Un Historien catholique de la réforme - Jean Janssen

Un Historien catholique de la réforme - Jean Janssen
Revue des Deux Mondes3e période, tome 86 (p. 905-933).
UN
HISTORIEN CATHOLIQUE
DE
LA REFORME

M. JEAN JANSSEN

I. L’Allemagne à la fin du moyen âge, par Joan Janssen, traduit de l’allemand sur la 14e édition. Paris ; Plon, 1887. — II. Geschichte des deutschen volkes, seit dem Ausgang des Mittelallers, von Johannes Janssen, 5 vol. Fribourg en Brisgau, 1885 à 1886. — III. An meine Kritiker, — Ein zweites Wort an meine Kritiker, von Johannes Janssen, 16e édition. Fribourg, 1884.

La réaction catholique en Allemagne, après la fondation de l’empire en 1871 et la chute du pouvoir temporel, ne s’est pas seulement manifestée avec éclat dans les luttes parlementaires, où la phalange aussi disciplinée que bien conduite du parti du Centre a déployé assez d’habileté pour mettre un terme au Culturkampf et pousser le chancelier de fer, l’épée dans les reins, sur la route de Canossa. Enivrés de leurs succès, les catholiques allemands aspirent à d’autres conquêtes. Ils ont une claire intelligence des maux de notre temps, le souci des questions sociales, le zèle de l’instruction à tous ses degrés ; ils comprennent que dans nos démocraties, avec le régime d’universel suffrage, l’essentiel serait de captiver l’opinion, « cette reine inconstante du monde, » et, pour mieux préparer l’action du catholicisme dans l’avenir, ils s’étudient à la justifier dans le passé, à en renouveler l’histoire.

Où trouver, en effet, une apologétique plus persuasive que l’histoire, si elle nous fournissait les preuves décisives de l’action bienfaisante du catholicisme sur les sociétés humaines, si elle nous faisait toucher du doigt les résultats positifs et matériels, si elle nous démontrait jusqu’à l’évidence que la justice, la moralité, le bien-être, l’art, la science même, croissent ou décroissent dans la mesure exacte où cette religion obtient plus ou moins d’empire social ? Par là se trouveraient Victorieusement réfutés certains historiens, comme Thomas Buckle, qui ne visent à rien moins qu’à restreindre singulièrement l’influence de la religion, même sur le progrès moral.

Les nouveaux historiens du groupe catholique allemand, qui ont entrepris ce genre d’apologétique, et parmi lesquels M. Janssen, tient aujourd’hui la première place, ne présentent aucun trait commun avec le légendaire père Loriquet. Il suffit de parcourir leur annuaire historique, Historisches Jahrbuch, dirigé dans le même esprit que notre Revue des Questions historiques, pour juger avec quelle exacte méthode, avec quelle érudition puisée aux sources, ils défendent leur cause et examinent si leurs adversaires n’inclinent pas les faits vers l’esprit de parti. Les plus savans écrivent à nouveau l’histoire des époques du catholicisme sur lesquelles les historiens protestans étaient cités jusqu’alors avec autorité : M. Louis Pastor publie une Histoire des papes, sorte de contre-partie du célèbre ouvrage de M. de Ranke, et M. Janssen, dans son Histoire du peuple allemand depuis la fin du moyen âge, retrace de même les temps de la réforme avec des vues diamétralement opposées à celles de M. de Ranke, classique sur la matière. Chacun des cinq volumes déjà parus, qui vont de 1450 à 1618, a obtenu un succès considérable et soulevé parfois aussi de véritables tempêtes.

Dans les pages qui suivent, on se propose moins d’examiner l’œuvre de M. Janssen au point de vue de la critique historique, ou d’esquisser d’après lui des tableaux du XVe et du XVIe siècle, que de chercher en son œuvre une fidèle image du présent. Chez la plupart des historiens, ce sont les intérêts du temps où ils écrivent qui entrent en scène sous les costumes du passé. Chaque génération, chaque parti éprouve le besoin de refaire l’histoire à son usage propre, en l’accommodant à ses goûts et à ses idées, à ses espérances et à ses rancunes : de là cette diversité des récits, ces divergences des jugemens. Les histoires les mieux faites nous instruisent peut-être plus sur les aspirations des contemporains que sur les âges écoulés. Tout fixé qu’il soit dans la trame des effets et des causes, le passé change d’aspect, de couleur à nos yeux, selon que des conséquences différentes et imprévues d’événemens déjà lointains se déroulent dans le présent. C’est le cas surtout de ces époques tourmentées où s’est déchirée en deux la conscience d’un peuple, lorsque la lutte entre les partis s’est perpétuée à travers les siècles et dure encore, sous forme, sinon de guerre civile, du moins de tracasseries et de vexations. Telle est la réforme en Allemagne, et telle la révolution en France. On l’a remarqué, une histoire de ces histoires refléterait fidèlement les vicissitudes, les alternatives de succès ou de défaite entre les deux armées, au moment même où les historiens écrivaient. A travers ces volumes, si sobres pourtant d’allusions aux choses de la politique actuelle, il nous semble que l’auteur est l’interprète de son parti et de son époque. Et de même que nous nous plairions à extraire des ouvrages d’un écrivain du camp opposé, M. de Treitschke ou M. de Sybel, la quintessence de l’esprit prussien, nous retrouverons aisément, chez M. Janssen, les doctrines, les tendances et le programme des catholiques allemands projetés sur le passé et l’éclairant d’une lumière nouvelle.


I

L’idéal que M. Janssen se fait de l’histoire, et qu’il indique dès sa préface, est de tout point conforme à l’évolution la plus récente du catholicisme contemporain, que nous trouvons exprimée dans ces lignes de M. Le Play : « La plupart des écrivains auxquels le public demande à tort ses notions d’histoire sont loin d’être des historiens, et l’on s’étonnera un jour qu’ils aient pu momentanément recevoir ce titre. Ils ne se proposent guère, en effet, d’exposer les vérités de la science ; ils ne tendent, à vrai dire, qu’à amuser ou à flatter leurs lecteurs,.. ils passent sous silence les faits peu dramatiques qui se rattachent à la pratique du bien et qui font naître la prospérité[1]. » Historien de l’école socialiste chrétienne, M. Janssen s’attachera à l’étude du bien et du mal social. Il place, dit-il, au second rang, dans son ouvrage, ce qu’on est convenu d’appeler les événemens importans, actions d’éclat, guerres, batailles, intrigues de cour ou de chancellerie ; il portera de préférence ses investigations sur l’état des sciences, des arts, de l’instruction populaire, sur la condition morale et économique de l’Allemagne, sur le sort fait à la foule immense et anonyme des humbles, à l’artisan, au laboureur, à celui que M. de Bismarck, dans ses discours, appelle le pauvre homme, que les historiens négligent d’ordinaire comme materia vilis, et dont les politiques de tous les partis commencent à s’occuper, depuis qu’il est en passe de devenir le souverain. M. Janssen se donne comme historien de la civilisation, il s’abstient de toute profession de loi confessionnelle, et s’adresse à tous ceux qui joignent à la curiosité du passé le souci du bien public.

Le premier volume, brillante introduction à l’histoire de la réforme, traite de l’Allemagne à la fin du moyen âge, de 1450 environ à 1500. L’auteur décrit, dans le plus vivant détail, avec une érudition prodigieuse, puisée aux meilleures sources, l’organisme en fonction de cet état de société que la réforme a bouleversé, et l’on a rapproché cette partie de l’ouvrage de l’évocation que M. Taine a faite de l’ancien régime, à la veille de l’incendie qui allait le dévorer. Nous possédons de ce volume une traduction française aussi exacte qu’élégante : le traducteur anonyme, dans cette longue et patiente entreprise, a fait une œuvre littéraire, et peut-être aussi un acte de foi. Tout, en effet, y converge à la glorification de l’église. Chaque page est destinée à détruire ou à atténuer en quelque manière les préjugés qui nous séparent du moyen âge comme une porte d’airain derrière laquelle on imaginait un peuple de fantômes grimaçant dans d’épaisses ténèbres. M. Janssen jette sur cette époque le soleil et le printemps à flots, parfois même il touche à l’idylle. Une sympathie chaleureuse lui a livré le secret de ces âges lointains ; à lui surtout s’applique ce témoignage de M. Lavisse : « Les écrivains catholiques allemands ont une conception plus haute, plus poétique et plus vraie de l’histoire allemande au moyen âge que les libéraux, qui prétendent la juger avec la froide raison de l’esprit contemporain[2]. » On ne saurait donc assez recommander la lecture de ce volume si nouveau, si excellemment traduit, à ces esprits attardés qui, même après le romantisme historique, après Thierry, Michelet, Ozanam, Paulin Paris, s’obstinent encore dans les traditions surannées du rationalisme français, opinions permises peut-être à la fantaisie des poètes, mais non à de simples mortels familiers avec la théorie de l’évolution, obligés d’admettre le progrès dans le passé, s’ils veulent y croire pour l’avenir.

Au sortir d’une longue période de stagnation et de barbarie, l’Allemagne, vers 1450, fait son entrée soudaine dans la renaissance : cette éclatante floraison, M. Janssen la considère comme la fin du moyen âge, tandis que les historiens y voient d’ordinaire le prélude de l’âge moderne. La vie de l’esprit prend tout à coup le développement le plus heureux et le plus sain. Une révolution d’une immense portée s’effectue par la découverte de l’imprimerie, qui se propage dans toute l’Allemagne, et de là dans toute l’Europe. Puissant instrument de civilisation, elle favorise l’échange des idées et rend la science accessible à tous. Un profond besoin de culture se manifeste dans toutes les classes, et l’Allemagne est alors inépuisablement féconde en hommes remarquables : le plus grand de tous, c’est Nicolas de Cusa, « vrai géant intellectuel au déclin du moyen âge, » un saint, un savant, précurseur de Copernic, plein d’enthousiasme pour les anciens, préoccupé d’idées de réformes au sein même du catholicisme. Ses efforts sont secondés par la propagation des livres. Bien éloigné de se montrer hostile à ce mouvement des esprits, le clergé donne l’impulsion et bénit l’imprimerie comme une invention angélique.

Ce progrès général, d’après M. Janssen, est étroitement lié à la doctrine de l’église sur le mérite des bonnes œuvres et leur efficacité pour le salut. Dès les premières pages, l’historien catholique met ainsi en vedette ce dogme fondamental, que la réforme attaquera comme la citadelle même de l’influence sacerdotale par la dispense des sacremens, en lui opposant l’inutilité des œuvres et la seule justification par la foi. C’est à ce dogme, fertile en résultats bien faisans et de la plus haute importance sociale, que M. Janssen attribue pour une grande part la civilisation du XVe siècle, comme aussi sa négation produira le retour à la barbarie du XVIe. Le mérite des œuvres a, en effet, pour conséquence l’abondance des legs pieux, la fondation et l’entretien d’innombrables établissemens religieux et d’écoles, d’hôpitaux, d’orphelinats, etc., toutes dépenses qui grèvent aujourd’hui lourdement nos villes, et que la charité privée dispensait alors d’inscrire au budget.

L’action salutaire du catholicisme se manifeste dans toutes les branches de la vie publique et populaire, instruction, science, art, organisation économique, et les pénètre de sa sève. L’ordre même que suit M. Janssen dans cette démonstration, avec preuves à l’appui, indique clairement les préoccupations contemporaines sous l’empire desquelles il écrit. Il commence par l’école primaire, qui est aujourd’hui la question politique par excellence, celle dont dépend l’avenir des partis. On a fait honneur au protestantisme de l’excellence de cet enseignement : ne s’est-on pas avisé de proclamer l’instituteur, fils de Luther, héros de l’Allemagne moderne, vainqueur de Sadowa ! M. Janssen réunit une foule de documens destinés à prouver à quel point les écoles élémentaires prospéraient avant la réforme ; à quel point, aussitôt après, elles tombent en décadence. On ne connaissait pas, il est vrai, au XVe siècle, l’école neutre, sécularisée. L’instituteur secondait les efforts du clergé ; sa position n’était pas moins satisfaisante et considérée : « On n’entend nulle part les maîtres se plaindre de l’insuffisance de leurs traitemens. » M. Janssen cite l’exemple d’un simple instituteur, aussi largement rétribué qu’un chambellan.

L’enseignement secondaire n’est pas moins répandu. Les lettres classiques étaient l’objet d’une étude assidue. Mais ce qui distingue les anciens humanistes, l’école de Rodolphe Agricola, le Pétrarque allemand, des nouveaux humanistes, ennemis acharnés de l’église, fauteurs de la renaissance païenne, initiateurs de la réforme, c’est que les premiers cherchaient dans l’étude des classiques non des argumens contre le christianisme, mais les plus nobles inspirations au service des intérêts religieux. Développer les aptitudes et les capacités de l’enfant, mais avant tout les ennoblir et les perfectionner, tel était le principe qui dominait cette pédagogie chrétienne. L’éducation de l’école n’est que le complément de celle que l’enfant reçoit dans la famille. Elle est fondée sur le principe de l’autorité paternelle absolue, sur une piété sévère, étrangère d’ailleurs à nos mièvres et fades tendresses :


À l’école, comme dans la maison paternelle, régnait une discipline qui convenait à tous égards à cette génération vigoureuse et rude ; la verge et le bâton gouvernaient. L’empereur Maximilien lui-même reçut dans sa jeunesse des coups bien appliqués de la main de son maître, et le margrave Albert de Brandebourg, dans un voyage qu’il fit en 1474, annonçait à sa femme qu’aussitôt après son heureux retour, il se proposait de poivrer, avec la verge, elle, son jeune fils, le petit Albert, et les demoiselles.


Rien de plus caractéristique de ces mœurs scolaires que la fête des verges, tableau de genre gracieux et animé comme une sortie d’école de Decamps, et que nous citons, d’après la traduction française, à titre d’exemple des détails pittoresques que M. Janssen donne sur le vieux temps.


Dans bien des localités avait lieu annuellement, en été, la procession des verges. Conduite par ses maîtres et accompagnée par la moitié des habitans de la ville, la jeunesse des écoles se rendait au bois pour faire elle-même la provision de verges destinées à ses propres besoins. Une fois que cette provision était faite, la troupe, dans un joyeux tumulte, s’ébattait dans la verdure, se paraît de couronnes printanières, se livrait à toute sorte de jeux et d’exercices gymnastiques ; ensuite, les écoliers étaient régalés par les maîtres et les parens. Chargés de l’instrument de leur supplice, ils rentraient le soir dans la ville, parmi les chants et les rires. Une chanson, composée pour cette circonstance, nous a été conservée :


:Vous, nos pères, vous, nos bonnes petites mères,
:Regardez, voici que nous rentrons
:Charges de bois de bouleau…


Les universités, « filles bien-aimées et privilégiées de l’église, » couronnaient l’ensemble des institutions destinées à répandre dans toutes les classes l’enseignement à tous ses degrés. Des legs, des donations pieuses rendaient ces foyers d’études savantes accessibles même aux plus pauvres. Là encore M. Janssen contredit l’opinion commune, qui fait dater de la réforme la prospérité et l’éclat d’enseignement des universités allemandes. En cela, comme en tout le reste, la réforme, selon lui, exercera une action néfaste ; d’associations se gouvernant librement, elle fera descendre les universités au rang de simples établissemens de l’état. M. Janssen applique parfois à cette histoire reculée le langage et les mots d’ordre de la politique contemporaine, ce qui forme un anachronisme. Il vante la liberté d’enseigner qui régnait dans les universités au XVe siècle, époque de stricte, d’universelle orthodoxie. Mais il constate[3] « que les sciences devaient être mises au service de la vérité, dans le sanctuaire de la foi, » en d’autres termes, qu’elles étaient les humbles servantes de la théologie. Il faut donc entendre cette « liberté d’enseigner » au sens où l’emploient, dans les assemblées, les orateurs catholiques, de liberté du vrai, de liberté du bien.

L’Allemagne possédait alors une élite d’hommes éminens, savans, pieux pour la plupart, à la tête des universités, ou réunis dans les villes qui faisaient l’admiration des voyageurs venus de toutes les parties de l’Europe ; à Heidelberg, Jean Reuchlin, qui ouvre une voie nouvelle à l’enseignement de l’hébreu, l’abbé Jean Trithème, le plus grand historien de son siècle ; à Strasbourg, Geiler de Kaisersberg, l’éloquent prédicateur de la cathédrale, et le cercle de ses amis, Wimpheling et le poète Sébastien Brant, l’auteur de la Nef des fous ; à Augsbourg, Conrad Peutinger, l’un des initiateurs de l’investigation historique fondée sur la science ; à Vienne, l’astronome Peurbach ; à Nuremberg, son élève Regiomontan, un des premiers maîtres de la trigonométrie moderne, et qui influa sur les découvertes des grands navigateurs de son temps ; Wilibald Pirkeimer, l’ami d’Albert Dürer, esprit universel, homme d’état, philologue, écrivain, orateur, favorable à la réforme à ses débuts, mais bientôt dégoûté par les violences des sectaires. À la tête de l’empire, le jeune Maximilien se faisait gloire de protéger les artistes et les savans. Une seule contrée de la brillante Allemagne reste étrangère au mouvement général et fait tache, et c’est justement celle où la réforme prendra le plus aisément racine, la Marche de Brandebourg, la Prusse de l’avenir. M. Janssen prend plaisir à noter la grossièreté, la barbarie des habitans, et aussi la fausseté, la perfidie des princes de cette maison, le machiavélisme d’un Albert de Brandebourg, et comme contraste, le désintéressement, la générosité des Habsbourg. Au XVe siècle, la Marche se trouvait au dernier échelon de culture intellectuelle. Le prince-électeur Joachim assure « qu’un homme remarquable par son savoir est aussi rare dans son pays qu’un corbeau blanc. » Tandis que l’imprimerie était déjà répandue dans toute l’Allemagne, antérieurement à 1500, et que des villes comme Nuremberg comptaient jusqu’à quinze imprimeurs, Berlin n’a possédé le premier établissement de ce genre qu’en 1539, et sa première librairie que cent vingt ans après. En revanche, c’était un coupe-gorge, la ville d’Allemagne où les querelles et les meurtres étaient le plus fréquens.

Comme l’instruction et la science, l’art allemand se développe sous l’influence du catholicisme, partout si favorable à l’épanouissement des beaux-arts. Toutes les forces de cet art chrétien, symbolique et traditionnel, et tous les genres, sculpture, peinture, architecture, musique, tendent à la représentation des sentimens religieux ; par là il se rapproche bien plus de l’art antique que du nôtre. Remplie de statues, de tableaux, dans le clair-obscur fantastique de ses vitraux diaprés, l’église gothique est, comme le temple grec, le musée sacré, permanent, où le peuple est initié à la religion nationale, le théâtre où se jouaient les Mystères, ces drames chrétiens dont le sujet, analogue en cela à la tragédie grecque, avait l’avantage d’être familier à tous. De la magnificence, de l’exubérance de cet art du XVe siècle, nous ne pouvons nous faire une idée complète ; le vandalisme de la guerre des paysans, la fureur iconoclaste des luthériens et des calvinistes, les dévastations de la guerre de trente ans, nos invasions françaises, n’en ont laissé que des débris. Les parties de la cathédrale de Strasbourg et de Saint-Sébald de Nuremberg, qui datent du XVe siècle, les églises de Fribourg, d’Augsbourg, de Berne, tant d’autres édifices religieux qui couvraient l’Allemagne, et dont la seule énumération remplirait des pages, nous disent, comme des langues éloquentes, la poésie, la grandeur, la sincérité de ces âges de foi. Vrais monumens de piété populaire, pour les construire et les orner, le pauvre apportait son obole, la femme du peuple donnait sa jupe, le paysan sa vache et son blé ; ce zèle était si excessif que « le pape lui-même, dans un bref adressé au conseil de Francfort-sur-le-Mein, lui recommande de veiller à ce que la ville ne vienne pas à s’appauvrir par trop de legs faits aux églises. » Artistes et architectes accomplissaient de même en les édifiant une œuvre sainte ; ils travaillaient à la gloire de Dieu, à leur salut éternel. Leur art reflétait leurs mœurs, la plupart du temps exemplaires ; ils ne le vouaient pas à un épicurisme frivole, « ils n’élevaient pas le beau sur un autel pour s’en faire une idole et l’adorer pour lui-même. » D’une modestie admirable, étrangers à toute réclame, indifférens à la louange, ils n’attachaient aucune importance à ce qui leur était personnel ; beaucoup sont restés anonymes : architectes, peintres, sculpteurs, orfèvres, verriers, miniaturistes… étaient de simples bourgeois, ou même des ouvriers de corporation ; maîtres et élèves vivaient sous le même toit ; un Adam Krafft s’intitulait « tailleur de pierres. » Pierre Fischer, le célèbre fondeur de Nuremberg, a chaudronnier ; » il s’est représenté au tombeau de saint Sébald dans son costume d’ouvrier, revêtu de son tablier de travail, coiffé d’un bonnet, tenant à la main un marteau. Le calme et la piété que respirent les œuvres venaient du fond des cœurs. La pureté, la naïveté de la foi, le culte de la vierge, la croyance aux miracles, le sentiment intime de la vie de famille si particulier à l’Allemagne, revivent dans la peinture des deux Van Eyck, surtout dans celle de Hans Memling et de Martin Scbœn. La génération d’artistes qui vient après eux subit encore cette influence : Dürer[4] et Holbein le jeune gardèrent toujours la gravité et l’humour allemands.

À côté de l’esprit religieux, l’art nous reflète un autre aspect du caractère allemand au XVe siècle ; il y circule cette veine humoristique pleine de fraîcheur que l’on retrouve empreinte de rudesse et grossièreté dans Eulenspiegel, « le bouffon en titre des classes inférieures, » comme dans les facéties et récits comiques du moyen âge. Cette disposition d’esprit, à la fois tristesse et gaîté, qui naît du contraste de nos aspirations et de nos faiblesses, et des démentis que la chair donne à l’esprit, M. Janssen la rattache au christianisme, qui a éclairé pour la première fois l’âme humaine « sur ses grandeurs et ses imperfections. » D’après lui, l’humour est étranger aux âges d’incrédulité comme à ceux d’étroite et sombre bigoterie, théorie neuve, ingénieuse, qu’il ne faudrait pourtant pas serrer de trop près ; car la mélancolie souriante, le désenchantement du songe dans les misères de la réalité, existent depuis le jour où les hommes ont eu le loisir de rêver des perfections et des félicités qu’ils ne peuvent atteindre. Le christianisme, qui a fait le rêve démesuré, a rendu par là l’écart plus sensible, la disproportion plus frappante. Mais il y a trace d’humour dans l’ironie socratique, dans la comédie aristophanesque ; comme aussi un Sterne n’est point allé puiser ses inspirations dans la foi. M. Janssen attribue à l’humour du moyen âge une mission sociale ; il « monte la garde » autour des choses saintes ; il s’étale sous forme de figures grotesques sur les piliers des cathédrales, sur la stalle du chanoine, sur le lutrin, sur l’autel même ; il raille chez les hommes d’église l’orgueil, la mollesse, le goût des biens de la terre, et comme le fou au pied du trône, il tient devant leurs faces réjouies son miroir bombé. Dans les célèbres vignettes d’Albert Dürer, qui encadrent le livre d’heures de Maximilien, des singes se poursuivent, se visent à coups de flèche dans le bas du dos ; un médecin maigre et ratatiné contemple avec de grosses lunettes l’urinoir d’un malade, et rappelle ainsi au plus grand prince qu’il n’est pas un corps glorieux. « Ces railleries, ajoute M. Janssen, devinrent seulement dangereuses lorsque, le principe d’autorité venant à s’ébranler, la conduite de Dieu sur son église étant niée, l’humour se débarrasse d’un frein salutaire. » Mais ne voit-on pas poindre dans cette ironie satirique l’esprit de contradiction et de négation qui se déchaîne au XVIe siècle, le siècle de la satire en Allemagne avec Hutten, Murner, Fischart, Hans Sachs, et d’où est sortie la réforme ? L’église, qui en pressentait l’action redoutable, s’efforçait, en le tolérant, de le contenir et de le régler.

L’art est partout, à cette époque romantique ; il embellit tout, costumes aux couleurs voyantes, villes aux rues peintes, qui étalent aux yeux du passant leurs chroniques illustrées, maisons gothiques, meubles et ustensiles de ménage : « l’art était sorti du métier comme la fleur délicate sort de sa tige ; il exerçait une influence souveraine sur le tronc qui l’avait porté. Son union vivante et perpétuelle avec lui était sensible dans les moindres travaux des artisans. » Il se manifestait encore dans les danses pittoresques et les rondes joyeuses, « sous le tilleul embaumé du village,.. dans le calme tranquille du soir. » On accompagnait la danse de ces chants populaires, pleins de simplicité et d’harmonie, où l’on sent battre le cœur de l’Allemagne :


J’entends une faucille qui frôle, qui frôle doucement les blés ; j’entends une douce jeune fille se plaindre, elle a perdu son amoureux. O faucille, frôle encore, continue à frôler le blé avec ton bruit léger ! Moi, je connais une triste jeune fille qui a perdu son amoureux[5].


Alors régnait cette gaîté vive et légère que donne la foi sereine, et qui n’a rien de commun avec nos sombres divertissemens d’aujourd’hui.

Les écrivains de l’école romantique, Jacob Grimm, Uhland, avaient déjà fait revivre cet aspect du moyen âge. Il en est un autre, moins connu, sur lequel M. Janssen a jeté la plus vive clarté, l’état économique et l’organisation sociale de l’Allemagne pendant la période de 1450 à 1500. C’est en historien imbu des principes du socialisme chrétien que M. Janssen porte ses investigations sur les salaires, les bénéfices, le commerce, le luxe, le capital et leur influence sur les mœurs. Une quantité de documens et de faits qu’il cite et discute l’ont conduit à cette conclusion, que le progrès de l’économie sociale correspondait au rapide développement des sciences et des arts. Le sort de la classe la plus nombreuse, des populations agricoles, était en somme favorable, le servage, grâce à l’influence de l’église, généralement aboli : au contraire, il redevient fréquent à partir de la réforme. Les colons héréditaires formaient la majorité de la population ; le sol appartenait moins aux seigneurs fonciers qu’à eux-mêmes. Les propriétaires en titre ne pouvaient leur retirer la ferme pour la louer à un prix plus élevé ; ils n’avaient plus droit qu’à une corvée ou à une redevance modérée, quelquefois même étonnamment modique. D’après les données qu’il fournit, M. Janssen incline à croire que les colons, les ouvriers agricoles étaient plus heureux qu’aujourd’hui. Il estime même que, pour la condition des artisans, nous aurions beaucoup à envier au temps passé, lorsque l’ouvrier était encadré dans la corporation, dans l’association de métier, fondée sur le principe de l’union du travail et de la prière, comme dans une famille, où les mœurs des compagnons et apprentis étaient surveillées et les vices punis. Ces sociétés, librement organisées, défendaient ses droits contre le spéculateur oisif et le protégeaient contre lui-même.

Le commerce n’était pas moins prospère, la Hanse allemande se trouvait encore en pleine activité. Les récits et les descriptions que nous ont laissés Æneas Sylvius en 1468, Pierre Froissart en 1497, témoignent de l’admiration que le luxe et les richesses de l’Allemagne excitaient chez les étrangers. Mais l’église n’a jamais vu d’un œil favorable le commerce et le crédit ; elle est opposée à tout ce qui mobilise et innove, à tout ce qui crée des forces en dehors d’elle, à tout ce qui échappe à sa direction, à son autorité. Jugeant du point de vue catholique et socialiste chrétien, M. Janssen aperçoit dans cette prospérité un principe de décadence. Peu à peu, dit-il en substance, le commerce étouffe le travail productif de la valeur ; il a pour conséquences l’enrichissement, l’accaparement, le monopole, la rapide inégalité des fortunes, l’accumulation du capital dans les villes, enfin le luxe et le cortège de vices et de misères qu’il traîne à sa suite. Alors comme aujourd’hui, les villes de commerce étaient les sentines de l’Allemagne, des lieux de débauche et de prodigalité. La richesse des costumes était telle que l’on se mettait des bagues ornées de pierres précieuses jusqu’aux doigts de pied, et l’on coupait le cuir des souliers pour les laisser voir. Vainement les prédicateurs tonnaient : « O femme ! s’écrie Geiler de Kaisersberg, n’as-tu pas peur le soir, lorsque, au grand péril de ton âme, tu portes des cheveux étrangers qui ont peut-être appartenu à une femme morte ? » Avec les mauvaises mœurs, le luxe favorise l’universelle usure. Les juifs étaient l’objet des haines populaires, mais les usuriers chrétiens les surpassaient en rapacité. Certaines fortunes s’élevaient à des sommes scandaleuses. Celle des Fugger d’Augsbourg avait augmenté en sept ans de 13 millions de florins.

Cette mauvaise distribution des richesses était considérée, même par les écrivains contemporains, comme une conséquence logique de l’abandon des principes du droit canon : le droit germanique chrétien interdisait l’usure, assimilait au vol le prêt à intérêt, et cette défense avait une sanction dans la pratique des tribunaux civils et ecclésiastiques. Mais une révolution économique d’une immense portée se produisit en Allemagne à la fin du XVe siècle, lorsque les princes et les légistes substituèrent le droit romain au droit germanique chrétien, malgré l’opposition de l’église et la résistance du peuple. Les objections de M. Janssen contre le droit romain sont analogues à celles que les partisans de l’ancien régime ont soulevées en France contre l’établissement du code civil : « Le code Justinien, écrit M. Janssen, est absolument contraire dans ses principes à la jurisprudence, à l’économie politique, à tout l’ensemble, en un mot, de la société chrétienne germanique au moyen âge. » C’est, ajoute-t-il, une législation païenne, instituée pour une société où régnait d’une part le despotisme, de l’autre l’esclavage ; l’égoïsme de l’individu, agissant dans son propre intérêt, en forme la base ; il consacre le droit illimité de propriété, l’exploitation du pauvre par le riche ; ses complications favorisèrent la chicane, le règne des hommes de loi, des avocats, plus haïs que les chevaliers brigands, le pouvoir arbitraire du souverain. En fournissant ainsi une arme formidable aux adversaires acharnés de l’église, « à tous ceux qui veulent posséder et jouir aux dépens du peuple, » les légistes ont été les puissans auxiliaires de la réforme. Les conséquences ne tardèrent pas à se produire : ce fut d’abord l’atroce guerre des paysans, puis le long despotisme des princes. — Tous les germanisans de l’école romantique, à commencer par Herder, jusqu’à des poètes contemporains, comme M. Scheffel, ont exprimé leur antipathie pour la législation romaine et déploré que l’Allemagne n’ait pas conservé ainsi que l’Angleterre son ancien droit, ses libertés gothiques, et, comme ils le disent avec un suprême dédain, « que le peuple le plus libre de la terre ait été gouverné à la façon des Welches. » À cette aversion nationale se joint, chez M. Janssen, celle du catholique, partisan non-seulement du droit féodal et de la coutume, mais de plus du gouvernement domestique et de l’autorité paternelle.

M. Janssen trouve ainsi appliqué, dans l’Allemagne du moyen âge, avant l’introduction du droit romain, tout le programme du socialisme chrétien : « L’état du moyen âge incarne en lui, pour ainsi dire, la théorie chrétienne de l’ordre social. » Aussi bienfaisante dans ses résultats que généreuse dans ses visées, elle ne tendait qu’au soulagement de la classe pauvre, à la répartition la plus juste possible des biens de la terre. Bien que M. Janssen s’abstienne d’ordinaire de rapprochemens avec le temps présent, toujours suggérés, mais point exprimés, il ne peut s’empêcher ici de comparer l’économie politique du moyen âge aux doctrines de l’école de Manchester. Le principe en était, d’après lui, infiniment plus moral que celui de la libre concurrence et du libre échange qui nous guide aujourd’hui, et qui considère « l’égoïsme de l’individu comme le plus puissant levier de la prospérité d’un état… La question de savoir si c’est réellement un bonheur que les doctrines du droit ecclésiastique et celles du droit germanique (qui lui était si étroitement uni) n’aient pu prévaloir parmi nous est suffisamment résolue par la triste situation économique des siècles suivans et particulièrement du nôtre… Livrant sans défense nos travailleurs à ceux qui les exploitent, nous les mettons dans l’alternative de se soumettre aux conditions qui leur sont faites ou d’entrer dans le Workhouse, ou de tomber dans la dernière misère. « Malgré le régime des corporations, il y avait sans doute au moyen âge des souffrances, des grèves, M. Janssen l’indique dans quelques notes ; mais il serait déraisonnable d’imaginer que tout absolument était mauvais dans le passé et d’admettre que tout soit pour le mieux au temps où nous vivons. Les maux dont souffre la société contemporaine, l’énorme capital et l’énorme misère, les chômages, les grèves, les faillites fréquentes, le prolétariat, suite nécessaire du progrès industriel, protestent et crient contre les preneurs du temps actuel. La question serait seulement de savoir s’il suffirait, pour remédier à de tels maux, de réédifier la société moderne sur le modèle de l’ancienne, de combiner le système de M. de Bonald et celui de M. Le Play, de restituer le gouvernement patriarcal, l’autorité immuable, la stabilité sacrée, qui fait reposer sur la tradition le bonheur des individus et la prospérité des peuples.

Cette société, à ce moment unique de l’histoire d’Allemagne, était-elle d’ailleurs aussi florissante dans la réalité que dans ces pages de M. Janssen que nous venons de résumer ? Au lieu de distribuer en même temps sur son sujet l’ombre et la lumière, l’auteur a rejeté à la fin du volume les vices, les abus, les scandales dans l’église même, qui pouvaient ternir le tableau. Aussi cette première partie laisse-t-elle, malgré tant de faits précis, l’impression d’une île d’utopie, rêve d’un âge d’or du catholicisme. Nous nous demandions, à mesure que nous la lisions, si, en France, un partisan de l’ancien régime, aussi éclairé, aussi érudit que M. Janssen, aussi habile à grouper, à manœuvrer les documens, ne parviendrait pas à prouver de même, et cela de la meilleure foi du monde, qu’à la veille de 1789 nos ancêtres jouissaient du plus parlait bonheur, qu’ils apportaient un soin égal à l’instruction et à l’éducation chrétiennes de la jeunesse, que le meilleur esprit de famille régnait dans nos provinces, que les corporations atténuaient les misères des classes laborieuses, que les vices n’étaient qu’au sommet, à la surface, que nombre de seigneurs charitables, de prêtres, d’ordres religieux se vouaient à la pratique du bien ; .. bref que la révolution comme la réforme ont été des effets durables sans causes profondes. M. Janssen répondrait sans doute qu’il n’avance rien qu’il ne l’appuie sur un fait authentique ou généralement considéré comme tel, que la seule façon de le réfuter serait de lui opposer un nombre équivalent de documens en sens contraire. Pour être laborieuse, la tâche ne serait peut-être pas impossible. Il est d’ailleurs assez visible qu’il éprouve pour certains hommes et certaines œuvres, même secondaires du XVe siècle, ce phénomène de cristallisation qui donne tant de prestige à ce que nous aimons. Il cite, par exemple, comme une merveille d’art, le tombeau de Maximilien à Inspruck[6] ; d’autres verraient dans les statues qui l’ornent une merveille de chaudronnerie. Certains faits, présentés comme signes de bien-être des classes pauvres, la consommation de la viande, plus abondante qu’aujourd’hui, l’usage des bains, plus répandu, pourraient être interprétés dans un sens moins décisif[7]. Mais l’objection la plus grave touche à la difficulté d’indiquer par chiffres le nombre de ceux qui participaient à ce bonheur public. Lorsqu’il nous est si malaisé, avec toutes les ressources d’information, d’enquête, de statistique et de publicité dont dispose la bureaucratie, de nous fixer même d’une manière approximative sur la condition de la classe ouvrière ou agricole pour une province seulement, comment, à quatre siècles de distance, s’en rendre compte pour tout un pays[8] ? D’ailleurs, tous les documens authentiques ne sont pas, par là même, des documens vrais. Nous touchons là au scepticisme historique ; c’est remettre toute l’histoire en question. Mais avant d’examiner la méthode de l’historien, essayons d’entrer dans le sens du croyant, de comprendre par la sympathie cette société chrétienne que l’auteur, qui n’a rien d’un dilettante, proposerait moins encore à notre admiration qu’à notre imitation.

Arrêtons-nous aux portes de la cité gothique, de la cité de Dieu, à l’heure du crépuscule aux teintes bleuâtres. On corset de murailles l’enserre, les flèches de ses églises s’élancent vers le ciel, les cloches de la prière jettent leurs espérances aux vents nocturnes et annoncent le temps du repos. Tout y est prière et travail, harmonie entre les classes, artisans rapprochés par les liens de la corporation, bourgeois fiers de leurs libertés, chevaliers pleins d’honneur, prêtres savans et saints. L’art orne et embellit l’église et la maison ; il fait en quelque sorte partie du culte. Partout règne une activité féconde, ennoblie et poétisée, jusque chez les plus humbles, par le rayon qui luit du sanctuaire. Et ce qu’il y avait peut-être de plus admirable, c’est la sérénité, la stabilité dans les âmes ; une loi spirituelle, une charité active, un idéal commun les unissaient dans des liens doux et forts. C’était le temps où la vie était jeune, — où la mort espérait, le temps où, malgré les guerres entre peuples, le monde était un.

Mais la famille chrétienne est à la veille de se déchirer, et le cœur de l’homme avec elle, et le ciel va s’assombrir. M. Janssen trouve exprimées dans trois gravures d’Albert Dürer cette phase de l’histoire de la civilisation. Les deux premières : le Démon, le Chevalier et la Mort, et le Saint Jérôme, sont les figures symboliques du moyen âge. Au milieu de rochers abrupts, que couronne au loin une forteresse, l’homme féodal, sous sa brillante armure, inébranlable dans sa foi et dans son honneur, chevauche sans peur et sans reproche entre les deux ennemis : la Mort et le Démon. L’autre héros du temps, c’est le moine : dans la paix de son étroite cellule, entouré d’objets familiers, saint Jérôme, un lion étendu à ses pieds, est absorbé dans son travail tranquille, qui répandra au loin les meilleurs fruits. « Aucune pensée troublante, nulle anxiété venue du dehors, n’altèrent la bienheureuse sérénité, la foi calme et profonde qui se reflètent sur le beau et expressif visage du père de l’église. »

Mais l’âge moderne va s’ouvrir avec la réforme, âge de doute, de recherche inquiète, d’angoisse et de lassitude ; la Mélancolie d’Albert Dürer en est le symbole :


La troisième composition est d’un caractère tout différent. Une femme aux ailes d’ange nous y est représentée. Sa tête, couronnée de myrte, est appuyée sur sa main gauche. Sa main droite tient un livre et un compas. Elle est assise au bord de la mer et plongée dans une méditation profonde. Un maigre lévrier, qui paraît épuisé de fatigue, est couché à ses pieds. Tout autour d’elle, dans un désordre qui est un véritable chaos, et dont l’effet désagréable est rendu plus pénible encore par le reflet blafard d’une comète qui perce les nues, sont jetés çà et là, pêle-mêle, les instrumens, les symboles différens des sciences humaines. Ici, point de soleil réchauffant, point d’agréable bien-être, nulle trace des doux effets de ce contentement intérieur que possède le chevalier parmi les plus redoutables périls et qu’exprime le visage de saint Jérôme absorbé dans son travail. La rêveuse est plongée dans de sombres et profondes pensées. Son regard se perd au loin. Ses traits expriment une souffrance amère.

Ces trois dessins marquent les limites de deux âges bien différens dans l’histoire de la civilisation et de la foi en Allemagne. En effet, si l’on reconnaît dans les deux premiers le symbole d’un siècle calme et ferme dans sa croyance, au milieu même de la lutte, d’un siècle plein d’activité, mais affranchi de toute incertitude sur les questions les plus sublimes et les plus redoutables qui intéressent noire être, le troisième est au contraire l’image d’un temps présomptueux, trop confiant en lui-même, cherchant à résoudre les problèmes de l’existence et de la nature par ses propres investigations, par le seul secours des sciences humaines, et restant en même temps torturé par la terrible certitude de l’impuissance de ses efforts. L’artiste, pour adoucir l’impression qu’il a produite, a étendu un arc-en-ciel sur la vaste mer, comme un symbole de paix[9].


La paix promise est bien loin de nous, l’arc-en-ciel n’éclaire plus l’horizon chargé d’orage ; plongée plus avant dans les noirs, les insolubles problèmes, la Mélancolie est la Muse de notre siècle ; de combien de poètes elle a été l’inspiratrice, et des plus grands[10], interprètes eux-mêmes de tant d’âmes obscures et silencieuses ! Comparez la cité moderne à la cité gothique, quelle terne monotonie ! Une poussière d’individus isolés l’habitent, animés de la haine des classes ; sous l’ordre apparent, tout est discordance, anarchie. Nul principe supérieur universellement reconnu, nulle autorité morale, comme était la papauté du moyen âge, pour émousser cet antagonisme, adoucir l’âpreté de la lutte. La discorde aussi est en chacun de nous ; héritiers de deux mondes opposés, mais qui ont eu chacun leur unité parfaite, le paganisme et le christianisme, nous ne pouvons parvenir à les concilier, à unir le goût de la vie païenne à la sensibilité chrétienne, la sérénité et l’équilibre des caractères antiques à nos aspirations troublées. De là cette tristesse d’hommes refoulés sur eux-mêmes et sans point d’appui, obligés de se faire leur conception du monde, de chercher à tâtons leur voie ; un art étiolé, voué à la faiblesse de l’inspiration individuelle, de mornes plaisirs. Pas un souffle qui soulève tous ces atomes, hormis un patriotisme intermittent et vague ; entre les hommes, point d’autre lien que la contrainte de l’état sans cœur.

Mais cet individualisme, qui naîtra de la réforme, malgré sa misère, semble aujourd’hui à beaucoup d’entre nous un inappréciable bienfait. Car cette paix des esprits dissimulait la servitude : « Règle générale, dit Montesquieu, toutes les fois qu’on verra le monde tranquille dans un état,.. on peut être assuré que la liberté n’y existe pas. » Cette unité du moyen âge, si vantée, était payée au prix de la liberté de la science et de la conscience, biens si nobles et si précieux que des hommes, plutôt que de les perdre, ont renoncé à la vie même. Les âmes sont devenues trop ardemment amoureuses de vraie liberté : il en est qui préfèrent la recherche pleine d’incertitude, le désespoir même[11], à cet âge idéal où le troupeau, dormant et docile sous la main du pasteur, paissait les plantureux pâturages avec une coupole d’église et le cercle étroit des vérités dogmatiques pour ciel et pour horizon. On connaît l’apologue du chien et du loup. Bien nourri, tout luisant, choyé par son maître, le chien invite le loup, qui n’a que la peau et les os, et que la faim a fait sortir du bois, à partager son sort béni. Mais la sauvage bête aperçoit sur le cou du chien domestique la trace du collier sacré :


:Attaché ! dit le loup : vous ne courez donc pas
:Où vous voulez ?…….
:Cela dit, maître loup s’enfuit et court encor.


La liberté du XVe siècle, que vante M. Janssen, était, en réalité, une dictature des consciences, où chaque esprit indépendant se trouvait accablé du poids de tous les autres. Et ce qui achevait de rendre cette dictature intolérable à ces races que l’église, en les civilisant, avait préparées elle-même à l’indépendance, c’est que le principe d’autorité, appliqué dans toute sa rigueur, était entre les mains d’un sacerdoce avili, qui avait perdu le respect des peuples. Après s’être étendu sur le détail des bonnes œuvres, des bonnes mœurs, de l’activité charitable si répandue, M. Janssen nous indique l’envers du tableau ; il constate dans le haut clergé désordre et scandale, passion d’amasser, sans honte et sans mesure, les richesses que lui livraient la terreur ou la piété des mourans. L’église d’Allemagne était pourtant la plus riche de la chrétienté ; elle possédait un tiers de la propriété foncière, « ce qui rendait l’avidité des grands dignitaires ecclésiastiques d’autant plus condamnable. » On voyait les prélats vivre dans le luxe et dans la débauche : « Les femmes, disait-on, ne sont pas seules à laisser traîner leurs robes dans la boue, les prêtres en font autant. » Ce sont des mœurs semblables à celles qui ont signalé la fin de l’ancien régime en France, cumul des bénéfices, absence des évêques, hautes dignités de l’église réservées aux cadets des familles princières. La corruption s’était aussi glissée dans les choses religieuses. Pour accroître les libéralités des fidèles, des moines fabriquaient des miracles. Cette piété, que M. Janssen nous décrit toute parfumée de simplicité et de grâce enfantines, était souvent purement mécanique. A certaines prières, une indulgence de 146 jours était accordée, à d’autres des indulgences de 7,000 à 8,000 ans. Une ferveur d’une exaltation pure et tendre s’alliait parfois à des rigueurs implacables. Depuis Jean Huss et Jérôme de Prague, que de victimes offertes à l’orthodoxie ! Le restaurateur violent et fanatique de l’inquisition en Allemagne, Jacques Sprenger, était aussi le fondateur d’une confrérie pour la répétition du saint rosaire, qui consiste en l’énumération de toutes les joies de Marie. Pour comprendre les hommes de ce temps, il faut se les figurer capables d’unir tous les contrastes, cruauté et dévotion, imagination fantastique et sèche scolastique[12].

Mais de grands changemens commençaient à s’opérer dans les esprits. A l’école des écrivains de l’antiquité, on apprenait à dédaigner la théologie, d’où était venue jusqu’alors toute lumière, on s’initiait à leur conception du monde, absolument opposée à celle du moyen âge. Les bouleversemens suivis de modifications profondes dans la vie d’un peuple sont toujours préparés par une propagande d’idées nouvelles, et toujours la pensée précède la hache. Les nouveaux humanistes, Érasme à leur tête, le voltaire du temps, mais un voltaire plein de modération, jouent dans la révolution du XVIe siècle un rôle analogue à celui de nos encyclopédistes. Leur talent d’écrire eut la même influence pour répandre leurs doctrines. Ils couvrent la scolastique de railleries, mettent à profit les vices de l’organisation ecclésiastique, préconisent la théorie antique de l’état, réclament la sécularisation des biens de l’église, et allument la guerre civile dans les esprits. Toutes les idées qui devaient agiter le XVIe siècle étaient répandues dès la fin du XVe, l’autorité du pape attaquée, la Bible entre beaucoup de mains. Jointe à la confusion politique, à l’impuissance de Maximilien pour maintenir au sein de l’empire un peu d’ordre et de paix, cette agitation cause un immense malaise, et la fin du siècle est pleine de ces pressentimens, de cette angoisse, qui précèdent les catastrophes.


II

Dans ce brillant exposé de l’ancien régime religieux en Allemagne, M. Janssen n’aperçoit pour ainsi dire le mal qu’à la surface, le fond lui semble de tous points excellent. Une réforme dans le catholicisme même était sans doute nécessaire, les politiques clairvoyans tels que Nicolas de Cusa la préparaient ; on fit une révolution où l’historien catholique ne voit que l’œuvre des pires passions populaires déchaînées par l’avidité des princes. « Tout en Allemagne, dira-t-il, était en train de se réformer quand Luther parut. » C’est la thèse de M. de Montalembert sur la révolution française, qu’il considérait comme une sanglante inutilité, un de ces prétendus remèdes qui ne font qu’aggraver le mal. Le XVIe siècle, que d’autres envisagent comme un siècle de luttes fécondes[13], berceau ensanglanté de l’esprit moderne, lui semble le plus néfaste de l’histoire d’Allemagne, un siècle de destructions stériles et de retour à la barbarie. Les quatre volumes qui suivent, et qui nous mènent jusqu’en 1618, à la veille de la guerre de trente ans, décrivent avec le même soin de détail l’anéantissement, pièce par pièce, de cet état social, dans lequel l’église avait fait fleurir l’instruction, l’art, la science, la charité. M. Janssen y instruit à nouveau le procès des réformateurs, comme M. Taine l’a fait pour nos jacobins. Mais nos jacobins classiques nous paraissent de simples bourgeois, comparés à ces jacobins romantiques, moines et prêtres défroqués, prolétaires de la petite noblesse, tels que Ulrich de Hutten, gentillâtre de grand chemin, maniant plume et épée, le journaliste révolutionnaire, le Camille Desmoulins de la réforme, ou sortis des bas-fonds populaires, comme le tailleur Jean de Leyde, sorte de Marat ostrogothique, figure de cauchemar, qui semble tirée d’un conte fantastique d’Hoffmann.

Luther les dépasse de toute la tête ; il incarne en lui la réforme mieux qu’aucun des jacobins ne personnifie la révolution. Ce n’est pas qu’elle soit uniquement son œuvre, et l’on ne saurait attribuer, même à un grand homme d’action, cette influence démesurée. Il n’a été que l’instrument d’une transformation, qu’un état de choses préalable, des causes éloignées et accumulées, la force des circonstances, avaient rendue possible et imminente. En sorte qu’il est probable, et cette probabilité touche à la certitude, que, sans Luther, l’œuvre de Luther se serait accomplie. Dès le XVe siècle, l’autorité du saint-siège était attaquée par des novateurs qui, presque tous, se rattachent à Jean Huss ; Luther avait étudié les livres de Jean de Wesel, qui écrivait : « Je méprise le pape, l’église et le concile, et je loue le Christ… Le pape n’est qu’un singe vêtu de pourpre ; les prêtres, des chiens et des animaux malfaisans. » Il ne fait que prêter à ces doctrines sa voix puissante, et se fait entendre de toute l’Allemagne. On en perçoit comme l’écho à travers les pages de M. Janssen. Au lieu d’imiter les historiens académiques, de nous tracer un portrait, ou de nous dresser un buste, et de donner ainsi à une figure si mouvante et si variée une unité vague et factice, M. Janssen suit l’homme à travers les différentes phases de son développement et le laisse parler. Quel langage égalerait en énergie l’éloquence de Luther, le seul mérite que l’historien catholique reconnaisse en lui ? Mais les extraits que M. Janssen a fait de ses œuvres sont tels qu’il semblerait que Luther ait pris soin d’élever contre lui-même un acte formidable d’accusation, de confesser publiquement ses erreurs, ses contradictions, ses violences et ses méfaits. C’est un visionnaire[14], ne sachant pas toujours ce qu’il fait, se disant emporté « par il ne sait quel esprit, » — remarquable exemple de ce que M. de Hartmann appellerait l’inconscient dans l’histoire ; plein de mépris pour le peuple, troupeau servile, qu’il recommande aux princes de traiter par le bâton, par la roue[15], qu’il se vantait de ramener au pape, si seulement il le voulait, et dont il cherche à mettre à profit la crédulité[16] ; proclamant la Bible la seule autorité divine, et de son propre aveu, dans sa traduction, altérant la Bible[17] ; casuiste à en remontrer au plus savant jésuite dans l’affaire du double mariage de Philippe de Hesse, animé des fureurs, des superstitions de son temps contre les sorciers et les juifs[18] ; bref, un mystique, un goinfre[19], et un énergumène[20], résumant sa doctrine dans la plus immorale des devises : Pecca fortiter, sed fortius crede. Et vers la fin, effrayé de son audace, et comme épouvanté de son œuvre[21], il est pris, ainsi que Melanchthon, d’une anxiété profonde, au milieu des troubles civils, des pillages, des églises ruinées, des écoles désertes, de la charité morte. Il rend le témoignage le plus éclatant au temps du papisme, « où tout le monde était miséricordieux et débonnaire, où l’on donnait joyeusement des deux mains et avec une grande dévotion, où les aumônes, les fondations et les legs pleuvaient. » Anarchie, vandalisme, ensauvagement[22] du peuple, tels sont les résultats de la réforme, d’après Luther lui-même, tels sont les fruits de la doctrine qui proclame l’inutilité des bonnes œuvres et refuse à l’homme le pouvoir personnel de faire le bien.

Ce jugement si sévère de M. Janssen sur Luther, impliqué par le choix des citations qu’il en donne, ne diffère guère de celui de voltaire dans l’Essai sur les mœurs. La réforme a suscité contre elle les catholiques et les sceptiques ; les premiers l’accusent de révolte et les autres de timidité. D’après voltaire, elle a retardé les progrès de la « raison. » Luther traite, en effet, la raison de prostituée du diable[23]. Cette façon de présenter le principal auteur de la révolution religieuse du XVIe siècle n’a donc rien de bien nouveau. De violentes clameurs se sont pourtant élevées dans l’Allemagne protestante contre l’historien catholique. Cela vient de ce que Luther, destructeur des saints, est devenu lui-même un saint national. Sa renommée n’a fait que grandir. Pour les Allemands du Nord, la diète de Worms en 1521, comme pour nous la date de 1789, ouvre l’ère de tout progrès ; il n’est pas à leurs yeux de révolution comparable à celle qui devait affranchir l’individu du joug de la tradition, l’état de la domination de l’église, la race germanique du « mensonge latin, » et lui rendre sa nationalité distincte. Les historiens de la littérature allemande rattachent uniquement au protestantisme l’éclatante floraison de la poésie classique et de la philosophie nationale à la fin du XVIIIe siècle, et se plaisent à marquer combien l’Allemagne catholique est restée étrangère à ce mouvement. Le rôle politique du protestantisme n’a pas été moins glorieux. C’est à une sorte d’hégémonie protestante que la Prusse a toujours rattaché ses prétentions ; ses grands hommes, Stein, Bismarck, ont été les admirateurs, et, dans l’opinion commune, les continuateurs de Luther. Heine exprime cette opinion, lorsqu’il écrit : « Luther ne fut pas seulement le plus grand homme,.. il est aussi l’homme le plus allemand qui se soit rencontré dans nos annales. » Avec ce besoin qu’éprouvent les foules d’incarner en un personnage unique les aspirations, le caractère de toute une race, c’est sa propre image que l’Allemagne du Nord retrouve en Luther ; elle reconnaît en lui la variété, le contraste des traits nationaux, négation hardie, religiosité, goût de la rêverie et énergie de l’action, rudesse, grossièreté, poésie. Ce culte de Luther fait avec la Bible partie intégrante de l’éducation patriotique. Aussi, lorsque M. Janssen, au lendemain même des victoires inespérées et de la fondation de l’empire, vient démontrer à ses compatriotes, par une foule de faits accumulés, que c’est dans un lointain passé, entre 1450 et 1500, qu’il faut chercher la véritable grandeur de l’Allemagne, et que la réforme a commencé la décadence, sa thèse soulève des polémiques dont l’excès toutefois pourrait étonner, en un pays où règne une entière liberté d’opinion. Mais les Allemands ont la savante habitude d’agiter l’histoire des querelles, et des représailles du présent, et de mettre la même ardeur à discuter ces questions surannées que s’il s’agissait de prendre parti entre M. de Bismarck ou M. Windthorst. Aussi des critiques protestans ont-ils présenté cette œuvre comme un énorme pamphlet inspiré par l’esprit de réaction contre le Culturkampf. Les plus exaltés accusent M. Janssen de préparer les guerres civiles de l’avenir et le traitent de Judas. Certains d’entre eux proposaient récemment à un de leurs congrès de solliciter du gouvernement des mesures de répression contre les insultes dont la presse catholique abreuve chaque jour la mémoire de Luther : nul doute que M. Janssen ne fût tombé sous le coup de cette nouvelle loi du sacrilège.

Il s’est abstenu au cours de son histoire de toute polémique, mais il n’a pas voulu laisser sans réponse ses contradicteurs et ses critiques, et il leur a adressé deux brochures[24] où il se révèle polémiste consommé, plein d’urbanité et de force, soit qu’il discute des points d’histoire ou des points de dogme. Il donne quelques détails sur lui-même et fournit des certificats de libéralisme et de civisme. Professeur au gymnase de Francfort-sur-le-Mein depuis vingt-huit ans, il enseigne à la fois les protestans et les catholiques, sans que jamais personne ait songé à se plaindre de son fanatisme religieux. Il cite ceux de ses adversaires qui ont rendu justice à son impartialité. Il ne s’est que fort peu mêlé de politique : quelque temps député au Landtag, il est bien vite retourné à ses chères études. En politique, il se donne pour impérialiste, partisan de l’unité, que l’empereur soit protestant ou catholique, et il condamne la révolution du xvie siècle, entreprise contre l’unité de l’empire[25]. En religion, il est pour la liberté. On l’accuse d’avoir écrit son histoire par esprit de réaction contre le Culturkampf ; il en avait réuni les matériaux bien avant qu’il n’éclatât, mais il avoue que le spectacle du Culturkampf a laissé dans son esprit des traces profondes, ineffaçables :


A la vérité, je n’avais devant les yeux ni images saintes brisées, ni croix, ni autels, ni objets sacrés mis en pièces. Mais j’ai vu beaucoup d’établissemens catholiques que j’aimais dépeuplés. des amis, de chères connaissances envoyés en exil, d’autres emprisonnés,.. accablés de lourdes amendes, proscrits comme des criminels ; des évêques, auxquels l’amitié me liait, sur les bancs de la police correctionnelle ; j’ai vu le pauvre peuple en beaucoup d’endroits privé de ses prêtres ; la consolation des sacremens refusée aux malades et aux agonisans ; le bonheur de beaucoup de familles détruit, des milliers de moines chassés, l’église dépouillée de ses droits les plus vénérables ; j’ai senti, j’ai appris comment une majorité de trente millions, dans les dix dernières années, a traité une minorité de quinze millions d’hommes[26]. Et la réforme est apparue à M. Janssen comme un gigantesque Culturkampf. Les passages qu’il cite de Luther et de Mélanchthon « fournissent le témoignage que la nouvelle doctrine a été imposée au peuple par le pouvoir, et qu’il regrettait l’ancien temps catholique[27]. » Il n’invoque donc point contre la réforme le principe d’autorité, les droits imprescriptibles du catholicisme à l’hégémonie des peuples ; il la montre infidèle à son principe même, il la présente, en un élégant paradoxe, comme une atteinte portée par des princes avides et rebelles à la liberté de conscience du peuple allemand. Quand d’autres souverains ont usé de procédés semblables à l’égard des réformés, il les condamne sans appel ; il dira de Louis XIV et de la révocation de l’édit de Nantes : « Le clergé français mérite le reproche de n’avoir pas protesté hautement contre les violences de ce principal représentant de la malheureuse politique des Bourbons : cent ans plus tard, les ecclésiastiques français ont dû expier la faute de leurs prédécesseurs par des torrens de sang. » Ces lignes font honneur au libéralisme de M. Janssen, ecclésiastique lui-même ; mais qui donc oserait aujourd’hui réhabiliter la révocation de l’édit de Nantes, tant la cause de la liberté de conscience est gagnée, sinon entièrement dans les faits, du moins dans l’opinion, et surtout dans le langage des partis ? L’originalité de M. Janssen est de nier que la révolution du XVIe siècle y ait contribué en quelque manière. — Il se défend d’avoir mis au seul compte de la réforme et de Luther les maux qui ravagèrent l’Allemagne au XVIe siècle. Les papes de la renaissance, les catholiques aussi, ont leur part de responsabilité dans le malheur commun, et il se garde de l’atténuer. Enfin il se déclare l’allié du protestantisme dans le présent, lorsqu’il s’agit de faire face à l’ennemi commun de toutes les églises, au matérialisme ; et comme signe redoutable de cette gangrène, M. Janssen cite la littérature française contemporaine, « littérature pornographique accueillie par un si nombreux public en Allemagne[28]. » — En réalité, il est plus aisé de s’irriter contre M. Janssen, voire même de l’injurier, que de le réfuter. Il ne suffit pas de lui opposer M. de Ranke, historien un peu vague, qui excelle à débrouiller les affaires diplomatiques, à indiquer les mouvemens d’opinion, à tracer des portraits historiques, mais qui ne descend guère au milieu des foules. Il faudrait refaire toute cette histoire avec le labeur immense et l’exactitude réaliste que M. Janssen y a consacrés. C’est là son avantage sur ces critiques au pied levé, peu capables de la même dépense de travail. Cette supériorité, toutefois, témoigne d’une longue et patiente étude ; elle ne prouve pas d’une façon péremptoire que l’auteur soit dans le vrai.

Mais y a-t-il une vérité historique ? N’y a-t-il pas plutôt autant d’interprétations subjectives que d’historiens ? En histoire, rigoureusement, on peut tout prouver. Dans l’immense arsenal des faits authentiques, il y a des argumens pour toutes les causes, des armes tranchantes pour tous les partis. Il y a une rhétorique des faits : selon la manière de les grouper, de les manœuvrer, on pourrait écrire, avec des documens identiques, deux histoires en sens diamétralement opposés, comme s’en vantait Benjamin Constant : « J’ai quarante mille faits, et ils chargent à volonté. » Voilà l’improbité historique au premier chef ; on n’en saurait soupçonner M. Janssen. Ce n’est pas toutefois une raison décisive de dire, comme le fait l’historien, que « l’exposition des faits est sa seule tendance[29]. » Car ce chaos des faits historiques, déjà en si petit nombre, quand on les compare aux faits réels et ignorés, chacun le débrouille selon un certain plan préconçu, et en dernière analyse d’après ses affinités, cela souvent de la meilleure foi du monde. M. Janssen se détend encore d’interpréter les faits ; mais si l’on se bornait à une simple nomenclature, il faudrait encore qu’elle fût complète, et l’on devrait s’interdire jusqu’aux épithètes, parce qu’elles impliquent jugement. Parlant de Luther, M. Janssen le caractérise sous le terme dédaigneux de Skrupulant[30], d’homme affligé de la maladie des vains scrupules. Cette nature de conscience, ce principal mobile de Luther, d’autres écrivains le tournent à son honneur. Nous pourrions citer M. Taine[31], peu suspect de partialité pour les hommes de révolution : l’hommage que Lacordaire a rendu au grand réformateur aurait plus de crédit auprès des catholiques[32]. M. Janssen ne nous a laissé Voir que l’énergumène ; avec un autre choix d’extraits, on retrouverait peut-être chez Luther l’esprit de saint Augustin.

Outre ces divergences entre les historiens qui naissent du choix et de l’interprétation des faits, le point de vue sur une même époque ou sur un même homme peut varier, selon que l’on tend plus ou moins à considérer l’ensemble ou le détail. Plus on observe de près, plus on est frappé des imperfections et des lacunes, des défauts et des vices. L’optimisme ou le pessimisme se réduisent ainsi à des questions d’optique. C’est ce qui faisait dire à Joseph de Maistre, critiquant cette tendance, commune aux ennemis de la papauté, de mettre en relief quelques mauvais règnes perdus dans la série glorieuse : Je défends aux myopes décrire l’histoire. Qu’il s’agisse, il est vrai, de la réforme, de Maistre la jugera en myope, lorsqu’il dira avec Bonald : « La moitié de l’Europe a changé sa religion, pour qu’un moine sans mœurs épouse une nonne. » L’incontinence de Luther ira ainsi rejoindre, dans le musée des causes historiques, le nez de Cléopâtre, le grain de sable de Cromwell, et le verre d’eau de M. Scribe. M. Janssen a une conception trop pénétrante de l’histoire pour rattacher des événemens aussi généraux à des accidens si particuliers. Mais ses adversaires pourraient l’accuser, sinon de myopie, du moins de vues un peu courtes, lorsqu’il considère la réforme uniquement dans ses effets immédiats, sans tenir aucun compte de ses conséquences lointaines. « On parle, dit-il, des prétendues bénédictions de la réforme, prospérité du peuple, floraison de la science, lumières, rationalisme, liberté de conscience, etc. Les faits présentés par moi ne fournissent aucune preuve historique de ces bénédictions ; ils montrent bien plutôt, comme je le crois, d’une façon irréfutable, que ce ne sont pas ces bénédictions, mais le contraire qui est sorti des troubles religieux, de la séparation des églises et du déchirement de notre peuple en divers partis confessionnels[33]. » Rien de plus exact, ce semble, pour l’époque même ; mais ne convient-il pas de faire quelques réserves quant à l’avenir ? M. Janssen ne nous a pas encore donné ses conclusions ; le passage que nous venons de citer ne laisse guère espérer des atténuations à un jugement si absolu, vrai pour le XVIe et en partie pour le XVIIe siècle, contestable ensuite, lorsqu’on a vu se produire d’autres conséquences de la réforme. Elle présente à ses débuts le caractère des révolutions, qui est de briser les liens de l’ordre social, de rendre les hommes à leurs instincts de tigres et de singes. La religion, qui s’allie aisément à toutes les passions humaines, achève d’exaspérer la lutte. Le cours de la civilisation se trouve ainsi interrompu, et l’Allemagne sortira de sa révolution épuisée pour des siècles. Mais, à la longue, la réforme portera ses fruits. Il est permis à un catholique de voir dans l’inspiration individuelle et la liberté d’examen des fruits amers et vénéneux. Mais on ne peut méconnaître que c’est grâce à la réforme et sous le coup de l’attaque que le catholicisme s’est purifié dans sa discipline, renouvelé, rajeuni, comme aussi la société protestante s’est organisée avec une rigidité piétiste, une puritaine sévérité de mœurs telles que voltaire a pu dire : « Zwingle et Calvin ont ouvert les couvens, pour transformer en un couvent la société humaine. » Même des sectes communistes, sauvages et sanguinaires comme celle des anabaptistes, sont devenues inoffensives, douces, vouées au bien. On a vu se produire les effets de la liberté chrétienne. D’idéal universellement imposé, la religion est devenue un idéal individuel, une tutelle d’autant plus salutaire qu’elle est librement acceptée ; les sociétés modernes ne poursuivent que des buts purement terrestres, et laissent à chacun de leurs membres le soin de choisir dans la variété des confessions et des systèmes une base plus haute de moralité. A la domination exclusive, absolue du catholicisme, et, selon le langage des économistes, au monopole religieux, s’est substituée la libre concurrence entre les églises, une rivalité de charité et de zèle dans l’accomplissement des devoirs sociaux.

Nulle part M. Janssen ne nous laisse entrevoir ce principe de la liberté chrétienne, introduit par la réforme, et qui en était l’âme cachée. Car les révolutions qui ont de si durables effets sont doubles ; et l’on peut appliquer à celle du XVIe siècle ce qu’un des adversaires de la nôtre, cité comme le plus clairvoyant, Mallet du Pan, écrivait : « Il s’est fait deux révolutions, l’une morale dans les esprits, qu’elle a pénétrés de vérités et de demi-vérités dont le fondement restera ; l’autre, scélérate et barbare, sera plus facile à extirper, une fois la force sortie de ses mains. » Les crimes et les maux s’atténuent, puis pâlissent dans la mémoire des hommes ; les bienfaits seuls subsistent, et l’on en reporte tout le mérite aux premières origines troublées et aux initiateurs, eussent-ils vécu dans l’incertitude et fini dans le découragement de leur œuvre, à laquelle se sont mêlés bien des traits équivoques, bien des motifs mesquins. Ainsi se forme la légende, seule forme vivante de l’histoire dans la conscience d’un peuple.

De son propre aveu, M. Janssen s’est proposé de détruire cette légende, et l’on a présenté son histoire comme un coup porté au cœur même du protestantisme. Mais les religions et les légendes ont la vie dure. Son œuvre n’est pas moins justifiée en tant que réponse pleine de force à ces apologies excessives du protestantisme qu’on a vues se produire en Allemagne, à l’époque du Culturkampf. L’historien a revendiqué avec éclat contre un rationalisme étroit la juste part du catholicisme dans l’œuvre commune. L’Allemagne ne s’est, en effet, retrouvée elle-même, vers la fin du siècle dernier, qu’après que le génie du moyen âge lui a été révélé par Herder et par Goethe ; elle n’a préparé son unité dans l’avenir qu’après l’avoir découverte dans son passé.

Enfin, l’histoire de M. Janssen a une portée philosophique : en se livrant à une minutieuse enquête sur les guerres et les troubles civils du XVIe siècle, M. Janssen nous fait connaître jusque dans le moindre détail l’abominable et nauséabonde cuisine des révolutions qui s’imposent par la terreur. Il a dressé l’inventaire de l’énorme enjeu, de tout ce qui a été dévoré, détruit sans retour, tant de richesses, tant d’œuvres d’art, tant de monumens à jamais perdus, tant de cruautés, tant de crimes impunis, tant de souffrances et de misères infligées aux générations qui suivent. Et il nous suggère cette réflexion : combien il est à souhaiter que les hommes changent de nature, qu’ils accomplissent désormais leurs révolutions à l’eau de rose en guise de sang, par évolution lente, par transition ménagée, et qu’ils laissent le soin de les préparer aux congrès, aux conciles et aux académies des sciences morales et politiques !

Dans la préface qu’il a écrite pour la traduction française de l’Allemagne à la fin du moyen âge, le regretté M. Heinrich rapproche M. Janssen de M. Taine : même conception réaliste de l’histoire, même façon de grouper les faits en vue d’une démonstration générale, même souci des preuves, même scrupule des sources, ajoutons chez M. Taine l’éclat du style, la souveraine originalité. Coïncidence remarquable, les ouvrages des deux historiens, sur les deux révolutions nationales, ont obtenu le même nombre considérable d’éditions, quinze et au-delà, pour chaque volume. Le Luther de M. Janssen a fait le même bruit que le Napoléon de M. Taine. Une chose les distingue toutefois, dans le genre de succès qu’ils ont obtenu, sans parler de l’opposition des doctrines fondamentales, c’est que M. Taine, dénoncé à cause de ces doctrines mêmes, du haut de la tribune française, par les apôtres de l’ordre moral, puis anathématisé par les jacobins, finalement excommunié par les bonapartistes, réalise à merveille le parfait historien selon Bayle, qui doit déplaire expressément à tous les partis, a parce que c’est la preuve qu’il ne flatte et n’épargne nul. » M. Janssen, au contraire, a excité la joie des uns et la fureur des autres ; cela seul suffirait à le rendre suspect de partialité. Il est tout naturel qu’étant catholique[34], il traite l’un des partis avec indulgence et prédilection, et que chez l’autre parti il voie le mal sans mélange. Ce qui manque à sa tragédie du XVIe siècle, c’est le chœur, qui tienne la balance entre les deux, et l’arbitrage, qui nous dise le mal, mais aussi le bien.


J. BOURDEAU.

  1. L’Organisation du travail, p. 51.
  2. L’État politique de l’Allemagne, par Ernest Lavisse. (Revue du 1er juillet 1887, p. 145.)
  3. vol. Ier, p. 70.
  4. Proudhon admire pareillement cette sévérité de vie des artistes d’autrefois. Il les compare à a la gent lettrée et artistique d’aujourd’hui, à part d’honorables exceptions, peu vertueuse, peu amie du droit, peu exemplaire dans ses mœurs. De là la vie de bohème. Ce n’est pas ainsi qu’en usaient Dürer, Rembrandt. » (La Pornocratie, ou les Femmes dans les temps modernes, p. 229.)
  5. Tome Ier, traduction française, p. 214.
  6. « C’est un des derniers et des plus remarquables monumens de l’art allemand au moyen âge. » (I, p. 128.)
  7. La nourriture des Gaulois d’avant César consistait « généralement en un peu de pain et beaucoup de viandes bouillies, grillées ou rôties. » (Athénée, Deipnosophistes, IV, 13) ; et celle des Germains du temps de Tacite « en fruits sauvages, venaison nouvelle et lait caillé. » (Germanie, 23.) En induira-t-on pour cela que les Gaulois et les Germains jouissaient de plus de bien-être que les Français ou les Allemands de nos jours ! — De même pour les bains, l’usage du linge, universel aujourd’hui, les rend moins indispensables aux classes pauvres.
  8. M. Jallifier sur M. Janssen. (Journal des Débats des 13 et 15 septembre 1887.)
  9. Traduction française, p. 185.
  10. There is a very life in our despair,
    Vitality of poison…
    (Byron, Childe Harold.)
  11. « C’est à partir du XVIe siècle que la tendance au suicide devient plus prononcée. Cette recrudescence se lie au retour des études vers l’antiquité, au relâchement des croyances religieuses, à la liberté d’examen… » (Du suicide, par À. Brierro de Boismont. Paris, 1856, p. 32.)
  12. « Je ne sais, dit M. de Ranke, auquel nous empruntons ce passage, si un homme de saine raison, non égara par quelque chimère, peut désirer sérieusement que cet état de choses fût resté en Europe inébranlable et immuable. »
  13. « De tous les siècles, le XVIe est sans doute celui où l’esprit humain a déployé le plus d’énergie et d’activité en tous sens : c’est le siècle créateur par excellence. La règle lui manque, il est vrai : c’est un taillis épais et luxuriant où l’art n’a point encore dessiné des allées. Mais quelle fécondité ! quel siècle que celui de Luther et de Raphaël, de Michel-Ange et de l’Arioste, d’Ulric de Hutten et d’Érasme, de Cardan et de Copernic ! Tout s’y fonde : philologie, mathématiques ; astronomie, sciences physiques, philosophie. Eh bien ! ce siècle admirable, où se constitue définitivement l’esprit moderne, est le siècle de la lutte de tous contre tous : luttes religieuses, luttes politiques, luttes littéraires, luttes scientifiques. » (Renan, Questions contemporaines, p. 298.)
  14. Il voyait, disait-il, le diable sous toutes les figures, « une truie, un bouchon de paille enflammé, un sanglier, une étoile, etc. » (II, 175.) — « Vers la fin de sa vie, le diable ne lui laissait de repos ni jour ni nuit, les combats de nuit qu’il soutenait contre lui l’épuisaient et l’anéantissaient au point qu’il pouvait à peine haleter et reprendre haleine. » (III, 547.)
  15. « Comme les âniers qui ont besoin d’être tout le temps sur le dos de leurs bêtes, de les pousser à coups de bâton, sans quoi elles ne marchent pas ; de même le souverain doit pousser, battre, étrangler, pendre, brûler, décapiter, mettre sur la roue le peuple, Herr Omnes, pour qu’il le craigne et qu’il soit tenu en bride,. » (II, 276.) — Il s’agissait, il est vrai, de réprimer les horreurs de la guerre des paysans. Mais ce n’est pas là le langage d’un apôtre. Luther se montrait favorable au rétablissement du servage.
  16. « Le Tibre à Rome avait, disait-on, rejeté une monstrueuse bête, qui avait une tête d’âne, une gorge et un ventre de femme, un pied de bœuf, un pied d’éléphant en guise de main droite, des écailles de poisson aux jambes et une tête de dragon dans le dos… » Ces bêtes merveilleuses excitèrent l’effroi dans le peuple, et Luther et Mélanchthon se firent forts de les lui expliquer. » (II, 281.)
  17. « On a souvent cité les mots de Luther en réponse à la critique qu’on lui faisait d’avoir intercalé le mot seulement dans le passage suivant de l’épître aux Romains (3, 28) : « Car nous devons reconnaître que l’homme est seulement justifié par la foi, sans les œuvres de la loi. » — Si un nouveau papiste, écrit-il à ce propos, veut se formaliser du mot sola, seulement. Je me borne à lui répondre : Le docteur Martin Luther veut qu’il en soit ainsi et dit : Papiste et âne ne font qu’un ; sic volo, sic jubeo, sit pro ratione voluntas, car nous ne voulons être ni les élèves ni les disciples des papistes, mais leurs maîtres et leurs juges, et nous voulons nous vanter et nous glorifier avec ces têtes d’ânes. » (II, 198.)
  18. « Il se déclarait prêt à brûler les sorcières de sa propre main, (II, 75.) Il disait des juifs : « Qu’on incendie leurs synagogues ou leurs écoles, et qu’on y ajoute, si l’on peut, du soufre et de la poix, et si l’on pouvait aussi y jeter le feu de l’enfer, ce serait bon… Qu’on leur prenne tout leur argent,.. et, si cela ne suffit pas, qu’on les chasse du pays comme des chiens enragés. » (II, 179.) — Pirkheimer, pourtant favorable à la réforme, un début, considérait Luther comme fou, à cause de la violence de son langage. (II, 179.)
  19. « Je vous fais savoir, écrit-il de Weimar à sa ménagère, que je vais bien ici ; je dévore comme un bohémien et je bois comme un Allemand, grâces en soient rendues à Dieu. Amen. » (III, 436.)
  20. « Il avouait qu’il ne pouvait prier sans maudire, (III, 543.) — « Il voudrait, disait-il, se laver les mains dans le sang des papes, des cardinaux et de la Sodome romaine. » (An meine Kritiker, p. 113.) Il n’est donc pas exact de dire, comme le fait Michelet (Précis d’histoire moderne, p. 161) : « Luther, tout en soulevant les passions du peuple, défendait l’emploi de toute autre arme que celle de la parole. »
  21. « Qui aurait voulu commencer à prêcher, si nous avions prévu qu’il en résulterait tant de malheurs, de séditions, de colères, de blasphèmes, d’ingratitude et de méchanceté ? » (III, 545.)
  22. « Nous vivons dans Sodome et dans Babylone, écrit-il à la fin de sa vie au prince George d’Annalt ; tout empire chaque jour. » (III, 545.)
  23. Le mot qu’il emploie est encore plus énergique. (Die H… des Teufels, II, 578.)
  24. « An meine Kritiker, 16e édition, 1884… — Ein zweites Wort an même Kritiker, 16e édition, 1884.
  25. M. Janssen s’est toujours montré patriote exalté. Dans une éloquente brochure sur les Convoitises de la France au-delà du Rhin, il faisait un pressant appel à l’unité allemande.
  26. . An meine Kritiker, p. 222.
  27. An meine Kritiker, p. 121.
  28. Ibid., p. 129.
  29. An meine Kritiker, p, 3.
  30. « Comme tout homme affligé de vains scrupules, il ne voyait en lui-même que péché, en Dieu rien que colère et vengeance. » (Tome II, p. 70.)
  31. Taine, Littérature anglaise, tome II ; la Renaissance chrétienne.
  32. Sainte-Beuve, Causeries du lundi, Ii, 240.
  33. An même Kritikter, p. 100.
  34. Originaire de Westphalie, la Bretagne allemande, M. Janssen est chanoine, Domherr, comme l’était M. Döllinger. Léon XIII a, dit-on, donné à son ouvrage la plus entière approbation ; on désigne l’historien de la Réforme parmi les futurs cardinaux. Le bruit courait que le pape avait été prié d’user de son autorité pour que l’auteur interrompit cette histoire, à cause des polémiques qu’elle soulève en Allemagne, et des divisions plus ardentes qu’elle suscite entre les sujets catholiques et protestans de l’empereur.