Un Homme d’État espagnol - Emilio Castelar/03

Un Homme d’État espagnol - Emilio Castelar
Revue des Deux Mondes4e période, tome 155 (p. 132-167).
UN HOMME D’ÉTAT ESPAGNOL

EMILIO CASTELAR

III[1]
SA PRÉSIDENCE. — SON ROLE POLITIQUE SOUS LA MONARCHIE

La présidence d’Emilio Castelar n’a pas duré tout à fait quatre mois. C’est le 6 septembre 1873 que les Cortès l’élèvent à la suprême magistrature ; elles le renversent le 2 janvier suivant. Règne éphémère ! Mais, dans cette courte épreuve, il s’était révélé un autre homme. A force d’énergie, de bon sens, de droiture, pour tout dire, de patriotisme, il fut à la hauteur de la terrible crise que l’Espagne traversait, capable, en vérité, de sauver cette république, si les républicains, hélas ! avaient permis qu’on la sauvât ! Ici, nous atteignons au point culminant de sa carrière ; nous abordons ce qu’on peut appeler sa période héroïque, où son histoire et celle de sa patrie se confondent. Il sortira vaincu de la tragique épreuve, et néanmoins grandi, transfiguré. Et, pendant les vingt-cinq années qui lui restent à vivre et qu’il passe dans l’opposition, par la ligne de conduite si politique, si sage, où il se tient avec un admirable esprit de suite, il va grandir encore, jusqu’au point d’être décidément, aux regards de ses concitoyens et du monde, dans sa pure gloire, dans le respect universel dont il est entouré, la plus brillante, la plus haute personnification de l’Espagne.


I

En acceptant le pouvoir, Castelar avait nettement posé ses conditions. On connaît déjà son programme de gouvernement ; j’en ai recueilli les traits épars dans son mémorable discours des 8 et 10 juillet. En réalité, qu’avait-il l’ait depuis deux mois que l’annoncer et le prêcher sans cesse ? Ce qu’il voulait, oh ! il le savait bien ; mais l’assemblée le savait aussi ; il ne l’a pas trompée ! il n’a rien laissé dans l’ombre ; il a tout proclamé avec une incomparable franchise. Quelques jours avant l’élection, dans une réunion des membres de la majorité, il avait eu le soin d’énumérer les mesures de salut public qu’il jugeait nécessaires et sans lesquelles il ne se chargeait pas du pouvoir. C’était comme un contrat dont il dictait les clauses. Il stipulait :

1° La suspension des séances des Cortès durant plusieurs mois ;

2° La faculté d’employer les conservateurs de toutes nuances qui s’offriraient à servir la République contre les carlistes ;

3° Le rétablissement, dans sa rigueur, du code militaire ;

4° Le droit éventuel de suspendre les garanties constitutionnelles ;

5° Le droit de dissoudre les municipalités et les députations provinciales ;

6° Les pouvoirs les plus étendus pour réaliser les ressources financières indispensables.

Tout lui fut promis ; et, le 8 septembre, le jour où il prenait effectivement la direction des affaires, comme s’il eût voulu consacrer l’engagement et le sceller, aux yeux de tous, il vint aux Cortès et prononça un discours-message, qui n’avait d’autre défaut que d’être précisément un discours, un long discours de plus, quand l’heure avait sonné où les actes devaient — il le disait lui-même — remplacer les paroles. Mais n’oublions jamais que Castelar était par essence un parlementaire, et un parlementaire espagnol : double raison pour être infiniment verbeux ; et le fait est que cet usage immodéré de la parole publique est peut-être, avec l’esprit de coterie, ce qu’ils ont su le mieux, en Espagne, s’approprier de ce régime des assemblées où tant de force se dépense à discourir en vain ! N’oublions pas aussi que les lois qui allaient conférer au nouveau président de la République des pouvoirs extraordinaires n’étaient ni votées, ni même présentées. Ces lois, dites des autorisations, ne passèrent que quelques jours après, et, dans les séances où elles furent discutées, Castelar donna le spectacle dont nous avions été témoins sous la présidence de Thiers, le spectacle si frappant d’un chef d’État debout sur la brèche, je veux dire à la tribune, enlevant les votes de haute lutte. Or, voici comment, dans cette journée du 8 septembre, Castelar justifiait les pouvoirs discrétionnaires qu’il réclamait, qu’il exigeait : « Dans les républiques modernes, la guerre est avant tout l’office des armées permanentes. Même dans les pays où ces armées sont peu considérables, elles entrent en campagne disciplinées, organisées, dirigées par leurs chefs naturels, selon les règles de la hiérarchie, ayant devant elles la mort dans la bataille et derrière elles la mort dans le code militaire. Voilà comment on se bat en tous pays ; et voilà comme il faut qu’on se batte en Espagne. Et c’est pourquoi, messieurs, avec toute l’énergie de mes convictions et tout le mépris que m’inspire la fausse popularité, fort de ma conscience d’honnête homme et de patriote, je vous demande de nous donner tous les moyens de rétablir la discipline dans l’armée, de rendre toute sa vigueur, tout son prestige au code militaire... » Il ajoutait : « Accusez-moi d’inconséquence, soit ! J’écouterai l’accusation ; je ne me défendrai pas. Eh quoi ! Ai-je le droit de songer à être conséquent ? Ai-je le droit de tout sacrifier à des considérations personnelles ? En ai-je le droit ? Ah ! que mon nom périsse, que les générations présentes me condamnent à l’exil, à l’oubli, peu m’importe ! j’ai assez vécu ; mais que la République ne se perde pas par ma faiblesse ! Surtout, messieurs, que la patrie ne se perde pas dans nos mains ! »

Puis, abordant les deux questions scabreuses : l’emploi des généraux alphonsistes et la suspension des garanties individuelles :

Ce n’est pas tout ; il faut plus encore ! Il faut, tandis que nous discutons ici, que les chefs militaires de tous les partis, et ceux-là même qui ont le plus d’attaches avec les Bourbons, aillent tous à la guerre, étant entendu qu’ils auront promis au gouvernement fidélité et obéissance… Le gouvernement, messieurs, est résolu à les employer tous sans distinction de parti. Vous me direz que nous avons peu l’instinct de la conservation. Et moi je réponds que, dans des conjonctures aussi graves, la nécessité est la loi suprême ; je déclare que, quand même la nécessité ne m’y obligerait pas, en dépit des exemples que nous offre notre histoire, en dépit de toutes les raisons que vous pourriez invoquer, je crois à la parole d’honneur des généraux espagnols… S’il y a un risque à courir, j’aime mieux me fier à la loyauté de caballeros espagnols que de voir don Carlos aux portes de Madrid…

Enfin, que faut-il encore ? Il faut que la constitution et les droits individuels ne nous lient pas les mains pour détruire les affiliations qui alimentent la conspiration théocratique. En conséquence, nous vous apporterons un projet de loi tendant à remettre en vigueur la loi dite d’ordre public, et à déclarer l’état de siège dans tout le pays menacé, afin qu’il ne soit plus possible d’ouvrir impunément des souscriptions en faveur des carlistes.

Eh quoi ! nous nous exposerions à périr, par un respect scrupuleux des principes, dans des circonstances si anormales ! Où donc avez-vous vu faire la guerre de cette façon ? Messieurs, s’il m’était permis de rappeler ici les légendes glorieuses de la démocratie, qui ont tant de fois bercé nos rêves, je vous dirais : Est-il une figure plus vénérée au monde que ce Lincoln, qui semble être venu sur la terre pour accomplir les promesses de l’Évangile ? Figure étrange, destinée prodigieuse ! Voyez-le, le pauvre enfant du désert, l’humble bûcheron, le marinier de l’Ohio et du Mississipi : il monte au Capitole de Washington, il fait tomber les chaînes de l’esclave, et marque sa place dans l’histoire au nombre des grands rédempteurs. Eh bien ! comment a procédé Lincoln ?

Dès l’abord, sans consulter le Congrès, il suspend l’Habeas Corpus, il pénètre dans la demeure des citoyens ; sans consulter le Congrès, il disperse à main armée les meetings et déporte les orateurs esclavagistes ; sans consulter le Congrès, oui ! sans le consulter, il poursuit toute publication défendant l’esclavage, confisque les biens des complices de la Sécession qui ont dans les États du Nord plus de 20 000 douros de propriétés ; la peine de mort frappe tout soldat rebelle ou indiscipliné. Or, je le demande : Lincoln aujourd’hui est-il à vos yeux l’homme des confiscations, le despote qui bâillonnait la presse et violait le domicile des citoyens ? Est-ce sous ces traits qu’il passe à la postérité ? Ces misères de la réalité, inévitables surtout dans les temps de guerre, elles se sont effacées ; et l’âme de Lincoln plane aux cieux, sur ses ailes de lumière, parmi les héros, les martyrs, les rédempteurs du genre humain.

Et nous aussi, Messieurs, nous allons faire tout ce qui sera indispensable pour la guerre, mais en consultant le Congrès ; mais en lui demandant son autorisation, sa sanction. Je n’aurai recours à aucune mesure exceptionnelle qui n’aura pas été autorisée par les Certes. Mais je déclare aussi que, si je n’obtiens pas cette autorité légale dont j’ai besoin pour me défendre, pour défendre la démocratie, la liberté, la République dans la crise la plus grave de notre temps, n’ayant pas le pouvoir d’agir, je ne veux point avoir la responsabilité. J’enverrai immédiatement ma démission et celle du ministère au président de cette Chambre. Si je n’obtiens pas les moyens que je réclame, je ne reste pas une heure au pouvoir...


L’assemblée vota les autorisations, malgré M. Pi y Margall, et, quelques jours après, se prorogea pour trois mois et demi, jusqu’au 2 janvier.

C’était, en somme, la dictature, — la dictature de la raison éloquente, — que Castelar, comme un nouveau Périclès, semblait exercer sur cette Espagne séduite par la magie de sa parole. Les pouvoirs extraordinaires qu’il venait d’obtenir n’avaient en apparence d’autres limites que sa volonté. Mais on connaissait sa modération, sa loyauté incorruptible, et ce respect de la loi, nouveauté grande en un pays où la légalité n’était qu’un mot sonore. On sentait bien que cet honnête homme rencontrerait dans les scrupules de sa conscience la borne sacrée qu’il ne franchirait pas. Cependant quelle métamorphose ! Ironie des événemens qui livraient l’Espagne mise en état de siège à cet apôtre de toutes les libertés ! Celui qui allait sévir contre la presse hostile était le journaliste naguère si durement frappé. Les fameux « droits individuels » étaient suspendus par celui-là même qui les avait prônés avec tant d’ardeur ! Et c’était l’adversaire du recrutement forcé qui allait appeler cent mille jeunes gens sous les drapeaux ; c’était un littérateur, un universitaire, un poète amoureux de beau langage et d’idéologie, qui assumait la tâche de refaire en quelques semaines une armée.

Car il n’y en avait plus ! Sous l’action dissolvante des généraux républicains qui pactisaient avec les chefs de l’émeute et des comités révolutionnaires qui prêchaient au soldat « la sainte indiscipline, » l’armée espagnole fondait comme la neige au soleil. Les troupes régulières étaient démoralisées par l’exemple corrupteur des volontaires et des corps francs. Le mal était immense, surtout dans le Midi. Les 15 000 hommes massés en Catalogne n’étaient plus guère que des mutins livrés aux pires excès. Ils se coiffaient du bonnet phrygien, comme la populace cantonaliste, vendaient leurs chevaux et leurs armes à l’ennemi, et massacraient les officiers ou leur arrachaient les insignes de leurs grades, en hurlant : « A bas les galons, à bas les étoiles ! » Ils maraudaient à travers les villages, s’amusant à tirer sur les bestiaux. C’était au point que, dans mainte rencontre, les populations craignaient plus les soldats du gouvernement que ceux de Don Carlos. Il fallait couper court à cette anarchie prétorienne. Ce fut le premier soin de Castelar. Il se hâta de rétablir le code militaire, et, avec lui, la peine de mort. En même temps, il confiait les commandemens à des généraux capables de se faire obéir. L’effervescence tomba peu à peu ; les soldats rentrèrent dans le devoir.

On rapporte que, vers le même temps, Moriones télégraphiait au ministre de la Guerre : « Je n’ai ni soldats ni argent ; mais tout ce qui peut se faire avec rien, je le ferai... » Ce mot peint au vif les cruels embarras où le Président, jour et nuit, se débattait. Lui aussi, dans son prodigieux labeur, il fit alors « tout ce qui peut se faire avec rien. » L’armée, dans le Nord, manquait de soldats. Il appela les réserves, et fit sortir de terre plus de cent mille hommes. Mais, ces nouvelles recrues, comment les équiper ? Les magasins de l’Etat étaient vides, le matériel de guerre épuisé, et le Trésor à sec. Dans ces conjonctures, je ne sais trop vraiment où il trouva les ressources. Mais il les trouva, et réussit à mettre en ligne les nouveaux contingens : il les arma, leur donna des canons et, ce qui valait mieux encore, rendit aux canonniers leurs anciens chefs, en reconstituant le corps des officiers d’artillerie. Depuis l’affaire Hidalgo, cette belle artillerie, l’orgueil de l’armée espagnole, tombait en ruines, comme le reste. Les officiers démissionnaires avaient bien été remplacés par les sergens ; malheureusement ces honnêtes subalternes, moins habitués à commander qu’à obéir, n’avaient ni la science ni le prestige qui imposent le respect au soldat, et bon nombre, comme à Cadix, trouvaient plus simple de passer avec les canons et les camarades dans le parti de l’émeute. Castelar comprit qu’il devait réorganiser cette arme à tout prix ; les réformes égalitaires viendraient ensuite, quand on n’aurait plus Carthagène et les carlistes à combattre. Il se priva, en conséquence, des services du malencontreux Hidalgo, d’où venait le mal, et replaça les cadets de Ségovie à la tête de leurs batteries, qu’ils n’auraient jamais dû quitter. Ce fut un grand bienfait ; les officiers rétablis contribuèrent fortement à restaurer la discipline, et non seulement dans leurs propres régimens, mais dans toute l’armée. Cette courageuse mesure, dont tout l’honneur lui revient, est une des plus significatives qui aient marqué sa présidence. Nulle autre n’indique mieux le caractère réparateur et vraiment national de la politique qu’il s’efforçait de réaliser parmi tant d’obstacles et de périls.

Il avait à lutter contre deux ennemis à la fois, — je parle des ennemis en armes, — les carlistes, dans le Nord, et, dans le Midi, les cantonalistes : deux guerres civiles, dont une aurait suffi à ruiner l’Espagne ! Les carlistes, à la faveur de l’anarchie où le pays sombrait, faisaient depuis six mois des progrès effrayans. Le fléau n’était plus renfermé dans son foyer naturel, c’est-à-dire dans les trois provinces basques de Guipuscoa, d’Alava, de Biscaye, et en Navarre. Il débordait sur la Catalogne, gagnait la province de Valence, et formait peu à peu le cercle autour des Castilles, où déjà même il s’infiltrait. Comme autrefois, aux jours critiques de la guerre de Sept ans, aux temps de Cabrera et de Zumalacarreguy, des bandes carlistes se hasardaient jusqu’aux environs d’Aranjuez ; on en vit jusque sur les hauteurs qui dominent l’Escurial. Au commencement de septembre, on évaluait à plus de cinquante mille le nombre des soldats de Don Carlos Basques et Navarrais, à la voix des curés, quittaient les villages et allaient rejoindre « la faction. » Hommes d’un autre temps, qui couraient à la mort avec la triple devise qu’ils avaient reçue de leurs aïeux : Dieu, la patrie, le roi ; qui, avant la bataille, récitaient leurs prières et se faisaient bénir par leurs prêtres. Quel contraste avec les soldats de l’armée régulière, qui insultaient leurs officiers et marchaient à la débandade, avinés et pillards ! Enfin le prétendant lui-même avait passé la frontière ; il avait établi son quartier général dans la petite ville d’Estella ; c’était sa capitale provisoire ; il avait là une façon de cour et de gouvernement. Avec ses ministres, son grand aumônier, l’évêque d’Urgel, les hallebardiers qui formaient sa garde, Charles VII faisait presque figure de roi. Assurément, dans le reste de l’Espagne, il comptait peu de partisans ; il en comptait bien moins que Don Alphonse ; l’armée, d’ailleurs, était alphonsiste et de même, en grande partie, le clergé. Mais don Carlos n’avait-il pas cet avantage de présenter aux regards des conservateurs démoralisés un roi tout prêt et un gouvernement qui, après tout, pourrait rétablir l’ordre ? Castelar se demandait si la démocratie espagnole n’allait pas expier ses désordres, ses folies et ses fautes, en subissant, et, avec elle, la nation, le joug écrasant de la monarchie absolue de Philippe II. Il en menaçait les Cortès : ce serait le châtiment de ces hommes qui auraient fait de la démocratie le synonyme de l’anarchie ; génération frappée de démence et courant au suicide ! Heureusement les deux prétendans se faisaient échec l’un à l’autre ; Don Carlos ne suivait pas les sages conseils que lui envoyait le vieux Cabrera ; il entendait bien renouer la chaîne des temps ; il serait le rey neto ; il apparaissait, en un mot, comme le fantôme du passé ; et ce revenant faisait horreur.

A vrai dire, le carlisme peut étendre facilement son empire jusqu’à l’Ebre ; aller au delà lui est presque impossible. Les provinces basques et la Navarre sont comme une Vendée espagnole, où la grande majorité des habitans était, de père en fils, dévouée au carlisme. C’est parmi eux qu’il recrutait presque exclusivement ses soldats. C’est dans ces régions montagneuses qu’il fut presque invincible. Mais, s’il s’avise de franchir l’Èbre, la victoire l’abandonne. Il faut se rendre compte en effet des conditions dans lesquelles il soutient la lutte. Les Espagnols l’appellent d’un mot significatif, la guerrilla, la petite guerre d’embuscades, d’escarmouches, démarches et de contremarches. Une bande ou partida descend de la montagne et attaque les troupes régulières qui traversent la plaine ; elle disparaît, mais pour se reformer un peu plus loin, et reparaît sans cesse, pareille à un feu follet voltigeant et insaisissable. De part et d’autre il n’y a presque jamais d’actions décisives. Il n’est donc pas surprenant que Castelar n’ait pu terminer la guerre carliste. Au fait, elle a duré encore trois ans après sa chute. Ce fut seulement en 1876 que le roi Alphonse XII en vit la fin. La vérité est que la lutte, durant les quatre mois de la présidence, a continué sans changement notable. Le fléau, dans les quatre provinces, accomplissait sa redoutable évolution, mais sans franchir l’Ebre, Le gouvernement de Madrid tenait les carlistes en échec ou du moins en respect de l’autre côté ; et, sur les autres points de la périphérie des Castilles, dans la basse Catalogne, dans la province de Valence, dans l’Estrémadure, dans la Galice, le progrès du carlisme fut décidément enrayé.

Tout autre était la lutte contre l’insurrection cantonaliste. Là aussi le mal était entré dans une phase nouvelle. On l’avait vu d’abord naître et se propager à l’état sporadique. C’était comme une éruption qui éclatait un peu partout à la surface du pays. La rapide campagne de Pavia à travers l’Andalousie avait détruit ces foyers épars dont quelques-uns étaient des feux de paille. Car cette tourbe démagogique n’était en Espagne — comme elle l’est presque toujours et partout — qu’une minorité aussi lâche que violente. Les velléités d’énergie de M. Salmeron avaient suffi pour jeter dans les rangs des cantonalistes le désarroi ; l’arrivée de Castelar aux affaires, précédé de son programme, fit le reste. De tous côtés, le parti de l’anarchie, avec ses fusils, ses loques rouges et ses formules creuses, rentrait dans l’ombre. Ceux-là seulement qui étaient résolus à toutes les aventures se réfugiaient dans le port de Carthagène, devenu le lieu d’asile de la république fédérale. Là, — derrière la ceinture des forts qui défendent les approches de la vieille cité d’Asdrubal, — le cantonalisme s’apprêtait à jouer une partie suprême, utilisant les incomparables ressources que cette grande place de guerre, sa rade immense, ses arsenaux, sa flotte de cuirassés et sa population ouvrière lui offraient. En sorte que, le 20 septembre, quand Pavia frappait son dernier coup à Malaga, et que, de toutes ces Communes révolutionnaires plus ou moins calquées sur la nôtre, il n’en restait plus qu’une, celle de Carthagène, la lutte, en vérité, changeait de nature ; le mal, localisé, était plus formidable ; une autre guerre civile, d’un genre inusité, se préparait, — guerre monstrueuse ! Les cantonalistes, s’adjoignant les forçats, s’étaient transformés en pirates, et ces bandits, montés sur les vaisseaux de l’Etat, mettaient le littoral en coupe réglée, opérant des razzias, pillant les populations sans défense, bombardant, pour les mieux rançonner, les villes ouvertes. Le premier port militaire de l’Espagne n’était plus qu’un repaire de forbans.

Ce ramassis d’aventuriers régnait à Carthagène depuis deux grands mois, lorsque Castelar prit en main le pouvoir. Tandis qu’il travaillait à refaire une armée, il s’empressait aussi de refaire une flotte pouvant bloquer le port et protéger les côtes. Pour cet objet il fallait avant tout rentrer en possession des vaisseaux de guerre que les Anglais avaient confisqués. Deux bâtimens, la Victoria et l’Almansa, sortis de Carthagène avec Contreras pour lever tribut sur les villes d’Almeria et de Malaga, avaient été capturés, le 1er août, par un croiseur allemand, assisté de l’escadre britannique. Depuis lors, l’Angleterre s’accommodait de les garder. Les choses en étaient là quand, le 20 septembre, la flotte cantonaliste parut devant Alicante. Les insurgés, en humeur de conquête, signifièrent à la municipalité que si, dans le délai de quatre jours, la ville n’avait pas reconnu le gouvernement du « canton murcien, » elle serait bombardée. Ils tinrent parole, et ouvrirent le feu sur la malheureuse cité. Mais elle se défendit, appuyée par les troupes de Martinez Campos, et les batteries du môle ripostèrent avec tant précision que les assaillans bientôt gagnèrent le large. L’événement fit quelque impression sur les chancelleries. Les affaires semblaient prendre une tournure nouvelle. Décidément il y avait à Madrid une autorité qui s’efforçait de ressaisir le pays, d’être, en un mot, un gouvernement. En même temps Castelar hâtait, par ses amis de Londres, — spécialement par John Bright qui venait d’entrer dans le cabinet Gladstone, — le succès des négociations. L’Angleterre se résigna à rendre les vaisseaux. Mais, en les restituant, elle s’attribuait un pourboire honnête, et faisait payer le plus cher possible aux Espagnols le service qu’elle était censée leur avoir rendu.

Du côté de la terre, les obstacles n’étaient pas moins grands. L’investissement de Carthagène, pour être complet, nécessitait un ample déploiement de troupes, et il fallait une artillerie puissante, afin de réduire les forts qui entouraient la ville. Aussi la marche des opérations fut-elle très lente. On dut recourir à un bombardement ; il ne commença guère que le 26 novembre, et la place tint encore un mois et demi ! Le 2 janvier, quand les Cortès se réunirent de nouveau, la résistance désespérée continuait ! C’étaient, chaque jour, des incidens de tranchée, fort semblables à ceux qui avaient marqué naguère le second siège de Paris. J’ai sous les yeux des journaux madrilènes du temps, et je crois relire, en les feuilletant, les informations quotidiennes qui se publiaient à Versailles dans les mois d’avril et de mai 1871. On savait d’ailleurs les insurgés à bout de forces ; la capitulation n’était plus qu’une affaire de semaines ou de jours. Elle eut lieu le 10 janvier, moins d’une semaine après la chute de Castelar, et serait probablement survenue bien plus tôt, si les nombreux amis que les cantonalistes comptaient dans les Cortès ne les eussent, paraît-il, exhortés à tout faire pour prolonger la résistance jusqu’à cette échéance fatale du 2 janvier : on renverserait alors Castelar et on lui choisirait pour successeur un complaisant de l’insurrection. Seulement on avait compté sans Pavia ! Lorsque les brigands de Carthagène furent avisés de son coup d’État, ils comprirent que c’était pour eux bien fini, et se décidèrent à conclure avec le général en chef Lopez Dominguez un convenio. Ce fut le don de joyeux avènement des successeurs de Castelar. Mais, en réalité, c’était lui le vainqueur de Carthagène, et ni à Madrid ni ailleurs l’opinion publique ne s’y est trompée.

Dans cette fatale année 1873, chaque jour apportait un désastre nouveau. Et, comme si vraiment c’était peu d’avoir à la fois deux guerres civiles, un conflit international éclatait soudain, qui mit l’Espagne à deux doigts d’une guerre extérieure et maritime, — de la funeste guerre qu’elle a subie il y a un an ; — je veux parler de la fameuse affaire du Virginius.

Au commencement de novembre, le matin même du jour où Castelar et ses ministres tirent à Rios Rosas, le grand orateur de la monarchie, des funérailles nationales, une grave nouvelle arrivait de Cuba. Les autorités de cette colonie venaient de capturer dans les eaux de la Jamaïque un flibustier qui, naviguant sous le pavillon des Etats-Unis, portait des secours à l’insurrection cubaine. Castelar entrevit aussitôt les redoutables conséquences de cette prise irrégulière. Il était trois heures du matin lorsqu’il reçut le télégramme. Dans son émoi, il se rend à pied, en pleine nuit, au ministère de la Guerre, d’où il télégraphie à Cuba l’ordre de suspendre toute exécution. Malheureusement les fils ont été rompus entre la Havane, où parvient la dépêche, et le port de Santiago, où le navire capturé a été conduit ; et le gouverneur local, cédant à l’influence des passions furieuses qui l’entourent, fait fusiller près de soixante passagers du Virginius. Parmi les victimes se trouvaient, ce qui était gros de périls, un certain nombre de nationaux des Etats-Unis.

La nouvelle de ces massacres provoqua d’un bout à l’autre du territoire de l’Union une explosion formidable de colère. De toutes parts des meetings réclamaient une réparation aussi éclatante que l’injure. Ce qui rendait, en cette occurrence, la situation de l’Espagne infiniment critique, c’étaient les visées déjà bien connues des Etats-Unis sur cette terre de Cuba que, depuis un demi-siècle, ils guettaient comme une proie. Elle était là, sous leurs yeux, sous leur main, l’île splendide et révoltée ; en vérité elle semblait s’offrir à un libérateur ! Dès 1823, Adams expliquait doctoralement qu’elle devait tôt ou tard tomber au pouvoir des États-Unis par un phénomène d’attraction tout aussi fatal que la loi physique de la pesanteur. Il suffisait d’attendre l’occasion. En 1848, on crut l’avoir trouvée ; Buchanan, alors secrétaire d’Etat du cabinet de Washington, déclarait l’heure venue d’annexer Cuba. On l’achèterait à la métropole, comme on avait jadis acheté la Floride à ces mêmes Espagnols et la Louisiane à la France. Des ouvertures dans ce sens furent faites au premier ministre Narvaëz, lequel les accueillit de telle façon que l’on ne crut pas devoir insister. Mais les États-Unis ne se tenaient pas pour battus, et assurément l’état psychologique de la colonie autorisait toutes les espérances. L’île fidèle, la siempre fiel, — ainsi que la métropole continuait de l’appeler, sans doute par antiphrase, — s’agitait déchirée par des dissensions chroniques, secouée et comme soulevée par un feu intérieur. Les créoles frémissaient sous le joug de la mère patrie. Les uns rêvaient l’incorporation aux États-Unis ; d’autres au contraire l’autonomie complète. Tous avaient les regards tournés vers le rivage américain ; tous espéraient de là le secours et le salut.

Au fond, l’affaire du Virginius n’était qu’un épisode de l’interminable guerre civile qui désolait Cuba. Cette guerre avait éclaté au lendemain de la révolution de septembre, et, depuis cinq années, se perpétuait, alimentée par le voisinage des États-Unis, d’où les autonomistes recevaient des munitions et des armes. L’insurrection avait à New-York une junte affiliée ; c’était cette junte qui venait d’expédier le Virginius. De là le conflit, de là le péril, qui était si grand que la guerre entre les deux puissances parut d’abord presque inévitable. Comment espérer que l’orgueil castillan souscrirait aux conditions posées par le cabinet de Washington ? Et, si l’Espagne s’y refusait, comment éviter une rupture que les États-Unis semblaient désirer ? Le gouvernement de Madrid se trouvait pris entre deux feux D’un côté, il risquait de déchaîner contre lui cet orgueil intraitable, misère et vertu de l’âme espagnole ; de l’autre, c’était la guerre, et dans quel moment ! Don Emilio m’a dit avoir souffert, à cette époque, les plus poignantes angoisses qui aient traversé sa vie publique. Il eut des jours de transes mortelles. Sa santé robuste en était ébranlée. Lui, d’ordinaire si confiant, si allègre, courbait le front sous cette immense disgrâce de la patrie. Mais sa raison et son énergie grandissaient malgré tout avec les épreuves, et le fait est que l’Espagne, dans ces terribles conjonctures, vit à sa tête un homme d’État.

Par une chance heureuse, le Congrès des États-Unis ne siégeait pas durant cette période ; or, lui seul avait le droit de déclarer la guerre. L’opinion eut le temps de se ressaisir ; la colère tomba peu à peu ; l’incident fut ramené à ses proportions véritables. On vit alors un phénomène inattendu : les Américains reculaient devant l’occasion unique qui s’offrait à eux de prendre Cuba ! Revenus au sang-froid, ils calculaient ce que la conquête de cette île leur coûterait de sang, d’argent, de mécomptes. Car il y avait à Cuba un parti de l’indépendance qui poursuivrait contre les nouveaux maîtres la lutte à outrance qu’il soutenait contre les anciens ; on se serait donné une Irlande ! Et comme, dans les mobiles compliqués de nos actes, les intérêts se dissimulent, quand ils peuvent, sous le décor spécieux des sentimens, la grande nation américaine manifestait une sorte de pudeur à profiter du désarroi où se trouvait la malheureuse Espagne. Une lettre de Sumner le laissait bien voir : « La République espagnole et Emilio Castelar, disait-il, doivent attendre de nous autre chose que des menaces de guerre. » Un arrangement fut conclu qui, tout en donnant aux Etats-Unis les réparations légitimes, sauvegardait la dignité de l’Espagne et les principes du droit des gens. Ce résultat fit grand honneur à Castelar, et, dans la suite, un ministre des Affaires étrangères du roi Alphonse XII, M. Calderon Collantes, a pu lui rendre devant l’assemblée des Cortès ce témoignage [[qu’il avait mérité la reconnaissance des hommes de tous les partis, en réglant comme il avait su le faire le conflit du Virginius. »


II

Mais l’ennemi le plus à craindre restait debout, et se dressait devant Castelar, lui barrant le chemin ; cet ennemi, cet obstacle, c’étaient les Cortès, les ingouvernables Cortès constituantes, incapables de rien constituer que l’anarchie. Pitoyable assemblée, qui ne représentait pas plus le vrai pays que ne le représentaient les songe-creux, les prédicateurs de morale révolutionnaire et les hommes de coups de main, les seuls, ou à peu près, qui eussent participé à l’élection de cette Chambre néfaste. Ces étranges Cortès ne comptaient pas en tout dix monarchistes, et elles étaient, avec leur apparente homogénéité, l’assemblée la plus incohérente que l’on eût vue. La droite, formée du groupe des républicains sensés, bien peu nombreux, était l’unique fraction parlementaire sur laquelle Castelar pût compter. Malheureusement la droite n’était par elle-même qu’une minorité ; elle ne pouvait rien sans l’appui du centre, où dominaient les partisans de M. Salmeron. En réalité, celui-ci tenait le sort du gouvernement en sa main. Il lui suffisait d’évoluer, avec ses amis, de droite à gauche pour déplacer la majorité. Toute la situation reposait sur l’accord de Salmeron et de Castelar. A la vérité, cet accord durait depuis plusieurs mois sans que le moindre dissentiment l’eût troublé. Quand l’un était le chef du gouvernement, l’autre occupait le fauteuil de la présidence des Cortès : c’étaient les duumvirs de la République. Mais cette heureuse union allait faire place à un état de sourde hostilité. L’antagonisme commença par quelques divergences de vues et de légers froissemens ; il devait aboutir, après deux mois de tiraillemens et de pourparlers où l’on ne put s’entendre, à la rupture et à un conflit.

Moins de six semaines s’étaient écoulées depuis que les Cortès avaient suspendu leurs séances, quand les premiers symptômes de discorde apparurent. Les députés intransigeans, qui s’étaient tenus cois depuis le lamentable effondrement de M. Pi y Margall, recommençaient à faire parler d’eux ; ils organisaient des conciliabules, à petit bruit, sous la présidence du vieil Orense, ou de Figueras, revenu de sa fugue au delà des monts, et qui, désespéré de n’être plus rien, se remettait à ourdir dans une ombre discrète ses intrigues. Sans doute les Cortès étaient prorogées ; mais elles reprendraient leurs séances au 2 janvier, et on disposait, d’ailleurs, d’un instrument dont on pouvait jouer très utilement ; je veux parler de la commission de permanence que les Cortès, selon la coutume des assemblées souveraines, avaient laissée derrière elles, pour monter la garde.

On sait comment, en règle générale, les commissions de permanence conçoivent leur rôle. Elles le prennent de très haut avec les ministres, les font comparaître comme des accusés, et, sous couleur de sauvegarder les libertés publiques, s’évertuent à mettre des bâtons dans les roues. La délégation parlementaire nommée en septembre ne pouvait manquer à cette louable coutume. Elle s’empressa d’instituer le jeu traditionnel, et tout naturellement, M. Salmeron, qui la présidait, y prit goût. Lui aussi il aurait pu dire : Je suis leur chef ; il faut bien que je les suive ! — Il se laissa peu à peu reconquérir par les passions, par les idées de secte ; il redevenait le métaphysicien politique qu’il n’avait, au fond, jamais cessé d’être. Ce Byzantin ratiocinait, le cerveau rempli de ses formules d’école, tandis que Castelar oubliait tout pour la patrie. Je crois bien aussi que l’humeur agressive de M. Salmeron devait provenir d’un certain état d’âme qui ressemblait fort à l’envie. Il avait eu beau renoncer au pouvoir volontairement, par un point d’honneur de théoricien ; ce qu’il n’avait su ou voulu faire, il lui déplaisait qu’un autre le fît à sa place. Tout, à ce malcontent, était sujet de querelle. Il fatiguait les gouvernans de ses récriminations ; il était le perpétuel censeur. La politique de Castelar, et singulièrement l’attribution des grands commandemens à des généraux réputés monarchistes, lui arrachaient des cris d’alarme ; on eût dit qu’il marchait de surprise en surprise ; et cependant cette politique, dont le grand orateur avait si loyalement tracé le programme, M. Salmeron y avait donné son adhésion. Il l’avait même inaugurée !

Le mois de novembre passa de la sorte. L’hostilité couvait. Castelar s’épuisait en efforts pour amadouer ce personnage malintentionné ; il prêchait un sourd ; il proposait la paix à qui voulait la guerre. Et déjà les observateurs avisés prononçaient qu’il était perdu ; ce n’était plus qu’affaire de semaines ; il serait renversé, le 2 janvier, par les Cortès. La « question des évêques » mit le feu aux poudres. Or, voici à quels termes cette question se réduisait. Un certain nombre de sièges épiscopaux étaient vacans, et le Pape se disposait à y pourvoir seul, motu proprio, en se passant de l’autorité civile. Défait, depuis l’abdication du roi Amédée, l’Eglise espagnole vivait séparée de l’Etat, qui avait cessé de servir aux titulaires ecclésiastiques les allocations que les lois fondamentales, non abrogées, leur garantissaient. Au Vatican, l’on raisonnait ainsi : Vous ne remplissez pas vos obligations ; soit ! nous rentrons alors dans la plénitude de notre droit. — Et le Pape, disait-on, instituerait des évêques carlistes. Le gouvernement de Castelar avait vu le danger, qui était des plus graves ; il négocia avec la Curie romaine, et heureusement rencontra des dispositions conciliantes. On s’entendit ; les nominations furent dûment concertées par les deux pouvoirs, et il se trouva, par surcroît, que les prélats choisis étaient excellens. Cette mesure, dans un pays catholique par essence, ne pouvait être que favorable à la République ; pour cette seule raison, tout républicain ayant le sens commun devait l’approuver. Mais, au point de vue de M. Salmeron, de plus en plus figé dans ses dogmes, c’était proprement une trahison : Castelar tournait au cléricalisme ! De nouveaux pourparlers eurent encore lieu : le président des Cortès posait des conditions inexécutables ! C’était bien la guerre ; c’était la crise ouverte ; cette date du 2 janvier devenait une échéance, entrevue avec joie par les hommes de désordre, avec épouvante par les gens sensés.

Le dénouement allait venir d’où nul sans doute ne l’attendait ; et le deus ex machina fut, selon l’usage espagnol, un général. Un écrivain qui semble avoir vu de près les choses de ce temps-là, M. A. Houghton, dans un curieux livre : les Origines de la Restauration des Bourbons en Espagne[2], nous a donné des renseignemens précis sur le coup d’Etat du 2 janvier et sur l’homme audacieux qui fut seul à le concevoir, à le préparer et à l’accomplir. Le capitaine-général Pavia, — le même qui avait, quatre mois avant, pacifié l’Andalousie, — était alors gouverneur militaire de Madrid et, comme tous ceux qui n’étaient ni des coquins, ni des aveugles, il s’effrayait pour sa patrie en voyant approcher l’échéance fatale. Il sentait bien que Castelar serait mis en échec, au premier vote, et que, Castelar renversé, c’était la Federal de nouveau maîtresse de l’Espagne, le socialisme partout recommençant ses entreprises ; c’était en un mot l’effroyable anarchie. Et alors, de lui-même, il forma le dessein de sauver son pays en le débarrassant de ces Cortès funestes.

Il parait que le général avait d’abord sondé le président de la République, l’engageant à décréter une prorogation des Cortès à long terme, sinon indéfinie. Il le trouva fort attristé de la tournure que prenaient les événemens et s’attendant lui-même à sa propre défaite, mais décidé à ne point sortir de la légalité. Pavia comprit qu’il se trouvait en face d’une résolution irrévocable, et que cet honnête dictateur — si peu dictateur, en réalité ! — succomberait, victime de sa droiture. Il prit son parti.

Il avait étudié la situation dans tous ses élémens, et politiques et militaires. Il s’adressa aux chefs des divers groupes conservateurs, leur demandant si parmi eux il en était un qui assumât la tâche urgente de sauver le pays ; sur leurs réponses négatives, il les invita à se tenir prêts, pour constituer, à son premier appel, un gouvernement national. Il se chargeait du reste. En conséquence, il employa le mois de décembre à préparer minutieusement son coup d’Etat, organisant toute chose avec un soin et un art consommés. Il avait distribué, dans les casernes et sur les points stratégiques, des munitions, des vivres, des ambulances. A un signal donné, la garnison, formée en six colonnes, devait se lancer à travers Madrid, au pas de course, écrasant toute velléité de résistance, et s’emparer des édifices publics, des gares, des télégraphes. Le 1er janvier, les mesures étaient prises, les préparatifs terminés. Les Cortès pouvaient se réunir ; elles n’échapperaient pas au réseau qui allait les enserrer.

Ici, une question se pose. Eh, quoi ! le chef du pouvoir exécutif n’a-t-il rien su, rien deviné ? Nulle information n’était donc venue à ses oreilles ? Nulle indiscrétion, nul indice n’avait éveillé son attention ? Comment ce secret a-t-il été gardé par tant des personnes, et si parfaitement, et dans un pays où les conspirations, pour l’ordinaire, sont le secret de tout le monde ? Doit-on supposer que Castelar fut si naïf ? ou qu’il eut vent de ce que le général tramait dans l’ombre, mais le laissa faire, connaissant la sympathie très réelle de Pavia à son égard et se disant : Tant que je serai là, il ne bougera pas ; si je n’y suis plus, les Cortès, après tout, auront ce qu’elles méritent ; sans doute ce sera une bien triste violation de la loi, mais à qui la faute ? Et le pays du moins sera sauvé ! — Castelar, au contraire, a toujours protesté qu’il n’en avait rien su. Il en a fait la déclaration solennelle deux années plus tard, devant les Cortès de la Restauration, dans une séance que n’oublieront jamais ceux qui y assistèrent. Des orateurs avaient laissé entendre que peut-être l’ancien Président de la République n’avait pas été si ignorant des desseins de Pavia… Castelar bondit sous l’injure ; d’une voix vibrante d’émotion, il raconta ses entrevues d’alors avec le capitaine-général, et comment celui-ci lui avait donné le change : « Pouvais-je douter, s’écriait-il un peu ingénument, pouvais-je douter de la parole d’un officier espagnol ? » Et, dans un mouvement d’indignation, il osa dire, à la face de Pavia qui siégeait à quelques pas de lui, impassible : « Si j’avais pu le soupçonner de trahison, je l’aurais empêché d’exécuter son plan, et, au besoin, l’aurais fait fusiller, car j’en avais le pouvoir…[3] » Il est certain que le général avait un prétexte commode, en sa qualité de gouverneur de Madrid, pour expliquer les mesures qu’il prenait à la veille du 2 janvier, étant censé les prendre à cette unique fin d’assurer le maintien de l’ordre et de prévenir un soulèvement de la milice fédérale, soulèvement que la population madrilène redoutait.

Enfin l’on arriva à la journée tragique. Cette séance des Cortès, qui devait être leur séance suprême, commença le 2 janvier 1874, vers trois heures de l’après-midi, par la lecture que le chef du pouvoir exécutif fit lui-même d’un message où il rendait compte de ses quatre mois de présidence. Et, aussitôt après, le débat s’engagea, un de ces solennels débats parlementaires, si inutiles et si vains ! La discussion traîna, durant plusieurs heures. Ce ne fut que tard dans la soirée, un peu avant minuit, que les deux présidens se jetèrent dans la mêlée ; M. Salmeron d’abord, qui par la froidement, avec obscurité, présentant mal une mauvaise cause. Castelar répliqua, blessé au cœur, exaspéré, impatient d’en finir, et prenant la parole moins pour se défendre que pour confondre ses adversaires. Il faudrait citer en entier cette harangue, qui a jailli, tout improvisée, admirable mélange de passion et de raison ; tableau saisissant où il opposait l’une à l’autre deux politiques, la sienne, et celle des autres républicains, qui allait tout ruiner. Il leur criait, avec une éloquence désespérée : « Ne voyez-vous donc pas que nous roulons au fond de l’abîme ? »


Hélas ! leur disait-il, si la République de mes rêves était réalisable, il n’y en aurait jamais eu de si belle ! Je l’ornerais de toutes les perfections que l’art et la vertu peuvent offrir aux hommes ; mais il s’agit de la réalité. Résignez-vous donc à voir votre République bien imparfaite encore : c’est une loi du monde physique que tous les êtres naissent imparfaits. Le chêne, qui plus tard défie les siècles et les tempêtes, n’est au début qu’un faible rameau qui ploie sous l’aile de l’insecte...

Après tout, nous avons la démocratie, la liberté, les droits individuels, la République ; que nous manque-t-il de ce que naguère nous réclamions ? (Rumeurs à gauche.) Ah ! je le sais bien, vous voudriez, vous autres, qu’on vous donnât le monde, pour le découper en cantons, et dans chaque canton mettre un Contreras, comme à Carthagène... Pour nous, il nous suffit, quant à présent, d’accomplir deux réformes : la séparation de l’Église et de l’État et l’abolition de l’esclavage. (Une voix : Et la Fédérale ? ) La Fédérale ? Vous voulez dire l’organisation municipale et provinciale ? Nous en parlerons plus tard ; aujourd’hui la chose n’en vaut pas la peine ! Le plus fédéraliste doit se résigner à voir son rêve ajourné de dix ans. (Une voix : Et le projet de loi ?) Le projet de loi ? On l’a brûlé à Carthagène ! (Lo quemaron en Cartagena.) Appelez-moi apostat et traître ; mais j’estime qu’il y a toute une série de réformes justes en principe, qui présentement sont irréalisables, et je ne veux pas perdre la République pour des utopies.


Dans le même discours, Castelar exprimait le vœu qu’il pût se former au sein de la République espagnole deux grands partis, l’un progressiste, l’autre conservateur, où’ les hommes de bon vouloir des régimes anciens pourraient trouver place. Mais en vérité c’était pour l’Espagne, c’était pour l’avenir qu’il parlait, non pour ces forcenés, incapables de le comprendre, et qui s’empressèrent de voter contre lui. Cent vingt voix contre cent repoussèrent la motion de confiance. Castelar donna immédiatement sa démission et celle des ministres. Il n’y avait plus de gouvernement, et bientôt même il n’allait plus y avoir de république : elle recevait de ses prétendus défenseurs le coup de grâce.

Pendant ce temps, Pavia veillait et agissait. Au quartier général, où il se tenait, prêt à partir, des affidés se succédaient, lui apportant de minute en minute des nouvelles du drame dont l’assemblée était le théâtre. Lorsque l’heure décisive lui parut approcher, il se mit en marche dans la direction des Cortès. Le général avançait par les rues désertes, suivi d’une troupe d’élite, à la faveur des ténèbres et de la brume d’une nuit d’hiver, dans la solitude muette de Madrid endormi. Arrivé devant les marches du palais législatif, il s’embusqua avec ses hommes dans le square faisant face au monument ; et là, enveloppé d’ombre, il attendit. Dès qu’il connut le vote, il comprit que l’heure avait sonné et envoya deux aides de camp pour inviter M. Salmeron à lever la séance dans les cinq minutes. L’assemblée, à ce moment, offrait l’image d’un chaos. Une inexprimable confusion régnait dans la salle et donnait aux »«Cortès souveraines de la nation » l’aspect d’un club révolutionnaire. On procédait tumultueusement à l’élection du successeur de Castelar, qui paraissait devoir être un obscur député de Valence, nommé Palanca.

Alors on vit se produire un revirement soudain, et bien humain, dans cette majorité brusquement dégrisée par l’imminence du péril. Au moment où les soldats envahissaient le palais, elle se tourna éperdument vers l’homme qu’elle venait de renverser ; elle l’adjurait de reprendre le pouvoir, et votait par acclamation cette motion de confiance qu’elle venait de repousser. Mais il était trop tard ! Déjà la troupe se dirigeait vers la salle des séances. Dans cette minute suprême, M. Salmeron et les députés songèrent à mourir avec dignité ; le président engagea ses collègues à regagner leurs places et posa, paraît-il, cette étonnante question : « Nous laisserons-nous tuer à nos bancs ? — Oui, oui ! » cria-t-on de toutes parts. Au même instant, les uniformes apparurent, et l’on entendit des coups de feu. Ce fut une panique ! On vit ces mêmes députés, qui revendiquaient l’honneur de périr massacrés sur leurs chaises curules, s’enfuir à toutes jambes et par toutes les issues. Il était sept heures du matin. Quand la capitale s’éveilla, les rues, les places étaient occupées par des forces imposantes ; les casquettes rouges, naguère si menaçantes, avaient disparu comme par enchantement, et Pavia constituait un gouvernement dont il voulut qu’un autre que lui-même fût le chef. Il avait fait demander à Castelar de reprendre le pouvoir. Mais Castelar n’avait qu’à refuser et à protester ; ce qu’il fit aussitôt, en adressant au pays une déclaration ainsi conçue : « Je proteste de toute mon énergie contre l’attentat brutal qui a frappé l’Assemblée constituante. Je suis séparé de la démagogie par ma conscience, du régime que les baïonnettes viennent d’établir par ma conscience et par mon honneur. » La République espagnole n’existait plus que de nom. La présidence du maréchal Serrano inaugurait une sorte d’intérim, qui dura juste l’année entière. Ce gouvernement provisoire et comme indéterminé avait l’air de garder la place d’un absent. Le pronunciamiento de Sagonte ouvrit les portes de l’Espagne à cet absent, lequel s’appelait Alphonse XII.


III

Quel a été le rôle de Castelar sous la Restauration ?

Sa situation, d’abord, fut des plus pénibles. Cette ancienne monarchie qu’il voyait reparaître rajeunie et forte, il sentait bien que, pour la malheureuse Espagne, elle était le salut ; mais elle était aussi la réaction ; elle était la résurrection d’un passé qu’il avait combattu à mort ; et c’est pourquoi, sous peine de n’être plus Castelar, il devait s’en montrer l’adversaire irréconciliable ! Don Emilio prit le parti de quitter l’Espagne, par une sorte d’exode volontaire, et, après avoir voyagé quelques mois, il vint, comme autrefois, se fixer à Paris, déclarant qu’il ne rentrerait dans son pays que si les suffrages de ses concitoyens l’y rappelaient pour défendre la cause des libertés publiques aux Cortès. Mais ces Cortès n’existaient pas ; il n’y avait pas, il ne pouvait y avoir de Constitution ; on ne savait trop sous quelles lois on vivait, ni même s’il y avait des lois. L’Espagne se trouvait soumise à un régime de fait, de dictature et d’arbitraire, fort semblable à celui que la France avait subi dans les mois qui suivirent le coup d’Etat du 2 décembre 1851. Enfin le gouvernement d’Alphonse XII se décida, au bout d’un an, à faire élire des Cortès. Ce que furent ces élections, on s’en rendra compte, si l’on songe que, chez nos voisins, aux époques même de liberté, les élections sont toujours ce que le parti au pouvoir veut qu’elles soient.

La candidature de Castelar avait été posée à Valence et à Barcelone. Quelle était l’attitude du gouvernement ? A en croire les journaux ministériels et les officieux, le gouvernement entendait ne rien faire pour empêcher cette élection d’un homme dont, au contraire, il fallait souhaiter la présence aux Cortès. En tenant ce langage, était-on sincère ? Ou jouait-on double jeu ? Ou devons-nous penser que, la distance étant grande de Madrid à Valence et à Barcelone, ces belles résolutions furent contrariées par le zèle indiscret des agens locaux, plus ministériels que les ministres eux-mêmes ? Le fait est que Don Emilio apprit, à la veille du scrutin, qu’il ne pouvait pas être élu à Valence. Le gouverneur avait mandé deux des principaux partisans de sa candidature, leur déclarant tout net qu’il y fallait renoncer. Le gouverneur avait dit simplement qu’il agissait ainsi en vertu du droit de la force, dont il userait par tous les moyens. Aussi Castelar n’espérait-il plus rien lorsqu’il reçut, quelques jours après, la nouvelle qu’il avait passé, avec la liste républicaine, à Barcelone. Je me rappelle la joie dont il fut transporté. Il allait donc pouvoir rentrer en Espagne ! Il reverrait Madrid, le palais du Congreso[4]. De nouveau la carrière s’ouvrait devant lui.

C’était le 23 janvier 1876 qu’avait eu lieu l’élection. Le 24 février, il prenait la parole pour la première fois dans les Cortès de la Restauration. Sept années avant, presque jour pour jour, il avait abordé la tribune parlementaire. Dans l’intervalle, quels événemens ! Mais, en vérité, parmi tant de péripéties dont la suite forme le long drame vécu durant ces sept années par le peuple espagnol, je n’en vois pas de plus étrange et qui soit plus digne de notre attention que la crise intérieure, la métamorphose de conscience d’où Castelar était sorti transformé, converti pour toujours en un homme de gouvernement, de légalité, lequel demeurait invinciblement attaché à l’idéal de sa vie entière, la République, mais ne la voulait pas autrement que tempérante, rassurante, conservatrice, — au moins pour ses débuts, — et conciliatrice, largement ouverte et indistinctement à tous les Espagnols, et mettait au-dessus, bien au-dessus de la République, la Patrie. Guéri de ses erreurs dangereuses, mais non de ses généreux sentimens, Castelar avait banni de son credo les utopies néfastes : l’idée fédéraliste, la suppression des armées permanentes, l’abstention électorale (el retraimiento, ce détestable prélude de l’émeute), — enfin toute intransigeance, tout esprit d’exclusion sectaire. Evolution ou révolution, ce radical changement s’était manifesté, en 1873, dans les semaines qui avaient précédé l’avènement à la présidence. On l’avait vu paraître dans le discours des 8 et 10 juillet, où perçait le nouveau programme du futur chef d’Etat ; et ce programme, le message du 8 septembre l’avait affirmé ; le discours de la chute, du 2 janvier 1874, l’avait encore précisé, lancé comme un défi à la face des énergumènes ; et, après le 2 janvier, sous le régime sans couleur et sans nom qui servit d’intermède en attendant le retour du roi Alphonse XII, le discours de Grenade l’avait fait revivre ce programme de salut et d’avenir, comme si Castelar eût voulu montrer aux yeux de tous que, dans l’opposition comme au pouvoir, il saurait y rester fidèle[5]. En sorte que la très haute doctrine politique, qui allait être désormais et jusqu’au dernier jour de sa vie la règle invariable de sa conduite, était fixée et, on peut le dire, définitive, au moins dans ses lignes maîtresses, lorsque vint la Restauration. Il n’eut qu’à l’adapter au nouveau régime.

Il le fit aussitôt qu’il lui fut permis de rompre le silence. Environ trois semaines avant les élections qui devaient lui rouvrir les portes des Cortès, Castelar avait adressé sa profession de foi aux électeurs de Barcelone et de Valence. Dans ce document, on retrouve, exposé par avance, le programme qu’il mettra en œuvre pendant vingt-quatre ans. Les voilà, les principes directeurs qu’il ira publiant et prêchant sans relâche, les voilà, les grandes réformes capitales, les cinq ou six libertés nécessaires qu’il revendiquera, qu’il mettra la monarchie en demeure de lui donner, et qu’elle lui donnera ! « Je réclame, disait-il, les droits fondamentaux inscrits au titre premier de notre Constitution (la Constitution de 1869, et il voulait parler de la liberté de la presse, des droits de réunion et d’association) ; le suffrage universel, base de tout gouvernement ; la liberté religieuse entière, avec ses conséquences immédiates ; l’enseignement national et l’État indépendant de toute Eglise, le rétablissement du jury. » Il ajoutait : « Quant à ma ligne de conduite, mes principes m’imposent la politique suivante : séparation absolue d’avec tous les partis réactionnaires, séparation absolue d’avec tous les partis démagogiques ; aspiration vers une démocratie libérale (le régime dictatorial lui interdisait d’écrire le mot : République) protégée et défendue par un gouvernement fort qui, empruntant sa force aux lois, les fasse exécuter et obéir avec la même régularité que les lois qui régissent le monde physique... » Il conseillait à ceux de ses amis qui iraient aux Cortès « de ne combattre, de n’entraver aucune mesure conduisant à ces fins générales : la conclusion de la guerre civile, l’intégrité de la patrie, l’allégement du Trésor, l’équilibre du budget, le paiement de la dette, car la patrie n’appartient pas à un parti, à une dynastie, à un gouvernement ; la patrie, comme l’air et la lumière, nous appartient à tous... » Castelar concluait par ces nobles paroles d’espoir et de confiance où reparaissait la foi de sa jeunesse, de sa vie entière, dans la toute-puissance des idées : « Ne craignez pas la défaite partielle qui nous attend. L’histoire de l’humanité est un conflit perpétuel entre les intérêts réactionnaires et les idées progressives. Les victoires partielles sont toutes pour les intérêts ; mais les victoires décisives sont toutes pour les idées...[6] »

Or, l’idée dominante de ce programme, ce qui en était la base, la condition, et qui en faisait aussi l’originalité, c’était ce respect absolu de la loi, ce culte religieux de la légalité, — grande nouveauté en Espagne ! La légalité ? Qui donc s’en souciait ? Etaient-ce les monarchistes ? Depuis le retour d’Alphonse XII, ils avaient essayé toutes les formes de l’arbitraire et méritaient que Castelar leur dît, du haut de la tribune : « La politique de ce gouvernement est une politique anti-légale. Vous perpétuez une dictature que vous vous êtes conférée à vous-mêmes ; car votre pouvoir est sorti non des Cortès, mais des casernes...[7] » Etaient-ce les républicains ? On a vu ce que les trois quarts d’entre eux avaient su faire de leur république ; et, sous la monarchie, que faisaient-ils ? Les uns, dirigés par Ruiz Zorilla, ourdissaient de vains complots ; les autres, avec M. Pi y Margall, se recueillaient dans l’attente de la révolution future ; tous, ou à peu près tous, impénitens et incorrigibles, espéraient d’un hasard ou d’un coup de violence le salut. Quel contraste avec les républicains français, qui se montraient, dans le même temps, si modérés ou si avisés ! Durant la crise du Seize mai, Don Emilio, de séjour à Paris, ne se lassait point d’admirer leur union, leur discipline, leur attention à ne sortir jamais des voies légales. Il y trouvait des raisons nouvelles de persévérer dans sa propre conduite. La parole fameuse du président Grévy, disant à Gambetta, le jour que la Chambre fut prorogée : Restez dans la légalité ! Restez-y avec sagesse, avec fermeté et avec confiance ! qu’était-elle donc, cette parole, qui était le programme d’un parti déjà sûr de son triomphe, qu’était-elle sinon la devise qu’il avait adoptée, sinon le mot d’ordre qu’il n’a cessé de donner jusqu’à la fin ? A la vérité, ce mot d’ordre n’était reçu que par un groupe infiniment restreint, et le fait est que, ni alors ni, je le crois, depuis, Castelar ne s’est vu, soit dans les Cortès, soit dans le pays même, à la tête d’un parti compact. Abandonné, renié, depuis 1873, par le plus grand nombre des républicains, il a été presque toujours dans la situation d’un général sans soldats. Et, pour commencer, il fut seul, tout seul, dans une Chambre de monarchistes, lesquels d’abord firent mine de le confondre avec ses anciens partisans, devenus ses adversaires, et de traiter cet apôtre de la légalité et de l’ordre en factieux. Plus tard, ses fidèles, ses lieutenans, réussirent à entrer au Congrès, à la suite de leur chef. Mais ce n’était qu’un groupe infime par le nombre, composé d’hommes dont plusieurs sans doute étaient distingués, mais dont aucun n’était illustre ; c’est pourquoi l’on peut dire, en somme, que Don Emilio était seul en face de la monarchie. Et néanmoins ce solitaire obtenait, de législature en législature, plus d’autorité, plus de crédit ; et un jour vint où il apparut décidément comme une puissance avec laquelle les ministres de la royauté devaient compter, et cela par le seul ascendant que lui donnaient son éloquence, son patriotisme, son caractère si droit et si loyal, sa raison si fine et si clairvoyante ! Je ne sais si je m’exagère cette situation, mais il me semble qu’on en pourrait trouver malaisément une autre à lui comparer, je ne dis pas dans l’histoire parlementaire de l’Espagne, mais dans celle des autres pays, et qu’en tout cas ce rôle si personnel fut un grand rôle, et qu’il le paraîtra plus encore lorsque, dans l’avenir, on le verra de plus loin.

Je n’entreprendrai pas de suivre Castelar à travers cette longue période. Il faudrait pénétrer dans le détail des circonstances qui composent la vie journalière d’un État où les grands événemens, — jusqu’à une date récente, — avaient fait place aux petits incidens passagers. Il faudrait démêler ces intrigues de couloirs, ces cabales de cour, toutes ces choses d’Espagne, si vite oubliées et qui méritaient de l’être ! Il faudrait chercher les raisons plus ou moins secrètes, souvent misérables et toujours fugitives, qui font là-bas tomber les ministères, puisqu’il est entendu qu’ils ne sauraient être mis en échec, dans les Cortès, par leurs majorités, qu’ils ont eux-mêmes élues ! Pourquoi le maréchal Martinez Campos succédait-il à Canovas del Castillo, l’homme nécessaire des commencemens de la Restauration ? Et pourquoi Canovas succédait-il si tôt au maréchal ? Comment, dans la suite, voyait-on, par une sorte de chassé-croisé périodique, M. Sagasta tout à coup prendre la place de Canovas, et Canovas remplacer à son tour non moins inopinément M. Sagasta ? Il faudrait même plaindre don Emilio d’avoir ainsi vécu dans l’agitation vaine des partis politiques, si l’on ne songeait que, par un des contrastes qui éclataient en lui, ce haut esprit, si prompt à s’enlever d’un coup d’aile, savait redescendre non moins rapidement au ras du sol et se mêler au jeu parlementaire pour avancer le triomphe, la réalisation de son idéal.

Enfin, si je devais retracer l’histoire de son rôle sous la monarchie, il me faudrait passer en revue l’ample série des discours qu’il a prononcés sous la Restauration et qui, pour la plupart, sont infiniment longs ; lui-même les qualifiait « ces monologues démesurés qui s’appellent discours[8]... » Cette revue d’ailleurs n’irait pas sans monotonie, car il s’est beaucoup répété, condition nécessaire à qui veut convertir. Les idées, les réformes, qui constituent sa doctrine, son programme, il les prêche, les commente sans se lasser ; on les retrouve toujours identiques, à quelques variantes près ; à cet égard, on pourrait presque dire qu’il a refait le même discours quinze années durant. Mais, si nous ne pouvons suivre Castelar d’étape en étape, je voudrais du moins marquer par quelques traits les courbes, les tournans, les orientations successives de la route qu’il a parcourue ; je voudrais rappeler comment, fort éloigné d’abord de la monarchie d’Alphonse XII, il s’est trouvé plus tard et peu à peu rapproché de la Régence à ce point que l’adversaire d’autrefois devint et resta quelque temps, même assez longtemps, un allié. Ce qu’était, en réalité, cette évolution, qui n’a pas été bien comprise de tous, M. Charles Benoist l’a déjà fait connaître ; et ce côté ou, à parler plus exactement, ce résultat presque fatal de la politique de Castelar, il l’a décrit et caractérisé, ici même, en quelques pages d’une analyse si sagace, si vraie, qu’il reste après lui peu de chose à en dire[9].

Il me semble que l’on peut distinguer, dans les rapports de Castelar avec la monarchie restaurée en 1874, trois phases très différentes. Dans la première, qui comprend la majeure partie du règne d’Alphonse XII, il se montre, à l’égard du nouveau régime, l’opposant irréconciliable qu’il fut jadis au temps de la reine Isabelle ; mais son opposition, à la bien regarder, est de nature tout autre. Non seulement il entre dans cette opposition calme, mesurée et grave, beaucoup de légalité ; mais il y entre aussi beaucoup de résignation. Il ne songe pas, comme autrefois, à renverser cette monarchie. D’abord, il sent bien qu’elle est là pour longtemps, que, par suite, il ferait œuvre vaine. Et puis qu’adviendrait-il si la dynastie des Bourbons reprenait encore le chemin de l’exil ? Dans quel abîme ce malheureux pays serait-il plongé de nouveau ? La cruelle expérience a pour toujours instruit Castelar. Il ne fera plus d’agitation ; il se gardera bien de passionner les foules ! Il sait, hélas ! où cela mène. Le tribun, désormais assagi, se renferme dans un rôle de défense et d’expectative. Il espère beaucoup de l’action du temps. Il prévoit que la dictature ne pourra durer. En attendant, il lutte pied à pied, surtout dans les mois qui suivent sa rentrée aux Cortès, pour sauver, s’il se peut, les plus précieuses des libertés conquises par la Révolution de Septembre, et, en premier lieu, cette liberté religieuse qui avait si longtemps manqué à l’Espagne[10]. Plus tard, la réaction perdant du terrain, il ira de l’avant, il s’efforcera de ressaisir une à une ces libertés auxquelles il a voué sa vie, et de les faire entrer dans le cadre de la constitution monarchique. De cette royauté qui devient, d’année en année, plus libérale, il finira par obtenir la plus considérable, la plus redoutée peut-être des réformes, le rétablissement du suffrage universel.

Nous abordons ici la seconde phase, celle de la Régence, au moins les dix ou onze premières années, et nous assistons en même temps à la grande évolution qui, par degrés presque insensibles, mais sûrement et, je le répète, presque fatalement, le rapproche de la monarchie. Mais, au fait, cette évolution, est-ce Castelar qui l’accomplit ? Est-ce lui qui change ? N’est-ce pas, au contraire, la royauté, dont le décor mouvant se transfigure et marche à sa rencontre ? Ce fut la nouveauté très hardie de la Régence d’alors de faire de l’antique monarchie des Bourbons un régime qui, si l’on excepte l’hérédité de la fonction suprême, ressemblait étrangement à une république. Il donnait, en fin de compte, à Castelar les institutions pour lesquelles celui-ci avait tant lutté. Il y manquait, à la vérité, l’institution d’un chef d’Etat temporaire, électif. Si haut qu’en fût le prix, fallait-il, pour l’avoir, tout remettre en question ? Castelar ne le pensa pas. Il avait inscrit sur sa bannière une formule significative : il s’était déclaré possibiliste, c’est-à-dire résolu à se contenter du possible. Et voilà comment, voilà pourquoi l’adversaire d’autrefois allait modérant et atténuant son opposition, jusqu’à la transformer en une neutralité bienveillante, qui était bien près d’être une alliance sinon même un concours actif, — cette neutralité dont il avait tracé jadis les conditions, sous le règne déjà lointain d’Amédée, dans le discours célèbre de la benevolencia.

Le jour où Castelar se vit si rapproché de la monarchie que leurs bannières se touchaient presque, il comprit qu’il avait atteint aux limites extrêmes de la tâche qu’il lui était donné d’accomplir sous la Restauration. Le 7 février 1888, dans un discours inoubliable, le grand orateur fit ses adieux à la tribune des Cortès. C’était au cours du débat sur la politique générale, lequel suivait la lecture du message de la couronne ; débat qui se renouvelait, chaque année, solennel ; pompeux tournoi académique, où les chefs parlementaires venaient tour à tour rompre des lances. Après avoir étudié, discuté la situation de l’Espagne au dehors et au dedans, Don Emilio, par un retour sur lui-même, en vint à déclarer qu’il « appuyait » le gouvernement de la monarchie, parce qu’elle lui donnait les grandes libertés dont il avait fait les revendications de son programme, parce qu’il ne croyait plus, comme il l’avait cru jadis et si longtemps, que démocratie et monarchie fussent, par leur essence, inconciliables. Il ajoutait : « J’ai dit aux miens, qui ne m’ont pas écouté, dans certaine nuit célèbre : « Notre république sera la formule de cette génération, si vous réussissez à la faire conservatrice, » de même je vous dis maintenant à vous autres. « Votre monarchie sera la formule de cette génération, si vous réussissez à la faire démocratique. » Le fait est qu’il sentait sa carrière politique se fermer d’elle-même. Le loyal adversaire ne pouvait plus combattre la Régence. Mais, d’autre part, pouvait-il la servir ?


Ah ! Messieurs, j’achèverai ma vie par où j’ai commencé. Quand jetais jeune, j’enseignais, dans la chaire, à aimer la patrie à des hommes tels que M. Moret, M. Gamazo, M. le duc de Veragua, M. le marquis de Sardoal. Qu’ils se lèvent et qu’ils disent si notre Espagne ne nous était pas comme une divinité à laquelle nous rendions un culte ! Mais cet enseignement par la chaire, je dois y renoncer ; car l’art de la parole est un art de jeunes gens, non de vieillards ; il exige des forces que j’ai bien encore, mais n’aurai plus longtemps. Je me consacrerai à écrire notre histoire nationale, si vous donnez la liberté et la démocratie ; et, à mesure que mon sang coulera plus lentement dans mes veines, que l’ardeur de ma voix s’éteindra, peut-être, dans ce commerce avec les héros qui ont fait notre sol de leurs ossemens, avec les martyrs dont les sacrifices nous ont donné l’espace où nous respirons, avec les penseurs, avec les poètes qui ont mis autant d’idées dans notre ciel que Dieu lui-même y a mis d’étoiles et de lumière, peut-être retrouverai-je un regain de jeunesse, et aurai-je le temps de célébrer l’épopée immortelle de notre Espagne, de montrer comment, vaincue d’abord à Guadelete et à Covadonga, elle est descendue jusqu’aux rivages ensoleillés de ces mers : émeraudes de ses sandales et diamans de sa couronne ; enfin je retracerai les épreuves qu’elle a subies pour passer d’un absolutisme asiatique à la liberté. Après quoi, l’envie et les rancunes s’étant apaisées, la génération nouvelle me donnera une sépulture honorée et bénie ; elle y déposera mes restes, en sorte que mes lèvres glacées puissent encore dans la tombe presser le sol de la patrie, qui couvrira ma petitesse de sa grandeur et mon néant de son immortalité !


Mais de quitter la politique est une entreprise malaisée à qui a fait de la politique sa première raison de vivre. Et c’est pourquoi cinq années encore passèrent dans une demi-retraite. Il n’avait point abandonné tout à fait la scène ; il s’était seulement reculé dans l’ombre, au second plan. Enfin, dans l’été de 1893, vers la fin de la session, il annonça qu’il se retirait du Parlement. Quelques mois après, il publiait sa résolution dans un manifeste (avril 1894). Ce manifeste, malgré les apparences, et malgré les fausses interprétations, n’était point un acte d’adhésion à la monarchie. Mais si Castelar déclarait sa résolution de demeurer en dehors du cadre monarchique, il disait à ses lieutenans, à ses fidèles : Allez, et servez la Régence. Ce que firent plusieurs, pour qui M. Sagasta tenait des portefeuilles prêts, et par exemple, M. de Abarzuza, lequel devint un peu plus tard ministre des colonies (Ultramar) et fut à Paris, l’an dernier, l’un des plénipotentiaires chargés de régler avec les États-Unis les conditions de la paix. Castelar, cependant, s’effaçait ; mais, en réalité, jamais peut-être son crédit politique n’avait été plus grand ; et, par suite, rien de plus erroné que certain propos qu’il m’est arrivé, vers la même époque, d’entendre redire chez nous avec complaisance : « Castelar est devenu un Jules Simon espagnol » ; mot qui avait la prétention de faire coup double, mais qui, désobligeant pour ces deux hommes illustres, d’ailleurs si dissemblables, n’était exact ni pour l’un ni pour l’autre. La vérité est que Don Emilio tirait du fait de son isolement volontaire, de son simple et fier désintéressement, de son attitude si réservée à l’égard de la Régence — et de la Régente elle-même, — un prestige que ne cessait d’accroître son prodigieux labeur d’écrivain.


IV

Et en effet jamais peut-être il n’avait tant écrit que durant ces années de la Restauration, lesquelles lui auront été, tout mis en balance, des années heureuses, très douces et très belles. La vieillesse était encore loin, et, au fait, elle n’est jamais venue pour ce merveilleux esprit qui devait rester vaillant, agile, infatigable jusqu’au dernier jour. Il est vrai que cette histoire de l’Espagne qu’il avait promise, du haut de la tribune, à son pays, il ne la pas donnée ; mais pouvait-il bien la donner ? N’était-il pas trop orateur, trop poète, surtout trop improvisateur, pour être historien ? Et si nous n’avons pas, en son unité, en sa suite imposante, l’œuvre qu’il avait sans doute entrevue dans ses rêves, ne nous laisse-t-il pas quelques-uns des chapitres les plus nobles de cette histoire ? Ne les retrouve-t-on pas épars dans la série presque innombrable de ses écrits, qu’il a livrés à tous les vents du ciel, comme il a fait de tous ses dons, de son éloquence, de son immense savoir, de sa haute et poétique imagination ?

Son roman historique, El Suspiro del Moro, dans lequel le grand drame national, la reconquista, c’est-à-dire la reprise du sol d’Espagne sur les Maures, revit avec une intensité de couleurs incomparable, sa vaste chronique de la découverte du nouveau monde, El descubrimiento de America, qu’il aurait pu intituler plus justement : Christophe Colomb, que sont-ils autre chose que des fragmens de l’épopée nationale[11] ? Et, çà et là, dans mainte publication hétérogène et composite, telle que les énormes volumes qu’il a dénommés : Histoire du mouvement républicain en Europe, et qui sont bien plutôt un recueil de morceaux d’histoire qu’une histoire au sens vrai du mot, ne rencontre-t-on pas plus d’un chapitre de cette épopée ? Témoin le récit, le tragique et vibrant récit de la fameuse insurrection des artilleurs, du 22 juin 1866 : admirables pages, qui semblent coulées d’un seul jet[12]. Mais ce ne sont que des pages, le plus souvent écrites pour l’heure qui passe, en une matinée, par où il était bien vraiment de la race de Lope de Vega et de Cervantes ! Le fait est que don Emilio me les rappelait, ses grands devanciers, dont il était à sa manière le continuateur parmi nous. Il me les rappelait par l’abondance intarissable, par l’incroyable facilité d’un talent d’écrire le plus souple, le plus spontané que j’aie vu jamais. Il écrivait un article de Revue, comme eût fait Lope une comédie ; et ici vous touchez à la forme caractéristique, au cadre naturel de ce talent et de l’œuvre disséminée dont je désespère de donner l’analyse ou simplement un aperçu d’ensemble. Cet écrivain aura été, de tout temps et avant tout, un journaliste. J’ai là, devant moi, une trentaine de ses ouvrages, qui appartiennent aux époques diverses de sa vie, et ce n’est là sans doute qu’une faible partie de tout ce qu’il a fait paraître pendant le demi-siècle qu’il n’a cessé d’écrire ! Mais, notez-le, si vous exceptez les romans, de valeur secondaire, — genre où il se plaisait, en faisant fausse route, — si vous exceptez les récits semi-historiques, semi-romanesques, tels que le livre intitulé : La Chute de la liberté, El Ocaso de la libertad[13], qu’il publiait après son second voyage en Italie ; si vous exceptez La Revolucion religiosa, où l’histoire de l’Eglise se déroule en des milliers de pages presque grandioses, où se détachent en haut relief les figures de Savonarole, de Luther, de Calvin et de Loyola[14], presque tous les ouvrages de Castelar sont des recueils de discours et d’articles : causeries poétiques et oratoires, chroniques politiques, études littéraires, articles de Revues ou de journaux. Le journalisme, voilà, j’y insiste, le cadre ou le moule dans lequel il jetait de préférence les impressions que son âme exaltée recevait des beaux paysages, des chefs-d’œuvre de l’art, des découvertes de la science, des événemens politiques, enfin du décor changeant de la vie humaine.

D’où vient cela ? De sa nature d’abord, de son tour d’esprit, de l’ensemble de ses qualités et de ses défauts même. « J’aime un peu mes défauts, » me disait-il un jour avec son fin sourire, faisant allusion à son étonnante faculté d’improvisation et d’amplification, à ses éblouissantes métaphores, aux envolées de son lyrisme ; et qui sait ? il avait raison peut-être d’aimer ces défauts rares, qui le servaient autant sinon plus que des qualités !

Mais il y avait aussi une autre cause, adventice, et cette cause était trop honorable pour que je ne tienne pas à la rappeler. Castelar était né pauvre, et il avait été, dès son adolescence, un de ces courageux jeunes hommes à qui la vie impose de grands et de sévères devoirs. Il devait assurer le sort d’une mère, d’une sœur, de cousins dont la famille l’avait recueilli tout enfant, et auxquels il rendait le bienfait qu’il avait reçu. Et, comme il débuta dans la politique par un coup d’éclat, il se trouva conquis, asservi de bonne heure au labeur attrayant et dévorant de la presse quotidienne et des « correspondances » qu’il adressait aux Revues, aux journaux d’Amérique. Un de ses amis, celui peut-être qui l’a suivi de plus près dans sa vie de chaque jour, M. Adolfo Calzado, son ancien lieutenant aux Cortès, me disait avec quelle entente Don Emilio, aussi prodigue en apparence de ses écrits que de sa parole, aménageait son incessante production littéraire en vue de suffire à tous les articles qu’il envoyait aux quatre coins du monde. Castelar m’écrivait (en 1880) : « J’ai reçu, il y a quelques jours, des demandes pour collaborer à des Revues de New-York, de la Californie, et — soyez surpris — de Melbourne. » C’était pour ces Revues lointaines qu’il écrivait ces pages où le monde extérieur et surtout celui de sa pensée se reflétaient comme en des eaux courantes, rapides et limpides. À ces travaux joignez les obligations de l’enseignement public (car il était redevenu, sous la Restauration, professeur, catedratico de l’Université) ; ajoutez enfin les luttes électorales et parlementaires, les traverses sans nombre d’un chef politique, l’inévitable dispersion d’esprit d’un homme célèbre qui vit de la vie mondaine, fêté partout où il passait, et vous pouvez comprendre comment Castelar, ayant publié tant de volumes, où il y a tant de belles pages, ne laisse en réalité que peu de livres. — Mais revenons à son rôle dans la politique de la Restauration. Et, en effet, la politique, l’avait-il donc quittée vraiment sans esprit de retour ?

Je crois bien qu’au fond il n’y avait jamais renoncé ; en tous cas, elle parut le ressaisir, en ces deux ou trois dernières années ; et c’est ici la troisième des phases que nous distinguions dans l’histoire de ses rapports avec la monarchie. On sait comment à un ministère très libéral où des amis de Castelar étaient entrés, avait succédé un autre ministère, présidé par Canovas. La Régente pensait-elle s’être avancée trop loin ? Ce qui est certain, c’est que le parti conservateur revenait au pouvoir, qu’il y restait, et qu’il parut à Castelar que l’œuvre de liberté se trouvait compromise. En même temps, les événemens se succédaient, tragiques. Le grand ministre de la Restauration, Canovas, tombait sous les coups d’un anarchiste ; l’Espagne allait perdre ce qui lui restait de son empire colonial. La situation était critique pour le pays ; elle paraissait l’être plus encore pour la monarchie, qui n’avait pas su conserver Cuba, alors que Castelar l’avait, lui, sauvée pour l’Espagne, lors de l’affaire du Virginius ! Il se demandait si le régime résisterait à cette épreuve. Dans ces conjonctures, son patriotisme s’exaltait ; il était repris, par instans, des anciennes ardeurs, et ce fut peut-être dans un de ces momens-là qu’il écrivit, au mois de mai 1898, un article où il visait directement et très âprement la Régente.

Le scandale fut grand à Madrid. Il y eut au Sénat une levée de boucliers ; il fut même question de traduire en justice le signataire de l’article. Le fait est qu’on ne savait que penser ; on ne reconnaissait plus Castelar ! Mais l’article eut ce résultat immédiat de ramener à son auteur la masse des républicains, que l’attitude conservatrice et quasi monarchiste de leur ancien chef tenait éloignés. Que s’était-il passé dans le secret de cette conscience ? Doit-on croire que, dans ces mois de désastre, il voyait de nouveau le mirage d’une république ? On assure que cette république, il l’attendait, qu’il se croyait appelé à recueillir, ô illusion dernière ! l’héritage formidable de la royauté, et que, dans ces rêves qui hantent les esprits plus sages, il voyait venir pour lui une seconde présidence. La présidence ! C’était, hélas ! la mort qui approchait !

Depuis l’automne de 1897. sa santé jusque-là si robuste paraissait atteinte. Ses forces déclinaient ; il perdait peu à peu sa belle humeur, sa verve de causeur brillant et abondant ; il se taisait. Sa physionomie, naguère enjouée et souriante, était comme obscurcie d’une ombre de tristesse. L’assassinat de Canovas, qui était à la fois son adversaire politique et son ami de jeunesse, l’avait cruellement affecté. Puis vinrent les désastres, où sombrait la fortune coloniale du pays, et qui accablèrent son âme de patriote. On devina, on sut bientôt que Castelar était miné par un mal dont seul peut-être il ne soupçonnait pas encore la gravité. Il était déjà fort malade lorsqu’il avait écrit l’article contre la Régente. Cet hiver, il fut quelques jours entre la vie et la mort. Lui-même commençait à sentir qu’il ne guérirait pas et que les jours lui étaient comptés qu’il avait encore à passer sur cette terre ! Il disait à un de ses chers amis : « Je ne vivrai pas jusqu’au mois de mai. » Il le vit fleurir néanmoins, ce mois de printemps qui allait être le mois de sa mort ; il eut la satisfaction d’être réélu député à Murcie, puis de recevoir du parti républicain un suprême témoignage d’affection et de vénération. Ses amis et, comme on dit là-bas, ses « coreligionnaires » politiques avaient décidé de lui faire parvenir une Adresse, qui se couvrit de cent mille signatures. La présentation de cette Adresse eut lieu le 5 mai dernier. Ce soir-là, la calle de Serrano offrait une animation inaccoutumée. L’appartement de Castelar était envahi par la foule des admirateurs et des partisans qui se pressaient autour de la députation chargée de lui remettre le « Message. » Il y répondit, et ce fut un spectacle émouvant quand il prit la parole. On avait peine à reconnaître l’ancien tribun dans ce vieillard si faible, si décharné, qui n’était plus que l’ombre douloureuse du Castelar que l’on avait connu ! Il lut son discours, qui était un discours-programme, où il déclarait que, en présence de la réaction qui redevenait maîtresse, il était résolu à rentrer sur la scène. Dans cette allocution, il traçait un tableau fort assombri de la situation politique ; il dénonçait l’influence du clergé, sa mainmise sur l’enseignement public, le mystère inquiétant dont s’enveloppaient les gouvernans, et prononçait cette grave parole : « Ne trouvez-vous pas que l’heure présente ressemble beaucoup aux temps qui ont précédé la Révolution de Septembre ? » Il terminait en rappelant une dernière fois les termes de son programme historique : « Jeunes gens, dit-il, écoutez un vieillard, que les vieillards écoutaient alors qu’il était jeune. Abandonnez toute idée de fonder une république par les républicains seuls et pour eux seulement : la République, comme le soleil, doit luire pour tous les Espagnols. »

Ces paroles sont les dernières qu’il devait faire entendre à son parti et à l’Espagne. Quinze jours après, il quittait Madrid pour aller passer quelque temps près de Murcie, à San Pedro del Pinatar, dans un paysage séduisant, non loin de cette mer bleue qu’il avait jadis contemplée tant de fois de ses yeux d’enfant et célébrée plus tard dans des pages d’une si pénétrante poésie !

Les amis qui prirent congé de lui crurent remarquer qu’il leur disait adieu avec une émotion inaccoutumée. Arrivé au terme de son voyage, on eut d’abord l’illusion qu’il allait revivre. La grâce des sites, le charme d’une hospitalité délicate en un palais des champs semblèrent le ranimer. Il fit quelques promenades ; il voulut revoir les lieux où autrefois il avait passé d’heureux jours dans la société du poète Ramon de Campoamor ; mais cet ami des années lointaines n’était plus ! Une indicible mélancolie perçait dans ses paroles. La pensée de la mort prochaine, l’image effrayante de la fin des êtres l’obsédaient. Ce fut au retour d’une de ces promenades qu’il s’alita pour mourir. Le matin même, il avait fourni sa tâche quotidienne, une cinquantaine, dit-on, de ces petits feuillets qu’il couvrait si vite de sa large et ferme écriture. Le lendemain, comme il s’éveillait calme et se croyait dispos, le grand et bon travailleur voulut encore se lever et une dernière fois prendre la plume. Quelques heures après, l’agonie commença. Le curé du bourg fut mandé en toute hâte. Castelar, bien qu’il eût rompu avec l’Eglise, était resté croyant, croyant de toute son âme, et profondément respectueux envers cette religion qui avait enchanté son enfance, qui avait été la religion de sa mère ! Le mourant baisa le crucifix, arrêta son regard, doux et résigné, sur les personnes qui l’entouraient ; puis inclina sa tête comme pour s’endormir. Castelar était mort.

A Madrid, et dans toute l’Espagne, ce fut un deuil public. Le corps fut ramené dans la capitale au milieu d’un concours extraordinaire des populations. Aux stations où s’arrêtait le train funèbre, des chapelles avaient été dressées ; les députations se tenaient sur les quais pour saluer au passage le grand mort. A Madrid, il fut transporté au palais des Cortès. On avait voulu que, pendant les heures qui devaient s’écouler jusqu’au jour des funérailles, sa dépouille mortelle reposât dans la salle du Congreso, au pied de cette tribune que son éloquence avait tant honorée. C’est de là qu’il a été conduit, le 29 mai, au cimetière de San Isidro.

Le ministère, pour se conformer au vœu national, avait décidé que les obsèques de Castelar seraient célébrées aux frais de l’État. Malheureusement, il y avait, dans les considérans qui précédaient le décret royal, une phrase que l’on jugea malheureuse et dont l’hostilité des partis crut devoir s’emparer. Le préambule commençait en rappelant que Castelar était mort dans une honorable pauvreté (honrada pobreza). Il ajoutait assez froidement que la critique jugerait son œuvre littéraire et l’histoire son œuvre politique... Il n’en fallait pas davantage pour exciter les protestations. D’autre part, le ministre de la Guerre avait cru devoir interdire à tous les militaires qui suivraient les obsèques la tenue dite « de gala » ; or, on avait ouï dire au maréchal Martinez Campos, qui, en qualité de capitaine général, est sous les ordres directs du Roi, que rien ne l’empêcherait d’y assister en grand uniforme. De fait, quand le cortège officiel sortit du palais de la Chambre des députés, et que la foule vit apparaître le maréchal et plusieurs chefs de l’armée revêtus de l’uniforme des grands jours et constellés de toutes leurs croix, les acclamations retentirent et éclatèrent sur le parcours, comme une leçon donnée au gouvernement : la politique, elle aussi, faisait cortège à Castelar ; elle l’accompagnait jusqu’au seuil de la tombe, là où le silence se fait pour tous et où il a commencé pour la première fois autour de son nom.

Il y a bien des années, visitant à Pise le Campo Santo, et contemplant les figures préraphaélites dont les vieux maîtres ont peuplé cet asile de l’oubli et de la mort. Don Emilio comparait ces figures incertaines à des êtres qui naissent sur la limite indécise de deux époques : « Et après tout, disait-il, si nous regardons l’histoire de l’humanité, nous verrons qu’il en est ainsi de tous les hommes ; ils sont tous condamnés à ensevelir la moitié des idées qu’ils avaient apprises et la moitié des plus chères aspirations de leur existence ; tous entraînés par le courant éternel des choses, sans savoir où ; tous contraints à se renouveler sans cesse, sans savoir pourquoi ; tous contraints à quitter ces dépouilles de l’âme, l’innocence de l’enfant, la passion du jeune homme, la foi du premier âge, aux carrefours du chemin ; tous réduits à se laisser choir, épuisés de lassitude et de désespérance, sur le monceau des illusions flétries comme les feuilles sèches qu’emporte le vent d’automne... »

En relisant cette page si mélancolique, il m’a semblé que Castelar, jeune encore, avait pressenti la ruine de ses propres illusions. — Était-ce la peine, direz-vous, pour ces illusions vouées à une fin prochaine, d’agiter l’Espagne, de déchaîner sur elle les orages des nations voisines, et, selon la prophétie de la gitane, de faire tant de bruit dans le monde ? Mais cette agitation de la place publique n’est-elle pas la condition, la vie même des peuples modernes ? Et Castelar plus que tout autre a travaillé à faire de sa patrie une nation moderne. Par lui, plus que par tout autre de tes fils, pauvre Espagne, terre d’idéal, pays très noble des preux et des mystiques, par lui qui fut aussi un mystique et preux chevalier, — le servant des idées de notre révolution, — tu as vécu, depuis quarante ans, de la vie de l’âme et de la pensée ; tu as espéré ; tu as cru au progrès ; tu as cessé d’habiter avec les morts dans les tombeaux ; et, en restant fidèle au culte de tes traditions, tu as orienté vers l’avenir la générosité de ton effort.


E. VARAGNAC.

  1. Voyez la Revue des 1er et 15 août.
  2. Un volume, in-8o, Paris, 1890. Plon.
  3. Séance du 17 mars 1876.
  4. On appelle ainsi la Chambre des députés.
  5. Discours prononcé à Grenade, le 26 mai 1874, dans une réunion républicaine. Il a été reproduit en tête de la collection des discours de Castelar sous la Restauration.
  6. J’emprunte les extraits de cette circulaire à la traduction que j’en avais donnée dans le Journal des Débats du 14 janvier 1870.
  7. Discours sur la dictature, séance du 15 juillet 1876.
  8. Dans la préface de la collection des discours prononcés sous la Restauration, jusqu’en 1884, Discursos parlamentarios y politicos de Emilio Castelar en la Restauracion, 4 vol., Madrid.
  9. Vingt ans de monarchie moderne en Espagne. Revue du 1er octobre 1894.
  10. Discours du 9 mai 1876. C’est, à ma connaissance, le seul de ses discours politiques qui ait été traduit en français. Le traducteur était M. Gérard, aujourd’hui ministre de France à Bruxelles, In-18, Paris, 1876.
  11. El Suspiro ciel Moro, legendas, tradiciones, historias, referentes à la conquista de Granada, 2 vol., Madrid, 1886. — El Descubrimiento de America, 1 vol. Madrid, 1892.
  12. Historia del movimiento republicano en Europa, 2 vol. Madrid, 1873-1874.
  13. Un volume, Madrid, 1876.
  14. 4 vol. in-4o. Barcelone, 1880-1883.