Un Grand Musicien réaliste - Moussorgski

UN
GRAND MUSICIEN RÉALISTE

MOUSSORGSKI


Œuvres de Moussorgski : chez Bélaieff (Saint-Pétersbourg et Leipzig) et chez Bessel (Saint-Pétersbourg et Moscou). — Précis de l’Histoire de la musique russe ; 1 vol. chez Fischbacher ; Histoire de la musique en Russie ; 1 vol. chez May (Société française d’éditions d’art), par M. Albert Soubies. — Moussorgski ; 1 vol. (Société du Mercure de France), par M. Pierre d’Alheim.


« Voici venir le Scythe, le vrai Scythe, qui va révolutionner toutes nos habitudes. » M. de Vogué présentait ainsi naguère à ses lecteurs l’écrivain de Crime et Châtiment et des Souvenirs de la maison des morts : Dostoïevski le terrible. Après l’éloquent interprète de l’âme russe, qui l’a découverte sous les mots, nous voudrions essayer, pour la seconde fois[1], de la chercher dans les sons, et de l’y trouver pareille. C’est un musicien terrible aussi que nous vous annonçons aujourd’hui. A son tour, d’une voix plus humble, un plus modeste guide vous convie « à une promenade toujours triste, souvent effrayante, parfois funèbre. »

Dans cette œuvre de propagande, nous ne sommes pas l’ouvrier de la première heure et nous devons avant tout offrir nos hommages et nos remerciemens à ceux qui ne nous ont pas seulement devancé, mais initié.

« Moussorgski, écrivait-on en 1893, douze ans après sa mort, Moussorgski appartient à la race des musiciens chez qui la sève est généreuse et qui poussent le tempérament jusqu’à l’intempérance. Il est mélodiste, et chez lui la mélodie déborde même parfois avec une vigueur inouïe. Son harmonie n’est pas toujours correcte, mais elle est généralement d’une saveur neuve et forte, souvent voisine de l’âcreté. Sa modulation excède volontiers toutes les règles et cause quelquefois plus d’étonnement que de plaisir. Il n’était point de ceux qui se modèrent, et la faculté inventive et imaginative était chez lui beaucoup plus développée que l’aptitude à se critiquer soi-même. Il est, en somme, fréquemment, une sorte de « réaliste, » ou de « naturaliste, » enclin à la violence et à la brutalité. Mais, chez lui, que d’éclat et de puissance, et combien on doit regretter qu’il ait disparu prématurément ! » En parlant ainsi, dans son Précis de l’Histoire de la musique russe, du maître de Boris Godounof et de la Chambre d’enfans, l’un de nos plus sages confrères, M. Albert Soubies, a parlé sagement.

Trois ans plus tard, un autre a parlé chaudement. Conférencier, biographe et traducteur, M. Pierre d’Alheim, en 1896, s’est déclaré le champion, ou mieux l’apôtre de Moussorgski. Non content de lui consacrer une partie de son temps et de son œuvre, à son foyer même il a trouvé et formé pour son musicien préféré une admirable interprète. Ce couple d’artistes a fait ainsi, du soin d’un génie inconnu, un devoir et comme un bien de communauté. Ils l’ont glorifié tous deux : lui, par ses discours et par ses écrits ; elle, plus éloquente encore, par ses chants.

Je n’oublierai jamais le jour où l’un et l’autre ils me l’ont révélé. C’était un jour d’hiver, dans un modeste logis. La belle voix féminine commença de chanter. Elle chanta d’abord un fragment de l’opéra Khovantchina : La divination par l’eau. Lentement, en des mots inconnus et qu’on me traduisait tout bas, à mesure ; en des notes étrangères aussi, mais qui se comprenaient d’elles-mêmes, une cantilène mélancolique annonçait à je ne sais quel héros un funeste avenir. Quand la chanteuse eut achevé, elle se tut quelques instans, puis elle reprit. Cette fois, la joie éclairait son visage, animait sa voix : une joie hardie et presque mauvaise. Sur des rythmes sauvages, elle entonnait, des refrains de paysanne et d’amoureuse. Vinrent ensuite d’héroïques ballades, des hymnes d’un éclat sinistre et d’une rudesse atroce : hymnes de guerre, de sang et de mort.. D’autres leur succédèrent, encore plus intimes et peut-être plus poignans. Après les tueries grandioses, la voix disait les humbles douleurs, les deuils familiers, et les petits enfans mourant entre les bras des mères. Enfin, sur un lit d’hôpital, nous entendîmes gémir et mourir lui-même, abandonné, méconnu, le musicien de tant de morts. « Murs tout blancs, murs blafards, » soupirait la voix agonisante, et vraiment alors il nous sembla qu’entre les murs aussi de cette chambre s’était condensée toute la beauté de l’étrange musique, et toute son horreur.


I

Modeste-Petrovich Moussorgski naquit le 16/28 mars 1839 dans un village du centre de la Russie. Il fut un enfant heureux. Il aimait de tout son cœur la campagne, qu’il habitait, les contes que sa nourrice lui contait sans trêve, et la musique, que ses parens, musiciens eux-mêmes, ne lui défendaient point d’aimer. Souvent il s’approchait du piano, « se juchait sur le tabouret et, frappant les touches au hasard, il écoutait parler Baba-Yaga, Kotchéi l’immortel, Ivan Tzarévitch[2]. » Avant sa dixième année, le petit garçon fut en état de jouer des morceaux faciles de Liszt et même, avec succès, un concerto de Field.

Ses parens l’emmenèrent alors à Saint-Pétersbourg. Il y continua brillamment ses études musicales, tout en se préparante la carrière militaire. Les musiciens ont coutume, en Russie, de n’être pas seulement des musiciens : Borodine était chimiste et médecin militaire ; M. Rimsky-Korsakof a servi d’abord dans la marine, et M. César Cui, ingénieur, enseigna la fortification. Elève de l’école Pierre et Paul, puis de l’école des Porte-Enseigne, c’est à ses camarades que Moussorgski dédia sa première composition : Porte-Enseigne polka. En 1856, il entrait, avec l’épaulette, au régiment de Préobrajenski.

Plus âgé que lui de cinq ans, Borodine le vit alors pour la première fois. « Je venais, a-t-il raconté, d’être nommé médecin militaire. Moussorgski était âgé de dix-sept ans. Cette rencontre eut lieu à l’hôpital, où nous étions tous deux de service. Nous nous trouvions dans une chambre commune, aussi triste pour l’un que pour l’autre. Eprouvant tous deux le même besoin d’expansion, nous nous mîmes à causer et nous ne tardâmes pas à sympathiser. Le même soir, nous fûmes invités chez le médecin principal de l’hôpital. M. Popof avait une fille à marier et invitait souvent les médecins et les officiers de service.

« Moussorgski était ce qu’on appelle un bel officier, élégant de personne et de mise : petits pieds, chevelure soignée, ongles corrects, mains aristocratiques, maintien distingué, conversation recherchée. Il parlait du bout des lèvres et parsemait son discours de phrases françaises, un peu prétentieusement. Il y avait bien dans tout cela une nuance de fatuité, mais très fugitive et tempérée par une éducation tout à fait distinguée. Choyé des dames, il se mettait au piano pour jouer avec grâce et douceur des fragmens du Trovatore ou de la Traviata, ravi d’entendre son auditoire féminin chuchoter en chœur ses louanges[3]. »

Le portrait surprend un peu. Ce n’est pas ainsi qu’on se figure Moussorgski d’après ses œuvres. On imagine malaisément sous l’aspect d’un amateur de salon, d’un petit-maître, parlant « du bout des lèvres, » le maître sauvage, qui chanta du fond de son âme, de son âme sombre et. désolée. Un seul détail n’étonne pas et semble un présage : cette première entrevue à l’hôpital, entre les « murs tout blancs, murs blafards » d’une chambre pareille à celle où Moussorgski devait mourir un jour.

La vie militaire ne tarda pas à lui peser. Il craignait qu’elle n’étouffât en lui une autre vie, qu’il sentait s’éveiller et brûlait de répandre. Introduit chez Dargomijski, le fondateur et le chef de l’école russe contemporaine, il y rencontra Balakiref et M. César Cui. Le premier allait devenir son professeur de composition et d’harmonie ; l’un et l’autre, avec M. Rimsky-Korsakof, devaient être ses amis fidèles. Je n’ajouterai pas : ses rivaux ; car on assure que les musiciens russes, originaux en tout, ne connaissent point, l’envie.

La famille de Moussorgski, ses camarades eux-mêmes, rengageaient fort à ne pas donner sa démission.

« Lermontof, lui dit un jour M. Stasof, le critique. Lermontof n’a-t-il pu, tout grand poète qu’il était, rester officier de hussards et faire son devoir comme un autre ? Les revues, les exercices, les gardes ne tuent pas le talent.

— Lermontof et moi, rétorqua Moussorgski avec humeur, cela fait deux. C’était peut-être un homme à accommodemens. Moi, je ne le suis certainement pas. Le service m’empêche de travailler comme il faut[4]. »

Il quitta donc le service. En 1859, Borodine le rencontra pour la seconde fois. « Ce n’était plus le bel adolescent que j’avais connu chez. Popof. Il avait pris de l’embonpoint et perdu sa belle prestance. Il avait cependant conservé le même soin de sa personne. Ses manières d’être n’avaient pas changé, et sa fatuité’ avait même atteint peut-être un degré de plus. Présentés l’un à l’autre, nous n’eûmes pas de peine à nous reconnaître.

Moussorgski m’avoua qu’il n’avait donné sa démission que pour s’occuper de musique. Ce fut notre principal sujet de conversation. J’étais alors enthousiaste de Mendelssohn ; Schumann m’était inconnu. Moussorgski fréquentait déjà Balakiref et avait la tête pleine d’une foule d’œuvres nouvelles dont je n’avais aucune idée.

On nous pria d’exécuter à quatre mains la symphonie de Mendelssohn en la mineur. Moussorgski fit d’abord quelques difficultés et demanda qu’on lui fît grâce de l’andante, qui, d’après lui, n’était pas symphonique et ressemblait plutôt à une romance sans paroles, orchestrée.

Nous jouâmes la première partie et le scherzo. Moussorgski se mit ensuite à parler avec enthousiasme des symphonies de Schumann. Il joua des fragmens de la symphonie en mi bémol majeur, puis s’arrêta court en disant : « Ici commencent les mathématiques. »

Tout cela était très nouveau pour moi et me séduisit tout d’abord. Voyant que j’y prenais goût, il exécuta d’autres œuvres récentes, et je ne tardai pas à apprendre que lui-même était compositeur, ce qui ne fit qu’augmenter l’intérêt que sa personnalité ; éveillait en moi. Il me joua un scherzo de sa composition ; mais, arrivé au trio, il murmura entre ses dents : « Ceci est oriental. »

Ces formes musicales, nouvelles pour moi, m’étonnaient. Je ne puis dire que j’y pris tout d’abord grand plaisir. J’étais déconcerté ; mais, à force d’écouter, je ne tardai pas à les apprécier et à y trouver un certain charme[5]. »

Moussorgski s’étiiit vainement flatté d’être libre. Il allait connaître de pires servitudes que la servitude militaire : celles de la maladie et de la pauvreté. Sensible et nerveux à l’excès, il se cherchait lui-même et ne se trouvait pas. Promenant entre Pétersbourg et la campagne son éternelle inquiétude, tantôt il maudissait les champs et tantôt la ville. Il avait beau ne vivre que pour la musique, il ne réussissait pas à vivre d’elle. Il dut prendre un modeste et vulgaire emploi. Sa mère était morte, et son mal physique s’aggravait. Il habitait avec quelques amis, employés comme lui. Ils avaient surnommé leur association « la Commune, » en l’honneur d’un livre que le socialiste Tchernichewsky venait de publier[6].

En 1866, de plus en plus malade, Moussorgski finit par céder aux instances de son frère et de sa belle-sœur, qui s’étaient installés à la campagne. Il quitta « la Commune » et les rejoignit. Les deux années qu’il passa près d’eux furent les meilleures et peut-être les seules tranquilles et vraiment libres de sa vie. Revenu à Pétersbourg, il trouva l’hospitalité chez des amis et, dans de nouveaux bureaux, une nouvelle place. Sa musique demeurait ignorée. De 1868 à 1870, des fragmens de Boris Godounof, exécutés dans l’intimité, provoquèrent pourtant le plus vif enthousiasme. Dargomijski rayonnait et promettait à Moussorgski la gloire. Elle ne vint pas remanié, mutilé, mais représenté enfin, pendant l’hiver de 1874, Boris ne fut apprécié que par la jeunesse. A vrai dire, il le fut dignement. Pendant quelques semaines, on put « rencontrer, la nuit, sur le pont de la Liteïnaïa, des groupes de jeunes gens qui chantaient le chœur du peuple au dernier acte[7]. » De jeunes mains aussi, féminines, avaient tressé. pour Moussorgski des couronnes, où se lisaient ces mots : « Gloire à toi pour Boris ! — La Force s’est révélée. — Vers les rivages nouveaux ! » Mais les couronnes « furent interceptées et ne parvinrent à Moussorgski que quelques jours plus tard[8]. » La Force fit peur sans doute, et les « rivages nouveaux » ne furent témoins que d’un glorieux naufrage. Au bout d’une vingtaine de représentations, Boris disparut.

Moussorgski ne désespéra pas, mais son espoir fut court. La maladie et la pauvreté le serraient de plus près chaque jour. Il dut accepter un troisième et dernier emploi, misérable comme les autres, et qu’il ne put même pas conserver. Il eut reprit au loin une tournée de concerts, qui ne réussit point à le sauver. Il revint épuisé de fatigue. « Les hommes qui lui avaient donné des épaulettes et trois bureaux avec de la sandaraque le gratifièrent d’un lit à l’hôpital militaire Nicolas. Moussorgski est mort là, le 10/28 mars 1881, âgé de quarante-deux ans[9]. »


II

Musicien réaliste, avons-nous dit. Mais d’abord qu’est-ce à dire, ou, si cela s’entend de soi-même, peut-on le dire d’un musicien ? On le peut, croyons-nous, pour une raison générale et de plusieurs façons particulières, que nous essayerons de définir et de justifier.

Dans un beau livre, auquel nous revenons volontiers, l’Art et la Nature, Cherbuliez a écrit : « Tout art est une protestation contre la nature qu’il imite : mais, selon les cas ou les tempéramens, on imite ou on proteste davantage… Les uns sont plus préoccupés du caractère, les autres attachent plus de prix à l’harmonie. » C’est parmi les premiers qu’il faut ranger Moussorgski. Le grand musicien russe a surtout imité.

Mais la musique imite-t-elle, et qu’est-ce donc qu’elle imite ? Non pas sans doute les formes physiques. J’entends par là celles du corps humain et celles-là seulement ; car les autres, celles de la nature, ne lui sont point interdites et des paysages comptent parmi ses chefs-d’œuvre immortels. Ce que la musique imite surtout, c’est nous-mêmes : c’est le sentiment, la passion, lame enfin, imitable par les sons plus directement encore que par les paroles, par le relief, les lignes et les couleurs ; l’âme, dont l’imitation confère à la musique le droit de se dire et d’être en effet réaliste, parce que l’âme, en même temps que la plus idéale, est aussi la plus vraie et la plus vivante, en un mot la plus réelle des réalités.

Je n’oublie pas qu’il faut distinguer. L’expression de la sensibilité n’est pas toute la. musique, et toute musique n’est pas expressive au même degré. Beethoven écrivait à Bettina : « La musique est esprit et elle est âme. » Dans sa nature et dans sa beauté, l’un ou l’autre élément ne saurait faire entièrement défaut. La musique ne se conçoit ni sans intelligence ni sans cœur, et pas plus qu’insensée elle ne saurait être indifférente. Fut-ce dans l’ordre de la musique sans paroles, celle que Hegel nomme la musique pure, il n’est guère de chefs-d’œuvre impassibles, et par les sonates, les symphonies et quelquefois les fugues elles-mêmes, l’âme autant que la raison d’un Mozart, d’un Beethoven ou d’un Bach, a parlé.

La musique pure exprime le sentiment abstrait et dans son essence. Elle crée des trésors de vérité et d’humanité, mais d’une humanité pour ainsi dire anonyme, impersonnelle et flottante. Un idéalisme supérieur la domine toujours. Tout autre est la condition de la musique chantée ou dramatique. A celle-ci, la parole et l’action permettent, que dis-je ? commandent plus de précision et. de particularité. Tandis que la musique pure est idéaliste parce qu’elle généralise, la musique de chant ou de théâtre est réaliste parce qu’elle spécifie. Au lieu de représenter le sentiment en soi, c’est en nous : en quelques-uns, en chacun d’entre nous qu’elle le détermine et le personnifie.

L’œuvre de Moussorgski ne comprend que très peu de musique instrumentale. Le catalogue dressé par son biographe renferme seulement quelques pièces d’orchestre ou de piano. Trois ou quatre, au plus, ne portent pas de titre. Les autres, en petit nombre d’ailleurs, ont toujours pour sujet soit une idée, soit un fait extra-musical. L’Impromptu passionné (1859) a été composé sous l’impression de la lecture du roman de Herzen : A qui la faute ? thèse en faveur de l’amour libre. Le manuscrit porte en marge : « Souvenir de Beltof et de Liouba des héros du roman)[10]. » Voici, d’après Moussorgski lui-même, l’origine d’un Intermezzo d’abord écrit pour piano, puis instrumenté et dédié à Borodino. A la campagne, par un beau jour d’hiver, le musicien vit passer, glissant et trébuchant sur la neige, un groupe de paysans : « Tout cela, dit-il, était à la fois beau, pittoresque, sérieux et drôle. Tout à coup parut, sur une route unie, une troupe de jeunes femmes ; elles marchaient gaiement, sans peine, en chantant et en riant. Ce tableau se grava dans ma tête sous une forme musicale et, très inconsciemment, j’eus l’idée de la première mélodie, à la Bach ; les rires joyeux des femmes se présentèrent à moi sous la forme de la mélodie qui m’a servi plus tard pour le trio[11]. » De même, la pièce symphonique intitulée : Une Nuit sur le Mont-Chauve, exécutée aux concerts de l’Exposition universelle de Paris en 1889, fut inspirée par une légende populaire de la Petite-Russie.

Ce ne sont là que les abords on les détails de l’œuvre de Moussorgski. Au centre, au fond, cette œuvre est lyrique et dramatique. Elle comprend un grand nombre de lieder ou de poèmes chantés (chansons ou dits populaires) ; un cycle de mélodies pour piano et chant : la Chambre d’enfans, et deux opéras, Boris Godounof et Khovantchina.

Moussorgski, nous l’avons vu, ressentit de bonne heure un attrait dominant pour la musique représentative. Ce qu’il aimait d’instinct ; ce qu’il cherchait, de ses doigts d’enfant, sur les touches blanches et noires, ce n’était pas les sons eux-mêmes et pour eux-mêmes, pour la beauté spécifique de leur succession ou de leur mélange : c’était les personnages familiers que les sons évoquaient devant lui : Kotchéi, Baba-Yaga, le tsarévich Ivan. Plus tard, son mot sur Schumann, sur le Schumann des symphonies : « Ici commencent les mathématiques, » trahit encore son peu de goût pour la musique pure. Nous pouvons donc appeler musicien réaliste, celui qui, dans la musique, préféra toujours à la mystérieuse ouvrière d’idéal, l’interprète, ou plus strictement l’imitatrice de la réalité.

Parmi les sujets d’opéras, Moussorgski devait infailliblement choisir, comme plus réels et plus concrets, des sujets historiques et nationaux. Aussi bien, depuis Glinka, cette prédilection est devenue un trait commun aux artistes de sa race. Borodine parlait au nom de ses camarades quand il a parlé ainsi : « Nous autres Russes, nous aimons à retremper notre patriotisme aux sources mêmes de notre histoire et à voir revivre sur la scène les origines de notre nationalité. » Le musicien de Boris Godounof et de Khovantchina s’est inspiré de cet amour. Il a, dans ses deux opéras, chanté le passé de son étrange, mystique et sauvage Russie. Politique et religieux, populaire et soldatesque, le drame de Khovantchina (le complot des Khovanski) met aux prises les partis ou les sectes qui se disputèrent l’influence pendant la minorité de Pierre le Grand et la régence de la tsarevna Sophie. La foule — je dirais volontiers, à l’antique : le chœur — qui joue un rôle capital dans les deux opéras de Moussorgski, le chœur est représenté dans Khovantchina par une sorte de milice ou de garde prétorienne, les streltsy, et par les raskolniki ou vieux croyans, dont la défaite et le martyre fait à l’œuvre un héroïque dénouement. Quand à Boris Godounof (d’après le drame de Pouchkine), c’est l’histoire de deux usurpateurs : Boris, l’assassin de l’héritier légitime, et Grégoire, un imposteur, un moine échappé de son couvent, qui succède à Boris, mort à son tour, sous le nom de Dimitri, le tsarévich assassiné.

Historique et national, ces deux caractères font de l’opéra de Moussorgski un opéra réaliste. Les événemens qui composèrent la destinée d’une nation et qui remplissent ses annales ; le passé de la patrie, fût-il éloigné par le temps, reste, par l’intérêt qu’il continue d’inspirer, prochain et presque présent. Si l’histoire n’a pas toujours la poésie de la légende et la grandeur du symbole, elle possède au moins cet avantage, qu’elle est véritable, qu’elle est, comme on dit familièrement, « arrivée, » et dans la musique où lui-même il revit, un peuple trouve naturellement plus personnelle et plus profonde l’impression de la réalité.

Sans compter que Moussorgski n’emprunte pas à l’histoire l’apparence ou le décor, la couleur superficielle, et souvent artificielle aussi, des temps ou des lieux. Une œuvre comme Boris n’est pas historique à l’extérieur seulement : par une mise en scène de tradition et de convention, par les costumes et les cortèges, par la marche obligée du couronnement ou des funérailles. Le génie du musicien va plus avant : jusqu’au fond, jusqu’à la nature et à la vérité. Tous les personnages de l’histoire, dans ses deux opéras, lui sont bons, comme, dans ses lieder, tous les personnages de la vie. Si les petits et les misérables : les soldats, les paysans, les enfans, les idiots même l’attirent, les héros ne lui font pas peur. C’est un admirable portrait que la figure musicale de Boris. En deux ou trois scènes, surtout dans la scène de la mort, avec une incomparable puissance d’évocation, Moussorgski restitue non pas l’aspect, ou la condition, mais le caractère et lame du tsar meurtrier. On comprend qu’à la première représentation de Boris une voix ait crié : « Voilà l’histoire ressuscitée ! Voilà l’histoire vraie et vivante ! »

Réaliste, la musique de Moussorgski l’est encore, parce qu’elle nous cause, avec une énergie peu commune, l’impression directe et comme immédiate de la réalité. Entre nous et les choses, ou les êtres, que cette musique manifeste, nous ne sentons pas en quelque sorte l’intermédiaire, le signe, ou les espèces, comme dirait la théologie. La présence réelle nous est à peine voilée. On songe au mot de Gogol, cet autre grand réaliste, dont Moussorgski commença de mettre en musique une comédie, la Marieuse : « J’ai poursuivi la vie dans sa réalité, non dans les rêves de l’imagination, et je suis arrivé ainsi à Celui qui est la source de la vie. » Moussorgski, pour atteindre au même but, a pris le même chemin. « J’observe, disait-il lui-même, à bout portant. » L’arrangement, l’accommodation ou la soumission à des lois supérieures, à un ordre idéal, tout cela sans doute existe, mais dissimulé, peut-être inconscient, dans un art qui transcrit beaucoup plus qu’il ne transforme ou ne transfigure. La vérité, la nature nous apparaît ici face à face ; elle nous parle sans interprète et de tout près. Elle nous touche au vif, et d’une touche si rude, quelle nous meurtrit et nous blesse, quelquefois jusqu’au sang. Il semble que la grandeur et l’originalité de cet art consiste surtout à réduire, si ce n’est à supprimer l’appareil et l’apparence même de l’art. Que dis-je ? l’art, le talent sont ici des mots dont on ose à peine se servir ; mieux vaudrait ne parler que d’instinct, ou de génie. Comme l’instinct, cela est fort, parfois innocent et pieux ; plus souvent brutal, atroce même. Lui aussi, le svelte officier aux mains blanches, il eut quelque chose d’ « un moujik sur qui serait tombée l’étincelle du génie, et qui aurait été enlevé sur les sommets de l’esprit sans rien laisser en chemin de sa candeur native[12]. »

Peut-être avez-vous admiré l’été dernier, au village russe du Trocadéro, les bois sculptés par les paysans de là-bas. La musique dont je vous parle est belle d’une beauté supérieure mais analogue à la beauté de ces formes, de ces couleurs et de cette substance elle-même. Je sais des lieder de Moussorgski taillés au couteau, des scènes équarries à coups de hache. Quelquefois, dans la forêt sonore, on entend retentir la cognée : c’est le terrible bûcheron qui fait ses coupes sombres. Puis il s’empare des troncs abattus. Il les travaille et les creuse. Il les teinte de vermillon, d’azur et d’or, et, quand les primitives et grandioses figures sortent de ses mains, elles gardent la fraîche odeur du bois, de la matière russe par excellence, et ce parfum de nature que le marbre et le bronze, plus précieux et moins vivans, n’exhalent pas.

« Il y a, disait un jour M. Brunetière, des définitions qui ne sauraient être trop étroites ; il y en a d’autres dont il est bon, nécessaire même de laisser un peu flotter les termes. » Et sans doute la définition du réalisme en musique est de celles-ci. Mais de celles-ci même il n’est pas mauvais non plus que parfois on essaye au moins de serrer les termes et, s’il se peut, de les rassembler. Un de nos confrères anglais, M. Shedlock, a distingué finement, dans la musique, la practical et la poetical basis : autrement dit, la technique et le sentiment. L’une et l’autre, chez Moussorgski, présentent le même caractère ; l’une et l’autre se correspondent et se commandent. Et c’est d’abord dans la technique, c’est en chacun des élémens spécifiques de cet art que nous allons trouver l’influence et comme le sceau de la réalité.

Chez Moussorgski la mélodie elle-même est réaliste, et voici comment. Ecoutons encore Cherbuliez : « Entre deux objets similaires, le réaliste choisira celui qui semble le plus rapproché de la nature, en qui son empreinte est le plus visible. Il s’intéresse passionnément à ce qu’on pourrait appeler les formes vierges, aux existences qui gardent encore leur pureté, aux êtres qui ont été le moins modifiés par des combinaisons et des mélanges factices. » C’est dans cet ordre de choses et d’êtres, que Moussorgski choisit non seulement, comme nous le verrons bientôt, ses personnages, mais — en prenant le mot au sens musical — ses idées. Il cherche, il trouve aussi près que possible de la nature ? son modèle et son inspiration, les figures humaines et les figures sonores. Sa mélodie, comme ses héros préférés, est essentiellement populaire. En elle-même, à elle seule, elle apparaît beaucoup moins comme une œuvre de réflexion et de volonté que comme une production spontanée et libre. Elle n’a rien de la mélodie classique : ni les proportions, ni la périodicité, ni la symétrie. Elle est aussi peu que possible un organisme et un système. Elle ne se répète pas et, jamais elle ne revient sur soi. Elle chante toujours, mais rarement par couplets. Elle supporte mal qu’on la démembre ou qu’on la démonte, et, difficile à définir, elle est impossible à diviser. Elle commence et s’achève à sa guise ; elle a de singuliers départs et des cadences imprévues. Je ne vois aucun type musical, allemand, italien, français, où je puisse la rapporter. Elle est vraiment une forme première, une « forme vierge. » Quand elle frappe l’air, il semble que l’air n’ait jamais été frappé ainsi. Elle étonne les échos mêmes de son pays. « Où donc, demande un vieux texte russe, où donc avez-vous pris ces chants ? Sont-ils tombés du ciel ou nés dans la forêt ? » Ils sont tombés, ceux de Moussorgski du moins, d’un ciel glacial et sombre ; ils sont nés dans la forêt dont parle le poète :

Sauvage, âpre et forte, et si amère, que la mort l’est à peine davantage…


Questa selva selvaggia, ed aspra, e forte,
Che nel pensier rinnova la paura,
Tanto è amara, che poco è più la morte.


Ainsi la mélodie de Moussorgski ne vient pas seulement du peuple, mais de la terre russe, et les choses, comme les êtres, ont mis en elle un peu de leur réalité.

Populaire et naturelle par la mélodie, cette musique lest également par les modes. Ainsi que la plupart de ses compatriotes, l’auteur de Boris Godounof et de la Chambre d’enfans tente de restituer les modes antiques. Il prétend rompre ou du moins élargir, avec leur secours, la trop étroite alternative où le majeur et le mineur nous tiennent depuis si longtemps enfermés. Et cette tentative ou cette tendance trahit encore un esprit de retour à l’instinct et à la nature, puisque c’est selon ces modes anciens, oubliés ou méprisés par les savans et les superbes, que les humbles et les ignorans n’ont jamais cessé de chanter.

Moussorgski veut le rythme aussi libre que la mélodie. Il use volontiers de la mesure à cinq temps (Chanson de l’innocent). Celle même à sept temps ne lui fait pas peur (voyez la sauvage et grandiose Invocation au Dnieper). Dans une pièce de la Chambre d’enfans (Avec Niania), qui n’a que cinquante-trois mesures, le rythme change vingt-trois fois. C’est encore, c’est toujours pour faire la musique plus ressemblante ; non seulement à nos passions, mais à nos discours. « L’art, écrivait Moussorgski, est le moyen de converser avec les boni mes. Il n’est pas un but. Partant de ce principe que la parole humaine est soumise à des lois musicales, je vois dans la musique non seulement l’expression des sentimens au moyen des ( ? ) s, mais surtout la notation du langage humain[13]. » Ainsi Moussorgski ne conçoit, n’organise pas plus le rythme que la mélodie en un système régulier et classique : il n’a d’autre ambition que de le conformer le plus étroitement possible à la réalité.

« Le vrai réaliste pardonne volontiers à la nature les troubles, les chagrins qu’elle nous cause, tant il lui a de reconnaissance d’avoir créé cette merveille qu’on appelle la vie[14]. » Le musicien russe ne nous épargne, lui non plus, ni les chagrins ni les troubles. Il soumet parfois à de rudes épreuves non seulement notre sensibilité, mais nos sens. A l’agrément, à la volupté de l’oreille il n’accorde ou du moins il ne sacrifie jamais rien. « La musique la plus sensuelle que je connaisse, » écrivait Stendhal de certaine musique italienne. C’est exactement le contraire qu’il faudrait dire de cette musique de Russie. Elle a des cruautés harmoniques sans pareilles. Je ne sais plus quel enfant de génie cherchait sur le piano les notes qui s’aiment. Ce barbare de génie contraint à s’unir, dussent-elles se déchirer entre elles, les notes mêmes qui se haïssent. En certains chœurs de Boris Godounof ; au second acte, dans la chanson à boire de Mizaïl et de Varlaam, les deux moines mendians et ivrognes, il y a plus que de la brutalité : presque de l’atrocité sonore. Voilà, pour les délicats et les idéalistes, « les troubles et les chagrins. » Mais voilà aussi « cette merveille qu’on appelle la vie, » et qui fait tout pardonner.

Moussorgski n’est guère symphoniste. Il n’a pas le génie de la combinaison et du développement. Sa polyphonie est assez élémentaire. Pas un de ses chœurs n’approche, pour la complexité, d’un finale comme ceux des Maîtres chanteurs. Plutôt que de diviser les voix, il les masse. Il recourt volontiers à l’unisson, qui lui fournit des effets d’une grande puissance ou d’une poésie étrange. Le jour où il a dit : « Ici commencent les mathématiques, » il a voulu désigner par le mot « ici, » l’endroit où dans une symphonie, pourtant assez peu serrée et rigoureuse, puisqu’elle est de Schumann, commence de paraître et d’agir le principe même de la symphonie : principe de logique abstraite et de déduction idéale, qui lui fut toujours indifférent, si ce n’est antipathique. Voilà pourquoi Moussorgski n’emprunte rien au leitmotiv de Wagner, lequel n’est qu’une application et parfois peut-être une exagération de la symphonie. Or je ne dirai pas et même je me garderai, comme d’un blasphème, de dire que la symphonie soit une partie artificielle de la musique. Mais à coup sûr elle en est la partie la moins naturelle, ou, en d’autres termes, la plus ajoutée à ce que fournit la nature, par le talent ou le travail, par la science ou la volonté de l’homme. Et que le musicien russe en ait été dédaigneux, ou peut-être incapable, cela pourrait bien former le dernier trait du réalisme en quelque sorte spécifique de Moussorgski.


II

Mais l’art n’est que le signe de l’âme, et ce réalisme-là ne fut aussi que le signe d’un autre, plus général et plus profond, que nous allons maintenant observer : non plus dans la technique, mais dans le sentiment ; à la « base » non plus « pratique » mais « poétique » de cette œuvre et de ce talent, ou de ce génie.

Le vrai réaliste « s’occupe-t-il des hommes ? Moins l’éducation les a dénaturés, plus il les trouve à son goût… Les réalistes se sentent peuple… ils cherchent dans l’homme ce qu’il y a en lui de plus primitif et de plus foncier… Les humbles ont été leurs héros[15]. » Pour un tsar et quelques grands seigneurs ; Khovanski, Galitzine ou autres, qui figurent dans l’œuvre de Moussorgski, que de petits et de simples y fourmillent ! Des soldats et des moines, des paysans surtout ; des enfans avec leur bonne, leur mania ; des vagabonds et jusqu’à des idiots ; enfin, que ce soit à la ville ou que ce soit aux champs, devant le Kremlin ou sur les routes, ces êtres sans nom et sans nombre qui sont le peuple ou la foule, voilà les personnages, voilà l’humanité que le grand réaliste a fait vivre. La misère et la bassesse l’attirent. Il excelle à créer quelque chose ou quelqu’un avec des riens et des gens de rien. Il anime le début de Khovantchina (la Place Rouge au Kremlin) par un dialogue familier et populaire entre des employés et des sentinelles. Il esquisse en deux ou trois pages un tableau de genre : le croquis d’un corps de garde et d’un bureau. Tableau de genre aussi, mais plus haut en couleur et d’une touche autrement large et grasse, la scène de l’auberge, au second acte de Boris Godounof. L’auberge de Struensée et celle du Prophète ne ressemblent guère à ce cabaret. La vie jaillit et déborde ici de partout : de l’avenante et gaillarde chanson de l’hôtelière ; plus encore, plus grossière et plus brutale, de la chanson que hurlent à plein gosier les deux frocards en goguette, et qu’un orchestre en délire accompagne. Il y a quelque chose de sauvage dans la joie de Moussorgski, lorsque par hasard il est joyeux. Sauvages, les deux chansons, féminines et paysannes, dont l’une s’appelle le Hopak et l’autre : Aux Champignons[16]. Toutes deux sont d’amour et de haine à la fois : de haine pour le mari, pour le vieux ; d’amour pour l’autre, peut-être même pour les autres, qui sont jeunes. Et le mélange, ou le contraste, donne une âpre saveur à ces chants. Ici comme dans Boris, comme en toute œuvre de Moussorgski, « la Force s’est révélée ; » une force rebelle à toutes les formules et à toutes les conventions (car il en est d’artistiques et de musicales, comme de sociales et de mondaines). Le Hopak surtout marche, court d’un train qu’on peut bien appeler d’enfer. Mais, autant qu’un chef-d’œuvre de mouvement et de vitesse, c’en est un de carrure et d’aplomb. Le rythme de Moussorgski, souvent admirable de fantaisie, l’est ici de rigueur. C’est un chef-d’œuvre enfin d’ironie et d’impudeur, de verve adultère et cynique. O animal grazioso e benigno, disait Dante à la plus tendre de ses héroïnes. C’est tout autre, bien qu’amoureux aussi, que le musicien du Hopak a compris et chanté l’animal féminin.

Le vrai réaliste « admire tout dans la nature, jusqu’à ses œuvres de rebut[17]. » Ces œuvres-là n’ont pas rebuté le musicien russe. A la plus vile, à la plus chétive misère il a prêté sa voix. « Un mendiant, disait-il un jour, peut bien chanter ma musique. » Il a bercé de cantilènes douloureuses le sommeil du paysan et celui du pauvre. Il a fait navrante ou tragique la plainte de l’innocent ou celle de l’idiot. Un de nos maîtres aussi, le Bizet de l’Arlésienne, a pris pitié d’un innocent, mais tout autre. Vous souvient-il de cet enfant inoffensif, et même bienfaisant, car le sommeil que dort son âme est pour la maison un gage de bonheur. Avec quelle poésie la musique a su rendre le bienfait mélancolique et mystérieux ! C’est un chant sans paroles, très lent et d’une douceur voilée, sur lequel à tout moment trois ou quatre notes se posent, comme une main caressante sur le petit front obscur. Tel n’est pas l’Innocent de Moussorgski. Il chante, et voici sa chanson :


Belle Savichna, ô mon bel oiseau,
Aime-moi, le laid ! Aime-moi, le las !
Dis, veux-tu m’aimer, moi qui souffre tant,
Belle Savichna, mon Ivanovna !
Ne repousse pas ma prière, dis !
Ne repousse pas ma misère, dis !
Je suis né, vois-tu, pour que tous nos gens
Puissent rire ici, me montrer du doigt.
Ils m’appellent tous Vania sans esprit,
Ils m’appellent tous l’homme du bon Dieu.
On n’honore pas l’homme du bon Dieu ;
Il reçoit souvent de grands coups de pied ;
Mais, au jour de l’an, quand on met sur soi
Les rubans brillans, les rubans si clairs,
On lui donne un pain, à ce pauvre Jean.
Belle Savichna, ma lumière à moi,
Aime-moi, quoique laid, infirme et nu,
Donne-moi ton cœur, à moi qui vais seul,
O ma Savichna, mon Ivanovna ![18]


Cela se chante très vite et sur des basses rudes, en notes égales et tout d’une haleine, sans un temps, fût-ce un demi-temps, de silence. Et déjà cette continuité donne une impression de hâte et de fièvre. Le rythme à cinq temps, qui porte à faux, démanche et détraque la mélodie. D’une mesure à l’autre, la voix passe du majeur au mineur, de la colère et presque de l’injure au désespoir et au sanglot. Elle tombe des plus hautes notes, qui menacent et crient, aux plus basses, qui s’humilient et demandent pardon ; et tout cela met le comble au désordre, au désarroi d’une chanson qui tient de la sérénade et de la complainte, de la prière et de l’invective. La mélodie de Bizet exprimait une disposition générale et très douce. La musique de Moussorgski trahit des états violens et qui se heurtent. Elle représente, au lieu d’une âme obscure, une âme égarée ; le fou plutôt que l’innocent. Un jour, nous le verrons, ce sera l’idiot.

Un autre jour, ce fut l’enfant, et tel que la musique ne l’a jamais représenté. La Chambre d’enfans, recueil de sept petites scènes pour piano et chant, date de l’année 1873. Bizet encore, à la même époque ou à peu près, et, longtemps avant Bizet, Schumann, ont également composé des Scènes d’enfans, mais pour le piano seul. De là vient qu’en dépit des titres ou des petits programmes, les pièces de Bizet et surtout celles de Schumann ont, plus que celles de Moussorgski, le caractère et le prix de la musique pure. Les gentils tableaux du maître français possèdent les anciennes qualités françaises : la précision, l’élégance, l’esprit. Quand il parlait musique, l’auteur de Carmen disait volontiers : « Il faut toujours que cela soit fait. » Or, ceci est « fait » et bien fait, beaucoup mieux sans doute que les scènes de Moussorgski, dont la facture est le moindre mérite. Le Bal ne consiste qu’en un temps de galop. Le charmant andante dialogué : Petit Mari, Petite Femme, eût mérité mieux que ce titre un peu bête. Scrupuleusement imitative, la musique de la Toupie tourne, ronfle et dort. La douce, mais un peu froide Berceuse de la poupée semble en effet ne bercer qu’un sommeil de bois et sans rêve. Tout cela, c’est de l’enfantillage musical, et du plus spirituel ; ce n’est pas-l’enfance en musique, ou la musique de l’enfance.

Avec autant de naturel et de vivacité que Bizet, Schumann a plus de poésie. Il enveloppe davantage des mélodies qui viennent souvent de plus loin : du fond déjà mystérieux des petites âmes allemandes. Elles vont plus loin aussi, et toujours dans le sens du mystère. Elles dépassent leur titre et débordent leur sujet. La phrase ardente de la Rêverie monte très haut, et le thème de l’Enfant s’endort est si pur, si noble, que Wagner, un jour, ne le trouvera pas indigne de bercer, parmi les flammes gardiennes, le sommeil de sa Valkyrie.

Schumann est un des maîtres du rêve, et son royaume sonore n’est pas de ce monde. La dernière des Scènes d’enfans (le Poète parle) exprime en effet le rêve d’un poète qui regarde un enfant, plutôt que la pensée de l’enfant lui-même. C’est l’enfant au contraire, et lui seul, qu’observe Moussorgski. C’est à la fois le sentiment et le parler enfantin, de sorte qu’ici l’objet de l’imitation musicale est double. Voici le sujet et le texte, ou à peu près, de la première scène de la Chambre d’enfans : « Dis, Niania, l’histoire du vilain ogre qui mange les petits enfans. N’est-ce pas, Nianiouchka, c’est parce qu’ils n’avaient pas été sages, parce qu’ils avaient battu Niania et grand’mère aussi) ?… Une autre, Niania ! L’histoire de la reine et du roi qui demeuraient dans un beau château près de la mer. Le roi boitait et la reine était enrhumée et elle toussait… Non ! pas l’histoire de l’ogre, Niania, je n’en veux plus. Une autre, une drôle, dis ! » A première lecture, on croirait que la musique écrite sur ces paroles est à peine de la musique. Elle nous déconcerte ni tout, par tous les élémens qui la composent, si tant est qu’elle soit composée. Par le rythme d’abord, qui change, nous l’avons dit plus haut, vingt-trois fois en cinquante-trois mesures. Plus encore par l’incertitude de la mélodie et de la tonalité, par l : i hardiesse, la mobilité et le hasard apparent des harmonies. Entre les notes simultanées comme entre les notes successives, tous les rapports accoutumés, dans l’espace et dans la durée, semblent rompus. Certes, « cela ne chante pas. » Mais comme cela parle ! Avec quelle vérité, faite précisément d’une incohérence que le musicien réaliste, au lieu de la régler, n’a cherché qu’à reproduire. « Réaliste » n’est pas assez dire. C’est d’ « impressionniste » ou de « pointilliste » qu’on pourrait, en jargon de peintre, traiter ici le musicien. Sa musique n’est pas faite de lignes, mais de taches et de points, de notes brèves et de courts silences, d’accens, d’intonations, qui d’abord nous étonnent, puis nous ravissent par le naturel et la fidélité.

Une autre scène : Dans le coin, met aux prises la « mania » courroucée et l’enfant. Si la musique ici ne saurait être plus vraie que tout à l’heure, elle l’est au moins d’une plus profonde et plus touchante vérité. « Polisson, va ! Mon fil, qui l’a pris ? Et mon aiguille à tricot ? Et mon bas, qui l’a taché d’encre ? Dans le coin, tout de suite. » L’invective éclate, se déchaîne sur un motif qui gronde et roule, un peu comme celui de la querelle des cigarières au premier acte de Carmen. À ce dramatique début une période lyrique succède. L’enfant se disculpe en pleurant. La musique alors prend un véritable tour mélodique. Elle se gonfle comme ce cœur si petit, mais déjà gros de douleur. La traditionnelle réponse de l’enfant : « C’est le chat ! » est un miracle d’intonation. Plus exquise encore est la modulation où s’épanouit la voix, sur des paroles de câline assurance et de justification plaintive : « Et Michenka est sage ! Et Michenka est brave ! » Détails, dira-t-on ; mais détails précieux, et qui font les petits chefs-d’œuvre. « Et Michenka est sage… Nounou, elle, est laide à faire peur ; nounou a sa coiffe de travers. » Mouvement, valeurs, notes liées et caressantes, ou détachées et sèches, tout change, selon que l’enfant parle de lui-même, avec complaisance, ou de sa nourrice, avec dépit. et la chanson dolente, au lieu de finir franchement, se traîne durant quelques mesures d’un chromatisme gémissant et reste comme suspendue à deux notes qui ne pleurent plus, mais ne rient pas encore : elles boudent.

A cheval sur un bâton, Le Hanneton, sont des scènes descriptives. La seconde a pour sujet la rencontre d’un enfant et d’un hanneton. C’est un petit poème héroï-comique, un « nome pythique » en miniature !, mêlé de bonhomie et de sérieux. La musique a raison de sourire, à la dérobée. Elle n’a pas tort non plus de feindre une terreur folle d’abord, puis une folle joie. Insecte pour nous, un hanneton peut être le dragon Fafner pour quelque petit Siegfried en jupon, et la musique, en égalant les deux monstres, les deux combats, et les deux victoires, ne fait que se conformer et se soumettre, une fois de plus, à la réalité.

Comparez la Berceuse de la poupée, de Bizet, avec la pièce de Moussorgski qui porte le même titre, et vous sentirez aussitôt que le titre seul leur est commun. La musique slave est ici la plus profonde, et l’enfant russe, étrangement sérieux déjà, semble moins bercer le sommeil d’une poupée qu’un sommeil humain, l’oubli, trop court, hélas ! et peut-être traversé par des rêves, de la fatigue et de la misère de vivre.

De ces petits chefs-d’œuvre, le chef-d’œuvre par excellence s’appelle la Prière. D’abord, il est le plus « fait » et le mieux ordonné. Quelque chose de régulier, sinon de symétrique, s’y reconnaît tout de suite, ne fût-ce qu’en de certains accords, dépendans ou conjugués deux à deux, l’un toujours appuyé sur l’autre, et qui tintent, pareils à des cloches du soir, très douces Ils forment une basse et comme une trame à la mélodie, qui se déroule sur eux. Sur eux passe et repasse l’enfantine et délicieuse « prière pour tous. » Pour papa d’abord et pour maman ; puis pour les frères ; pour « grand’maman si vieille, grand’maman si bonne, » dont la seule pensée attendrit encore davantage cette voix de la faiblesse, priant pour la faiblesse aussi. Aux ascendans succèdent les collatéraux, et déjà moins attentive et tournant à l’énumération machinale, l’oraison s’accélère et s’embrouille : « Mon Dieu, gardez tante Katia, tante Natacha, tante Paracha, les tantes Liouba, Varia, Sacha, Olia, et Tania, et Nadia. » Des valeurs lentes, blanches ou noires, priaient posément pour la ligne directe ; pour les collatéraux, ce sont des croches et bientôt des triolets. Les oncles enfin, les cousins et la famille éloignée sont expédiés à la hâte, en doubles-croches et pêle-mêle. Et ce n’est pas le rythme seul qui se précipite ; les harmonies, plus serrées, redoublent d’intensité et de chromatisme, pour faire tenir le plus de noms ou d’intentions possible dans le moins d’espace et de temps. Mais voici que la petite voix bredouillante s’arrête court, sur un accord étrange et comme alourdi par la fatigue et le sommeil : « Niania ! je ne sais plus. Comment, à présent, Niania ? — Voyez donc la petite folle ! Combien de fois le l’ai-je dit : « Seigneur, ayez pitié de moi, pécheresse ! » Ici je vous recommande un détail de psychologie, une nuance adorable de vérité. Parlant, dans la préface de Phèdre, d’Œnone et de ses calomnieux rapports : « Cette bassesse, écrit Racine, m’a paru plus convenable à une nourrice. » En un sujet plus familier et surtout plus innocent, le musicien a pensé pourtant comme le poète. Il a fait aussi vulgaire et plate, aussi « basse » qu’il convient à une nourrice, la formule de prière et de contrition. Mais, quand la petite fille la répète, il suffit de deux notes changées pour transfigurer la phrase, pour la relever et lui donner des ailes. Elle prend toute la naïveté, toute la poésie de l’enfance, et le contraste de tant de repentir, de honte même, avec si peu de péchés, donne envie de sourire et de pleurer à la fois.

Liszt, à qui rien n’a jamais échappé, comprit la Chambre d’enfans, et tout de suite. Moussorgski écrivait en 1873 : « Liszt vient de me faire une surprise. Cela n’a pas de nom. Je ne sais si je suis ou non, comme on le crie sur les toits, un sot en musique. Mais il paraît que je n’ai pas été sot dans la Chambre d’enfans, car comprendre les enfans et les considérer comme des êtres qui s’agitent dans leur petit monde à eux, et non comme des poupées amusantes, ne peut être le fait d’un sot. Je le savais, mais je n’aurais jamais pensé que Liszt, habitué à brasser des sujets colossaux, pût comprendre et estimer la Chambre d’enfans et surtout s’en enticher à ce point. Car mes enfans sont pourtant des Russes, avec une forte odeur de Russie[19]. »

Moussorgski se trompait, à son préjudice. Ses enfans ne sont pas seulement des Russes : ils portent, avec le signe de la race, le sceau, plus profond, de l’humanité.

De même qu’il a compris l’enfance, autrement dit la nature à son origine et dans sa faiblesse, le musicien a compris la foule, c’est-à-dire la nature encore, mais dans sa force. Cette force, il est vrai, peut être faite de douceur et surtout de douceur religieuse. Le mysticisme ne fut jamais incompatible avec le réalisme russe ; on pourrait plutôt soutenir qu’il en est inséparable. Moussorgski a concentré ce sentiment en deux de ses personnages : le moine Pimène, de Boris Godounof, et Dosithée, le chef des Raskolniki (vieux-croyans), dans Khovantchina. L’une et l’autre figure sont égales par la foi, le recueillement et le détachement, par je ne sais quel mélange d’héroïsme et de suavité. Je ne connais rien de plus admirable, en ce genre, que le monologue de Dosithée près de mourir avec ses frères, au dernier acte de Khovantchina ; rien, sinon le récit évangélique de Pimène révélant devant Boris et les boïars assemblés le crime de Boris lui-même, le miracle accusateur accompli sur la tombe de la victime et la vue rendue à un berger aveugle par l’ombre du tsarevich assassiné.

Cet état de contemplation et presque d’extase, cette espèce de ferveur sans violence, il arrive que Moussorgski l’étend soit à des groupes élus, soit à la foule elle-même. Il a mis en scène, au premier tableau de Boris Godounof, les Kaliéki Perekhojié, ces rapsodes errans qui parcourent la lîussie en chantant les ancêtres, les héros et les saints. Le biographe de Moussorgski nous donne quelques détails sur l’origine et sur l’existence des mélodieux et misérables pèlerins. « Lorsque Christ remonta aux cieux, la confrérie des humbles s’éplora, les pauvres du Seigneur, les aveugles, les boiteux s’éplorèrent : « Ah ! vrai Christ ! Tsar des cieux ! de quoi, pauvres, serons-nous nourris ? de quoi, pauvres, serons-nous vêtus, chaussés ? » Alors, Christ, tsar des cieux, leur dit : « Ne pleurez pas, vous, pauvres du Seigneur ! Je vous donnerai une montagne d’or, je vous donnerai un fleuve de miel. Vous serez nourris et abreuvés, vous serez vêtus et chaussés ! » Alors Jean, parole de Dieu, dit : « Ne leur donne pas une montagne d’or, ne leur donne pas un fleuve de miel : les forts, les riches les leur prendraient. Il y aurait là des morts d’hommes, il y aurait là du sang répandu. Donne-leur ton saint nom. Qu’ils le redisent, qu’ils le glorifient ! ils seront nourris et abreuvés, ils seront vêtus et chaussés. » Alors Christ, tsar des cieux, dit : « Jean, parole de Dieu, tu as vu la parole, tu as dit la parole. Que ta bouche soit d’or, Que dans l’année tes fêtes soient fréquentes ! » C’est en ces termes que les Kaliéki Perekhojié chantent la gloire de Jean Chrysostome, leur patron, l’un des saints chers à la Russie[20]. »

Dans Boris Godounof, ce n’est pas cela qu’ils chantent, ou du moins ils n’en chantent pas si long. Ils ne font que passer en psalmodiant, juste assez pour mêler aux clameurs de la multitude un accent de lyrisme sacré, et pour que la voix du peuple soit un moment la voix de Dieu.

Les Raskolniki de Khovantchina sont plus humbles et surtout plus mystiques encore que les Kalieki Perekhojié. A la fin du second ne te, un de leurs cantiques s’achève par un admirable épilogue d’orchestre. Il n’y a là qu’un rappel des notes fondamentales du cantique lui-même ; mais, tenues longuement, elles tracent derrière lui comme un si litige et lui donnent une résonance infinie. Quant au dernier acte de Khovantchina (le martyre), c’est par le sujet ou la matière, beaucoup plus que par la manière ou le sentiment, qu’il rappelle, — on l’a remarqué, — le cinquième acte des Huguenots. L’ethos en est héroïque aussi ; mais il l’est avec moins d’éclat, d’enthousiasme et de transports. Le mysticisme, voilà le mot qui convient et qu’il faut répéter ; voilà la part du divin en cette âme de la foule, où nous allons voir aussi Moussorgski faire la part de l’humanité : c’est-à-dire de la misère et de la souffrance, de la méchanceté, de la bassesse et de la fureur.

Le premier tableau de Boris Godounof représente le couvent des Vierges, près de Moscou. La tsarine Irène, veuve du tsar Féodor, s’est retirée dans le monastère. Le régent et l’assassin du tsarevich, Boris, est avec elle, et le peuple, sans chef, adjure le prince, dont il ignore le crime, de prendre le pouvoir. Voici la scène, dans le texte de Pouchkine :

UNE VOIX. — Ils sont allés à la cellule de la Tsarine. Boris et le patriarche sont entrés avec la foule des boïars.

UNE AUTRE VOIX. — Que dit-on ?

UNE AUTRE. — Il résiste toujours. Pourtant il y a de l’espoir.

UNE VIEILLE FEMME, avec un enfant. — Hou ! Ne pleure pas, ne pleure pas. Vois le loup, le loup-garou qui va remporter. Hou ! Hou ! ne pleure pas.

UNE VOIX. — N’y aurait-il pas moyen de franchir le mur de clôture ?

UNE AUTRE. — Pas moyen. Comment donc ? Quand il y a déjà pareille presse dans les champs, que sera-ce de l’autre côté ? Pense que tout Moscou s’entasse ici. Regarde ! Le mur de clôture, les toits, toutes les galeries des clochers, les coupoles des églises et jusqu’aux croix des floches, tout est noir de monde.

PREMIERE VOIX. — Parole ! C’est magnifique à voir !

AUTRE voix. — Qu’est-ce que ce bruit de ce côté ?

TROISIEME voix. — Écoute, ce sont les gémissemens du peuple. Les voilà qui se jettent à terre là-bas, une file après l’autre. On dirait des vagues qui roulent… Encore, encore ! Eh ! père, cela vient vers nous. À genoux, à genoux, vite !

LE PEUPLE, à genoux (sanglots et gémissemens). — Pitié, notre père, pitié ! Viens nous gouverner ! Sois notre père, notre tsar !

UNE VOIX. — Qu’est-ce qu’ils ont à pleurer, ceux-là ?

AUTRE VOIX. — Est-ce que nous savons, nous ? Les boïars disent que c’est comme ça. Ils savent mieux que nous.

LA VIEILLE, à l’enfant. — Allons, bon ! Le voilà tranquille, maintenant qu’on doit pleurer ! Attends un peu. Vois le loup-garou. Pleure, fainéant ! Pleure donc ! Là, à la bonne heure !

LE PEUPLE. — À lui la couronne ! Il est tsar, il a consenti ! Boris est notre tsar ! Vive le tsar Boris ![21].


Je n’ai point à juger ici l’accommodation générale, opérée par Moussorgski lui-même, du drame littéraire à la musique. Mais ce qu’il est permis d’affirmer, c’est que la musique accroît au centuple la grandeur et la puissance de cette scène. Et cela se comprend. Toute pensée ou passion collective, pour nous devenir pleinement sensible, a besoin non seulement des paroles, mais des sons. Le seul personnage qui ne puisse vivre réellement, tout entier, qu’en musique et par la musique, c’est la foule. Quand plusieurs personnes ont à dire ensemble soit la même chose, soit des choses diverses ou contraires, il ne suffit pas qu’elles parlent, il faut absolument qu’elles chantent. La musique est la forme nécessaire, unique, de leur unanimité ou de leur division.

« C’est le sanglot de tout Moscou, » dit un personnage de Pouchkine. Il parle de ce sanglot, mais la musique seule le fait entendre ; déchirante et, par momens, atroce, elle est ce sanglot même. Egale au texte par le mouvement et la vivacité du dialogue, cette musique le dépasse infiniment par la puissance. Elle ne dispose ni l’adjuration ni l’acclamation populaire en un finale harmonieux. Plutôt que de créer par la fugue, par le contrepoint ou le leitmotiv, une ordonnance et comme une discipline idéale, elle recourt aux effets violens, aux à-coups terribles, à la pesée, à la poussée colossale, à l’accumulation et à l’entassement. En résumé, quand on a relu tour à tour les premières scènes de Boris Godounof dans le drame de Pouchkine, puis dans la partition de Moussorgski, il semble que le musicien ait accusé prodigieusement les traits indiqués par le poète. Si forts que soient les mots, ils ne nous donnent plus que l’impression d’un programme ou d’un sommaire ; c’est dans les notes que nous trouvons la réalité et la vie.

Mainte scène de Khovantchina, comme de Boris Godounof, appartient à la foule : non seulement à la foule mystique, mais à la foule martiale, et, plus encore peut-être que les pieux cantiques des Raskolniki, j’admire ici toute une série de chœurs soldatesques, étincelans de verve, de joie séditieuse et de colère. Enfin, le chef-d’œuvre de ce qu’on pourrait appeler la manière populaire ou publique de Moussorgski, c’est le dernier tableau de Boris, ou du moins celui qui, dans l’ordre primitif et malheureusement altéré de l’ouvrage, était le dernier. Moussorgski s’est permis de modifier le dénouement du drame de Pouchkine, qu’il faut d’abord rappeler. Le tsar Boris vient de mourir. Sa veuve, avec ses deux enfans, le tsarevich Féodor et la petite princesse Xenia, sont prisonniers dans le palais du Kremlin. Une sentinelle garde la porte ; le peuple occupe la place. Les deux pauvres petits, comme « des oisillons en cage, » passent la tête par la fenêtre et se parlent tout bas. La ville, en proie au désordre, hésite encore entre les partisans du faux Dimitri, l’imposteur, et ses adversaires. Paraissent deux seigneurs, Galitzine et Massalsky. Ils entrent dans la maison.


UNE VOIX. — Pourquoi sont-ils venus ?

UNE AUTRE VOIX. — Sans doute pour mener Féodor Godounof prêter serment.

UNE TROISIEME. — Tu crois ! Ecoute donc : quel bruit dans la maison ! Des cris d’alarme… On se bat.

LE PEUPLE. — Entendez-vous" ? Un raie ! C’est une voix de femme… En haut.. Les portes sont fermées… Les cris se sont tus… Le bruit continue…

(Les portes s’ouvrent. Massalsky parait sur le perron.)

MASSALSKY. — Peuple ! Maria Godounof et son fils Féodor se sont donné la mort par le poison. Nous avons vu leurs cadavres inanimés.

(Silence d’épouvante dans le peuple.) Pourquoi vous taire ainsi ? Criez : Vive le Tsar Dimitri Ivanovitch !

(Le peuple reste silencieux.)[22]


Cette fin pouvait être admirable en musique. Avec des élémens qu’il a du reste empruntés au drame même, Moussorgski s’en est fait une autre, moins discrète, mais plus conforme et plus favorable à son génie.

Sur la route, la foule hurlante pousse devant elle un boïar, un compagnon de Boris, qu’elle a fait prisonnier. On l’attache au pied d’un arbre ; on le bâillonne, on lui met en mains un sceptre dérisoire ; les danses et les chants forment autour de lui comme un cercle de haine et de fureur, et chacun, lui crachant une injure à la face, ploie le genou devant lui. Passe tout à coup une horde nouvelle : des gamins, traînant aussi leur victime, un iourodoviy, un idiot, qu’ils ont battu, dépouillé, et qui chante et pleure. Des moines maintenant ; ils chantent aussi : un chant sur Boris et ses crimes, sur la misère du peuple, sur le triomphe et la gloire du sauveur Dimitri. D’autres voix s’approchent : « Domine salvum fac regem Demetrium, regem omnis Russiæ. » Ce sont des moines encore, des jésuites, et la foule, excitée contre eux par les moines russes, se jette sur cette nouvelle proie. Alors éclatent des fanfares : à cheval, suivi de son cortège, Dimitri, l’usurpateur, paraît. Il parle, on l’acclame ; il sort, et tandis que derrière lui tout un peuple se rue à la servitude, l’idiot, resté seul, continue de chanter : « Coulez ! coulez, larmes d’angoisse ! Pleure, âme orthodoxe ! L’ennemi viendra et les ténèbres avec lui, noires, impénétrables ! Malheur, malheur sur la Russie ! Pleure, peuple russe, peuple affamé[23] ! »

Voilà le tableau le plus colossal que le maître russe ait jamais brossé. Je n’en connais un pareil ni dans l’histoire de la musique, ni dans la musique d’histoire. Et d’abord la sensation du nombre, ou plutôt de l’innombrable, est portée ici jusqu’au paroxysme. Elle nous étouffe et nous écrase. Auprès de la foule qu’anime et soulève Moussorgski, toute autre, si compacte et vivante qu’elle soit, paraît clairsemée et sans mouvement. La Conjuration du Rutli et la Bénédiction des poignards, la bagarre même des Maîtres Chanteurs, ne sont que des réunions restreintes, j’allais dire intimes, en comparaison de cette cohue, de cette kermesse effrayante de violence et de férocité. Effrayante aussi de douleur, car, à de certains momens, toutes les passions, toutes les colères et toutes les haines semblent se fondre en cette immense plainte que M. de Vogüé, parlant d’un réaliste aussi, le poète Nekrassof, a magnifiquement définie : « ce gémissement du peuple russe, qu’on entend partout, dans les champs et sur les routes, dans les tavernes et dans les mines, sous la meule et sous le chariot, au bivouac des bergers de la steppe et sur les eaux de la Volga, qui submerge notre terre, a dit le poète lui-même, comme les eaux du grand fleuve débordées au printemps. »

Cette scène est encore moins un finale, au sens classique du mot, que toutes celles qui, dans l’œuvre de Moussorgski, lui ressemblent. Plutôt que dans le développement symphonique, elle consiste dans une accumulation d’épisodes qui ne font que s’accroître en mouvement et en force. Enfin, lorsque tout est au comble : le rythme et la sonorité ; quand a jailli, pareil au hurlement de bêtes qu’on traque, le cri des moines qu’on est près d’égorger, alors, la musique se détend et se dilate ; les cercles qui nous étreignaient s’élargissent, et, dans une clarté d’apothéose, le cortège passe. Il est passé ; de tout ce fracas il ne reste qu’une complainte grêle, et qui le fait, oublier. Sans loi, sans but, presque sans forme, la chétive mélopée vague et divague. Assis au bord de la route boueuse, l’idiot chante la vanité de toutes choses, le néant des empires, l’éternelle illusion et l’esclavage éternel du peuple. Quelle moralité ! Quelle leçon ! Je doute si la légende ou le symbole wagnérien en a jamais donné de plus grande et de plus terrible que ne font ici l’histoire et la réalité’. En tout cas, le musicien d’une telle scène a été l’un des maîtres de l’âme de la multitude ; il a mérité qu’on le compte ; parmi les ouvriers dont parlait le Prophète, et qui « travaillent sur les nations. »


IV

« On ne chante, dit Aristote en ses Problèmes musicaux, on ne chante que lorsqu’on est. en joie. » Moussorgski, de toutes les forces de son génie, a protesté contre cette parole. Il n’a guère chanté que ceux qui sont en peine, et le dernier trait, le plus saillant peut-être de son réalisme, consiste dans son amour non seulement de la souffrante, mais de l’horreur. Je dis : « son amour, » car le réalisme russe ne méprise et surtout ne hait point la douleur ; il est en quelque sorte à base de sympathie et de tendresse. La foule, les enfans et les paysans, les petits, les simples et les pauvres, tous ceux que le maître aima pendant leur vie, il les aima, peut-être encore plus, mourans ou morts.

« Champs, bois et plaine s’allongent déserts. La rafale pleure, s’énerve. On dirait, là-bas, dans la nuit, des plaintes près d’une tombe. Oui, c’est cela… Dans la nuit, un pauvre homme. La mort l’étreint, le caresse ; elle l’entraîne avec elle si loin, en lui chantant une ronde : « Oh ! le pauvre vieux, pauvre vieux sans tête ! Il a bu en route, mais le vent, la neige virent, tournent, voltigent. Ils le chassent, le poussent loin de sa demeure. Ah ! pauvre vieux, si souffrant, si faible, viens, couche-toi, endors-toi. Viens ! pour te chauffer, voici la neige ; pour couvrir ton corps, voici la neige blanche. Fais-lui son lit, ô ma brise folle, et chante-lui, danse-lui, ô brise, un joli refrain qui rendorme ; vite,, un joli refrain qui l’endorme bien. O belle nuit, belle nuit sans lune, jette-lui en hâte, sur les reins, sur les épaules, sur les bras, sur les jambes, une neige blanche, une mante lourde. Dors, mon ami, dors en paix, sans crainte… Voici venir les beaux jours : sur les grands seigles et les blés le clair soleil flambe et les chants se répandent et redisent la joie[24]. »

Un mot de ce texte définit cette musique : c’est une ronde, mais une ronde de mort. Elle commence par une lente et large introduction, où peu à peu se forme la mélodie qui va s’en dégager peu à peu. Mélodie populaire, qui mêle à la plus affreuse tristesse je ne sais quelle cordialité rude. Comme le misérable qu’elle escorte, elle chemine avec peine, d’un pas inégal et lourd, que l’harmonie, les modulations, l’accompagnement, tout enfin retarde et aggrave encore. Tantôt des gamines furieuses sifflent et tourbillonnent en haut ; tantôt ce sont les basses qui s’acharnent et qui creusent. Elle chancelle alors, la pauvre chanson, elle tombe et meurt. Dans la musique enfin, comme dans la poésie, on sent que le printemps est revenu, que les blés mûrissent au soleil. Et dans la musique, dans la musique seule, quelque chose persiste : un souvenir, à peine un atome de douleur, qui suffit pour accuser l’indifférence de la nature, pour en troubler la paix et en corrompre la beauté.

Après la mort d’un paysan, voici la mort des soldats, par centaines, par milliers. La Guerre me paraît le plus éclatant chef-d’œuvre d’un génie que j’appellerais macabre, si je pouvais ôter au mot ce qu’il a d’un peu grimaçant et ne lui laisser, avec une horreur grandiose, que le sens et comme la physionomie de la mort elle-même. La scène, une des plus longues et des plus « faites » de Moussorgski, se divise en trois épisodes. Le premier (la Bataille) est beau de tumultueuse fureur. Il prépare le sujet qui, malgré le titre, n’est pas la Guerre, mais la Mort. Quelques mesures ont suffi pour couvrir de cadavres la plaine, la plaine russe, dont la musique de Russie excelle à nous rendre sensible et presque visible l’immensité. Maintenant un court récitatif, que brisent des silences, dit la « morne sérénité » de la nuit, où les blessés gémissent. Des syncopes rudes sursautent tout à coup, et sur une âpre dissonance « paraît la Mort… et de très loin, d’abord distraite, elle évalue la masse inerte des mourans. » Plus littérale sans doute que littéraire, cette traduction a pourtant d’heureuses rencontres. Ainsi, derrière la finale muette de ce mot, assez peu poétique, « elle évalue, » une note tenue fait comme une longue traînée de tristesse. De cette tristesse étendue, épaissie par d’autres touches pareilles, le chant peu à peu se dégage et jaillit enfin. La Mort le chante en passant la revue de ses morts. Elle les regardait avec compassion ; maintenant elle les ranime et les redresse avec orgueil. Mais aussitôt, avec une ironie atroce, elle les couche de nouveau, non plus sur le sol, mais dessous. Le mépris, si ce n’est la haine, inspire ces deux vers :


Puis vous mettrez vos os blancs dans la terre ;
On y dort bien à l’abri des vivans.


Mais ces deux autres, qui suivent :


L’heure s’enfuit, et le jour, et l’année ;
On aura vite oublié votre nom…


ceux-là de nouveau ne respirent que mélancolie et pitié. La mélodie qui défaille, les harmonies qui se désagrègent, tout enfin, comme le souvenir même, s’efface et se dissout. Ainsi, passant tour à tour de l’enthousiasme au dédain, presque au dégoût, et de la gloire à la misère, à la vanité même de mourir, la cantate funèbre et triomphale se poursuit. Elle évoque infailliblement le souvenir de la Marseillaise, mais par contraste, ou du moins par quelque différence, autant que par analogie. Avec l’hymne de Rouget de Liste, celui-ci n’a de commun que le rythme, non le mode, ni le mouvement ou la direction. Le mineur l’assombrit autant que le majeur illumine la Marseillaise. Et puis, et surtout, dans la Marseillaise, il n’y a pas ou presque pas une ligne, une force qui ne tende à monter ; pas une, au contraire, dans la Guerre, qui ne descende ou ne tombe. Cette diversité, pour ainsi dire graphique, des deux œuvres, en fait la diversité que j’appellerais éthique ou sentimentale. Sans les opposer, elle les distingue, et, si c’est une Marseillaise que le chant de Moussorgski, c’est la Marseillaise de la mort.

Maintenant en voici la Berceuse, encore plus horrible, parce qu’elle l’est d’une plus intime et comme plus prochaine horreur. Dans la chambre où l’enfant jouait et riait hier, aujourd’hui l’enfant va mourir. La scène commence par un prélude anxieux. Sur le piano, les deux mains à l’unisson, après avoir longtemps erré, posent de sinistres accords. « Le petit pleure, » murmure la voix, et la ritournelle ? aussitôt de reprendre. Inquiète et lourde, elle semble aller et venir par la chambre. « Toute la nuit, » reprend à son tour la voix, alourdie elle aussi par la fatigue, « toute la nuit, dans les larmes, la mère a veillé doucement. » La porte s’entr’ouvre, et laisse entrer la Mort. Alors s’engage, entre la voix meurtrière et la voix suppliante et désespérément protectrice, le plus pathétique débat. Il se termine,, est-il. besoin de le dire, par le triomphe de la Mort. Triomphe sans gloire, celui-là, et sans éclat ; facile et lâche maléfice, que ne célèbre point une héroïque mélodie, mais que décrit jusqu’à la fin une musique admirable d’accent et d’intensité croissante, de cruauté froide et d’hypocrite douceur.

Tout est réaliste ici, dans toutes les acceptions du mot. On sait comment le génie romantique a traité naguère le même sujet, et de quel féerique prestige il en a voilé, presque paré l’horreur. La chevauchée dans la nuit et l’orage, sur la route où fuient les saules, l’enivrante et mortelle incantation du fantôme, les appels d’une voix, qui tue un enfant aussi, mais en lui promettant des bijoux et des fleurs, tout cela c’est la poésie et le rêve ; c’est un idéal terrible, mais c’est l’idéal encore. Et c’est l’idéal aussi que la musique de Schubert : j’entends par là qu’elle généralise, qu’elle simplifie et qu’elle transfigure. Celle de Moussorgski ne se propose que de reproduire et d’égaler. Au grand parti pris de mouvement, de mélodie et de rythme, elle substitue un dialogue haché, fait, ou de brèves répliques, de menaces, de plaintes et de sanglots. On meurt ici, non pas comme dans la ballade allemande, d’une mort lointaine et fantastique, mais de la commune et hideuse mort, de celle qui nous prend notre chair et notre sang dans leur berceau. Un jour que la grande artiste qui nous a fait connaître cette scène venait de la chanter au concert, une jeune femme en deuil s’approcha d’elle et, d’une voix rauque, lui dit : « Madame, c’est admirable, mais on ne devrait pas chanter on public des choses pareilles ! » — Elle avait peut-être raison. Cette mère, en tout cas, nous en rappelle une autre, dont l’enfant aussi était mort. Beethoven, l’ayant appris, vint la voir. Sans une parole, il s’assit au piano et joua longtemps. Puis il se leva, toujours silencieux, et la quitta, pour un moment consolée. Ce qu’il lui joua ne ressemblait pas sans doute à la Berceuse de la Mort. Sans doute il avait su, lui, le grand idéaliste, spiritualiser la douleur, en dégager l’essence et l’aine. C’en est au contraire la forme concrète et pour ainsi dire la matière, que Moussorgski réalise et renouvelle devant nous. De là vient l’atrocité presque intolérable de sa musique, Pour qu’il soit impossible de l’entendre, et pénible d’en parler seulement, ou d’en écrire, il n’est pas nécessaire que le malheur qu’elle chante nous ait frappé : c’est assez qu’il ait passé près de nous.


Nous voilà parvenus au terme de la « triste, effrayante et parfois funèbre promenade. » Moussorgski lui-même va mourir. Une de ses dernières mélodies, Sans soleil, est son dernier sanglot, son dernier soupir. Les plus dolentes complaintes que la détresse d’un Verlaine ait inspirées à la musique moderne : D’une prison, de M. Reynaldo Hahn, ou la très subtile et très fluide chanson de M. Debussy : Il pleure dans mon cœur comme il pleut sur la ville, n’atteignent point à la désespérance dont ce peu de mesures débordent. Je me trompe : elles n’en débordent point, mais plutôt elles en étouffent. Cela est encore plus triste que la Guerre, car il n’y a là ni l’enthousiasme, ni l’héroïsme ; plus lugubre peut-être que la Berceuse de la Mort elle-même, car, auprès de cette agonie solitaire, une mère ne veille pas. Cela est beau comme du Schumann : beau de la même intimité, de la même intensité. aussi. « J’ai trop souffert ! Pourquoi ? J’ai trop douté ! Pourquoi ? » Oh ! quel atroce martyre trahit cette double plainte, qui ne fut pas consolée, et cette double question, à laquelle il ne fut jamais répondu !

Maintenant, tous ceux que le musicien russe a chantés ne sont plus. Mort le tsar Boris ; morls « les vieux croyans, » dont le dernier acte de Khovantchina vit le supplice. Le paysan dort sous la neige ; les ossemens des guerriers blanchissent le champ de bataille, et, dans « la maison sans enfans, » le petit lit est vide. Enfin il expire lui-même, le créateur douloureux de tant de douloureuses créatures, et voici qu’entre les murs blancs de sa chambre, entre les rideaux blancs de son lit d’hôpital, toutes ces morts semblent revenir, pour se rassembler et se fondre en sa seule mort.

Dans le simple et noble livre qu’il vient de consacrer à Pasteur, M. Vallery-Radot a rappelé l’inscription qu’on peut lire sur le socle d’une statue de Perraud, le Désespoir : « Ahi ! null’ altro che pianto al mondo dura. » Le musicien, comme le statuaire, n’estima rien aussi durable en ce monde que les pleurs. Rien aussi réel non plus, et ce qu’il faut entendre après tant de choses, plus que toute chose peut-être, par le réalisme de Moussorgski, c’est la vision désolée et funèbre de la réalité.

« Je ne me souviens pas d’une Muse aimable et caressante, chantant de douces chansons au-dessus de moi… Celle qui m’a opprimé de bonne heure, c’est la Muse des sanglots, du deuil et de la douleur, la Muse des allâmes et des mendians… Ses chants simples ne respirent que le chagrin et une plainte éternelle. » Ces paroles de Nekrassof, le grand poète réaliste, il faudrait les graver sur la tombe du grand musicien réaliste Moussorgski.


CAMILLE BELLAIGUE.

  1. Voyez, dans la Revue du 15 novembre 1899, notre étude sur la Sniegourotchka de M. Rimsky-Korsakof.
  2. M. P. d’Alheim.
  3. Alexandre Borodine, par M. Alfred Habets ; 1 vol. chez Fischbacher, 1893.
  4. Cité par M. d’Alheim.
  5. Cité par M. Habets (Alexandre Borodine).
  6. M. d’Alheim, passim.
  7. M. Stasot cité par M. d’Alheim.
  8. Id., Ibid.
  9. M. dAlheim.
  10. M. d’Alheim.
  11. M. d’Alheim.
  12. M. de Vogué a parlé ainsi de Tourguénef.
  13. Cité par M. d’Alheim.
  14. Cherbuliez, loc. cit.
  15. Cherbuliez loc cit.
  16. Sept romances et chansons ; version française de M. J. Sergennois (chez Belaieff ; Leipzig, 1898).
  17. Cherbuliez, loc. cit.
  18. Sept romances et chansons, n° 2 ; traduction de Hettange (M. d’Alheim).
  19. Cité par M. d’Alheim.
  20. M. d’Alheim.
  21. Les fragmens de Boris Godounof que nous citons ici et un peu plus loin sont empruntés à une traduction — inédite — du drame de Pouchkine par M. le vicomte E.-M. de Vogué.
  22. Traduction de M. de Vogüé.
  23. Traduction de M. d’Alheim.
  24. Le Trépak (la Mort et le Paysan) ; poésie du comte Golenitchef-Koutousof, traduction de M. Pierre d’Alheim.