Un Homme d’État espagnol - Emilio Castelar/02

Un Homme d’État espagnol - Emilio Castelar
Revue des Deux Mondes4e période, tome 154 (p. 758-792).
UN HOMME D’ÉTAT ESPAGNOL

EMILIO CASTELAR

II[1]
LA RÉPUBLIQUE DE 1873


I

Castelar était à Genève dans les derniers jours de septembre 1868. Il apprit là les graves événemens qui mettaient fin à son exil : la flotte soulevée à Cadix par l’amiral Topete ; la victoire de Serrano au pont d’Alcolea ; l’installation d’une junte insurrectionnelle à Madrid ; l’arrivée en France de la reine Isabelle. Il n’y avait plus de monarchie ; Castelar pouvait rentrer en Espagne. Il n’était point de ceux qui venaient de faire la révolution ; mais il était au premier rang de ceux qui en avaient préparé le triomphe. Il ne fut pas oublié, quoique absent : les vainqueurs lui réservaient le portefeuille du fomento (ce portefeuille composite qui réunit tant bien que mai trois administrations si différentes : l’instruction publique, les travaux publics et le commerce. Il s’empressa de refuser. Sa joie se montrait prudente ; il redoutait de s’engager à distance et au pied levé. D’ailleurs, comment entrer, surtout comment rester dans un gouvernement où, selon toute apparence, il eût été le seul républicain ? La satisfaction que lui donnaient les événemens ne pouvait l’abuser sur leur sens véritable. Les seuls noms des auteurs de la révolution déclaraient que ni Serrano, ni Topete, ni Prim n’avaient entendu vaincre pour la république. Quant aux principaux démocrates, Rivero, Martos et les autres, Castelar, j’imagine, les connaissait trop bien pour avoir beaucoup d’illusions touchant leur conduite prochaine ; et, à supposer qu’il en pût avoir, on se chargea bien vite de le détromper. Comme il touchait à la frontière d’Espagne, il recevait de ses amis les démocrates un télégramme où on l’adjurait de ne prononcer, sur son parcours, aucune parole ayant trait à la forme du gouvernement. Il y consentit, n’ayant pas une exacte connaissance de la situation, et, arrivé à Madrid, constata, ce qui était à prévoir, que la fraction la plus notable de son parti s était rapprochée des trois chefs militaires, pour constituer, avec les monarchistes de couleurs très diverses, une association disparate, mais toute-puissante, prête à relever le trône au profit d’un roi. De quel roi ? On ne savait encore ; mais on avait le ferme espoir d’en trouver un.

Dans ces conditions, Castelar était assez gênant ; on sentait bien qu’il ne faiblirait pas, et ne jouerait point sa part dans le jeu qui allait s’ouvrir. Il fallait écarter ce fâcheux doctrinaire, l’envoyer, couronné de fleurs, en pays très lointain, mettre l’Océan entre Madrid et lui. On avait inventé une mission superbe, digne de séduire cette imagination de poète : on devait, à son usage, créer une sorte d’ambassade générale auprès de toutes les républiques américaines. Il irait là-bas, où son nom était populaire, représenter la révolution espagnole. Castelar vit le piège, et n’en fut que plus décidé à suivre sa propre voie. Allant droit au triumvirat militaire, il le supplia de renoncer à la chimère d’un établissement monarchique. — Tenons-nous en à ce qui existe, en l’organisant, disait-il. N’est-ce pas de fait une république ? Et l’ordre en souffre-t-il ? Il ajoutait : Réduisez le droit de suffrage, et limitez la liberté de la presse ; j’accepte, s’il le faut, des restrictions rigoureuses, pourvu que, en échange, vous nous donniez la république. Qu’elle soit aux mains des conservateurs, s’il le faut, mais qu’elle soit ! — Il se contentait d’avoir l’étiquette, bien assuré que la forme, en fin de compte, déterminerait le fond[2]. Mais il se heurtait et devait se heurter à d’inébranlables partis pris. Le fait est que les hommes de la révolution de septembre aspiraient à la monarchie. Les préventions des uns, les craintes des autres, les espérances des royalistes de la veille et les engagemens de certains royalistes du lendemain, enfin l’ambition de tous, ou de presque tous, formaient un faisceau de volontés très diverses, mais qui s’entendaient à merveille sur un point : l’aversion de la république.

Castelar y demeurait invinciblement attaché. Toutes ses croyances et en quelque sorte toutes les pentes de son esprit y concouraient. Il me disait un jour : « Je suis venu au monde avec un impérieux besoin d’indépendance dans l’exercice de ma raison. L’idée que je pourrais rencontrer des entraves à publier ce que je croyais être la vérité, cette idée-là m’était insupportable. J’étouffais dans l’atmosphère renfermée de notre monarchie. Et qui sait ? Si, au lieu de se dresser de toutes parts comme un obstacle au libre essor de la pensée, cette royauté m’eût offert dès l’abord les libertés indispensables, peut-être n’aurais-je pas déserté mes paisibles études pour me lancer dans les orages de la politique... » Quoi qu’il en soit, sa résolution était prise, et depuis longtemps ! On se rappelle l’influence exercée sur sa jeune âme enthousiaste par les républicains français de 1848. En vérité, sa foi, disons davantage, sa vocation datait de là. Et, ce qui est le signe des vocations, l’âge n’avait fait que la rendre plus impérieuse. Il en était venu à tenir pour irréconciliables ces deux principes que notre siècle s’est efforcé d’unir : démocratie et monarchie ; vaine entreprise, selon lui, née d’une conception fausse qui tend à combiner des élémens toujours réfractaires. Il estimait que la démocratie ne peut produire ses effets utiles avec une royauté, si près du peuple que cette royauté ait été naguère à son origine : l’esprit des cours, hostile aux nouveautés, perce toujours par quelque endroit.

Voilà comment, à peine rentré dans sa patrie, il s’empressait de rompre avec ses amis dissidens. Il reprenait sans eux, sinon contre eux, la propagande d’avant l’exil. Dès le 18 octobre, il publiait un manifeste où il affirmait que la solution nécessaire, c’était la république. Le branle était donné ; il relevait le drapeau, ralliait les partisans, exaltait les courages et, se jetant dans l’aventure de tout son élan, redevenait ce qu’il avait été avant 1866, l’agitateur infatigable.

Le but était le même : les moyens seuls furent différens. Ce n’est plus dans la chaire ni dans la presse qu’il va lutter, mais dans le Parlement aux Certes.

Son programme était toujours celui qu’il avait reçu des premiers démocrates espagnols, surtout de nos républicains de 1848 ; le même qu’il avait exposé dans la Formula del Progreso ; le même enfin qui avait inspiré ses leçons de l’Athénée et ses articles de la Discusion, puis de la Democracia. J’en ai fait connaître les revendications raisonnables et les parties chimériques. Il offrait ce contraste d’être audacieusement révolutionnaire sur le terrain politique et très conservateur en tout ce qui touche aux bases de la société. Castelar le rapportait presque intact de l’exil. C’étaient les mêmes théories, coulées dans leurs mêmes formules vagues, commodes, infiniment dangereuses. L’exil, à cet égard, ne lui avait rien appris. La vérité est qu’il gardera jusqu’en 1873 ses illusions d’idéologue. Il lui faudra l’épreuve du pouvoir et des terribles désordres où l’Espagne a failli sombrer. Alors seulement ses yeux furent dessillés ; alors seulement ils contemplèrent la réalité face à face ! Et pour la première fois, il cessa de voir passer des ombres dans la caverne de Platon.

Son rôle, en ces premières semaines, fut, à vrai dire, d’un tribun. Madrid était alors dans l’état de fièvre qui suit les journées de révolution ; état, il est vrai, inoffensif, car la révolution de septembre fut une des plus bénignes. Mais, au lendemain de ces grandes tempêtes, les eaux soulevées ne rentrent que lentement dans leur lit. Les ouvriers vivaient dans la rue : c’étaient sans cesse des manifestations nouvelles. Castelar, ayant commencé une campagne d’agitation, ne craignait pas de prendre part à ces démonstrations populaires. On le vit un jour, avec le patriarche Orense et les autres chefs républicains, conduire la foule, aux sons de l’hymne de Riego et de la Marseillaise, vers le monument patriotique du Deux Mai et là, montant sur une table, fulminer une harangue contre la monarchie. Ces manifestations en plein vent s’expliquaient par l’exaltation qui régnait, et aussi par l’intérêt très pressant qu’il y avait pour les républicains à occuper les esprits de leur idée, à créer dans ce sens un courant d’opinion. En effet les temps étaient proches. L’Espagne allait élire des Cortès constituantes. Porté un peu partout, Castelar fut élu dans deux collèges. Le 12 février 1869, il entrait aux Cortès ; il abordait, à trente-cinq ans, le Parlement et la tribune.


II

Il y apportait des trésors d’illusions et une ignorance absolue des affaires. L’éducation de son esprit avait été purement théorique. Il s’était habitué à regarder le monde à travers le voile de ses rêves. Et qu’était-ce que la politique où il s’exerçait depuis quinze ans, sinon une politique de poète agitateur d’idées ? Sur toutes les questions que soulève le gouvernement d’un Etat, il était prêt à discourir : aussitôt jaillissait de sa facile mémoire le flot surabondant des généralités. D’ailleurs, nulle science pratique : les applications positives et les détails précis lui échappaient. Mais il avait au cœur l’étincelle sacrée ; il avait la foi, une foi d’enfant ou de prophète, dans les nouveautés dont il s’était constitué l’apôtre. Enfin il avait ce don du ciel, l’éloquence ! Don Emilio arrivait aux Cortès précédé de son immense renommée oratoire.

Ces libres Cortès de la révolution, au fond, ne valaient guère plus que leurs devancières. Jamais peut-être le contraste n’éclata davantage entre la grandeur des problèmes et la petitesse des hommes chargés de les résoudre. Il s’agissait de faire une Espagne nouvelle. Il s’agissait d’organiser en hâte des libertés à peu près inconnues. Une de ces libertés, précieuse entre toutes, était l’indépendance à l’égard du pouvoir religieux. La veille encore, l’Eglise régnait sur l’Espagne. Elle dominait dans les conseils du gouvernement et à la Cour ; elle exerçait une sorte de censure des idées ; Eglise d’État, elle jouissait d’un privilège souverain ; la loi du royaume réservait aux catholiques seuls le droit d’obtenir les emplois publics. Tout cela sans doute venait de disparaître avec la monarchie. Mais on ne refait pas l’âme d’un peuple en un jour, et, malgré tout, l’Eglise retenait beaucoup de sa puissance. La présence même de plusieurs prélats sur les bancs des nouvelles Cortès l’indiquait de reste. L’un d’eux, le chanoine Manterola, eut le malencontreux courage de porter à la tribune le programme des revendications ecclésiastiques. Dans un discours tout pénétré de la doctrine ultramontaine, il osa soutenir la prédominance de l’Eglise sur le pouvoir civil, l’extermination des hérésies par le bras séculier, l’intolérance érigée en maxime d’État. Touché au vif, Castelar bondit et, aussitôt, dans une improvisation foudroyante, il confondit, il écrasa l’infortuné chanoine ! Reprenant une à une les raisons de son adversaire, il les réfutait, les anéantissait avec une admirable dialectique, puisant dans l’histoire, selon sa coutume et avec son art merveilleux, les argumens, les exemples, les leçons saisissantes, et aux durs sophismes du prêtre opposant la divine charité de l’Evangile. Ce fut une scène inoubliable. Un Français, habitué à nos débats parlementaires et peu naïf, me disait avoir vu, ce jour-là, quelque chose d’unique : rien ne pouvait rendre l’effet de cette parole magnifique et vengeresse qui passait sur les têtes comme un ouragan de feu. Lorsque Castelar eut fini, rassemblée entière était debout, acclamant l’orateur. Aujourd’hui même, après trente années, la rectificacion à Manterola est célèbre, et la péroraison en est citée comme un des morceaux classiques de l’éloquence espagnole. Voici cette page ou plutôt, hélas ! le peu qui en reste, lorsqu’elle est détachée du reste de la harangue qui la prépare, et qu’elle a perdu, par la traduction, l’incomparable orchestration de la langue castillane : «...M. Manterola croit-il donc au dogme terrible qui rend les fils responsables des fautes de leurs pères ? croit-il donc que les juifs d’aujourd’hui sont les mêmes qui ont mis à mort le Christ ? Je suis, moi, plus chrétien ; j’ai foi dans la justice d’en haut et dans la miséricorde divine. Grand est le Dieu du Sinaï ; le tonnerre le précède, la foudre l’accompagne, la lumière l’environne, la terre tremble et les monts chancellent. Mais il est un Dieu plus grand, oui, plus grand encore que ne l’est dans toute sa majesté ce Dieu du Sinaï ; c’est l’humble Dieu du calvaire, cloué sur sa croix, frappé, meurtri, couronné d’épines, les lèvres imbibées de fiel, et qui cependant s’écrie : « Mon père ! pardonnez-leur ; pardonnez aux bourreaux qui me torturent, car ils ne savent ce qu’ils font. » Grande est la religion de la puissance ; plus grande est la religion de l’amour ; grande est la religion de la justice implacable : plus grande est la religion du pardon miséricordieux ; et c’est pourquoi, au nom de cette religion, au nom de l’Evangile, je viens vous demander d’inscrire sur le fronton de la Constitution que vous allez faire, la liberté religieuse, c’est-à-dire la liberté, la fraternité, l’égalité entre tous les hommes. »

Cette éloquence au vol sublime ne planait pas toujours si haut. Souvent aussi elle descendait du ciel et touchait terre. « L’éloquence continue ennuie, » dit Pascal, et, en alléguant cet exemple de notre humaine infirmité, Pascal énonce en même temps une règle supérieure du goût. Cette règle fondamentale, Castelar plus d’une fois l’a méconnue ; mais il était bien trop artiste pour ne pas profiter souvent des effets qui naissent du contraste des tons dans le discours. Sa nature même l’y engageait. On sait comment, sur le tard, Renan avait découvert qu’il existait en lui, sous le Breton sévère qu’il fut d’abord, un Gascon heureux de vivre. Je ne crois pas me tromper en affirmant que le tempérament moral de Castelar a toujours présenté un dualisme assez semblable. Il y avait en lui un théoricien mystique et convaincu, épris de son idéal, volant vers les hautes cimes, — c’était le côté grave, le côté castillan ; — et, d’autre part, il y avait l’Espagnol du midi, gai, bon enfant, amoureux de fanfare et tout en dehors, avec cela très délié et très diplomate. Cet Espagnol-là se laissait déjà soupçonner, de loin en loin, dans les leçons de l’Athénée ; il apparut, dans les Cortès, en maintes circonstances. Et l’on avait alors un Castelar très différent, qui semblait avoir dépouillé ses grandes ailes et se réduisait à parler, comme les autres hommes, le langage tout uni de la simple raison. Il y mêlait un certain enjouement, sorte d’humour très fin et très particulier, où l’épigramme perçait dans un sourire, dans un mot, parfois dans une anecdote qu’il contait, en passant, avec la grâce et l’ironie légère, ailée, presque impalpable de Cervantès. On pourrait ainsi de ses douze ou quinze volumes de Discours extraire un Esprit de Castelar qui le ferait paraître ce qu’il était quand il voulait : un maître consommé dans l’art de manier l’ironie.

La politique qui se faisait alors lui en offrait sans cesse l’occasion. Il se jouait à Madrid, dans les conseils du gouvernement et dans les couloirs de l’assemblée constituante, une étrange comédie d’intrigue, que l’on eût pu intituler : Les politiciens à la recherche d’un roi ; car c’était là, en vérité, toute la pièce. On demandait un roi ; on le demandait aux échos d’alentour, on allait de porte en porte sans le trouver nulle part ; or, on en voulait un, quel qu’il fût. Cet acharnement s’expliquait par mainte raison, et d’abord par ce fait tout simple que les auteurs de la révolution de septembre n’étaient en aucune manière des républicains. Les grands coups avaient été frappés, comme toujours, par des militaires, lesquels étaient foncièrement monarchistes. Celui-là même qui, de son navire, avait donné le signal du branle-bas, l’honnête amiral Topele, disait depuis à qui voulait l’entendre que, en arborant l’étendard de la révolution, il n’avait pas cru renverser la dynastie : il s’imaginait faire, comme O’Donnell en 1854, un pronunciamiento qui n’eût amené qu’un changement d’orientation dans la conduite des affaires. — Mais, dira-t-on, le parti républicain n’avait-il pas joué son rôle dans les événemens de septembre ? — Sans doute, mais ce rôle avait été secondaire. Et pareillement les républicains n’étaient qu’une minorité (quatre-vingts voix) dans les Cortès qui se réunirent le 12 février 1869. La majorité y était formée d’une coalition d’ailleurs assez bigarrée de monarchistes, parmi lesquels un parti tout nouveau entrait en scène, les radicaux, » habiles gens, aussi peu sectaires que possible, intrigans toujours occupés à tirer leur épingle du jeu, représentés surtout par deux hommes de talens divers, Rivero et Martos. Ce parti-là était un produit de la révolution de septembre, et c’est lui, au fait, qui a marqué de son cachet les deux années de l’interrègne. Assurément il ne voulait rien qui ressemblât, même de loin, à une restauration ; il voulait seulement un roi, qui fût son roi. Il entendait rebâtir la maison sur des plans tout neufs qu’il aurait fournis, et pour son plus commode usage.

Quant aux autres fractions de cette majorité, l’une des plus hétérogènes que l’on ait vues, c’était proprement la confusion des langues. Chaque député prônait son candidat. Mais aucun de ces prétendans n’avait la moindre chance de rallier autour de son nom la majorité. On dut, en conséquence, chercher au dehors un étranger qui se sentît quelque vocation à devenir roi d’Espagne. Un moment, on crut l’avoir découvert sans sortir de la Péninsule : c’était le prince Ferdinand de Portugal. En homme avisé, ami de son repos, il refusa. Alors on fit demi-tour, de gauche à droite, du côté de l’Italie ; il y avait là deux jeunes gens disponibles, le duc d’Aoste et le duc de Gênes. Mais Victor-Emmanuel n’accueillit pas les ouvertures. Un an et demi fut ainsi gaspillé en propositions vaines. La situation devenait critique ; il fallait aboutir. De désespoir, on se jeta sur la candidature Hohenzollern. Une de ces mouches du coche qui bourdonnent autour des ministres, M. Salazar y Mazarredo, en fut le déplorable inventeur. Il en parla à Prim ; et Prim, ne voyant là qu’une aventure de plus, s’y lança en aveugle : il ne réussit qu’à faire éclater la guerre entre la France et l’Allemagne. La fatale candidature tombait en morceaux ; tout fut à recommencer.

Il faut reconnaître que le gouvernement faisait la partie très belle aux républicains. Ils avaient le droit de bafouer cette politique sans nom qui, se jouant à plaisir de l’honneur national, ridiculisait le peuple espagnol aux yeux du monde entier, et humiliait la fierté castillane comme elle ne le fut jamais davantage. Le fait est que l’opinion s’énervait dans l’attente de ce roi inconnu, du roi X, comme on l’appelait, annoncé toujours et toujours vainement ! Et, quand bien même il viendrait à la fin, que durerait-il, ce souverain de pacotille ? Question redoutable, que Castelar ne cessait d’agiter, et que ne voyaient pas, que ne voulaient pas voir tous ces politiciens plongés dans leurs misérables intrigues. J’ai sous les yeux la collection des discours qu’il a prononcés aux Cortès constituantes dans les deux années de l’interrègne[3]. Ces discours sont nombreux et traitent, en apparence, de sujets variés : en réalité, la brûlante, l’effrayante question d’une dynastie étrangère en est le sujet unique ! La même idée, obsédante, reparaît à chaque pas, d’un bout à l’autre des trois volumes, l’idée que cette monarchie implantée ne vivra pas, ne pourra pas vivre, sur la terre d’Espagne. « Eh quoi ! répétait-il, un roi peut-il donc être le produit accidentel de l’occasion, du hasard, du caprice ? Si vous teniez si fort, vous autres monarchistes, à avoir un souverain ; s’il vous fallait cela pour vivre ; si vous considériez cette nation comme incapable de se gouverner par elle-même, alors il fallait tomber à genoux devant l’ancienne dynastie ! Car, voyez-vous, les rois sont dans la société comme les métaux dans la nature : l’œuvre des siècles. » Et, exaltant ce mystérieux pouvoir, cette magie indéfinissable, cette sorte de grâce envoyée d’en haut, qui, dans les vieilles monarchies, est le prestige du monarque, ce prestige qui élève entre sa personne auguste et le reste des humains comme un rempart infranchissable, Castelar disait à ses anciens amis : « Pour faire une royauté, il ne suffit pas qu’un quorum de députés vote dans une salle et choisisse un roi... Vous pouvez bien voter des lois, mais vous ne pouvez pas édicter des croyances. » Il y faut le grand mystère du passé, ses légendes lointaines, son merveilleux, sa poésie, ses gloires ; il faut qu’un nuage d’or flotte autour du berceau d’une dynastie. — Il allait ainsi, dans le mémorable discours auquel j’emprunte ces citations, chef-d’œuvre d’analyse et de psychologie politique, où il semblait prophétiser et jetait les vérités à mains pleines, avec une verve désespérée, il allait retraçant tour à tour et opposant l’un à l’autre l’état d’âme des foules monarchiques et celui des foules révolutionnaires : « Deux années de critique incessante, implacable, ont aboli la foi monarchique dans les cœurs ; or, sachez-le, les peuples qui ont perdu cette foi, cette manière d’enchantement, sont pareils aux adolescens qui, en passant de l’enfance à la puberté, perdent l’innocence ; ils ne la retrouvent jamais... » S’adressant à tous ces sceptiques, à tous ces manœuvriers qui vivaient de la révolution : « Vous n’êtes pas, vous, habitués à respecter les monarchies. Vos âmes sont nourries de sentimens de colère contre les rois. Vous êtes tout pleins d’idées démocratiques. Le dédain de la tradition est la règle de votre conduite : conspirer est devenu une nécessité de votre nature. La critique amère, desséchante, est l’essence même de votre pensée ; vous excellez à renverser les trônes ; incapables de les relever... » Puis il retraçait « l’odyssée » de Prim à travers l’Europe, de Prim qui « demandait un candidat à chaque dynastie, » et la course de cet aventurier lancé à la poursuite d’un fantôme ; et, lui rappelant les suites épouvantables de la candidature Hohenzollern, il lui criait : « N’avez-vous pas assez de catastrophes ? »

C’était le 3 novembre 1870 qu’il faisait entendre ces prophétiques paroles. L’instant était suprême. Les Cortès avaient à se prononcer sur la candidature du prince italien qui fut l’honnête, inoffensif et éphémère roi Amédée. Dans cette séance, ce fut la voix de l’avenir, d’un avenir très prochain, que Castelar fit entendre. Mais jamais le mot profond d’Oxenstiern : « Va voir, mon fils, par quels petits hommes le monde est gouverné, » jamais ce mot si vrai ne le fut davantage ! Castelar eut beau démontrer la vanité de l’entreprise, et l’impuissance fatale de cette monarchie sans lendemain ; la majorité demeura sourde. En pareil cas, les plus beaux discours ne déplacent pas une voix ! Au fait, n’avait-on pas ce qu’on cherchait depuis deux ans ? Un jeune homme de bonne volonté était prêt à accepter la couronne, dûment rapetissée à sa mesure, de Charles-Quint et de Philippe II. Cette fois, Victor-Emmanuel avait dit oui. Il permettait à un de ses fils d’aller là-bas pour être le soliveau de ces grenouilles qui demandaient un roi I Déjà les alchimistes radicaux voyaient avec ravissement l’homunculus de leurs formules naître et sauter dans l’alambic... On vota donc, les yeux fermés, et Amédée de Savoie fut élu roi d’Espagne. C’en était fait, pour Castelar, des espérances prochaines. Entre son idéal et lui le mur se relevait.


III

Le mur se relevait, oui ! Mais pour combien de temps ? Quelle apparence que cette royauté italienne jetât des racines dans un sol qui repousse l’étranger ? Castelar, sur ce point, n’avait aucun doute ; il connaissait trop bien le génie de sa race ! Et, sans perdre courage, il résolut de continuer la lutte. Il la continuera sur le même théâtre, je veux dire aux Cortès. Dans les deux années que durera le règne d’Amédée, autant et plus encore que dans les deux années de l’interrègne, son rôle est, avant tout, un rôle parlementaire. Chose très nouvelle, il s’y maintient dans la stricte légalité. De l’insurrection il ne veut rien attendre. Lorsque la royauté fut rétablie, des émeutes éclatèrent dans plusieurs grandes villes, et notamment à Saragosse, où les insurgés, qui se rappelaient, dit-on, quelques paroles imprudentes qu’ils avaient prises pour des engagemens, espérèrent l’arrivée de Castelar ; mais en vain : Castelar n’alla pas les rejoindre. Déjà son évolution, — la grande évolution qui apparaîtra soudain en 1873, lorsqu’il acceptera la dictature, — s’élaborait et commençait à poindre. Il va donner les premières marques de cet esprit très politique, par où il s’éloignera de plus en plus des autres chefs républicains, et auquel longtemps on a refusé de croire, tant cet esprit de prudence et d’adresse semblait inconciliable avec ses envolées de poète et ses abstractions de théoricien. Voilà le trait qui caractérise son opposition sous le règne d’Amédée. Cette opposition est sans doute acharnée ; mais, j’y insiste, elle est légale. J’ajoute qu’elle se montre avisée. Elle ne craint pas de recourir à des moyens inférieurs, mais dont l’utilité est positive. On le voit s’initier à la tactique parlementaire et s’exercer dans l’art des compromis.

Il en eut bientôt l’occasion. Les républicains avaient réussi, non sans quelque peine, à pénétrer dans les Cortès de la nouvelle monarchie. Ils étaient près d’une centaine, arrivés là en dépit des efforts du ministre de l’Intérieur, le très habile Sagasta, qui avait fait les élections ; mais, une fois dans la place, ils n’étaient pas plus avancés ; ils ne pouvaient rien dans leur isolement, réduits à tourner dans le cercle indéfini des beaux discours et des protestations platoniques. Cette impuissance irritait Castelar. Nos affaires ne marchent pas, disait-il : nous battons de l’aile dans le vide. Tenus en échec par un ministère de réaction, quel est notre intérêt ? Bien évidemment, qu’un autre cabinet, plus libéral, le remplace. Mais un premier obstacle s’y oppose : le parti radical, qui seul nous donnerait ce ministère, n’est, par lui-même, dans les Cortès, qu’une minorité. Si nous laissions entendre aux radicaux qu’ils peuvent compter sur notre appui, ou du moins sur notre neutralité « bienveillante, » un ministère radical serait possible, et le serait par nous. Seulement il faudrait faire cette déclaration à la tribune.

Le projet faisait peur aux chefs du groupe républicain. Comment venir publier qu’on était prêt à soutenir ou seulement à ne point combattre un ministère royaliste ? C’était, comme dans la fable, à qui n’attacherait pas le grelot. Le subtil Figueras lui-même, le stratégiste du parti, reculait : Castelar s’en chargea. Le 22 juin 1871, dans la discussion de l’adresse en réponse au message de la couronne, il commençait un très long discours, qu’il n’acheva que le lendemain, et qui est demeuré célèbre sous la dénomination de « Discours de la bienveillance. » Je m’y arrête, pour deux raisons : d’abord il eut à cette époque l’importance d’un événement, et cet événement allait dominer les deux années du règne. Il instituait une politique nouvelle, fondée sur l’alliance des radicaux amédéistes avec les républicains, alliance absurde comme un contresens et monstrueuse comme une trahison. Le fait est que, dans la séance du 23 juin 1871, Castelar sonnait le glas de la dynastie de Savoie. Ce jour-là, fut scellé le pacte d’où la République, à moins de deux ans de là, allait naître. — Mais ce discours, aujourd’hui, nous intéresse à un autre point de vue. Il nous apparaît comme le prototype de ceux que Don Emilio a prononcés quinze années plus tard et de la politique qu’il a suivie à l’égard de la Régence : le manifeste du mois d’avril 1894 en dérive logiquement comme les conclusions sortent des prémisses. Ce manifeste qui a si fort surpris, il y a cinq ans, en réalité, n’avait rien de nouveau. Il existait virtuellement et en germe dans le discours du 23 juin 1871.

Après avoir analysé minutieusement la situation intérieure, mettant en lumière les côtés faibles, les divisions, les disparates de cette majorité incohérente, l’orateur républicain, dans la seconde séance, et au moment de terminer, abordait enfin, après mille détours, le point délicat : «... Mais je vais tout dire. J’ai entendu quelques amis soutenir cette opinion qu’un ministère radical pourrait venir à bout des obstacles et que cela dépendrait de notre attitude. En vérité, de notre attitude rien ne dépend. Pouvons-nous offrir un appui sans réserve à un ministère monarchiste ? Ne sommes-nous pas des républicains fédéraux ? Nos idées, bonnes ou mauvaises, elles sont fixées, expliquées, formulées, et nous ne transigeons avec rien, qui ne soit cet idéal... Mais, messieurs les députés, je puis diminuer mon opposition à mesure que le gouvernement se rapproche de moi. Je ne puis sans absurdité ne point admettre des degrés dans l’opposition. Même alors, je revendiquerai toujours pour moi, pour cette minorité, pour le parti républicain, l’usage du droit inscrit au titre Ier de la constitution. Mais sous cette condition, et sans faire partie intégrante d’une majorité ministérielle, je pourrais offrir non un concours positif, mais des dispositions bienveillantes à un ministère radical (Rumeurs). Oui, je lui témoignerais de la bienveillance (prestaria benevolencia), ou mieux j’observerais une bienveillante expectative[4]. »

La parole décisive était prononcée ; le résultat ne se fit point attendre. Le ministère dit de conciliation fut remplacé par un cabinet homogène, pris tout entier dans la minorité radicale, laquelle désormais pouvait remplir le rôle de majorité, grâce à la bienveillance de ses alliés nouveaux. Ruiz Zorrilla était le chef de ce ministère, et il allait être la personnification malheureuse de cette politique plus qu’étrange fondée sur l’alliance avec les pires ennemis du régime que l’on était censé défendre : Ruiz Zorrilla, qui fut depuis républicain irréconciliable, mais qui jusque-là ne s’était fait connaître que comme un très zélé royaliste.

C’était la fatalité de ce régime que les conservateurs ni les libéraux, ou, comme on disait, les sagastistes non plus que les zorillistes n’y pouvaient prendre assiette. Les constituans de 1869 avaient fait une royauté sans doute fort belle on théorie. Edifiée selon les règles de l’art et les méthodes perfectionnées, elle pouvait être, sur le papier, a la meilleure des républiques ; » mais elle avait le défaut capital de ne convenir ni au peuple espagnol, ni à un monarque étranger. Ce monarque, avec cette chimérique constitution, ne pouvait durer qu’à la condition de la déchirer bien vite en morceaux ; ce que sa loyauté ou sa timidité l’empêcha de faire. Il devait porter le fardeau jusqu’au bout, et y succomber.

Et en effet, vingt mois à peine s’étaient écoulés, et déjà ce régime était vermoulu ; déjà on le sentait craquer par toutes ses jointures. Dans les combinaisons diverses qui avaient toujours échoué, la dynastie de Savoie avait livré le secret de son impuissance. Elle était condamnée ; et peu à peu le vide se faisait autour d’elle. Les conservateurs, n’en espérant plus rien, s’éloignaient, et les radicaux, si royalistes naguère, en venaient à perdre le sens des situations ; ils oubliaient qu’ils étaient les ministres d’une monarchie, leur œuvre, pour faire ménage commun avec les partisans de la République. Et l’union se resserrait par le péril des circonstances, qui étaient critiques. Les carlistes, dans les provinces du nord, commençaient une guerre civile ; les démagogues se soulevaient : aux Cortès, ces brouillons joignaient leurs efforts à ceux de la droite. Dans cette situation, les radicaux ministériels et le petit groupe des républicains capables de quelque sagesse marchaient de concert ; par momens, les deux troupes paraissaient n’en faire qu’une, et l’on entrevoyait, par-delà cette royauté croulante, la république certaine et prochaine.

Alors survint entre le général Hidalgo, ou, pour parler plus exactement, entre le ministère Zorrilla et les officiers de l’artillerie, le conflit célèbre qui eut pour conséquence l’abdication du roi. Car il semble bien que l’on se servit de cette méchante affaire Hidalgo pour pousser à bout le roi Amédée ; radicaux et républicains jouèrent alors dans le Parlement des scènes de haute comédie ; et ils les jouèrent si bien que le pauvre prince, écœuré, abandonné de tous, abdiqua.

Je n’ai point à raconter ces faits ; Victor Cherbuliez les a retracés ici même dans des pages qu’il suffit de rappeler[5] ; et d’ailleurs ce n’est pas l’histoire de cette époque déjà lointaine que nous étudions, mais le rôle que Castelar y a rempli. Or, je crois bien qu’il n’a été pour rien dans cette intrigue ; elle fut ourdie par d’autres, et peut-être faut-il en attribuer le mérite à Figueras qui, dans ces conjonctures, manœuvra, dit-on, avec une extrême habileté. C’est lui qui, pour empêcher la formation d’un cabinet conservateur, fit voter une motion après laquelle le roi n’avait plus qu’à garder ses ministres radicaux, dont il devenait le prisonnier, ou à déposer sa fragile couronne, d’un métal si léger et d’un poids si lourd ! Amédée signa les décrets qui livraient à tous les hasards cette belle artillerie espagnole, puis, prenant à part Ruiz Zorrilla, il l’informa de son abdication : entrevue suprême d’où le premier ministre sortit, le visage défait, donnant les signes d’une émotion violente, en proie à ses regrets, peut-être à ses remords, et en tout cas désespéré de cette chute soudaine d’un trône qu’il avait tant contribué à établir et à renverser.

Cependant, à la première nouvelle de l’événement, les Cortès s’étaient proclamées en permanence, et bientôt, le Sénat s’étant réuni aux Cortès, les deux chambres allaient se constituer en Assemblée nationale. Castelar y poussait de tous ses efforts. Je ne saurais dire l’ardeur qu’il prodigua en pourparlers fiévreux et en propagande passionnée. Du 10 au 12 février, il ne quitta littéralement pas le palais des Cortès ! On touchait au but ; il s’agissait d’enlever de haute lutte la proclamation de la République. Depuis, j’ai entendu Don Emilio s’accuser, comme d’une faute, d’avoir voulu la proclamation immédiate. « Nous aurions dû, me disait-il, nous en tenir d’abord à un gouvernement provisoire, et réserver le droit des électeurs. Ces Cortès, en somme, n’avaient pas reçu le mandat de faire la République. » Il est certain que cette proclamation semblait légale, à première vue, puisqu’elle émanait du pouvoir législatif, et cependant, à y bien regarder, ne l’était nullement, ou du moins était absolument contraire à l’esprit et au texte de la constitution. Mais Castelar n’apercevait qu’une chose : l’idéal de son âme et de sa vie triomphait ! La Chimère prenait corps ! Cette incarnation s’opéra, à huit heures du soir, le 11 février 1873.


IV

La situation nouvelle offrait ce caractère singulier qu’elle n’était pas sortie d’un pronunciamiento ; pas un soldat n’avait bougé. Pour la première fois depuis l’importation de régime constitutionnel au delà des Pyrénées, on assistait à ce phénomène presque miraculeux : une révolution accomplie sans qu’un général y eût mis la main ! C’était, en apparence, un symptôme de très bon augure ; en réalité, ce fut une cause d’insuccès pour la République, étant donné que les choses se passaient en Espagne. Il est fâcheux de venir au monde dans des conditions anormales ; ce fut le cas de cette pauvre République, disgraciée en naissant ; il lui manquait, il lui a manqué, jusqu’au dernier moment de sa brève existence, l’arme nécessaire dans la bataille des partis en Espagne : une épée. Que cette intrusion des militaires dans la politique soit déplorable, qui le conteste ? Il n’est pas moins vrai que, chez nos voisins, on ne fonde, hélas ! rien sans l’armée. Je lis dans une lettre que le célèbre Donoso Cortès écrivait, il y a plus de quarante ans, cette phrase suggestive, à propos d’un ministère qui avait passé un peu plus vite que les autres : « Le ministère Bravo Murillo a commis deux grandes fautes : la première est de ne s’être point assuré le concours d’un général[6]… » À vingt années de là, le mot de Donoso Cortès était toujours vrai. Le fait est que, en 1873, les chefs de l’armée nourrissaient dans leur cœur des sentimens peu tendres pour la République ; ils étaient plus ou moins partisans d’Alphonse XII. Les deux ou trois généraux notoirement républicains, tels que Contreras et Pierrad, — le Pierrad de la fameuse révolte des artilleurs en 1866, et ce même Contreras qui allait commander la criminelle insurrection de Carthagène, — n’étaient, ils l’ont prouvé, que des officiers d’aventure. Il eût fallu à cette jeune République l’égide d’un Espartero ou d’un Prim. Et assurément ces militaires espagnols qui font irruption dans la politique, trompettes sonnantes et sabre au clair, sont de grands pécheurs ! Il est juste pourtant de reconnaître qu’ils y apportent un certain goût de liberté et s’y entendent après tout aussi bien que les politiciens de carrière. Et puis, dans ce pays amoureux du panache, leurs uniformes brillans en imposent ; par où ils ont ce talisman que nulle vertu ne remplace dans la conduite des hommes : le prestige. Or, le prestige manquait totalement à l’honorable et obscur Figueras, que les hasards de la loterie parlementaire improvisaient, en une demi-heure, chef d’État[7].

L’assemblée avait élu, par des votes directs et nominatifs, tous les membres du gouvernement qu’elle créait. Figueras fut ainsi porté, par 244 suffrages, à la présidence du pouvoir exécutif. En même temps, M. Pi y Margall était nommé ministre de l’Intérieur (Godemacion), M. Nicolas Salmeron, ministre de Grâce et Justice ; 245 voix désignaient Castelar pour le département des Affaires étrangères (Estado). Ces résultats furent proclamés, le 12 février, à deux heures du matin. Au moment où, sur l’invitation solennelle du président, les élus de l’assemblée souveraine prenaient place au banc des ministres, el banco azul, « le banc bleu, » comme on le nomme, Emilio Castelar abordait une période nouvelle de sa vie. Il passait de l’attaque à la résistance, de la parole à l’action, de l’opposition, où les discours suffisent, à la direction des affaires, où tout est malaise ; il allait connaître les tragiques angoisses et les écrasantes responsabilités de ceux qui exercent le pouvoir dans les pays libres et dans les temps troublés.

Ce gouvernement, à peine installé, rencontrait des difficultés partout, et d’abord en lui-même. Mi-parti radical et républicain, renfermant à la fois, par un monstrueux assemblage, des révolutionnaires de la veille et des ministres du roi Amédée, lesquels trouvaient bon de garder leurs portefeuilles sous la République, il subissait la condition fatale de sa double origine. Dès le premier jour, il fut divisé, par moitié, en deux fractions rivales : radicaux d’un côté, républicains de l’autre. Chacun tirait à soi ; c’était un ménage détestable. Dans cet antagonisme en quelque sorte préétabli, les moindres incidens tournaient en querelles ; c’était le conflit à l’état permanent. La nomination d’un préfet donnait lieu, en conseil, à des luttes acharnées. Ce bel accord dura douze jours. Puis une révolution intérieure se produisit. Le cœur manqua aux radicaux ; ils lâchèrent pied, abandonnant le terrain à leurs adversaires, qui mirent à leur place d’autres républicains. C’était un ministère censé homogène[8]. On l’appelait ainsi. Mais quelle étrange homogénéité ! Il paraît que, dans le premier conseil que le nouveau gouvernement avait tenu, le matin du 12 février, Castelar avait dit à ses collègues : « Nous venons de faire la République ; en voilà assez pour l’instant ; laissons le pays respirer ; la révolution est close. — Elle commence, au contraire ! aurait répliqué Figueras. » L’un parlait comme un politique, et l’autre comme un sectaire, qu’il n’était cependant pas par nature, je veux dire par conviction, mais qu’il se résignait à être par timidité. La vérité est que Figueras tremblait devant les violens. Et ce fut un premier désastre de cette infortunée république d’avoir à sa tête, pour débuter, un homme assurément distingué, bien intentionné, orateur de talent, avocat habile, esprit fin et souvent juste, plein de souplesse et fertile en ressources, capable de discerner le vrai, mais incapable, hélas ! de le suivre, alors que la crainte, la perpétuelle crainte, le paralysait. Sa raison, sa prudence, eussent fait de lui un modéré ; la faiblesse de son caractère le livrait en proie aux énergumènes.

Aussi bien là était le péril, le péril immense du régime nouveau. Ses plus graves embarras lui venaient de ses partisans. Castelar et ses amis allaient éprouver le sort commun des révolutionnaires qui arrivent au pouvoir, impuissans à contenir les passions qu’ils ont déchaînées. Ce n’est jamais impunément que l’on excite les foules ! Elles sont très conséquentes et vous prennent au mot. La logique populaire a bientôt fait de mettre en action la morale subversive que ses tribuns lui ont enseignée. Or, le premier article du credo formulé par les chefs du parti républicain en Espagne était le fédéralisme. République et fédéralisme étaient, pour eux, deux termes connexes ; l’un n’allait pas sans l’autre ; n’était-il pas logique qu’il en fût de même dans la réalité, et que, faisant la république, on la fît d’emblée ce qu’elle devait être, ce qu’on avait toujours déclaré qu’elle serait, c’est-à-dire fédérale ? Nous touchons ici à l’une des erreurs colossales auxquelles Emilio Castelar eut le malheur de se laisser prendre et qu’il eut le malheur plus grand encore de propager. A la vérité ce n’est pas à lui que revient le triste honneur d’avoir imaginé cette utopie néfaste. L’inventeur de « la Fédéral » est un des esprits les plus faux que le pays de don Quichotte ait produits ; je veux parler de M. Pi y Margall. Il importe de rappeler quel fut le rôle de ce dangereux idéologue. On peut dire que Castelar et lui ont symbolisé, chacun à sa manière, la République espagnole ; ils en ont été les deux courans contraires ou, si l’on veut, deux pôles opposés.

Catalan, M. Pi y Margall l’était non seulement par un côté de son caractère conséquent et tenace, mais d’abord par son idéal politique. Il avait proclamé très haut ce que, dans sa province, on murmurait tout bas : il avait su donner à l’instinct séparatiste de la Catalogne le cadre scientifique et la spécieuse rigueur d’un système ; il s’était fait, depuis vingt ans, le théoricien de la fédération et l’apôtre convaincu, intransigeant, de cet évangile. On a dit qu’il avait pris cela dans Proudhon, dont il a été le traducteur et le révélateur en Espagne. Par suite, quelques personnes n’ont vu là qu’un produit exotique, comme mainte nouveauté de France transplantée en un jour sur le sol castillan. Il est certain que l’idée fédérale qui allait faire tant de bruit chez nos voisins, et tant de mal, car elle les a mis à deux doigts de la ruine complète, l’idée fédérale y a sa date d’apparition marquée et récente. Ce fut la fraction avancée du parti démocratique qui, s’étant déclarée, au lendemain de la révolution de septembre, pour la forme républicaine, adopta le fédéralisme du même coup, et inscrivit sur sa bannière ces deux devises dès lors inséparables. Le fait est que les novateurs espagnols, et particulièrement Castelar, étaient séduits par l’exemple des deux Républiques dont l’image s’offrait à leurs yeux : les Etats-Unis et la Suisse, où ils voyaient la démocratie s’épanouir dans la fédération. Mais bien avant ils avaient commencé de prêcher le fédéralisme. Dès 1854, M. Pi y Margall l’avait présenté au public espagnol. Et d’autre part, dans les masses populaires, les théories séparatistes rencontraient des aspirations, disons davantage, des traditions conformes. M. Pi y Margall avait semé sur un terrain propice, et c’est pourquoi l’utopie fédérale y a grandi si promptement. Elle réveillait des souvenirs fort lointains, mais vivaces. Et en réalité, comme il arrive plus souvent qu’on ne pense, en croyant marcher vers l’avenir, c’est au passé qu’on retournait.

Illusion des mots ! Vanité des systèmes ! Les voilà bien, ces trompeuses entités, irréels simulacres, impalpables idoles de notre déraison, que le grand Bacon, essayant d’établir la classification des erreurs humaines, dénommait, en sa latinité si pittoresque, idola fori, idola theatri, opinions fausses de la place publique, formules décevantes de l’école ! Castelar s’était laissé séduire à ce fantôme du fédéralisme ; il y avait cru, comme un écolier ; et il avait pris la doctrine à son compte, sans plus d’examen. Quelques mois avant l’abdication d’Amédée, alors qu’il voyait poindre à l’horizon prochain la République, il exaltait la mystérieuse et magique formule, dans de belles phrases sentimentales, et, selon sa coutume, sans rien tirer au clair, sans se demander où l’on allait, ce qu’il en adviendrait dans la réalité[9]. Son état d’âme était celui de la plupart des révolutionnaires, lesquels se paient de grands mots, qu’ils jettent en pâture, comme une viande creuse, aux pauvres foules crédules. Il eût été bien empêché s’il avait dû condenser en un programme de réformes positives la phraséologie humanitaire que son éloquence optimiste versait à longs flots ! — Citoyens, vive la République fédérale ! — C’est à merveille ; mais comment allez-vous l’instituer ? Sur quelles bases reposera cette organisation nouvelle ? Où s’étendront, où s’arrêteront les pouvoirs et le rôle, la sphère d’action du gouvernement central ? — Autant de questions qui restaient sans réponse. Et chacun se promettait de les résoudre à son gré. Le fait est que cette formule, qui semblait tout dire et cependant ne disait rien, était une porte ouverte sur l’inconnu. C’est le péril de certaines abstractions infiniment vagues qu’elles s’appliquent indistinctement aux mesures partielles, qui respectent l’ensemble des institutions, et aux utopies absolues, qui en font table rase. Pour quelques novateurs ayant le sens commun, le fédéralisme n’était guère plus que la décentralisation administrative poussée, il est vrai, à ses limites extrêmes ; mais, pour les masses ignorantes et pour les meneurs grossiers, c’était l’abolition immédiate de toutes les entraves qui restreignent l’autonomie de l’individu ; c’était la licence pour chacun de faire ce qui lui plairait ; en un mot, c’était l’anarchie.

Il y avait dans ces quatre syllabes : la Federal, de quoi faire la ruine d’un Etat. M. Pi y Margall, de la meilleure foi du monde, avait doté l’Espagne d’une plaie d’Egypte. Pour comble de malheur, dans le même temps qu’il y travaillait, son étrange esprit, qui tendait vers le faux aussi sûrement que d’autres vont à ce qui est vrai, doublait sa doctrine politique d’une doctrine sociale. Il adoptait en bloc cet amas confus de revendications indéterminées et de projets chimériques que l’on appelle, d’un mot aussi obscur que la chose, le socialisme ; il se prononçait en faveur de la propriété collective. Et il allait ainsi, socialiste et fédéraliste tout ensemble, doctor utriusque juris, propageant dans la presse ses deux découvertes. Il était à l’œuvre, en 1854, lorsque Castelar débuta. Mais Castelar, — on l’a vu dans la première partie de cette étude, — avait toujours réprouvé le socialisme. « Ah ! messieurs, disait-il aux Cortès, le 18 septembre 1873, j’ai toujours été en désaccord avec M. Pi y Margall sur bien des théories qu’il professe ; nos écoles, spécialement dans les questions économiques et sociales, ont toujours été des écoles distinctes[10]… » Et, quelques mois après, dans cette nuit dramatique et suprême du 2 janvier 1874 où, sentant crouler sous ses pieds son éphémère dictature et avec elle la République elle-même, il fit devant les Cortès l’admirable examen de conscience de sa vie politique, il s’écriait, et de quel accent ! « Où donc étais-je, à vingt et un ans, quand la guerre éclata entre la Discusion (le journal de Rivero) et la Soberania nacional (le journal de M. Pi y Margall) ? J’étais avec la plus modérée de ces deux feuilles, avec la Discusion. Et plus tard, lorsque survint la lutte qui nous sépare encore, tandis qu’une partie des républicains tenait pour l’utopie socialiste, laquelle promettait je ne sais quel paradis terrestre qu’ils ont été d’ailleurs bien incapables de procurer, j’étais, moi, avec les partisans de la libre initiative de l’individu… » Son tort avait été, répudiant la doctrine, de ne pas répudier l’alliance de l’homme dangereux qui la personnifiait. Deux années avant, dans son discours de la benevolericia, lorsqu’il disait : « Pour moi, je ne saurais prêter un appui sans réserve à un ministère que ne dirigeraient pas MM. Pi y Margall, Orense et Figueras, » il justifiait toutes les craintes des esprits éclairés. Etrange aveuglement, qui l’empêchait de voir, ce qui sautait aux yeux, qu’un régime où gouvernerait M. Pi y Margall était par avance un régime perdu !

Son erreur ne fut pas moins grande lorsque, quelques mois après le discours de la benevolencia, il prit la parole en faveur de l’Internationale. Cette redoutable affiliation avait jeté ses racines en Espagne après la révolution de septembre, et avait fait en trois années des progrès inquiétans. Le gouvernement du roi Amédée ayant voulu enrayer ses progrès par quelques mesures d’ordre public, Castelar se constitua le champion de l’Internationale. Il réclama pour elle la liberté de poursuivre sa propagande, invoquant, comme toujours, les fameux « droits individuels. » Et, à cette occasion, il prononça dans les Cortès une série de discours, desquels je ne sais ce qu’il faut admirer davantage, l’inspiration très haute de l’orateur ou l’incroyable erreur du politique. Le fait est que lui et les autres doctrinaires de son parti marchaient sur le bord du précipice sans l’apercevoir. Castelar mettait même une sorte de coquetterie à montrer qu’il avait suivi de fort près, dans son exil, l’élaboration du programme de ces révolutionnaires cosmopolites ; il en signalait avec complaisance les plus effrayans postulats. Il répétait, d’ailleurs, sur tous les tons : « Je ne suis pas internationaliste, yo no lo soy ! » La belle avance, s’il faisait leur jeu ! « Je combats, disait-il, pour qui m’a combattu ; » par où il se croyait sans doute fort magnanime. En réalité, c’était la brebis prenant la défense du loup. Et pourtant il avait l’exemple récent et terrible de la Commune de Paris, où les hommes de l’Internationale venaient de jouer leur rôle, et quel rôle ! Naturellement les socialistes ne lui surent aucun gré de sa générosité chevaleresque. Ils allaient avoir la haute main dans les affreux désordres qui éclataient de toutes parts, à Alcoy, à Valence, à Carthagène, en Andalousie. La République espagnole n’eut pas de pires ennemis.

Je lis dans la préface des écrits apologétiques de M. Pi y Margall cet aveu caractéristique : « Mon passage au pouvoir m’a fait perdre ma tranquillité, mes illusions, ma confiance dans les hommes, qui constituait le fond de mon caractère[11]... » Il me semble que cette simple phrase, dans sa mélancolique sincérité, en dit assez long sur les événemens de 1873 ; elle explique pourquoi les républicains espagnols n’ont pas réussi ; ne cherchez point ailleurs les causes de leur lamentable déroute. Ce qui les a perdus, et avec eux leur république, c’est qu’ils étaient restés de grands naïfs ; c’est qu’ils ne savaient rien des affaires, rien des hommes, tels qu’ils sont. Cependant MM. Castelar, Salmeron et Pi y Margall n’étaient plus des jeunes gens ; mais ils avaient vécu renfermés dans la tour d’ivoire de leurs songes, idéologues insoucians de la réalité, logiciens dédaigneux de l’expérience, ne faisant état que de leurs théories, qu’ils fondaient, non sur l’étude des faits, mais sur des conceptions abstraites, et, selon l’image si juste du philosophe anglais, tirant tout d’eux-mêmes, comme l’araignée le fil dont elle tisse sa toile... Il leur suffisait que le principe d’une réforme fût vrai a priori. Était-il applicable ? Le remède ne serait-il pas plus funeste que le mal qu’il devait guérir ? Ces honnêtes doctrinaires n’y songeaient même pas. L’axiome était conforme à la pure raison ; ils le tenaient dès lors pour article de foi, et le prêchaient aux multitudes, sans s’inquiéter des suites inévitables. On va voir ce que ces suites, hélas ! ont été.


V

Il s’en fallait que la république fût pour le plus grand nombre des Espagnols le régime souhaité. Cependant elle fut accueillie, sinon avec enthousiasme, du moins sans défaveur. A cet égard, les choses se passèrent comme autrefois chez nous en février 1848 et après le 4 septembre 1870 : il y eut pour quelque temps une sorte de trêve des partis. A lire les journaux des nuances les plus diverses, on eût dit que tout le monde était devenu républicain. Il est certain que les monarchistes firent presque bon visage au régime nouveau. Il avait ce mérite précisément d’être nouveau, et aussi d’être « une solution espagnole. » On savait gré à cette « solution » de prendre la place d’une dynastie étrangère qui ne laissait derrière elle aucun regret. Les conservateurs étaient, en somme, disposés à faire crédit au gouvernement de la République ; on l’attendait à l’œuvre.

Il y avait eu, pour commencer, une de ces lunes de miel fugitives qui ne manquent, dit-on, jamais aux unions même les plus mal assorties. Durant les premières heures, on fut tout à la joie. Castelar goûtait délicieusement l’illusion du triomphe. Son optimisme arrangeait toute chose. Au fait, il n’entendait que des acclamations. Il échangeait des télégrammes de congratulations avec les républicains historiques qu’il avait connus dans l’exil, Edgar Quinet, Garibaldi. Comme ministre des Affaires étrangères, il s’apprêtait à notifier au monde l’avènement de la République. Il eut presque aussitôt la satisfaction de la voir reconnue par les Etats-Unis. Le cabinet de Washington y mit un empressement qui parut de bon augure. Mais cet exemple ne fut pas suivi par les puissances d’Europe. Si l’on excepte la Suisse et, je crois, la Turquie, les chancelleries se tinrent sur la réserve. Le fait est que le nouveau régime ou, pour parler plus exactement, les hommes qui le personnifiaient inspiraient pou de confiance. On les savait tout pleins de belles intentions, mais inhabiles à sauvegarder l’ordre public et la dignité nationale contre les entreprises des innombrables aventuriers, charlatans et énergumènes qui, à leur suite, escaladaient le pouvoir par toutes les avenues, envahissaient les administrations, enfin s’improvisaient les maîtres de l’Espagne.

A Madrid, le changement de régime s’était, en somme, accompli sans désordre. Il n’en était pas de même dans les provinces. Parmi les dépêches que le gouvernement à peine installé recevait, il s’en trouvait de fort inquiétantes. Dans nombre de villes et même de petites localités, à la première nouvelle des événemens, des juntes républicaines avaient d’elles-mêmes pris la place des municipalités régulières. On signalait çà et là des violences et du sang versé, comme à Montilla où il y eut de sauvages massacres. Ailleurs, des municipalités socialistes se mettaient en devoir de procéder au partage des propriétés. L’un des premiers soins de ces autorités révolutionnaires était de distribuer des armes aux citoyens. Même en tenant compte de l’effervescence naturelle à un peuple qui entre en république, on devait reconnaître qu’il y avait là des symptômes d’un état moral effrayant. L’incendie couvait ; c’était besogne de fous que d’y jeter des alimens ! Ce fut pourtant ce que le nouveau cabinet s’empressa de faire. Avec un incroyable aveuglement, il se hâta de prendre les mesures les plus propres à faire éclater partout l’anarchie. Dès le troisième jour de son existence, il présentait à l’assemblée un projet d’amnistie, à l’intention et au bénéfice des républicains. Durant le règne débonnaire d’Amédée, spécialement sous le dernier ministère Zorrilla, la démagogie s’était fort agitée ; il y avait eu des soulèvemens ; par suite, un certain nombre de républicains avancés étaient en prison. Le projet tendait à leur ouvrir les portes. Il n’était pas juste, disait l’exposé des motifs, « de laisser subir la rigueur de la loi écrite à ceux qui, invoquant le nom de la République, avec un courage sans doute impatient, mais noble et généreux, avaient lutté pour son triomphe... » En conséquence, on réhabilitait les fauteurs de désordre ; on remettait en liberté les professionnels de l’émeute ; en un mot, on reconstituait les cadres de l’armée insurrectionnelle.

À cette armée il fallait des fusils. Le gouvernement y pourvut. Le même jour où il présentait le projet d’amnistie, il promulguait un décret en tête duquel on lisait : « Considérant que, pour la défense des institutions et le maintien de l’ordre public, jamais il n’a été plus nécessaire qu’aujourd’hui d’armer le peuple. » Ce beau décret, œuvre de M. Pi y Margall, réorganisait « les volontaires de la liberté, » — quelque chose comme les fédérés de notre Commune, — encourageait la formation de ces utiles milices sur tous les points du territoire, et promettait de leur donner des armes que l’on prendrait dans les arsenaux. Il va sans dire que le décret obtint un accueil enthousiaste de tout ce que l’Espagne comptait de déclassés, d’écervelés, d’orateurs de clubs et de batteurs d’estrade. Il fut entendu que tout Espagnol devait avoir son fusil afin de pouvoir défendre les immortels principes, les « droits individuels, » et ce que naguère Castelar avait appelé, d’un mot si imprudent, « l’autonomie de chacun. » A Madrid, le lendemain du jour où le décret avait paru dans la Gaceta, 2 000 fusils du parc d’artillerie étaient livrés aux « volontaires. » Mais c’était bien insuffisant pour satisfaire l’impatience de tous les héros qui brûlaient de pourfendre les ennemis de la République. Dans la séance du 19 février, un dialogue édifiant s’engageait aux Cortès, entre un député et le ministre de la Guerre ; le député insistant pour qu’on disposât des armes en réserve dans les magasins de l’Etat, le ministre, qui hurlait avec les loups, affirmant que ces « armes, en effet, étaient inutiles. » Et cela se disait, se faisait en face des carlistes, avec un Trésor à sec, et alors que la démagogie montait à l’assaut. Après tout, ce ministre n’avait pas si tort ! Car les armes des dépôts étaient destinées aux soldats ; or qu’avait-on besoin de soldats, dès l’instant que « le peuple » était sous les armes ? Cette façon de raisonner était conforme à la pure doctrine. Et là encore, le péril pour la République lui venait de ses partisans et de leurs théories.

Depuis vingt ans, les républicains espagnols n’avaient cessé de battre en brèche l’organisation militaire. Plus d’armées permanentes, était l’un des articles de leur credo ; plus de conscription, no mas quintas ! était leur cri électoral. Don Emilio, pour sa part, n’avait jamais négligé une occasion, dans ses écrits et dans ses discours, de s’élever contre ce mode de recrutement, la terreur des campagnes. Il l’attaquait, selon sa coutume, avec des argumens de poète, d’homme sensible, comme auraient dit nos pères. Il avait vu, dans son enfance, les scènes poignantes auxquelles le départ des conscrits donnait lieu ; son cœur en avait reçu des impressions ineffaçables. Il ne pouvait admettre que « lorsque vient avril, quand la nature revit avec ses enchantemens, il y eût en Espagne quarante mille pauvres mères frappées au cœur[12]... » Il s’écriait (c’était en 1869, dans une discussion aux Cortès) : « Vous ne savez pas, vous qui avez été élevés à Madrid, ce qu’est l’aspect d’un hameau le jour du tirage au sort ! » Et, dans le même discours, il réclamait le service militaire « comme en Suisse. » Il pouvait bien avoir raison en théorie, et au point de vue de l’Espagne qui, par l’effet de sa situation géographique à l’extrémité de l’Europe, derrière ses Pyrénées, est dans une condition si différente de la nôtre, on a pu dire que la solution la plus expédiente serait une imposante gendarmerie. Malheureusement, en 1873, cette gendarmerie idéale n’existait pas ; et l’armée, qui pouvait en jouer le rôle, bientôt n’exista plus. Les nouveaux maîtres la sapaient par la base. Moins d’une semaine après leur avènement, une loi abolissait la conscription et y substituait le recrutement par les engagemens volontaires. L’œuvre insensée des pouvoirs publics se poursuivait ainsi en partie double : on désorganisait l’armée régulière et on organisait l’armée de l’insurrection. Je ne crois pas que jamais plus de folie ait présidé à la conduite des affaires humaines.

Ces théoriciens avaient lancé des mots que les foules n’oublient pas. Le soldat en avait retenu cette idée bien simple qu’il était libre ou, comme on lui disait, « autonome. » Ses généraux, ceux du moins qu’il voyait croître en faveur, investis des grands commandemens, l’entretenaient dans cette illusion.

Les nouveaux gouvernans, depuis la première heure, étaient hantés par la terreur d’un pronunciamiento monarchique. Ils écartaient les généraux capables, tenus pour suspects par cette raison que leur carrière s’était faite nécessairement sous la monarchie ; ils accordaient en revanche une confiance sans réserve à un petit nombre d’officiers en rupture de ban, dont le civisme leur paraissait être au-dessus de tout soupçon ; c’étaient des soldats d’aventure, comme Contreras, qui allait diriger la révolte de Carthagène ; d’anciens insurgés, comme Hidalgo, dont le scandaleux avancement avait été cause de la démission collective des officiers d’artillerie ; des cerveaux brûlés comme Pierrad, qui bientôt devait se mettre à la tête de l’insurrection de Séville ; ou d’anciens déserteurs, comme cet étrange capitaine Estevanez, dont on fit un gouverneur de Madrid, puis un ministre de la Guerre, et qui, en pleines Cor tes, convaincu d’avoir autrefois déserté le drapeau, répondait avec une aimable simplicité : « C’est vrai, mais que voulez-vous ? je ne me sentais aucun goût pour le métier. » On conçoit que des chefs pareils étaient peu propres à maintenir l’armée dans le devoir. Aussi les troupes en usaient-elles le plus librement du monde avec eux. On rapporte que, Contreras étant venu commander l’armée de Catalogne, les soldats lui jetaient des oranges à la tête, d’ailleurs sans méchanceté, pour le plaisir[13] ! Ailleurs, ils avaient la gaieté moins douce, et il arrivait même qu’elle tournât au tragique. Dans ce cas, le général ou l’officier qui avait le malheur de déplaire se voyait arracher par les mutins les insignes de son grade, quand il n’était pas massacré, comme Cabrinety. Mais au fait, les soldats étaient-ils dans tout cela les plus coupables ? Et pouvait-on leur demander d’avoir plus de sagesse que les gouvernans ? Ils entendaient répéter que le règne était passé des armées permanentes et du service obligatoire. Ils voyaient le régime nouveau prodiguer sa sollicitude et toutes ses sympathies aux volontaires des faubourgs, allouant à ceux-ci une haute paye, tandis qu’eux-mêmes, pour aller se faire tuer par les carlistes, ne recevaient, et encore ! que leur faible solde. Enfin ils étaient livrés sans défense à la propagande effrénée des hâbleurs qui les fanatisaient, leur enseignant qu’ils étaient des dupes, et leur prêchant la « sainte insubordination. » Le fait est que l’armée tombait en décomposition, comme un grand bâtiment rongé par les termites.

Le pays de même. De toutes parts, on s’insurgeait au nom du dogme sacré de la Federal. De toutes parts, les « intransigeans, » jaloux de conquérir leur autonomie, se soulevaient sans attendre qu’une assemblée constituante eût doté légalement l’Espagne des bienfaits de l’organisation fédérative. Dans la plupart des grandes villes, et même dans les bourgades, des juntes révolutionnaires s’improvisaient et faisaient régner la dictature, rompant avec l’autorité centrale, jouant à l’Etat souverain. On devine quelle espèce de gens composait ces juntes : brouillons, casse-cou, illuminés et charlatans, ambitieux de bas étage, ouvriers beaux parleurs, chevaliers d’industrie, repris de justice, — cette lie des sociétés qui, lorsqu’elles sont troublées, remonte à la surface. La démagogie commençait son œuvre lugubre, et l’on put mesurer les effets de ces grands mots si vagues : fédéralisme, socialisme, anarchie

Le gouvernement cependant laissait faire.

MM. Figueras et Pi y Margall avaient inauguré une politique d’atermoiemens, de concessions et de capitulations qui menait doucement le pays au fond de l’abîme. On entamait des pourparlers avec les rebelles, on s’évertuait à apaiser ces factieux bien pensans ; on avait pour ces collaborateurs de la veille des indulgences infinies. Quand les nouvelles des provinces étaient par trop graves, et qu’il fallait bien reconnaître, au moins pour la forme, l’effrayant péril, on faisait annoncer par les journaux que « le gouvernement allait prendre des mesures énergiques. » On a publié cela durant des mois. D’ailleurs, tout se passait en discours. La consommation d’éloquence qui s’est faite alors défie tout calcul. Les ministres croyaient avoir agi quand ils avaient parlé. Vanité des grands mots ! Ces hommes d’État étaient superbes de fermeté dans leurs déclarations officielles, mais n’osaient mettre la main au collet du premier drôle venu qui agitait le drapeau rouge de la guerre civile. Hésitans et lâches, d’une inexprimable lâcheté, en face des hommes de désordre, ils ne se montraient résolus et vaillans que sous la pression de l’émeute, pour exclure de leur république ceux des anciens partis qui voulaient s’y rallier. La république aux seuls républicains était, dans le fond, la devise de ces sectaires. Et leur exclusivisme allait croissant. On a vu comment ils avaient d’abord fait ménage avec les radicaux amédéistes. L’union ou, pour mieux dire, la désunion avait duré douze jours. Puis, avec le concours des intransigeans de la rue, ils avaient mis leurs alliés à la porte. Restait l’assemblée, où les radicaux se trouvaient en nombre : on lui persuada de clore sa législature bien avant l’élection de la future Constituante. Restait encore la commission de permanence, qu’elle avait laissée derrière elle pour veiller à sa place durant l’intérim. Les républicains ne furent satisfaits que lorsqu’ils eurent dissous cette commission par une mesure violente et illégale ; ce fut le coup d’Etat du 23 avril. Mais cette victoire ressemblait fort à celles de Pyrrhus. Ils avaient, en somme, réussi à faire le vide autour de la République. La base où leur gouvernement pouvait prendre appui devenait toujours plus étroite ; il ne représentait qu’une infime minorité dans la nation. Avait-on reproché assez durement à ce pauvre Amédée d’être le roi d’un parti ! Qu’était-elle donc leur République ? La proie de ses partisans, et quels partisans ! l’enjeu offert aux pires convoitises.

Cette politique désolait Castelar. Mais il avait les mains liées par ses collègues Figueras et Pi. Il les adjurait de gouverner ; vainement ! on ne l’écoutait pas, et l’on se défiait de lui. On s’efforçait de lui cacher la vérité, comme au public. Figueras, avec son optimisme voulu, tentait de l’endormir ; tout, soi-disant, allait au mieux. Ce malheureux président abusait de la misérable ressource des cœurs faibles : il mentait, mentait sans relâche.

La situation de Castelar dans le ministère était des plus fausses ; son rôle fut, par suite, fort effacé. Il adressa aux chancelleries des mémorandums et des circulaires où il prodiguait de son beau style des déclarations rassurantes, qui ne rassuraient personne. Il ne put, par la faute de ses collègues, obtenir que la République fût prise au sérieux et reconnue de l’Europe. Il n’eut, dans les quatre mois où il fut ministre, qu’un seul grand succès, et il l’eut bien moins comme ministre que comme orateur. Il enleva aux Cortès, avant leur séparation, le vote d’une loi qui abolissait l’esclavage à Puerto-Rico. Après ce triomphe, dû à son éloquence, à son ascendant personnel, et qu’il déclare avoir été l’un des plus glorieux de sa vie, il eût bien fait de quitter le ministère où il ne pouvait que se compromettre sans résultat, réduit à la condition d’un donneur de conseils que l’on ne suivait pas. Sur aucune question il n’était d’accord avec M. Pi y Margall. C’était la discorde à tous les instans. Il répétait à qui voulait l’entendre : « Je suis ministre, je ne suis pas ministériel. » Mais il était rivé à ce ministère par le vote des Cortès, et attendait avec impatience qu’une autre assemblée le relevât de ce poste où il ne comptait plus les déboires. En se retirant avant cette échéance, ne risquait-il pas d’augmenter encore les difficultés, de les compliquer par une crise ministérielle, et d’ajouter cette cause de désordre à tant d’autres ?

Les élections se firent au milieu de l’universel désarroi. Elles furent lamentables. Tous les anciens partis s’entendaient pour user de la tactique traditionnelle que l’on nomme là-bas el retraimiento, l’abstention en masse : on faisait le vide autour des urnes ; les républicains étaient seuls à voter. Si l’on excepte quelques grandes villes, c’était à peu près le cinquième des électeurs.

Le gouvernement, on peut le dire, avait la chambre qu’il méritait ; chambre ignorante, incohérente, de tempérament révolutionnaire. Il y avait une poignée d’hommes relativement modérés ; ils se groupèrent autour de Castelar, composant une droite qui partout ailleurs eût été une gauche assez avancée. Il y avait aussi quelques monarchistes, dont trois ou quatre étaient des personnages ; le grand orateur Rios Rosas, Esteban Collantes, l’ancien ministre de la reine Isabelle, et le futur ministre d’Alphonse XII, M. Romero Robledo ; «véritables députés du miracle, » me disait Castelar, arrivés là, on ne savait trop comment, et perdus dans cette foule, rari nantes... Le reste étaient des gens parfaitement inconnus. L’un d’eux, M. Pedregal, étant devenu ministre, des plaisans s’avisèrent de placarder des affiches où on lisait en lettres énormes : Quien es Pedregal ? « Qu’est-ce que Pedregal ? » Tout Madrid s’en amusa durant plusieurs jours. Le fait est que les nouveaux élus appartenaient pour les trois quarts à ce personnel indéfinissable qui fait métier de représenter dans les assemblées électives ce qu’on a dénommé chez nous les nouvelles couches, et qu’on appelait en Espagne el cuarto Estado. Avocats sans causes, médecins sans malades, orateurs de cafés, politiciens de réunions publiques, visionnaires et bateleurs, tous les aventuriers, tous les cabotins frottés de socialisme qui, dans les temps de révolution sortent d’entre les pavés, semblaient s’être donné rendez-vous aux Cortès. Cela formait une assemblée grouillante, impressionniste et fantaisiste, dont la physionomie très suggestive faisait ressembler un peu trop cette auguste Constituante à un club.

Ces Cortès plus qu’étranges se réunirent à Madrid, le 1er juin, sous la présidence du vieil Orense, le doyen des révolutionnaires espagnols, qui allait terminer sa carrière en se faisant le patriarche du cantonalisme. La première séance fut entourée de quelque pompe. Après que Figueras eut donné lecture d’un message que Castelar avait rédigé, l’assemblée sortit de l’intérieur du palais législatif pour présider à un défilé solennel des troupes de la garnison. Le spectacle, hélas ! fut navrant. Soldats et « volontaires de la liberté » passaient devant les Cortès, sous les yeux du corps diplomatique, en vociférant : Vive la Fédérale ! Vive la République rouge ! Castelar, comme ministre des Affaires étrangères et comme patriote, souffrait à en pleurer de ces scènes dégradantes, exacte image de l’anarchie où l’Espagne sombrait. Ces troupes, qui défilaient devant les pouvoirs publics en hurlant des clameurs d’émeute, c’était l’armée de l’insurrection qui passait sa propre revue.

Ici s’ouvre une période de deux mois, une des plus affreuses que l’histoire de notre temps ait à retracer. Et ne dites pas, lecteur : « Ce sont choses d’Espagne ! Que nous importe, à nous Français d’aujourd’hui, ce passé mort, si étranger et si lointain ? » Il nous touche, au contraire, et de près. Sur ce théâtre d’au-delà des monts, vous retrouvez les acteurs qui ont joué chez nous le drame sanglant de la Commune et travaillé depuis à le jouer de nouveau. Même espèce d’hommes ; et leur langage, leurs procédés, dans des milieux si différens, sont identiques. En étudiant ces saturnales du cantonalisme espagnol, j’ai entendu les mêmes voix, j’ai revu les mêmes gestes ! De part et d’autre mêmes déclamations, même appétit de désordre, mêmes appels à la violence, aux pires instincts des foules.

Il convenait que le gouvernement se modelât à l’image de sa nouvelle assemblée. Et puis ce gouvernement était bien vieux ; il durait depuis quatre mois ! D’ailleurs, Castelar en avait assez, et aussi Salmeron ; quant à Figueras, le cœur décidément lui manquait. Quelques jours après la réunion des Cortès, il s’empressa de céder la présidence à M. Pi y Margall, et gagna prestement la frontière de France. M. Pi y Margall devenait le chef du pouvoir exécutif, avec un ministère où Estevanez, l’ancien déserteur, obtenait le portefeuille de la Guerre, et Pedregal, l’inconnu désormais célèbre, celui de la Justice.

La présidence de M. Pi porta naturellement l’anarchie à son comble. Les intransigeans comprenaient que, sous sa paternelle présidence, ils pouvaient tout oser. L’insurrection se déchaîna sur tout le territoire. C’était à qui se proclamerait autonome. M. Pi y Margall se voyait pris au mot par les disciples qu’il avait si longtemps catéchisés, et qui s’empressaient de mettre ses leçons en pratique. Le fléau sévissait particulièrement dans les villes du Midi. Chacune avait son comité de salut public ou son dictateur. Ces tyranneaux équipaient des troupes, confisquaient les usines qui, naturellement, chômaient, et levaient sur les riches des contributions forcées. Les députés de l’extrême gauche prêtaient leur appui moral et même effectif aux factieux, organisant l’insurrection selon les bonnes règles. Cette ingérence des députés fut très frappante à Carthagène, quand la révolte y éclata. Ils accoururent, commis voyageurs de l’émeute, multipliant les conférences, soufflant l’incendie, et Contreras put dire : « Ils sont là sept qui, par leur présence, légalisent tout ce qui se fait ici. » Carthagène eut, comme notre commune, son ministre des Affaires étrangères, et, pour un peu, la plus mince bourgade eût suivi cet exemple. L’idée fédérale, par une conséquence très logique, démembrait l’Espagne en États indépendans, les États en cantons, les cantons en communes, jusqu’au dernier degré d’effritement, de pulvérisation des molécules sociales : l’Espagne retournait à la barbarie, aux applaudissemens des collectivistes : « Ici, disait, dans un langage que nous connaissons bien, un de leurs journaux, la Solidarité, de Barcelone, rien ne tient plus du monde bourgeois ; tout s’écroule, armée, justice, finances, tandis que les forces révolutionnaires sont en plein développement. La bourgeoisie est un cadavre déjà en putréfaction ; une forte secousse ! et ses membres disloqués se disperseront à tous les vents. »

M. Pi y Margall contemplait cette œuvre de destruction, les bras croisés, avec la sérénité transcendante et béate d’un de ces dieux d’Epicure que le poète Lucrèce nous montre étrangers aux passions et aux infortunes des humains. Et c’était un spectacle effrayant que de voir ce chef d’Etat qui assistait, énigmatique, impassible et inerte comme une statue de pierre, à la ruine de sa patrie. Non seulement il s’interdisait de châtier ses amis les rebelles, mais il apparut que sa mansuétude touchait à la complicité. La vérité est qu’il n’y avait plus de gouvernement, même à Madrid, où l’on s’attendait de jour en jour à la proclamation de la Commune ; et c’était bien la Commune en effet, mais disséminée dans toutes les provinces de l’Espagne.

On eût dit qu’un vent de folie soufflait en tempête sur ce malheureux peuple. A Malaga, le dictateur Carvajal caracolait par les rues, avec un manteau blanc, des bottes jaunes et un sombrero décoré de plumes rouges. A Valence, le comité de Salut public, que la populace insurgée, affolée de soupçons, renouvelait sans cesse, en vint de chute en chute à avoir pour président un domestique d’une maison de tolérance. A Séville, un barbier, — le hasard a de ces ironies, — exerçait les fonctions de magistrat suprême. Un meeting estimait urgent de décréter la suppression de la pudeur, considérée apparemment comme une institution capitaliste et bourgeoise, et, s’il faut en croire les récits de l’époque, on aurait vu circuler dans Séville une voiture où le cocher, le valet de pied, deux messieurs et deux dames s’offraient aux regards dans un état de complète nudité. De tous côtés, la note bouffonne éclatait en des scènes dignes d’Aristophane, et Castelar pouvait se redire en soi-même l’admirable passage où Cicéron, d’après son maître Platon, retrace par des images si fortes les excès de l’état révolutionnaire, « alors que le peuple est dévoré d’une soif inextinguible de liberté, et que ses magistrats, semblables à des échansons imprudens, lui versent à pleine coupe et sans mélange ce vin capiteux qu’il boit à longs traits[14]... »

Castelar, redevenu simple député, pouvait librement faire connaître son opinion touchant la marche des affaires, et ses déclarations, la politique nouvelle, si résolue, si franche, dont il apportait aux Cortès l’énergique programme, formaient le plus saisissant contraste avec l’inaction et l’ambiguïté que M. Pi y Margall avait l’air d’ériger en système. Don Emilio arrivait, dans sa vie, à l’un de ces tournans où la route s’oriente vers des horizons tout nouveaux. A la lueur de l’incendie qui dévorait l’Espagne, ses yeux se dessillaient. Il voyait ses chères utopies s’évanouir comme un mirage ; la réalité lui apparaissait. Sa pensée subissait une métamorphose. De ce travail intime, de cette élaboration progressive sortait un autre Castelar. Sous le poète, sous le tribun, perçait l’homme d’Etat. Il se révéla, dans un débat qui fut suscité, aux Cortès, par une interpellation de M. Romero Robledo. Il prononça, en deux séances, un discours, où le programme de sa présidence est déjà tout entier. Il y déroule la politique qu’il suivra lorsqu’il aura le pouvoir. La voilà en ses articles essentiels : rétablissement de la discipline dans l’armée par l’application du code militaire, réorganisation du corps de l’artillerie, attribution des commandemens aux généraux des anciens partis, et par-dessus tout, un gouvernement ferme, agissant, impitoyable au désordre, enfin une république vraiment nationale, ouverte à tous les hommes de bonne volonté.

C’était dans les séances des 8 et 10 juillet qu’il traçait ce plan de la seule politique capable de sauver l’Espagne et le régime républicain. Le lendemain, le bruit se répandait dans Madrid que d’épouvantables massacres avaient eu lieu à Alcoy, cité industrielle, où les prédications de l’Internationale rencontraient un terrain propice. La populace, soulevée par les meneurs, avait envahi l’hôtel de ville, faisant prisonniers le maire, le conseil municipal, une compagnie de gendarmes. Il y avait eu de sauvages cruautés. Les captifs étaient dépouillés de leurs vêtemens, traînés un à un sur le balcon et jetés par-dessus la balustrade à la foule hurlante qui les mettait en pièces. Une des victimes fut plongée dans un bain de pétrole où l’on mit le feu. Quant à l’officier de gendarmerie, sa tête, vidée de sa cervelle et emmanchée au bout d’un bâton, fut promenée dans la ville. Après quoi les insurgés avaient incendié l’édifice communal, une quarantaine des plus beaux immeubles, pillé des habitations, violé des femmes et pendu des prêtres.

Un cri d’horreur accueillit ces nouvelles, que le gouvernement dissimulait. Presque en même temps, on apprenait que le général Contreras venait de quitter Madrid, se rendant à Carthagène pour y prendre le commandement de l’insurrection. Là aussi la ville se trouvait au pouvoir des émeutiers ; la flotte de guerre s’était associée aux rebelles ; la bourgeoisie quittait en masse ce grand port qui allait devenir le boulevard du cantonalisme. Or Contreras, en partant, y avait mis peu de mystère, et l’on jugeait que M. Pi y Margall aurait pu l’arrêter. L’opinion se soulevait contre ce dictateur qui prononçait de beaux discours sur la légalité et n’osait cependant toucher aux misérables par qui l’Espagne se mourait. Une interpellation lui ayant été adressée, aux Cortès, sur les événemens de Carthagène, on entendit un de ses ministres déclarer que « pour sa part, il ne ferait jamais tirer sur ses frères et amis en révolte. » La mesure était comble. M. Pi y Margall perdait pied, même au sein de l’assemblée où sa majorité tombait en morceaux. Un irrésistible courant d’opinion s’y manifestait en faveur d’une action énergique. Castelar et Salmeron conduisaient le mouvement. M. Pi y Margall n’avait qu’à se retirer. Il le comprit, et quelques jours après, le 18 juillet, envoya sa démission aux Cortès. Sa désastreuse présidence avait duré cinq semaines. Jamais l’Espagne n’était tombée si bas.

Il eut pour successeur M. Nicolas Salmeron. C’était, hélas ! un théoricien qui en remplaçait un autre. M. Salmeron avait lui aussi la réputation d’être un fort honnête homme et un profond penseur ; mais lui aussi il avait vécu dans les abstractions de l’école ; lui aussi il était de ceux qui apprennent la politique dans les livres ; il eût sans doute fort bien gouverné la république de Salente. Rendons-lui pourtant cette justice qu’il comprenait la situation ; il se montrait impatient d’en finir avec l’anarchie. Ses premières paroles et, ce qui valait mieux, ses premiers actes, attestèrent le ferme propos de répudier le système de capitulations et de compromissions inavouables. Le lendemain de son élection, il disait aux Cortès : « Il faut rétablir l’empire de la loi. Il faut faire savoir à tous que quiconque se révolte contre la loi doit recevoir l’inexorable châtiment de son crime... » C’étaient autant de déclarations qui ressemblaient fort à des truisms. Cependant tel était le malheur des temps que ce langage produisit l’effet d’une nouveauté hardie. M. Salmeron ajoutait, et cette phrase peignait au vif l’homme et ce groupe de métaphysiciens politiques : « Il est certes bien dur de parler ainsi quand on a rêvé de gouverner seulement avec l’aide des armes que fournit la raison... » La chose en effet lui parut si dure que, six semaines après, il quittait la partie. Il avait les mains liées par ses propres doctrines. Il avait, durant vingt années, prêché l’abolition de la peine de mort. Or cette question de la peine de mort se posait, pressante et urgente, à l’occasion d’un projet de loi dont les Cortès étaient saisies ; il y allait du rétablissement de l’ordre public ; il fallait des exemples pour inspirer une crainte salutaire à tous les coquins qui se croyaient assurés de l’impunité sous la république fédérale ; il en fallait pour restaurer la discipline dans l’armée. M. Salmeron se trouvait placé entre ses théories et la réalité impérieuse. Il sentait bien qu’il fallait punir, mais n’avait pas le courage de sacrifier ses croyances philosophiques. Il préféra abandonner le pouvoir. En se retirant, il conseilla aux Cortès de choisir Castelar, lequel, du reste, n’avait pas cessé d’être son inspirateur toujours écouté. Au fait, il ne restait plus dans le parti républicain que Castelar ; il était la dernière réserve ; il était l’homme désigné par tous. Il fut porté à la présidence le 8 septembre 1873. L’histoire de ses idées entrait dans une phase nouvelle.


E. VARAGNAC.

  1. Voyez la Revue du 1er août.
  2. Castelar a fait lui-même allusion à ces démarches, et rappelé le langage qu’il tint alors aux généraux, dans son discours du 7 mars 1869 contre le projet de constitution et dans sa réplique fameuse du 2 janvier 1874.
  3. Discursos parlamentarios en la Asamblea constituyente, 3 volumes, Maddrid, 1871.
  4. Bienveillance traduit imparfaitement benevolencia. Il y a dans le mot français une nuance, une idée très marquée de condescendance, qui n’existe pas dans le terme espagnol, non plus que dans le terme latin benevolentia.
  5. L’Espagne politique, Revue des 1er septembre, 1er octobre, 15 novembre et 15 décembre 1873.
  6. Deux Diplomates. Le comte Raczynski et Donoso Cortès, marquis de Valdegamas ; dépêches et correspondances politiques publiées par le comte Adhémar d’Antioche, Paris, 1880.
  7. « M. le Président. — Je vais suspendre la séance pendant une demi-heure'', afin que messieurs les représentans s’entendent sur les candidatures pour la nomination du pouvoir exécutif. » Compte rendu analytique publié par l’Imparcial du 12 février 1873.
  8. La Repùblica de 1873. Apuntes para escribir su historia, por F. Pi y Margall. Libro primero. Vindicucion del autor, Madrid. 1874.
  9. Discours prononcé dans la réunion républicaine de Séville, avril 1872. Discursos politicos dentro y fuera del Parlamento, — Madrid, 1873.
  10. Discursus integros pronunciados en las Cortes constituyentes de 1873-1874. Barcelona, 1874.
  11. La Republica de 1873. Apuntes para escribir su historia. Libro primero. Vindicacion del autor.
  12. Discursos parlamentarios en la Asamblea constituyente. Tome I, p. 91.
  13. L’Essai loyal en Espagne, par MM. Louis Teste et Francis Magnard. Un volume, Paris, 1873. On trouve des détails curieux, aujourd’hui bien oubliés, dans ce petit livre plein d’aperçus et, je le crois, exact sous sa forme satirique.
  14. De Republica, lib. I, XLIII.