Un Homme d’État espagnol - Emilio Castelar/01

Un Homme d’État espagnol - Emilio Castelar
Revue des Deux Mondes4e période, tome 154 (p. 481-513).
UN HOMME D’ÉTAT ESPAGNOL

EMILIO CASTELAR

I
LES ANNÉES DE JEUNESSE

« Messieurs, à cette tribune, j’ai représenté maintes fois la conscience de la nation. » Castelar disait vrai, le jour où, approchant de la fin de sa carrière, il se rendait ce fier témoignage, à cette tribune des Cortès où sa parole avait retenti si souvent comme la voix de l’Espagne des temps nouveaux. Oui, maintes fois, durant le demi-siècle où il n’a cessé de prêcher, de lutter pour l’idéal de sa vie entière : la liberté, il a été vraiment la voix et la conscience de l’Espagne nouvelle ; — conscience inquiète, éperdûment vibrante aux souffles orageux venus d’au-delà des monts ! Espagnol, — et qui donc l’a été jamais davantage ? — Espagnol par le sang qui courait dans ses veines, par l’amour passionné qu’il avait voué à son noble pays, par la magie de cette éloquence castillane dont l’enchantement, sur ses lèvres et sous sa plume, fut incomparable, il était en même temps par les idées un fils de la France, j’entends de la France sortie de la Révolution. Elle a été l’éducatrice, l’initiatrice de sa pensée. Il le savait, se plaisait à le dire : il aimait ce pays de France comme une seconde patrie.

Dans l’œuvre des hommes d’exception que le philosophe Emerson appelait si justement les hommes représentatifs, et Castelar en était un, il y a toujours deux parts, deux aspects, deux versans. Par un côté, ils symbolisent, ils personnifient une nation ou une race ; mais, par l’autre, ils appartiennent à l’humanité, dont ils servent les fins mystérieuses. Ce dualisme, vous le retrouvez dans tous les écrits, dans tous les discours d’Emilio Castelar. Ce grand Espagnol s’est toujours souvenu qu’il devait (c’étaient ses paroles mêmes) sa part de labeur à l’humanité. Et c’est pourquoi son nom sonore et prestigieux était célèbre, non seulement partout où l’on parle la langue de Cervantes, mais chez tous les peuples qui aspirent à un idéal supérieur de liberté, de bonté, de justice.

En Espagne, il était devenu, — le mot n’est pas trop fort, — une gloire nationale. Ses compatriotes de tous les partis, ceux-là même qui, dans la politique, étaient ses adversaires, et ceux-là même qui affectaient de sourire de son lyrisme, étaient, au fond, très fiers de lui, très fiers de cette renommée immense et universelle. Pour tout dire, on l’aimait ! On savait combien il était respectable par sa droiture, son désintéressement, la pureté de sa vie, la générosité infinie de son cœur. Voilà comment sa mort, il y a deux mois, a été, d’un bout à l’autre de l’Espagne, un grand deuil public. Celui dont tout un peuple suivait le cercueil, le 29 mai, à travers Madrid, ce n’était pas l’ancien tribun, ce n’était pas le Président de l’éphémère République de 1873, ce n’était pas le journaliste qui avait tant écrit, l’orateur qui avait tant discouru, ou plutôt, si j’ose le dire, c’était tout cela, c’était l’homme unique dont la vie entière s’était confondue avec la vie nationale. C’est cette noble existence que je voudrais retracer. J’ai connu Castelar ; j’ai suivi ses travaux durant vingt-cinq années. Il m’avait fait le grand honneur de me conter, de m’expliquer lui-même dans leurs détails les événemens de sa présidence. Je les avais notés presque sous sa dictée ; et aujourd’hui j’éprouve une triste douceur en relisant ces notes où il semble revivre ; je crois revoir son geste, son sourire, son loyal regard ; je crois entendre encore l’accent cordial de sa voix.


I

Emilio Castelar était né à Cadix le 8 septembre 1832. Sa famille était d’Alicante, où son père, D. Manuel, avait exercé la profession de courtier de commerce ; sa mère, Da Maria-Antonia Ripoll, était fille d’un légiste de la même ville. Il descendait ainsi d’une lignée bourgeoise ; par la filiation, par l’éducation, il appartenait à ce qu’on nomme la classe moyenne, et il l’était par les origines ; par la race, il resta toujours un de ces Espagnols du Midi brillans, allègres, primesautiers, improvisateurs étincelans et intarissables, en tout si différens du grave et taciturne hidalgo des Castilles ! D. Manuel venait de se marier lorsqu’éclata la grande insurrection de 1820. Il s’y jeta avec passion, défenseur exalté des libertés publiques, et bientôt, quand les absolutistes eurent repris le pouvoir, il encourut leurs atroces vengeances. Condamné à la peine de la horca, il dut s’enfuir en Angleterre. Il y vécut neuf ans, loin des siens, trop pauvre pour leur faire partager son exil. Rentré en Espagne, il alla s’établir à Cadix avec sa femme et sa fille, Da Concha, cette sœur aînée de Castelar, qui lui fut comme une seconde mère, associée à sa vie, gardienne de son foyer. D. Manuel avait, nous dit son fils, un esprit cultivé, curieux d’économie politique et de philosophie[1]. Fort estimé, et bien dans ses affaires, il destinait à une carrière libérale l’enfant qui lui était né après son retour de l’exil ; mais, en 1839, il mourut soudain, laissant sa veuve dans une condition très précaire. Heureusement Mme Castelar trouva un asile auprès d’une sœur, à Elda, pittoresque village de la province d’Alicante, tout près des bords de la Méditerranée, non loin de Elche et de ses palmiers africains, sous un ciel qui a l’ardeur et la splendeur du ciel de l’Orient. Il faut noter ces premières influences ; elles ont agi profondément sur l’âme et sur le talent même de l’homme que nous étudions. Il a connu là, au début de l’existence, ces deux bonheurs suprêmes de l’enfant : la tendresse infinie d’une mère et l’ineffable joie de la vie champêtre. Bien des années après, Emilio Castelar s’est plu à retracer dans ses écrits, dans ses leçons de l’Athénée, et jusqu’à la tribune des Cortès, les beaux et innocens spectacles qui avaient ému jadis son cœur si fortement : les courses libres sur les plages de cette mer bleue, à la frange d’argent, qu’il a célébrée avec un sentiment de poésie si intense, les visites pieuses à l’église du village, et les fêtes de la sainte Vierge, aux jours radieux du printemps. Il avait pris là cet amour passionné de la nature que l’âge ni les affaires n’ont pu, dans la suite, jamais effacer.

Une autre influence eut dans l’éducation de Castelar une grande part ; ce fut la religion catholique. Elle a régné d’un étonnant empire sur son enfance et même sur sa jeunesse. Une piété fervente se mêlait à sa vie. « Non, mon ami, écrivait-il longtemps après, de Madrid, à un compagnon de ses premières années, non, je n’ai pas perdu ici notre foi ; je la conserve comme un parfum de l’âme. Je me souviens de ces jours heureux où, le cœur plein d’allégresse et de chères illusions, nous entrions dans le sanctuaire que les laboureurs décoraient des trésors de la campagne. Après avoir prié, nous sentions couler plus doucement notre vie, cette vie pure comme le ciel qui étincelait sur nos têtes, aussi souriante que la mer aplanie qui venait mourir à nos pieds. Je me souviens encore que nos âmes n’étaient point, en nous ; elles volaient comme les papillons sur les fleurs, ou, d’un coup d’aile, montaient aux cieux. Quand nous revenions de nos jeux innocens, la cloche qui saluait la fin du jour nous réunissait tous en une mystique oraison, et, dans l’étoile du soir qui brillait seule au firmament, il nous semblait voir apparaître la sainte image de Marie, telle que l’offraient nos songes. Cette tendre image, que nos mères invoquaient, fermait nos yeux et recueillait avec amour nos prières. Oui, notre vie était purement religieuse. Nous adorions la religion dans nos demeures, dans nos fêtes ; nous la lisions gravée au cœur de tous les êtres que nous aimions ; nous la voyions pratiquée par les ouvriers des champs, qui, après le travail de la journée, ayant serré les outils du labour et rentré les troupeaux, s’agenouillaient au seuil des cabanes[2]... »

Je rencontre ainsi, à chaque pas, dans ses livres, des peintures exquises de cette humble vallée où son enfance passa comme un beau songe parmi des êtres simples et bons ; cher nid d’oiseau, doux et tiède, Arcadie bienheureuse où il avait vécu si près de la nature et de Dieu ! A trente années de là, visitant le tombeau de François d’Assise, comme il contemplait du haut de la colline sainte le mélancolique décor qui entoure le couvent de la Portioncule, il revoyait par la pensée le coin de terre béni où était, disait-il, « la poésie de son cœur ; » et ces souvenirs lointains lui inspiraient les premières pages si touchantes de l’étude qu’il a consacrée au grand mystique italien : « Dans mon enfance, lorsque nous approchions du deux août, que la moisson et le battage dans l’aire étaient achevés, et que les raisins commençaient à se peindre, les noirs prenant une claire teinte violette, les blancs la transparence de l’ambre ; dans ces soirées ardentes et sereines, toutes vibrantes du concert des grillons et des cigales, on célébrait une cérémonie religieuse, un mystique pèlerinage, une sorte de jubilé que je n’oublierai jamais[3]... » Ce culte espagnol, si pittoresque dans un cadre rustique, et si frappant, si effrayant même par les pompes tout ensemble réalistes et symboliques qu’il déroule aux regards des fidèles, s’était emparé de son imagination avec une puissance incroyable : « J’accourais tout enfant, dit-il ailleurs, aux offices de la semaine sainte, dans l’église où je fus élevé. La désolation du temple, au Vendredi saint, me remplissait de terreur. Les lampes éteintes, les autels dépouillés, le sanctuaire ouvert et abandonné, le voile noir étendu sur nos têtes, comme les ténèbres sur le Calvaire, les stances de Jérémie frappant les airs de pleurs et de lamentations, me faisaient trembler[4]... » Déjà pourtant sa raison s’éveillant interrogeait le dogme : « Expliquez-moi le mystère de la Trinité, demandait l’enfant au curé ; comment trois personnes n’en peuvent-elles faire qu’une ? » Mais l’imagination était plus forte. Et puis, c’était la religion de sa mère, « l’être au monde qu’il a le plus aimé. » Tant que sa mère vécut, il voulut concilier ses opinions nouvelles et ses anciennes croyances. Un jour vint où il dut opter, et s’éloigner à jamais du sanctuaire. Mais il garda l’empreinte et comme l’arôme de la foi perdue. Dans tout ce qu’il a dit ou écrit, Castelar est un spiritualiste. Son libre examen ne met en doute ni la providence de Dieu ni l’immortalité de l’âme. Sa pensée tient par les racines au fond chrétien.

Le fait est que l’influence souveraine, ce fut sa mère qui l’exerça. Mme Castelar était, au témoignage des personnes qui l’ont connue, une femme d’un grand cœur et d’un rare esprit, une de ces mères que l’on rencontre au berceau des hommes supérieurs. Il reçut d’elle une sensibilité presque féminine et ces nobles ardeurs qui éclatent dans son éloquence avec une si haute singularité. Il l’a dit lui-même : « La raison, les livres, les écoles, le père nous donnent les idées ; les sentimens, ce sont les mères qui nous les donnent... » Et n’est-ce pas à sa mère qu’il pensait en écrivant cette page bien longtemps après, aux heures sombres de l’exil ? « Un être peut adoucir nos douleurs ; c’est notre mère. Dieu nous l’a donnée pour que ses purs baisers mettent un peu de miel dans l’amertume de notre vie. Dieu l’a envoyée près de notre berceau pour que, devant nos yeux qui s’ouvrent, les ailes de son amour dissimulent l’obscur horizon où il nous faudra tendre, en luttant, vers la mort. Dieu a voulu que ses mains joignent nos mains aux premières prières, et que son sourire soit à nos espérances comme une aurore de l’infini. Elle est la vertu, la charité, la partie tendre du cœur, la note mélancolique de l’âme, l’immortel fond d’innocence qui subsiste dans les replis même du naturel le plus mauvais. Quand vous sentez en vous un bon mouvement, le désir de sécher une larme, de secourir une infortune, de partager votre pain avec un malheureux, de vous précipiter à la mort pour sauver votre prochain, retournez-vous, et vous trouverez à votre côté, comme l’ange gardien qui vous inspire la pensée du bien, l’ombre chérie de votre mère...[5] » Mme Castelar n’a pu voir que les débuts de ce fils en qui elle revivait. Elle avait été la compagne des années difficiles, et, comme tant de pauvres mères, elle est morte au seuil de la terre promise. Mais, avant de descendre prématurément dans la tombe, cette noble femme avait accompli sa mission sacrée. Déjà elle entendait les acclamations qui saluèrent la gloire naissante du plus grand orateur de l’Espagne. En vérité, il est son œuvre ; il est sorti formé et façonné de ses mains pieuses.

Elle fut pour lui le premier maître, infiniment doux, dont plus tard nous revoyons le sourire à travers nos larmes. Elle avait pressenti la destinée de son fils. Une gitane n’avait-elle pas prédit qu’il ferait grand bruit dans le monde ? Mme Castelar avait conservé à l’enfant la bibliothèque paternelle ; il lui lisait à haute voix, durant des heures, les écrivains nationaux. Accoutumée au dialecte de Valence, elle s’exerçait à l’idiome des Castilles pour qu’il en eût le parfait accent, et ce fut grâce à elle qu’il parla l’espagnol aussi purement que s’il était né à Madrid. Lui, cependant, dévorait les livres, et apprenait le français, l’allemand, les langues anciennes, comme en se jouant. Enfant prodige, dès l’âge de dix ans, il composait des thèses politiques et brochait des nouvelles, une, entre autres, que le naïf écolier, qui avait ouï parler des Mystères de Paris, intitulait avec candeur les Mystères d’Elda, le village natal ! Et il allait, poussant par tout chemin son agile esprit, — hors les mathématiques, où, malgré ses efforts, il échoua toujours.

Dès l’âge de quinze ans, il fut envoyé à l’Université de Madrid. Il y devait suivre les cours de droit. Mais le droit ne le retint guère. Cette science à teinte grise convenait mal à un enthousiaste. En revanche, les belles-lettres, avec la rhétorique qui les met en œuvre, l’enchantaient. Le gouvernement venait de créer une école normale, imitée de la nôtre ; Castelar s’y fit recevoir au concours. Son admission lui assurait une pension de quatre mille réaux et une chaire à la sortie. Dans cette école, il travailla éperdûment : humanités, langues orientales, l’histoire, qui lui devait être l’arsenal où l’orateur puisait à mains pleines, la philosophie, et spécialement la philosophie allemande, fort goûtée en Espagne, l’occupaient tout ensemble. Avec un condisciple, Francisco de Paula Canalejas, il passait des journées à étudier Kant et Hegel. Les deux amis essayaient même d’écrire en commun. De cette collaboration sortit une nouvelle historique, Alphonse le Savant, le seul ouvrage que Castelar ait produit dans des conditions si contraires au libre développement de sa pensée. On remarquera que ses premiers livres furent des romans. C’étaient d’ailleurs des œuvres très faibles, et personne ne les a jugées avec plus de rigueur qu’il ne faisait lui-même. On ne lit plus et peut-être n’a-t-on jamais lu Alphonse le Savant. Pareillement on ne connaît guère que le titre d’une autre fiction, Ernesto, qu’il composait vers l’âge de dix-huit ans. La Hermana de la Caridad (la Sœur de Charité), qui parut plus tard, ne valait pas mieux[6]. J’en dois pourtant dire quelques mots ; car ce roman est caractéristique. Des sentimens fort intimes y sont exprimés avec une ingénuité extraordinaire ; ils nous révèlent la jeunesse d’un cœur et un état d’âme singulier.

Castelar avait vingt-cinq ans lorsqu’il publia les deux volumes de La Hermana de la Caridad. Fort connu déjà, il était à la veille d’inaugurer ses mémorables leçons de l’Athénée. Mais l’érudition précoce du jeune maître n’avait d’égale que l’inexpérience presqu’absolue du romancier. A lire cette production naïve, vous croiriez qu’elle était l’œuvre d’un écolier demeuré très sage sous la discipline de bons prêtres. Il y a sans doute des parties brillantes, et un style où perce malgré tout la maîtrise de l’écrivain. Mais il y a aussi, d’un bout à l’autre de ce bizarre roman, un sublime continu, une poésie creuse, un débordement de métaphores outrées qui fatigue. Le sujet, d’ailleurs, trahit une extrême faiblesse d’invention.

Le principal personnage est une pauvre jeune fille, — pauvre par sa condition, mais riche de tous les dons de la foi, — qui aime d’un platonique amour un homme de haut rang. Dédaignée et blessée au cœur, elle s’attache à ses pas, mais pour être son bon ange et convertir au bien sa pauvre âme pécheresse. Pour elle, morte au monde et à ses vaines joies, elle devient sœur de charité (d’où le titre du livre), et désormais consacre à Dieu les extases de son amour mystique... Le cadre où cette fiction séraphique se déroule est la baie de Naples, — une réminiscence de Lamartine, — à quelle époque ? On ne l’aperçoit guère ; et en effet nulle couleur locale, nulle description un peu précise. Les personnages sont des fantômes de rêve ; ils glissent impalpables dans un vague décor de féerie. Vous rappelez-vous avoir lu, dans le Vicaire de Wakefield, l’amusante anecdote de ce peintre de village qui, faisant les portraits des divers membres d’une famille, imagina de les représenter tous avec une orange dans la main ? C’est un peu le cas des personnages de La Hermana. Tous ont le même son de voix ; tous lèvent vers le ciel des yeux remplis de larmes ; tous épanchent leur douleur plaintive en un lyrisme élégiaque et sans fin. La vérité est que Castelar parlait tour à tour par la bouche de chacun d’eux ; et, à cet égard, je ne connais pas de roman plus subjectif ; c’est, à le bien regarder, la confession d’une âme. Lorsque le livre parut, les plaisans ne manquèrent pas d’appeler l’écrivain du nom de son héroïne ; et les plaisans n’avaient pas tort ! Cette plaintive sœur de charité, cette rose mystique, en son abnégation de sainte, reflétait l’idéal de vertu agissante dont l’imagination extatique et chaste du jeune auteur était possédée. Castelar entrait dans la vie avec une ardeur de mysticisme et de prosélytisme tout ensemble, par où il était bien de cette terre d’Espagne, patrie de sainte Thérèse et de saint Jean de la Croix ! L’état de son âme apparaissait alors dans tous ses écrits, dans tous ses discours. Il exaltait « le pur amour » avec une étonnante ingénuité ; il prêchait « la vertu » avec une fièvre de conquête ; il catéchisait les lecteurs de son roman comme des ouailles, usant de formules, — celle-ci, par exemple, — que les journalistes et les politiciens sont peu sujets à prodiguer : « Je ne me lasserai point d’inculquer à mes lecteurs des maximes que je crois de salut... » — Nous retrouverons ces ferveurs d’apôtre, ce langage de piétiste ou de salutiste, dans les leçons de l’Athénée. — En vérité, il devait être un jeune homme étrange et unique, ce poète impatient de se jeter dans la mêlée humaine, ce rêveur qui se préparait à régénérer le monde, ce catholique épris de la Révolution ! « Les idées philosophiques, dit un de ses biographes[7], n’avaient pas encore frappé à la porte de son entendement. Sa pensée souriante ne voyait que la poésie des pratiques religieuses : la messe aux premières heures du matin, où vont les jeunes filles, radieuses comme le printemps ; la communion de Pâques, où les petits enfans s’acheminent vêtus de blanc, semblables aux anges ; les hymnes, l’encens, l’harmonie de l’orgue, tout cela l’enchantait... De cette religion il ne prenait que les fleurs, les parfums, les tourterelles blanches, et l’idée de liberté... » Oui, l’idée de liberté ; par où il était fort éloigné du parti qui allait dominer en Espagne, les néo-catholiques, et de leur illustre chef de file, Donoso Cortès ! Il ne pouvait s’engager à leur suite. Il voyait trop bien où on le mènerait : à la conservation indéfinie des privilèges de classe et, pour tout dire, à un absolutisme clérical. Pour en venir là, il était trop chrétien. Car c’est le christianisme qui l’a fait démocrate. Et ne dites pas qu’il fut inconséquent ! Lui seul était logique : il allait, lui, jusqu’au bout de sa foi. Cette devise sublime et décevante de la Révolution : Liberté, Egalité, Fraternité, qu’était-elle autre chose que la parole du Christ ? Il ne comprenait rien à ces dévots qui font du monde la négation des divins préceptes. Il mesurait l’abîme qui séparait le catholicisme de la liberté ; et il croyait, dans sa candeur, que de l’Evangile à la démocratie il n’y a qu’un pas. Ces sentimens germaient en lui dès le premier âge ; ils éclatèrent au mois de mars 1848.

Emilio Castelar avait alors quinze ans. Ecolier, pour quelques mois encore, au collège d’Alicante, il prêtait l’oreille aux échos lointains de France, d’Allemagne, d’Italie. La vieille Europe croulante, les trônes secoués par la tempête, les peuples rompant leurs digues au nom de l’éternelle justice, tout ce que les chancelleries d’ancien régime avaient foulé aux pieds depuis trente ans ; à Paris, la démocratie souveraine s’essayant à refaire une société : les magnifiques programmes, les scènes de l’Hôtel de Ville, et cette image d’un peuple gouverné par l’éloquence, tout ce mouvement d’idées et de passions le transportait. Lamartine était son héros. On a souvent dit que Castelar était « un Lamartine espagnol. » La vérité est qu’il lui ressemble, moins sans doute qu’on ne s’est plu à le répéter ; mais il en a la haute improvisation et le lyrisme. Il procède, en un mot, de notre grand poète par une influence ou plutôt une affinité très directe.

Il paraît que, se promenant un jour au bord de la mer avec ses camarades, l’écolier d’Alicante leur lisait le memorandum que Lamartine, ministre des Affaires étrangères de la république nouvelle, venait d’adresser aux puissances. Soudain il s’interrompt dans sa lecture et, se tournant vers ses auditeurs, il s’écrie : « Vous me tiendrez pour fou ; mais je sens que c’est à moi qu’il appartiendra de même d’annoncer l’avènement de la république en Espagne ! » Et, en effet, ajoute le narrateur, vingt-cinq années après, Castelar devenait, lui aussi, le ministre des Affaires étrangères de la République espagnole et la notifiait, lui aussi, au monde. — Quoi qu’il en soit de cette prophétie, un fait est certain, l’action décisive que la Révolution française de 1848 a exercée sur son esprit. « La République de 1848, disait-il plus tard, a été la mère de mes idées[8]. » Il y a ainsi, pour la plupart des hommes, un régime qui leur laisse à jamais son empreinte ; et, plus ils avancent, plus l’empreinte initiale ressort avec relief. Castelar s’est, en somme, assez peu renouvelé. En littérature et en politique, il est demeuré ce que l’ont fait ses maîtres, les hommes de 1848 ; il les a continués et, à bien des égards, représentés jusqu’à la fin parmi nous. Vous retrouvez en lui leur accent et leur geste, et leur emphase de théoriciens, et leurs illusions de croyans. Par là aussi il se rattache à cette autre génération de rénovateurs, les constituans de 1789. Il est, comme eux, un grand optimiste ; il a une foi inébranlable dans la toute-puissance des idées. « Le monde est gouverné par les idées, » dit-il. El mundo se rige por ideas… Cette parole explique sa vie.

Tel il était, durant ces années incertaines, années de croissance morale, de formation et d’initiation, où l’adolescent, au seuil de la carrière, bat des ailes avant de prendre son vol dans cet espace qui lui semble infini. Il terminait son noviciat à l’école normale ; mais sa pensée, audacieuse et inquiète, s’élançait par de la cet horizon borné : impatiente de percer le nuage à travers lequel il semble que les jeunes gens pauvres, isolés et supérieurs aux petites habiletés, abordent ce monde, dont la surface se laisse malaisément entamer par eux. Il errait à l’entour, cherchant sa voie, et, à vingt-deux ans, ne l’avait pas trouvée, lorsque soudain elle s’ouvrit toute grande, à la lueur d’une révolution.


II

Le parti « modéré » gouvernait depuis onze ans. Représenté par un groupe d’hommes illustres, ce torysme castillan avait dirigé les affaires non sans éclat, manié, sans les fausser par trop, les ressorts parlementaires, et donné à l’Espagne quelques années d’une paix profonde. Son chef militaire, le dur Narvaëz, avait accompli ce prodige de faire traverser au pays sans révolution, presque sans une émeute, l’année terrible pour les rois, l’année 1848. Mais le parti s’était usé dans un si long exercice du pouvoir. Il allait s’émiettant et tombant en ruines. À bout d’expédiens, il ne lui restait plus que des fautes à commettre. Ces libéraux repentis inclinaient vers l’absolutisme ! Le coup d’État du Deux Décembre les avait enchantés ; et ils rêvaient pour leur patrie un régime semblable. Si l’on ajoute les scandales des spéculations auxquelles les concessions de chemins de fer donnèrent lieu, les prétextes que la cour ne cessait de fournir à la malignité publique, l’ennui d’assister indéfiniment à la répétition des mêmes intrigues, de plus en plus mal jouées par les mêmes acteurs, on comprendra comment, en cette année 1804, le pays, — si toutefois il est permis de parler du pays dans les choses d’Espagne, — le pays était mécontent et las. Il demandait ou il attendait un changement. Ce changement fut procuré, selon l’usage, par une révolte militaire. Dans la matinée du 28 juin, la cavalerie qui tenait garnison à Madrid se soulevait, entraînée par le général O’Donnell. Ce n’était d’abord qu’un pronunciamiento. Le peuple de Madrid en fit une révolution ; — révolution manquée, mais non pas stérile, si l’on considère qu’elle a donné naissance à deux partis nouveaux : l’Union libérale qui allait gouverner l’Espagne pendant plus de dix ans, et le parti démocratique qui entrait en scène, portant déjà sous son manteau un engin formidable, l’idée ou le mot de république.

Emilio Castelar saluait ces nouveautés avec la confiance d’une âme de vingt ans. Durant les journées orageuses où tout Madrid était sur pied, s’agitant, pérorant, le jeune normalien se mêlait à la foule et entrait dans les clubs, avide de parler. Mais sa délicatesse répugnait aux excès du langage qui charme le populaire, et chaque fois il s’en allait sans avoir pu se décider à prendre la parole. Cependant les clubs ne tardèrent pas à être fermés ; à leur place vinrent les réunions électorales, qui n’étaient pas encore ce qu’elles sont devenues dans la suite. Il s’y révéla le 22 septembre 1854, — date mémorable dans l’histoire du parti républicain en Espagne.

Ce jour-là, une réunion se tenait au théâtre de Oriente. Les démocrates l’avaient organisée pour répondre à un manifeste de l’Union libérale, le grand parti créé par O’Donnell. Mais ils étaient privés de leurs chefs. Orense avait dû s’enfuir à la suite de la révolte des Basilios. Rivero avait accepté le poste de gouverneur de Valladolid. Les orateurs manquaient ; la séance traînait ; déjà la foule gagnait les portes, lorsqu’un jeune homme, presque un enfant, paraît à la tribune. Sa taille est petite, sa voix grêle ; quel est ce nouveau venu ? Pourtant sa voix peu à peu domine le bruit ; cet inconnu s’impose ; on se rassied, on écoute ; bientôt les applaudissemens éclatent de toutes parts. L’orateur, transporté par cet enthousiasme, verse dans son discours le flot d’idées, d’images, de sentimens qui bouillonnent en lui, et, à chacune des amples périodes qu’il déroule, les acclamations l’interrompent. Il veut s’arrêter ; la foule l’adjure de parler encore. Enfin, lorsqu’il descend de la tribune, c’est une immense ovation dont la nouvelle se répand dans la ville. Castelar, en entrant au théâtre de Oriente, n’était qu’un étudiant obscur ; il en sortait célèbre. Il avait conquis la renommée en une heure.

Le lendemain, les journaux publiaient son discours, et dès lors commençait le concert de louanges qui n’a cessé depuis de retentir autour de son nom. Les Espagnols ne louent pas médiocrement ; leur admiration va loin, comme leur haine, et ne ménage guère les hyperboles. On immolait à cette réputation naissante les renommées les mieux établies. On affirmait que « Galiano pouvait bien être par excellence l’orateur littéraire, Olòzaga l’orateur politique, Lopez le tribun, Donoso Cortès le penseur ; mais que Castelar était tout cela ! » Et un journal conservateur, La España, déclarait que « cet adolescent de vingt-deux ans l’emportait sur tous les anciens orateurs de l’Espagne. » Pour nous, qui feuilletons ces pages jaunies, étrangers, à des querelles aussi oubliées que ceux-là mêmes qui s’y passionnèrent, nous y voyons surtout une improvisation d’écolier, intéressante comme sont les débuts de ce qui est devenu grand dans la suite, mais creuse, déclamatoire, toute pleine des illusions qui sont le charme et le péril de l’extrême jeunesse. En rendant compte de ce succès, la grave Epoca relevait, non sans ironie, la contradiction que présentait le langage d’un rénovateur qui exaltait tout ensemble la religion et la Révolution. C’était bien le même jeune homme qui allait écrire La Hermana de la Caridad : âme chantante et ailée, rêveur épris de ses songes, à qui, selon la parole de Bacon, l’expérience n’avait pas mis encore ses sandales de plomb...

Les jeunes gens avancent vite dans les partis révolutionnaires ; on portait déjà à la députation cet étudiant à qui il manquait bien trois ans pour être éligible. Les feuilles démocratiques mirent en avant sa candidature. Ce qui valait mieux, elles lui ouvrirent leurs colonnes ; Castelar devint d’emblée rédacteur en chef du Tribuno. Il s’élançait dans la carrière de lutte et de propagande qu’il n’a cessé depuis de courir, formulant les doctrines de son parti et les répandant par ses leçons, par ses livres, par ses discours, surtout par la presse. Il allait être un des grands journalistes de ce temps. La moitié de son œuvre, sinon plus, est là. Dès l’abord, il fit apparaître cet étrange dualisme que nous retrouverons désormais dans sa vie. Adorateur des idées abstraites et mêlé à l’action, poète et combattant, par tout un ordre de qualités ou de défauts, il semblait peu propre à son nouveau rôle ; par une série d’autres, il y convenait à merveille. S’il n’avait pas la concision qu’il faut au journaliste, en revanche, il possédait, comme pas un, cette vertu première du métier, une plume toujours prête. On sent que Castelar écrit, comme il parle, d’abondance. Devant sa table, comme à la tribune, il improvise. Il harangue les lecteurs comme un auditoire ; toujours orateur, l’éloquence est pour lui le ton naturel. C’est pourquoi ses articles ne diffèrent pas très sensiblement de ses discours. Ils en ont le large courant et la période cicéronienne[9]. Orateur, improvisateur, retenons ces deux traits ; ils caractérisent l’écrivain.

Dès cette époque, il s’était déclaré républicain ; il l’a été de tout temps ; mais il ne fut jamais un jacobin. Il a toujours répudié la tyrannie, qu’elle vînt du prince ou qu’elle vînt du peuple. Les chimères des socialistes n’ont pu séduire un moment sa raison. Nous l’avons connu respectueux des principes éternels qui sont la base des sociétés. La vérité est qu’il les avait respectés à toutes les époques. Seulement, en ses débuts, il avait eu l’exaltation et l’intransigeance des esprits généreux et jeunes ; et, ce qui lui prêtait un charme singulier, il rattachait ses dogmes politiques à ses croyances religieuses. C’était au nom du Christ qu’il prêchait la démocratie.

Quelle était donc cette démocratie idéale qu’il voyait poindre comme une aurore ? Et d’abord quel était ce parti démocratique, chose nouvelle en Espagne ?

Dans un écrit de propagande qu’il publiait pour l’instruction des foules, Castelar s’efforçait de prouver que la démocratie en Espagne était ancienne, et qu’elle plongeait par ses racines au cœur de la nation[10]. Il avait raison s’il voulait dire que l’Espagne fut, au moyen âge, un des pays où il y eut le plus de liberté. Quelle étonnante parole, en ces temps de servitude, que la hautaine allocution dont les Aragonais saluaient leur roi à son avènement : « Nous qui valons chacun autant que vous, et réunis pouvons plus que vous, nous vous jurons fidélité si vous respectez nos franchises, sinon, non ! » Quelle intensité de vie dans les Cortès de Castille, et dans ces comuneros qui, le jour où la monarchie grandissante menaça leur autonomie, succombèrent, avec Juan de Padilla, dans les plaines de Villalar ! Contraste étrange ! Cette nation que l’on vit, plus tard, ployante et inerte comme un cadavre aux mains de l’Inquisition et du Roi, elle avait été de toutes les nations peut-être la plus libre avant d’être la plus asservie !

Mais il y a loin de cet ensemble très hétérogène d’immunités féodales à ce qu’on nomme démocratie. Les prérogatives des Cortès de Castille, les franchises des comuneros, les fueros d’Aragon, les privilèges des corporations telles que la Sainte Hermandad offraient ce trait commun d’être précaires, locales ou provinciales, et de diviser les élémens sociaux, au lieu de les fondre en un tout unique. On retrouve d’ailleurs presque partout, au moyen âge, ces institutions propres à des catégories de personnes et qui limitaient partiellement l’autorité des souverains ou des suzerains. Nous-mêmes, n’avions-nous pas nos Etats-Généraux, nos chartes municipales, les droits si étendus de nos Parlemens, les privilèges conférés à des établissemens séculaires, tels que les Universités ? En étions-nous plus près de la démocratie ? Non ; ce mot très nouveau, ou très ancien, désigne un système politique qui ne pouvait trouver place dans les compartimens multiples et inégaux du monde féodal. La démocratie, les Grecs et Rome la connurent, mais avec les esclaves, et renfermée dans les murailles étroites de la cité ; à la différence de cette autre démocratie, capable d’embrasser des nations entières et, au sein de ces nations, tous les hommes qui y vivent. Cette démocratie-là est de notre temps. Les États-Unis, il y a cent ans, en ont réalisé le prototype. La Révolution française est ensuite venue, qui en a semé les germes à travers l’Europe. L’Espagne les a reçus de nous. C’étaient nos idées, nos exemples qui animaient les réformateurs des Cortès de 1812 et de 1820, les Galiano. les Argüelles, les Martinez de la Rosa. Mais ces illustres libéraux, qui furent les pères de l’Espagne d’hier et d’aujourd’hui, étaient-ils bien des démocrates ? Leur idéal n’allait point au delà de cette royauté parlementaire qu’ils contemplaient en Angleterre et dans notre pays. Il y avait bien, à côté d’eux, un parti plus avancé, les exaltados. révolutionnaires de tempérament ; mais quel était le programme de ces exaltés ? Et en avaient-ils seulement un ?

Le premier qui arbora le drapeau et y inscrivit la formule initiale de la nouvelle démocratie espagnole fut Orense, marquis d’Albaïda, vétéran de la révolution et patriarche de la République au de la des Pyrénées, mélange de La Fayette et de Raspail castillan. Dès 1844, seul novateur dans des Cortès de réaction, Orense proclama pour la première fois son manifeste. « Les bases d’une constitution-vérité, disait-il, sont : respect inviolable du foyer domestique ; respect de toute propriété ; droit d’association sans restrictions ; liberté complète de la presse sans cautionnement ni éditeur responsable ; suffrage universel... »

Ce qui me frappe, dans ce programme, c’est, à le bien considérer, l’esprit de modération, disons davantage, l’esprit d’honnêteté qui y règne. Assurément, la plupart de ces formules étaient terriblement vagues ; or, rien de plus séduisant, mais aussi de plus dangereux ! Quant aux réformes en elles-mêmes, plusieurs étaient prématurées, sinon irréalisables en tout temps. Et, par exemple, la liberté illimitée de la presse, le droit d’association sans rien pour le régler, sinon pour le restreindre, étaient, dans la pratique, des revendications insensées. Mais, à côté, le programme contenait des desiderata très justes. D’une façon générale, on peut dire que la doctrine reposait sur une conception saine des rapports de l’Etat et de l’individu. A la vérité, on n’y voit pas percer encore le noble souci de légiférer en faveur des humbles. Mais aussi nulle idée d’exclusion ni de spoliation ; nul appel à la haine des classes et à la violence. Tout tendait à la liberté. On respectait la propriété individuelle ; on ne songeait pas à refaire le monde ; on n’annonçait pas la venue d’une république idéale où le prolétaire écraserait le bourgeois sous son talon. Ces folies criminelles n’ont pénétré en Espagne que plus tard. M. Pi y Margall, pour sa part, s’est employé de son mieux à inoculer à ses concitoyens le virus qu’il avait patiemment extrait des écrits de Proudhon. Mais la terre d’Espagne était réfractaire à ce qu’on est convenu d’entendre par le mot socialisme. Si l’on excepte quelques grands centres, cet euphorbe exotique n’y pouvait croître sans beaucoup de peine. Sous un ciel clément, dans un pays de petite industrie, où la population clairsemée avait peu de besoins, partant moins de misère, la question sociale ne se posait pas avec l’intensité qui la rend si effrayante et si poignante dans d’autres pays. C’étaient surtout rêveries de sectaires et drapeaux de rébellion. C’était, en tout cas, une importation de l’étranger. Au fait, il en a été de même de la démocratie, de la république, et de la royauté parlementaire, de toutes les formes nouvelles de la politique en Espagne où il n’y eut longtemps que deux institutions vraiment nationales, l’Eglise et la monarchie absolue. Chez ce peuple ignorant, plus capable d’attachement que de raisonnement, ces deux cultes avaient jeté des racines presque indestructibles. De là vient que les institutions parlementaires y ont eu fort longtemps une existence artificielle et superficielle : plantes de serre chaude, que les politiciens s’évertuaient à cultiver pour leur plus grand profit. La vérité est que les Espagnols ont reçu nos idées toutes faites, et les ont tour à tour ou presque en même temps essayées. L’idée démocratique a été du nombre. Ils ne prirent pas le temps d’ajuster à leur taille cet habit d’emprunt. La démocratie espagnole est une leçon apprise dans les livres français.

On le voit, le parti nouveau existait dès avant 1848. Entre le groupe des progressistes dont il semblait une fraction détachée et la bande des exaltés vulgaires, il formait un petit bataillon qui s’accrut assez vite. Mais ce ne fut guère qu’après Vicalvaro[11], au cours de la révolution de 1854, que le parti commença de faire figure, et se distingua des autres en adoptant l’idée républicaine. A la vérité, ce mot de république sonnait alors étrangement aux oreilles espagnoles. Les plus ardens, parmi les combattans des rues, n’y songeaient guère. Le torero Pucheta, qui, durant ces journées, fut une sorte de puissance, n’entendait point cette nouveauté française, non plus que le peuple de Madrid, qui ornait les barricades des portraits de la Reine. Un homme ayant crié sur une place : Vive la République ! la milice nationale le tuait à coups de fusil. C’était une tâche assez redoutable de vouloir convertir cette nation à un principe que la populace même des grandes villes, — à l’exception de Barcelone, — n’admettait pas encore. Castelar l’entreprit.

Il trouvait la doctrine déjà fixée dans ses grandes lignes. Il s’agissait de la propager. Ce fut proprement sa mission. Esprit moins inventeur que vulgarisateur, son œuvre fut avant tout une œuvre de propagande. Dès le premier jour, il s’empare du faisceau d’idées et ne cesse d’avancer, prêchant et luttant, sans fléchir. De 1856 à 1866 il est, selon le mot d’un de ses biographes, « la langue et le cœur de la démocratie, » d’une démocratie à la fois très républicaine et très nettement antisocialiste. Il a reçu le programme du vieil Orense comme un dogme ; il n’y changera rien d’essentiel. Mais il va le commenter et le développer de cent manières, l’animer de sa foi d’apôtre, l’embellir de son enthousiasme de poète, l’illuminer de tous les feux de son prestigieux talent.

Il l’a fait en détail, et au jour le jour, dans des milliers d’articles. Il enseignait aussi la doctrine dans sa synthèse. Il l’exposa pour la première fois en une brochure (un folleto, comme on dit là-bas), qu’il écrivit en 1859. Le but était « d’éveiller dans le peuple la conscience de son droit. » Le livre portait un titre significatif : La Formule du Progrès.

Castelar, dans son optimisme, croyait au progrès social. Il ne pouvait admettre une humanité éternellement stationnaire, tournant dans le même cercle d’erreurs et de souffrances. La croyance à la perfectibilité de notre raison, qui fut peut-être l’immense utopie du XVIIIe siècle, vous la retrouvez dans ce petit livre ; c’est la pensée inspiratrice qui frémit sous ces pages et les agite comme un souffle sacré. A chaque époque, disait-il, sa tâche et son idéal politique. Cet idéal s’incarne dans un parti ; et ce parti, durant un temps, a sa raison d’être ; il est la formule du progrès. L’absolutisme de la monarchie fut un progrès au sortir de l’anarchie féodale ; la royauté parlementaire, appuyée sur les classes moyennes, fut un progrès par rapport à la monarchie de droit divin. Mais, quand chaque système a produit ses effets utiles, c’est le tour d’un autre, qui le doit remplacer. — Est-ce à dire que Castelar contestât aux anciens partis le droit d’exister et de résister ? Il proclamait tout au contraire leur légitimité, leur nécessité. C’est une loi de notre esprit, ajoutait-il ; la diversité des opinions naît fatalement de la liberté. Résignons-nous à rencontrer perpétuellement des contradicteurs. Il y aura toujours des partis. Vous n’empêcherez pas qu’il y ait ceux qui veulent conserver le présent, ceux qui veulent faire revivre le passé, et ceux qui attendent tout de l’avenir. — Par là encore son idéal, fait de liberté, se séparait de l’exclusivisme jacobin.

Il se séparait en même temps des gouvernans d’alors, qui voulaient bien reconnaître certains partis, et déniaient à certains autres le droit de vivre. Ces gouvernans se rattachaient par des liens plus ou moins directs à un groupe d’hommes que Castelar flagelle, dans ce pamphlet, avec une verve sanglante ; je veux parler des néo-catholiques. Il les détestait. Il ne pouvait leur pardonner de l’avoir détourné de la religion. Les néo-catholiques, sous la reine Isabelle, ont tenu le pouvoir presque constamment. Ils furent les doctrinaires de ce régime. Disciples des nôtres, ils

[12] se complurent dans un système parlementaire à base étroite, étayé sur l’aristocratie de l’argent et qui, en somme, ressemblait fort à celui que Guizot, en France, avait si longtemps personnifié. Et en vérité, à lire les critiques passionnées de Castelar, on croit entendre comme un écho des imprécations qui, à la veille du 24 février, montaient autour du trône du roi Louis-Philippe.

Il y apportait les ressentimens implacables de l’homme de parti et le dogmatisme tranchant des écrivains très jeunes, qui échappent si rarement à la passion sectaire. Au fond, avait-il tort ? Il faut se rappeler à quel degré de corruption était descendu le personnel politique ; les scandales financiers où se compromettaient les plus graves personnages, dénoncés et flétris en pleines Certes ; le scandale démoralisant des « influences » qui régnaient au Palais, et traitaient les affaires comme un jeu de caprice. Imaginez l’impression qu’il dut recevoir de ce spectacle, au sortir du milieu honnête où il avait grandi ! Il voyait le parti modéré, — et cette Union libérale de O’Donnell, qui se séparait un jour des modérés pour mieux continuer leurs erremens, — il voyait ces sceptiques à l’œuvre, mesurant les droits du citoyen à sa cote de contribution ; et sa raison, accoutumée à se reposer dans la certitude des principes, au-dessus de la réalité incohérente, se détournait avec mépris d’une politique d’expédiens, que pas un sentiment généreux n’animait. S’il était venu dix ans plus tôt, je ne doute pas qu’il se fût engagé sous la bannière des progressistes y à la suite de Olozaga ; je doute fort qu’il y fut resté. Ceux-là, il est vrai, n’étaient point ennemis de l’émancipation populaire. Ils étaient toujours ramenés au pouvoir par les révolutions. Ils avaient fait la constitution de 1842. Leur politique était ou se disait fondée sur le principe de la souveraineté nationale. Mais ce principe, qui, en théorie, substituait à la volonté absolue d’un monarque la volonté non moins absolue du peuple, n’était accepté par la nouvelle école démocratique, et par Castelar, que sous la réserve et, en quelque sorte, avec le correctif des « droits individuels », derechos individuales, un dogme qui a fait, chez nos voisins, beaucoup de bruit et encore plus de mal ; qui a suscité des controverses infinies et joué de méchans tours aux républicains, qu’il a menés plus loin qu’ils ne pensaient aller. Castelar, à cette époque, dans le programme de ses rêves, réservait naturellement une place d’honneur à ce dogme sacro-saint. La théorie des droits de l’individu, juxtaposés ou opposés à la souveraineté du nombre, formait l’un des traits originaux du programme démocratique espagnol. Et voici comment, dans un petit catéchisme civique, Castelar l’expliquait au peuple :


— Ainsi vous admettez le dogme de la souveraineté nationale ?

— Assurément, car j’estime que les peuples doivent se gouverner eux-mêmes.

— Mais alors, la nation pourra faire ce qu’elle voudra ?

— Oui, tout, hormis détruire ou restreindre les droits individuels ; tout, hormis attaquer l’autonomie de chacun[13]... »


L’autonomie de chacun ! Parole pernicieuse à jeter dans la foule ! Oh ! le danger des mots ! Théoriquement, à le regarder en soi, comme une entité scolastique, le principe pouvait sembler juste ; n’était-ce pas une garantie contre les entraînemens de tout un peuple ? On avait vu où conduisait cette tyrannie du nombre exaltée par Rousseau : au césarisme ou à la Terreur. Mais, en réalité, opposer au droit des majorités les droits imprescriptibles de l’individu, c’était courir sur un autre écueil, car c’était reconnaître implicitement le droit immanent à l’insurrection ; c’était justifier par avance le premier venu qui, à la moindre loi restrictive, descendrait dans la rue, sous prétexte de défendre son autonomie ! On l’a bien vu en 1873 !

Tel était ce programme, assemblage confus de raison et d’utopie, où dominaient les vérités d’école, lesquelles, dans la pratique, sont si près d’être des erreurs ! Il ne suffit pas qu’une réforme soit théoriquement excellente ; encore faut-il qu’elle soit possible ; à cela Castelar ne prenait pas garde. Ignorant des affaires et de la vie même, animé d’une confiance sans bornes dans la magique vertu des idées pures, nourri d’abstractions, de symboles et d’argumens a priori, il avançait sans regarder à ses pieds, les yeux fixés sur de lointains mirages, transporté et comme soulevé de terre par les élans de sa foi mystique. Aussi bien le nouveau parti était-il dans la période infiniment aisée où les révolutionnaires ne songent qu’à saper ce qui existe, sans se préoccuper du lendemain qui suivra leur victoire. Le malheur est que ce lendemain-là vient plus vite qu’ils n’avaient prévu. Le jour arrive où il leur faut réaliser leurs trompeuses promesses. Alors éclate leur impuissance à faire régner l’âge d’or qu’ils ont annoncé !


III

Un changement décisif s’était produit dans la politique espagnole. Au mois de juillet 1856, Espartero avait quitté le pouvoir, vaincu dans la lutte qu’il soutenait depuis deux ans contre son rival O’Donnell. Sa retraite fut suivie de la dissolution des Cortès constituantes. La période révolutionnaire, dite du biennio, était close. Les conservateurs l’emportaient et peu à peu allaient reprendre ce que les événemens de 1854 leur avaient enlevé. Les démocrates étaient frappés du même coup ; les journaux avancés durent mettre la sourdine : il n’y avait rien à tenter dans la presse. Castelar le comprit ; il se tourna vers le haut enseignement, et porta de ce côté l’effort de sa propagande.

La chaire d’histoire nationale était vacante à l’Université de Madrid ; il se présenta au concours. Par les prodiges de sa mémoire, par son éblouissante rhétorique, il éclipsa ses concurrens. Ce candidat forçait les portes ; il fut nommé en plein ministère Narvaëz. Le nouveau professeur ouvrit son cours le 1er janvier 1857. Il le continuera durant plus de huit années, et avec quel succès ! Le public, chose rare, y disputait la place aux étudians. C’étaient de perpétuelles ovations. Les étudians, parmi tout cela, trouvaient-ils un enseignement très solide ? Mais, pour ce grand agitateur d’idées, il s’agissait bien moins d’instruire les générations qui entraient dans la vie que de les conquérir à la liberté. Enseigner, pour lui, c’était encore, c’était avant tout prêcher et combattre. Il n’a rien publié de cette longue suite de leçons ; mais nous en avons d’autres qu’il prononçait ailleurs, dans le même temps. Je veux parler du cours fameux, inoubliable, de l’Athénée, où une foule enthousiaste s’écrasait pour l’entendre. Les plus célèbres orateurs ont passé tour à tour par cet Athénée de Madrid : Martinez de la Rosa, Donoso Cortès, Pacheco, Lopez, Olozaga, Canovas del Castillo. Castelar avait à peine vingt-six ans lorsqu’il fut appelé à y professer. De cette chaire il fit une tribune. Ce maître, en vérité, ne ressemblait à nul autre. Suivons-le dans cette étroite salle où son accent d’apôtre fit tant de fois frissonner l’auditoire, où tant de jeunes âmes reçurent comme un rayon d’en haut.

La Civilisation dans les cinq premiers siècles du Christianisme fut le sujet et le titre de ces leçons[14]. Vaste sujet, qui, par les amples horizons d’Orient, de Grèce, de Rome, convenait en perfection à son éloquence pompeuse et splendide. Décrire ce monde romain qui, des colonnes d’Hercule aux déserts arabiques, embrassa dans son unité les grandeurs, les misères, tous les raffinemens de la civilisation païenne ; et, en face de cette société, deux puissances surgissant des sables de la Judée et des forêts germaines : les chrétiens et les barbares, qui envahissent Rome par la double conquête des croyances et des armes ; dérouler ces tableaux, quelle séduction ! oui, mais quelle entreprise ! Castelar s’y jetait audacieusement ; il s’engageait dans l’effrayant dédale, ne sachant trop ce qu’il trouverait au bout. C’est un trait de son caractère de ne point redouter les obstacles. Où d’autres reculeraient, il s’élance ; où les timorés, curieux du détail, détestant l’a peu près, ayant peur des surprises, navigueraient lentement, jetant avec anxiété la sonde, il vogue à pleines voiles. Aller de l’avant, se fier à son astre, ne point s’arrêter aux délicats scrupules du pur lettré ou de l’artiste uniquement touché de son idéal, défaut capital, mais défaut nécessaire à un homme de propagande ! Approfondir avant de parler ? Mais, à ce compte, on ne parlerait guère, et Castelar, par son rôle autant que par sa nature, devait parler beaucoup ! Voilà comment il abordait de plain-pied les problèmes les plus ardus. Avait-il exploré les bases de sa doctrine ? Avait-il même une doctrine et un plan ? Mais qu’importe ? Il avait son incomparable faculté d’assimilation, son inépuisable trésor de généralités grandioses ; il avait enfin cette magie de l’éloquence, qui, du haut d’une chaire, ou du haut d’une tribune, est la souveraine des hommes assemblés. On le vit bien dès la première leçon. Il s’était emparé de l’auditoire. Durant quatre années, il l’a tenu sous le charme.

En ses leçons, comme en ses articles, l’éloquence règne souverainement. Et cette éloquence est la même qui éclatera plus tard dans les Cortès. La voilà déjà tout entière, avec les procédés que nous retrouverons, non seulement dans ses harangues, mais dans tous ses écrits et jusque dans ses notes de voyage, dans les Souvenirs d’Italie, par exemple. Je voudrais dégager la formule de ces procédés, très caractéristiques sous leur apparence quelque peu banale.

Et d’abord il excelle à développer ce que les vieux rhéteurs appelaient les lieux communs, prenant le terme en bonne part. La liberté, la religion, la patrie, l’Italie, la Grèce, un de ces mots, un de ces noms qui évoquent tant de souvenirs vient-il à frapper son imagination, aussitôt jaillissent les aperçus, les sentimens, les innombrables réminiscences, et le torrent se précipite. Tous les discours et tous les écrits de Castelar sont émaillés de tirades brillantes, qui ont le tort de n’être, au fond, que des amplifications oratoires, coulées dans un moule, toujours le même, et dont le relief, à force d’avoir servi, semble un peu usé. Et, en effet, rarement la pensée se détache précise, à angles vifs. Le trait est émoussé et comme enveloppé des molles périodes redondantes. C’est l’ensemble qui vaut, par le mouvement général, par l’intention, par l’effort de l’orateur, par ses dons séduisans, sa personnalité qui s’y prodigue, et la vie intense qui y déborde ; l’originalité, — et certes elle existe, — ne la cherchez pas dans les nuances ni dans le détail ; elle est en quelque sorte une résultante. C’est pourquoi il est difficile d’apprécier le talent de Castelar par de courts extraits. Comme il ne condense jamais sa pensée, pour lui rendre pleine justice, il le faut suivre dans le cours de ses amples improvisations. Et l’on finit alors par ressentir les mêmes émotions qui transportaient les auditeurs, j’allais dire les spectateurs de ces leçons, quand ils voyaient le prodigieux virtuose, pareil au chanteur consommé dans l’art de diriger et de prolonger les modulations de sa voix, se lancer dans une de ces triomphantes périodes qui, dans son livre, remplissent parfois une suite de pages. Et quelles formidables énumérations ces périodes supportent sans fléchir ! L’orateur a, pour les recevoir, des cadres tout préparés : un parallèle, ou un tableau d’ensemble, ou un portrait historique[15].

Mais son procédé favori est la démonstration par de vastes synthèses historiques, où, embrassant du regard une longue série d’événemens, il suit, à grands coups d’ailes, la marche des idées à travers les âges. Il tire de là d’admirables effets. En son avant-dernière leçon, sur le point de toucher au terme de cet enseignement de quatre années, il retraçait le progrès de la liberté, depuis le Christ ; et, passant la revue des siècles écoulés, les marquant tour à tour du caractère qui distingue chacun d’eux, les montrant tous, artisans éphémères d’une œuvre qui est immortelle, il résumait la colossale énumération dans cette page, où sa jeune éloquence s’élevait à des hauteurs qu’elle n’a, depuis, jamais dépassées.


... Voilà, messieurs, comment se sont unis ces deux pôles de l’histoire : le Christianisme et la Révolution, le premier siècle de notre ère, et le dix-neuvième. Il n’y a qu’un Dieu, a dit le Christ ; il n’y a qu’une humanité, a dit la Révolution. Tous les hommes sont égaux devant Dieu, a dit le Christ ; tous les hommes sont égaux devant la loi, a dit la Révolution. Tous les hommes sont libres, a dit le Christ, et il brisa le joug de la fatalité ; tous les hommes sont libres, a dit la Révolution, et elle brisa le sceptre des rois absolus. Vous êtes tous frères, disait le Christ ; vous êtes tous frères, dit la Révolution. Devant Dieu, il n’y a ni nobles, ni esclaves, dit le Christ ; devant moi, dit la Révolution, point de servitude ! La conscience est libre, criaient les premiers chrétiens sur le gibet et dans les tortures ; la liberté de conscience est inviolable, a dit la Révolution. Et voilà où se rencontrent le Christianisme et la liberté. Voilà comment, si le premier siècle a écrit l’évangile religieux, le nôtre a écrit l’évangile social. Vous êtes fils de Dieu, disait le Christ ; vous êtes hommes, dit la Révolution ; et voilà l’unité du premier et du dernier siècle de l’histoire. Messieurs, dans cette revue des siècles, nous constatons l’existence réelle de cet être supérieur que nous appelons l’humanité, et dont la vie s’appelle l’histoire. L’individu doute ; l’humanité affirme ; l’individu a ses défaillances ; l’humanité est sans tache ; l’individu s’égare ; l’humanité atteint toujours au but ; l’individu chancelle et tombe ; l’humanité se maintient ferme et droite ; l’individu recule ; l’humanité progresse ; l’individu souvent est irréligieux ; l’humanité n’a pas cessé un seul instant, sous une forme ou sous une autre, de communiquer avec Dieu ; enfin l’individu meurt ; mais l’humanité, elle, est immortelle ! C’est pourquoi, de chacun des siècles qu’elle a traversés, il s’élève un hymne infini, qui, pareil aux harmonies de l’orgue sous les voûtes gothiques des cathédrales, pénètre nos âmes d’un sentiment divin. Et, comme, dans la grande chimie de la nature, notre corps est composé de toutes les substances de la terre, ainsi, dans la grande chimie de l’histoire, notre esprit est formé des idées de tous les siècles...


Quel contraste entre ces chevauchées épiques à travers les temps, ces anathèmes et ces bénédictions, ces éclats de voix du prophète, du nabi oriental, cette improvisation éperdue, torrentielle, où les pensées, les imagos, les phrases même jaillissent du cratère, à peine ébauchées, — et les austères leçons, si méthodiques et didactiques, de nos maîtres français ! Pour trouver chez nous des exemples d’un enseignement semblable, si toutefois c’est un enseignement, il faut évoquer le souvenir des cours orageux que Michelet et Edgar Quinet firent jadis au Collège de France. En Espagne même, c’était chose inusitée. A cet égard, je pourrais citer les leçons, si différentes, que Donoso Cortès avait prononcées, quinze années avant, dans ce même Athénée de Madrid[16]. C’était, il est vrai, le droit public, matière aride, que Donoso Cortès y étudiait ; et il convient d’ajouter que ce grave personnage procédait de nos doctrinaires. Il en a dans ses livres l’allure dogmatique, un peu hautaine, la spécieuse rigueur, je ne sais quoi de voulu, d’inflexible, pour tout dire, l’accent doctoral, que Castelar, avec son lyrisme ingénu, sentimental et débordant, ne saurait avoir. De même la phrase, chez Donoso Cortès, est bien autrement nette et précise ; presque toujours adéquate à la pensée philosophique qu’elle énonce. Mais il manque à sa dialectique le mélange séduisant d’ardeur et de grâce, l’élan et le rayon, et cette vie intense de l’âme qui, au contraire, circule à flots dans le moindre des écrits de Castelar.

Là, en effet, était le charme, là était le triomphe de ces leçons. Quant au fond même, elles sont peu solides. De plan, on n’en voit guère. Le maître semble aller à l’aventure ; à maintes reprises, il revient sur ses pas. Ce sont de belles conférences, où les thèmes poétiques et les majestueuses amplifications se déroulent à perte de vue. Dans ce vaste cadre aux contours indéterminés, la société païenne et les barbares, les arts de la Grèce à leur déclin et le Christianisme à son aurore, les Empereurs, les apôtres, tout ce monde gréco-romain brille et s’agite un peu confusément ; ce n’est point un cours régulier. Mais, en vérité, ce qu’on venait chercher dans cette étroite salie où la foule enthousiaste des auditeurs s’entassait longtemps à l’avance, étaient-ce des dissertations substantielles faites dans les règles par un sage érudit ? On venait écouter cette éloquence au rythme enchanteur ; on venait se livrer au courant de l’entraînante parole ; on venait recevoir le reflet brûlant de cette flamme si haute ! Il excitait les âmes, il les catéchisait. Et nous voyons reparaître ici, comme en son roman de jeunesse, La Hermana de la Caridad, cet étrange penchant de piétiste à prêcher et à convertir. Ces leçons de l’Athénée furent pour la plupart des prédications.

Il l’avait déclaré dès le premier jour : « Nos leçons ne serviraient à rien, si nous n’y cherchions que des résultats scientifiques ; nous devons aussi tendre vers un but moral...[17]. » Il disait encore : « Le talent, la valeur, la popularité ne sont rien, s’il ne s’y ajoute ce qu’il y a de plus beau sur cette terre, la vertu. »[18] Quatre ans après, dans la leçon d’adieu, il se rendait à lui-même ce témoignage : « Quel que soit le sort qui m’attend, dans ce reflux changeant des idées et des choses, que je me taise pour toujours, ou que, dans d’autres enceintes, et du haut de tribunes plus élevées, je défende les croyances auxquelles j’ai consacré un cœur sans haine et un esprit sans détours, n’oubliez jamais que, dans toutes mes leçons, je me suis efforcé de vous inspirer le culte de la liberté, sans laquelle la vie humaine n’est rien ; le culte de la vertu, sans laquelle il n’y a pas de liberté féconde, et le culte de Dieu, sans qui ni la vertu ni la liberté n’ont d’éclat...[19] » Il s’efforçait de soustraire la jeunesse des écoles à la corruption qui régnait dans le Parlement, dans le gouvernement, à la Cour, et s’étendait de proche en proche comme une lèpre. Il s’efforçait de la préserver, cette bonne et saine jeunesse, du scepticisme officiel. Il nourrissait, dans l’ingénuité de son cœur, l’immortelle chimère des utopistes et des très jeunes gens, qui s’imaginent, les uns et les autres, qu’il suffît de renverser le régime établi, pour ramener du même coup l’âge d’or. Castelar a mis beaucoup de temps à s’apercevoir de l’irrémédiable impuissance des novateurs à refaire la société, vu qu’il faudrait d’abord refaire la nature humaine. Tout lui semblait possible avec la foi démocratique. Il en attendait des miracles ; ce seraient les trompettes de Josué faisant tomber les murs de Jéricho ! Un jour, ayant décrit l’intervention souveraine des premiers chefs de l’Église, qui arrêtaient d’un geste les barbares) victorieux, il en tirait soudain cette conclusion : « J’ai terminé, Messieurs. Mais, en présence de ces farouches barbares, domptés par de pauvres solitaires, ne trouvons-nous pas là un grand enseignement ? Qu’avaient-ils donc en eux pour obtenir ces prodigieux effets ? Ah ! ils avaient la foi dans une idée, et qui a la foi dans une idée triomphe toujours ! Le doute et le plaisir auront toujours leurs ministres ; mais le doute et le plaisir n’auront jamais de martyrs. Messieurs, pour atteindre à un but, pour traverser la mer orageuse de la vie, il est nécessaire de s’embarquer sur le navire de la foi ; là vous n’avez à craindre ni les écueils ni les tempêtes. C’est ce navire que montait Colomb, et, au bout de son voyage, il rencontra un nouveau monde. Et quand ce nouveau monde n’eût point existé, Dieu l’aurait fait surgir des solitudes de l’Atlantique, pour récompenser la foi et la constance de cet homme ![20] »

Ce n’est qu’une traduction ; et d’ailleurs le texte lui-même de ces leçons, qui furent si vivantes, qu’est-il autre chose, pour nous qui les lisons aujourd’hui, à plus de trente-cinq ans d’intervalle, qu’un torrent de lave refroidie ? Mais essayez, par l’imagination, de les replacer dans leur cadre ; transportez-vous en idée au milieu de cet auditoire frémissant ; animez-la, cette éloquence, par le regard de l’orateur, par son geste passionné, par son accent de tribun et d’apôtre, par tout ce qui compose l’attrait mystérieux que la vive parole exerce sur les âmes, et vous pourrez comprendre ce que furent ces nobles fêtes de l’esprit qui ont marqué leur date dans l’histoire de l’Espagne nouvelle.

Epoque fortunée dans la vie de Castelar ! Il avait traversé des jours difficiles ; il en était sorti par le labeur sans trêve de son facile génie. A vingt-six ans, il était célèbre, et il jouissait délicieusement de ces premiers sourires de la renommée, lorsqu’un malheur, le plus cruel sans doute qui pût l’accabler, le frappa soudain ; il perdit sa mère dans l’été de 1859. Le coup fut terrible ; il tomba malade et demeura pendant de longs mois abîmé dans son désespoir. A la fin, sa forte nature réagit ; il reprit la plume. « La douleur, écrivait-il, que j’ignorais auparavant, possède tout mon être et n’y laisse point de place à la pensée. La vie de ma mère, qui était ma vie, s’est éteinte, et plus rien ne me rit en ce monde dépouillé, à mes yeux, de félicité et d’espérance. Mes lèvres ne savent plus que murmurer des prières ; mon cœur souffre, mon esprit songe à l’éternité et à la mort. Les flots de larmes en ont effacé les souillures terrestres, et dessillé mes yeux jusque-là trop attachés à ce qui passe et change. J’ai compris que le mal est comme une ombre vaine, mais que le bien et la vertu, voilà l’éternelle lumière, voilà ce qui de nous survit ici-bas. Cette croyance chaque jour plus profonde me fait renouer la chaîne interrompue. Je veux vivre encore et répandre, dans la journée de travail qui m’échut en partage, quelque semence de bien. Après quoi, j’attendrai tranquille, assis sur les pierres du triste chemin, l’heure où finit la mort et où commence vraiment la vie[21]. »

Ce fut durant ces jours de deuil, dans l’exaltation de la douleur, qu’il écrivit un livre apocalyptique, La Redencion del Esclavo. « La Rédemption de l’Esclave » est une sorte d’épopée en prose. Le poète y chante les souffrances, les transformations par où l’homme a passé, depuis son apparition sur la terre, dans sa marche vers la liberté. Il suit l’esclave dans tous les temps en ses étapes douloureuses : paria dans l’Inde, ilote à Sparte, gladiateur à Rome, serf au moyen âge, nègre dans le Nouveau-Monde, prolétaire sacrifié de nos industries, jouet des tyrans, rois ou Césars, et déroule à travers l’histoire les tragédies de la servitude. Usant de l’allégorie, il suppose que le travailleur fut un ange exterminé du ciel pour avoir regretté de ne s’être point créé lui-même : la justice divine l’a jeté sur la terre afin qu’il éprouvât ce que coûte le labeur de la création. Je ne puis donner mieux l’idée de cette fiction grandiose et confuse qu’en la rapprochant de certains ouvrages d’Edgar Quinet, et singulièrement de l’Ahasvérus, « un des livres, a dit Castelar, qui ont eu le plus d’influence sur ma pensée et inspiré à mon enfance le plus de songes, de poésie[22]. » Une affinité naturelle l’attirait vers ce spéculatif sublime et nuageux. Notez que Castelar s’est placé depuis à cent lieues de Quinet par le sens du réel, l’intuition du possible, tout un côté très fin, très andalou, de sa nature. Mais ce côté positiviste n’est sorti de l’ombre qu’assez tard. A l’époque où nous sommes, le jeune auteur ressemblait étonnamment au philosophe français, et, en imitant ce dangereux modèle, il ne faisait que suivre sa pente ; il abondait dans le sens de ses propres défauts. Même ardent mysticisme ; même foi révolutionnaire, même idéologie. On s’en aperçoit bien à lire La Redencion. Son lyrisme oriental, asiatique, y déborde. L’œuvre entière est écrite dans un genre sinon faux, à tout le moins périlleux, et fertile en naufrages ; on y échoue parfois avec quelque grandeur, mais on y échoue ; ce genre s’appelle la prose poétique.

Enfin, l’année suivante, il reparut à l’Athénée. L’ombre de ce deuil, en attristant son éloquence, l’avait tempérée. Il avait aussi beaucoup étudié et médité durant cette période de retraite. Le fait est que sa pensée venait de traverser, comme son âme, une crise. De là le contraste que présentent les dernières leçons avec les premières. « Ce travail, disait-il, se ressent des circonstances où je l’ai entrepris et de celles où je le termine. Commencé dans des jours d’enthousiasme, il s’achève dans des jours de réflexion. C’est pourquoi le début et la fin, sans se contredire absolument, n’offrent cependant pas une harmonie parfaite, surtout dans les questions les plus hautes... » Il avait commencé ce cours en proclamant « l’origine divine de la religion chrétienne ; » il le terminait en prêchant la séparation de l’Eglise et de l’Etat ! Les catholiques étaient devenus ses adversaires, et il ne voyait plus dans cette Eglise qui naguère régnait sur sa conscience qu’un péril social, ou du moins un menaçant problème, qu’il fallait résoudre par la liberté. C’est ce principe de séparation des deux puissances qu’il soutenait dans les Cartas a un Obispo (lettres à l’évêque de Tarragone)[23].

Ces Lettres avaient paru dans la Democracia, un journal que venait de fonder Castelar ; car il était redevenu journaliste, à supposer qu’il eût jamais cessé de l’être ; il avait dit adieu aux paisibles études, et s’était jeté de nouveau dans la mêlée, cette fois à corps perdu ! Nous abordons un épisode capital de sa carrière. Nous allons le voir en pleine bataille, chargeant à l’arme blanche, dans un assaut furieux, l’ennemi qu’il déteste de toutes les puissances de son âme exaltée ; lutte sans merci où il sera vaincu ; mais il aura laissé dans la blessure le trait mortel ! Ce lettré, cet idéaliste, cet honnête homme de haute et fine culture en viendra à remuer les pavés de l’émeute, et sera condamné à mort, comme un assassin ! — Il le fut à la vérité en bonne compagnie, en même temps que son ami Cristino Martos, qui était, il y a quelques années, un des premiers personnages de l’Etat, et que M. Sagasta, qui devait être un des principaux ministres de la monarchie restaurée. Castelar le rappelait un jour, dans les Cortès, avec ce fin sourire où il mettait tant de bonhomie et d’ironie : « M. le président du Conseil et moi, disait-il à M. Sagasta, nous nous connaissons depuis longtemps : j’ai fait ma barricade tout à côté de la sienne. »


IV

L’heure était favorable. Plus tôt, cette entreprise risquait fort d’être prématurée ; plus tard, elle eût été sans nul doute impossible avec le système de compression à outrance que Narvaëz et Gonzalez Bravo firent peser, vers la fin, comme un joug. Mais, en 1863, on était dans une de ces époques de demi-mesures et de demi-liberté, admirablement propres aux tentatives révolutionnaires. Des ministères formés de la poussière des anciens partis se succédaient, vaines ombres, et tournaient indéfiniment dans le même cercle d’intrigues. L’opinion était lasse d’une politique indécise, tout à la fois réactionnaire et impuissante, qui n’était franchement ni constitutionnelle ni absolutiste. Quand sortirait-on de cette impasse ? Castelar sentait avec son extraordinaire vivacité d’impressions ce qu’il y avait de stérile et de faux dans ce régime louche, jouet d’une main capricieuse. Il désespérait de toute réforme tant que la Reine serait là ; les Bourbons étaient, à ses yeux, l’obstacle qu’il fallait d’abord renverser, et à tout prix ! Sa conviction faite, il dressa ses batteries et ouvrit le feu. Le 1er janvier 1864, paraissait un nouveau journal, la Democracia. Quel en était le programme ? Une révolution.

Nous pouvons suivre en son détail, et presque jour par jour, cette guerre de deux années : il a recueilli ses articles, au moins les principaux, dans les trois volumes intitulés Cuestiones politicas y sociales. On y saisit au vif le grand journaliste révolutionnaire que Castelar fut alors. Ici il ne s’inspire d’aucun modèle. Il est lui, et lui seul, avec sa foi mystique dans les idées, ses belles ardeurs de poète militant, — archange et apôtre, — et les contrastes, les antinomies si frappantes de son étrange nature où tant de bon sens se trouvait mêlé aux doctrines les plus chimériques ! Et c’était bien aussi un révolutionnaire à part, lequel avait du tribun l’exaltation, non les rudesses ; poussant à l’extrême la franchise de l’hostilité ; avec cela, gardant son exquise noblesse d’âme, et sachant observer, quand il fallait, tous les égards, toute la délicate réserve d’un très galant homme. Et en effet, c’est à la Reine, c’est à son ingérence personnelle dans le fonctionnement de la machine parlementaire dont elle entrave, dont elle fausse les ressorts, c’est à elle, bien plus encore qu’à ses ministres d’un jour, qu’il s’attaque. Cependant parcourez cette longue suite d’articles : vous n’y trouverez pas un seul trait hasardé, qui pût blesser la femme en visant la souveraine. Il y a certes, dans ces polémiques, de furieux accens de colère ; mais la malignité, mais l’aigreur, mais la raillerie sèche et haineuse en sont absentes. Cet esprit généreux regarde de haut et de loin, contempteur de tout ce qui est petit et vulgaire. Comme il sent fortement, il s’indigne de même, et cette indignation jaillit alors avec une effrayante audace ! J’en pourrais citer comme exemple les philippiques que Castelar lançait contre le maréchal Narvaëz. Je sais bien que nous sommes en Espagne, où les mots pèsent encore moins qu’ailleurs ; je ne crois pas cependant que l’imprécation politique y fût allée jamais aussi loin que dans tel article, tranchant comme un glaive, dont il saluait le retour aux affaires de ce ministre détesté : «... Comme la boue salit, comme le poison tue, ainsi Narvaëz déporte et fusille. Pour l’instant, les hommes qui l’entourent s’emploient à le laver de tout le sang des libéraux dont il est couvert des pieds à la tête ; mais la Providence peut plus que la volonté des hommes, et Narvaëz ira à la dictature et aux vengeances comme la pierre va vers le sol... Narvaëz est incorrigible ; sa politique ne peut pas s’amender. Mais, nous aussi, nous sommes incorrigibles dans notre haine contre lui. Général ! les hommes que vous destinez aux Philippines jurent de vous exécrer toujours et, ce qui pour vous est pire, de ne vous craindre jamais ! »

Le scandale était grand. Le ministère redoublait de rigueurs ; les amendes pleuvaient sur la Democracia. Mais son directeur était homme à tout souffrir comme à tout oser. Le ministère, alors, essaya d’atteindre le journaliste dans le professeur. Une circulaire adressée aux recteurs des Universités du royaume déclarait, et certes avec raison, incompatibles l’exercice du professorat public et la direction d’un journal d’opposition (il eût suffi de dire : d’un journal politique). La mesure était dirigée contre Castelar. Il répliqua que, « journaliste en vertu de la constitution, qui consacrait la liberté de la presse, professeur en vertu de cette même constitution, qui garantissait l’admissibilité de tout Espagnol aux emplois, il attendait, dans sa chaire, que l’on vînt lui arracher sa toge... » L’attitude était belle ; mais l’argument laissait à désirer. Néanmoins, le ministère n’osa pas pousser jusqu’au bout les choses. Castelar avait obtenu cette chaire au concours ; Narvaëz se contint, attendant sans doute une occasion, laquelle ne tarda pas à s’offrir.

Le gouvernement luttait contre ces embarras financiers qui sont un des maux chroniques de l’Espagne. On avait fatigué le crédit étranger, épuisé les ressources ordinaires, et le ministre des Finances en était réduit à proposer une anticipation d’impôts, lorsque soudain l’on apprend que la Reine, touchée de la détresse du Trésor, abandonne spontanément son patrimoine à la nation. Il y eut une explosion d’enthousiasme. On se récriait sur tant d’abnégation ; Madrid illuminait ; les provinces envoyaient des adresses. Au Congrès, dans la salle des Pas-Perdus, députés et journalistes entouraient Castelar : « Pour le coup, disait-on, vous voilà désarmé ! — Nous verrons bien, répondait-il. » Et, le lendemain, la Democracia publiait un article sous ce titre : A qui est le patrimoine royal ? Dans cet article, il s’attachait à prouver, textes en main, que les souverains constitutionnels ne devaient posséder que leur liste civile, et que le patrimoine de la Reine était en réalité le bien de la nation. Nul n’y avait pris garde, non plus qu’aux stipulations qui accompagnaient la donation et à leurs conséquences onéreuses pour le Trésor. Ce qu’étaient ces clauses, Castelar le montrait dans un second article, dont le titre même est demeuré célèbre : El Rasgo (le Trait)[24]. Qu’était-ce donc que ce trait d’abnégation tant admiré ? « Une vaste tromperie ! »

El Rasgo obtint un succès prodigieux ; ce fut comme une averse sur un feu de joie. On s’empressa de destituer le professeur. Bientôt, il est vrai, Narvaëz dut céder la place à O’Donnell. Mais O’Donnell ou Narvaëz, pour Castelar, n’était-ce pas tout un ? Les hommes étaient changés, non le régime détesté, cause de tout mal ! C’est pourquoi O’Donnell avait beau le rétablir dans sa chaire, le journaliste poursuivait son attaque implacable ; et déjà, entraîné sur la pente rapide, il touchait au point fatal où les révolutionnaires passent des paroles à l’action ; où la lutte sans merci, commencée dans la presse, s’achève dans la rue au milieu du sang...

On crut l’heure arrivée, le 3 janvier 1866, quand le général Prim essaya de se prononcer dans les plaines d’Aranjuez. Mais la tentative échoua, et Prim dut tourner bride vers la frontière du Portugal. Malgré ce piteux échec, le gouvernement n’était point rassuré ; les esprits étaient inquiets ; une agitation sourde présageait l’émeute ; durant plusieurs semaines, on la sentit dans l’air ; c’était comme un orage qui planait sur Madrid. Il éclata le 22 juin.

On rapporte que cette matinée fut sinistre. De sombres nuages passaient dans un ciel affreux. Dès l’aube, la capitale s’éveillait au bruit formidable des canons : les artilleurs de la caserne de San Gil s’étaient révoltés ; le reste de la garnison secrètement gagnée allait les suivre. En même temps, les barricades s’élevaient de tous côtés. Le gouvernement de la Reine paraissait perdu ; le sang-froid de O’Donnell, l’énergie de Serrano et de Manuel Concha le sauvèrent. Ces généraux ressaisirent les régimens qui leur échappaient et, les tournant contre l’insurrection, l’isolèrent. Ce fut en vain que les malheureux artilleurs se battirent avec un courage désespéré ; en vain que les chefs du parti démocratique coururent les barricades, excitant l’émeute : avant la fin du jour elle était écrasée. Castelar avait payé de sa personne, rédigeant une proclamation et haranguant les insurgés, se mêlant même, dit-on, aux combattans. Il dut se cacher pour se soustraire à la répression, qui fut atroce. Dans ces journées lugubres où les prisonniers tombaient sous les feux de peloton, ses amis le conduisaient de maison en maison, trompant les recherches de la police. Il trouva un asile à la légation des États-Unis, et ce fut là que deux de ses adversaires politiques, MM. Navarro Rodrigo et Lopez de Ayala, vinrent le chercher, pour le mener jusqu’à la frontière. Castelar put gagner Paris. Là, il apprit que le cautionnement de son journal était confisqué, que le ministère poursuivait contre lui les procès de presse commencés naguère, puis suspendus, enfin qu’il était condamné à mort, à la peine dite du garrote vil.


VARAGNAC.

  1. J’emprunte ces détails, et d’autres qui figurent dans la suite de cette étude, à une autobiographie inédite de Castelar, dont j’ai le texte écrit de sa main.
  2. La Formula del Progreso ; Madrid, 1870.
  3. Recuerdos de Italia, Segunda parte ; 1876.
  4. La Civilizacion en los cinco primeras siglos del Cristianismo ; t. IV. Cartas à un obispo ; Madrid, 1865.
  5. Vida de lord Byron ; La Havane, 1873.
  6. Ce roman a eu néanmoins plusieurs éditions. Celle que j’ai sous les yeux est de l’année 1873.
  7. M. Andrès Sanchez del Real, Emilio Castelar, su vida, etc. ; 1 vol. Barcelone, 1873.
  8. Discursos politicos y littrarios ; 1 vol. Madrid, 1861.
  9. Il a recueilli un certain nombre de ses articles politiques dans les trois volumes intitulés Cuentiones politicas y sociales.
  10. Breve historia de la democracia española. Tome III des Cuestiones politicas y sociales.
  11. Vicalvaro est le nom de la localité où la cavalerie entraînée par O’Donnell et les troupes qui étaient demeurées dans l’obéissance se livrèrent bataille quelques jours après le pronunciamiento du 28 juin 1854. O’Donnell et ses partisans en furent appelés Vicalvaristes, et le surnom leur est resté.
  12. La Formula del Progreso.
  13. Defensa de la Formula, p. 149. Madrid, 1870.
  14. La Civilizacion en los cinco primeros siglos del Cristianismo ; 4 vol. in-8o. Madrid, 1863.
  15. Par exemple, le portrait d’Alexandre-le-Grand, en tête de la leçon sur la philosophie alexandrine. — Les quatre volumes de la Civilizacion n’ont pas été traduits en français. Il en est de même des autres publications de Castelar, à l’exception de quelques discours isolés, et des Souvenirs d’Italie dont une traduction a paru, en 1873, sous ce titre l’Art, la Religion et la Nature en Italie ; Paris, 2 vol. Cette traduction est exacte, mais trop littérale ; elle ne rend pas l’impression d’élégance et d’harmonie. Je n’ai pas cru devoir en faire usage pour les extraits que je donne de ces Souvenirs.
  16. Lecciones de derecho politico en et Ateneo de Madrid, t. Ier des œuvres de Donoso Cortès ; Madrid, 1848.
  17. La Civilizacion, t. Ier, Leccion primera, p. 35.
  18. En Espagne, où les modes françaises arrivaient de Paris avec quelque retard, on pouvait encore, vers 1860, parler de « la vertu » et se proclamer « vertueux, » comme on parlait il y a cent ans, de sa « sensibilité ». Cette phraséologie rattache bien Castelar à notre génération de 1848. A comparer les tirades politiques et humanitaires de Mme Sand, qui écrivait de même (Souvenirs de 1848) : « Nous, mon ami, nous sommes vertueux ! » etc.
  19. La Civilizacion, t. IV.
  20. La Civilizacion, t. IV, Leccion primera.
  21. Defensa de la Formula del Progreso, pp. 9 et 11.
  22. Vida de lord Byron, p. 29.
  23. Les Cartas a un Obispo se trouvent dans le tome IV de La Civilizacion.
  24. Cuestiones, t. Ier.