Un Gascon au XVIe siècle - Le premier duc d’Épernon

Un Gascon au XVIe siècle - Le premier duc d’Épernon
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 6 (p. 142-185).


UN GASCON
DU XVIe SIÈCLE

LE PREMIER DUC D’ÉPERNON

S’il fallait assigner des rangs aux plus grands hommes de l’histoire et des lettres françaises, j’imagine que, même pour le juge le plus sagace et le mieux informé, l’embarras ne serait pas petit. Qui hésiterait en revanche, s’il n’était question que de désigner les plus nationaux d’entre eux, ceux qui possèdent au souverain degré la vertu typique, le caractère absolu de représentans de la race ? Les noms de Montaigne et d’Henri IV s’imposent irrésistiblement dans ce cas comme l’expression même du génie national dans le domaine de la pensée aussi bien que dans celui de l’action. C’est l’incomparable honneur de la Gascogne d’avoir donné l’un et l’autre à la France.

Elle a pu les donner, ils n’avaient garde de laisser oublier leur origine. Un hasard sans conséquence fera bien naître Bossuet en plein troupeau d’Épicure, je veux dire en Bourgogne, ou Corneille au milieu des Normands ; il n’en va pas de même en Gascogne, on ne naît pas impunément en ce terroir. Ni Montaigne ni Henri IV n’échappent à cette loi, et ces deux types de Français par excellence restent gascons au premier chef. Pour être hors de pair, ils ne forment pas à eux seuls tout le contingent fourni par la Gascogne au faisceau des illustrations de la patrie pendant le XVIe siècle. Deux hommes de valeur inégale, mais rares l’un et l’autre, Monluc et Brantôme, ont droit à y figurer. Henri IV et Montaigne, le politique et le sage, Brantôme et Monluc, le conteur et le capitaine, tel est le royal présent fait à la France par cette province tant bafouée. Deux de ces hommes-là n’ont point de supérieurs dans notre histoire, je ne leur vois pas même d’égaux ; Monluc s’y place en haut rang, lui aussi, Brantôme plus bas, mais gaîment éclairé d’un vif rayon. La Gascogne peut demander à ses railleurs quelle autre tribu de la famille française a de pareils titres à la reconnaissance nationale.


I

Qui le croirait ? sa personnification complète, elle ne l’a trouvée dans aucun de ces glorieux rejetons : le vrai fruit de ses entrailles, le fils vraiment fait à son image, c’est un autre que ceux-là, moins noble de cœur ou d’intelligence, plus puissant peut-être de caractère, leur contemporain à tous, bien qu’il leur ait survécu de près d’un demi-siècle : Jean-Louis de Nogaret de La Valette, qui a fait au nom de d’Épernon une célébrité d’assez fâcheux aloi. Tout n’est pas injustice dans les sévérités de l’histoire pour ce nom, symbole altier de l’orgueil plus encore que de l’ambition, et il serait superflu sans doute de se défendre de la moindre velléité de réhabilitation à son endroit. « Vous n’avez pas d’amy céans, mais un juge, » pourrions-nous dire, comme Achille de Harlay, à l’audacieux personnage. Encore faut-il reconnaître qu’il a subi deux injustices capitales : il a été d’une part calomnié plus qu’homme de France par des ennemis personnels, très acharnés et fort peu scrupuleux, Sully, d’Aubigné, Richelieu, dont le témoignage semble avoir uniquement servi de guide à l’opinion ; d’autre part, nombre d’historiens en usent à son égard avec un sans-façon qui frise de près la bévue. Nous aurons l’occasion de revenir sur les calomnies ; quant au second point, traiter lestement d’Épernon d’ambitieux vulgaire, prononcer contre lui une brève sentence et passer outre comme s’il s’agissait d’un comparse insignifiant, d’un Bellegarde, voire d’un Bassompierre, c’est un contre-sens historique. La rigueur peut être de mise, non le dédain. Outre qu’il a joué un rôle important, parfois décisif, dans presque toutes les affaires d’état de 1578 à 1638, d’Épernon ne saurait être considéré autrement que comme une nature supérieure à laquelle il n’a manqué qu’un sens moral à la hauteur des talens et surtout du caractère pour marquer sa place parmi les plus grandes figures de son siècle. La Gascogne n’a point en lui un indigne représentant. Il est vicieux, mais sans bassesse. Intrépide, spirituel, habile, hardi, doué d’une volonté de fer qui avait à son service la sagacité et la prudence ; parti de bas, monté au faîte, sachant s’y maintenir par des prodiges d’énergie et d’esprit de conduite, longtemps comblé des faveurs de la fortune, plus tard abandonné par elle et déployant alors dans la lutte contre les disgrâces la vertu des mauvais jours, le stoïcisme d’une grande âme, d’Épernon eût laissé une mémoire illustre, s’il avait donné à ses facultés puissantes un mobile autre que l’orgueil et l’ambition. Tel que l’ont gouverné ses passions égoïstes, la conscience se refuse à voir en lui un grand homme : il n’a droit qu’à passer pour le modèle du Gascon.

Qualités et défauts, c’est bien l’image de sa race. Non-seulement il résume fortement le type sous tous ses aspects bons et mauvais, mais sa vie elle-même n’est autre chose, à le bien prendre, que le roman légendaire du gentilhomme gascon, son héroïque épopée. On peut dire, en modifiant le mot de La Bruyère, qu’il a vécu comme rêvaient ses compatriotes. Il a miraculeusement évoqué à leurs yeux la réalisation matérielle de leurs aspirations les plus chères : soixante années durant, il lui a été donné d’assouvir cette soif inextinguible d’honneurs, ces ardentes convoitises de richesses et de pouvoir, cette passion ambitieuse enfin, la première à naître, la dernière à mourir dans une âme gasconne. Comment son éclatante fortune n’aurait-elle pas ébloui ces vives imaginations, moins éprises d’idéal que de jouissances positives, qui tout naturellement vont « droit au solide ? » Comment ne serait-elle pas devenue le point de mire de toutes les visées, l’encouragement à toutes les espérances dans ces gentilhommières dont le chartrier valait certes bien celui des Nogaret, où l’appétit était si éveillé devant un festin si court, où personne ne fut jamais inquiet de sa tournure ni de son esprit ? Qui pourra dire le nombre d’émules, suscités par l’exemple de cette merveilleuse destinée, qui en sont restés, hélas ! à ses humbles commencemens, au classique et proverbial départ pour la cour du cadet sans autre légitime que sa bonne mine et ses « vastes pensées ? » A défaut des triomphes qu’il avait rêvés sur cet illustre théâtre, le nouveau-venu pouvait compter du moins sur l’accueil protecteur, mais bienveillant et serviable, de d’Épernon. Autant il était fier avec les premiers personnages de l’état et rogue avec les grands dont il était devenu l’égal, autant il eut toujours l’art de s’attacher la noblesse provinciale et de s’en faire une clientèle à l’instar des patriciens de l’ancienne Rome. Son orgueil, non moins que sa politique, trouvait son compte à ce patronage ; il ne marchait guère dans les occasions d’importance sans un cortège de trois à quatre cents gentilshommes, et, soit à Paris, soit dans ses gouvernemens ou ses châteaux de Fontenay et de Cadillac, sa cour, princièrement défrayée, surpassait en nombre celle même des Guises. Aussi d’Épernon, bien plus que le Béarnais ou Monluc, fut-il le héros des prédilections natales, et si l’homme atteint partout ailleurs les dernières limites de l’impopularité, nous le verrons au contraire s’appuyer en toute occurrence sur la noblesse gasconne, recruter en elle d’enthousiastes instrumens de son ambition, et même, avant d’être revêtu de l’autorité de gouverneur, n’avoir qu’un mot à dire comme en 1621, pour faire monter à cheval tous les gentilshommes de la province. Notez qu’ils comptaient dans leurs rangs des noms de la première volée, Montesquiou, d’Esparbès, Montaut, Pardaillan, Duras, Cominges, Faudoas, Preissac, Montpezat, Castelbajac, Grossoles, Caumont, toutes races qui remontent loin dans le passé de l’histoire locale, tandis que ce chef spontanément choisi, dont ils se faisaient aveuglément les champions, n’était auprès de la plupart d’entre eux, avec ses deux cents ans de noblesse due au capitoulat toulousain, qu’un hobereau de la plus mince étoffe. Voilà déjà dans ce seul fait de quoi fixer l’attention de l’historien, surtout du moraliste : l’homme ne saurait être médiocre qui triomphe de l’orgueil d’autrui et réussit à en faire le levier de son propre orgueil ; mais d’Épernon leur réserve mainte autre surprise. Il n’est guère de figures qui offrent à l’étude un champ d’observations aussi intéressant. Sa vie est curieuse, sa nature l’est encore davantage.

Écartons tout d’abord à son sujet le souvenir du personnage de comédie. Du Gascon traditionnel, il a bien quelques traits, ne serait-ce que l’esprit et l’outrageux accent qu’il se piqua toujours de conserver dans sa pureté native, j’ajouterais la vanité, si La Fontaine n’avait dit, heureusement pour la Gascogne : « C’est proprement le mal français. » Sur ce chapitre français ou gascon de la gloriole, Tallemant est en fonds d’anecdotes plaisantes mises à tort ou à raison sur son compte ; mais avant tout, — et là est la clé de sa nature, — d’Épernon est un caractère, en d’autres termes un homme à passions fortes, partant sérieux. C’est trop peu dire ; rongé d’ambition jusqu’à sa dernière heure, il fut, comme toutes les victimes de cette maladie mentale, d’humeur sombre et morose. En veut-on la preuve ? Il avait un bouffon à gages. Le Gascon sait d’ordinaire se suffire à lui-même. Sa mélancolie, on le devine, n’avait rien de commun avec cette satiété des grandeurs qui arrache aux despotes désabusés des accens si pénétrans de détresse morale. Le propre au contraire de ce puissant ambitieux est d’avoir toujours convoité une suprématie nouvelle, toujours aspiré plus haut. Excelsior, telle pouvait être, à lui aussi, sa devise. L’empire du monde, on peut l’affirmer, n’eût pas excédé la mesure de cette âme effrénée.

Il n’a rien non plus des ridicules du parvenu, s’il en a les vices. Il a fait pleurer assez de gens, comme le prédicateur Poncet le lui disait un jour à lui-même ou à son compagnon de faveur Joyeuse, on n’a guère ri à ses dépens que du bout des lèvres, et surtout à distance. Une grâce hautaine et charmante, l’aisance souveraine des façons, libres sans familiarité avec les rois, modèles de dignité noble avec tous quand il ne lui plaisait pas d’y ajouter la raillerie, — un regard singulièrement calme, puissant, profond, scrutateur et impénétrable, — le sang-froid et la possession de lui-même, qui ne l’abandonnaient qu’à bon escient, — une promptitude extrême d’intelligence, un verbe net et décisif, — le don sans prix de l’autorité personnelle, ce signe mystérieux qui partout désigne le maître, — tout en lui réclamait la domination et semblait n’avoir pour cadre naturel que le premier rang. Il s’y établit par des voies suspectes, il l’occupa arrogamment, avec rapacité, avec violence ; au fond, chacun l’y reconnaissait à sa place. Pour la première fois depuis l’avènement d’Henri III, on sentait qu’on avait affaire à une volonté énergique, à un esprit sagace et ferme. Nul n’a soulevé des haines plus furieuses, un tel déchaînement de malédictions contre sa faveur, — mais jamais, remarquez-le, il n’en parut indigne, jamais l’envie ne se vengea par le mépris, jamais il n’eut à essuyer en face les dédains de ses adversaires les plus qualifiés. Le fait est significatif, car les siens n’épargnaient personne, ni le frère du roi, héritier du trône, qui lui céda la place et déserta la cour, ni la reine-mère, arbitre et idole du Louvre depuis un quart de siècle, qui cessa d’y paraître dès 1586[1] et n’y rentra qu’avec Guise le jour des barricades, ni même ces fiers Lorrains que le témoignage de Busbecq, peu enclin à la partialité à l’endroit du favori, nous montre lui parlant tête nue[2]. La liste est longue des avanies qu’il fit subir autour de lui, et à la Montpensier raillée sur sa jambe, et à la duchesse de Nevers raillée sur sa bosse, et à l’archevêque de Lyon, d’Épinac, flétri dans ses mœurs par la plus mordante épigramme, et à Villeroy, traité de petit coquin et menacé de cent coups d’éperon, et au maréchal de Matignon, bafoué en toute occasion, et qui, dit Brantôme, « beuvait cela doux comme lait, » et à bien d’autres. En revanche, personne ne s’est rencontré pour lui rendre affront pour insulte et lui jeter à la figure ce mot de petit compagnon, qui l’eût peut-être déconcerté. Consultez les mémoires et les correspondances qui tiennent registre des menus incidens quotidiens, les dépêches vénitiennes, Busbecq, L’Estoile, Pasquier, Brantôme ; vous y trouverez ses algarades, jamais leur châtiment. Parcourez les pamphlets atroces où s’exhalent avec rage contre lui les imputations les plus infamantes, bassesse d’extraction, vices honteux, lâcheté, cruautés, sortilèges, sacrilèges, souillures de toute sorte : là encore nulle mention n’apparaît de déboires infligés à sa morgue ; il est bien clair pourtant que ces libelles en feraient trophée. Ne dites pas que telle est l’ordinaire servilité des cours devant la toute-puissance. Longtemps après la fin du mignon, alors qu’en fait une disgrâce irrémédiable pesait sur lui, sous Henri IV, qui ne lui donna nulle part à l’autorité, comme sous Louis XIII, qui le détesta, d’Épernon, la tête haute à son habitude, continuait à obtenir de tous, à commencer par le roi, les témoignages ostensibles de la déférence et du respect ; bien plus, mainte distinction flatteuse était son privilège personnel et le mettait hors de pair, et le favori déchu pouvait consoler son orgueil en voyant chacun lui prodiguer à l’envi les hommages comme par le passé et son prestige survivre à son crédit. Il est caractéristique de l’homme qu’il n’en rabattit rien de son humeur revêche, et qu’héritier en cela du grand-père de sa femme, le connétable Anne d’acariâtre mémoire, il ne cessa pas jusqu’à sa fin d’être comme lui, mais avec plus de piquant et moins de rudesse, le rabroueur par excellence de son temps.

Comment ne pas reconnaître à tant de signes que la transformation du gentillâtre en grand seigneur s’était opérée sans effort dans l’esprit dès contemporains ? Moins de dix ans après la mort d’Henri III, origine médiocre et circonstances équivoques de son élévation, tout était enseveli dans l’oubli, et d’Epernon marchait sans conteste en tête des premiers de l’état, — beaucoup sans doute en raison de ses dignités, de ses alliances, de ses richesses, de l’évidente supériorité qu’il manifesta dans l’exercice de ses grandes charges, de la qualité aussi de chef du parti catholique que l’imprudence d’Henri IV lui laissa prendre à la cour, — plutôt encore en vertu d’une sorte de droit inhérent à sa personne et par le fait d’un ascendant qui s’est imposé pendant soixante ans à la France entière. Exemple unique en effet dans l’histoire des aristocraties, ou, si l’on veut, de l’orgueil humain, il réalisa pleinement à son profit cette conquête après laquelle Dangeau s’essoufflait vainement un siècle plus tard, pour la plus grande joie de La Bruyère et de Saint-Simon : il devint, non une copie de grand, mais un grand. On n’en a guère vu de tendances plus envahissantes. A peine accepté comme un des leurs par ces rares privilégiés qui formaient dans le corps des gentilshommes et au-dessus d’eux comme une classe à part, il les primait déjà et s’érigeait en toute occurrence, sans protestations sinon d’un consentement unanime, en véritable représentant des seigneurs du royaume. Il convient d’ajouter que le rôle de grand, nul parmi ses pairs n’eut l’audace et les talens nécessaires pour le prendre d’aussi haut. Trop fier pour celui de courtisan, sauvé de la bassesse par l’orgueil, il quitta le Louvre du jour qu’il n’y régnait plus en maître, et se fit une quasi-souveraineté dans ses gouvernemens d’Angoulême, de Metz, son royaume d’Australie, comme on disait, — plus tard à Bordeaux, où sa fortune devait enfin succomber sous l’étreinte plus cauteleuse encore que puissante de Richelieu. Si jaloux qu’il fût des honneurs, et des hommages en tant que privilèges de son rang, il n’était pas de ceux qui s’en contentent ; il prisait avant tout la domination, il lui fallait un pouvoir sans bornes ; frémissant de toute entrave mise à son despotisme, il ne tarda pas à entamer une lutte qui ne finit qu’avec sa vie contre les forces sociales qui le limitaient, clergé, parlement, intendance. Au fond, la royauté était le réel objet de sa haine. Sauf les deux périodes où, grâce à la faveur d’Henri III et à la faiblesse de Marie de Médicis, l’autorité royale a été en quelque sorte identifiée avec ses propres intérêts, il n’a cessé de la combattre. Il n’a pas dépendu de ses sourdes menées, à l’avènement d’Henri IV et à la fin de la ligue, qu’elle ne fût replacée en tutelle et que la France, retournant en arrière de trois siècles, ne se courbât derechef sous le joug des grands vassaux. Si Biron, devançant la justice d’Henri IV, avait eu le temps de jeter le masque et de traduire en acte ses criminelles visées de démembrement féodal du royaume de concert avec la Savoie et l’Espagne, nul doute que, répondant à son appel, d’Épernon n’eût levé l’étendard de la révolte dans le sud-ouest, à la condition, s’entend, que sa ferme raison, toujours habile à maîtriser sa fougue quand l’orgueil n’était pas en jeu, eût estimé le plan bien conçu et les chances de réussite suffisantes. Le génie de la féodalité revivait en lui, d’autant plus redoutable que son énergie n’était rien moins qu’aveugle et avait pour guide un sens politique consommé. Richelieu, quand il entreprit de faire table rase de tout ce qui était une force en France, n’a pas trouvé d’adversaire plus résolu, plus sur ses gardes, et en fin de compte plus difficile à abattre ; il y a mis quinze ans. Il est bizarre, mais rigoureusement exact, de dire que, de l’avènement d’Henri IV à celui de Louis XIV (d’Épernon est mort peu de mois avant Louis XIII), la plus insigne figure du patriciat français est encore ce petit cadet de Gascogne.

A propos d’un tel personnage, ne parlons donc pas de ridicule. « L’audace et la grandeur n’en sont pas susceptibles, » dit très justement Voltaire. Le grossier travers de la gasconnade ne lui est pas moins étranger. Son esprit très vif et très fin, jaillissant de source, empreint d’une ironie chagrine, dédaignait de briller autant que de plaire ; la parole portait coup, mais était brève et rare, la concentration habituelle, la froideur glaciale, sauf le cas où l’orgueil éclatait en emportemens. À ce taciturne, les hâbleurs n’avaient guère chance d’agréer. Son secrétaire et historien Girard raconte que, recevant le jeune Toiras, porteur d’un message du roi, il augura favorablement de l’avenir réservé au futur défenseur de Saint-Martin de Ré, pourquoi ? à cause surtout de sa disposition silencieuse. D’Épernon n’a jamais mieux prouvé cette pénétrante sagacité dans le discernement des hommes qui fut un de ses dons, — mais de Gascon à Gascon (la Gascogne peut presque revendiquer le Cévenol Toiras), la raison de ce pronostic ne laisse pas de surprendre. Nous voilà loin du type exubérant et vantard immortalisé par d’Aubigné dans cette œuvre digne de Molière, le Baron de Fœneste, où, sur la foi d’une tradition absurde, tant de gens croient trouver le portrait de d’Épernon. Le modèle qui a posé devant le satirique, ne le cherchez pas même parmi les familiers du grand seigneur, dans ceux qui lui formaient une cour, gentilshommes de fort bon lieu et distingués d’esprit pour la plupart, tels que d’Elbène, Saint-Géry de Magnas, Du Plessis-Baussonière, trois hommes d’un mérite tout à fait rare, La Hillière, Méran, Maillé, d’Ambleville et tant d’autres. Pour peu qu’on soit familiarisé avec la maison, le doute n’est pas possible : Fœneste n’est autre qu’un des séides de bas étage parmi lesquels d’Épernon recrutait ses donneurs d’étrivières, les Simons, comme on les avait baptisés. Les Simons ne bâtonnaient pas seulement, pour compte de monseigneur, Bautru ou tout autre mauvais plaisant soupçonné du crime d’irrévérence ; ils s’élevaient au besoin à la dignité de bravi. Or d’Aubigné, ses mémoires nous le disent, crut longtemps à tort ou à raison sa vie menacée par la rancune de d’Épernon. Voilà qui explique comment il a fait à de tels misérables l’honneur de leur consacrer son chef-d’œuvre, qui n’épargne pas à leur maître, on peut le croire, sa bonne part de sarcasme et de persiflage.

Il faut en prendre son parti, d’Épernon n’a rien en lui du Roquelaure. Le moraliste s’y résignera sans peine et n’étudiera peut-être qu’avec plus d’intérêt cette variété moins connue du type local, le Gascon méditatif, concentré, d’où l’orgueil a chassé l’enjouement, de qui la verve est réduite au silence, mais où le foyer reste ardent, où la passion s’isole sans se refroidir, lave toujours prête à éclater en jets terribles. L’exemple n’est pas unique. Rassemblez dans Saint-Simon les traits épars (il y revient à trois ou quatre reprises) où il retrace de son incomparable pinceau cette figure de Lauzun, la plus originale sans doute de la cour de Louis XIV ; vous aurez avec des variantes, un moindre relief, mais de frappantes analogies jusque dans les singularités des deux personnages, un second exemplaire du même type : même orgueil intraitable (chez tous deux c’est l’essence même de l’homme, la passion maîtresse), même ambition presque égale à l’orgueil, même audace, même impétuosité habituellement recouverte de flegme, même hauteur, même humeur farouche et secrètement dévorée, même goût pour les niches cruelles à l’endroit de leurs ennemis, même causticité, même tour d’esprit fruste et délicat tout ensemble, d’un si parfait agrément pour qui n’en était pas la victime. Ici d’ailleurs la loi du milieu natal et l’influence du terroir n’ont que faire, s’il est vrai, comme il y a lieu de le conjecturer, que le sang même de d’Épernon coule dans les veines de celui qui fut l’idole et le fléau de la petite-fille d’Henri IV. Descendant ou non de d’Épernon, Lauzun procède irrécusablement de lui ; il est sa vivante image. D’Épernon garde la supériorité du modèle. Une bien autre ampleur, plus de sens, moins de caprice, d’éminentes facultés d’action, une entente peu commune de l’art de gouverner les hommes, sans parler de la différence des rôles, achèvent de le placer fort au-dessus de son fantasque héritier.

Au demeurant, la nature morale de d’Épernon donne presque raison à La Rochefoucauld : elle a ses vertus ; mais qui ne voit au travers les déguisemens de l’orgueil ? L’orgueil ne l’a pas seulement préservé de la bassesse ; il lui a commandé la dignité de sa vie, la véracité, la fidélité à sa parole, le respect de son nom, le soin jaloux de son honneur. A quelle autre source aurait-il puisé cette héroïque constance dans les revers qui prête à ses dernières années une sorte de majesté et comme un reflet de noblesse morale ? Son histoire, sans être un tissu d’actions généreuses, comme l’affirme une des plus insoutenables contre-vérités de Voltaire[3], présente en effet des traits de générosité ; il a manifestement sacrifié en quelques circonstances ses intérêts à sa gloire, et s’est même élevé parfois jusqu’aux inspirations du dévoûment. J’ai peur qu’en y regardant de près on ne trouve encore l’orgueil comme mobile de ces trop rares inconséquences dans une vie qui n’est au contraire que le triomphe de l’égoïsme. Conscience, sentiment du devoir, me semblent, en ce qui le concerne, des mots vides de sens.

Tant il y a qu’il résume avec une autorité sans pareille le type moins banal et d’autant plus curieux du Gascon misanthrope. L’esprit abdique rarement chez cette race. Peut-être gagne-t-il plus qu’il ne perd à l’aventure de ce sérieux insolite. Moins morose, d’Épernon serait-il aussi piquant ? A fréquenter Desportes, qui eut charge, comme on sait, de le polir et de le désengasconner, il n’a rien pris du bel esprit précieux, et le boute-hors a gardé toute la franchise du terroir. On peut goûter à l’égal des joyeusetés rabelaisiennes les saillies amères de cet humoriste. Tel de ses sarcasmes a mérité d’être attribué aux maîtres par excellence de l’ironie. A qui n’a-t-on pas fait honneur de sa boutade sur l’escalier du Louvre, si pleine de philosophie et même de souriante et narquoise bonne grâce ? Voltaire a égayé le public aux dépens de Louis Racine, — le coquin avait célébré en assez bons vers la religion, — en le qualifiant de petit fils d’un grand homme ; sait-on, savait-il lui-même qu’il ne faisait que répéter d’Épernon feignant un lapsus de mémoire et brouillant à dessein la chronologie pour avoir la satisfaction de traiter Louis XIII de petit-fils d’un grand roi ? L’epigramme a tout son sel quand on connaît les sentimens du compère à l’égard d’Henri IV, et qu’on sait qu’un pareil hommage n’est jamais sorti une autre fois de sa bouche,


II

Ce grand roi qu’il abhorrait, l’a-t-il assassiné ? fut-il, à un degré quelconque, de connivence dans ce crime qui le trouva d’un si beau sang-froid et si alerte à en tirer parti ? — Même en cette rapide esquisse, volontairement limitée aux aspects moraux du personnage, une telle question ne saurait être éludée ; elle s’impose même en première ligne, tant l’innocence ou la culpabilité de d’Épernon sur ce chef pèse d’un poids décisif sur le jugement à porter de son caractère. — Non, quoi qu’en disent Sully, Mézeray, Lenglet-Dufresnoy, Michelet surtout, d’Épernon n’a point armé le bras de Ravaillac ; il n’a pas même eu connaissance du projet de l’atroce fanatique. L’examen du procès démontre jusqu’à la dernière évidence que Ravaillac n’a eu ni complice ni confident. Autre fait non moins péremptoire et à l’abri de toute contestation : c’est la main seule de d’Épernon qui a empêché le garde Saint-Michel de percer l’assassin comme jadis à Saint-Cloud les quarante-cinq avaient massacré Jacques-Clément, dérobant ainsi à la justice le secret du criminel. Un complice n’a point de ces délicatesses-là. — Quant à l’existence, récemment affirmée par un érudit, d’un complot simultané, marchant parallèlement à la pensée de Ravaillac, mais à son insu, et devant par la force des choses aboutir à la même heure, de telle sorte que l’œuvre maudite, à défaut de Ravaillac, eût été accomplie quelques pas plus loin par les sicaires apostés de d’Épernon et de la marquise de Verneuil, — le jour où la moindre preuve sera produite à l’appui d’une assertion aussi étrange, il sera temps de s’y arrêter ; elle reste jusque-là dans le domaine des hypothèses gratuites, j’ajouterai des moins vraisemblables, et l’on peut s’étonner de la rencontrer sous la plume d’un écrivain familiarisé avec les sources[4]. Maintenons à d’Épernon le bénéfice de l’arrêt qui l’a justement mis hors de cause. Innocent en fait, il ne l’est pas moralement ; la loi devait l’absoudre, la conscience s’y refuse. Le sang qui a coulé rue de la Ferronnerie crie contre lui, car ce crime consommé sans sa participation, mais appelé de tous ses vœux, a rempli son âme d’une joie impie. L’occasion tant souhaitée ne l’a pas pris au dépourvu. C’est merveille de voir quelle présence d’esprit il garda dans cette conjoncture tragique, quelles furent la décision de son jugement et la calme célérité de ses actes. On put juger là ce qu’il y avait de ressources dans l’homme pour un moment de crise. Moins de deux heures après qu’Henri eut rendu le dernier soupir, d’Épernon, redevenu maître au Louvre, parlait au parlement, en maître là aussi, et savourait avec ivresse l’illusion bientôt détruite que son règne, interrompu par vingt-deux ans de disgrâce, allait recommencer sans contrôle et sans partage sous le nom de l’étrangère proclamée, grâce à lui, régente absolue de l’état. Il avait compté sans l’ingratitude de cette nature médiocre et bornée ; il avait compté sans Condé, Soissons, Bouillon, Guise, sans Concini surtout, meute avide qui se rua sur la dépouille du lion, et n’en laissa que la moindre part au véritable et hardi promoteur de la régence.

A tous égards, cette date du 14 mai 1610, si douloureusement mémorable pour la France, reste capitale dans la vie de d’Épernon. Écartons toute idée de crime. Il s’y révèle homme d’état, homme à la fois de tête et d’exécution, qui conçoit nettement et agit avec une foudroyante promptitude. Comparez à cette initiative vigoureuse et sûre l’attitude des autres grands et des membres du conseil. Où est le connétable ? où sont les autres amis et confidens d’Henri IV, Villeroi, Jeannin, Lavardin, Souvré ? où Damville et Bouillon ? Que dire de Sully et de son pitoyable désarroi ! Guise, qui, lui du moins, ne demeure pas inactif, que sait-il faire que d’emboîter le pas sur d’Épernon et de répéter partout son mot d’ordre ? Certes il ne faut lui prêter ni désintéressement ni inspiration de patriotisme ; qui en fit preuve ? Il ne travaillait que pour lui, la chose n’est pas douteuse, en créant ce pouvoir qu’il prétendait bien être seul à exercer. Tout esprit de bonne foi n’en reconnaîtra pas moins les qualités de virile habileté qu’il mit en lumière au milieu de l’effarement de tous. Comme manifestation de la supériorité de l’homme, le 14 mai 1610 va presque de pair dans sa vie avec ces héroïques journées d’Angoulême en août 1588, où pendant soixante heures, sans autres vivres qu’un morceau de pain, à bout de munitions, entouré d’une douzaine de serviteurs hors de combat, il tint tête sans faiblir un instant à toute une ville révoltée. Rien peut-être ne fait mieux juger de l’impopularité profonde de d’Épernon que le silence qui s’est fait sur cet épisode, digne des preux, qui eût immortalisé tout autre nom que le sien. N’accusons pas tant en cela l’esprit de parti des historiens que l’instinctive répugnance de la conscience publique. De Thou, Davila, Palma-Cayet, d’Aubigné lui-même, on signalé la grandeur de cette énergie surhumaine. « Le roy s’estoit desnoué, » dit fortement d’Aubigné, parlant de la prise de Cahors, première révélation du génie militaire d’Henri IV ; l’expression n’est pas moins applicable à d’Épernon en cette circonstance. Il donna là sa mesure complète, comme intrépidité et comme jugement. Autant il avait été stoïque dans la lutte, autant il montra de raison, de finesse et d’esprit politique dans sa réconciliation moins magnanime encore qu’habile avec les rebelles domptés et avec ce roi énigmatique, subitement devenu d’ami persécuteur, dont les ordres avaient tramé sa perte. Il est avéré d’ailleurs que l’effet fut grand sur les contemporains de cette épreuve miraculeusement soutenue. Il y acquit un renom d’indomptable vigueur, et compta désormais en première ligne aux yeux de tous parmi les hommes capables de grandes choses. Telle était bien en effet l’exacte valeur du personnage. Veut-on savoir à quel rang il s’était placé dans l’opinion par ses prouesses d’Angoulême, L’Estoile nous l’apprendra d’une façon piquante. À deux ou trois reprises durant le siège de Paris, lorsque les affaires de la ligue prenaient d’un jour à l’autre une tournure plus critique, la boiteuse Montpensier, grande inspiratrice, comme on sait, des bulletins officiels qui se publiaient au prône par la bouche des curés (c’était le Moniteur d’alors), ne sut rien imaginer de mieux « comme emplâtre pour les blessures du parti, » dit L’Estoile[5], que de faire courir le bruit de sa mort.

L’hommage a son prix ; mais il en avait reçu un plus significatif au lendemain même du guet-apens dont il s’était si glorieusement tiré. Le Balafré parla publiquement de lui avec louange et admiration[6], et chercha dès lors à gagner à sa cause l’appoint d’un si fier courage. De là des négociations secrètes auxquelles d’Épernon se prêta, non, je le pense, par ressentiment de la trahison de son maître, ni en prévision de sa ruine imminente (toutes les chances semblaient pour Guise dans cette phase suprême de son duel contre Henri III), mais par une feinte destinée à mieux servir les intérêts de ce maître délaissé de tous. Qu’on ne se récrie point contre l’interprétation favorable d’un incident aux apparences si équivoques : elle s’appuie, solidement à mon avis, sur deux sortes de preuves, preuves de fait, preuves de l’ordre moral.

Et d’abord d’Épernon s’était réconcilié avec Henri III. Pourquoi le faire, si son ressentiment avait soif de vengeance ? Dans une lettre, chef-d’œuvre de tact et de dignité, n’imputant qu’aux machinations de ses ennemis et à la supercherie de Villeroy l’ordre royal qui avait failli lui coûter la vie, il avait eu soin de ne pas mettre en doute la continuation des bonnes grâces de son bienfaiteur. Pourquoi, s’il méditait une défection, s’ôter à lui-même le seul prétexte qui pouvait en pallier la honte ? — En second lieu, au moment même où il feignait de prêter l’oreille aux propositions de Guise, il faisait brusquement remplacer Villeroy comme secrétaire d’état par un homme à lui, Révol, inconnu à la cour, sans autre recommandation que la sienne, qu’il avait ramené de son voyage de Provence, aussi peu porté vers la ligue que l’était au contraire son prédécesseur le petit coquin, homme de talent au surplus et d’un noble caractère. N’y a-t-il pas là la preuve d’un secret accord plus intime que jamais entre lui et son maître ? Enfin comment expliquer autrement que par ce même accord les avis qu’il lui fit parvenir sur les projets de plus en plus menaçans du Lorrain, avis qui triomphèrent en décembre des dernières hésitations du roi ?

D’ailleurs, et j’en viens aux preuves morales, la magnanimité d’une franche réconciliation de la part de d’Épernon n’a rien d’incompatible avec ce que nous savons de l’orgueilleux personnage. Sa conduite avec Marie de Médicis témoigne qu’il savait pardonner à ses maîtres ; rien en revanche n’autorise à le croire capable d’une perfidie. Son histoire n’en fournit pas un seul exemple. Il n’a jamais trahi une amitié ; la sûreté de sa parole était même proverbiale à la cour. La bassesse n’est point dans sa nature. Quant à déserter une cause parce que tous la jugeaient perdue, il était de ces superbes qui prennent volontiers pour devise le victrix causa diis, opiniâtre de plus, et, une fois engagé sous un drapeau, ne se laissait pas aisément rebuter par les difficultés et les périls : la lutte était un des instincts de son tempérament. — Avant tout, une clairvoyante appréciation de ses intérêts distingue au plus haut degré ce ferme esprit. Or comment, dans son exil d’Angoulême, aurait-il pu oublier que sa disgrâce et celle de son frère Bernard avaient été les premières satisfactions exigées du roi par la ligue victorieuse aux barricades ? Comment s’abuser sur la haine violente, outrée, qu’il inspirait au parti lorrain, et qui était en quelque sorte un de ses dogmes ? Les plus acharnés contre sa vie dans la sédition d’Angoulême n’étaient-ils pas des ligueurs, Méré entre autres, un des affidés du Balafré ? Devait-il croire à la possibilité d’un rapprochement de bonne foi entre les Guises et lui, créature insigne de ce roi qu’ils voulaient déposer, vivant témoignage de la plus exploitée de ses fautes, archi-mignon, comme parle L’Estoile, dénoncé par surcroît au fanatisme religieux comme partisan du roi de Navarre et fauteur d’hérésie ? Remarquez que l’accusation n’était calomnieuse qu’à moitié. Entaché d’hérésie, il ne le fut à aucune époque, et le catholicisme peut au contraire revendiquer en lui un adhérent des plus orthodoxes, voire des plus intolérans. Quant à ses liaisons avec le Béarnais, notoires depuis douze ans, hautement avouées par lui depuis la mort du duc d’Anjou en tant qu’hommages rendus à l’héritier légitime de la couronne, elles avaient, à la date précisément des pourparlers entamés par Guise, un caractère d’apparente intimité. On peut s’en convaincre par divers billets adressés à d’Epernon par Henri IV, d’août 1588 à janvier 1589, et que publie le volume supplémentaire de sa correspondance. On sait d’ailleurs qu’au premier avis des événemens d’Angoulême Navarre, abandonnant la conquête presque assurée du château de Glisson, accourut au secours de son ami. J’incline à penser que la cordialité n’existait déjà plus que du côté d’Henri. Depuis Coutras surtout, l’œil perçant de d’Épernon lisait trop clairement l’avenir de son glorieux compatriote. Une secrète animosité couvait sûrement déjà dans son cœur envieux avant d’éclater aigrement, comme il arriva quelques mois plus tard dans la campagne des deux rois contre la ligue. Quoi qu’il en soit, réconcilié avec Henri III, partisan compromis de vieille date des droits d’Henri de Bourbon à la succession au trône, d’Épernon avait brûlé ses vaisseaux ; il appartenait tout entier et sans retour possible à la maison de France dans la lutte solidaire de ses deux chefs contre les usurpations des Lorrains. Guise n’a pu sérieusement espérer son concours, d’Épernon se fût avili à le lui prêter, et, — l’homme était trop avisé pour s’y méprendre, — avili en pure perte. Devenu roi de France, Henri de Guise, l’eût-il voulu, ne pouvait le sauver des rancunes exaspérées de son parti. C’est donc faire trop peu d’honneur à la rare sagacité de d’Épernon que de voir dans sa réponse aux ouvertures du Balafré et dans ses assurances d’amitié autre chose qu’un leurre, assurément fort pardonnable. Le parti qu’il en tira pour le bien de son maître, en le prévenant à temps des résolutions suprêmes prises contre son pouvoir, suffirait, s’il en était besoin, à le justifier.

Voilà pour l’incident récemment mis au jour de ces négociations entre Guise et d’Épernon. C’est à tort, il n’en faut pas douter, que l’on a cru y trouver la preuve d’une entente réelle[7]. A tous ses vices, d’Épernon n’a pas joint l’ingratitude en préparant une défection qui eût sans contredit consommé la ruine de son bienfaiteur. Supposez en effet le gouverneur de l’Angoumois passé du côté de la ligue. De deux choses l’une : ou le roi reculait devant l’exécution du 23 décembre, et Guise sans plus tarder le dépouillait de la couronne, ou l’assassinat avait lieu, et dans ce cas, pris entre deux feux, Mayenne au nord, d’Épernon au midi, Henri III n’avait plus d’autre ressource que de se jeter dans les bras de Navarre et de le suivre sous les murs de La Rochelle, car cette armée huguenote, si brave, si esclave du devoir, qui sauva au pont de Tours, sous les ordres du propre fils de Coligny, l’instigateur des massacres du 24 août, ne pouvait songer, réduite à ses seules forces, à entreprendre l’heureuse campagne qui le ramena triomphant aux portes de Paris. Otage du protestantisme dans La Rochelle, il est permis de douter que même alors Henri III eût renié cette foi qui, pour mettre le comble aux scandaleuses bizarreries de sa nature, n’en était pas moins sincère. La générosité de Navarre, sa politique, si l’on veut, n’eût pas d’ailleurs exigé de son roi un sacrifice aussi dégradant. Ce qu’on peut affirmer en toute assurance, c’est qu’à dater du jour où il eût cherché son salut parmi les calvinistes, Henri III, resté ou non catholique, eût irrémédiablement forfait aux yeux de la France son titre royal et ne l’eût pas transmis à son admirable successeur. — En restant fidèle à son maître, en accourant près de lui au premier appel après le coup frappé sur Guise, en formant avec les 4,000 ou 5,000 hommes qu’il amena le noyau catholique de l’armée royaliste qui permit à Henri III, même avec Navarre à ses côtés, de faire acte de souverain libre, d’Epernon, — on ne saurait lui refuser ce mérite, — n’a pas seulement épargné à son nom l’ignominie de la trahison ; il a sauvé son maître et par là même rendu possible l’avènement ultérieur d’Henri IV.


III

C’est là un service national, le seul, à vrai dire, que d’Epernon ait rendu à la France dans sa longue carrière de quatre-vingt-huit ans. Il est fâcheux pour sa gloire qu’il ait été involontaire et que lui-même ait pris soin de nous amplement édifier à cet égard. Cette royauté d’Henri IV, à laquelle il avait incontestablement frayé les voies depuis 1584, nul ne l’a plus cordialement haïe dès la première heure, reconnue avec plus de restrictions, plus dangereusement battue en brèche sous prétexte de scrupules religieux, davantage affaiblie par sa retraite du camp de Saint-Cloud, traversée de plus d’obstacles et de sourdes intrigues dans toute son œuvre de revendication, jusqu’au jour où, cessant enfin de se contraindre, il a signé un traité avec l’étranger pour la renverser. Grâce à Dieu, il était trop tard. Une des singularités du temps est sans doute de retrouver la qualification de Béarnais donnée à Henri IV dans un acte solennel qui porte la date de 1596. A d’Epernon appartient le triste honneur de cet anachronisme : tel est le nom qu’il donne à son roi, six ans après Ivry, trois ans après l’abjuration, en s’alliant contre lui avec Philippe II et le Savoyard. On peut à bon droit s’indigner, faut-il s’ébahir et crier à l’inconséquence ? La contradiction n’est ici qu’à la surface ; en réalité, la vraie logique triomphe, j’entends celle des caractères. Au-dessous d’Henri IV, politique du premier ordre, gloire militaire qui éclipsait toute autre souverain résolument consacré à la mission de sauver la France, mais aussi et avant tout à celle de restaurer l’autorité royale, volonté ferme autant qu’adroite, esprit délié et ombrageux, aisément en méfiance de toute nature énergique, actif et vigilant, l’œil ouvert sur amis et ennemis, peu prodigue, sauf de bons mots et de sourires, bon roi certes, mais avant tout grand roi, au-dessous d’un pareil maître, placez l’homme que nous connaissons : comment l’antagonisme des tempéramens et des visées n’aurait-il pas abouti à un conflit ? Soyons justes : il fallait une vertu plus qu’ordinaire au favori de la veille, arbitre absolu de toute chose sous ce fantôme de roi qui n’avait de volonté qu’au service de ses inexplicables engouemens, pour se résigner à être banni du conseil et exclu de toute participation aux affaires. Quelle déchéance pour l’orgueilleux qui avait vu dix ans la France à ses pieds, que d’être relégué dans la foule, d’avoir à tolérer des égaux, à ménager un Rosny, à se contenter désormais des respects extérieurs de tous ! Puiser à pleines mains dans les coffres de l’état, autre prérogative perdue ! il ne restait plus même la ressource de dédommager son ambition par l’indépendance du gouverneur de province : toute entreprise empiétant sur les droits du roi était jalousement surveillée et tenue en échec. Ajoutez, — et là saignait à vif la blessure la plus douloureuse, — que ce souverain d’aujourd’hui, d’Épernon avait traité avec lui d’égal à égal ; bien plus, il l’avait eu pour protégé.

La liaison entre les deux compatriotes remontait à leur première jeunesse. Ils s’étaient d’abord connus fort petits personnages l’un et l’autre en comparaison des grandeurs actuelles : l’un roitelet, volontiers bafoué à la cour des Valois dans ces quatre ans de captivité qui furent pour lui le plus clair profit de son mariage avec Marguerite, — l’autre simple cadet aux gardes sous le nom de Caumont. La communauté d’origine les rapprocha, les deux Gascons se prirent d’amitié. L’astre d’Henri, fort obscurci pour l’heure, ne présageait pas un bien éclatant avenir. Caumont voulut néanmoins courir les chances de sa fortune. Lui sixième, il l’accompagna dans son évasion de Senlis en 1576 ; mais, une fois parvenu en terre huguenote, Henri fit derechef profession publique de la foi de Jeanne d’Albret ; Caumont restant ferme dans la sienne, ils se séparèrent sans aigreur de part ni d’autre. Suivant Girard, la séparation eut lieu à Alençon ; on pourrait induire d’un mot équivoque de Sully[8], d’accord avec d’Aubigné[9], que Caumont poussa jusqu’aux portes de La Rochelle, mais s’en vit refuser l’accès par les habitans comme ayant au côté une épée rougie dans le sang de la Saint-Barthélemy. L’insinuation, si elle s’applique à Caumont, est calomnieuse ; il est certain qu’il ne prit aucune part au massacre, soit qu’il fût encore à Calais lors du 24 août 1572, faisant son apprentissage de soldat sous les ordres d’un ami de son père, le gouverneur de la ville, Mauléon de Gourdan[10], soit qu’il fût de retour en Gascogne, au manoir paternel. Caumont quitta Navarre de son plein gré, beaucoup moins par scrupule religieux que par antipathie de nature pour l’austérité calviniste ; sa place n’était pas au prêche, elle était au Louvre d’Henri III. On sait quel vol il y prit à partir du moment où Quélus mourant le légua en quelque sorte à l’affection de son maître. Dès 1584, son influence y effaçait toute autre, et on le vit bien quand la mort du dernier des Valois, François, duc d’Anjou, vint poser à tous les esprits le problème de la succession éventuelle au trône. La loi salique déférait sans conteste la couronne au représentant de la branche de Bourbon, c’est-à-dire au roi de Navarre ; mais l’hérésie n’infirmait-elle pas son droit ? Telle était, sans parler des catholiques ardens, l’opinion soutenue dans le conseil par tous les ministres sans exception, par Joyeuse, acquis aux Guises, surtout par Catherine, mortelle ennemie de son gendre. D’Épernon, — il avait été élevé sous ce nom à la dignité ducale trois ans auparavant, — fit prévaloir le sentiment contraire dans l’esprit d’Henri III. Entouré d’un faste royal, spontanément suivi de la noblesse gasconne, qui saisit cette occasion de le revendiquer pour son chef, il alla trouver son ancien maître à Pau et à Nérac, saluer publiquement en lui l’héritier présomptif du roi de France, mais l’adjurer de mettre son titre au-dessus de toute contestation en renonçant au calvinisme. On peut croire que d’Épernon n’obéit pas en cette circonstance aux seules inspirations de la conscience. Partisan sincère du Béarnais et en souvenir du passé et par haine des Lorrains et de la reine-mère, leurs communs adversaires, il ne fut sûrement pas insensible à la vaniteuse satisfaction de s’ériger aux yeux de son premier protecteur en protecteur à son tour, en avocat unique, mais tout-puissant auprès d’Henri III de ses droits hautement déniés de toute la cour, et, il faut bien le dire, de la grande majorité du pays. Il parla noblement le langage de la politique française, habilement celui de l’intérêt de Navarre ; il parla aussi au nom de son dévoûment personnel, non sans quelque superbe toutefois, où perçait trop l’enivrement de la faveur. L’homme d’esprit à qui il avait affaire n’a jamais mieux justifié sa réputation de finesse. Loin de s’offusquer des grands airs d’un ambassadeur si majestueux, loin surtout d’en sourire, il renchérit dextrement sur les distinctions et les respects dont l’orgueil du Gascon avait soif ; mais il eut soin d’en faire hommage au représentant du roi, et réserva au compagnon des anciens jours les traits les plus gracieux de l’enjouement et de la familiarité, comme si, en matière d’état aussi bien qu’en fait de relations privées, il le tenait pour son égal. Un prince du sang n’eût pas été entouré de plus d’honneurs, un ami de prédilection festoyé plus cordialement. Marguerite elle-même, si ulcérée qu’elle fût contre le mignon, auteur peut-être[11] du sanglant affront qui l’avait naguère bannie du Louvre, se contraignit jusqu’à paraître et à faire accueil à cet hôte d’importance[12].

Il est avéré que le mariage de la princesse Catherine, sœur d’Henri, avec d’Épernon, fut mis en avant comme moyen de cimenter l’alliance politique qui venait de se conclure entre eux ; mais d’où vint la proposition ? Question délicate. A en croire Sully, ce fut de la part de d’Épernon « par tierces personnes interposées, » et grande aurait été l’indignation de Navarre devant une semblable outrecuidance. Dix ans plus tard, Henri IV l’avait encore sur le cœur et faisait figurer ce grief au premier rang des motifs de son animosité contre d’Épernon. Telle est la version des OEconomies[13]. Je la considère comme une invention pure. Girard, qui ne dit pas toujours vrai, mais qui a sur beaucoup de panégyristes l’avantage de ne pas mentir de son chef et de transmettre sur presque tous les cas la version même de son héros, déclare formellement que la main de la princesse lui fut offerte. Toutes les vraisemblances sont de ce côté. Entre d’Épernon et Navarre, le plus intéressé des deux à resserrer étroitement les liens de la solidarité d’action, c’était incontestablement Navarre. Sans d’Épernon, que devenait sa cause dans l’esprit mobile et capricieux d’Henri III ? Quel autre appui avait-il au conseil, quelle autre influence pour déjouer les mesures de ses adversaires, si formidables en nombre et en audace, si acharnés, si déloyaux, et qui venaient de recruter dans la branche même dont il était le chef des opposans à ses droits en la personne du cardinal de Bourbon son oncle et de son cousin le cardinal de Vendôme ? Dans l’état de l’opinion publique, pleine d’hésitations et d’incertitudes sur la légitimité des prétentions en présence, une déclaration sortie de la bouche du roi, malgré le discrédit où il était tombé, pouvait peser d’un grand poids. Il était capital pour Navarre de ne pas l’avoir contre lui. Comment en être assuré sans l’active et incessante intervention du favori, qui primait déjà visiblement Joyeuse et possédait à peu près sans partage la confiance de son maître ? — Dira-t-on qu’une alliance avec les Nogaret devait révolter le descendant de saint Louis ? mais, roi de France, à plus forte raison simple roi de Navarre, il ne faisait que trop bon marché de la dignité de son rang ; les délicats comme M. et Mme de Rambouillet, non moins puristes en fait de sens moral qu’en matière de langage, étaient à bon droit choqués de je ne sais quoi de peu relevé dans ses allures, et, ce qui est plus grave, dans ses sentimens même. De la fierté du sang de France, il n’a eu cure en ce qui le concerne. Non-seulement il a épousé la banquière florentine, comme le lui reprochait Henriette de Balzac, mais il a songé à l’épouser elle-même, l’impudente fille de Marie Touchet, et sans la mort de Gabrielle, qui ne sait que cette descriée bagasse, pour parler comme la pudeur alarmée de Marguerite de Valois[14], allait s’asseoir sur le trône des lis ? On peut alléguer encore, par l’exemple précisément de cette même sœur, par le mariage qu’il lui a interdit avec Soissons, par celui qu’il lui a fait contracter avec le duc de Bar, que l’affection fraternelle tenait moins de place que les calculs de la politique dans son âme, égoïste comme celle de tous les ambitieux. N’avait-il pas pour sa justification le précédent d’Henri III mariant une sœur de la reine à Joyeuse, simple gentilhomme, et accordant l’autre avec ce même d’Épernon ? Telle était en effet la prodigieuse situation de cet enfant gâté de la fortune, qu’à défaut de Catherine de Bourbon il lui était loisible à ce moment même d’épouser Christine de Lorraine et de devenir ainsi le beau-frère du roi très chrétien ; chose plus prodigieuse encore, il ne se souciait qu’à demi de cet honneur. Deux raisons me paraissent surtout mettre à néant le récit de Sully. Quelle que soit son infatuation, un esprit avisé et plein de tact tel que d’Épernon n’expose guère sa vanité à subir un échec ; en tout cas, il ne l’eût pas pardonné. Au lieu d’avoir en lui un allié fidèle dans toute la période qui s’étend de 1584 à la mort d’Henri III, Navarre, s’il eût mortifié son orgueil, je ne dis pas même par un refus, mais par de seules hésitations, se serait fait un implacable ennemi. Le mariage n’ayant pas eu lieu, on peut en conclure sûrement que la proposition n’est pas venue du côté de d’Épernon. Il eût été conclu, ou la rancune du prétendant éconduit se serait promptement révélée par d’éclatantes marques. Quant à la princesse elle-même, cette vive et spirituelle Catherine, qui n’avait pas encore donné son cœur à Soissons et que le célibat ennuyait fort, il ne semble pas, huguenoterie à part, qu’elle eût trop répugné à la mésalliance. On put constater, dans les entrevues de Pau, que l’esprit et la personne de d’Épernon étaient loin de lui déplaire. Cette impression fut même durable. Dans les quelques années qu’elle passa plus tard au Louvre, alors qu’elle avait dû renoncer « à son comte, » et avant la conclusion du triste mariage qui la fit duchesse de Bar, d’Épernon, veuf alors de Marguerite de Candale, fut assez bien vu d’elle pour que la chronique ait parlé de velléités d’union entre eux. L’Histoire amoureuse du grand Alcandre, qui traite très pertinemment le chapitre de la galanterie à la cour d’Henri IV, mentionne en termes catégoriques les dispositions très bienveillantes de Catherine. Il est probable que, si d’Épernon s’avisa en 1597 de revenir au projet de 1584, il dut s’apercevoir que les temps étaient changés et que le roi de France n’avait plus à son endroit les idées du roi de Navarre ; mais en 1584 il n’est guère douteux qu’il n’a tenu qu’à lui d’épouser l’héritière d’Albret. Quel a été l’obstacle ? La question religieuse sans doute. Les fureurs catholiques qui le désignaient hautement comme suspect d’hérésie auraient eu trop beau jeu. La jalousie d’Henri III pouvait s’éveiller aussi et soupçonner que ses intérêts avaient été sacrifiés dans cette intime alliance avec le Béarnais. D’Épernon ne voulut pas compromettre le présent en vue d’un avenir problématique, et qui paraissait d’ailleurs fort éloigné. Henri III, ne l’oublions pas, n’avait que trente-trois ans à cette date, et, comme Chicot le faisait malicieusement observer au cardinal de Guise au dîner de sa majesté, « jamais homme ne cassa mieux que lui[15]. »

Quoi qu’il en soit du mariage, le pacte d’union fut scellé à Nérac, et ce rôle d’intermédiaire entre le roi de France et son héritier présomptif, que d’Épernon transformait volontiers en patronage, il le remplit fidèlement au travers des fluctuations plus apparentes que réelles de la politique de son maître jusqu’à la crise de 1588. Sa conduite personnelle fut très nette. Ne négligeant rien pour faire acte de zélé catholique, témoignant même en toute occasion une violente animosité contre les huguenots, soit par ardeur de conviction, soit pour se laver de l’accusation d’hérésie que les Guises lui jetaient à la tête, renouvelant sans cesse auprès de Navarre les conseils d’abjuration, mais invariablement attaché à ses droits, il persévéra dans cette protection quelque peu altière de ses intérêts tant que vécut Henri III. Navarre le payait de son mieux en paroles de gratitude, surtout en acceptant hautement le rôle de protégé. — Avouons que de tels rapports les avaient mal préparés l’un et l’autre au changement de situation qui fut pour tous deux le brusque résultat du coup de couteau de Jacques Clément. Tout ce qui scandalise d’une part et étonne de l’autre dans leur attitude respective, à dater de l’heure où le Béarnais devint Henri IV, procède logiquement de ce passé que ni l’un ni l’autre n’oublièrent. L’égal de la veille fut un sujet sans respect ni fidélité ; le souverain, sûrement offensé dès Saint-Cloud et méfiant à juste titre, ferma longtemps les yeux sur un mauvais vouloir qui ne lui échappait point, et quand l’occasion s’offrit de châtier l’insoumis, devenu manifestement rebelle, il ne put se résoudre à le briser et le reçut à résipiscence.

Quels furent les vrais mobiles d’Henri IV en pardonnant à d’Épernon ? Est-ce un témoignage de plus de cette magnanimité qui fut en tant de circonstances l’auxiliaire de la plus adroite politique ? Ramener ce cœur aigri, reconquérir l’ami de sa jeunesse, il le désirait ardemment, — mais sa science du cœur humain lui a-t-elle permis une telle illusion ? J’en doute fort. Est-ce faiblesse ? A-t-il évité de pousser à bout cette intrépidité à toute épreuve, de peur « qu’un beau désespoir alors la secourût ? » Pas davantage : d’Épernon était perdu sans ressources, entre la Provence soulevée contre lui jusqu’à son dernier homme et les armées combinées de Guise et de Lesdiguières, il ne pouvait plus soutenir la lutte ; quelques semaines encore, et c’en était fait de lui et de ses Gascons, s’il ne s’embarquait pas pour passer en Piémont ou en Espagne. J’estime que trois causes agirent sur l’esprit d’Henri IV et sauvèrent le coupable : d’abord la soif du repos, une sorte d’impatience fébrile d’en finir avec la guerre intérieure, et notamment de pacifier cette Provence qui, depuis dix années révolues et avant même que la ligue eût éclaté sur aucun autre point du royaume, était le théâtre des troubles les plus menaçans pour l’état, à cause du voisinage de Philippe II et de son gendre, non moins ambitieux que lui, le duc de Savoie. Il suffit de lire la correspondance du roi dans les années 1595 et 1596 pour juger du degré de véhémence qu’avait pris ce désir. Tout délai, fût-il insignifiant, lui semblait une faute capitale, et sur ce chapitre il n’entendait plus raison de personne. Or, de tous les moyens de rendre immédiatement la paix à la Provence, le plus expéditif sans contredit était de répéter une dernière fois cette parole de grâce que d’Épernon aux abois daignait enfin accepter après l’avoir repoussée avec mépris six mois durant.

Une autre considération pesa sans doute dans la balance. Tous les torts n’étaient pas du côté de d’Épernon, et la conscience d’Henri IV ne pouvait lui dissimuler que son propre défaut de franchise, tranchons le mot, sa duplicité avait contribué pour beaucoup au coup de tête désespéré de son sujet. Quatre ans auparavant, en 1592, au plus fort des difficultés contre lesquelles le roi luttait avec tant d’héroïsme, il avait dû, à son corps défendant, autoriser ce qu’il était hors d’état d’empêcher, je veux dire la prise de possession du gouvernement de la Provence par d’Épernon, après la mort de son frère aîné, le brave, l’habile, le noble Bernard de La Valette, un des plus purs caractères de l’époque. Pour succéder à son frère, d’Épernon arguait des pouvoirs à lui conférés jadis par Henri III, et qu’il n’avait que délégués à Bernard. Qu’il abusât déloyalement des circonstances et fît valoir sans droit un titre périmé, peu importe. Dès l’instant que cette hautaine revendication avait été tolérée par Henri IV, il l’avait par cela même sanctionnée ; il était à la fois impolitique et indigne de la majesté royale de jouer le jeu double auquel il s’abaissa en excitant d’une part d’Épernon à ne pas ménager les ligueurs provençaux, et de l’autre en encourageant sous main la résistance de ceux-ci à un tyran désavoué, disait-on, par le roi, et qui n’agissait que pour son propre compte. Ces bruits semés sans relâche par des émissaires secrets, confirmés à haute voix par d’Ornano et Lesdiguières, qui avaient notoirement la confiance d’Henri IV, eurent pour premier résultat de raviver l’audace de la ligue et de pousser le gouverneur à des violences qui le rendirent promptement odieux, finalement de faire taire toutes les dissensions intestines entre Provençaux pour les réunir tous dans une guerre à mort contre lui. Le but du roi par ces pratiques n’était autre évidemment que de rebuter d’Épernon et de l’amener à résigner ses pouvoirs. C’était mal connaître l’homme. Il se raidit avec une invincible opiniâtreté à les conserver, et ce fut dès lors entre lui et le souverain comme une gageure à qui lasserait la patience de l’autre. L’irritation couvait sourdement des deux parts ; Henri IV la fît éclater avec fureur chez d’Épernon, par l’intervention de l’artificieux Lafin, qui, préludant à ses perfidies avec Biron, joua le gouverneur dans une convention qu’il négocia au nom du roi entre lui et les habitans d’Aix. Ulcéré par cette trahison qui le désarmait pour ainsi dire, d’autant plus incapable de ployer devant son maître qu’il se voyait sa dupe, c’est alors qu’il traita avec l’étranger contre le Béarnais. — Accompli dans de telles conditions, l’acte peut étonner de la part d’un esprit aussi judicieux ; mais d’Épernon, — d’autres épisodes de son histoire sont là pour le prouver, — faisait sciemment litière de sa raison quand son orgueil était blessé au vif. Jamais il n’a hésité entre ses intérêts et ce qu’il appelait son honneur. Le traité qu’il signa avec l’Espagne et la Savoie, crime national, honteux démenti de ses fiers défis à la ligue depuis quinze ans, fut très certainement justifié à ses propres yeux par cette aberration singulière qui lui faisait prendre son orgueil pour son honneur, et considérer la lutte à outrance comme l’impérieux devoir de quiconque a souci de sa dignité. Plus il y sacrifiait ouvertement ses intérêts, plus sans doute il avait la conscience en repos. J’avouerai sans détour qu’étant donnée la nature morale du personnage, et eu égard surtout aux procédés cauteleux d’Henri IV, je ne mets pas l’infidélité de d’Épernon, dans cette occasion, au nombre des taches les plus flétrissantes de sa vie. L’ingratitude dont il paya la clémence royale mérite plus justement peut-être les sévérités de l’histoire.

Il ne paraît guère douteux enfin que les souvenirs du passé plaidèrent puissamment en sa faveur. Moins bénigne qu’on ne croit, capable, elle aussi, hélas ! d’ingratitude et de sécheresse, l’âme d’Henri avait cependant ses mouvemens de sensibilité, ses prédilections irréfléchies et vainement combattues. Dire que d’Épernon fut l’objet d’une de ces prédilections a tout l’air d’un paradoxe, je ne l’ignore pas. S’il est un fait admis comme indiscutable, c’est, au contraire, l’inimitié réciproque de ces deux hommes. J’ai beau faire, je ne la trouve bien et dûment avérée que de la part de d’Épernon. Henri le jugeait sans indulgence ; il comprit vite, s’il avait pu mieux augurer de lui, que ce cœur de glace n’était accessible ni au repentir ni à la reconnaissance. Le roi le tint dès lors pour ennemi, — mais pourquoi ne pas admettre que l’homme ait gardé longtemps, toujours peut-être, du goût, un faible, une amitié involontaire et d’autant plus durable pour le compatriote qui lui avait rendu d’importans services, dont l’esprit le divertissait, et qui était pour lui avec Roquelaure le parlant souvenir de la première phase de sa jeunesse, le témoin de cette période pleine de contrastes et d’émotions où il avait fait, sous les dehors de l’insouciance et de l’étourderie, une si pénétrante étude des cours, où il avait échappé aux pièges de Catherine, succombé aux charmes de Mme de Sauve, converti les violences de Charles IX en irrésistible attrait de sympathie, rallié mystérieusement des amis, guetté l’heure de la délivrance, lentement mûri pour son labeur de roi, d’où un jour enfin il s’était élancé vers ses destinées, ayant à ses côtés ce même compagnon, prêt alors à lui donner sa vie ? Qui niera la puissance de ces liens formés aux heures sans fiel de la jeunesse ? Laissons là de tels argumens. Sur quoi s’appuie cette tradition de l’aversion prétendue d’Henri IV ? Il y a d’abord le mot dit par d’Épernon lui-même en réponse à des plaintes du roi sur sa flagrante hostilité : « Sire, votre majesté n’a pas de plus fidèle serviteur que moi ; mais, pour ce qui est de l’amitié, votre majesté sait bien qu’elle ne s’acquiert que par l’amitié. » Dans la bouche d’un serviteur vraiment fidèle comme Roquelaure ou de Vic, le propos serait concluant ; quelle portée a-t-il avec les sentimens connus de d’Épernon ? Je n’y vois pour ma part que l’aveu hautain de ces sentimens. Reste un témoignage contemporain des plus explicites, je l’avoue, — mais il est à peu près unique[16], — testis unus, testis nullus, — et c’est celui de Sully. Très suspect toujours sur les questions de personnes, Sully, en ce qui touche d’Épernon, est absolument à récuser. Pour lui, d’Epernon est un ennemi capital, le plus détesté, le plus redouté de tous ceux qu’il s’était faits dans sa gestion hargneuse de la surintendance ; j’en excepte à peine le furieux Soissons, qui voulut, aux premiers jours de la régence, le faire poignarder en plein Louvre, et n’en fut empêché que par d’Épernon lui-même. Or nous savons, par l’exemple de sa mauvaise foi envers Du Plessis-Mornay, si vertement relevée par le secrétaire de celui-ci, que tous moyens sont bons à l’auteur des OEconomies pour perdre ses adversaires aux yeux de la postérité ; les mensonges ne lui coûtent rien. Faire endosser à Henri IV ses sentimens personnels à l’endroit de notre personnage, quelle excellente tactique pour le mettre en mauvais prédicament ! Ajoutez que cela prépare merveilleusement le terrain aux réticences et aux insinuations qui désignent clairement le même d’Epernon comme complice de Ravaillac. Nous avons exprimé notre opinion formelle sur le fait auquel aboutit la conclusion de Sully : il n’y a là qu’une calomnie. N’est-on pas en droit d’en dire autant des griefs et des accusations qu’il place dans la bouche d’Henri IV ? Ne lui a-t-il pas gratuitement prêté mainte chimère, comme l’utopie de la fédération républicaine de l’Europe, contre laquelle le bon sens s’inscrit énergiquement en faux ? Des idées et des sentimens d’Henri IV à toute époque de sa vie, il existe un témoignage irréfragable, sa correspondance. Là il parle directement, sans truchement infidèle. Qu’y trouvons-nous ? Avant comme après la rébellion de Provence, d’Epernon est attentivement surveillé. Aucun symptôme équivoque n’échappe à l’œil vigilant du maître. En nombre de circonstances, d’Épernon subit des reproches qui, pour être exprimés avec d’extrêmes ménagemens de forme, n’en laissent pas moins très nettement percer le mécontentement et la suspicion. Voilà pour le roi. Quant à l’homme, ou l’aversion n’est pas dans son cœur, ou il faut sans ambages le taxer de la pire des bassesses, l’hypocrisie. De tous les correspondans d’Henri IV, d’Épernon est le seul avec Rosny qui reçoive le titre d’ami. Admettons à la rigueur qu’il n’y ait dans le privilège de cette formule qu’une distinction flatteuse comme les aimait la vanité du personnage, comme Henri lui en a conféré d’autres, le droit par exemple jusqu’alors réservé aux seuls princes du sang d’entrer au Louvre en carrosse ; mais le ton de ces lettres dépasse, et de beaucoup, l’affabilité bienveillante qui peut, sans qu’il en coûte trop à la sincérité, masquer des sentimens très différens de l’affection : elles prodiguent à d’Épernon les plus vives assurances d’attachement pour lui, d’intérêt pour ses enfans, que le roi revendique comme siens à cause de la parenté des Foix-Candale avec les d’Albret, dont il veut faire les compagnons et les amis du dauphin ; elles s’enquièrent avec une bonhomie pleine de naturel et de cordialité de ses occupations, de sa santé, de ses constructions de Cadillac ; Henri lui écrit parfois sans raison d’affaires, à titre uniquement de souvenir et dans des termes caressans ; le mot d’amitié revient à chaque ligne. N’est-ce là qu’une comédie ? Tant pis pour Henri IV ; on nous permettra de la trouver également indigne de son caractère et de son esprit. Les deux Gascons se connaissaient à fond ; la clairvoyance du sujet égalait au moins celle du maître ; ils devaient réciproquement désespérer de se prendre pour dupe. Ces faux semblans d’amitié, si aisément percés à jour, ne pouvaient donc avoir qu’une signification pour d’Épernon, celle de l’aveu des craintes qu’il inspirait. Je me trompe : son orgueil pouvait y savourer une satisfaction plus vive encore, l’infériorité morale d’un adversaire capable de s’abaisser devant lui jusqu’à l’imposture. Le roi lui aurait-il donné de gaîté de cœur le droit d’ajouter ainsi le mépris à l’inimitié ? Plus on y regarde de près, plus il est malaisé, ce me semble, de tenir pour vraie la légende de l’aversion d’Henri IV pour d’Épernon : elle implique en tout cas comme conséquence nécessaire que le Béarnais mentait, non pas à l’occasion seulement, mais systématiquement, mais vingt années durant, et cela de la meilleure grâce du monde, — le tout comme un sot, puisque c’était en pure perte. Il faut donc opter entre l’une ou l’autre alternative : ou Sully nous en impose, ou Henri IV est un franc hypocrite. On préférera sans doute croire qu’il fut sincère, que d’Épernon resta toujours pour lui, en dépit de ses torts, le Gaumont de l’évasion de Senlis, — et qu’il ne jouait pas une dernière scène de comédie, le bras amicalement passé autour du cou d’un homme qu’il détestait, quand le couteau de Ravaillac lui perça le cœur.


IV

De cruels mécomptes attendaient le conseiller de la régente. Peu de jours suffirent pour lui ôter l’espoir d’une autorité sans partage. La mort du roi n’en fut pas moins pour d’Épernon le point de départ d’une ère d’influence qui, tantôt prépondérante, tantôt éclipsée, dura jusqu’à la paix de Loudun, où, frappé d’une disgrâce complète, il quitta définitivement la cour. Il est à l’honneur de l’homme que les périls ou la sécurité de la reine servent d’exacte mesure au crédit dont il jouit. Les princes menacent-ils de renverser cette débile régence ? D’Épernon est au pinacle. La coalition est-elle dissoute, non par la force, comme il le voulait, mais à beaux deniers comptans, et Marie se croit-elle assurée d’un bail de quelques mois de repos ? Elle dissimule mal à quel point lui est à charge l’impérieuse protection qu’elle a sollicitée. Lui alors de se retirer sous sa tente jusqu’à l’heure, qui ne tarde guère, où les embarras renaissans de la situation contraignent de nouveau à recourir à son énergie. Ce qui est plus honorable encore que d’avoir été la ressource des jours de danger, c’est la fidélité et le désintéressement de ces services, toujours invoqués dans le besoin, invariablement payés d’ingratitude. Fidélité, désintéressement, on n’emploie pas sans surprise des mots semblables à propos de d’Épernon : ils n’expriment pourtant que la vérité stricte. Sauf peut-être une satisfaction de vanité comme la charge de premier gentilhomme de la chambre qu’il réclama pour son fils aîné Caudale, d’Épernon mit son orgueil à ne point tirer profit de ces appels à son dévoûment, à y répondre sur-le-champ et sans condition[17], à ne jamais s’avilir jusqu’à faire de son appui l’objet d’un marché. Quel contraste avec les autres seigneurs ! Au milieu de ce dédale inextricable d’intrigues où chacun rivalise de mauvaise foi cynique, où l’esprit se perd à vouloir suivre les évolutions de Bouillon, Guise, Mayenne, Longueville, Soissons, de Condé surtout, le dernier mot de l’abjection morale, adversaires d’hier, alliés d’aujourd’hui, qui se trahissent à l’envi, se vendent sans vergogne au plus offrant de la cour ou de la cabale, et se font également payer par la reine pour lui avoir fait la guerre ou pour l’avoir servie, — il arrive à d’Épernon cette fortune imprévue d’être seul à représenter la prud’homie de la noblesse française. Il est seul à garder inviolablement son serment à la régente, seul aussi à ne pas stipuler d’avance le prix de sa fidélité. Ajoutez qu’après coup il ne le reçoit pas davantage.

Le contraste ne frappe pas moins entre sa conduite et celle de ses pairs envers l’homme qui fut en réalité le maître unique des volontés de Marie de Médicis, de la mort d’Henri IV au coup de pistolet de Vitry. Princes et grands, chacun s’est agenouillé à son tour devant Concini, sauf à comploter son renversement. Le seul qui n’ait eu pour l’aventurier que des mépris publics et n’ait répondu à ses avances que par de mortifiantes rebuffades, c’est encore d’Épernon. Il n’ignorait pas cependant qu’avec Concini et la Galigaï pour ennemis, il n’avait à espérer de la régente qu’un vain semblant de pouvoir limité à la durée des périls, et, comme il en fit dix fois l’expérience, que la sécurité rentrée au Louvre coupait court à son crédit. Ambitieux, il l’était certes jusqu’à la fureur, — non pas cependant jusqu’à mériter le stigmate de Tacite : omnia serviliter pro dominatione. Il faut lui savoir gré de n’avoir jamais rien eu du courtisan. Concini est mort sans avoir eu la satisfaction de faire courber ce front superbe. Pour la première fois depuis sa propre faveur, d’Épernon voyait un favori, car les vingt et un ans du règne d’Henri IV avaient épargné ce fléau à la France. Il est à croire qu’il ne se reconnut en rien dans un tel successeur, puisqu’il trouva en lui a un petit monstre fort hideux, » comme dit La Fontaine. Luynes d’ailleurs ne lui agréa pas davantage, quand il le vit sur le pavois quelques années plus tard ; d’où l’on peut conclure qu’il en est des favoris comme des autres grandeurs déchues qui goûtent rarement leurs héritiers. A tout prendre, cette période de sept ans, également dégradante pour la royauté et pour ses adversaires, à laquelle on peut appliquer ce que dit d’Aubigné des conférences de la paix de Loudun, que ce fut une foire publique d’une générale lascheté, d’une particulière infidélité, cette triste régence qui a été le naufrage de toutes les renommées du règne précédent, qui a mis à nu, outre la turpitude des grands, un si déplorable défaut ou d’indépendance, ou de droiture ou même de sens politique chez Sully, Villeroy et même Jeannin, n’a laissé intact, parlons plus juste, n’a grandi en dehors de Du Plessis-Mornay et de Rohan, que le seul caractère de d’Épernon. Il n’a eu garde dans ce laps de temps de ne pas braver insolemment les lois, de ne pas faire du despotisme à outrance, de ne pas travailler de toutes ses forces au renversement de l’œuvre nationale d’Henri IV, en ce qui concerne notamment l’édit de Nantes et le système d’alliances au dehors : qui songerait à s’en étonner ? mais il sut être loyal, dévoué et sans bassesse ; Il suffit à sa gloire qu’on n’en puisse dire autant d’aucun de ses compétiteurs.

Assistons-nous ici à une transformation de l’homme ? devant tant de cupidité et de perfidie, y a-t-il eu chez lui révolte du sens moral ? En aucune façon. D’Épernon a gardé toutes ses âpres passions ; seulement l’une d’elles a pris le pas sur les autres, et il s’agit, par fortune, de celle que ne flétrit pas la conscience, du vice qui a parfois accompli le bien. L’orgueil l’emporte désormais, même sur l’ambition, cette autre tyrannie de son âme. Il n’en faut pas davantage pour que vous le voyiez sacrifier l’intérêt à l’honneur. L’honneur va devenir le but et comme la visée suprême de cette existence avide de gloire, jalouse de se faire une place à part et au-dessus de toute rivalité. D’Épernon avait bien jugé ses contemporains : dans cette voie, il n’avait guère d’émules à redouter, et les défaites de l’ambition pouvaient trouver là de nobles revanches. Telle est sûrement l’explication de ses généreux procédés avec Marie de Médicis. D’attachement sincère, il n’en existait pas entre eux. Froide, égoïste, étroite de cœur autant que d’intelligence, la mère qui en sept ans n’a pas embrassé son fils[18], l’amie qui n’a pas donné une larme de regret ou de pitié à Concini ni même à Leonora, n’a jamais aimé personne, et un bienfaiteur moins que tout autre. En fait de sécheresse, d’Épernon ne lui cédait rien ; mais il était ou se croyait l’auteur de la régence ; l’intérêt d’abord lui commanda de protéger son œuvre. Quand il devint manifeste que l’ambitieux n’y trouvait qu’à demi son compte, le rôle n’en prit que plus de noblesse ; quand l’ingratitude fut son salaire, il parut héroïque. La déloyauté de ses concurrens acheva de piquer d’Épernon au jeu. Entre lui et Marie, le lien qu’avait formé l’intérêt eût été vite rompu ; l’orgueil l’affermit, et l’on en peut donner pour preuve qu’il a survécu, non pas seulement aux froideurs et aux injustices de la régente, mais à son pouvoir. Le jour où, prisonnière délaissée de tous, l’ingrate semblait abîmée dans une disgrâce sans ressource, est-ce l’intérêt qui a dicté à d’Épernon la résolution deux fois magnanime de risquer sa tête pour lui rendre la liberté ? Il faudrait pousser la partialité contre lui jusqu’à l’excès pour chercher là des calculs d’ambition. Louis XIII avait dix-neuf ans : on savait à quoi s’en tenir sur sa tendresse filiale ; vouloir le replacer sous le joug si peu maternel qu’il avait secoué depuis deux ans à l’aide de Vitry, chimère ! prétendre à la succession de Luynes, chimère plus folle encore ! En supposant que sa chute fût le résultat de la déconvenue qui allait le couvrir de ridicule, un sexagénaire comme d’Épernon n’était pas pour lui succéder dans le poste de favori. Que pouvait-il donc se promettre, sinon le ressentiment durable du jeune roi et le prompt oubli de sa mère ? Ni l’un ni l’autre ne lui manquèrent. Louis XIII ne lui a jamais pardonné cette hautaine leçon de moralité ; Marie de Médicis faisant peindre par Rubens l’histoire de sa vie a eu soin, dans la scène de l’évasion de Blois, de ne pas donner place à son libérateur. Peu lui importait vraiment ! il avait fait acte de preux et acquis à son nom le prestige d’un dévoûment chevaleresque. La Balorda, par cette ingratitude dernière[19], ne mettait que plus en relief le désintéressement du paladin. Aussi bien l’orgueil de d’Épernon avait de quoi se consoler de ces misères : il avait imposé sa volonté au roi et traité avec son souverain de puissance à puissance.

Le traité d’Angoulême du 30 avril 1619, ce fait majeur de la carrière de d’Épernon et qui lui valut une gloire sans pareille, est probablement unique de son espèce dans notre histoire. Voilà un sujet qui, en pleine paix, sans connivences intérieures ni extérieures, partant sans le secours d’aucune diversion, seul en face de toutes les forces du royaume, accomplit impunément un crime flagrant de lèse-majesté et contraint le roi son maître à reconnaître par une. déclaration publique qu’il n’a agi que pour le bien de L’état. Quel échec pour la couronne ! quel triomphe pour le vassal ! Certes l’audace était grande, mais admirez à quel point elle s’arme de finesse et de prudence, sur quel terrain savamment choisi elle engage la lutte. Un revirement incontestable s’était opéré dans L’opinion, non pas tant en faveur de Marie de Médicis que contre ses oppresseurs. Concini mort, l’impopularité de la régente s’était évanouie devant l’indécente brutalité du traitement infligé à la veuve d’Henri IV ; la dureté du roi avait révolté les moins scrupuleux ; deux ans du gouvernement de Luynes avaient presque réconcilié avec le régime déchu. Telle étant la disposition des esprits, prendre en main la cause de la prisonnière, réclamer pour elle non l’empire, mais la réintégration dans les droits de son rang et de sa qualité de mère du roi très chrétien, c’était, on peut le dire, venger la conscience publique et réduire à d’impuissantes velléités de rigueur le courroux de Luynes : il n’est pas sûr qu’il se fût trouvé une cour de parlement en France pour sévir contre un coupable si hautement justifié aux yeux de tous. L’habileté de d’Épernon fut de comprendre que le rôle de redresseur de torts lui offrait l’occasion tant désirée d’humilier cette autorité souveraine qui lui était odieuse quand elle n’était pas entre ses mains. Gâchant ses haines sous le masque de la chevalerie, décorant la rébellion du beau nom de défense des opprimés, il put réaliser le rêve de toute sa vie, il fit capituler le roi. Pour un cadet de Gascogne, l’exploit n’était pas mince. Bien lui en prit de profiter du règne de Luynes pour se donner cette altière satisfaction. « Annibal était aux portes. » De sa main imprudente, lui-même dans ce traité d’Angoulême qui ravale si bas la dignité royale, d’Épernon avait définitivement édifié le pouvoir de Richelieu, qui allait la relever si haut, en châtiant en lui plus cruellement qu’en tout autre l’orgueil des grands seigneurs.

Ce duel de dix-huit ans contre l’autorité royale incarnée en Richelieu, où succomba la fortune, mais non le caractère de d’Épernon, nous n’essaierons pas de le retracer. Il faudrait pour cela écrire en détail l’histoire du gouverneur de Guyenne ; c’est un tissu de menus faits qui, ne se prêtent guère à un résumé succinct. Les incidens de la lutte abondent d’ailleurs en traits curieux et caractéristiques des deux puissantes natures qui sont aux prises. Le génie est à coup sûr au service de la cause qui l’emporta ; on peut trouver qu’en bien des rencontres le vaincu garde sur son adversaire l’avantage de la franchise et de la fierté. Qui veut admirer Richelieu doit surtout regarder à sa politique étrangère. Là il est vraiment grand ; les actes répondent à la fermeté hardie des desseins, rien n’égale la hauteur de cette conception du rôle extérieur de la France. Combien de réserves à faire par contre en ce qui touche son gouvernement intérieur ! Ici tout change ; si vous en exceptez la question du protestantisme, qu’il a supérieurement résolue, les violences, les exagérations, les iniquités faussent et compromettent à chaque pas la rectitude de son jugement. Pourquoi ? C’est que l’homme intervient ici avec toutes ses passions et ses défaillances, tandis qu’il s’efface devant l’homme d’état dans cet autre ordre d’affaires qui, par leur nature impersonnelle, sont presque exclusivement du ressort de l’intelligence. Or, si l’intelligence s’élève chez Richelieu jusqu’au génie, il s’en faut que le caractère ait la même noblesse. Frappée de l’éclat héroïque de certains faits de son ministère, séduite par la mâle fierté de son sentiment national, l’histoire semble s’être donné le mot de nos jours pour surfaire à outrance cette illustre renommée. On veut à toute force trouver de la grandeur, non-seulement dans quelques-uns de ses actes publics, mais dans tous, et jusque dans sa vie privée. Il n’est pas jusqu’au littérateur qui ne bénéficie fort indûment de ce parti-pris d’enthousiasme ; si l’on consent à ne pas nous imposer Mirame, au moins faut-il que nous admirions sans réserve et l’orateur et le contre versiste, et surtout l’auteur des Mémoires. Qu’il nous soit permis de n’en rien faire. La lecture de cette œuvre laborieuse est une des plus ingrates qui soient. Comme fond, l’apologie viole constamment la vérité, et la forme, qui a perdu toutes les grâces faciles de la langue d’Henri IV et de d’Ossat, n’atteint ni à la précision ni à la fermeté des véritables écrivains politiques. Pour laisser là le très médiocre auteur et en venir à l’homme, génie à part, et à ne considérer que son tempérament, on n’y trouve d’instinct élevé qu’une certaine libéralité ; il était avide, mais savait donner et récompenser royalement, des deniers de la France ; tout le reste est mesquinerie, pour ne pas dire pis. Il se piquait d’être galant homme ; il avait en réalité toutes les petitesses et nombre des ridicules du pédant. Il se piquait aussi de bravoure militaire, — à juste titre peut-être. Ce qui est avéré, c’est que la fermeté d’âme lui a failli en toute conjoncture critique : il n’avait ni résistance ni solidité dans les périls ou les revers. Chose plus grave, le sens moral lui manque, mais à un point tel, que Richelieu peut surprendre ceux-là même qui ont étudié de près les grands cas psychologiques de l’immoralité inconsciente, Bonaparte par exemple. Le mot fameux qu’il a dit au lit de mort sur ses ennemis, et qui a scandalisé les contemporains comme le plus audacieux mensonge, a tout au contraire l’empreinte de la bonne foi : c’est la preuve la plus éloquente de son inconscience. Le sang versé par vengeance ne lui a jamais coûté un remords ; l’indifférence absolue du bien et du mal ne saurait être poussée plus loin. Telle est la naïveté redoutable de cet égoïsme, que la notion du devoir n’est jamais entrée dans son esprit comme pouvant tirer à conséquence personnelle : en revanche, elle avait à ses yeux, pour ce qui est d’autrui, une signification très précise, mais unique, celle du dévoûment aveugle à ses volontés. Malheur à qui s’est soustrait à ce devoir ! Ayons le courage de le dire, le cœur de Richelieu était aussi bas que son génie était noble et tendait instinctivement au grand. Ce cœur ne nourrissait qu’ingratitude, perfidie, rancune, jalousie, vanité, avidité, goût pour les voies obliques, l’espionnage, les délations ; pour comble, une odieuse inhumanité. Voilà ce que met au jour l’examen impartial de sa vie privée ou publique, à côté des vues supérieures de l’homme d’état. Ces conceptions politiques elles-mêmes sont-elles toujours, comme on le répète, marquées au coin de la sagesse et de la profondeur ? Sans toucher au fond même du débat qui se vidait entre d’Épernon et lui, sans nous prononcer sur la question de savoir si le système du despotisme royal substitué au despotisme des grands a été ou non un heureux progrès pour la France, que de déviations, que de choquantes inconséquences ne pourrait-on pas relever dans la pratique de ce système par Richelieu ! Il ne voulait plus tolérer de sujet en état de tenir tête à la royauté : d’où vient qu’il a fait de véritables grands seigneurs de ses héritiers et de ses parens, comme la duchesse d’Aiguillon, les Vignerod, Brézé, Pontchâteau, La Meilleraye, tous pourvus de gouvernemens de province, de places fortes, de grandes charges inamovibles, sans parler d’une opulence qui suffisait à les rendre dangereux ? Était-il sûr d’être toujours là pour les contraindre à la soumission de simples hobereaux ? Quelle imprévoyante aberration encore que sa conduite envers les parlemens ! Avilir la justice, fouler aux pieds ses privilèges et son indépendance, qu’était-ce en fin de compte, sinon priver la royauté d’un auxiliaire utile dans sa lutte contre la haute aristocratie ? Plus Richelieu voulait écraser les restes du pouvoir féodal au profit de la couronne, plus il convenait de ménager à celle-ci le concours des institutions et des influences qui offraient à l’action royale un point d’appui sans lui créer d’entraves. L’erreur essentielle, le vice radical de la politique intérieure de Richelieu est de s’être proposé pour but l’anéantissement de toutes les forces vives de la nation. Parlons franc, système, vues d’ensemble, politique, tous ces mots n’ont que faire ici ; les seules passions d’un homme sont en jeu. Richelieu est de cette famille d’esprits, à laquelle appartient aussi d’Épernon, qui saisissent nécessairement l’empire et l’exercent despotiquement en vertu d’une loi de nature, quia nominor leo, de ces hommes qui sont des dominations, selon la forte parole de Dante. Placez-le dans les rangs de ces grands qu’il a décimés ou humiliés, nul ne le surpassera, croyez-le bien, en esprit de révolte et d’empiétement sur le pouvoir royal. De son rôle de ministre, il a tiré tout ce qu’il pouvait lui donner de maîtrise, d’ascendant, de gloire personnelle : tel était le tempérament de l’homme, la théorie ne le guidait en rien ; peu importait à son féroce égoïsme l’avenir de la royauté, et moins encore les destinées de la France, qu’il a faite si grande, non parce qu’il l’a aimée, mais parce qu’il était à sa tête.

Ses procédés avec les hommes, et notamment avec d’Epernon, révêlent plus que tout le reste les vices de ses pratiques gouvernementales, j’entends surtout le défaut de loyauté. On peut ajouter ici le manque de courage. Au lieu de le prendre de haut avec lui, de signifier résolument à l’arrogant seigneur que le temps était passé sans retour de l’impunité pour les attentats contre l’autorité du souverain, Richelieu rusa, louvoya dans une petite guerre de chicanes sans droiture ni dignité, où il contint longtemps son hostilité. N’osant pas encore en venir aux coups décisifs, déjoué d’ailleurs par la prudence de d’Épernon, qui n’avait garde de donner prise en s’associant aux folles équipées d’un enfant comme Chalais ou d’un traître comme Gaston, le ministre portait peu à peu d’irréparables atteintes au crédit et à l’influence de celui qu’il considérait non sans raison comme le plus à redouter de ses adversaires. Il s’essayait en quelque sorte au rude labeur de le terrasser en l’entamant en détail. Entre temps, il s’efforçait parfois de le gagner, peut-être de l’endormir, et l’on peut lire dans sa correspondance telle lettre où il s’offre à lui pour quatrième fils ; mais Richelieu, qui avait trop la passion des grandes choses pour ne pas apprécier et même rechercher les hommes capables de les accomplir, avait aussi cette infirmité morale de ne pouvoir supporter que des complaisans. De là l’ostracisme si honteux et si funeste à la France, qui a fait mourir Toiras au service du duc de Savoie, qui a contraint Rohan, après sa belle campagne de la Valteline et ses quatre victoires, à prendre la pique de simple soldat au combat de Rheinfeld, et qui a peuplé la Bastille et les routes de l’exil des courages les plus brillans, et des caractères les mieux trempés de la génération de Louis XIII. Aux yeux de d’Épernon, Richelieu, n’eût-il pas exigé la servilité pour prix de ses bonnes grâces, avait le tort impardonnable d’être tout-puissant. A ses menteuses protestations de dévoûment, il ne répondit que par un froid dédain, disant qu’il l’attendait aux preuves. La lutte recommença de plus belle : à vrai dire, elle n’avait jamais cessé. Au plus fort de ces tentatives de rapprochement, dont le cardinal de La Valette se fit à plusieurs reprises l’intermédiaire entre son père et son ingrat ami, Richelieu continuait à battre en brèche le dernier représentant du pouvoir féodal, mais toujours cauteleusement, attaquant surtout en lui les points vulnérables de l’orgueil, chargeant d’Épernon d’opérations militaires odieuses (la guerre aux moissons, ce qu’on appelait le degast) sans lui fournir les ressources nécessaires pour les mener à bien, lui suscitant difficultés sur difficultés dans son gouvernement, rognant ses attributions, lui tendant des pièges, donnant invariablement raison à ses ennemis personnels dans les conflits où l’engageait imprudemment son humeur, devenue plus intraitable encore avec l’âge. Un jour, c’est le parlementeront le ministre sanctionne les usurpations sur les prérogatives du gouverneur. Demain, ce sera Sourdis, qu’il enlève aux fonctions d’intendant de son château de Richelieu pour le placer sur le siège archiépiscopal de Bordeaux avec la mission spéciale, non d’édifier les fidèles, mais d’exaspérer le colérique vieillard et de l’entraîner à quelque scandaleuse incartade qui permette enfin de l’accabler sous le couvert de la religion. Le temps était venu : le plus noble sang de France séchait à peine sur le billot de Toulouse, d’Épernon avait quatre-vingts ans, on pouvait impunément s’attaquer à lui. On sait avec quel succès le pieux agent de Richelieu s’acquitta de sa tâche. Il y récolta, il est vrai, des gourmades en attendant les vingt coups de canne du maréchal de Vitry, qui achevèrent de faire de lui « le prélat le plus bâtonné de France ; » mais quoi ! faut-il s’apitoyer outre mesure sur une mésaventure qui lui valut en somme de goûter le plaisir des dieux ? La vue de d’Épernon agenouillé devant lui à la porte de l’église de Coutras fut sans doute une assez belle revanche ; son patron Richelieu a dû lui envier ce spectacle.


V

D’Épernon était humilié, mais l’amende honorable de Coutras, malgré l’amertume de ce déboire, n’atteignait l’homme qu’à demi : le chrétien seul s’était agenouillé devant l’archevêque. L’humiliation véritable, parce qu’elle frappait d’Épernon dans ce qu’il avait de plus cher, le sentiment de sa force, le prestige de son nom, avait été pour lui le lendemain de la scène extravagante du parvis de Saint-André. Sur un ordre du roi de quatre lignes, apporté à Bordeaux par un simple garde, il avait fallu, sans songer même à la possibilité d’une résistance se dépouiller sur l’heure de son autorités s’acheminer vers la demeure qui lui était assignée hors de son gouvernement. Rien, dans les calamités qui firent du reste de sa vie ! un spectacle presque tragique, ne fut comparable sans doute à cette cruelle révélation de sa déchéance. C’en était donc fait de la crainte qu’il inspirait à tous depuis un demi-siècle ! A lui maintenant de craindre, ou du moins de subir l’ascendant d’un maître ! Quel contraste avec le passé ! quel retour aux souvenirs d’Angoulême ! quelle rude expiation de ce traité, monument de sa grandeur évanouie, où il avait fait la paix avec le roi de couronne à couronne ! Tel était le résultat d’un seul petit fait, le remplacement de Luynes par Richelieu. Réflexion peu propre à consoler le vaincu, c’était lui qui avait fait la fortune de son oppresseur, c’était son fils le cardinal qui trois ans auparavant l’avait tiré d’une disgrâce sans remède à la journée des dupes.

Dans ce naufrage de sa puissance, l’orgueil vint une fois de plus en aide à d’Épernon et sauva du moins sa dignité. Comprenant qu’il était à la merci de ses ennemis et n’avait rien à attendre de leur générosité, il ne s’abaissa point à des supplications directes ni indirectes. Il n’écrivit qu’au pape, au légat, aux juges saisis du procès canonique, pour témoigner de son repentir et protester surtout contre l’inique hypocrisie qui s’obstinait à révoquer en doute sa pleine et entière soumission à la foi catholique. On lui fit indécemment attendre l’absolution toute une année. Pour être reconnu chrétien, il fallait au préalable qu’il eût donné des gages au ministre. Voilà en quel instrument avili de ses vengeances et de ses vues intéressées le prince de l’église transformait la religion. D’Épernon satisfit sans bassesse à ses exigences. Il céda le gouvernement de Metz à son fils le cardinal, il acquiesça au mariage de son autre fils Bernard avec une nièce de Richelieu ; mais le catholique seul demanda sa grâce. De la privation de ses charges de gouverneur de Guienne et de colonel-général, de son exil à Plassac, pas une plainte ne sortit de sa bouche. Par cet altier silence, il frustra l’espoir de Richelieu qui comptait bien le voir à ses pieds. Menaces de révocation définitive, menaces de changer l’exil en prison, le ministre mit tout en œuvre sans faire fléchir l’octogénaire : il ne put le contraindre à solliciter son pardon. Désespérant de vaincre sa constance, on voudrait pouvoir dire touché de sa grandeur d’âme, Richelieu changea soudain de tactique, et proposa, imposa plutôt ce marché, qui mettait à nu ses vaniteuses faiblesses : il achetait aux d’Épernon l’honneur de leur alliance. Personne ne s’y trompa, aux visibles répugnances de Bernard et de son père. Placé entre l’intérêt et l’orgueil, celui-ci hésita longtemps. Il eût très probablement sacrifié son rétablissement dans ses charges et accepté la prison, sans la considération de son fils, menacé, lui aussi, de l’ire vindicative de l’éminence. On obtint son consentement, mais ce fut tout : il tint bon à ne pas faire à sa bru les donations d’usage, non par avarice, il était magnifique, mais par fierté, pour témoigner à quel point lui agréait peu cette alliance, alléguant pour excuse qu’il n’entendait pas faire dire de lui qu’il était rentré à prix d’argent dans son gouvernement. Richelieu ne prit pas le change, mais il voulait pour sa nièce le plus grand parti de la cour, il voulait surtout avoir dans sa main l’orgueilleuse et redoutable maison ; par le fils il crut tenir le père. Telles furent les conditions où s’accomplit l’absolution de Coutras. L’avantage moral restait en définitive à celui qui avait noblement supporté l’épreuve, et non au tout-puissant ministre qui n’avait su laisser voir que sa mauvaise foi et les calculs intéressés de son amour-propre.

De toutes les passions du cardinal, la vanité, on le sait, n’était pas la plus bénigne conseillère. Bernard de La Valette commit la faute énorme de tromper ses calculs. Ce fut sa perte, et sa perte entraîna celle de son père. La Valette, héritier de tous les vices paternels, mais qui ne reproduit de d’Épernon ni l’admirable énergie, ni les talens, ni l’esprit, — bien qu’il fût très loin d’être un sot, — devenu à son corps défendant neveu de l’éminence, se vengea sur sa femme par ces dédains offensans dont sa race semble avoir eu le privilège. L’indignation du cardinal fut extrême ; il prit très justement l’insulte à son compte, et, sans éclater ouvertement de peur d’égayer la malignité de la cour, qui n’était déjà que trop sceptique à l’endroit de l’illustration du sang des Du Plessis, il voua une inimitié mortelle à cet allié qui osait le mépriser. Loin de chercher à désarmer cette inimitié, La Valette ne songea qu’à en prévenir les effets en travaillant à la chute du ministre. Dès l’année qui suivit son mariage, il entrait à Péronne dans un complot contre lui dont Gaston et Soissons étaient les chefs. S’est-il disculpé, comme l’affirment plusieurs contemporains et Richelieu lui-même, par la délation de ses complices ? On est sans preuves de cette infamie, et le témoignage de Richelieu est de tous le moins probant, car les extrémités où il se porta contre le père et contre le fils lui font en quelque sorte une loi de les noircir. Ce qui ôte toute vraisemblance à l’accusation, c’est que La Valette prit une part plus ou moins active à toutes les conjurations tendant au même but et réunissant les mêmes hommes qui se tramèrent depuis le complot de Péronne jusqu’à sa fuite en Angleterre.

L’animosité du cardinal ne faisait que s’accroître des ménagemens extérieurs qu’il s’imposait. Quand elle put enfin se donner carrière en 1638, grâce à la défaite de Fontarabie, dont il persuada au roi que La Valette était seul responsable et devait seul porter la peine, la France, si habituée qu’elle fût aux explosions de la fureur de son maître, resta confondue du spectacle qu’il donna. La vengeance, la soif de sang, criaient par sa bouche. Dans un procès criminel où il y allait non-seulement de l’honneur, mais de la vie de son neveu, il parla de faire office contre lui de procureur-général. Il viola toutes les formes de la justice, transforma le cabinet du roi en cour prévôtale, pis encore, il obligea ce triste roi à prendre lui-même la qualité de juge, et l’on eut, grâce à lui, ce scandale sans exemple d’un souverain qui abdique non pour faire acte de chrétien, mais pour opiner à la mort d’un de ses sujets qui se trouvait par surcroît être son beau-frère[20]. Pendant que Louis le Juste, toujours d’accord avec son ministre en matière de supplices, faisait à ravir le métier d’un Laubardemont, « parlant des mieux, » et se souvenant à propos qu’il était roi pour menacer de sa colère les juges qui hésitaient à s’associer à cette criminelle parodie, le cardinal, assis à ses côtés et surveillant la besogne, se donnait à bon marché les airs d’un Brutus qui immole les siens à la patrie, déclinant d’ailleurs avec une noble délicatesse d’opiner personnellement contre un accusé « qui avait l’honneur de lui appartenir. » La mort fut prononcée, et Richelieu eut la joie de faire exécuter son neveu en place de Grève, — en effigie par malheur. Le scélérat avait eu l’impudence de mettre en doute l’impartialité du roi et de son ministre, et de passer en Angleterre.

Quel était donc son crime ? Avouons-le sans déguisement : il avait souhaité de tout son cœur la déconfiture du prince de Condé, sous lequel il servait en qualité de lieutenant-général dans sa campagne contre les Espagnols, et la honteuse déroute qui mit fin au siège de Fontarabie, due sans contredit à l’impéritie du général en chef, n’avait été en rien empêchée par le lieutenant-général. L’inimitié personnelle de La Valette contre le prince s’ajoutait à celle qu’il portait au ministre : double motif pour que l’échec des armes françaises le laissât plus qu’indifférent, ou plutôt pour qu’il y vît avec joie la mortification de deux hommes qu’il exécrait. Il résulte clairement du procès que la culpabilité de La Valette ne va pas au-delà de ces vœux égoïstes et de ce mauvais vouloir systématique ; c’en est assez pour que l’histoire flétrisse sa conduite, mais non pour justifier celle de Richelieu. Sans parler des circonstances mêmes du procès, l’absurde le dispute à l’odieux dans tous ses actes, tissu de bévues et de perfidies depuis l’origine de l’affaire jusqu’à la conclusion.

En fait de bévues, le choix de Condé peut compter en première ligne ; la carrière militaire de ce personnage, le plus vil du siècle, prédisait à l’avance le résultat des opérations qui lui étaient confiées : son incapacité n’avait d’égale que sa couardise. Placer La Valette sous ses ordres, perfidie et bévue tout à la fois. Condé avait publiquement traité son père d’assassin d’Henri IV, et ne se cachait pas de viser à l’anéantissement de la maison d’Epernon, dont la dépouille lui était promise. Pour comble, et comme s’il n’y avait pas dans la mésintelligence de ces deux chefs assez de causes de conflits et finalement d’insuccès, Richelieu, imagine, d’envoyer avec des pouvoirs égaux à ceux de La Valette, et pour bien mettre celui-ci en état de suspicion, aux yeux de toute l’armée, qui ? Sourdis, encore meurtri des gourmades de d’Épernon, et devenu à la suite des mémorables prouesses du parvis de Saint-André un des premiers hommes de guerre du royaume.

Est-ce tout ? Pas encore. Justement fiers, de tant de prévoyance et de savantes combinaisons, le roi et le ministre, tombent d’accord sur le jour du triomphe qu’ils ont si bien préparé., Ils envoient à Condé pour d’Espenan, un des espions attitrés de Richelieu, les provisions de gouverneur de Fontarabie, et prennent des mesures pour les salves qui doivent célébrer notre conquête. L’odieux commence à la nouvelle du désastre. La rage du mécompte a besoin d’une victime. Il faut à tout prix disculper Condé et ceux qui l’ont choisi. La Valette se trouve justement à point pour servir de bouc émissaire ; on sait le reste. Il paya pour le général qui s’était déshonoré une fois de plus, mais non la dernière, pour Sourdis, qui n’avait fait rien qui vaille, pour Saint-Simon, pour 10,000 hommes pris de panique ; il paya surtout pour la blessure qu’il avait faite à l’orgueil des Du Plessis. Quel que, fut d’ailleurs le succès de la campagne, — et Richelieu était certes trop jaloux de l’honneur de nos armes pour en avoir sciemment concerté la mauvaise issue, — la résolution était irrévocablement prise de perdre La Valette ; le cardinal pouvait s’en remettre au zèle de Condé et de Sourdis pour en trouver le Moyen. L’inconcevable association de ces trois hommes n’a pas d’autre motif.

Le choix de Condé était si bien une machine de guerre dirigée, non contre les Espagnols, hélas ! mais contre la maison des La Valette, que dès son arrivée en Guienne et avant même de prendre le commandement de l’armée, son premier acte fut d’interdire ses fonctions au gouverneur et de le reléguer hors de la province. Après sa déroute, le fuyard, se rejeta vite sur sa véritable besogne. Le sort de La Valette étant aux mains du cardinal, il ne restait plus qu’à écraser définitivement d’Épernon ; mais que faire contre ce vieillard de quatre-vingt-quatre ans, révoqué de sa charge et confiné à Plassac ? Le flétrir et le piller. M. le prince y procéda avec une foudroyante énergie. Le procureur et l’usurier, on le sait, se confondaient merveilleusement en lui ; ces nobles aptitudes rivalisèrent d’entrain. En moins d’une semaine, grâce à ses harangues au parlement et à ses factums, la Guyenne apprit, à n’en pas douter, qu’elle n’avait eu à sa tête pendant seize ans qu’un misérable noirci de tous les vices, coupable en vingt occasions, et tout récemment encore à Fontarabie, de compte à demi avec son fils, du crime de haute trahison, sans parler du parricide de 1610, dont son altesse était toujours inconsolable. Quant au pillage, monseigneur n’y épargna pas ses talens, mais il eut un amer déboire : un million en espèces et en pierreries était déjà mis en sûreté quand il vint, en grande diligence cependant, voler les meubles de l’ex-gouverneur au Château-Trompette. Ce qui restait valait à peine la moitié de cette somme.


VI

D’Épernon survécut près de quatre ans à la chute, définitive cette fois, de son pouvoir. C’est la plus noble période de sa vie. Aucune faculté de son intelligence n’était affaiblie, aucun ressort de cette étonnante nature n’avait perdu de sa vigueur ; nulle sénilité. Les coups les plus cruels vinrent l’atteindre sans le briser dans cet exil de Plassac, que Balzac, son filleul et ancien secrétaire, ne manque pas d’appeler ses marais de Minturnes. À quelques mois d’intervalle, il apprit la fin de deux de ses fils, Candale et le cardinal, morts l’un et l’autre au service de son persécuteur, sans avoir réussi à mettre leur père à couvert de son acharnement ; le moins estimable et le moins b en doué des trois, le seul qui lui fût réellement cher, Bernard, lui était ravi par ce même persécuteur ; il n’avait à ses côtés que les enfans en bas âge de La Valette et sa seconde femme, cause involontaire des suprêmes disgrâces de la maison. Dépouillé, isolé, honni, poursuivi dans sa retraite par la calomnie et les insultes, il opposa une invincible résistance morale à, tant d’adversité ; rien n’abdiqua en lui, ni l’orgueil, ni même l’ambition. Une bassesse envers l’éminence eût peut-être garanti le repos de ses derniers jours, il n’en fut jamais moins capable. Il n’a cessé de regarder la destinée en face, sans illusion, mais sans abattement. Il n’avait pas déserté la lutte, il se sentait de force à la reprendre, il ne s’avouait pas vaincu, il n’a jamais désespéré de survivre à son ennemi. D’ailleurs, point d’attitude de titan foudroyé, défiant encore Jupiter ; il ne se guindait pas à l’héroïque. C’est là un ridicule inconnu aux caractères de cette trempe. Son stoïcisme, qui n’était pas plus de la révolte que de la soumission, n’avait rien du rôle voulu : c’était la nature même de l’homme. Il ne souffrait pas d’être plaint, ne permettait pas même qu’on accusât la fortune de trahison ; avait-il secrètement conscience du bienfait dont il était redevable à ses rigueurs ? Son nom y gagnait la majesté de l’infortune ; pour la première fois, et en dépit de ses calomniateurs, il était entouré de la pitié et de l’admiration de la France. Il ne laissait pas non plus d’être mystérieusement invoqué par ceux des ennemis de son bourreau qui luttaient encore. Soissons, Bouillon, Cinq-Mars, ont demandé conseil à l’exilé de Plassac ; aussi l’œil de Richelieu l’y surveillait-il jalousement. Quand éclata le soulèvement des confédérés de Sedan, on fit au vieillard de quatre-vingt-huit ans l’honneur de l’estimer dangereux à telle proximité de la Guyenne où pouvaient se perpétuer encore quelques restes de son influence. Un ordre du roi, qu’il chercha vainement à éluder jusqu’à ce que la bataille de la Marfée eût tranché une fois de plus la question en faveur de Richelieu, le contraignit à se rendre à Loches. Son logis était prêt apparemment dans la prison de Balue et de Ludovic le More. Grâce à la mort de Soissons, on le laissa en liberté. Six mois après, le 13 janvier 1642, il tombait, vaincu enfin par l’âge.

Avait-il réellement gardé jusque-là le privilège de donner du souci au tout-puissant cardinal ? Il est facile de trouver à ses dernières persécutions une explication plus vraisemblable : Richelieu n’avait pas pardonné. Les ressentimens de l’homme privé survivaient aux craintes de l’homme d’état. D’Épernon l’avait obligé, d’Épernon l’avait effrayé, d’Épernon n’avait pas fléchi, — trois offenses mortelles. En 1619, d’Épernon l’avait vu à Angoulême, humble, petit, obséquieux, cherchant à s’insinuer dans les bonnes grâces de Marie de Médicis, mais tenu en échec par l’influence de Ruccellay ; c’est d’Épernon, Balzac, témoin oculaire l’atteste[21], qui avait en quelque sorte imposé l’évêque de Luçon à la reine, en écartant le Florentin. Ce service, point de départ de sa fortune politique, jamais Richelieu n’a su le pardonner. D’autres s’en tirent purement et simplement par l’oubli ; Richelieu était de ceux à qui pèse une obligation et qui la tiennent à grief. On a très justement remarqué qu’à dater de la journée des dupes il n’a plus eu pour le cardinal de La Valette que de faux semblans d’amitié ; mais la cause durable de son ressentiment, ce fut la terreur qu’il avait laissé voir à d’Épernon lorsqu’il s’était trouvé à sa merci dans Bordeaux, et que la malice imprudente du gouverneur s’était complu à le faire trembler, humiliation d’autant plus cuisante qu’elle n’était pas exempte de ridicule pour qui endossait si volontiers la cuirasse du général. Enfin l’intraitable Gascon, terrassé, enseveli sous les ruines de sa puissance et de sa maison, l’avait bravé en refusant de s’avilir. Il ne daignait pas même se conformer au cérémonial que la vanité du prince de l’église avait imposé à la France et à l’Europe ; il ne lui donnait pas du monseigneur. Quand on aura découvert dans la vie de Richelieu un exemple, je dis un seul, d’une vengeance satisfaite avant la mort de sa victime, on pourra s’étonner que, cessant d’être à craindre, d’Épernon n’ait pas cessé d’être persécuté.

Sa fin est caractéristique. L’orgueil y lance un dernier éclair. La haine contre Richelieu semble aussi vouloir lutter encore, mais elle s’abîme dans la soumission du chrétien. Il venait de pardonner à ses domestiques ; un religieux qui l’assistait lui dit de leur demander pardon à son tour. Le moribond se redressa : « Je n’ai pas ouï dire que, pour bien mourir, un maître ait à faire amende honorable à ses gens, répondit-il d’une voix forte ; il suffit que je leur aie pardonné. » Il chargeait Fabert de supplier le roi en faveur de ses petits-enfans (propres neveux de Louis XIII), que la disgrâce de La Valette, leur père, laissait sans protection. « Monsieur, dit Fabert, auriez-vous oublié son éminence ? Un petit mot pour elle ne fera point de tort à votre famille. » D’Épernon demeura un instant silencieux. « Je prie Dieu, dit-il enfin, qu’il bénisse ses entreprises, je suis son serviteur. » Il me semble qu’on ne pouvait mieux dire, et que la fierté de l’homme ne perd rien à cette concession suprême, arrachée peut-être à la sollicitude du père de famille plus encore qu’au chrétien.

Ainsi disparut de la scène du monde cette personnification grandiose de l’orgueil. Elle n’a pas sa pareille dans les trois derniers siècles de notre histoire. Audace, intrépidité, esprit de révolte et d’indépendance, âpres convoitises d’une ambition sans frein ni scrupules, d’Épernon a tout du haut baron féodal ! Même avant Richelieu, un tel personnage n’était ni plus ni moins qu’un anachronisme, non-seulement en face de la royauté, mise hors de pages depuis Louis XI, mais au milieu de cette noblesse française envahie de l’esprit de cour depuis François Ier, et déjà séduite à la servitude. Quand on réfléchit aux désastreuses conséquences de cette transformation du patricien en courtisan, qui a perdu l’aristocratie chez nous et l’a rendue impropre à tout rôle politique utile, il est difficile de ne pas admirer en d’Épernon une nature si fièrement incapable de bassesse, et de ne pas regretter qu’il ait été une exception parmi ses pairs.

D’Épernon a passionnément aimé nombre de choses dans la vie : avant tout, les jouissances de l’orgueil, celles de l’ambition ensuite, les plaisirs des sens, le jeu même. Il a passionnément haï presque tous ses contemporains : les Guises, Catherine, le maréchal d’Aumont, Nevers, Longueville, Brissac, Villeroy, Matignon, Henri IV, Châtillon, Rosny, d’Aubeterre, Bouillon, d’Arquien, d’Aubigné, d’Ornano, Lesdiguières, Créqui, Concini, Du Vair, Luynes, Thémines, de Gourgues, La Rochefoucauld, Ruccellay, Condé, Sourdis, Richelieu, longue kyrielle qui n’énumère encore que les plus violentes de ses aversions. Entre tant de goût pour les choses et d’inimitié contre les hommes, y a-t-il eu place dans son âme pour des affections ? Oui, quelque étrange que cela paraisse. « Il faut donner cette gloire naturelle à M. d’Épernon, dit Brantôme, que c’estoit le fils qui honoroit le plus son père et qui honore fort encore sa mère, tout grand qu’il est, tout ainsy que quand il estoit soubs le fouet[22]. » Pour son frère, si digne en effet d’être aimé, il eut une tendresse sans bornes. De ses enfans légitimes, il n’a chéri que le seul Bernard, — de ses nombreux bâtards, le seul chevalier de La Valette. Sa femme, Marguerite de Candale, dont la vie fut courte, ne semble avoir laissé d’autre trace dans la sienne que l’opulent héritage et les grandes alliances qu’elle lui a portés en dot ; son souvenir pourtant devait lui rester cher pour l’intrépidité digne de lui qu’elle montra dans la sédition d’Angoulême, et s’il est vrai surtout qu’elle mourut de saisissement en apprenant à l’improviste la blessure qui le mit en péril au siège d’Aix. L’historiographe Girard veut faire à d’Épernon un mérite d’être resté fidèle à sa mémoire et d’avoir obéi au vœu de la mourante en ne convolant point en secondes noces. Outre que la fidélité n’est pas autrement exemplaire du veuf qui reconnut cinq enfans naturels de différentes mères dans les années qui suivirent la mort de sa femme, nous voyons par la correspondance de Gaumont La Force que, sans l’intervention d’Henri IV, d’Épernon, à la fin de 1598, était sur le point d’épouser la marquise de Maignelay, veuve de Florimond de Piennes et belle-fille du duc d’Halluyn, celle même dont la fille fut plus tard duchesse de Caudale. D’immenses richesses étaient entre les mains de la mère et de la fille. Henri IV, si inquiet déjà de la puissance de d’Épernon, s’effraya sans doute de le voir acquérir en Picardie et en Bretagne des moyens d’influence non moindre qu’en Guyenne. « Merveilleusement offensé, dit La Force, il rompit le coup[23]. » De ses maîtresses, on sait les noms, Mme de Balagny, entre autres, une des sœurs de Gabrielle, qui composaient à elles six, avec leur frère, le futur maréchal d’Estrées, la réunion des sept péchés mortels. Il eut d’elle Louise de La Valette, l’abbesse peu édifiante de Sainte-Glossine de Metz, une des plus endiablées nonnains du siècle. Aucune de ces « pimbêches et rosées femelles » n’a, que je sache, possédé son cœur. En revanche, il a eu des amis et des amies, il a même inspiré de véritables dévoûmens. Il plaçait ses affections en bon lieu, et les noms lui font honneur de ceux qui l’ont aimé. Roquelaure, non le bouffon en qui s’est incarné en quelque sorte le type du Gascon classique, mais le premier maréchal, l’ami d’Henri IV, Révol, Crillon, Cospéan, Monchal, Jonzac, Bassompierre, La Curée, d’Ars, Fabert, Puységur, Du Plessis-Baussonnière, Magnas de Saint-Géry, Henri de Montmorency, Auguste de Thou, M. et Mme de Rambouillet, entourent sa mémoire d’un cortége de nobles sympathies. A en juger par le ton général de ses lettres, Malherbe, d’un goût si fin, mais si difficile, semblé l’avoir tenu en singulière estime. A vrai dire, aucun bon juge ne l’a vu de près sans emporter de lui une idée très haute ; il a en sa faveur les suffrages qui comptent, les gens de mérite, que n’aveuglaient pas les préventions ou les griefs personnel Amis et ennemis, tous s’accordent à reconnaître en lui un grand personnage ? ce qui, dans la langue du temps, signifie non point un grand seigneur, mais bien un grand homme.

L’esprit chez d’Épernon avait d’autres cordes que l’ironie : il savait aussi bien mettre en relief sa dignité, dans une circonstance grave, que faire assaut avec la « gausserie, » d’Henri IV ou de Bassompjerre, d’ailleurs éminemment propres aux affaires par une netteté ; et une justesse à surprendre les plus habiles. En martière de gouvernement, il avait le coup d’œil pénétrant et ferme, la décision rapide, et sa raison résistait sans effort aux entraînemens de son impétuosité naturelle : l’imprévu, le péril inopiné, avait cet effet rare de développer toutes ses forces. Aux incartades près de l’orgueil, sa vie peut être citée comme le plus savant chef-d’œuvre du calcul ambitieux. Dès le commencement de sa faveur, à vingt--quatre ans, il conçut, avec une sûreté de jugement qui n’est comparable qu’à sa hardiesse, un plan de conduite qui devait l’élever au-dessus de tous et, chose plus ardue, l’y maintenir :

O faciles dare summa Deos eademque tueri
Difficiles !…..


Pour asseoir sa fortune sur des bases inébranlables et la mettre à l’abri d’un revirement à prévoir avec une nature aussi perfide qu’Henri III, il comprit tout d’abord qu’il fallait se rendre redoutable ; quoi qu’il advînt, il fallait qu’on eût à compter avec lui, même déchu de la toute-puissance ; Aussi, contre l’usage des favoris qui ne cherchent d’ordinaire qu’à s’enrichir, le vit-on promptement concentrer dans ses mains la force. Peu soucieux pour l’heure de seigneuries et de domaines, il n’accepta des bienfaits du roi que la terre de Fontenay-en-Brie et la châtellenie d’Épernon sur laquelle fut érigé son duché-pairie, mais les gouvernemens de province, les places, les solides remparts de La Fère, de Boulogne, de Metz, voilà ce qu’il rechercha de préférence, sûr d’y trouver un refuge en cas de disgrâce et un point d’appui politique pour jouer toujours un rôle capital dans les affaires de l’état. Sa prudence fut amplement justifiée par la crise de 1588 : c’en était fait de lui le lendemain des barricades, s’il n’y avait eu qu’à piller ses coffres et à faire main basse sur des trésors ; la ligue se trouva empêchée devant le maître de l’Angoumois, le roi d’Austrasie. Mais résister au choc, ne pas sombrer dans la tempête qui pour les yeux clairvoyans s’annonçait dès 1580 comme inévitable, ne suffisait pas à l’ambitieux ; il visait plus haut, il voulait dominer ses contemporains, leur imposer à tous son joug. Favori, il consentait à s’incliner devant ce roi qui n’était en réalité que son esclave, mais, le jour où il n’aurait plus en lui ou en son successeur qu’un maître jaloux, il prétendait bien être en état de lui tenir tête et de garder en propre une part de la souveraineté. Tel est le plan qu’il osa se tracer et que sa merveilleuse sagacité lui fournit les moyens d’exécuter de point en point. Il fit ériger à son profit en grande charge de la couronne l’office de colonel-général de l’infanterie, avec une extension de pouvoir telle qu’il devint en fait le maître de l’armée, disposant de tous les grades, sauf dans la cavalerie. Ce fut là un trait de génie. Aucune dignité militaire, pas même celle de connétable, à plus forte raison de maréchal de France, ne pouvait lui valoir un semblable crédit, indépendamment des satisfactions d’orgueil dont il était plus que personne entêté ; grâce à sa qualité de colonel, « il estoit mieux ordinairement accompagné que le roy, » dit Brantôme. On sait avec quelle opiniâtre énergie il a défendu contre Henri IV et Louis XIII les privilèges exorbitans de cette charge, véritable démembrement de l’autorité royale, et qui a été par cela même le principal instrument de sa grandeur. Il faut lui rendre cette justice qu’il en a su faire autre chose que le levier de son ambition : l’application, la vigilance, l’exactitude, étaient au premier rang de ses qualités, il les exigeait impérieusement d’autrui ; il brillait par un discernement exquis dans ses choix, il avait même des instincts supérieurs d’ordre et d’organisation qui se donnèrent utilement carrière. D’ailleurs rien entre ses mains ne fut une sinécure, et si la « desbordée » faveur dont il jouit pendant dix ans accumula sur sa tête les dignités et les fonctions, il en remplit les devoirs, faisant face à tout avec la vigueur et la souplesse d’une organisation privilégiée. « Il estoit et lieutenant-général, et gouverneur, et couronnel, exerçant tous les estats ensemble et s’en acquittant très dignement et vaillamment, car on ne luy sçauroit reprocher qu’il ne fust très brave et vaillant, et avec cela fort accomply et universel en tout, tant pour la cour, pour la guerre, pour affaires d’estat, pour finances, pour discours, pour gentillesses, pour les dames et l’amour, pour plaisir, que pour tout[24]. »

Restons-en sur cet aveu d’un témoin oculaire, juge compétent somme toute, et qui a par surcroît le mérite spécial d’être pour d’Épernon un adversaire à bien des titres. Guisard dans l’âme, créature de Catherine, personnellement brouillé avec Henri III, Brantome, car c’est de lui qu’il s’agit, était en outre ami intime de Strozzi, le précédent colonel dépossédé par d’Épernon, et pour qui le mot de démission fut si « aigre à cracher[25]. » Ce jugement résume fidèlement l’aspect extérieur en quelque sorte du personnage, mais il ne touche pas à ce qui constitue à nos yeux sa réelle supériorité, la trempe morale, qui achève d’en faire un homme d’élite, fort au-dessus de sa réputation et bien près d’être un grand homme.

Au total, d’Épernon n’a droit ni à l’estime, ni à la sympathie ; on lui accorderait plus aisément une part d’admiration. Synonyme de l’orgueil et de l’ambition, en d’autres termes de l’égoïsme, quoi qu’en dise Voltaire, son nom ne saurait trouver grâce devant la conscience, quelles qu’aient été la noblesse de ses dernières années et l’iniquité des persécutions qui en ont fait une victime ; mais il convient sûrement de protester contre les calomnies, l’inattention ou les dédains de l’histoire envers un homme si puissant par la volonté, si original de tempérament, si acéré d’esprit, doué de la plus rare des grandeurs, celle du caractère, et qui n’avait qu’à donner un but plus désintéressé à ses facultés du premier ordre pour s’imposer à la postérité comme il s’est imposé à ses contemporains. Là est le point. Qui aspire à vivre dans le souvenir des hommes, — et telle était bien, j’imagine, l’ambition dernière de cet orgueilleux affamé d’honneurs de toute espèce, — doit servir une cause qui les touche. Vœ soli ! dit l’Écriture. La postérité, c’est son droit, le répète de quiconque n’a travaillé que pour soi dans son passage sur la terre. S’isoler superbement de ses semblables, n’édifier que sa propre fortune, calcul insensé autant qu’immoral ! On peut à ce prix, — d’Épernon en est la preuve, — faire une grande figure sa vie durant ; on peut, si l’on sait comme lui se rendre redoutable, faire plier le genou à toute sa génération ; mais après ? mais au bout de ces triomphes de l’orgueil ou de l’intérêt, qu’advient-il à l’heure où le redouté personnage cesse d’inspirer la crainte ? La mort l’a saisi tout entier, lui et son œuvre éphémère. Rien ne perpétue sa mémoire ; la justice commence pour lui par l’oubli de son nom ; la postérité ignore ou dédaigne celui qui n’a rien fait pour elle. C’est la moralité d’une vie comme celle dont nous venons d’esquisser quelques traits.


GEORGE DE MONBRISON.

  1. Voyez Miron, Relation de la mort du duc de Guise, édit. Petitot, t. XLVII.
  2. Lettre du 25 avril 1585.
  3. Dissertation sur la mort d’Henri IV.
  4. Voyez les Complices de Ravaillac, de M. J. Loiseleur, Paris 1873.
  5. Journal d’Henri IV, t. XLVI, p. 156 et 266.
  6. Palma-Cayet, Chronique novenaire, édit. Petitot, t. XXXVIII, p. 415.
  7. Voyez, dans la Revue du 1er octobre 1872, la seconde partie de l’étude de M. Ch. Giraud sur Sixte-Quint.
  8. OEconomies, t. Ier, p. 261.
  9. Choses notables advenues aux premiers troubles. Voyez Cimbor et Danjou, Archives curieuses de l’histoire de France, 1re série, t. VIII, 414.
  10. Mauroy, Discours de la vie et faits héroïques de Bernard de La Valette, admiral de France, Metz 1624.
  11. Busbecq, lettre du 27 août 1383.
  12. Brantôme, édit. Foucault, t. V, p. 178.
  13. OEconomies, édit. Petitot, t. II, p. 345, 346, 347, 348.
  14. Lettre de Marguerite à Sully du 29 juillet 1598.
  15. L’Estoile, édit. Petitot, t. XLV, p. 307.
  16. Rohan, Mme Du Plessis-Mornay et Beauvais-Nangis, les seuls contemporains qu’on puisse citer comme corroborant Sully, se bornent tous trois à énoncer le fait sous cette même forme significative, mais sans commentaire ni preuves à l’appui. « Le roi n’aima point d’Épernon. » Rohan, gendre de Sully, ne saurait guère fortifier l’autorité des OEconomies. Mme Du Plessis-Mornay n’a jamais vu la cour ; elle est d’ailleurs froissée à juste titre de l’odieux billet écrit à d’Épernon après la conférence de Fontainebleau, et où Henri IV eut l’ingratitude d’humilier un serviteur comme Mornay pour faire bassement sa cour au chef du parti catholique. Quant à Beauvais-Nangis, héritier des griefs paternels contre d’Épernon, il compte à peine.
  17. Bassompierre, édit. Petitot, t. XX, p. 9 à 12.
  18. Balzac, Entretiens, p. 183.
  19. Elle négligea aussi de rembourser à d’Épernon les 200,000 écus qu’il avait dépensés pour elle. Un très beau diamant fut toute sa récompense. Il se vengea par un bon mot : « Elle a ouy dire que les princes sont ingrats, et veut faire croire que ses ancestres ne sont point des mercadans. »
  20. Il avait épousé en premières noces à Lyon, le 12 décembre 1622, Gabrielle-Angélique, légitimée de France, fille d’Henri IV et d’Henriette de Balzac, morte à Metz le 29 avril 1627.
  21. Entretiens, Elzev., 1663, p. 116.
  22. Brantôme, édition Foucault, t. IV, p. 112.
  23. Mémoires publiés par le marquis de La Grange, t. Ier, p. 297, 298.
  24. Brantôme, t. IV, p. 458.
  25. Brantôme, t. IV, p. 447.