle n’obtient pas toujours. M. de Pontailly accueillait avec un sourire malicieux l’empressement excessif dont il se voyait l’objet. Les premiers complimens épuisés, il fixa sur le fils de son défunt ami son petit œil perçant.

— Dans votre lettre, lui dit-il, vous me parlez d’un dépôt resté entre vos mains, et que vous désiriez me remettre comme à son légitime propriétaire. Si votre intention a été de piquer ma curiosité, je dois avouer que vous avez réussi. Voyons : de quoi s’agit-il ?

Moréal ouvrit un secrétaire, et y prit un objet de forme carrée qu’il posa sur une table d’un air de vénération tel qu’un prélat portant le saint-sacrement un jour de procession l’eût difficilement surpassé. Enlevant alors l’enveloppe de papier soyeux qui entourait ce meuble, si précieux en apparence, il découvrit une assez laide boîte de buis incrusté de filets d’ébène. En dépit du peu de valeur de la matière et de la vulgarité du travail, ce coffret produisit l’effet d’un talisman.

— Ah ! maugrebleu ! s’écria énergiquement M. de Pontailly, vous êtes sorcier, mon ami ; vous me rajeunissez de quarante ans.

Le vieillard prit une petite clé que lui présentait Moréal, et, avec une vivacité qui démentait l’insouciance sarcastique de sa physionomie, il ouvrit le coffret. L’intérieur, contenant plusieurs doubles fonds divisés en cases de différentes grandeurs, était disposé pour recevoir les pinceaux, les crayons, les godets à couleur et tous les autres instrumens à l’usage d’un peintre d’aquarelle. Un parallélogramme de papier collé sous le couvercle renfermait cette inscription, à laquelle la décoloration de l’encre assignait une date déjà ancienne :

Le marquis de Pontailly, par la grace de la république française une et indivisible, fabricant de tabatières et de bilboquets, à son ami le vicomte de Moréal, par la grace de la susdite république, peintre de jambons, salades, pâtés et autres comestibles.

Le marquis lut cette inscription à haute voix, puis il poussa un long et bruyant soupir, et d’un air rêveur que ne comportait guère sa face épanouie et rubiconde :

— Béranger a raison, dit-il ;

Dans un grenier qu’on est bien à vingt ans !

Lorsque j’ai fait ce cadeau à votre père, il y a long-temps, trop longtemps ! nous n’avions guère plus de vingt ans l’un et l’autre, et nous logions dans un grenier. Joignez-y l’exil, car nous étions émigrés ; pour nourriture le pain de l’étranger, ce pain de sel, comme dit Dante, et encore n’en avions-nous pas à discrétion ; en perspective, nos biens confisqués, et la certitude d’être guillotinés si nous rentrions en France : jugez si nous devions être gais.

— Il y avait de quoi se désespérer, répondit Moréal.

— Bah ! jamais je n’ai été si heureux, et, j’en suis sûr, si votre père vivait, il dirait comme moi. Qu’importait que nous fussions pauvres et proscrits ? N’avions-nous pas le premier des biens ? la jeunesse, la belle et invincible jeunesse ! Croyez-en mon expérience, rien ne remplace vingt-cinq ans. Vieillissez donc le plus tard que vous pourrez.

— Pour cela, il faudrait suivre votre exemple, répondit le jeune homme décidé à capter la bienveillance de son interlocuteur ; vous êtes, je crois, de l’âge qu’aurait mon père, et qui s’en douterait ?

— Apparence trompeuse, dit le vieillard en hochant la tête ; je ne suis pas trop mécontent de mon estomac, les jambes vont encore, j’ai toutes mes dents, la mémoire est bonne, et je lis sans lunettes ; mais le reste, mon cher vicomte, le reste !

M. de Pontailly accompagna d’un si gros soupir ce dernier mot, auquel il attachait sans doute le sens où La Fontaine l’emploie dans la fable des Deux Pigeons, que Moréal ne put retenir un sourire.

— Riez, continua le vieillard en riant lui-même, un jour vous serez bien obligé de dire aussi : quod fuit non est.

— Mais votre santé est parfaite, monsieur le marquis, et c’est l’essentiel ; le reste n’est que du superflu.

— Superflu ! cela vous plaît à dire ; quant à ma santé, elle est à la merci du premier coup de sang qui viendra réaliser les menaces de mon médecin.

— Pouvez-vous avoir une pareille idée !

— Bah ! bah ! croyez-vous que j’aie peur de la mort ? Un jour plus tôt, un jour plus tard, à la volonté de Dieu ! Mais me mettre à l’eau et à la diète comme le voudrait ce docteur Sangrado, ajouter à toutes mes autres privations un carême perpétuel, jamais, mordieu ! J’aimerais mieux en finir tout de suite.

Le désir de se soustraire à l’idée importune de l’abstinence que lui ordonnait infructueusement son médecin se joignant à l’intérêt que lui inspirait un ouvrage sorti de ses mains, le marquis prit le coffret sur ses genoux et en ôta les doubles fonds, qu’il examina attentivement l’un après l’autre.

— C’était en 1797, dit-il en rappelant ses souvenirs ; nous étions à Munich, et les circonstances n’étaient pas couleur de rose. L’armée de Condé venait d’être licenciée, et nos châteaux en Espagne du commencement de la guerre étaient démolis de fond en comble. Ce n’était plus comme en 93, où nous ne doutions pas du succès, votre père surtout. Je me souviens qu’après la prise des lignes de Weissembourg, lors de la petite pointe que notre corps d’émigrés fit en Alsace, il était si assuré de rentrer avant un mois dans ses terres, qu’il s’emparait, par droit de conquête, de tous les chiens courans qui lui tombaient sous la main. Et quand nous lui demandions le motif d’une pareille confiscation, « lorsque j’ai émigré, répondait-il avec sang-froid, ces coquins de paysans de Moréal ont détruit tous mes chiens ; il faut bien que je remonte ma meute. » Pauvre Moréal ! il n’a jamais goûté du gibier que devait prendre cette meute. Voilà comme nous étions tous, présomptueux et aveugles ; mais en 97 nos illusions étaient détruites. Après le traité de Campo-Formio, qui eut pour résultat notre licenciement, tout espoir de rentrer en France nous fut interdit. Ceux d’entre nous qui possédaient quelques ressources s’établirent en Allemagne ou se retirèrent en Angleterre ; ceux qui n’avaient plus rien, et j’étais du nombre, passèrent au service de la Russie, ou cherchèrent dans une industrie souvent assez bizarre un abri contre la misère. Ce fut à ce dernier parti que nous nous arrêtâmes, votre père et moi. Au milieu de tous ses paradoxes, Rousseau a quelquefois raison. Ce qu’il a dit de l’utilité d’enseigner un état aux enfans des riches parut, à l’époque dont je vous parle, d’une vérité frappante, et pour ma part je n’hésitai pas à en faire l’application. J’avais appris à tourner dans mon enfance ; ce délassement de mes études devint mon gagne-pain ; sans m’inquiéter de déroger, de marquis je me fis tourneur, et je me mis à fabriquer pour les honnêtes Bavarois, chez qui j’avais planté ma tente, tabatières, pipes, dévidoirs, en un mot tout ce qui concernait mon état. Vous voyez un échantillon de mon savoir-faire. Pour un gentilhomme de nom et d’armes, je n’étais, pardieu, pas trop maladroit.

M. de Pontailly tourna, retourna le coffret, et le regarda sous toutes ses faces avec une complaisance paternelle.

— Le meilleur ouvrier du faubourg Saint-Antoine aurait peine à mieux faire, dit Moréal fidèle à son système de flatterie intéressée.

— Votre père se tira d’affaire d’une autre manière ; il avait appris à peindre, et après dix ans d’études il était parvenu à représenter à la gouache quelques objets qu’on pouvait prendre à la rigueur pour les différens élémens dont se compose un déjeuner à la fourchette, œufs sur le plat, tranche de melon, homard, fromage de Roquefort, jambon surtout ; le jambon était son triomphe. En variant la disposition de ces différens mets, en entremêlant le tout de verres et de bouteilles, il arrivait à produire une suite interminable de petits tableaux qu’il vendait cavalièrement sous le nom de natures mortes. Au fond, c’était toujours le même déjeuner qui se faisait pendant à lui-même, et il fallait toute la bonhomie allemande pour mordre à de pareilles croûtes. Eh bien ! ces croûtes et mes tabatières nous ont nourris, logés et vêtus, Moréal et moi, jusqu’à notre retour en France, et, comme je vous le disais tout à l’heure, jamais nous n’avons été si heureux que dans ce temps où nous étions obligés de gagner notre vie.

— Mon père parlait souvent de cette époque, et le meuble le plus précieux de sa chambre était cette boîte, qui lui rappelait le souvenir de ce qu’il appelait ses beaux jours de Munich.

— C’est comme moi, morbleu ! dit avec chaleur le vieillard ; les deux gouaches qu’il m’a données en retour de ce coffret occupent la plus belle place de mon cabinet, et, quoiqu’elles agacent les nerfs des artistes qui viennent chez moi, je ne les donnerais pas pour deux Raphaëls. Mais si votre père tenait à mon cadeau, continua le marquis en changeant d’intonation, il paraît que vous n’y attachez pas le même prix, puisque vous voulez me le rendre ?

— N’ayant pas l’honneur d’être connu de vous, dit Moréal en hésitant, je n’aurais pas osé me permettre… mais je serais trop heureux… si l’amitié que vous aviez pour mon père…

— M’engageait à essayer de lever les obstacles qui vous empêchent d’épouser ma nièce : n’est-ce pas là ce que vous voulez dire ? interrompit M. de Pontailly, qui arrêta brusquement sur le vicomte ses petits yeux pétillans de malice.

À cette attaque imprévue, Moréal resta muet un instant et faillit perdre contenance.

— Monsieur le marquis, balbutia-t-il enfin, croyez…

— Allons, jeune homme, dit le vieillard en riant avec bonhomie, remettez-vous, et ne rougissez pas comme une demoiselle. Vous aimez ma nièce et vous désirez l’épouser, il n’y a pas grand mal à cela, et puisque vous êtes le fils d’un de mes meilleurs amis, je ne demande pas mieux que de vous aider de tout mon pouvoir ; à la vérité, il n’est pas très grand.

— Quoi ! monsieur, vous seriez assez bon ?… je pourrais espérer ?…

— Espérez, mon cher vicomte, mais modérez vos transports. En gesticulant, vous avez failli renverser cette boîte, et, si elle était cassée, je ne sais pas si je me rappellerais assez mon ancien métier pour pouvoir la raccommoder.

— Mais comment avez-vous appris ?…

— Rien de plus simple. Vous avez demandé ma nièce en mariage il y a deux mois. Mon beau-frère, flatté de cette démarche, quoiqu’il y ait répondu par un refus, en a fait part à Mme de Pontailly, par qui je l’ai apprise. La coïncidence de votre lettre et de l’arrivée de ma nièce à Paris m’a fait comprendre que vous ne renonciez pas à la partie, et que vous aviez fort envie d’être admis dans une maison où doit demeurer pendant quelque temps l’objet de votre flamme. Mon coffret devait vous servir de lettre de recommandation. Ai-je deviné ?

— Je suis forcé d’en convenir, dit Moréal en souriant.

— Cela étant, je vous répète que je suis disposé à vous servir pour trois raisons : la première, c’est que j’ai vécu fraternellement avec votre père ; la seconde, c’est que vous me paraissez un brave, aimable et loyal garçon, qui me conviendrait fort pour neveu ; la troisième, c’est que je ne serais pas fâché de déjouer les plans d’une espèce de cuistre dont mon beau-frère est coiffé et Mme de Pontailly aussi, et qu’il est question de donner pour mari à Henriette.

M. Dornier ?

— Lui-même ; nous en parlerons plus tard. Pour le moment, permettez-moi quelques questions indispensables. Je connais votre famille, votre âge, vos agrémens physiques, dit le vieillard en souriant, et je sais que vous avez été bien élevé. C’est quelque chose, mais, dans notre siècle d’argent, ce n’est pas tout. Avant la révolution, votre père était riche, mais il avait des dettes ; il n’est pas rentré comme moi en possession de ses bois, et ses créanciers ont dû rendre presque illusoire sa part de l’indemnité. J’ignore si madame votre mère avait de la fortune. Bref, quelle est votre position financière ? Ce que je vous dis là est peu chevaleresque, mais nous sommes en 1834.

— Ma fortune est bien médiocre ; seize mille livres de rentes en terres.

— C’est peu pour un Moréal, mais c’est tout ce que M. Chevassu peut exiger d’un gendre. Il va sans dire que mon aimable nièce n’est point tout-à-fait insensible à vos feux, et que, si on lui laissait le choix, maître Dornier ne tarderait pas à être congédié ?

— Je n’oserais me flatter d’être aimé… cependant…

— Vous en êtes sûr, à merveille. Je vois que je peux me ranger de votre parti sans craindre qu’Henriette ne me regarde comme un oncle barbare. Maintenant, combinons notre plan de campagne. Je n’ai aucun crédit sur l’esprit de mon beau-frère, loin de là ; si je lui parlais en votre faveur, ce serait le plus sûr moyen de gâter irrévocablement vos affaires. Ses trois cents ans de roture prouvée, et Dieu sait qu’il en est un peu plus fier que je ne le suis de mes titres, s’insurgeraient soudain contre ce qu’il appelle ma gentilhommerie. De ce côté, il est donc inutile de tenter une attaque. Voici notre seule ressource. Malgré ses airs d’importance et de domination, M. Chevassu a beaucoup de déférence pour sa sœur ; entre nous, Mme de Pontailly le mènera par le nez toutes les fois qu’elle voudra en prendre la peine. Je n’ai pas besoin, j’espère, de vous en dire davantage. En ce moment, tout votre rôle se réduit à ceci : plaire à ma femme.

— Je m’y efforcerai, dit le vicomte d’un ton modeste.

— Et moi, je vous y aiderai ; de la part d’un mari, le trait est méritoire, n’est-il pas vrai ? Pour commencer, je dois vous prévenir que la tâche qui vous est imposée ne sera pas tout-à-fait aussi facile que votre bonne opinion de vous-même se le figure peut-être. Pour déterminer Mme de Pontailly à devenir votre protectrice, il faut plus que de l’amabilité, plus que de l’adresse, plus que de la flatterie, il faut du talent. Avez-vous du talent ?

— Du talent ? répéta Moréal d’un air ébahi qui fit sourire le vieillard.

— Quand je dis talent, reprit celui-ci, j’applique un grand mot à une chose souvent fort petite ; j’aurais dû dire une de ces spécialités quelconques, politiques, scientifiques, littéraires, industrielles même, qui ajoutent à la valeur d’un homme celle de la carrière qu’il a embrassée. Le cadre, vous le voyez, est assez vaste ; Maurepas aurait pu y entrer tout comme Richelieu, Chapelain aussi bien que Corneille ; un nom connu du public, voilà la seule condition pour y être admis. Un mari a le droit de médire un peu de sa femme. Je vous avouerai donc que Mme de Pontailly s’engoue facilement des hommes qui ont un nom ou qui lui semblent destinés à s’en faire un. C’est ainsi qu’en ce moment elle raffole de ce pied-plat de Dornier, qu’elle regarde comme un publiciste du premier ordre, parce qu’il a toujours à la bouche quelques bribes de Montesquieu ou de Jérémie Bentham. C’est cette influence qu’il faudrait détruire par une diversion habile. Voyons, connaissez-vous la philosophie allemande ?

— Pas le moins du monde.

— Tant pis. Un salmigondis de Kant, de Fichte, de Schelling et de Hegel n’aurait pas manqué d’obtenir un grand succès près de Mme de Pontailly, et peut-être votre rival se serait-il vu distancé tout d’abord. Au moins vous possédez votre Vico ? Ce serait une fière catapulte pour fracasser mons Dornier.

— Je n’ai jamais lu Vico.

— Diable ! mais vous êtes bien un peu orientaliste ? Savez-vous l’arabe, le chinois, le sanscrit, l’indoustani ?

— Rien de tout cela. Je ne sais que le latin, et encore…

— Cela devient décourageant. Que feriez-vous de votre latin d’écolier avec une femme qui lit Tacite couramment ? Quelle sera donc votre spécialité ? car il vous faut absolument une spécialité. Si nous vous posions en grand voyageur ? N’auriez-vous pas fait quelque petite excursion aux sources du Nil ou à Tombouctou ?

— Hélas ! non, dit le vicomte ; tous mes voyages se réduisent à l’Italie et à la Belgique.

— Pourquoi pas à la Brie et à la Beauce ? Ah ! jeune homme, nous aurons bien de la peine à faire de vous un être digne d’intérêt. Voyons, cherchons encore. Avez-vous hérité du talent de votre père ? êtes-vous peintre ? Mme de Pontailly a un album.

— Je n’ai jamais touché un pinceau.

— Cette fois, si je ne réussis pas, je jette ma langue aux chiens. Savez-vous magnétiser ? Cette niaiserie vous servirait peut-être mieux que tout le reste, car, par hasard, elle n’a pas encore pénétré dans le salon de Mme de Pontailly, et elle y aurait l’immense mérite de la nouveauté. Vous magnétiseriez Dornier et lui feriez confesser qu’il n’est qu’un vil coquin, ce qu’il n’avouerait jamais éveillé. Voilà ce qui serait un coup de maître.

— Jamais je n’ai autant regretté de ne pas posséder la puissance magnétique.

— Mais que diantre savez-vous donc ? reprit le vieillard avec un dépit affecté ; vous figureriez-vous, comme tant d’autres étourdis, que monter à cheval, danser, faire des armes et fumer des cigares suffisent, après les études du collége, à compléter l’éducation d’un jeune homme ?

— Je sais un peu de musique, je chante au besoin, répliqua Moréal en songeant aux succès de salon que lui avait valus son la de poitrine.

— Vous chantez ! j’en suis fort aise, dit le marquis avec une ironie renouvelée de la fourmi de la fable ; ah ! vous chantez ! Belle recommandation près d’une femme qui a eu une voix charmante ; depuis dix ans, Mme de Pontailly ne chante plus, et chez elle la musique est proscrite. Si vous n’avez que cette corde à votre arc…

Le vicomte hésita un instant.

— Il m’est arrivé quelquefois, comme à tout le monde, de faire des vers, dit-il enfin avec une sorte de timidité.

— Eh ! maugrebleu, que ne le disiez-vous tout de suite ? Voilà une heure que je me creuse la cervelle pour vous trouver une entrée en scène, et vous l’avez dans votre poche. Ainsi donc, vous êtes poète ; je l’ai été aussi dans ma jeunesse, moi qui vous parle. Oui, mon cher vicomte, j’ai fait la cour aux muses. J’ai bu à la source d’Hippocrène, j’ai monté Pégase. Vous voyez que je ne suis pas un profane et que vous pouvez me lire vos vers.

— Je crains qu’ils ne soient indignes de votre attention, dit le vicomte avec cette humilité plus ou moins sincère qui en pareil cas ne fait jamais défaut à un arrangeur de rimes.

— Pas de modestie, reprit le vieillard, je n’y crois plus. Lisez-moi un échantillon de vos vers, je vous dirai franchement ce que j’en pense. Il faudrait qu’ils fussent bien mauvais pour ne pas valoir ceux qui sont applaudis journellement dans le salon de ma femme.

Moréal se dirigea vers le secrétaire qu’il avait laissé ouvert, et prit dans un des tiroirs un assez gros cahier. C’était un vrai manuscrit d’amateur, correct, aligné, sans ratures, un de ces honnêtes recueils dont les pages, écrites de chaque côté, offrent une telle perfection calligraphique, qu’elles auraient tout à perdre à être imprimées ; aussi ne le sont-elles jamais.

— Voyons, dit M. de Pontailly, qui allongea la main vers le poète inédit.

— Belle écriture, reprit le vieillard en ouvrant le cahier ; je vois avec plaisir que vous ne donnez pas dans le travers de beaucoup d’écrivains qui regardent les pattes de mouches comme l’enseigne du talent, et cela parce que Bonaparte écrivait comme un chat. Découragement, poursuivit-il en lisant les titres des différentes pièces du recueil à mesure qu’il le feuilletait ; Heures d’amertume, hon ! Désenchantement, hon ! hon ! Jours de tristesse, quels diables de titres ! ça me paraît devoir être amusant comme les lamentations de Jérémie. Les Pleurs de l’ame, morbleu ! parlez-moi des pleurs de la vigne. La Mélancolie, à M. de Lamartine ; à tout seigneur tout honneur. N’est-ce pas en effet M. de Lamartine qui a inventé ce fade breuvage de la mélancolie ? À Elle, à la bonne heure. Je suppose que c’est de ma nièce qu’il s’agit. Mais passons à une autre pièce, Elle ne me pardonnerait pas d’avoir lu celle-ci sans sa permission ; Illusions perdues, à d’autres. L’Hymne du désespoir. Ah çà ! mon cher, c’est donc une gageure ? dit le marquis après avoir lu ce dernier titre, et il arrêta sur son interlocuteur un regard fin et narquois.

— Je vous disais bien que mes vers ne méritaient pas l’honneur que vous vouliez leur faire, répondit le jeune poète un peu déconcerté.

— Il ne s’agit pas de vos vers dont je n’ai pas encore lu un seul, mais de la nature ultra-lugubre de vos méditations. Que diable ! Young avait perdu sa fille, ou, pour être plus exact, sa belle-fille, Dante avait vu mourir sa Béatrice ; mais vous, qu’avez-vous perdu ? Vous êtes jeûne, bien portant, bien né, raisonnablement riche, joli garçon, aimé par-dessus tout cela, et vous voulez que je m’intéresse à votre désenchantement, à la perte de vos illusions, à votre désespoir ! Allons donc !

— L’inspiration est une déesse capricieuse ; elle prend souvent son vol en dehors de la réalité.

— Qu’est-ce que c’est que ça, l’inspiration ?

— C’est ce souffle poétique…

— Bah ! êtes-vous dupe de ces lieux communs ? L’inspiration, c’est une nuit blanche qui commence par une jatte de café noir et qui finit par une migraine.

— Cependant le feu sacré qui embrase le poète…

— Lieux communs, vous dis-je. Le poète fait des vers comme le tisserand fait de la toile et le bonnetier des bas. Il ne se laisse pas emporter par Pégase, il le conduit où il veut ; si de préférence il le mène boire au noir Achéron, il a tort, et je lui fausserai compagnie. Vous autres jeunes gens, vous êtes incroyables, en vérité, avec votre monomanie de désenchantement et de mélancolie ; comment serez-vous donc à mon âge, si à vingt-cinq ans vous ne savez que rêvasser, pleurnicher et maudire ? Mais revenons à vos vers. La Fête romaine, ah ! enfin, voici un titre qui n’a rien de funèbre. Je suis d’autant plus compétent pour juger ce morceau, qu’en 1817 j’ai passé le carnaval à Rome, et c’était, ma foi, fort gai. Voyons votre fête romaine.

M. de Pontailly rendit à Moréal le manuscrit ; il se renversa ensuite sur son fauteuil, emboîta son menton dans une de ses mains, insinua l’autre dans son gilet, ferma les yeux à demi, prit en un mot une attitude si formidablement attentive, que le jeune poète se sentit troublé, comme s’il eût été en présence de tout un aréopage d’aristarques. Ce fut d’une voix un peu altérée par l’émotion qu’il en commença la lecture. La Fête romaine était le récit d’un martyre de chrétiens sous Néron ; la dent des tigres et la torche des bourreaux jouaient le principal rôle dans cette scène, dont les détails rappelaient le dessin violent et le coloris exagéré de quelques productions de l’école poétique contemporaine.

Après avoir achevé sa lecture, le vicomte adressa à son auditeur un de ces regards modestement sourians par lesquels un auteur se recommande d’ordinaire à la bienveillance de son juge. L’attitude de M. de Pontailly s’était légèrement modifiée ; les bras pendans le long du corps, la tête renversée sur le dos du fauteuil, la bouche entr’ouverte et les yeux clos, il semblait jouir d’un sommeil calme et bienfaisant. À cette vue, Moréal sentit la griffe de cet irritable démon qui passe pour le compagnon des poètes ; par une crispation involontaire, il froissa son manuscrit et le jeta avec dépit sur la table. Le vieillard ouvrit aussitôt les yeux, se redressa brusquement, et regardant le vicomte d’un air moqueur :

— Rassurez-vous, lui dit-il, je ne dors pas, je réfléchis. Oui, je le répète, les jeunes gens d’aujourd’hui sont d’un étrange tempérament. En fait de chant, quand ils ne se lamentent pas, ils rugissent. Vous, par exemple, dans quel guêpier ne venez-vous pas de m’attirer avec votre titre fallacieux ? Et moi qui m’y laisse prendre ! Et vous appelez cela une fête ! Romaine encore ! Pasquino et Marforio, qu’en dites-vous ? Une fête ! dites un auto-da-fé, un festin de cannibales, une boucherie ! Est-ce là votre goût ? Ce n’est pas le mien. Votre fête sent l’abattoir, la poix brûlée, la chair roussie ; j’aime mieux l’odeur des roses ou le parfum du vieux Falerne. Oui, je préfère l’Albane à Ribera. C’est si facile d’ailleurs de broyer du rouge et du noir. Les teintes gracieuses, au contraire, n’appartiennent pas au pinceau de tout le monde. Dans ma jeunesse, j’ai fait aussi des vers. Rassurez-vous, je les ai oubliés ; ainsi je ne puis prendre ma revanche. Tout ce que je me rappelle, c’est que c’était frais, pimpant, coquet, peut-être même un peu leste. Cela sentait bien un peu son chevalier de Boufflers, mais les Iris, les Chloé, les Thémire ne s’en scandalisaient pas ; car dans ce temps-là, mon cher vicomte, une seule Elvire pour muse nous aurait paru une portion un peu trop congrue. Autres temps, autres mœurs.

— Mes vers vous semblent donc bien mauvais ? demanda le poète avec un sourire un peu forcé.

— Je ne dis pas cela, répondit M. de Pontailly du ton d’Alceste interrogé par l’homme au sonnet.

Quelque intérêt que nous inspire le vicomte de Moréal, nous devons reconnaître qu’il n’était point parfait ; entre autres faiblesses, il avait celle de trouver ses vers fort bons ; il fut donc assez peu satisfait de la réponse évasive de son juge.

— Ce gros bonhomme, pensa-t-il, a pris à Bolingbroke sa devise : Nil mirari.

— Vous ne songez pas sans doute à faire imprimer vos vers ? reprit le vieillard au bout d’un instant.

— Pas le moins du monde.

— Fort bien. Quoi qu’il en soit du mérite de votre Fête romaine, ce sont des vers, et ils suffiront pour vous assurer près de Mme de Pontailly un accueil que votre naissance et votre usage du monde obtiendraient difficilement sans cela. Voyons, voulez-vous que je vous présente aujourd’hui même ?

— Je suis à vos ordres, répondit avec empressement le vicomte.

— En ce cas, changez de bottes, car vous êtes crotté, et Mme de Pontailly est à cet égard aussi exigeante que la reine Élisabeth ; envoyez chercher une voiture, et partons. Il est quatre heures ; nous trouverons ma femme chez elle.

Avant d’introduire le vicomte de Moréal chez la marquise de Pontailly, il est nécessaire de rétrograder de quelques heures et d’accompagner à l’hôtel Mirabeau quelques-uns des autres personnages de ce récit.

IV.

En descendant de voiture, Mlle Henriette, pour se soustraire aux regards langoureux et aux fades complimens d’André Dornier, avait prétexté un sommeil insurmontable, et s’était retirée dans une chambre où un lit lui avait été préparé. Le député et son ami restèrent seuls dans une espèce de salon attenant à cette chambre et formant la pièce principale du logement que le premier devait occuper. Sans penser à prendre du repos ou à satisfaire un appétit vulgaire, M. Chevassu s’occupa aussitôt de sa toilette, chose aussi essentielle pour lui que l’était la coiffure pour Mirabeau. Il voulait consacrer cette première journée à voir plusieurs de ses collègues avec lesquels il comptait marcher de conserve, ce qu’on appelle trivialement prendre langue, et, connaissant l’importance des premières impressions, il était décidé à plaire. Que cette prétention ne surprenne pas de la part d’un si grave personnage. Les hommes politiques ont aussi leur coquetterie : un front en coupole, un regard fascinateur, une attitude dominatrice, un teint pâle attestant les veilles, tels sont les mâles attraits qu’ils aiment à exhiber ; à l’aide d’un peu d’art, M. Chevassu possédait ces divers agrémens. Son front, dépouillé aux tempes, avait atteint le développement monumental qui semble caractériser le génie, et, en ramenant habilement les cheveux de l’occiput, il lui composait un encadrement sévère et pittoresque. Son teint blafard le servait en ce sens que l’effet de la bile pouvait passer pour le résultat d’un travail assidu ; enfin son œil profondément enchâssé, ses sourcils bien accusés et son nez proéminent accentuaient fortement sa physionomie, que rehaussaient d’ailleurs un air fort grave et une attitude invariablement perpendiculaire.

— J’ai une fort belle tête de tribune, se disait le nouveau député, qui déjà songeait à se faire peindre parlant à la chambre, dans sa plus noble pose d’orateur.

En attendant ce grand jour, M. Chevassu se mit à faire sa barbe. Même dans cette occupation assez grotesque d’ordinaire, il conservait toute sa dignité ; étendue sur sa face, la mousse de savon devenait imposante, dans sa main le rasoir semblait majestueux.

Dornier, assis dans un fauteuil, assistait à la toilette de celui qu’il nommait son cher maître ; car, malgré sa haine pour l’ancien régime, M. Chevassu donnait volontiers aux actes les plus familiers de sa vie intime la publicité qui entrait dans les habitudes des grands seigneurs d’autrefois, et dont le prince de Talleyrand avait conservé la tradition jusqu’à nos jours.

Avant de rapporter le dialogue qui s’établit entre ces deux personnages, il est nécessaire d’expliquer les rapports qui existaient entre eux depuis plusieurs années.

Avant 1830, M. Chevassu était avocat à Douai, sa patrie. Légiste médiocre, ses consultations avaient peu d’autorité, et il perdait habituellement trois procès sur quatre ; mais sa faconde déclamatoire ne laissait pas d’obtenir du succès devant le jury : aussi plaidait-il au criminel beaucoup plus souvent qu’au civil. Sa fortune d’ailleurs suffisait à assurer une existence agréable, et, s’il suivait le barreau, c’était moins pour accroître son revenu que dans le but de conserver une position. Peut-être aurait-il difficilement renoncé au plaisir de voir son nom et quelquefois ses divagations oratoires cités dans les journaux du département, quatre fois par an, à l’époque des assises. Dès-lors, toutefois, la politique l’occupait un peu plus que la jurisprudence. Membre de la société : Aide-toi, le ciel t’aidera ! il était, à Douai, le représentant zélé, actif et infatigable de ce qu’on a appelé sous la restauration le comité-directeur. Aux élections d’où sortit la chambre des 221, M. Chevassu déploya surtout une ardeur admirable. Il présida des réunions, donna des dîners, écrivit des circulaires, intrigua, cabala, pérora, intimida le procureur-général et fit passer des nuits blanches au préfet. Ce fut en cette circonstance que son fils Prosper, à peine âgé de quatorze ans, fit son entrée dans la vie politique. L’enfant se montra digne du sang dont il sortait ; armé d’un fouet qu’il faisait claquer en l’honneur du côté gauche, et perché sur le siége d’une espèce de charrette à plusieurs bancs, il fit à Douai une entrée triomphale le jour même des élections, et déposa à la porte du collége une douzaine de votans en retard, raccolés par lui dans tous les coins de l’arrondissement. À cet aspect, dit-on, le préfet pâlit, et, malgré sa réserve habituelle, M. Chevassu ouvrit les bras à son fils, qui s’y précipita aux applaudissemens des électeurs émus. Ce fut un touchant et patriotique spectacle.

Une circonstance expliquera la haine que l’avocat avait vouée à la restauration, et la ferveur de ses opinions libérales. Pendant dix ans, il avait sollicité, sans pouvoir l’obtenir, une place de conseiller à la cour royale de Douai. La révolution de juillet répara ce prétendu passe-droit. M. Chevassu fut nommé conseiller ; mais, à cette époque, son ambition avait pris un essor qui lui fit regarder avec dédain la récompense obtenue. Une simple place de conseiller, tandis que plusieurs de ses confrères qui n’avaient pas ses titres étaient nommés d’emblée présidens de chambre, procureurs-généraux, premiers présidens même, ou bien entraient à la cour de cassation ! On se moquait de lui. L’avocat avait accusé la restauration d’injustice, le conseiller accusa le nouveau gouvernement d’ingratitude ; mais il accepta la place, et comme, après tout, elle était inamovible, il se jeta fièrement dans l’opposition.

— Puisqu’on méconnaît mes services, j’arriverai de haute lutte, se dit-il ; quand je me serai fait craindre, on sera bien obligé de compter avec moi.

Dès ce moment, M. Chevassu visa à la députation, cet indispensable viatique de tout homme qui tient à faire son chemin et à ouvrir un compte courant avec le pouvoir. Grace à ses antécédens, il n’eut pas de peine à se faire reconnaître à Douai pour le chef de l’opposition, qui par ses soins se trouva bientôt organisée. L’opinion publique du département était tiède et ne répondait pas à la ferveur des affiliés. Dans une des premières réunions du comité dont le nouveau conseiller s’était institué président, on décréta la création d’un journal politique, infaillible levain au moyen duquel il n’est pâte si molle qui, dans un temps donné, ne fermente et ne s’aigrisse. Les fonds indispensables furent fournis par des souscriptions volontaires. En cette occasion, les meneurs rivalisèrent de dévouement, comme il arrive toujours au début d’une entreprise. Le budget assuré, restait à composer la rédaction. Ainsi que la plupart des villes de province d’une importance secondaire, Douai offrait peu de ressources, malgré ses prétentions au surnom d’Athènes du nord. Quelques jeunes fabricans d’élégies, clercs de notaires pour la plupart, auraient volontiers enlacé à leur couronne de saule pleureur les branches de houx de la critique, et deux ou trois d’entre eux, quoique leur français sentît le voisinage du pays belge, paraissaient aptes à grossoyer le feuilleton. Mais, en tissant au même métier tous leurs talens réunis, on n’aurait jamais obtenu l’étoffe d’un rédacteur en chef. D’un autre côté, la place de M. Chevassu commandait certains ménagemens et ne lui permettait pas de descendre ostensiblement dans l’arène. D’ailleurs, comme presque tous les hommes de barreau, l’ex-avocat avait plus de confiance en sa langue qu’en sa plume ; il eût parlé six heures sans reprendre haleine, mais n’eût pas écrit six lignes sans rature.

— Je dirigerai la rédaction du Patriote Douaisien, disait-il à ses collègues du comité, je serai l’ame du journal ; mais il me faut un aide, un manœuvre, un gâcheur de phrases. Tous les hommes politiques ont leurs faiseurs. Mirabeau n’avait-il pas les siens ? Et il savait les choisir : Condorcet, Cérutti, Chamfort, Cabanis ! Puisque Douai ne nous offre rien, il faut écrire à Paris.

Le comité, par l’organe de son président, s’adressa donc à une de ces officines politico-littéraires qui expédient en province des hommes de talent à juste prix, à peu près comme la maison Giroux de Gand se charge d’y envoyer des châles ou des meubles. Poste pour poste, l’officine en question mit à la diligence de Douai, commission retenue et port non payé, un rédacteur en chef coté mille écus d’appointemens, conformément à la commande. Ce rédacteur était M. André Dornier, dont il convient d’expliquer en peu de mots la position et le caractère.

Le moyen-âge italien avait ses condottieri qui, à la tête d’une bande de soudards sans peur, mais non sans reproche, épousaient, moyennant finances, les querelles des princes ou des communes, changeaient de parti s’ils y trouvaient leur intérêt, se ménageaient entre eux comme font les loups, enfin exploitaient fort habilement la guerre civile en jouant un peu de sang contre beaucoup d’argent. À ces aventuriers peu scrupuleux il est permis de comparer certains industriels d’aujourd’hui dont la profession consiste à guerroyer la plume à la main, au service de l’opinion qui les paie, sauf à la renier s’ils trouvent meilleur salaire dans le camp ennemi. André Dornier offrait un échantillon assez curieux de ces condottieri modernes. Enfant perdu de la politique, il traitait cette mère imposante avec la plus imperturbable irrévérence. Rien n’égalait la prestesse de ses évolutions contradictoires et l’aplomb avec lequel il changeait de drapeau, selon qu’il y voyait son profit. Doctrinaire hier, républicain aujourd’hui, demain ministériel, sous deux jours-il fût devenu légitimiste, pour peu qu’il y eût trouvé cinq cents francs de bénéfice. Cependant telle était l’adresse qui présidait à ses reviremens les plus effrontés, que, là où tout autre se fût attiré le renom de renégat, il passait pour un écrivain consciencieux, mais égaré quelquefois par l’ardeur de son imagination. Homme d’entraînement en apparence, parfaitement maître de lui au fond, jugeant avec l’indifférence la plus dédaigneuse les opinions qu’il soutenait le plus chaleureusement, sans conviction comme sans principes, il avait la mobilité de l’aiguille de la boussole. Aimanté par la misère, à laquelle ne pouvait l’arracher sa vie décousue et vagabonde, son pôle nord était l’argent.

À l’époque dont nous parlons, André Dornier arrivait de Bordeaux, où il avait eu un journal républicain tué sous lui. Ce n’était pas la première fois que lui arrivait pareille catastrophe. À la solde du ministère ou à celle de l’opposition, il jouait de malheur depuis quelque temps ; dans le premier cas, son journal mourait faute d’abonnés ; dans le second, le ministère public se chargeait de le conduire de vie à trépas. En semblable accident, il revenait à Paris, seul point d’où il pût convenablement s’élancer dans la lice pour fournir une nouvelle course ; car le moyen de faire agréer à Castelnaudary un rédacteur arrivant de Morlaix, ou à Briançon un journaliste frais émoulu de Brives-la-Gaillarde ? La province est une coquette qui ne choisit ses fournisseurs qu’à Paris.

Passer de la rédaction d’un journal républicain à celle du Patriote Douaisien, qui devait être un organe de la gauche, n’était qu’une bagatelle pour Dornier qui avait accompli bien d’autres changemens de front. Le rédacteur en chef arriva donc à Douai tête haute, comme il convenait à un homme éprouvé par les persécutions du pouvoir. Auprès du comité auquel il était adressé par l’officine parisienne, la condamnation du journal qu’il avait rédigé à Bordeaux était une si puissante recommandation, qu’il fut reçu à bras ouverts. De ses variations précédentes, il ne fut pas même question ; peut-être les ignora-t-on, car elles avaient eu pour théâtre des localités assez obscures, tandis que le dernier acte de sa vie politique, l’acte qui attestait son patriotisme, s’était passé dans une grande ville. En mémoire de ce glorieux fait d’armes, Dornier fut obligé de subir force poignées de main ; mais il était aguerri à cet inconvénient, dont le dédommagea d’ailleurs un fort beau banquet donné en son honneur, et où, pour s’égayer, les convives chantèrent au dessert la Marseillaise.

Souple, insinuant, impénétrable sous un air d’abandon, parlant peu, écoutant chacun, ne contredisant personne, Dornier n’eut besoin que de quelques jours pour juger les citoyens à qui il avait affaire. Il reconnut facilement que, dans ce troupeau de moutons qui affectaient les allures de loups dévorans, M. Chevassu était le bélier, à cela près qu’il ne portait pas au cou sa sonnette de président. Le rédacteur en chef s’appliqua aussitôt à capter la bienveillance de cet important personnage, et par un adroit système de flatteries, encens que ne respirent pas impunément les esprits les plus modestes, il réussit au-delà de ses espérances. Dornier répétait près de M. Chevassu le rôle que joua un illustre duc près de Louis XVIII ; il se faisait écolier pour mener son maître. Le conseiller lui remettait-il quelque informe élucubration, il ne manquait pas de s’extasier. C’était la profondeur de Pascal, la concision de Montesquieu, la verve de Courier. Puis, sous le prétexte de quelques-unes de ces négligences de style, familières aux hommes de génie, il mettait le chef-d’œuvre en français, et lui donnait la place d’honneur dans le journal. En toute occasion, c’était la même déférence, la même admiration. Aussi, à force de se regarder dans le miroir grossissant que lui présentait journellement son faiseur, M. Chevassu finit-il par se trouver colossal.

— Quand je serai à la chambre, se disait-il, il faudra bien que Thiers et Odilon Barrot se rangent un peu.

En flattant son patron, André Dornier n’avait eu d’abord d’autre but que de l’amener, par une pente fleurie, à lui accorder un supplément de traitement, chose qui dépendait principalement du conseiller, dont la voix était prépondérante au comité. Bientôt cependant cette ambition changea de nature et prit sa direction vers un but plus élevé, mais aussi plus difficile à atteindre. Admis dans l’intimité de M. Chevassu, Dornier voyait presque tous les jours Mlle Henriette, qui n’avait alors que seize ans. Il avait même obtenu de lui donner des leçons d’italien, car il ne négligeait rien de ce qui pouvait fortifier sa position. Précepteur d’une jeune fille spirituelle et charmante, un homme de trente-deux ans ne peut guère se dispenser d’imiter Saint-Preux. Ainsi fit André Dornier ; mais, comme il avait autant de prévoyance que de sang-froid, au lieu de se lancer au courant d’une intrigue romanesque, il résolut d’assurer à ses leçons une récompense solide.

— Je suis las de cette vie errante et de ces continuelles palidonies, se dit-il un soir en sortant de chez le conseiller ; il faut en finir et me caser. Où serai-je mieux qu’ici ? Le bonhomme Chevassu ne voit plus que par mes yeux. Pourquoi n’épouserais-je pas sa fille ? Outre qu’elle est fort jolie, elle sera riche. C’est mon affaire ; bien sot si je la manque !

À dater de ce jour, Dornier redoubla d’efforts pour plaire au père et à la fille ; mais, au bout d’un an, il n’avait réussi qu’à demi. À mesure qu’augmentait l’engouement de M. Chevassu, les manières de Mlle Henriette devenaient plus réservées. Bientôt la jeune fille passa de la froideur à l’éloignement et de l’éloignement à une répulsion invincible. Il est permis de croire que les regards passionnés du vicomte de Moréal, qui, à cette époque, ne pouvait la voir qu’à la promenade ou à l’église, l’affermirent dans l’aversion que commençait à lui inspirer le journaliste, si même ils n’en furent pas la cause première.

V.

Le Patriote Douaisien, cependant, poursuivait depuis deux ans une carrière mêlée de bien des vicissitudes. Au total, sa position était précaire. Les abonnés devenaient rares, et déjà le comité s’était vu forcé de faire un appel aux premiers souscripteurs, dont le dévouement parut sensiblement refroidi. Outre les germes de décadence qu’il portait dans son sein, le journal avait un ennemi acharné qui trois fois par semaine, les jours de publication, se levait matin et se tenait à l’affût, espérant toujours voir sautiller dans les colonnes du Patriote un petit délit bien gras, propre à régaler le jury. Ce vigilant ennemi, c’était, est-il besoin de le dire ? le parquet de la cour royale, dont le zèle, en cette occasion, ardait plus encore que de coutume, car messieurs du ministère public eussent trouvé bien doux d’administrer une correction fraternelle au magistrat inamovible qui se permettait une si indécente opposition. Le procureur-général surtout, sachant fort bien que c’était à son épitoge à trois rangs d’hermine que tirait sournoisement M. Chevassu, le procureur-général, disons-nous, avait juré une guerre d’extermination à la feuille que dirigeait son adversaire. L’apparence du délit qu’il guettait vainement depuis deux ans se présenta enfin au moment où il ne l’espérait plus.

C’était en 1834, au commencement du mois de juillet. Un matin, M. Chevassu vit arriver son fils Prosper, dont nous n’avons eu rien à dire depuis quelque temps, parce qu’à l’époque où avait été fondé le journal, il commençait son cours de droit à Paris. L’année scolaire était loin d’être finie, mais les personnes qui ont eu l’agrément de faire leur droit se rappelleront qu’après avoir pris l’inscription du mois de juillet, il n’est pas très difficile d’obtenir un congé de ses professeurs ; or, c’est à quoi ne manquent guère les étudians qui, ayant mangé par anticipation la pension qui devait leur suffire jusqu’au mois de septembre, se trouvent aussi dépourvus que la cigale, et n’ont rien de mieux à faire qu’à revenir dans leur famille, où ils savent que le veau gras les attend. L’année précédente, Prosper avait employé si heureusement cet expédient, qu’il n’avait pas hésité à s’en servir une seconde fois. Il arriva donc chez son père, trois jours après avoir pris sa huitième inscription. Son costume se composait d’une chemise de couleur, d’un pantalon déchiré, d’une paire de bottes trouées et d’un paletot d’hiver qui, quoique montrant la corde, n’avait pas encore assez perdu de sa laine pour convenir à la saison ; sa malle était restée en gage à l’hôtel où il logeait. À la vue de Prosper râpé, mais glorieux comme un mendiant espagnol, M. Chevassu, au lieu d’ouvrir les bras, les croisa sur sa poitrine et adressa une allocution sévère à son fils. Prosper subit cet orage sans sourciller ni répondre ; il savait que le courroux des pères dure peu, et qu’après avoir grondé, ils pardonnent.

— Faites venir un tailleur. Telle fut, après une péroraison véhémente, la débonnaire conclusion de M. Chevassu.

— Mon père, vous serez obéi, répondit l’étudiant en s’inclinant avec gravité.

— Vos déréglemens sont inexcusables, reprit au bout d’un instant le conseiller ; mais ce que je comprends moins encore, c’est la conduite de Mme de Pontailly. Qu’elle vous ait laissé revenir ici avec ces habits de voleur, elle si orgueilleuse, voilà ce qui me passe.

— Ma tante et son mari sont depuis un mois dans leur terre de Normandie ; eussent-ils été d’ailleurs à Paris, je n’aurais pas cru devoir leur exposer mes besoins.

— Pourquoi cela ? demanda M. Chevassu d’un ton sec ; quand on ne craint pas de se mal conduire, on doit savoir s’humilier.

— Devant vous, mon père, oui : c’est mon devoir d’accepter vos réprimandes ainsi que vos bienfaits ; mais il me paraîtrait indigne de vous et de moi de demander un service à des personnes qui ne partagent pas mes opinions, quels que soient d’ailleurs les liens de parenté qui nous unissent.

— À la bonne heure, dit le conseiller d’une voix radoucie ; je vois avec satisfaction que, si votre conduite n’a pas été fort exemplaire, du moins vous êtes resté fidèle aux principes que je vous ai inculqués.

— Fidèle jusqu’à la mort, répondit Prosper en posant dramatiquement la main sur son cœur.

— Bien, fit M. Chevassu, qui, dans cette pantomime emphatique, reconnut son sang.

En parlant de son attachement à ses principes, l’étudiant était resté au-dessous de la vérité. Depuis l’instant où il avait glorieusement débuté dans la carrière politique par le rôle de groom d’élection, son patriotisme s’était accru de jour en jour et avait acquis à la fin une exaltation qui parfois ressemblait à un accès de fièvre chaude. Poussant à leur dernière conséquence les opinions de son père, là où l’homme mûr faisait de l’opposition, le jeune légiste était tout prêt à faire de la révolte. Tandis que M. Chevassu se contentait du titre de patriote, Prosper se proclamait audacieusement républicain. Affilié à l’une des ventes subalternes qui pullulaient alors à Paris, il s’ingéniait à se trahir par les costumes les plus séditieux. Ainsi que tant d’autres puérils conspirateurs, il se croyait un des Gracques, parce qu’il portait des cheveux longs, une casquette rouge, des gilets à la Robespierre et un petit poignard dans la poche de sa redingote. S’il n’ouvrait guère les codes, il se délectait en revanche à la lecture du Moniteur de 93. Il dédaignait Toulier et méprisait Delvincourt, mais il goûtait Babeuf et admirait Saint-Just. Ce qu’il estimait dans Merlin, c’était le conventionnel et non le jurisconsulte. Ne croyez pas, toutefois, d’après cet exposé, que Prosper Chevassu fût un de ces atrabilaires démocrates, qui, réglant leurs mœurs sur celles de Sparte, croiraient trahir leur parti s’ils sacrifiaient aux graces. Notre jeune radical, au contraire, y sacrifiait sans remords et amplement. Dans son cœur, le culte de la république n’excluait pas l’amour du bal Musard. Telle était la vie noire d’un côté, rose de l’autre, que menait Prosper à l’école de Droit. Complétons cette esquisse en disant que sur huit inscriptions il avait trouvé moyen d’en perdre cinq ; mais, comme au bout de deux ans il n’avait pas encore passé son premier examen, sa conscience était tranquille.

En qualité de fils du directeur du Patriote Douaisien, l’étudiant recevait gratis le journal. Il le lisait assez dédaigneusement, comme font les gens qui habitent Paris à l’égard des publications de province ; il le trouvait tiède, timide, arriéré, perruque. Ce dernier substantif, métamorphosé en épithète, exprimait le plus haut degré de son mépris, et il ne craignait pas de l’appliquer avec irrévérence à l’œuvre fondée par son père.

— Ces gens-là s’endorment, se disait-il souvent ; mon père a passé l’âge de l’énergie, mais j’attendais mieux de Dornier ; quand j’irai à Douai, il faudra que je les réveille, que je leur souffle le feu sacré. Je leur montrerai comment on fait un journal.

En arrivant dans sa ville natale, la première occupation de Prosper, après le ravitaillement de sa garde-robe, fut donc la régénération du Patriote Douaisien ; toutefois il jugea inutile de communiquer ses projets aux parties intéressées. Un jour que le conseiller était à la campagne et que Dornier, après avoir arrêté la composition du prochain numéro, se reposait sur le prote pour la mise en pages, l’étudiant porta à l’imprimerie un factum élaboré par lui dans le plus profond secret. Tout ce qui venait de chez M. Chevassu passait sans examen ; on supprima donc un article insignifiant, et celui de Prosper, imprimé dans le caractère le plus honorable, prit place à la tête du journal.

Le lendemain fut pour le parquet de la cour royale un de ces jours de fête dont se conserve long-temps le souvenir. À mesure qu’arrivaient les membres du ministère public, la bonne nouvelle leur était communiquée. Le numéro du Patriote passait de main en main, et toutes les figures s’épanouissaient à sa lecture ; les substituts, au sang chaud, ne tenaient plus en place et voltigeaient çà et là, comme des goélands qui sentent venir l’orage ; plus rassis, mais non moins triomphans, les avocats-généraux supputaient, dans l’embrasure d’une fenêtre, la pénalité applicable au manifeste incendiaire qu’ils avaient sous les yeux ; le procureur-général enfin, plus heureux que tous les autres ensemble, se promenait à grands pas en aspirant une incalculable quantité de prises de tabac, ce qui chez lui annonçait une satisfaction portée jusqu’au ravissement.

— Cette fois, nous le tenons !

Telle était l’exclamation qui sortait de toutes les bouches.

Deux heures plus tard, le Patriote Douaisien était saisi à la poste et dans ses bureaux.

Le même jour, à son retour de la campagne, M. Chevassu trouva chez lui le comité assemblé. La consternation était sur les visages, la discorde s’insinuait dans les cœurs.

— Comment avez-vous pu mettre ainsi le feu aux poudres ? dirent à leur président les membres les plus modérés ; il y a de quoi faire sauter le journal et nous compromettre tous.

M. Chevassu prit le numéro incriminé et lut le fatal article ; lorsqu’il eut fini, sa figure, naturellement fort ovale, parut allongée de deux pouces.

— Comment avez-vous fait pour laisser passer une si virulente déclamation ? demanda-t-il à son tour en se tournant vers le rédacteur en chef.

— N’est-ce pas de votre part qu’on a apporté l’article ? répondit Dornier ; je l’ai cru de vous, et je l’ai reçu les yeux fermés.

— De ma part ? répliqua le conseiller en s’animant ; qui ose m’attribuer une pareille rapsodie ?

— Rapsodie ! s’écria Prosper, qui à ce mot s’élança de sa chaise ; mais il se rassit aussitôt en disant à demi-voix, d’un air de compassion dédaigneuse : — On appelle aussi rapsodies les poésies d’Homère.

— Qui ose reconnaître mon style dans ce fatras ampoulé ? reprit M. Chevassu de plus en plus animé ; qui ose soutenir que ce diabolique article est de moi ?

— Et de qui donc ? demandèrent plusieurs voix.

— De moi, messieurs, dit Prosper, qui, pour faire cette déclaration solennelle, avait cru devoir attendre le retour de son père.

— De toi ! s’écria M. Chevassu, dont la surprise fut si grande, qu’il oublia sa gravité au point de tutoyer son fils.

— De moi, mon père, reprit l’étudiant avec le plus bel aplomb. Depuis trop long-temps le Patriote Douaisien était embourbé dans les eaux basses du modérantisme : je l’ai envoyé en pleine mer. Maintenant le voilà lancé ; vogue la galère !

— Mais, malheureux, dit l’ancien avocat en prenant une des poses dramatiques dont il avait contracté l’habitude en plaidant, mais, malheureux, ce n’est pas en pleine mer que tu nous envoies, c’est à la cour d’assises ! Ils n’attendaient que cela. Je parierais que le préfet a sa liste de jurés composée d’avance. Nous serons condamnés infailliblement.

— Tant mieux, répondit Prosper d’un ton tranchant ; il faut à nos doctrines le baptême de la persécution : tout le monde fera son devoir. Vous, messieurs, fondateurs du journal, vous saisirez avec joie cette nouvelle occasion de manifester votre patriotisme. Vous vous cotiserez pour payer l’amende.

Les membres du comité s’entreregardèrent en silence avec une physionomie soucieuse. Quelques-uns, machinalement, posèrent la main sur leur poche, comme pour défendre leur bourse.

— Le gérant ira en prison ; il est payé pour cela, continua Prosper.

À ces mots, un petit homme râpé, qui se tenait modestement assis dans un coin du salon, se leva et salua le jeune républicain d’un air rechigné.

— Oui, père Morlot, vous irez en prison, et vous y serez comme le poisson dans l’eau. Rassérénez-vous ; on ne vous laissera manquer de rien. Pâtés de gibier, bourriches soignées, tabac de contrebande, kirsch de la Forêt-Noire ! Vous aimez le kirsch, père Morlot ; vos concitoyens reconnaissans videront leurs caves plutôt que de vous en laisser chômer. Nous serons condamnés, dites-vous ? c’est ce que je demande. Je me proclamerai l’auteur de l’article, je défendrai le journal devant le jury, et je vous donne ma parole d’honneur que cette fois, du moins, les hommes du pouvoir entendront la vérité. Ils riront jaune, les esclaves !

— Prosper, taisez-vous, dit M. Chevassu d’une voix imposante ; le mal que vous avez fait est assez grand, sans que vous cherchiez encore à l’aggraver par de nouvelles folies. C’est qu’ils n’ont que l’embarras du choix dans ce maudit article, continua-t-il en contemplant le journal avec amertume : provocation à la révolte et à la guerre civile, outrage à la personne du roi, atteinte aux droits qu’il tient du vœu de la nation et à l’ordre de successibilité au trône ; tout y est. Comme le procureur-général doit se frotter les mains ! Ah ! Prosper, est-ce là le fruit de mes leçons ? Moi qui vous ai enseigné les premiers rudimens du langage constitutionnel, moi qui vous ai montré à l’aide de quelles périphrases, de quelles atténuations, de quelles circonlocutions il y a moyen de tout dire ! Pourquoi, par exemple, ne pas vous servir des expressions consacrées, l’ordre de choses, l’établissement de juillet, la pensée gouvernementale, au lieu de dire crûment, brutalement, témérairement…

— J’appelle un chat un chat, interrompit d’un ton bref l’élève en droit.

— Mon cher Prosper, dit Dornier doucement, vous oubliez que la parole a été donnée à l’homme pour déguiser sa pensée.

— Qui a dit cela ? ce vieux serpent de Talleyrand ; belle autorité ! Non, messieurs, je me trompe, non, citoyens, la parole n’a pas été donnée à l’homme pour déguiser sa pensée, mais pour la cracher à la face des tyrans. C’est ce que j’ai fait, c’est ce que je ferais encore. Vous verrez que mon article éveillera plus d’une sympathie ; nous serons condamnés, c’est probable, mais nous gagnerons cinq cents abonnés ; vous verrez.

L’évènement du procès ne réalisa qu’à moitié cette prophétie. Les fondateurs du Patriote Douaisien virent en effet condamner leur journal, mais non venir les cinq cents abonnés. Comme le ministère public cherchait à frapper M. Chevassu beaucoup plus qu’à punir le gérant responsable, celui-ci en fut quitte pour trois mois de prison, mais une amende énorme mit à la plus rude épreuve le dévouement des souscripteurs. Cette épreuve fut la dernière. La caisse du comité se vida pour ne plus se remplir, et le Patriote Douaisien mourut subitement, faute de fonds, comme s’éteint une lampe où manque l’huile.

En voyant son œuvre anéantie, M. Chevassu éprouva un abattement momentané d’où le tira l’ex-rédacteur en chef, plus habitué que son patron à de pareils mécomptes.

— Pourquoi jetterions-nous le manche après la cognée ? dit André Dornier avec sang-froid ; qu’avons-nous perdu ? Un journal qui n’a jamais pu se faire quatre cents abonnés, une trompette dont le son ne portait pas au-delà d’un rayon de dix lieues ; petit malheur, assurément ! Entre nous, d’ailleurs, le Patriote, avant de mourir, n’a-t-il pas atteint le but où vous visiez ? N’êtes-vous pas l’homme notable de l’opposition douaisienne, l’homme dont on cite les talens et les principes dans tout le département, l’homme qui sera certainement élu à la chambre, si le député actuel se décide enfin à imiter notre défunt journal ? Or, le digne homme est bien malade. Qu’il meure, vous serez infailliblement nommé à sa place, et, une fois à la chambre…

— Une fois à la chambre, répéta M. Chevassu en prenant l’attitude que David a donnée à Mirabeau dans son tableau du Jeu de Paume, une fois à la chambre…

— La France comptera un grand orateur de plus, dit Dornier, dont la voix mielleuse compléta ainsi l’idée que le conseiller n’osait exprimer hautement.

Au lieu de séparer ces deux hommes, ainsi qu’on aurait dû s’y attendre, la catastrophe du Patriote accrut leur intimité. Dornier prolongea son séjour à Douai, quoiqu’aucune occupation apparente ne l’y retînt plus. Tous les jours, il passait chez le conseiller de longues heures, trop courtes au gré du magistrat, qui se trouvait de plus en plus enlacé par les adroites manœuvres de son flatteur. Un soir, après l’avoir successivement comparé à Foy, à Martignac, à Berryer, à Mirabeau surtout, André Dornier, voyant son cher maître en humeur débonnaire et charmante, risqua quelques mots sur le bonheur de l’homme qui obtiendrait la main de Mlle Henriette. Cette ouverture eut un succès inespéré. Les ambitieux sont rarement avares. Plus avide de pouvoir que d’argent, le conseiller appréciait l’utilité d’un collaborateur actif autant qu’expert, qui, se tenant modestement en arrière, le laissait, lui Chevassu, se prélasser glorieusement sur le premier plan. Jadis il avait médité de faire jouer à son fils ce rôle d’écuyer politique, mais les méfaits de Prosper, et surtout sa dernière incartade dans l’affaire du Patriote, avaient renversé de fond en comble les espérances paternelles.

— Ce gros garçon gâtera tout, disait le magistrat en appliquant au jeune républicain le jugement porté sur François Ier par Louis XII.

M. Chevassu fut donc assez naturellement amené à désirer de rencontrer dans son gendre les qualités qu’il n’espérait plus trouver dans son fils ; aussi, lorsqu’encouragé par la manière dont avait été accueillie sa première démarche, Dernier osa risquer une demande positive, reçut-il une réponse qui, sans être une promesse formelle, lui permettait de tout espérer.

— Nous verrons, lui dit le conseiller ; je ne suis pas de ces gens qui parlent d’une manière et agissent d’une autre. Je fais profession d’idées libérales, et je ne leur donnerai pas un démenti en mariant Henriette à un gentillâtre comme ce Moréal ou à un homme vendu au pouvoir. Ma fille aura de la fortune ; ainsi, que mon gendre soit riche, c’est ce qui m’importe peu. Ce que j’exige de lui, c’est de la sévérité dans les principes, de l’intelligence, de la capacité.

— Quant aux principes, je réponds des miens, répliqua Dornier sans s’inquiéter de ses variations passées ; quant à l’intelligence et à la capacité, je n’ose penser que je puisse satisfaire sur ce point vos légitimes exigences ; cependant, étant à si bonne école, il est impossible qu’il ne se développe pas en moi des facultés…

— C’est déjà fait, interrompit M. Chevassu d’un ton de bienveillance protectrice ; depuis votre arrivée à Douai, vous êtes évidemment en progrès ; vous vous formez chaque jour, je le dis à qui veut l’entendre. Peut-être nos conversations ne vous ont-elles pas nui.

— En doutez-vous ? Je dois à vos enseignemens tout ce que je peux valoir aujourd’hui. Avant de vous connaître, je n’étais qu’un écolier.

— Et maintenant vous pourriez professer.

— Ce que je professerai toujours du moins, c’est la plus vive reconnaissance pour vos leçons et pour vos bontés. Certes, il n’est pas besoin d’un lien nouveau pour m’attacher à vous ; cependant, si vous daigniez combler mes vœux…

— Je vous le répète, mon ami, nous verrons. Mais, avant de songer à marier Henriette, tirons au clair notre grande affaire. Ce pauvre Mougin n’a pas une semaine à vivre, c’est son médecin qui me l’a dit. Une élection est imminente, et il faut que nous soyons en mesure. Ici, vous ne me servez à rien, tandis qu’à Paris vous me serez fort utile. Ces messieurs du grand comité pourraient, par un malentendu, jeter quelque bâton dans mes roues. Empêchez cela, et vous m’aurez rendu un service que je n’oublierai pas.

— Je pars demain, et vous pouvez compter sur mon zèle ; vous avez en moi un Seïde.

— Qui pourra devenir un Ali, dit M. Chevassu en souriant complaisamment.

— Ah ! mon cher maître, s’écria Dornier d’un air d’exaltation ; si vous me nommez votre fils, qu’aurai-je à envier au gendre de Mahomet ?

Le surlendemain de cette conversation, l’ex-rédacteur du Patriote Douaisien partit pour Paris ; à la fin de la semaine suivante, la mort mit sa boule noire dans l’urne de M. Mougin ; un mois plus tard, l’ambitieux magistrat fut élu député. Enfin, vers le milieu de novembre, époque où commence ce récit, Ali-Dornier et Mahomet-Chevassu se retrouvaient en présence à l’hôtel Mirabeau, où nous allons assister à leur entretien.

VI.

André Dornier était assis au coin du feu, tandis que M. Chevassu, qui avait quitté sa redingote de voyage pour sa robe de chambre, se tenait debout, un pinceau à barbe d’une main, un rasoir de l’autre, devant un petit miroir de toilette suspendu à la fenêtre.

— Voyons, dit ce dernier après s’être étendu sur la face une ample couche de mousse savonneuse, Henriette est une enfant devant qui on ne peut rien dire ; je ne parle pas de Prosper, c’est un fou dont je désespère. Maintenant que nous sommes seuls, causons de nos affaires. Quel est ce plan dont vous me parlez dans votre lettre, et que vous deviez m’expliquer à notre première entrevue ?

— Le voici, répondit Dornier avec gravité : il y a à la chambre, entre le centre gauche et la gauche, vingt-cinq à trente députés mécontens des chefs de file actuels, et qui ne demanderaient pas mieux que de former le noyau d’une nouvelle fraction parlementaire.

— Un autre tiers-parti ! j’y avais songé, interrompit M. Chevassu, qui, en toute discussion, réclamait volontiers la priorité des idées.

— Ou plutôt un quart-parti, puisque le tiers existe déjà. S’emparer de la direction de cette masse flottante, s’établir de prime-abord le chef d’une coterie importante, acheminement certain à devenir plus tard le maître d’un parti tout entier, ce serait là, ce me semble, un assez beau début.

— Un superbe début ! il y a long-temps que j’ai mûri cette idée-là.

— Parmi les hommes dont je vous parle, il n’en est pas un seul capable de vous disputer sérieusement le premier rôle. La place est vacante, il faut la prendre.

— Il faut la prendre, répéta le député en promenant majestueusement le rasoir sur son épiderme ; c’est ce que je me disais en route,

— Voici mon plan : vous fondez un journal.

— Hum ! fit M. Chevassu, qui se rappela le vide opéré dans sa bourse par le Patriote Douaisien.

— J’ai prévu vos objections, et je crois être en mesure de les lever. Vous devez penser que je n’ai pas perdu mon temps depuis mon retour à Paris. Les députés dont je vous parle ont tous été vus, pratiqués, sondés par moi ou par des amis sûrs. Ils donneront leur patronage au journal ; les députés ne donnent jamais que cela, mais c’est beaucoup. Quant aux bailleurs de fonds, nous avons deux banquiers ; ces gens-là, en ayant l’air de sacrifier de l’argent, trouvent toujours le moyen d’en gagner. Au besoin, nous nous passerions d’eux, car, avec les souscriptions assurées dès aujourd’hui, nous pouvons vivre pendant un an. Vous voyez donc, mon cher maître, que l’affaire marche toute seule. Cependant, comme il est très important que vous ayez la haute main dans le journal, pour vous créer un titre, au point de vue financier, vis-à-vis des souscripteurs, il serait indispensable d’opérer un versement quelconque, cinquante mille francs, je suppose.

— Cinquante mille francs ! s’écria le député en se retournant si brusquement, qu’il s’entailla le menton.

— C’est beaucoup, j’en conviens, si l’on ne regarde que la somme en elle-même ; mais ce n’est rien si l’on envisage le résultat. Voici la chose en deux mots : nos trente députés sont en ce moment des épis épars, notre journal sera le lien qui les rassemblera en gerbe ; or, qui tiendra le lien emportera la gerbe.

— C’est pourtant moi qui vous ai enseigné cette logique claire et concise. Vous pourriez ajouter, pour compléter l’image, que qui emportera la gerbe recueillera le grain. Sans doute, c’est tentant ; mais cinquante mille francs…

— Tout autant, reprit Dornier avec un sourire jésuitique. Cependant, si je vous disais que Mme de Pontailly s’est engagée à verser pareille somme…

— Bah ! s’écria M. Chevassu, ma sœur, qui est carliste, donnerait cinquante mille francs pour fonder un journal patriote !

— Peu importe à Mme de Pontailly la couleur du journal, c’est un nouvel organe littéraire qu’elle veut soutenir,

— Je la reconnais bien là, murmura le député entre ses dents ; toujours pédante ! moi, du moins, si j’aventure quelque argent, j’ai mon but. Le projet, j’en conviens, mérite d’être examiné mûrement, et j’y ai consacré bien des méditations. Mais j’aperçois une difficulté que vous, jeune homme, semblez n’avoir pas même entrevue. Après tout, j’ai été le candidat de la gauche ; nos électeurs attendent de ma part l’opposition la plus franche et la plus vigoureuse. D’un autre côté, pour dominer la masse flottante dont il s’agit, il faudrait sans doute certaines concessions, il faudrait une sorte de programme conciliateur, il faudrait en un mot appuyer légèrement sur le centre gauche ; le puis-je ?

— Qui vous en empêche ?

— Le député : oubliera-t-il les promesses du candidat ?

— Louis XII a bien oublié les injures du duc d’Orléans.

— Plaisanter n’est pas répondre. Si je dévie d’un seul pas de la ligne que je me suis tracée dans ma circulaire électorale, que diront mes commettans ?

— Si ce n’est que vos commettans, répondit Dornier de l’air dont Tartufe s’écrie : Si ce n’est que le ciel ! je me charge de les mettre à la raison. Ce sera l’affaire d’un petit acte additionnel qui complétera votre profession de foi. Vous craignez d’être en contradiction avec votre première lettre ; on leur en bâclera une seconde. Il n’est pas d’électeur qui résiste à une circulaire convenablement assaisonnée d’épices patriotiques.

— Je n’en disconviens pas ; mais, vous avez beau dire, ma position est épineuse.

— Un enfant s’en tirerait. D’abord, j’espère que vous ne croyez pas au mandat impératif ?

— C’est un esclavage auquel je ne me soumettrai jamais, dit avec fierté M. Chevassu.

— En outre, avec la conscience de vos puissantes facultés, vous ne vous résigneriez pas sans doute à jouer à la chambre un rôle secondaire ou stérile. Quelle que soit votre modestie, vous connaissez votre valeur. L’emploi de brouillon systématique ne peut vous convenir ; vous vous sentez homme de gouvernement.

— Dornier ! Dornier ! interrompit le député en agitant son rasoir aussi noblement que si c’eût été un sceptre.

— Oui, je le répète, dussé-je vous déplaire, vous vous sentez homme de gouvernement. Il est donc tout simple que vous tendiez à votre centre. Et ne croyez pas que ce soit là une infidélité à vos principes ; ce n’est qu’une application morale des lois de la gravitation. Un homme comme vous traverse le côté gauche, mais n’y reste pas. Permettez-moi une comparaison. La carrière politique ressemble à un chemin de fer : on part de l’embarcadère de l’opposition pour arriver au débarcadère du pouvoir. D’abord on roule à toute vapeur, gauche pure ; plus tard, on tempère un peu ce premier élan, gauche dynastique ; plus tard encore, on prend une allure modérée, centre gauche ; enfin, à l’approche du but, on diminue la force motrice, on ralentit sa marche, on ne vole plus, on glisse doucement, lentement, smorzando et l’on finit par s’arrêter, sans secousse et sans choc, au banc des ministres, où l’on s’assied.

— Mais savez-vous que vous êtes un roué ? s’écria M. Chevassu, qui, malgré la rigidité de ses principes, avait écouté en souriant cette théorie parlementaire.

— Je m’honore d’être votre élève, répondit Dornier avec un salut plein de modestie.

En ce moment, Prosper entra dans la chambre, crotté, essoufflé et de fort mauvaise humeur.

— Vous n’avez pas vu mon chien ? demanda-t-il avec sa brusquerie habituelle.

— Votre chien ! s’écria M. Chevassu, choqué de l’allure de son fils. Osez-vous bien me demander des nouvelles de votre chien ? Ne rougissez-vous pas de vous jeter ainsi, boueux comme un chiffonnier, au milieu d’une conversation sérieuse ?

— Scélérat de Justinien ! reprit l’étudiant, qui se laissa tomber sur un fauteuil et ôta sa casquette pour s’essuyer le front ; malheur à toi si je te rattrape !

— Vous avez perdu votre chien ? lui demanda Dornier d’un air pénétré qui semblait attester la part qu’il prenait à ce malheur.

— Dornier, ne lui parlez pas, dit le député sévèrement ; des intérêts plus graves que ceux d’un chien perdu ou d’un étourdi incorrigible réclament notre attention. Vous disiez que ma sœur prenait pour cinquante mille francs d’actions dans ce journal ; si l’affaire marche comme vous me le faites entrevoir, vous savez ce que je veux dire, je ne refuse pas de m’y associer pour un pareil capital.

— Alors victoire ! dit Dornier en se frottant les mains ; je réponds de dix mille abonnés avant un an.

— Un journal ! s’écria Prosper, qui s’agita sur son fauteuil comme au son de la trompette un cheval de guerre dresse l’oreille ; un journal ! j’en suis.

M. Chevassu haussa les épaules, et laissa échapper un rire de pitié. Sans égard pour cette pantomime expressive, l’étudiant reprit la parole avec feu.

— Ah ! nous faisons un journal ! C’est une bonne idée, mais j’espère que ce sera un peu moins soporifique, un peu moins fade que votre Patriote Douaisien ; Dieu veuille avoir son ame ! Et vous dites que ma tante Pontailly prend des actions ? Alors, c’est qu’elle a dans l’idée de faire pâturer dans votre feuilleton tous les bipèdes de sa ménagerie littéraire, poètes inédits, faiseurs de nouvelles, fabricans de tartines historiques et philosophiques. Parbleu ! si vous la laissez faire, il sera beau, votre feuilleton ! Mais un instant, vous saurez, Dornier, que je retiens pour ma part les théâtres ; c’est-à-dire, pas tous, ça m’ennuierait ; mais l’Opéra, Feydeau, les Français, la Porte-Saint-Martin, le Gymnase et le Vaudeville ; je vous en rendrai bon compte. Ça ne vous empêche pas de me faire donner mes entrées aux autres théâtres. Il y a long-temps que j’ai envie d’avoir mes entrées ; c’est fameux ; on va dans les coulisses.

Pendant cette tirade, M. Chevassu avait achevé sa toilette. Il s’entoura le cou d’une cravate blanche montant jusqu’aux oreilles, ce qui, selon lui, contribuait à la dignité du port de tête, et endossa un habit noir qu’il boutonna exactement du haut en bas. Satisfait de cette tenue rigide et de sa figure de tribune qu’il examina un instant dans son miroir à barbe, il vint d’un pas majestueux s’asseoir sur un fauteuil, en face de son fils.

— Prosper, lui dit-il alors du ton le plus solennel, il est temps que nous ayons une explication définitive. Dornier est mon ami, il n’est pas de trop. Écoutez-moi et pesez bien vos réponses. Je suis fort loin, assurément, de partager les préjugés de la caste nobiliaire. Les hommes sont égaux, je le sais, et le dernier des prolétaires est autant à mes yeux qu’un pair de France. Quand je m’exprime ainsi, ce n’est pas que j’entende reconnaître qu’un pair soit placé sur l’échelle sociale plus haut qu’un magistrat, par exemple, ou bien qu’un député. Non ; je me sers seulement d’un terme de comparaison banal, de même qu’avant la révolution j’aurais pu dire un prince ou un duc.

— Où diable mon père veut-il en venir ? se demanda Prosper en étouffant un bâillement.

— J’admets donc l’égalité des droits, mais je n’accepte pas au même degré celle des devoirs. Je m’explique. Il est dans la haute bourgeoisie quelques vieilles familles aussi honorables qu’en général celles de la noblesse sont déconsidérées, et dont les membres, depuis un temps immémorial, donnent l’exemple de toutes les vertus civiques. J’ose dire que notre famille, la famille Chevassu, a jusqu’ici toujours été du nombre. Quatre cents ans de roture prouvée sont un titre dont un autre pourrait s’enorgueillir.

— Quatre cents ans ! répéta Dornier d’un air de vénération.

— Mon père a toujours dit trois cents, lui dit Prosper à l’oreille ; mais il paraît que, depuis qu’il est député, nous avons un siècle de plus.

— Ce que je dis là ne doit pas vous donner une ridicule vanité, mais cela devrait vous inspirer l’envie de vous montrer digne de vos pères. Pendant ces quatre cents ans de roture prouvée, sans alliage de gentilhomme, à part le mariage de votre tante ; — mais les femmes ne comptent pas, n’étant pour rien dans la ligne directe ; — pendant ces quatre cents ans, dis-je, les Chevassu ont toujours été des hommes graves, des hommes austères, en un mot des hommes sérieux : François-Bénigne Chevassu, professeur à l’université de Douai dès son installation en 1562 ; Guillaume-Désiré Chevassu, chanoine de Saint-Amé, qui mourut en 1629 ; Antide-Louis-Nicolas Chevassu, avocat au parlement en 1750, tant d’autres que je passe sous silence, et moi-même, enfin, si j’ose me nommer après eux : voilà quelle est votre famille ; voyons maintenant ce que vous êtes.

— Je suis un citoyen diablement ennuyé, pensa l’étudiant en s’allongeant sur le fauteuil, comme s’il se fût préparé à dormir.

— Monsieur, s’écria le député courroucé de cette impertinence, je vous ordonne de m’écouter dans une attitude plus respectueuse.

Prosper se redressa d’un air boudeur.

— Ce que vous êtes ? reprit M. Chevassu en enflant sa voix, un paresseux, un étourdi, un mauvais sujet, un être indigne de mes bontés, indigne du nom qu’il porte. Ne répliquez pas. Sans que vous vous en doutiez, j’ai pris des renseignemens à l’école de Droit. Je sais que vous avez perdu cinq inscriptions, je sais que vous n’avez point passé d’examen, je sais que vous avez encore des dettes malgré tout ce que j’ai déjà payé l’an dernier. Et vous croyez que je tolérerai cela ? Non, monsieur.

— Mon père, dit Prosper d’un ton patelin, je n’ai jamais nié mes torts : je sais qu’ils sont nombreux, mais je vous promets de mieux me conduire à l’avenir.

— Combien de fois ne m’avez-vous pas fait ce beau serment !

— Cette fois je le tiendrai, je vous le jure ; quant à l’argent que vous avez payé pour moi, vous pourrez le retenir l’an prochain, quand vous arrêterez vos comptes de tutelle.

— Mes comptes de tutelle ! s’écria M. Chevassu avec indignation ; vous osez me demander mes comptes de tutelle ! Je vous les rendrai, monsieur, je vous les rendrai fidèlement ; mais, en attendant, vous aurez la bonté de vous conformer à mes ordres. Au lieu de loger dans un hôtel garni, comme vous l’avez fait depuis deux ans, vous allez entrer dans une pension où je vous ai retenu une place et où votre conduite sera l’objet d’une surveillance…

— Moi, en pension ! glapit Prosper, qui se leva dans un transport de colère ; j’aime mieux m’engager pour l’Algérie ! j’aime mieux me jeter dans la Seine !

— Voici l’adresse de votre pension, dit froidement le député en présentant à son flls une carte qu’il avait tirée de la poche de son gilet.

L’étudiant prit la carte, et, sans la lire, la jeta au feu. À ce trait de révolte, M. Chevassu se leva à son tour et déploya sa longue taille dans toute sa perpendicularité.

— Sortez ! s’écria-t-il du ton de Jupiter tonnant.

— Merci, répondit le fils insoumis.

Il sortit de la chambre sans regarder son père, ferma la porte avec fracas, et, lorsqu’il fut dans le vestibule, on l’entendit entonner à haute voix :

Plutôt la mort que l’esclavage,
C’est la devise des Français.

M. Chevassu, dont cette scène avait troublé la gravité, se rassit sur son fauteuil et demeura un instant plongé dans des réflexions chagrines. Tout en gardant l’attitude silencieuse que semblait commander la discrétion, Dornier l’observait en dessous, et, pour qui eût su la pénétrer, sa physionomie disait : s’ils pouvaient se brouiller une bonne fois, la dot de Mlle Henriette n’en serait peut-être que plus ronde.

— Dornier, faites-moi le plaisir de courir après cet étourdi, dit au bout de quelques secondes le père de Prosper, mollissant déjà dans sa colère ; il a une si mauvaise tête, que je crains qu’il ne fasse quelque sottise.

Quoique ce message de conciliation convînt peu à Dornier, qui, ainsi que nous venons de le dire, espérait profiter de la discorde près de s’introduire dans la famille de son patron, il n’osa refuser le service qui lui était demandé. Quelques minutes plus tard, il avait rejoint l’étudiant à une cinquantaine de pas de l’hôtel Mirabeau.


Charles de Bernard.