Émile-Paul (p. --xvii).


PRÉFACE
DE L’ÉDITION DE 1904


Ceux qui ne connurent l’ivresse de déplaire ne peuvent imaginer les divines satisfactions de ma vingt-cinquième année : j’ai scandalisé. Des gens se mettaient à cause de mes livres en fureur. Leur sottise me crevait de bonheur.

Sous l’œil des Barbares parut en novembre 1887 et l’Homme libre, vers Pâques, en 1889. Les maîtres de la grande espèce vivaient encore. Je croisais dans le quartier Latin Taine, Renan et Leconte de Lisle. J’avais vu, de mes yeux vu Hugo. Jour inoubliable, celui où je causais avec Leconte de Lisle et Anatole France dans la bibliothèque du Sénat et qu’un petit vieillard vigoureux — c’était le Père, l’empereur, c’était Victor Hugo — nous rejoignit ! Je mourrai sans avoir rien vu qui m’importe davantage. Ah ! si, quelque jour, je pouvais mériter que l’Histoire acceptât ce groupe de quatre âges littéraires ! Ainsi quand j’étais jeune, il y avait encore des dieux. Mais une pensée tout acilie faisait recette auprès du public. On prenait la grossièreté pour de la force, l’obscénité pour de la passion et des tableaux en trompe l’œil pour des pages « grouillantes de vie ». Autant de raisons pour qu’un petit livre d’analyse ne fût point remarqué. Et puis l’Homme libre était peu compréhensible.

Croyez-vous donc que j’eusse voulu être entendu de n’importe qui ? J’écrivais pour mettre de l’ordre en moi-même et pour me délivrer, car on ne pense, ce qui s’appelle penser, que la plume à la main. Mais le premier venu allait-il pencher la tête, par-dessus mon épaule, sur mon papier ? — « Fi, Monsieur ! m’écriai-je, moyennant 3 fr. 50, vous voudriez connaître mes plus délicates complications. Faites d’abord des études préliminaires ou plutôt adressez-vous ailleurs, car rien ne m’assure que vous soyez né pour que nous causions ensemble. »

Cette disposition méprisante a ses inconvénients. J’ai créé un préjugé contre mes livres. Pendant une dizaine d’années, il y eut sur l’Égotisme de M. Barrès, sur le Moi de M. Barrès les plus sots jugements, et il semblait presque impossible que je les surmontasse. En effet, il n’a fallu rien moins qu’une guerre civile.

Verdi répétait souvent : « Nous autres artistes, nous n’arrivons à la célébrité que par la calomnie. » Je ne suis ni célèbre ni calomnié, mais on a travesti mes thèses. Quand j’eus bien ri des ces malentendus, ils me donnèrent de l’ennui. J’ai eu le dégoût d’entendre un ministre de l’instruction publique amuser la Chambre avec des plaisanteries sur le Moi de M. Barrès. Ce problème de l’individualisme qui passionne nos députés quand on leur pose sous la forme concrète d’une marmite à renversement (Vaillant) ne leur parut in abstracto qu’un phénomène de prétention littéraire. Jamais M. Charles Dupuy, qui a beaucoup de bonhomie à la Sarcey, ne me parut mieux en verve. Je n’y reviens point pour raviver l’ennui des discordes passées, mais pour marquer comment je connus mon erreur. Cette après-midi me montra clairement que pour agir sur des intelligences la sincérité ne suffit pas.

J’ai péché contre ma pensée, par trop de scrupule. J’ai craint d’introduire mon didactisme en supplément aux faits ; je me suis abstenu de me régler, de me mettre au point, j’ai voulu me produire tout nûment. Je voyais s’éveiller mes groupes de sensations, je les notais, je les décrivais, j’acceptais ma spontanéité. J’oubliais qu’il s’agit de créer un rapport entre l’auteur et le lecteur, et qu’ainsi le plus probe philosophe doit se préoccuper de l’effet à produire. J’avais une tendance à conduire au grand jour tout ce que je trouvais dans mon âme, car tout cela voulait intensément vivre ; or il y a dans ma conscience un moqueur, qui surveille mes expériences les plus sincères et qui rit quand je patauge. Mes premiers livres ne dissimulent pas suffisamment ce rire. Si Jouffroy, dans sa fameuse nuit, avait été capable de ce dédoublement, et s’il avait mêlé à son chant pathétique les railleries de son surveillant intérieur, il aurait déconcerté.

Mes aînés, Anatole France et Jules Lemaître, me comblaient ; ils m’ont, dès la première minute, traité avec une grande générosité, mais ils prétendaient que je fusse un ironiste. Ils ne voyaient pas que je voulais prouver quelque chose et que l’ironie n’était qu’un de mes moyens. Ces grands navigateurs, n’ayant pas encore jeté l’ancre, n’admettaient pas que mes inquiétudes différassent de leur curiosité. Peut-être M. Paul Desjardins résumait-il l’opinion moyenne des gens de lettres autorisés dans une phrase qui me troublait par un mélange de justesse et d’injustice. « Cet adolescent, disait le critique des Débats, cet adolescent, si merveilleusement doué pour le style, a trouvé le moule de phrases le plus savoureux et le plus plaisant ; par malheur, il s’est égaré dans son propre dandysme et il lui est arrivé, ce qui n’est pas rare, qu’il n’a plus su lui-même si ce qu’il disait était sérieux ou non. C’est un mélange extraordinaire de sincérité naïve et d’ironie très serrée… Il a voulu prendre le monde pour jouet et il est lui-même le jouet de sa cadence verbale. Il n’est pas du tout sûr de lui sous son air imperturbable…[1] »

Je l’ai dit ailleurs déjà[2], je n’allai point droit sur la vérité comme une flèche sur la cible. L’oiseau plane d’abord et s’oriente ; les arbres pour s’élever étagent leurs ramures ; toute pensée procède par étapes. Je vivais dans une crise perpétuelle ; ma pensée était, que dis-je ! elle est encore une chose vivante, la forme de mon âme. Qu’est-ce que mon œuvre ? Ma personne toute vive emprisonnée. La cage en fer d’une des bêtes du Jardin des Plantes.

À la date où j’écris cette préface, je viens d’entreprendre les Bastions de l’Est : ils ne sont en moi qu’une vaste sensibilité. Qu’en tirera ma raison ? En 1890, au lendemain de l’Homme libre, je sentais mon abondance, je ne me possédais pas comme un être intelligible et cerné. C’est la règle de toute production artistique. L’on ne délibère guère sur les ouvrages qu’on écrira ; on se surprend à les avoir déjà vécus, quand on se demande si on les approuve. C’est par plénitude, par nécessité et de la manière la plus irréfléchie que se produisent les germes qui, bien soignés, deviendront de grandes œuvres droites. Magnifique geste d’une mère qui prend son fils aux mains de l’accoucheuse et le regarde. Elle l’a mis au monde et ne le connaît point.

Mais pourquoi chercher tant de raisons à ce refus de me comprendre que j’ai subi durant douze années ? C’est bien simple : nous ne conquérons jamais ceux qui nous précèdent dans la vie. En vain nous prêtent-ils du talent, nous ne pouvons pas les émouvoir. À vingt ans, une fois pour toutes, ils se sont choisi leurs poètes et leurs philosophes. Un écrivain ne se crée un public sérieux que parmi les gens de son âge ou, mieux encore, parmi ceux qui le suivent.

Les jeunes gens me dédommageaient. Ils se répétaient la dernière page des Barbares : « Ô mon maître… je te supplie que par une suprême tutelle, tu me choisisses le sentier où s’accomplira ma destinée… Toi seul, ô maître, si tu existes quelque part, axiome, religion ou prince des hommes. » Ils distinguaient dans l’Homme libre des forces d’enthousiasme. Ils virent que je cherchais une raison de vivre et une discipline. Ils s’intéressèrent passionnément à une recherche qu’eux-mêmes eussent voulu entreprendre. Ce petit livre produisit dans certains jeunes esprits une agitation singulière. On m’a raconté qu’au Conseil supérieur de l’instruction publique, vers 1890, M. Gréard exprima le regret que je fasse avec Verlaine l’auteur le plus lu par nos rhétoriciens et nos philosophes de Paris. À cet époque on dispustait s’il fallait être barrésiste ou barrésien. Charles Maurras tient pour barrésien. La Revue indépendante avait publié de M. Camille Mauclair une sorte de manifeste sur le barrésisme. Un sage aurait, dès ce début, discerné chez les tenants du « culte du Moi » des formations très diverses, mais nous avions en commun le plus bel élan de jeunesse. Nous nous groupâmes tous, mistraliens, proudhoniens, jeunes juifs, néo-catholiques et socialistes dans la fameuse Cocarde. Du 1er  septembre 1894 à mars 1895, ce journal fut un magnifique excitateur de l’intelligence. Je n’ai jamais fini de rire quand je pense que cette équipe bariolée travailla aux fondations du nationalisme, et non point seulement du nationalisme politique mais d’un large classicisme français. Parfaitement, Fournière, Henri Bérenger, Camille Mauclair étaient avec nous. Il y avait un malentendu. On le vit quand parurent les Déracinés qui, peu avant une crise publique trop retentissante, obligèrent de choisir entre le point de vue intellectuel et le traditionalisme.

En 1897, le désarroi des amis que l’Homme libre m’avait faits fut extrême. Beaucoup de jeunes groupements m’envoyèrent leur P. P. C. J’ai gardé une lettre privée à la fois touchante et singulière, de la Revue blanche. C’était l’époque héroïque. Le fameux M. Herr, bibliothécaire de l’École normale, un Alsacien et un apôtre (c’est vous dire deux fois qu’il ne manque pas de vivacité), se chargea de formuler une excommunication. Ce philosophe qui vaudrait davantage s’il était un peu plus d’Obernai me reprocha d’être de Charmes. Il se glorifie d’être le fils des livres et me méprise d’être le fils de mon petit pays. Je le félicite tout au moins de poser ainsi le problème. Oui, l’homme libre venait de distinguer et d’accepter son déterminisme.

Il y a, dans la préface du Disciple, une page de grand effet. Bourget s’adresse « aux jeunes gens de 1889 » pour les inviter « à se méfier du nihiliste struggleforlifer cynique et volontiers jovial » et du « nihiliste délicat ». « Celui-ci, dit-il, a toutes les aristocraties des nerfs, toutes celle de l’esprit… c’est un épicurien intellectuel et raffiné… Ce nihiliste délicat, comme il est effrayant à rencontrer et comme il abonde ! À vingt-cinq ans, il a fait le tour de toutes les idées. Son esprit critique, précocement éveillé, a compris les résultats derniers des plus subtiles philosophies de cet âge. Ne lui parle pas d’impiété, de matérialisme. Il sait que le mot matière n’a pas de sens précis, et il est, d’autre part, trop intelligent pour ne pas admettre que toutes les religions ont pu être légitimes à leur heure. Seulement il n’a jamais cru, il ne croira jamais à aucune, pas plus qu’il ne croira jamais à quoi que ce soit, sinon au jeu de son esprit qu’il a transformé en un outil de perversité élégante. Le bien et le mal, la beauté et la laideur, les vices et les vertus lui paraissent des objets de simple curiosité. L’âme humaine tout entière est, pour lui, un mécanisme savant et dont le démontage l’intéresse comme un objet d’expérience. Pour lui, rien n’est vrai, rien n’est faux, rien n’est moral, rien n’est immoral. C’est un égoïste subtil et raffiné dont toute l’ambition, comme l’a dit un remarquable analyste, Maurice Barrès, dans son beau roman de l’Homme libre, – ce chef-d’œuvre d’ironie auquel il manque seulement une conclusion, consiste à « adorer son moi », à le parer de sensations nouvelles. »

Oui, l’Homme libre racontait une recherche sans donner de résultat, mais, cette conclusion suspendue, les Déracinés la fournissent. Dans les Déracinés, l’homme libre distingue et accepte son déterminisme. Un candidat au nihilisme poursuit son apprentissage, et, d’analyse en analyse, il éprouve le néant du Moi, jusqu’à prendre le sens social. La tradition retrouvée par l’analyse du moi, c’est la moralité que renfermait l’Homme libre, que Bourget réclamait et qu’allait prouver le roman de l’Énergie nationale. Je ne permets qu’à des catholiques les diatribes contre l’égotisme. Si vous n’êtes pas un croyant, d’où prenez-vous votre point de vue pour flétrir l’individualisme ? Au reste, d’une manière générale, il serait détestable que nous pussions contraindre des êtres en formation. Souvent leurs maladies préparent leur santé. Ce fier et vif sentiment du Moi que décrit Un Homme libre, c’est un instant nécessaire, dans la série des mouvements, par où un jeune homme s’oriente pour recueillir et puis transmettre les trésors de sa lignée.

Un moi qui ne subit pas, voilà le héros de notre petit livre. Ne point subir ! C’est le salut, quand nous sommes pressés par une société anarchique, où la multitude des doctrines ne laisse plus aucune discipline et quand, par-dessus nos frontières, les flots puissants de l’étranger viennent, sur les champs paternels, nous étourdir et nous entraîner. L’Homme libre n’a point fourni aux jeunes gens une connaissance nette de leur véritable tradition, mais les pressait de se dégager et de retrouver leur filiation propre.

Si je ne subis pas, est-ce à dire que je n’acquière point ? J’eus mes victoires et mes conquêtes en Espagne et en Italie ; nos défaites sur le Rhin contribuèrent à ma formation ; c’est d’un Disraeli que j’ai reçu peut-être ma vue principale, à savoir que, le jour où les démocrates trahissent les intérêts et la véritable tradition du pays, il y a lieu de poursuivre la transformation du parti aristocratique, pour lui confier à la fois l’amélioration sociale et les grandes ambitions nationales. Si nous dressions la liste de nos bienfaiteurs, elle serait plus longue que celle de Marc-Aurèle. Nous ne sommes point fermés à l’univers. Il nous enrichit. Mais nous sommes une plante qui choisit et transforme ses aliments.

J’ai marqué ailleurs, comment un premier travail de mes idées n’est, tout au fond, que d’avoir reconnu d’une manière sensible que le moi individuel était supporté et nourri par la société. Sur cette étape je ne reviendrai pas, mais on veut élargir ici le raisonnement, et, d’une évolution instinctive, faire une méthode française.

À mon sens, on n’a pas dit grand’chose, quand on a dit que l’individualisme est mauvais. Le Français est individualiste, voilà un fait. Et, de quelque manière qu’on le qualifie, ce fait subsiste. Toutes les fortes critiques que nous accumulons contre la Déclaration des Droits de l’homme n’empêche point que ce catéchisme de l’individualisme a été formulé dans notre pays. Dans notre pays et non ailleurs ! Et ce phénomène (qu’aucun historien jusqu’à cette heure n’a rendu compréhensible) marque en traits de feu combien notre nation est prédisposée à l’individualisme. La juste horreur que nous inspire le Robert Greslou de Bourget n’empêche point que quelques-unes des précieuses qualités de nos jeunes gens viennent, comme leurs graves défauts, de ce qu’ils sont des êtres qui ne s’agrègent point naturellement en troupeau.

Si je ne m’abuse, l’Homme libre, complété par les Déracinés, est utile aux jeunes Francais, en ce qu’il accorde avec le bien général des dispositions certaines qui les eussent, aisément jetés dans un nihilisme funèbre.

Je ne me suis jamais interrompu de plaider pour l’individu, alors même que je semblais le plus l’humilier. Une de mes thèses favorites est de réclamer que l’éducation ne soit pas départie aux enfants sans égard pour leur individualité propre. Je voudrais qu’on respectât leur préparation familiale et terrienne. J’ai dénoncé l’esprit de conquérant et de millénaire d’un Bouteiller qui tombe sur les populations indigènes comme un administrateur despotique doublé d’un apôtre fanatique ; j’ai marqué pourquoi le kantisme, qui est la religion officielle de l’Université, déracine les esprits. Si l’on veut bien y réfléchir, ce ne sera pas une petite chose qu’un traditionaliste soit demeuré attentif aux nuances de l’individu. Aussi bien je ne pouvais pas les négliger, puisque je voulais décrire une certaine sensibilité française et surtout agir sur des Français. Mon mérite est d’avoir tiré de l’individualisme même ces grands principes de subordination que la plupart des étrangers possèdent instinctivement ou trouvent dans leur religion. Les jeunes Français croient en eux-mêmes ; ils jugent de toutes choses par rapport à leur personne. Ailleurs, il y a le loyalisme ; chez nous, c’est l’honneur, l’honneur du nom qui fait notre principal ressort. Mes contemporains ne m’eussent pas écouté si j’avais pris mon point de départ ailleurs que du Moi.

Au milieu d’un océan et d’un sombre mystère de vagues qui me pressent, je me tiens à ma conception historique, comme un naufragé à sa barque. Je ne touche pas à l’énigme du commencement des choses, ni à la douloureuse énigme de la fin de toutes choses. Je me cramponne à ma courte solidité. Je me place dans une collectivité un peu plus longue que mon individu ; je m’invente une destination un peu plus raisonnable que ma chétive carrière. À force d’humiliations, ma pensée, d’abord si fière d’être libre, arrive à constater sa dépendance de cette terre et de ces morts qui, bien avant que je naquisse, l’ont commandée jusque dans ses nuances…

Tandis que je crois causer ici avec quelques milliers de fidèles lecteurs, il est possible qu’un étranger s’approche de notre cercle et que, jetant les yeux sur cette préface, il s’étonne. En effet, pour tout le monde, à vingt ans, la grande affaire c’est de vivre, mais bien peu <s préoccupent de trouver le fondement philosophique de leur activité. Nos soucis ennuyent tout naturellement celui qui ne les partage pas. Là-dessus, je n’ai rien à répondre. D’autres personnes semblent craindre que le goût de la réflexion ne dénature et ne comprime la naïveté de nos impressions sensuelles ou proprement artistiques. Eh bien ! l’art pour nous, ce serait d’exciter, d’émouvoir l’être profond par la justesse des cadences, mais en même temps de le persuader par la force de la doctrine. Oui, l’art d’écrire doit contenter ce double besoin de musique et de géométrie que nous portons, à la française, dans une âme bien faite. Ah ! mon Dieu ! ce pauvre petit livre, qu’il est loin de satisfaire à cette magnifique ambition ! Il a du moins de la jeunesse, de la fierté sans aucun théâtral et ne rétrécit pas le cœur.

Juillet 1904.

  1. Les Débats du 13 décembre 1890 : les Ironistes, par Paul Desjardins.
  2. Voir à l’Appendice : Une réponse à M. Doumic : Pas de veau gras.