Un Historiographe de la presse anglaise dans la dernière guerre de Chine

Un Historiographe de la presse anglaise dans la dernière guerre de Chine
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 22 (p. 145-178).
UN HISTORIOGRAPHE
DE LA PRESSE ANGLAISE
DANS LA DERNIÈRE GUERRE DE CHINE

China, being the « Times » special correspondence from China in the years 1857-58, by George Wingrove Cooke ; London, G. Routledge and Co, 1859.



De tous les pays du monde, le Céleste-Empire est peut-être celui sur lequel on a le plus écrit. Mémoires et lettres édifiantes des missionnaires catholiques, rapports des missionnaires protestans, relations des marins et des diplomates, récits des voyageurs et des touristes, une foule d’ouvrages, sous toutes les formes et dans toutes les langues, ont été consacrés à la description de la Chine. Cependant la Chine est bien peu connue, et la curiosité européenne accueille encore très volontiers ce qu’on lui raconte sur cette singulière contrée. La récente expédition anglo-française va provoquer sans aucun doute une recrudescence de voyages en Chine. En même temps que les musées d’Europe inscriront sur leurs catalogues quelques statues de dieux chinois, des robes de mandarins, des vases en porcelaine, des tuiles vernissées, etc., pittoresques trophées de notre victoire, les bibliothèques verront affluer les écrits didactiques, statistiques, historiques, sur le Céleste-Empire. Les ratifications des traités conclus à Tientsin ne sont pas encore échangées, les ambassades sont à peine de retour : il manque à l’histoire de cette campagne diplomatique et militaire le dernier chapitre ; mais patience ! la conclusion est proche, et les manuscrits vont se mettre en route. Puissions-nous trouver dans l’abondante moisson de récits que fera lever la dernière guerre de Chine quelques épis nouveaux ! Nous sommes rassasiés des nids d’hirondelles, des queues, des petits pieds, des bateaux de fleurs et de mille autres chinoiseries de même espèce qui ont défrayé jusqu’ici les relations des voyageurs. Le public, qui connaît tout cela, est devenu plus exigeant ; il réclame, et avec raison, des impressions originales, des observations plus neuves, des vues plus profondes sur la nation chinoise. On doit espérer que ce désir si légitime sera satisfait. Voici un recueil de lettres qui a pris les devans sur la grande avalanche dont nous sommes menacés. Écrite au jour le jour, sous le coup des événemens et des incidens qui ont marqué la première partie de la campagne, cette correspondance montre bien le parti qu’un esprit intelligent peut tirer d’un séjour de quelques mois en Chine. Populaire en Angleterre, elle mérite d’être connue en France, où les journaux en ont déjà traduit plusieurs extraits.

L’auteur, M. George Wingrove Cooke, n’est ni missionnaire, ni diplomate, ni militaire, ni artiste, ni commerçant, ni l’un de ces touristes amateurs qui courent le monde à la piste des aventures, et cependant il nous parle tout à la fois religion, diplomatie, guerre, monumens, négoce, et mille autres choses encore. C’est un causeur universel. Aucun fait, aucun détail ne lui échappe. Il assiste à tous les combats, il est dans le secret des négociations, il tient sa place dans toutes les cérémonies, et à mesure que se déroulent les différentes scènes du drame dont la Chine vient d’être le théâtre, il prend la plume, et lance vers l’Angleterre, par la prochaine malle, ses feuillets encore humides. Pour tout dire, en un mot, M. Cooke est le correspondant du Times.

On sait que le journal anglais a posté dans toutes les capitales de l’Europe des sentinelles en permanence qui lui transmettent par chaque courrier les nouvelles et jusqu’aux plus vagues échos de l’opinion. Le bataillon des own correspondents appartient à l’armée régulière de la presse britannique ; il se déploie en tirailleurs, l’oreille au guet et la plume en main, expédiant rapports sur rapports au général en chef, qui de Londres adresse les mots d’ordre et dirige les mouvemens. Combien de fois la diplomatie officielle s’est-elle vue devancer par la correspondance du Times ! Mais ce n’est pas tout. Sitôt que sur un point du monde se préparent ou s’accomplissent des événemens qui fixent l’attention du public, apparaît le special correspondent, la variété la plus élevée du genre. Ce haut dignitaire de la presse anglaise n’entre en campagne que dans les grandes occasions. Il faut pour le moins un corps d’armée ou une ambassade extraordinaire pour qu’il daigne se mettre en route. Il était en Crimée, il était au couronnement de l’empereur de Russie, il a suivi dans l’Inde les luttes de l’insurrection. Sans lui, l’expédition de Chine n’eût pas été complète. Alors que le gouvernement jugeait nécessaire d’envoyer là-bas, pour représenter sa politique, l’un des membres les plus éminens de la pairie, lord Elgin, le Times ne pouvait se dispenser de détacher vers les mêmes régions l’un de ses plus habiles écrivains. Le public se serait-il contenté des maigres détails qui lui auraient été fournis, dans les colonnes hospitalières du journal, par quelques correspondans de hasard s’abritant sous les signatures de Verax, de Chinophilus, de Merchant ? Non, certes. L’affaire était bien digne d’un correspondant spécial, et M. Cooke devint ainsi le plénipotentiaire du Times.

Rude besogne, en vérité ! Voyez-vous ce malheureux gentleman obligé d’être présent partout, de tout voir, de tout entendre et de tout écrire ? À lui de s’arranger pour ne point manquer le spectacle et pour s’installer à temps aux premières loges. Si l’on négocie, il se tiendra près de lord Elgin. Il ne perdra de vue ni les secrétaires, ni les interprètes ; il saisira au vol les conversations ou devinera par une intuition rapide les demi-secrets des conférences et quelques fragmens de protocoles. L’escadre se prépare-t-elle à une expédition, doit-on attaquer les jonques chinoises, enlever un fort, brûler un village : soyez sûr qu’il ne sera pas loin de l’amiral ou du général en chef. Et quelle corvée un jour de combat ! Il ne lui suffit pas de dénombrer les forces engagées, d’étudier le terrain, comme le ferait un ingénieur ou un paysagiste, d’observer l’ensemble des mouvemens et d’enregistrer la victoire. Il faut qu’il marche avec la troupe, qu’il recueille au passage, à travers la fumée et le brouhaha de la lutte, les belles actions, les bons mots, les blessures, les morts, les échappées miraculeuses, les incidens émouvans ou drolatiques, tous les tableaux de genre qui remplissent le cadre ; il faut qu’il soit là au premier coup de canon, et que son regard ait vu fuir les derniers Chinois ! Quand le combat est fini et que chacun se repose, sa tâche, à lui, n’est qu’à moitié faite. Vite la lettre au Times ! Harassé, essoufflé, n’en pouvant mais, il écrit, sans désemparer, l’histoire complète de la journée. Il n’y a pas une minute à perdre, car ici près chauffe le paquebot qui va porter à Suez la courte dépêche de l’amiral. Enfin le pli est fermé, scellé, mis à la poste, et alors, alors seulement le special correspondent respire.

Comment se fait-il qu’un simple écrivain, une sorte de chroniqueur, puisse ainsi se faufiler dans les couloirs des chancelleries ou dans les rangs des états-majors pour mettre un journal, et par ce journal le monde entier, dans la confidence des faits et gestes d’un ambassadeur et d’un amiral ? Comment les personnages officiels supportent-ils la présence de cet intrus, qui vient là précisément pour répéter ce qu’ils disent, pour rapporter ce qu’ils font, et même pour critiquer, s’il le juge à propos, les paroles et les actes ? Ils sont bien bons en vérité, peut-être bien imprudens, de ne point tenir à distance, comme ils en auraient le droit et le pouvoir, l’indiscret gentleman. Ces réflexions sont assez naturelles ; mais le public anglais a ses exigences : il veut être informé, et il a la faiblesse de penser que les dépêches diplomatiques ou les bulletins officiels ne l’informent point suffisamment. Il trouve donc très commode de lire dans son journal une correspondance qui le tient au courant des affaires auxquelles il s’intéresse. Ce serait presque lui manquer de respect que de malmener ou seulement d’éconduire, sans motif sérieux ou sous prétexte de discipline, l’écrivain qui s’est chargé de l’approvisionner de nouvelles, et il ne permettrait pas que le gouvernement s’avisât de couper les vivres à son insatiable curiosité. Et que dirait le Times, que diraient tous les journaux anglais, si l’on contestait à leurs correspondans le droit antérieur et supérieur d’aller et de venir, le droit d’écouter et de voir, le droit d’écrire, alors qu’il s’agit d’un grand intérêt national ? Il y aurait dans la presse des trois royaumes une véritable émeute. En conséquence, diplomates et généraux s’accommodent tant bien que mal de la présence du correspondent, surtout quand celui-ci porte le pavillon du Times ; ils lui font peu à peu bon visage et lui donnent place dans les rangs.

Que pourrait-on d’ailleurs lui reprocher ? Sans doute, il conserve son indépendance, qui est l’essence même et l’honneur de sa mission : il appréciera, il blâmera la marche des affaires, il ne se gênera pas pour signaler les abus ni pour attaquer les personnes ; mais en même temps il demeure chargé d’une lourde responsabilité, et ce sentiment le tient en garde contre les jugemens hasardés et les indiscrétions qui seraient nuisibles au service public. Il peut être à son tour discuté et réfuté soit par la presse locale, instinctivement jalouse à l’endroit du nouveau-venu, soit par le correspondant d’un autre journal de Londres, soit enfin par les fonctionnaires, par les officiers, par le plus humble soldat dont il aura contrarié les opinions, car tout le monde écrit au Times. Il n’a donc qu’à se bien observer, même dans ses improvisations les plus rapides, et l’exactitude la plus scrupuleuse lui est commandée sous peine d’un vigoureux démenti. D’un autre côté, ne voit-on pas à quel point son concours peut être précieux pour la diplomatie, pour l’autorité militaire, pour le gouvernement ? Supposez une négociation difficile, dans laquelle on n’aura pas obtenu tout ce que la nation se croyait en droit d’espérer. L’ambassadeur, fût-il lord Elgin, aura beau accumuler dépêches sur dépêches et transmettre au ministre des affaires étrangères la compendieuse justification de sa conduite ; qu’il ne se flatte pas d’être cru sur parole, ni d’échapper aux ardentes attaques d’une opposition toujours en éveil. Voici la lettre du correspondant ; elle rend compte des obstacles, elle révèle les points délicats, elle développe les argumens qui parfois ne sauraient trouver place dans une dépêche diplomatique, mais qui fournissent la meilleure explication des faits accomplis. Cette lettre n’aura pas les honneurs du blue-book, elle ne figurera point dans le dossier communiqué au parlement ; on ne la mentionnera même pas dans le cours des débats, car il paraîtrait malséant d’opposer à un noble lord ou à un honorable de la chambre des communes les élucubrations d’un journaliste : cependant elle sera présente à tous les esprits, et peut-être elle décidera le vote. Quant aux opérations militaires, on a vu, par les rapports de Crimée, comment elles sont racontées dans les bulletins qui émanent de l’état-major-général d’une armée anglaise. Quelques alinéas numérotés, enfilés les uns à la suite des autres comme les grains d’un chapelet, relatant, en style froid et sec, les principaux incidens du combat et citant à la fin trois ou quatre noms d’officiers-généraux ou d’aides-de-camp qui, selon la belle expression de Nelson, ont fait leur devoir, cela suffit pour un bulletin. Or la nation ne se contente pas de cette littérature ; il lui faut des détails, des descriptions, des émotions. L’armée elle-même, l’armée qui a combattu, ne se reconnaît pour ainsi dire pas dans le procès-verbal officiel. Où retrouver la physionomie générale et les multiples péripéties de l’action, les épisodes individuels, les traits d’héroïsme, en un mot le récit d’une journée qui marquera dans la vie de chaque soldat ? C’est l’affaire du correspondant. Ce rapporteur officieux n’est pas condamné à la sobriété traditionnelle du bulletin militaire ; il n’est point retenu au rivage par les chaînes des convenances hiérarchiques et des préjugés : il peut se permettre de ne pas mentionner en première ligne le nom d’un général ou celui d’un lord, de citer à l’ordre de la nation le nom le plus obscur et de faire à chacun sa part légitime de gloire.

Que l’on se souvienne des lettres adressées au Times par son correspondant de Crimée, M. Russell, qui récemment encore continuait dans l’Inde, à la suite de lord Clyde, sa mission d’historiographe, ou plutôt d’historien militaire. Ces lettres sont demeurées le modèle du genre. Avec quel empressement elles ont été accueillies en Angleterre ! avec quel orgueil elles étaient lues au bivouac, sous Sébastopol, par les acteurs et les témoins des événemens qu’elles racontent ! Je ne sais ce que sont devenus les rapports de lord Raglan, je doute que l’histoire les consulte autrement que pour vérifier authentiquement les dates ; mais je suis certain que dans plus d’une famille on conserve précieusement, comme une médaille de Crimée, les fragmens de cette correspondance qui relatent, avec le style noblement passionné de la vérité et de la justice, l’action d’éclat d’un officier subalterne, d’un sergent, d’un soldat, c’est-à-dire de ce qui n’a pas de nom dans le langage exclusif de l’aristocratie britannique. Les lettres de M. Russell ont produit presque une révolution dans les mœurs militaires de nos alliés. M. Cooke s’est trouvé sur un plus modeste théâtre. La prise de Canton ne vaut pas celle de Sébastopol ; mais là aussi le correspondant du Times, à l’exemple de son infatigable et vaillant confrère, a pu rendre d’éclatans services et représenter dignement la presse anglaise. Le special correspondent est désormais l’accessoire obligé et accepté de toute expédition importante. C’est un personnage nouveau, qui a sa manière de voir, d’observer et d’écrire. Inventé d’abord pour recueillir et transmettre des informations politiques, il n’a point tardé à étendre démesurément son domaine. En quelque lieu qu’il exerce, il trouve l’improvisation toujours prête ; de là une originalité incontestable et une façon tout à fait neuve de décrire un pays. Voyons donc ce que devient la Chine sous la lunette d’un correspondant du Times, qui la dévisage lestement et la dessine en quelques coups de plume comme un panorama à vol d’oiseau.

M. Cooke ne perd pas de temps en route. Suivant le rapide itinéraire des paquebots de la Compagnie péninsulaire, il traverse à toute vapeur la Méditerranée, s’arrête à peine en Égypte, reprend la mer à Suez, descend quelques heures à Ceylan, à Pinang, à Singapore, et débarque enfin à Hong-kong le 23 mai 1857. Le récit de cette traversée est l’affaire d’une seule lettre. La belle occasion cependant de décrire le ciel pur de l’Égypte, le Nil, le désert, les flots bleus de la Mer-Rouge, les calmes du détroit de Malacca, le mouvement et les mille incidens de la vie de bord sur l’un de ces grands navires encombrés de passagers et de passagères qui font entre l’Angleterre et l’Orient le service de malles-postes ! Mais tout cela est connu des lecteurs anglais, et M. Cooke paraît résolu à ne nous parler que des Chinois. C’est à Pinang qu’il rencontre les premiers échantillons de cette noble race, et son impression, il faut le dire, n’est point flatteuse. « Comment ! s’écrie-t-il, ces personnages grotesques que nous voyons dessinés sur les éventails et sur les boîtes à thé, avec leurs yeux ternes et leurs faces blêmes, ce ne sont point des caricatures, ce sont des portraits, des portraits ressemblans ! C’était bien la peine en vérité de braver quarante jours de mal de mer pour aboutir à cette grande découverte ! » À Singapore, M. Cooke éprouve le même désappointement. Tous ces fils du Céleste-Empire sont d’une monotonie désespérante : les voilà bien, coulés dans le même moule, originaux peut-être dans leur espèce, mais insignifians dans leur individualité, et, pour comble de disgrâce, parfaitement connus des lecteurs du Times, auxquels le correspondant n’a plus rien à apprendre ! Singapore n’inspire à M. Cooke qu’une réflexion qui peut sembler neuve, et qui a dû exciter en Angleterre une vive sollicitude. La colonie renferme 70,000 Chinois, et seulement 300 Chinoises. Cette infériorité numérique du beau sexe est pour le moins très affligeante, et la morale ne s’en accommode guère. Si les négocians de Singapore n’étaient pas si occupés à faire vite fortune, ils auraient avisé aux moyens de favoriser l’importation des femmes chinoises ; ils laissent ce soin aux philanthropes de la métropole, qui trouvent là une belle occasion de meetings et le thème d’abondantes dissertations sur la statistique des sexes, M. Cooke effleure à peine ce sujet scabreux, qu’il se borne à indiqeur par une réminiscence biblique : il lui tarde d’arriver à Hong-kong, sur le sol de la vraie Chine, au milieu même des événemens qu’il est chargé de raconter.

Victoria, la capitale de Hong-kong, se trouve, on le comprend sans peine, dans un grand émoi. Les négocians, chassés de Canton par les approches de la guerre, y ont cherché refuge. Plusieurs régimens anglais sont déjà débarqués ; le port est plein de navires, et l’on attend d’un jour à l’autre lord Elgin. Tout est encombré, les logemens sont hors de prix ; encore si dans cette place d’armes, et à l’abri des baïonnettes anglaises, on pouvait se croire en sûreté ! Mais non : il faut se défier des Chinois, qui forment la majeure partie de la population. Les plus paisibles citoyens en sont réduits à ne plus sortir sans avoir des pistolets dans leurs poches ; des soldats montent la garde à tous les coins de rue, des patrouilles parcourent incessamment la ville. La nuit venue, chacun renvoie ses domestiques chinois, ces pauvres boys à longue queue dont les voyageurs ont jusqu’ici vanté le caractère très inoffensif ; on ne s’endort que sous la garde d’une sentinelle malaise, fusil chargé. Telles sont les premières impressions de voyage de M. Cooke. Comment se fait-il que les Anglais, généralement peu enclins aux terreurs paniques, paraissent si effrayés ? C’est que le mandarin Yeh a le bras long. On sait qu’il entretient à Hong-kong bon nombre d’espions, et un assassinat est bientôt commis. D’ailleurs tous les Chinois de Victoria, domestiques, coolies, boutiquiers, qui ont laissé leurs familles sur la terre ferme, sont forcément à la discrétion du vice-roi de Canton, et les Anglais n’exercent plus sur eux qu’une autorité à peu près nominale. Les précautions ne sont donc pas inutiles. Yeh aurait bien voulu interdire toutes communications avec Hong-kong, empêcher les transports de vivres et affamer la petite île : c’est le moyen que ses prédécesseurs ont essayé à plusieurs reprises d’employer contre Macao, lorsqu’ils avaient à se plaindre du gouverneur portugais. Toutefois, si les denrées sont chères à Hong-kong, elles sont plus chères encore dans le sud de la Chine, où la récolte a manqué, de telle sorte que Canton se voit obligé d’acheter aux Anglais, sous peine de famine, d’énormes quantités de riz. Les négocians de Hong-kong profitent en conséquence des derniers jours de libre commerce pour vendre aux Chinois, et à des prix exorbitans, tous les approvisionnemens dont ils disposent. Ils ne tirent point quant à présent d’autre vengeance des frayeurs qu’ils éprouvent à Hong-kong. C’est une vengeance toute britannique.

M. Cooke ne songe pas à s’endormir dans les délices de Victoria. En quelques traits de plume, il trace le croquis de cette petite ville, qui, s’élevant en amphithéâtre sur le flanc d’une montagne, domine un beau port dont les eaux calmes et transparentes rappellent un lac d’Ecosse. Victoria est un véritable tour de force. Je l’ai visitée, alors que l’on venait à peine de bâtir les premières maisons et que le sol fraîchement remué exhalait encore les émanations pestilentielles qui ont fait tant de victimes. C’était plutôt le terrain d’une course au clocher que l’emplacement d’une ville ; mais les Anglais vont vite, surtout lorsqu’ils sont aidés par les Chinois. En peu d’années, la cité fut construite, une cité complète avec temples, casernes, hôpitaux, clubs, etc. La population, qu’avait effrayée d’abord l’insalubrité du climat, ne tarda point à se porter vers la nouvelle colonie, où les affaires commerciales, favorisées par des communications régulières avec l’Europe, prenaient chaque année une plus grande extension. Au point de vue militaire et maritime, Victoria est pour les Anglais un point stratégique très important, sur le seuil même du Céleste-Empire, à l’embouchure de la rivière de Canton. C’est là que se sont réunies les escadres et les troupes destinées à opérer contre la Chine ; c’est Là que le correspondant du Times établit d’abord son quartier-général et brûle ses premières cartouches, c’est-à-dire écrit ses première lettres au public anglais.

Aussi bien l’heureuse étoile de M. Cooke lui ménage, dès son arrivée, le spectacle d’un combat naval. Déjà, pendant les journées du 25 et du 26 mai 1857, une petite escadre, sous les ordres du commodore Elliott, avait détruit une centaine de jonques de guerre. Une seconde expédition, dirigée par l’amiral sir Michael Seymour, remonta l’une des branches de la rivière de Canton jusqu’à Fatschan, où se trouvaient au mouillage soixante-dix jonques, protégées par un fort et par des batteries. Tout était préparé pour une énergique défense. La lutte s’engagea le 1er juin ; en quelques heures, les jonques étaient coulées ou avaient sauté en l’air sous le feu des Anglais. Cela, en vérité, n’est pas étonnant, les Chinois n’ayant pas fait encore de grands progrès dans la tactique navale et ne pouvant guère avec leur mauvaise artillerie lutter contre les canons européens. Les forts furent successivement pris à la course, et les jonques à l’abordage. Les Chinois ont d’ailleurs une singulière théorie ou plutôt une étrange pratique dans l’art de défendre une position. À distance et avec l’ennemi en face, ils brûlent volontiers leur poudre, et ils tiennent bon même sous une grêle de boulets ; mais, sitôt qu’on aborde une jonque, l’équipage se jette à l’eau et gagne le rivage. S’agit-il d’un fort, ils ne s’imaginent pas qu’on puisse les attaquer autrement que de front. Si on les prend de flanc ou à revers, ils abandonnent la partie, comme si la lutte n’était plus loyale. Ils ont toujours succombé sous la même manœuvre ; on les tourne, et ils s’en vont, presque indignés de la supercherie. Le procédé est d’ailleurs des plus faciles, car leurs positions ne sont jamais défendues que d’un seul côté. M. Cooke rend cependant hommage à leur bravoure : ils ne craignent pas la mort, et s’ils étaient mieux disciplinés, ce seraient des adversaires redoutables.

Dans la seule affaire de Fatschan, les Anglais eurent une centaine d’hommes hors de combat : c’était payer bien cher une victoire chinoise, et le butin recueilli à bord des jonques incendiées n’était qu’une pittoresque, mais insuffisante compensation de tant de sang répandu. Chaque matelot revint avec un costume complet de soldat chinois, tunique, bonnet, et la queue ! Un déguisement, voilà quelle fut la part de prise pour les vainqueurs. Quant à l’effet moral, il demeura probablement à peu près nul. Que font à l’empereur et aux mandarins quelques jonques et beaucoup de Chinois de plus ou de moins ? Les habitans du Céleste-Empire ont en outre une façon de patriotisme qui n’appartient qu’à eux. C’était un pilote chinois qui conduisait l’escadre de l’amiral Seymour, et il n’éprouvait apparemment pas le moindre remords à vendre ses services aux ennemis de son pays. Pendant que les navires remontaient la rivière, les paysans, tranquillement occupés aux travaux des champs, se dérangeaient à peine de leur ouvrage pour les regarder passer, et pas un d’eux ne s’avisait de prendre ou de donner l’alarme : cela regardait les mandarins. Dès que l’on jetait l’ancre, on voyait accourir des bateaux chargés de poissons ou de fruits. Les Anglais achetaient et payaient bien, les Chinois étaient contens de cette bonne aubaine, et l’entente la plus cordiale présidait à ces petites transactions.

Veut-on mieux encore ? Un jour, en croisant dans le fleuve de Canton, un officier anglais aperçoit près de la rive plusieurs canots construits à l’européenne et portant pavillon britannique : il débarque, et voit sur un poteau une inscription chinoise par laquelle les habitans du district sont invités à payer sans retard la contribution levée par les Anglais. Après enquête, on découvrit qu’un spéculateur de l’endroit s’était tout simplement mis en tête de décréter un impôt à son profit, et qu’il faisait ainsi au nom des Anglais, avec son faux drapeau et son enseigne, d’assez belles recettes. N’était-ce pas ingénieux ? À part leur côté plaisant, ces incidens sont caractéristiques ; ils prouvent que l’esprit national n’existe pas au sein des masses populaires, ou du moins qu’il disparaît dès qu’un intérêt matériel, un profit quelconque est en jeu. C’est le plus grand reproche que, pendant la dernière lutte, on ait pu adresser à la nation chinoise. La bravoure personnelle n’a point manqué : quelques mandarins se sont fait tuer convenablement à leurs postes ; des artilleurs sont morts à leurs pièces ; l’honneur militaire est demeuré sauf. M. Cooke, dans sa description peut-être un peu épique du combat de Fatschan, n’hésite pas à le reconnaître ; mais ce sentiment collectif qui anime à un même moment tout un peuple contre l’invasion étrangère, cette vigoureuse protestation contre l’ennemi commun, le patriotisme en un mot ne s’est jamais manifesté avec l’élan qui, chez un tel peuple, aussi nombreux, aussi dédaigneux de la mort, eût été irrésistible. C’est ce qui explique comment, en toutes rencontres, les troupes du Céleste-Empire ont été si aisément vaincues par quelques poignées d’hommes. La qualification de barbares, que les Chinois appliquent indistinctement à tous les étrangers, n’est qu’un terme de convention, qui, de la langue orgueilleuse des lettrés et du style officiel des mandarins, est passé dans le langage populaire. Ce n’est qu’un synonyme ; il ne s’y rattache aucune idée de patriotisme. Il vaut mieux pour nous qu’il en soit ainsi. Quelle que soit la résistance du gouvernement et des classes supérieures, le commerce un jour nous livrera la Chine.

Le combat de Fatschan n’était qu’un épisode de la grande lutte qui se préparait. Lord Elgin allait arriver, les renforts étaient en route ; les négocians, désireux de voir se liquider au plus vite la question anglo-chinoise, poussaient aux mesures les plus énergiques ; les officiers et les soldats n’étaient pas moins ardens. M. Cooke, déjà familiarisé avec le bruit du canon, pouvait s’attendre à une laborieuse campagne de correspondance ; mais à peine a-t-il fait sa provision de plumes et d’encre que tombe à Hong-kong la nouvelle de l’insurrection de l’armée indienne. Au premier moment, il a la pensée de prendre le paquebot et de marcher sur l’Inde. Le Times et le public lui en sauront gré. Sa place n’est-elle point partout où se produit quelque événement, quelque incident d’importance ? Voir et raconter, c’est son état. Cependant il se ravise. Il faut près d’un mois pour aller à Delhi, et d’ici là Delhi sera probablement au pouvoir des troupes britanniques. Il faudra un mois encore pour revenir à Hong-kong, et alors Canton aura été pris. Comment risquer de se trouver ainsi entre Delhi et Canton, entre deux assauts, sans rien voir ? On jugera par la disposition d’esprit de M. Cooke que les Anglais, même à proximité des événemens de l’Inde, se faisaient de grandes illusions sur la gravité et sur la durée probable de cette insurrection, dont le foyer, après deux longues campagnes, n’est pas encore complètement éteint. M. Cooke aurait eu largement le temps de se rendre à Delhi. Quoi qu’il en soit, il reste en Chine ; obligé de rengainer sa plume de guerre, il déserte les états-majors pour se promener en curieux à Macao, dans les ports de la côte, Swachou, Namoa, Amoy, Ning-po, Shang-haï, au milieu des pirates et des mille petites misères de la vie chinoise. De correspondant politique et militaire, M. Cooke se fait touriste et humoriste, et nous n’avons réellement pas à nous plaindre de la métamorphose. Il suffit d’être bien averti et de se trouver prêt pour le moment où les graves questions de la politique reviendront, comme on dit en style officiel, à l’ordre du jour, et où lord Elgin, après sa courte excursion dans l’Inde, reparaîtra sous les murs de Canton en présence du mandarin Yeh. Pour être autant que possible au courant des nouvelles chinoises, le représentant du Times s’est procuré à prix d’argent, dans les bureaux du commissaire impérial, un sous-correspondant qui lui transmettra de temps à autre des informations puisées, assure-t-il, aux meilleures sources. C’est ainsi qu’il obtiendra des rapports sur les menées des Américains et des Russes, sur les progrès de l’insurrection, sur les perplexités de la cour de Pékin, sur les préparatifs de guerre. Ces dispositions prises, il peut se mettre en route.

La Chine, il faut le dire, prête médiocrement aux descriptions admiratives. La nature y est d’ordinaire simple, parfois gracieuse, rarement pittoresque, plus rarement encore majestueuse et grande. La variété ne s’y rencontre pas. Que l’on parcoure les récits des voyageurs qui ont visité les différentes régions de l’empire, on trouvera que partout l’aspect général du pays est presque absolument le même : partout mêmes paysages, mêmes villes, mêmes habitans. Ce qu’il y a de plus curieux en Chine, ce sont les Chinois ; c’est l’extrême population, c’est la vie humaine prodiguée à l’infini dans cette portion de notre planète. En suivant la côte sur le steamer qui le portait vers le nord, M. Cooke ne peut s’empêcher d’admirer le nombre prodigieux de villes et de villages qui se succèdent sans interruption sous sa longue-vue, les masses de jonques et de bateaux de toute forme qui couvrent l’Océan jusqu’aux limites les plus reculées de l’horizon. Le sol ne suffit pas : la population campe sur les fleuves et sur les lacs ; elle s’épand dans la mer et forme autour de la terre ferme une sorte de ceinture mouvante, qui tantôt s’élargit au souffle des brises favorables, et tantôt se resserre, se presse et s’enroule au fond des baies, sous les menaces de l’ouragan ou des pirates. Cette exubérance de population a frappé M. Cooke, comme elle a émerveillé tous les voyageurs qui l’ont précédé. Quant aux villes où le correspondant du Times s’est arrêté pendant les courtes relâches du bateau à vapeur, il ne trouve rien de particulier à en dire, si ce n’est qu’elles sont uniformément sales, mal bâties, peu saines, à ruelles étroites et obscures, d’un séjour fort désagréable pour les malheureux Européens qui se condamnent à y résider. Il faut qu’il arrive à l’embouchure du fleuve Yang-tse-kiang pour trouver enfin un digne objet d’admiration. Le Yang-tse-kiang est l’un des plus grands fleuves du monde. Descendant des montagnes de l’Asie centrale, grossi par de nombreux affluons, il roule vers l’Océan un énorme volume d’eau dont on reconnaît encore à plusieurs milles de l’embouchure la teinte jaunâtre et la course rapide. Les Chinois, dit M. Cooke, aiment et vénèrent le Yang-tse-kiang à l’égal d’un père. L’historien enregistre ses sécheresses et ses débordemens avec plus de soin que les changemens de dynasties, le philosophe le représente comme l’emblème de la grandeur et de la bienfaisance, le poète lui consacre ses chants les plus populaires. En un mot, le Yang-tse-kiang, fils de l’Océan, est en quelque sorte le père de la Chine ; de même le Gange est sacré pour l’Hindou, et, sans aller plus loin, ne citerait-on pas en Europe des fleuves au cours desquels se rattachent dans l’imagination des peuples les idées traditionnelles de prospérité et d’indépendance ? Le Yang-tse-kiang est revêtu, aux yeux des Chinois, de ce caractère à la fois national et religieux. M. Cooke n’a donc pas à s’excuser d’avoir, lui aussi, comme un poète chinois, entonné son hymne en l’honneur du noble fleuve. Sa prose épistolaire n’est point déparée par quelques métaphores jetées çà et là au courant de la plume, sous l’inspiration présente d’un grand spectacle. Malheur au voyageur qui n’est point enthousiaste ! Le Yang-tse-kiang d’ailleurs mérite bien cet hommage. Au bienfait de ses eaux fécondes, il joint le prestige de l’immensité.

Après avoir remonté le Yang-tse-kiang pendant quelques heures, on arrive devant Woosung, l’une des plus importantes stations d’opium, et l’on entre dans la rivière Wang-pou, qui conduit à la ville de Shang-haï, située à quelques milles seulement sur la rive gauche. En 1845, j’ai suivi la même route et j’ai séjourné dans ce port, qui venait à peine d’être ouvert aux étrangers en vertu du traité de Nankin, et dont on prévoyait déjà les hautes destinées commerciales. À cette époque, tout à Shang-haï était chinois ; l’Europe n’y avait pour représentans que les fonctionnaires du consulat anglais et une dizaine de résidens, premières sentinelles des missions protestantes ou du commerce. Ces rares gentlemen, noyés dans les flots de la population indigène, habitaient au cœur même de la ville de modestes maisons chinoises, basses, étroites, obscures, mal commodes, où cependant (j’aurais mauvaise grâce à l’oublier) ils savaient exercer avec des élémens plus que pittoresques une hospitalité pleine de charme. Vingt ans ne se sont pas encore écoulés depuis que les Européens ont paru à Shang-haï, et tout y a changé de face. À côté de la ville chinoise, qui a conservé son caractère, s’étend une autre ville, où s’est établie la colonie européenne, devenue nombreuse et florissante. Une partie du terrain a été concédée à l’Angleterre, une autre portion à la France, qui n’y possède guère, il faut le dire, que la demeure de son consul. Le quartier anglais est couvert de maisons somptueuses, affectant, selon le goût plus ou moins singulier de leurs propriétaires, la forme d’un temple grec ou celle d’un palais italien. On retrouve là, sur le sol de Chine, une seconde édition de la ville des palais qui s’élève sur les rives du Gange. À Shang-haï, comme à Calcutta, se sont installées toutes les aises du luxe occidental ; il s’y est créé d’immenses richesses, les millions abondent. Tout cela est l’œuvre du commerce. Nulle part peut-être les entreprises du négoce n’ont été plus hardies ni plus heureuses. Le génie du trafic n’existe pas à un moindre degré chez les Chinois que chez les Anglais et les Américains. Dès le premier jour où ces trois peuples se sont trouvés en présence sur un nouveau marché, ils ont acheté, vendu, spéculé avec acharnement, et il semble que rien, pas plus la guerre étrangère que la guerre civile, ne doive prévaloir contre cette incroyable activité d’échanges.

À son arrivée à Shang-haï, M. Cooke put apprécier l’importance de cette métropole commerciale ; il n’avait qu’à jeter les yeux sur la rivière, où étaient mouillés, le long des quais du quartier européen, de nombreux trois-mâts, et sur l’arrière-plan, devant la ville chinoise, des milliers de jonques. De plus il lui était facile de compulser les registres du consulat, de calculer les importations, les exportations, les réexportations et toutes les opérations de même espèce. Comment aurait-il négligé de s’acquitter de ce devoir ? Quant à nous, hâtons-nous d’esquiver ces parages de la statistique, défilés perfides où s’engagent trop souvent, au risque de succomber sous le faix des chiffres, les voyageurs officiels, et cherchons des horizons plus gais.

M. Cooke était logé à Shang-haï chez un riche négociant, M. Beale, et il occupait un appartement qu’avait habité M. Fortune, cet amusant botaniste dont nous avons raconté les voyages et les aventures dans l’empire des fleurs[1]. C’était là que M. Fortune étalait ses belles collections, là qu’il préparait ses plans de campagne et s’équipait pour faire des pointes, parfois assez risquées, dans les districts voisins. Il faut croire que le passage de ce hardi touriste avait laissé dans l’appartement une sorte de tradition voyageuse. M. Cooke y fut à peine installé, qu’il se trouva obsédé par l’idée de se remettre en route. De Shang-haï, il devait aller à Ning-po. Des navires européens exécutent fréquemment la traversée entre ces deux ports ; c’est un voyage comfortable, assez court, la vapeur aidant, et parfaitement garanti contre les pirates, qui n’oseraient trop s’attaquer à un bâtiment européen. Il existe cependant une autre route : on peut se rendre directement de Shang-haï à Ning-po par la voie de terre, et comme il s’agit de traverser toute une province d’où les étrangers sont formellement exclus, l’affaire n’est pas des plus simples. Ajoutez qu’au moment où M. Cooke songeait à tenter l’entreprise, la guerre, déjà déclarée à Canton, menaçait de s’étendre, et qu’un Anglais devait jouer gros jeu en se lançant ainsi à travers le pays ennemi. Cette considération n’arrêta point un voyageur qui s’inspirait des souvenirs de M. Fortune. Un matin donc, M. Cooke, après avoir recruté deux compagnons, un missionnaire, M. Edkins, et un médecin de Canton, le docteur Dickson, fit venir un barbier et un tailleur chinois. Le barbier lui rasa la tête, ne laissant qu’une petite touffe de cheveux à laquelle devait s’adapter une magnifique queue postiche digne d’un mandarin ; le tailleur l’affubla d’un costume chinois ; une grande paire de lunettes compléta le déguisement, et quand l’opération fut tout à fait terminée, M. Cooke crut pouvoir se flatter que personne ne s’aviserait de reconnaître sous de pareils traits un correspondant du Times.

M. Cooke s’était pourvu d’un bateau et d’un domestique. Celui-ci, répondant au nom d’A’Lin, était originaire de Ning-po. Le choix paraissait très judicieux, puisque l’on allait à Ning-po. L’excellente aubaine que de mettre la main sur un serviteur qui connaît le pays, qui en sait les us et coutumes, qui parle le patois indigène, qui sera là comme chez lui ! Mais avant d’arriver à Ning-po il fallait traverser plusieurs districts ; or M. Cooke ne tarda pas à s’apercevoir que son fidèle A’Lin ne pouvait s’entendre avec les gens de Shang-haï qu’en se servant du dialecte de Canton, assez répandu sur toute la côte, — d’où il conclut qu’une fois dans l’intérieur, si l’on voyageait dans les parages d’un autre dialecte (ce qui était fort vraisemblable), les services d’A’Lin comme interprète seraient d’une médiocre utilité. Comme j’ai eu moi-même l’occasion de voir deux Chinois parlant chinois sans pouvoir se comprendre, et ne parvenant enfin, après mille efforts, à se communiquer leurs pensées qu’en parlant anglais, et quel anglais ! je me rends compte aisément de la situation. Quant au bateau, il était de tous points semblable au modèle que nous a décrit M. Fortune : un peu plus grand qu’une gondole vénitienne, il avait au centre une cabine de deux mètres et demi carrés, meublée nécessairement de la façon la plus simple, — un coffre pour les bagages, une natte, une table et deux escabeaux. Sur l’une des parois était ménagée une sorte de décoration servant d’autel pour les voyageurs pieux ; une niche vide attendait la statuette du dieu protecteur, et de petits candélabres dressaient leurs pointes, destinées à recevoir des cierges. C’était là que devait s’animer M. Cooke, au milieu de son bagage de voyage, où figuraient au premier plan quelques bouteilles de sherry et de l’inévitable soda-water, un revolver et un fusil à deux coups. MM. Edkins et Dickson s’étaient équipés de la même manière. Les trois Anglais, naviguant en escadre, s’éloignèrent du port de Shang-haï entraînés par le flot, et poussés, à une vitesse de quatre milles à l’heure, par les grandes godilles que manœuvraient à l’arrière de chaque bateau, avec un balancement régulier, les matelots chinois.

Ce ne fut pas sans quelque peine que cette escadre se dégagea de l’effrayant encombrement de bateaux et de jonques qui couvrent jusqu’à une certaine distance de Shang-haï les eaux de Wang-pou : ici, les jonques qui font les voyages d’Amoy et du sud ; là, celles qui remontent vers la côte du Shan-tung ; plus loin, les bateaux qui naviguent en rivière et se dirigent vers le grand canal. C’est par centaines, par milliers, que M. Cooke compte ces navires, de toute grandeur, dont l’immense assemblage ne lui rappelle rien moins que la vue de Liverpool, déclaration bien éloquente sous la plume d’un Anglais ! Nous voici enfin en pleine eau, godillant au milieu d’une belle et large rivière, qui, bienveillante d’abord et docile à l’aviron, se soulève peu à peu au souffle de la brise, moutonne, prend les airs d’un océan furieux, et force l’escadre à chercher refuge dans une crique, près d’un village que domine une gracieuse pagode. À la nuit, la brise mollit, et les bateaux relèvent l’ancre : nuit admirable ! s’il faut en croire M. Cooke ; la barque saute encore sur la lame, mais une température tiède, la lune toute ronde, les étoiles qui étincellent au firmament, le sillage phosphorescent des bateaux !… Joignez à cela le chant des grenouilles et même le bourdonnement des moustiques, car tout est confondu dans l’extase de M. Cooke, qui passe une partie de sa nuit en plein air, sur le dos, au clair de la lune. Admettons cette nuit charmante, si complaisamment décrite par le voyageur enthousiaste, ou plutôt reconnaissons là cette disposition d’esprit dans laquelle se trouvent parfois les voyageurs transportés tout d’un coup dans une région nouvelle. N’oublions pas que M. Cooke était déguisé en Chinois, qu’il était rasé, qu’il avait une queue. Il s’est fait Chinois, et en admirant ainsi, dans sa prose épistolaire, un paysage nocturne du Céleste-Empire, il exalte sa récente patrie avec l’ardeur d’un néophyte. A-t-il donc oublié et le beau ciel de l’Egypte et les magiques tableaux des nuits tropicales ?

À son réveil, M. Cooke se trouva devant le village de Min-hang. Il y fit la rencontre d’un médecin chinois, récemment échappé de Nankin, où il était demeuré pendant quelque temps prisonnier des rebelles. C’était une bonne occasion pour recueillir des renseignemens sur cette fameuse insurrection qui depuis plusieurs années s’est installée, comme un état dans l’état, au cœur même du Céleste-Empire. D’après le médecin, l’insurrection était à ce moment bien malade : elle ne vivait que d’expédiens et de rapines ; les populations honnêtes s’éloignaient d’elle, ou ne subissaient qu’avec la plus profonde répugnance l’autorité des maîtres de Nankin. D’un autre côté, ajoutait-il, il ne fallait guère compter, pour comprimer la rébellion, sur les troupes impériales, celles-ci n’étant pas de force à lutter contre des mécréans qui avaient le génie du mal et ne reculaient devant aucun crime. On devait donc laisser les choses à leur cours naturel, faire simplement le vide autour de l’insurrection ; elle mourrait alors de sa belle mort, noyée dans le sang et étouffée sous les ruines qu’elle avait amoncelées. Telle était la politique de l’excellent médecin de Min-hang. M. Edkins, qui dans cette conversation servait d’interprète, ne pouvait entendre sans regret une description aussi peu flatteuse du caractère des rebelles et l’opinion exprimée sur leur fin prochaine. Les missionnaires protestans s’étaient fait au début de grandes illusions au sujet de l’insurrection chinoise, dans laquelle ils n’entrevoyaient rien moins qu’une révolution politique et la régénération religieuse et morale du Céleste-Empire. On leur avait dit que le chef des rebelles s’inspirait du Nouveau-Testament, qu’il poursuivait les idolâtres, prohibait l’opium et le tabac, etc. Tous ces récits étaient en apparence exacts ; mais il fallait y ajouter que les nouveaux apôtres poursuivaient comme idolâtres les chrétiens aussi bien que les bouddhistes, que leur religion, tout en pillant au hasard quelques lambeaux bibliques, n’était qu’une nouvelle sorte d’idolâtrie, et que s’ils proscrivaient l’opium, ils pratiquaient largement les vices les plus odieux. Bien que ces révélations se soient fait jour et que l’insurrection de Nankin ne soit plus considérée généralement que comme une misérable entreprise révolutionnaire, quelques protestans conservent encore leurs premières illusions et ne désespèrent pas de voir bientôt la Chine convertie au christianisme. M. Cooke ne partage point ce sentiment, pas plus qu’il ne croit au succès du régime recommandé par le médecin de Min-hang. Il prit congé de l’aimable docteur après mille politesses : c’était le premier gentleman chinois qu’il eût rencontré.

À quelques milles au-dessus de Min-hang, les voyageurs arrivèrent au confluent des deux rivières dont la réunion forme le Wang-pou. L’une de ces rivières vient de la célèbre ville de Sou-tcheou ; l’autre coule du sud, et ce fut dans ses eaux que s’engagea la petite escadre. Elle traversa successivement les villes de Kia-hing et de Kea-shing, entra dans le canal impérial et s’arrêta à la cité de Hang-chou, qui devait être la principale étape du voyage. On retrouve dans le récit de M. Cooke les descriptions de pays, les scènes de mœurs, les impressions générales qui donnent tant d’intérêt aux relations de M. Fortune. Le correspondant du Times a vu plus rapidement, mais il a eu sous les yeux les mêmes tableaux, et quelques traits lui suffisent pour reproduire avec exactitude un paysage dont le botaniste nous a déjà fait connaître le sentiment et la couleur. La campagne, couverte de mûriers et de plants de riz, est coupée en tous sens par des cours d’eau naturels ou par des canaux sur lesquels circulent sans cesse une immense quantité de jonques, et que les procédés les plus ingénieux emploient à l’arrosement du sol. À chaque instant, on voit des moulins installés sur les rives pour faire monter l’eau dans les champs ; femmes et enfans tournent la roue pendant que les hommes dirigent cette inondation artificielle, qui procure de si abondantes récoltes. Dans les villes, les canaux sont bordés par de beaux quais en granit et traversés par de nombreux ponts, dont le style hardi excite l’admiration des voyageurs. Toutes ces villes d’ailleurs se ressemblent. À Kia-hing, ville de troisième ordre, comme à Kea-shing, ville de premier ordre, c’est la même disposition, le même aspect, la même architecture. Chaque maison se compose d’un rez-de-chaussée et d’un grenier, surmonté d’un toit à longues tuiles, qui descend très bas, et vers l’extrémité se relève par une légère courbe. Dans les quartiers commerçans, le rez-de-chaussée est occupé par la boutique, dont les grandes enseignes, peintes en rouge et en noir, accrochées de haut en bas perpendiculairement à la maison, produisent de loin, par leur assemblage, l’effet le plus original. Parfois, au milieu même de la ville, s’étendent des champs assez vastes, et l’on se croirait presque en pleine campagne, si bientôt les lignes de maisons ne reparaissaient, se projetant à perte de vue dans les rues étroites, encombrées de foule. Çà et là des cimetiènes, puis des pagodes, puis des monumens, le plus souvent de grandes portes en granit, qui rappellent un événement historique ou un souvenir pieux. Tous ces tableaux sont vivans et animés, et cependant le théâtre de la guerre civile est proche. Nous ne sommes pas loin des districts où dominent les rebelles. La navigation sur le grand canal est en partie interrompue ; les jonques impériales qui transportent le riz nécessaire à la consommation de Pékin et des provinces du nord ne peuvent plus faire leur voyage annuel : elles demeurent immobiles le long des bords du canal ; la plupart même sont démolies et coulent bas d’eau. Un perpétuel contraste d’activité et de ruine, de prospérité et de décadence, de vie et de mort, voilà, selon M. Cooke, la Chine d’aujourd’hui ! « Pendant que j’écris cette page de mon journal, dit-il, je viens de traverser environ cinq milles de belles plaines ; les deux rives sont protégées, comme les quais de Paris, par des remparts de granit et longées par un chemin de halage pavé en dalles, qui franchit sur des ponts de pierre les nombreux affluens du grand canal. Je désespère vraiment de donner une idée du travail cyclopéen, de l’énorme trafic, de l’industrie patiente, de l’incroyable fertilité, du contentement individuel, du tableau de prospérité et de paix que j’ai sous les yeux. Les pagodes sont en ruines, et à certains endroits les quais se dégradent. Les grandes jonques impériales, destinées au transport des grains, pourrissent enfoncées dans la vase, et les quelques forteresses qui s’élèvent çà et là sont à moitié démolies. Il est certain que le gouvernement de ce vaste empire tombe au dernier degré de la décrépitude, et pourtant cette impuissance d’en haut n’a point encore affecté le bonheur des sujets, ni détruit les semences de richesse que féconde, dans un sol fertile, l’opiniâtre labeur du peuple ! »

Après cinq jours de voyage, M. Cooke et ses compagnons arrivèrent à l’extrémité du grand canal, dans le faubourg de Hang-chou. Cette ville compte parmi les principaux marchés de la Chine, et sa douane verse chaque année au trésor impérial un revenu considérable, provenant de droits de transit auxquels sont assujetties toutes les marchandises chargées sur le canal. Les Anglais ont toujours soupçonné que, malgré les assurances formelles des mandarins et contrairement aux traités, les produits européens sont frappés, dans les douanes intérieures de l’empire, et notamment à Hang-chou, de taxes très élevées ; mais il est si difficile de connaître au juste ce qui se passe en Chine, qu’ils n’ont jamais pu obtenir de preuve certaine sur laquelle ils fussent en mesure d’adresser au gouvernement une réclamation en bonne forme. M. Cooke s’était donc proposé d’élucider la question. Les marchandises anglaises payaient-elles des droits à la douane de Hang-chou ? Quels droits payaient-elles ? Le Times eût certes ajouté un beau fleuron à sa couronne en révélant aux fabricans de Manchester, par la voie de son correspondant en promenade à travers la Chine, un mystère que ni les diplomates, ni les consuls, ni les négocians les plus experts n’avaient encore pu découvrir ! Voici donc M. Cooke à l’assaut du tarif chinois. Il ordonne à son batelier de pousser droit au quai de la douane ; pendant ce temps, il tire de sa malle une magnifique pièce de calicot, des couteaux, et tout ce qu’il peut trouver de bon à offrir au fisc ; il met ses marchandises en évidence, sur la table de la cabine, et il attend, bien décidé à avoir une forte discussion avec les douaniers pour le paiement des droits. L’agent du fisc se présente, jette les yeux dans la cabine, et, sans autre cérémonie, fait signe au batelier qu’il peut passer. « Comment ! s’écrie M. Cooke, que l’on dise vite que j’ai des droits à payer ! » Le domestique A’Lin, chargé de la commission, rapporte que le douanier a répondu que tout était bien, et qu’on pouvait partir. « Retourne, cours lui dire que la cale est pleine de sel, et que le coffre est bondé de contrebande ! » Le douanier ne veut rien entendre. « Et le droit de passage que nous n’avons pas payé ! » À ce moment, des bras vigoureux poussent le bateau et l’Anglais au large, avec son calicot, ses couteaux, son sel et sa contrebande ; la victoire demeurait aux douaniers.

En dépit de son déguisement et de sa tête rase, M. Cooke avait été reconnu. Dès le premier village où il avait posé le pied, les Chinois s’étaient doutés de l’origine étrangère des trois voyageurs, et la police était assurément avertie. M. Cooke avait beau dissimuler ses yeux bleus sous ses grandes lunettes, se retrancher au fond de sa cabine ou se rejeter en arrière dans l’ombre d’un palanquin, la foule ne s’y trompait pas, les enfans suivaient et les chiens aboyaient. Les Anglais en avaient pris leur parti, et, bien convaincus que toutes leurs précautions étaient vaines, ils se préoccupèrent beaucoup moins de leur déguisement, visitèrent les villes à pied, s’arrêtèrent devant les boutiques, sans péril aucun et sans autre inconvénient que la curiosité importune et vraiment étouffante des populations, qui, pour la première fois peut-être, contemplaient des figures européennes. Quant aux mandarins, ils ne se souciaient probablement pas de se créer des difficultés en arrêtant ces trois étrangers ; ils se bornaient donc à les entourer d’une surveillance inostensible, et se passaient d’un district à l’autre le mot d’ordre pour qu’on les laissât tranquilles, à moins d’excentricités trop caractérisées. La consigne de tolérance fut exécutée par la douane de Hang-chou au grand déplaisir de M. Cooke, et quand les trois Anglais, portés dans des palanquins, franchirent, non sans quelque appréhension, la principale porte de la ville, l’officier de garde tourna négligemment le dos et fit semblant de ne rien voir. Il savait tout.

Hang-chou est une ville sainte ; elle a été autrefois la capitale de l’empire. Les annales catholiques parlent de huit cents fidèles qui y ont reçu le martyre. C’est une cité de la vieille roche, où doivent se conserver plus vivaces que partout ailleurs les préjugés hostiles aux étrangers. M. Cooke se contenta donc de la traverser, moitié en palanquin, moitié à pied : il n’éprouva pendant cette courte visite aucune avanie ; il put même s’asseoir impunément à la porte d’un restaurant et y boire en plein air, sous les yeux de la foule, une tasse de thé. Les voyageurs firent un plus long séjour dans un village voisin, nommé Si-hou, célèbre dans toute la Chine par ses temples bouddhiques et par ses bonzeries. Cet endroit offrait à M. Cooke, ainsi qu’à son compagnon M. Edkins, un attrait particulier. Comme touristes, ils pouvaient contempler dans leurs formes les plus pures et les plus gigantesques les temples consacrés à Bouddha, les immenses statues de ce dieu représenté sous ses multiples transmigrations ; de magnifiques cavernes creusées par la nature, décorées par la superstition et peuplées de bonzes, catacombes païennes parées, elles aussi, mais pour l’œil seulement, d’une mystérieuse grandeur : un lac d’une beauté incomparable, entouré de palais, de monastères, de kiosques se mirant dans ses eaux. Tous ces tableaux furent livrés à leur curiosité profane ; mais ce qui devait les intéresser plus encore, c’était la controverse proposée par M. Edkins et acceptée par les bonzes au sujet des doctrines religieuses des Chinois. « Ces bonzes, dit M. Cooke, traitent leurs grotesques divinités avec un mépris égal au nôtre. Ils divisent les fidèles en trois classes. En tête se rangent les gens instruits, qui ne pratiquent le rite et l’abstinence de toute nourriture animale que par manière de discipline, et qui placent leur religion dans les purs domaines de l’abstraction, où leur âme doit peu à peu atteindre ce degré de perfection ineffable que la foi seule peut concevoir. Puis viennent les esprits moins élevés, qui, incapables de conquérir cette abstraction suprême, aspirent simplement à mériter le ciel de Bouddha, où, arrivés au terme de leurs transmigrations, ils passeront l’éternité sur la feuille de lotus à contempler la sainte face de leur dieu. Enfin se présente le vulgaire, dont la piété est toute dans les cérémonies extérieures, qui frappe du front les marches des temples, brûle l’encens, allume des cierges, etc. Cette dernière classe se compose en majeure partie de vieilles femmes, et les bonzes prétendent que l’ambition de ces dévotes est de revenir sous des traits d’hommes lors de leur prochaine transmigration. » Tel est, d’après le résumé de M. Cooke, le bouddhisme chinois, qui se complique en outre de différentes sectes. Dans cette prétendue religion, il n’y a ni foi, ni fanatisme, ni intolérance. « Croyez-vous en Jésus-Christ ? demanda M. Edkins à un bonze qui venait d’écouter très patiemment un long sermon du missionnaire. — Certainement j’y crois, répondit froidement le prêtre de Bouddha. — Mais comment y croyez-vous ? Êtes-vous convaincu ? Sentez-vous bien que ce que je viens de vous enseigner est la vérité ? — J’y crois, parce que vous voulez bien me le dire, répliqua l’autre avec une exquise politesse. » C’est précisément cette indifférence, cette froideur, cette politesse, c’est ce néant de piété qui fait le désespoir des missionnaires chrétiens, et surtout des missionnaires protestans, qui prétendent n’asseoir la vérité que sur la raison. Que sert-il de prêcher, de porter la lumière dans le vide ? Le christianisme n’a point d’autel qui puisse le recevoir dans ces esprits qu’aucune conviction sincère, ni en politique, ni en morale, ni en religion, n’a jamais possédés. C’est ce qui explique l’échec permanent du protestantisme en Chine malgré l’habileté, l’instruction et le caractère généralement estimable des pasteurs qui se sont mis à l’œuvre. On a jeté les Bibles au vent, et rien de plus. Si les missionnaires catholiques ont obtenu plus de succès, cela provient non-seulement de ce que leurs efforts, plus anciens, plus énergiques, mieux disciplinés, ont pénétré plus avant dans les masses populaires, mais aussi de ce que leur prédication, consacrée, s’il le faut, par le martyre, est à la fois plus tendre et plus humaine, s’attache moins absolument à la logique des démonstrations, et parle mieux le langage qui entraîne les âmes. La Chine a déjà vu bien des ruines ; mais si les décrets de la Providence n’interviennent pas, de longs siècles s’écouleront encore avant que la croix surmonte les innombrables pagodes de Si-hou.

Cette station au milieu des bonzes avait reposé les voyageurs ; ils reprirent leur route vers Ning-po, où ils arrivèrent sans difficulté, après avoir traversé plusieurs grandes villes et parcouru de riches districts. M. Cooke passe rapidement sur cette partie de son excursion. À quoi bon en effet décrire toujours le même spectacle ? La Chine, cette chose si nouvelle au premier abord et dans son ensemble, est d’un bout à l’autre, du nord au sud, de l’est à l’ouest, très uniforme, et l’on est surpris de voir des différences de dialectes entre des provinces dont les mœurs et les habitudes sont semblables de tous points. Passons donc, avec M. Cooke, à la conclusion pratique de cette tournée, si heureusement accomplie, entre Shang-haï et Ning-po, par une route interdite aux étrangers. Trois Anglais ont pu, à la veille d’une guerre et même après le début des hostilités, franchir en toute sûreté un espace de 400 milles dans un pays très peuplé. Ils n’ont rencontré nulle part ni opposition ni mauvais vouloir ; les mandarins les ont respectés, les bonzes les ont accueillis, la foule n’a manifesté envers eux qu’une sorte de curiosité naïve, empreinte de sympathie. Le correspondant du Times n’a-t-il pas raison d’écrire à son journal que ces Chinois ne sont pas si féroces qu’on l’a prétendu, qu’ils accepteront volontiers la présence des étrangers au milieu d’eux, et que l’on peut fonder de sérieuses espérances sur l’avenir des relations commerciales entre l’Europe et le Céleste-Empire ? M. Cooke doit donc se féliciter du résultat de ce voyage, dont le récit figure parmi les épisodes les plus intéressans de sa correspondance. Qu’il oublie même le moment de mauvaise humeur que lui a causé cet excellent douanier de Hang-chou, qui n’a pas voulu saisir sa contrebande : les douanes intérieures, M. Cooke l’a reconnu plus tard, ne prélèvent pas sur les marchandises européennes les droits élevés qui éveillaient à un tel point sa sollicitude. En respectant sa pièce de calicot, les douaniers chinois n’ont probablement fait que leur devoir, ce qui rend la petite scène beaucoup moins comique.

Pendant que M. Cooke visite ainsi en touriste les ports de la Chine, et qu’il mène de front les études de mœurs et les investigations commerciales, lord Elgin est revenu de l’Inde, l’escadre anglaise se trouve au complet, la France se déclare contre le mandarin Yeh, et s’unit à l’Angleterre pour obtenir satisfaction par les armes. La Russie, que représente le comte Poutiatine, soutient les réclamations des deux puissances, sans toutefois aller au-delà d’une intervention officieuse, sauf à partager plus tard les bénéfices de la victoire. Enfin les États-Unis cherchent à tirer parti pour leur commerce de cet imbroglio chinois, et demeurent quelque peu suspects à tous leurs voisins. Le moment est donc venu où le délégué du Times peut renaître à la correspondance politico-militaire. Les escadres partent pour Canton. M. Cooke les rejoint à toute vapeur, pour se livrer à la rédaction de ses bulletins. Après avoir jeté un coup d’œil sur la disposition des escadres et sur les préparatifs d’une seconde attaque contre Canton, il songe à débarquer et à prendre gîte à terre dans les environs du quartier-général, c’est-à-dire à portée des nouvelles et de la poste. Les Anglais ont occupé l’île d’Honan, qui s’étend en face même de Canton. C’est là que M. Cooke cherche un asile. Une commission est déjà installée, sous la présidence d’un colonel, pour établir un semblant d’ordre au milieu de cette population d’Anglais et de Chinois, de propriétaires, de boutiquiers et d’envahisseurs, qui sont là pêle-mêle, se heurtant, se disputant, invoquant la police, et le plus souvent appliquant le droit du plus fort. Le tribunal improvisé où siège le colonel est encombré de solliciteurs et de plaignans. Un pauvre vieux Chinois réclame piteusement contre une bande de matelots qui lui a volé et dévoré toute sa boutique de comestibles. Un autre a vu enlever de ses magasins les balles de coton sur lesquelles s’étendent moelleusement les soldats anglais. En voici un autre encore chassé violemment de son domicile, qui a excité les convoitises d’une patrouille ! Chaque cause est entendue et jugée sur l’heure. M. Cooke assiste à ces brusques référés ; son tour arrive enfin, et quand il a exposé son affaire, on lui délivre un billet de logement dans une maison assez propre, d’où il pourra surveiller les actes de l’armée alliée, ainsi que les manœuvres des mandarins. Le lendemain 20 décembre est un dimanche, jour de repos, même sous les murs de Canton : on célèbre l’office divin dans un magasin de thés ; un chœur de sous-officiers chante les psaumes, à la grande édification du voyageur, qui se croit un moment transporté sous les voûtes de Saint-Paul.

Tout se prépare pour l’action. Les commandans des forces alliées ont fixé au mandarin Yeh un délai passé lequel, si Canton ne se rend pas, on commencera l’attaque. Dès le 26 décembre, l’amiral Seymour a publié ses ordres généraux, qui assignent les postes que devront occuper les navires et les troupes de débarquement. M. Cooke, qui reproduit tout au long ce programme, regrette de ne pouvoir en faire autant pour la disposition de l’escadre et des troupes alliées. « Les Français, dit-il, ont pour ce genre de publicité un scrupule que je respecte. » Quoi qu’il en soit, les Français sauront bien, au moment donné, se trouver à leur poste. La rivière de Canton n’a jamais paru si tranquille. La ville de bateaux, qui d’ordinaire occupe près de la moitié de sa largeur, s’est détachée successivement du rivage, quartier par quartier, sous la menace du bombardement, et toutes les jonques se sont réfugiées dans le haut de la rivière, à travers les mille canaux qui coupent la campagne. Ce dut être un singulier spectacle que le départ précipité de ces demeures flottantes qui, depuis des années, semblaient être passées à l’état d’immeubles, et qui tout d’un coup se voyaient obligées de déplier des voiles, d’armer des avirons, de s’aventurer au large, et de fuir d’une marche lente et pénible le dangereux voisinage de Canton. Aujourd’hui toutes les jonques sont revenues sans doute à leur ancien mouillage ; la paix les a ramenées, comme le beau temps ramène les hirondelles ; elles ont retrouvé sur l’eau mobile du fleuve les quelques mètres carrés qui forment le patrimoine et comme le champ paternel de la famille. On pourra bombarder Canton tant qu’on voudra : la ville de bateaux, le seul quartier pittoresque de cette vieille cité chinoise, échappera à tous les boulets.

Le bombardement commença le 28 décembre, et dans la journée l’on mit à terre les troupes de débarquement pour attaquer les forts qui défendent les approches de Canton et qui dominent la ville. Le feu des alliés, bien dirigé, produisit de terribles effets. Ordre était donné de tirer sur les forts, sur les édifices publics et sur la demeure de Yeh ; les canonniers devaient épargner autant que possible les quartiers habités par les marchands, ainsi que les maisons particulières. On ne voulait point causer de désastres inutiles, et d’un autre côté on désirait faire comprendre à la population qu’on ne la rendait point responsable de l’obstination et de la mauvaise politique de ses mandarins. En peu d’heures, les portions de la ville qui recevaient les boulets des escadres furent en feu ; les casernes et les édifices, pour la plupart en bois, brûlaient comme des paquets d’allumettes. Cependant les mandarins tinrent bon. Yeh fut obligé d’évacuer son palais, sur lequel pleuvaient les obus, et qui fut immédiatement envahi et mis au pillage par la populace. Les habitans de Canton, après les premiers momens d’émoi, s’habituaient presque au bombardement ; on les voyait aller et venir sans trop d’épouvante, et se livrer à leurs occupations habituelles, comme si l’affaire ne les regardait pas. Quelques bateaux reparurent même sur la rivière au plus fort de l’action : c’étaient d’honnêtes Chinois qui, supposant que les alliés devaient avoir soif, allaient d’un navire à l’autre vendre des fruits, pendant que l’on envoyait des bombes à leurs compatriotes ! Le 29 décembre, l’œuvre de destruction était terminée, les troupes de débarquement avaient pris possession des principaux forts et donné l’assaut : la ville était à la discrétion des alliés, qui cependant continuèrent à camper en dehors des murs, à près d’une lieue de la rivière.

Voici donc M. Cooke au bivouac. Il s’installe, en nombreuse compagnie, dans un temple, sous les regards démens des idoles chinoises. On couche sur les dalles, on fait la cuisine dans les urnes de bronze consacrées au culte, on s’éclaire avec les cierges rouges, qui servent même, ô profanation ! à graisser les bottes des vainqueurs. Autour du temple, les soldats sont campés en plein air, se reposant de leurs fatigues et faisant bonne chère avec la volaille des environs et avec les carpes pêchées dans les étangs de la pagode ; mais cette installation plus que sommaire et ces approvisionnemens de maraude ne suffisent pas : il faut, pour organiser le campement et les vivres, établir des communications avec l’escadre et régler la marche des convois. Or nous trouvons dans le récit de M. Cooke des doléances absolument identiques à celles que nous nous souvenons d’avoir lues dans les correspondances de M. Russell en Crimée, quant à l’imperfection des services administratifs de l’armée anglaise. À Canton comme sous les murs de Sébastopol, rien n’était prêt ; les soldats, accablés par le soleil ou inondés par la pluie, n’avaient ni abri ni vivres, et la maladie fut pour eux plus meurtrière que le combat. On avait, il est vrai, engagé à Hong-kong un certain nombre de coolies qui étaient soumis à une sorte de discipline et devaient être employés aux transports ; mais l’ordre et l’activité faisaient défaut, les soldats anglais n’étant pas habitués à la besogne des corvées, et les officiers ne se sentant pas le moindre goût pour diriger ce genre d’opérations. Rien de plus plaisant que l’odyssée de M. Cooke en quête de sa valise et de quelques bonnes bouteilles de sherry, qu’il dut aller lui-même chercher à bord, car le malheureux manquait de tout. C’est en triomphe qu’il rentre au camp, après une campagne des plus laborieuses, avec son manteau, ses bouteilles et un pâté. Il avait grand besoin en effet de réparer ses forces ; aurait-il pu dignement célébrer les exploits de ses compagnons et narrer dans tous ses détails, en quelques pages d’une correspondance écrite à la légère, la prise de Canton, s’il n’avait fait au préalable un bon repas et un bon somme ? Quant aux Français, ils savaient, au témoignage de M. Cooke, là comme ailleurs, merveilleusement se débrouiller. Les commissaires et les commis aux vivres avaient leurs convois tout parés, et les soldats de marine, non moins lestes que les matelots, portaient gaiement et en ordre les barriques de provisions destinées aux camarades du camp. Ils n’avaient point pour leur prêter main-forte un bataillon de coolies tout organisé ; mais malheur au Chinois qu’ils rencontraient sur la route ! Ce naturel du pays était immédiatement saisi par la queue, on lui plaçait un paquet sur les épaules, et en route ! Il fallait bien qu’il suivît le mouvement. On se procurait ainsi des auxiliaires de bonne volonté.

Le 5 janvier 1858 seulement, après une semaine de repos, les commandans de l’expédition résolurent de pénétrer dans l’intérieur de Canton. Ce n’était pas une opération des plus simples que d’engager quelques centaines d’hommes dans les rues étroites et tortueuses de la ville bombardée, au milieu d’une population immense que l’on pouvait supposer hostile, et au risque de rencontrer la garnison tartare. Cependant on avait eu des renseignemens assez précis sur la situation des édifices occupés par les principaux fonctionnaires ; il semblait urgent de mettre la main sur ces mandarins intraitables et de trouver enfin à qui parler. Le gouverneur civil, Pi-kwei, fut le premier découvert : il était à déjeuner ; on le fit prisonnier sans difficulté aucune. Une autre colonne se dirigea vers l’édifice où l’on savait qu’était déposé l’argent du gouvernement. Le poste de garde ne s’attendait point à une pareille visite. Le capitaine tira son sabre et fit mine de résister ; il fut vite désarmé, et les Anglais se mirent en devoir de visiter les caisses. On s’attendait à les trouver à peu près vides, car depuis la fin du bombardement la sortie de la ville était demeurée libre, et rien n’empêchait les Chinois de faire transporter leur trésor en lieu sûr. Nullement ; les mandarins, dans leur béate confiance, avaient tout gardé, et l’on put saisir près de cent caisses d’argent en lingots, représentant une très forte somme, sans compter d’énormes quantités de monnaies de cuivre. La capture était belle, mais le plus difficile était de l’emporter au camp. La petite troupe anglaise n’était pas en nombre, et il fallait d’ailleurs qu’elle gardât ses armes. Une heureuse inspiration vint à l’esprit de l’un des officiers. « Mille sapèques[2], s’écria-t-il, à chaque coolie qui nous aidera à transporter l’argent au camp anglais ! » La foule était très nombreuse, et en un clin d’œil il se présenta un millier de portefaix qui se disputèrent les précieux fardeaux. On leur compta immédiatement les paquets de sapèques que chacun d’eux s’enroula autour du cou, et ils partirent en bon ordre au service de leurs généreux ennemis. Nouvel exemple du patriotisme chinois ! — Ce fut une colonne française qui prit possession du quartier-général du mandarin tartare ; elle n’éprouva pas la moindre résistance, et le Tartare fut emmené prisonnier sans coup férir. Où donc étaient ses fameuses troupes ? D’après un état trouvé dans le cabinet de Pi-kwei, il devait y avoir dans la ville sept mille soldats tartares. Qu’étaient-ils devenus ? On ne le sut jamais. Il est probable qu’après l’assaut ces guerriers avaient prudemment laissé là leurs armes et déposé la casaque d’uniforme pour rentrer simplement dans les rangs de la vie civile. Peut-être à ce moment même figuraient-ils parmi les coolies qui portaient le trésor au camp anglais : il serait, au reste, fort injuste de trop médire de ces pauvres Tartares. Ils ne s’étaient réellement pas mal battus pendant l’assaut. Que pouvaient-ils faire avec leurs mauvaises armes contre les canons, les fusils et les revolvers européens ? Ici comme après le combat de Fatschan, M. Cooke reconnaît qu’il y aurait en eux l’étoffe de bons soldats. Ce n’est point le courage, c’est la discipline, c’est l’armement qui leur manquent.

L’expédition dans l’intérieur de Canton n’avait donc pas été stérile. On avait pris le gouverneur civil et le général, on s’était emparé des caisses, on avait éprouvé le tempérament de la population, qui montrait à l’égard de ses vainqueurs les dispositions les plus débonnaires ; mais ce n’était pas tout. On savait que le vice-roi Yeh était resté dans la ville, et il importait de découvrir le lieu de sa retraite. Le consul anglais, M. Parkes, se chargea de diriger les recherches. En recueillant divers indices, il apprit que le vice-roi s’était caché dans la demeure d’un fonctionnaire subalterne. Le détachement conduit par M. Parkes se porta en toute hâte vers l’endroit indiqué, et l’on trouva en effet la maison dans un grand émoi. Il y avait là tout un état-major ahuri de mandarins et une foule de caisses et de ballots qui contenaient sans doute les archives et les papiers d’état. La scène présentait l’aspect d’un déménagement précipité. Quand les soldats anglais eurent franchi la porte, les mandarins se répandirent éperdus dans toutes les salles, croyant que leur dernière heure était arrivée. L’un d’eux cependant, et c’est un beau trait, se présenta au commandant de la troupe, déclarant qu’il était le vice-roi. Malheureusement pour lui, et surtout pour Yeh, son embonpoint ne répondait pas au signalement connu du haut personnage que l’on cherchait, et M. Parkes poursuivit activement ses investigations. À ce moment, on aperçut un gros homme qui s’efforçait à grand’peine d’escalader le mur du jardin ; c’était le vice-roi. Il fut immédiatement saisi par l’un des officiers et amené devant le consul. Il nia d’abord très énergiquement son identité ; puis, vaincu par l’évidence, il tomba dans un abattement profond, d’où il ne fut tiré que par la promesse de la vie sauve. Peu à peu ses traits se recomposèrent, il reprit son assurance et presque la dignité du commandement. S’asseyant dans son fauteuil, il déclara à M. Parkes qu’il était prêt à donner audience à lord Elgin et au baron Gros. Il croyait ainsi faire beaucoup d’honneur à ces ambassadeurs étrangers. L’attitude et les paroles du consul l’eurent bientôt rappelé à la réalité de sa situation, et quand il monta dans son palanquin pour être conduit sous bonne escorte au quartier-général, il put se livrer à de profondes réflexions sur les caprices de l’aveugle fortune qui faisaient ainsi d’un vice-roi de Canton l’humble prisonnier de quelques soldats barbares.

L’outrecuidance du haut dignitaire chinois reparut pourtant lors de l’entrevue avec les ambassadeurs et les amiraux. Yeh avait retrouvé tout son sang-froid, et il conversait plutôt en supérieur qu’en égal avec ses vainqueurs. On l’interrogeait sur un incident qui s’était passé entre le premier et le second bombardement de Canton, et on l’invitait à en préciser la date. « Que puis-je en savoir ? répondit-il. Vous avez combattu contre nous d’octobre à janvier. Vous avez été vaincus, et vos navires ont pris la fuite. Le fait dont vous me parlez a eu lieu vers cette époque. » Était-ce sérieusement qu’il s’exprimait ainsi, ou n’y avait-il dans sa réponse qu’un parti-pris d’insolence ? Il faut croire que par un reste d’habitude il parlait le langage de l’orgueil chinois, et qu’il ne pouvait encore admettre comme possible la supériorité, la victoire des étrangers ; car quelques instans après, lorsque, pour couper court à ce singulier dialogue, lord Elgin lui fit connaître qu’on allait le transporter à bord d’un navire de guerre, où il serait d’ailleurs traité avec les égards dus à son ancienne dignité : « Et pourquoi donc, répliqua-t-il, me conduire à bord ? Je puis tout aussi bien accomplir ici même tous les devoirs que m’imposent les circonstances. » Il fallut insister et lui répéter que telle était la volonté des ambassadeurs. Alors seulement il fut obligé de comprendre le droit du plus fort, et, se raccommodait en apparence avec sa mauvaise fortune : « Eh bien ! dit-il, soit ! j’accepte votre invitation. Je ne suis pas fâché, après tout, de visiter un de vos bâtimens. » Il conserva jusqu’à la fin ce ton de persifflage et ne démentit pas un seul instant l’orgueilleux entêtement de sa race.

M. Cooke raconte avec détail ces curieuses scènes qui suivirent la prise de Canton. De pareils épisodes eussent difficilement trouvé place dans les dépêches diplomatiques, et on les y chercherait vainement ; ils appartiennent à la correspondance familière. On sait également par quel procédé lord Elgin et le baron Gros organisèrent à Canton une sorte de gouvernement provisoire : ils réinstallèrent solennellement le gouverneur civil Pi-kwei et le général tartare dans leurs anciennes fonctions ; ils leur donnèrent l’investiture pour administrer la ville, comme s’il ne s’était rien passé, et ils se bornèrent à leur adjoindre trois commissaires anglais et français, assistés d’un petit corps de troupes, pour se concerter avec eux, pour les surveiller ou leur prêter au besoin main-forte : voilà le fait. La correspondance du Times n’est cependant pas inutile pour signaler les difficultés, les délicatesses de la situation à laquelle il fallait pourvoir, pour décrire les transes de l’infortuné Pi-kwei, condamné à se laisser sacrer gouverneur par les étrangers (que dirait-on à Pékin ?), et pour justifier la politique en apparence assez singulière adoptée par les vainqueurs. La position était des plus embarrassantes. Une grande cité de plus d’un million d’âmes à maintenir dans l’ordre, une population chinoise à gouverner de telle sorte qu’elle ne fût choquée ni dans ses mœurs ni dans ses habitudes si différentes des nôtres, et en même temps qu’elle ne fût point tentée de se mettre en révolte, évidemment ce n’était pas avec quelques officiers européens à la tête d’une poignée de soldats que l’on pouvait résoudre ce double problème. L’événement donna pleinement raison au système imaginé par les ambassadeurs. Pi-kwei, sans cesser d’adresser à l’empereur ses petits rapports chinois, dans lesquels il arrangeait les choses à sa façon, n’osa pas broncher sous l’œil vigilant de la commission anglo-française, et il s’acquitta exactement de la mission qu’on lui avait imposée. Quant à la population, comme elle voyait les mêmes fonctionnaires, les mêmes mandarins, la même police, il lui sembla que rien n’était changé au-dessus d’elle, et elle se montra fort satisfaite de pouvoir rouvrir si promptement ses boutiques. Quelques jours après le bombardement. Anglais et Français se promenaient librement dans tous les quartiers de la ville sans essuyer la moindre insulte.

M. Cooke ne fut pas des moins empressés à parcourir Canton et à franchir l’enceinte de cette fameuse cité tartare, qui jusqu’alors, malgré les stipulations des traités, avait été obstinément fermée à la curiosité des Européens. L’intérieur de Canton n’offre rien de particulier ; ainsi que l’écrivait en 1735 le père Duhalde[3], « il n’y a presque point de différence entre la plupart des villes de la Chine, de sorte qu’il suffit d’en avoir vu une pour se former l’idée de toutes les autres. » Canton est très peuplé, c’est une place industrielle et commerciale de premier ordre ; les rues, bordées de boutiques et toujours pleines de monde, présentent l’aspect le plus animé. Les temples et les édifices publics sont nombreux ; mais à l’exception du temple de Confucius et de la pagode des cinq cents dieux, ces monumens sont peu remarquables. Une pagode à neuf étages, dont les Chinois font grand étalage lorsqu’ils parlent de Canton, est complètement dégradée. Les ya-muns, ou résidences officielles des principaux mandarins, n’ont pour ainsi dire que les quatre murs ; à l’intérieur, ces prétendus palais sont sales, mal entretenus, presque inhabitables, et l’on ne s’explique vraiment pas que de hauts fonctionnaires puissent s’accommoder de pareilles demeures. Il paraît que les mandarins gardent rarement un emploi plus de trois ans dans la même ville, et, comme l’entretien de leur résidence est à leurs frais, ils se soucient peu de faire pour un si court délai des dépenses qui profiteraient à leurs successeurs. En parcourant la ville à l’aide du compas (car autrement on se perdrait dans ce labyrinthe de rues tortueuses), M. Cooke arriva à une petite place qui fut signalée à son attention : c’était la place des exécutions capitales. Là, en deux ans, soixante-dix mille têtes avaient roulé sous le sabre des bourreaux chinois. C’était l’insurrection qui avait fourni à l’impitoyable justice du vice-roi ce nombre effrayant de victimes ! Chaque jour, la place était arrosée de sang. Plusieurs résidens européens avaient assisté à cet horrible spectacle, et leurs récits, parvenus en Europe, n’avaient été reçus qu’avec défiance. Les témoignages recueillis par M. Cooke, les aveux mêmes du vice-roi ne laissent plus aucun doute sur le chiffre de ces sanglantes exécutions. D’après la loi chinoise, les condamnations à mort doivent être sanctionnées par l’empereur ; mais, en présence de l’insurrection, Yeh avait été investi de pouvoirs exceptionnels ; il en avait usé sans faiblir, et plus tard il déclarait que, tant qu’il aurait eu des rebelles à punir, son bras ne se serait point lassé de frapper, la sûreté de l’état le voulant ainsi. Ce qu’il y a peut-être de plus étrange, c’est que la population de Canton, si turbulente d’ordinaire, si difficile à manier, demeurait impassible à la vue de ces exécutions, qui atteignaient les proportions de véritables massacres. Au reste, sans être précisément cruels, les Chinois ont une législation pénale des plus rigoureuses ; la vie a peu de prix à leurs yeux, et les châtimens les plus atroces infligés aux criminels n’éveillent en eux aucun sentiment de pitié. Parmi les collections de peintures sur papier de riz que l’on vend à Canton, se trouve une série d’aquarelles qui représentent les divers supplices. Les scènes retracées dans cet album sont atroces ; elles sont malheureusement exactes. Que dire encore des prisons chinoises ? M. Cooke les a visitées, à la suite de lord Elgin et des commissaires alliés, qui avaient à s’assurer qu’on n’y retenait plus aucun des habitans de Canton condamnés pour avoir entretenu des rapports avec les étrangers. Toute la presse européenne a reproduit l’éloquente lettre que le correspondant du Times a consacrée à ce triste sujet. Le père Duhalde écrivait au siècle dernier que « les prisons chinoises n’ont ni l’horreur ni la saleté des prisons d’Europe, et qu’elles sont plus commodes et plus spacieuses. » S’il disait vrai, il faut croire que depuis cette époque l’administration chinoise a, sur ce point comme sur tant d’autres, singulièrement dégénéré. Rien de plus affreux, de plus odieux que la prison visitée et décrite par M. Cooke.

Des représentations énergiques furent adressées par lord Elgin au gouverneur Pi-kwei. Celui-ci parut surpris de cette sensibilité ; il s’indigna presque de cette immixtion irrégulière dans un détail de l’administration chinoise, et il est bien à craindre que la leçon d’humanité donnée par l’ambassadeur anglais ne soit aujourd’hui complètement oubliée. Et pourtant les registres de la prison sont tenus avec le plus grand ordre ; les règlemens émanés de l’autorité sont justes, sensés, empreints de bienveillance. En Chine malheureusement, comme le remarque avec raison M. Cooke, la règle et la pratique sont deux choses très différentes, et c’est ce qui explique les appréciations erronées qu’ont souvent portées sur le gouvernement chinois les écrivains qui n’ont étudié le Céleste-Empire que dans les livres. « Défiez-vous des sinologues, défiez-vous des interprètes, s’écrie M. Cooke ; les uns et les autres se trompent et vous trompent ; ils sont plus Chinois que les Chinois eux-mêmes ; ils adoptent trop aisément les idées qu’ils traduisent ; ils ajoutent foi trop volontiers à ces déclarations écrites qu’eux seuls peuvent comprendre. Interprètes et sinologues ont fait jusqu’ici fausse route, et, par leur respect exagéré pour les formes chinoises, ils ont compromis la situation des représentans de l’Europe en face des mandarins. Il convient de changer immédiatement de système, il convient de laisser là ces expressions de politesse obséquieuse qui sont peut-être conformes aux habitudes chinoises et aux prescriptions du livre des rites, mais qui surchargent et dénaturent le sens de la pensée européenne. Nous avons assez longtemps parlé ce langage, il est juste que les mandarins entendent à leur tour et comprennent le nôtre. Bref, les Chinois sont gens à mener rondement ; sans cela, nous serons encore obligés d’assiéger et de prendre Canton. » — Telle est l’opinion de M. Cooke. Sans offenser les interprètes, dont les services sont nécessaires, ni les sinologues, qui ont leur utilité, on peut se ranger à cet avis.

Il avait été résolu par les ambassadeurs que le vice-roi Yeh serait envoyé à Calcutta. L’illustre prisonnier fut expédié d’abord à Hong-kong., Après avoir assisté à la prise de Canton, visité Shang-haï, Ning-po, Chusan, et aspiré ainsi en courant quelques bouffées de Chine, le correspondant du Times jugea que sa mission était à peu près terminée, qu’il en avait assez écrit sur la situation politique et économique du Céleste-Empire, et qu’il pouvait sans inconvénient opérer sa retraite. Quelque intérêt que présente la Chine, il faut avouer que, pour les voyageurs qui n’y sont point retenus par un devoir ou par une nécessité impérieuse, une année de séjour est très suffisante. Au bout de ce temps bien employé, on doit y avoir appris tout ce qu’on peut savoir d’un pays dont on ne parle pas la langue, et dans lequel les étrangers n’ont pas encore été admis à nouer des relations familières avec la société indigène. On pourrait passer dix ans à Canton sans voir le visage d’une lady, d’une dame chinoise, et sans pénétrer dans l’intérieur d’un simple bourgeois. M. Cooke avait d’ailleurs une excellente occasion pour son voyage de retour : il avait obtenu passage sur le navire l’Inflexible, qui transportait Yeh dans l’Inde, et il se promettait ainsi d’étudier de près la physionomie, le caractère, les idées, les habitudes d’un grand mandarin. Cet homme qui, hier encore, gouvernait en souverain une population de trente millions d’âmes, qui avait fait tomber près de cent mille têtes, qui, par l’orgueil obstiné de sa politique, s’était constitué l’ennemi de l’Europe, et qui seul avait engagé la lutte contre l’Angleterre et contre la France, le vice-roi Yeh méritait bien, quoique déchu, les honneurs d’une biographie.

Voici le signalement de l’ex-mandarin, tel que nous le donne M. Cooke. Yeh avait cinquante-deux ans ; il était très grand et très gros, visage large, yeux petits, nez large, bouche grande, lèvres épaisses, moustaches noires et clair-semées, dents noires, mains petites et bien faites. Faute de cheveux, sa queue était maigre et très courte, ses ongles étaient de longueur ordinaire. Il était donc dépourvu des deux ornemens auxquels les Chinois attachent le plus de prix : une belle queue et des ongles longs. Sa physionomie, sans manquer d’intelligence, était impassible, froide et cruelle ; on y lisait une expression de volonté bien arrêtée et d’extrême prudence. Un collectionneur lui demanda un autographe ; il refusa, craignant de se compromettre. Dans sa personne et dans ses vêtemens, il était sale, et d’une saleté repoussante ; il tirait vanité de sa vieille robe qu’il portait depuis dix ans. Un jour il demanda qu’on lui préparât un bain : on s’empressa de satisfaire à son désir ; quand il sortit de la cabine, on s’aperçut qu’il s’était à peine mouillé les mains. Du reste, il paraissait très sobre, ne fumait pas l’opium, ne buvait que du thé, et vivait en général de la manière la plus simple. Son père était un ancien fonctionnaire. Lui-même n’était arrivé à la haute dignité de vice-roi qu’après avoir passé avec éclat tous les examens littéraires et traversé successivement tous les grades inférieurs : il avait été juge, préfet, gouverneur de province, etc. Il ne devait son élévation qu’à son mérite. Pendant les premiers jours de sa captivité, il se montra indifférent à tout, refusa toute conversation, et affecta pour les officiers ou fonctionnaires anglais qui l’entouraient un profond mépris. L’interprète placé auprès de lui n’était à ses yeux qu’un espion. M. Cooke crut devoir lui décliner sa qualité ; il se présenta devant lui, un exemplaire du Times à la main ; il lui exposa qu’il était le correspondant de ce journal, que les lettrés de l’Occident portaient le plus vif intérêt aux affaires de Chine, et que lui, George Wingrove Cooke, s’estimerait très heureux que le grand mandarin voulût bien lui fournir des informations à l’usage de ses compatriotes. Yeh parut fort étonné de voir un journal de cette dimension ; mais à cette première ouverture il ne répondit que par une grimace peu encourageante.

Cependant on se mit en mer. Le vice-roi paya son tribut à l’Océan et supporta courageusement cette dure épreuve. Peu à peu, la santé revenant, le naturel reprit le dessus : Yeh, se voyant en pleine mer, loin du théâtre de sa grandeur et de sa chute, sortit de sa réserve, et daigna causer familièrement avec ses compagnons de route. Il ne lisait jamais ; cet éloignement pour les livres devait paraître assez singulier de la part d’un lettré. « À quoi bon ? disait-il. Je sais par cœur tous les ouvrages que je pourrais lire utilement. » L’évêque de Hong-kong lui avait fait remettre par le capitaine du navire une Bible traduite en chinois. Yeh l’accepta en disant qu’il avait depuis longtemps lu la Bible, que c’était un bon livre, que les ouvrages chrétiens tendent à purifier le cœur, aussi bien que les livres de Tao et de Bouddha ; mais il n’en ouvrit pas une page, et renvoya même la Bible au capitaine. Avant le départ, on lui avait demandé s’il désirait que l’on installât dans les cabines qui lui étaient destinées un autel où il pût faire ses dévotions ; il refusa, disant que cela ne lui était point nécessaire. De temps en temps, il s’asseyait, les jambes croisées, dans l’attitude des idoles chinoises, et le visage tourné vers l’orient ; il ne priait pas, car pour une prière il se serait tourné vers l’occident, où est né Bouddha : s’il regardait l’orient, c’est que l’orient est le principe de vie, de même que l’occident est le principe de mort. Sa religion, s’il en avait une, était sans doute celle de ces bouddhistes de première classe, dont avait parlé au voyageur anglais le bonze de Si-hou, qui dédaignent les pratiques extérieures, bonnes pour le vulgaire, et s’abîment par la contemplation dans cet état d’abstraction perpétuelle où réside la perfection idéale. M. Cooke essaya d’approfondir les croyances religieuses du lettré chinois ; à plusieurs reprises il pressa Yeh de questions sur ce sujet délicat, et il ne put obtenir autre chose qu’une invocation continuelle au « Tao-li. » Qu’est-ce que le Tao-li ? C’est la vraie doctrine, c’est la raison, c’est le principe universel, c’est le but suprême, ou plutôt il n’y a dans notre langage aucun mot pour traduire cette expression, qui revient sans cesse sur les lèvres du lettré chinois. Le Tao-li est immatériel, c’est un principe, et cependant il se retrouve dans les corps. Je ne reproduirai point le chapitre très curieux que M. Cooke consacre à l’explication du Tao-li et à l’exposé de ses conférences religieuses et philosophiques avec le vice-roi. Qu’il me suffise de dire que tout cela n’est en définitive que le panthéisme, et d’après l’exemple de Yeh, il est permis de supposer que les lettrés de la Chine, les disciples de Confucius, lors même qu’ils se prêteraient pour la forme aux cérémonies du culte de Bouddha, sont purement et simplement des panthéistes ; ce qui a fait dire à quelques savans allemands, quand ils ont lu la doctrine du Tao-li développée dans le Times, que « ces Chinois sont en vérité fort avancés. » Il n’est pas inutile d’ajouter que, tout en se déclarant l’adepte de cette philosophie supérieure, le vice-roi fut pris, malgré ses dénégations, en flagrant délit de sorcellerie et d’horoscope. On trouva dans ses papiers des livres de bonne aventure ; avant de se faire raser, il consultait son almanach pour voir si le jour était propice. Il prétendit, il est vrai, ne point attacher d’importance à ces sortes de choses et n’avoir aucune foi dans les horoscopes ; mais il ne se gênait jamais pour dire le contraire de la vérité, le mensonge étant aux yeux des Chinois un péché des plus véniels et une façon très licite de ne pas exprimer sa pensée.

Les sujets de conversation ne firent point défaut pendant cette longue traversée, M. Cooke avait résolu de confesser le malheureux vice-roi sur tous les points. Yeh ne se laissait pas toujours entraîner de bonne grâce sur le terrain des interrogations ; quand il ne lui convenait plus d’être sur la sellette, il savait fort bien échapper à son infatigable questionneur, qui ne lui eût laissé ni repos ni trêve. Pourtant, à en juger par le compte-rendu de M. Cooke, il fut question à peu près de tout dans ces entretiens sur le pont de l’Inflexible. L’insurrection chinoise, les exécutions de Canton, l’administration intérieure du Céleste-Empire, l’opium, la politique des Anglais dans l’Inde, la France comme du vice-roi comme un pays où l’on boit beaucoup de café et où l’on produit beaucoup de vin, la liberté du commerce, etc., ces différens sujets furent successivement abordés. Yeh ne partageait point l’avis de M. Cooke sur les avantages que son pays pourrait retirer des facilités accordées au commerce avec l’étranger. L’ouverture de nouveaux ports devait, selon lui, augmenter la concurrence, et il n’en attendait rien de bon. « Autrefois, dit-il, les Européens nous vendaient d’excellentes montres ; depuis que le commerce est libre, celles qu’ils nous vendent sont détestables. J’avais une bonne montre que j’ai perdue, j’en ai acheté une autre qui marche très mal : voilà votre free trade ! » M. Cooke ne fut pas à court d’argumens économiques pour combattre l’opinion du vice-roi en matière de législation commerciale : il lui parla production, consommation, concurrence, ainsi qu’il convenait à un rédacteur du Times, fervent sectateur de M. Cobden. Yeh s’en tint à l’expérience de sa montre, et ne voulut rien admettre. Fort heureusement les rancunes du mandarin déchu ne pouvaient plus exercer aucune influence sur la politique commerciale du gouvernement de Pékin.

L’Inflexible débarqua sur les quais de Calcutta l’ancien vice-roi de Canton et le correspondant du Times. Le premier, après quelques mois de captivité dans la capitale de l’Inde anglaise, est mort d’une sorte de maladie de langueur et s’est tranquillement endormi dans l’éternité du Tao-li ; le second est revenu en Angleterre, où il a mis ses papiers en ordre, revu ses lettres et publié l’intéressant volume que j’ai essayé d’analyser. Ces notes de voyage recueillies à la hâte, ces impressions rapides au sujet des hommes et des choses du Céleste-Empire présentent un double intérêt de vérité et de variété qui explique l’accueil fait au livre de M. Cooke par le public anglais. L’auteur a contribué plus que personne à répandre dans son pays et en Europe, grâce à l’immense circulation du Times, des notions exactes sur les devoirs de la politique européenne en Chine ; ses lettres familières, où les réflexions les plus sérieuses trouvent place à côté des piquantes scènes de mœurs et des grâces faciles du récit, complètent utilement les dépêches officielles, condamnées aux réticences et aux demi-mots. Ce n’est pas que M. Cooke prétende avoir en ces quelques pages révélé les mystères du caractère chinois, qui lui est apparu, écrit-il dans une de ses lettres, comme un « fagot de contradictions, » d’où il est bien difficile de dégager, quant à présent, un ensemble d’appréciations exactes. Il a du moins suivi d’assez près les incidens de la dernière campagne entreprise contre le Céleste-Empire pour apercevoir les fautes commises dans le passé par la diplomatie européenne, et pour tracer sûrement certaines règles qu’il conviendra d’observer à l’avenir envers les mandarins et envers le peuple. Il a étudié avec soin les ressources commerciales que doit offrir à la Grande-Bretagne et au monde entier l’ouverture des ports et des fleuves. Enfin il a raconté fidèlement les curieux épisodes qui se rattachent à la prise de Canton, et qui intéressent la France aussi bien que l’Angleterre. Ajoutons qu’en parlant de la France et du rôle plus actif qu’elle a résolu de prendre dans les affaires de l’extrême Orient, il s’exprime toujours avec une équité bienveillante, et que ses jugemens sont exempts de cette humeur jalouse qui trop souvent inspire à notre égard la polémique des publicistes anglais. À tous ces titres, il mérite d’obtenir parmi nous un accueil sympathique. Bien que l’attention soit aujourd’hui si légitimement attirée vers d’autres champs de bataille illustrés par de plus brillans triomphes, la question chinoise n’en doit pas moins tenir en éveil la sollicitude des gouvernemens. Indépendante des luttes européennes, elle survivra aux émotions présentes ; on aurait tort de l’oublier.


C. LAVOLLEE

  1. Un Botaniste en Chine, livraison du 1er juillet 1858.
  2. Le sapèque est une pièce de monnaie de cuivre. Mille sapèques valent environ cinq francs.
  3. Description de l’Empire de la Chine et de la Tartarie chinoise.