Un Géologue anglais, sur Roderick Impey Mutrchison

Un Géologue anglais, sur Roderick Impey Mutrchison
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 18 (p. 95-121).
UN
GÉOLOGUE ANGLAIS

SIR RODERICK I. MURCHISON.

Life of sir Roderick I. Murchison, by A. Geikie, 2 vol.; London 1875.

Les savans ont en général la réputation de ne guère valoir en dehors de leur spécialité. On estime qu’un astronome ne peut parler que des planètes, un mathématicien de chiffres ou de formules algébriques, un chimiste de cornues ou de réactifs. Que si l’un d’eux sort de ses études habituelles, on l’écoute avec défiance; pis encore, on suppose méchamment qu’il est assez médiocre en son genre. Quelques-uns sans doute se sont fait un renom comme hommes politiques, Laplace, Cuvier, Arago, à ne citer que les plus illustres parmi les morts ; il est contestable que cela leur ait toujours réussi. Il semblerait que les sciences sont des muses jalouses qui veulent avoir un homme sans partage, bien qu’elles ne soient assurées de lui donner en échange de cet entier dévoûment ni la gloire, ni la fortune, ni le pouvoir. Plus heureux les jurisconsultes, les financiers ou, mieux encore, ceux qui ne peuvent en toutes choses prétendre qu’au titre d’amateurs. Toutes les carrières leur sont ouvertes, au point que nul ne s’étonne de les y voir prospérer et grandir. Sauf exceptions fortuites et réserves faites contre des généralisations trop précipitées, ceci n’est-il pas vrai en France? Ailleurs en est-il de même? Voilà la vie d’un savant anglais, l’un des premiers géologues de l’époque, l’un des hommes dont l’existence ait été le plus fleurie, qui va démentir ou confirmer le principe énoncé plus haut, suivant la façon dont ses travaux seront appréciés. Sir Roderick Impey Murchison a été comblé d’honneurs à l’étranger, anobli dans son pays natal ; les plus fameuses sociétés savantes le voulaient avoir non-seulement comme affilié, mais encore comme président. En France, il était associé de l’Académie des Sciences; ailleurs, il avait reçu les témoignages d’estime les plus flatteurs des souverains ou des académies. Pourtant la politique, à qui sont dues dans notre siècle les plus brillantes réputations, ne l’a jamais occupé. Murchison a été, pendant les dernières années surtout, le porte-drapeau des géologues, le représentant officiel en quelque sorte des explorateurs du globe, dans un pays où tout le monde s’intéresse à l’étude de la terre. Son histoire est en même temps l’histoire des plus récentes découvertes géographiques et des progrès de la géologie. Aussi la biographie de ce simple savant offre-t-elle un intérêt général presque autant que si c’était un homme d’état. Après l’avoir lue, on jugera dans quelle proportion la chance et le travail doivent se combiner, à défaut du génie, pour rendre un nom célèbre.


I.

La critique moderne, qui veut expliquer les aptitudes d’un homme par les circonstances au milieu desquelles il s’est développé, trouverait que le héros de cette biographie est d’un type peu commun. Dans les cantons les plus sauvages du Ross-shire, au nord-ouest de l’Ecosse, occupé jadis par le clan Mackenzie, vivait une famille Murdoch, Murdochson ou, comme on écrivit plus tard, Murchison. Au XVIe siècle, cette famille possédait le château d’Eilandonan. Les routes carrossables étaient alors inconnues dans ce pays ; les seuls navires qui fréquentaient ce littoral, si bien découpé par la nature, étaient des contrebandiers. Les idées modernes ne pouvaient y pénétrer d’aucun côté. Aussi les highlanders restaient-ils soumis à leurs chefs héréditaires et leurs chefs fidèles à la vieille dynastie des Stuarts. Le comte de Seaforth, chef des Mackenzies, prit part à la révolte de 1715 ; sous ses ordres marchait une troupe de Murchisons commandée par un certain colonel Donald, qui peut bien passer pour l’un des plus vaillans montagnards de l’époque. Après la défaite de Sheriffmuir, le comte, réfugié en France, eut toutes ses terres confisquées. Donald Murchison soutint un siège dans son château d’Eilandonan; s’étant encore échappé, il s’institua le régisseur des domaines de Seaforth, dont la couronne prétendait s’approprier les revenus. Deux fois le délégué de l’autorité royale voulut entrer en possession des biens séquestrés, et deux fois, bien que soutenu par des détachemens de troupes hanovriennes, il fut mis en déroute par le redoutable jacobite. Telle était la terreur inspirée par celui-ci qu’il osait parfois se rendre à Edimbourg pour envoyer à son maître les rentes qu’il avait reçues. Cependant Donald mourut pauvre ; un de ses frères, qui avait entrepris de relever la fortune de la famille, prit part à la révolte de 1745 et mourut des blessures reçues à la bataille de Culloden.

Ces Murchisons étaient donc, il n’y a guère plus d’un siècle, des hommes pareils à ceux que Walter Scott a fait vivre dans ses romans. Un autre Murchison, élevé dans une position plus modeste, était alors fermier dans le district montagneux de Lochalsh. Il eut un fils, Kenneth, qui, reçu médecin par le collège royal des chirurgiens de Londres, partit à dix-sept ans pour les Indes. Ayant acquis une prompte fortune, il revint encore jeune au pays natal ; il y épousa une Mackenzie et se fixa sur le domaine de Tarradale, dans le Ross-shire. C’était un lettré, capable d’écrire ses mémoires dans la vieille langue gaélique, antiquaire par surcroît, attaché aux anciennes coutumes à tel point qu’il avait parmi ses serviteurs un joueur de cornemuse. Son fils aîné, Roderick Impey Murchison, dont la vie va nous occuper, naquit à Tarradale au mois de février 1792.

Ainsi Celte et montagnard, par conséquent bien différent par la race des Anglo-Saxons du Midi, nourri sans doute des souvenirs d’une famille qui avait vécu pendant de longues années proscrite ou plutôt en opposition armée contre le gouvernement régulier du pays, élevé au milieu d’un pays sauvage, le jeune Roderick venait au monde en dehors pour ainsi dire de la civilisation actuelle. Ce n’était pas une raison pour qu’il menât la même vie que ses ancêtres. On a remarqué depuis longtemps qu’il y a chez les Écossais une énergie, une application au travail qui leur permettent de surmonter les difficultés de la vie : ils ont assez de caractère pour s’arracher sans trop de regrets aux douceurs du pays natal. En France, les événemens de la révolution ont rompu les traditions ; dans la Grande-Bretagne, le même effet se produit presqu’au même degré par l’existence aventureuse que mènent les hommes de tout âge et de toute condition.

Kenneth Murchison mourut peu d’années après la naissance de son fils d’une maladie de foie dont il avait contracté le germe pendant un long séjour aux Indes. Sa veuve se remaria bientôt avec un officier de l’armée royale que ses fonctions appelaient en Irlande. Roderick fut laissé en Angleterre, à l’école de Durham, où l’on apprenait un peu de grec et de latin, un peu de géométrie, un peu de français, en un mot le programme ordinaire d’une bonne éducation anglaise à cette époque. Par compensation, il se livrait avec délices aux exercices corporels. On raconte que l’un de ses hauts faits habituels était d’escalader la tour de la cathédrale pour se placer à cheval sur une gargouille, au grand effroi des assistans. Un jour, il eut la fantaisie singulière de s’égarer dans un égout de la ville, ce qui fut la première, mais peu utile expédition souterraine de ce futur géologue. En somme, c’était un garçon indiscipliné, peu laborieux, assez ignorant; son oncle, le général Mackenzie de Fairburn, en conclut qu’il avait toutes les qualités voulues pour devenir un bon soldat. A treize ans, il entrait au collège militaire de Marlow.

En ce temps, un jeune homme de bonne famille devenait officier sans avoir à se donner beaucoup de peine. On apprenait à Marlow la géométrie et l’arithmétique, deux sciences que Murchison n’aimait guère. Il en convient lui-même, il fut toute sa vie mauvais mathématicien. Par compensation, les études purement militaires lui allaient fort. Il avait joué au soldat avec ses camarades de Durham; dans la nouvelle école où il venait d’entrer, le jeu était sérieux. Néanmoins on vit dès lors se révéler en lui une aptitude qui lui fut utile par la suite : à première vue, il saisissait la configuration d’une vaste étendue de pays. Il avait le coup d’œil topographique, qualité rare même parmi les personnes qui s’adonnent spécialement à l’étude du sol.

Enfin en 1807 il obtenait un brevet d’enseigne dans le 36e régiment. Chasser, danser, monter à cheval, chanter même, étaient alors ses occupations favorites. Ses plus graves défauts étaient de dépenser plus que ne le comportait son patrimoine et de rechercher par vanité la compagnie de jeunes gens plus nobles ou plus riches que lui. Il n’y avait rien de mieux au monde, à son avis, que la vie élégante. Aussi l’entrée au régiment fut-elle tout d’abord une déception pour lui. Le 36e avait servi en Allemagne, dans l’Inde sous sir Arthur Wellesley, à Buenos-Ayres contre les Espagnols. A sa tête se trouvait le colonel Burne, homme froid et hardi sur le champ de bataille, d’une inflexible sévérité en matière de discipline, à part cela bon compagnon, mangeant bien, buvant mieux encore, et, pour terminer, impitoyable envers les ivrognes. Le régiment du colonel Burne en valait bien d’autres; sir A. Wellesley voulut l’avoir pour son expédition du Portugal. Sir Roderick pouvait donc se vanter, lui aussi, sur ses vieux jours, d’avoir été l’élève de Wellington. Il débarqua sur la plage de Figueira, avec le gros des troupes anglaises, prit part à la bataille de Vimieira sans trop se laisser intimider par les premiers coups de fusil; puis, avec l’ardeur de son âge, il se livra aux plaisirs que Lisbonne offrait aux jeunes officiers. Jusque-là tout allait bien; mais il eut bientôt occasion d’éprouver les mauvaises chances de la guerre. Débarquée en août 1808, l’armée anglaise, une fois Junot expulsé du Portugal, s’était avancée vers l’intérieur de l’Espagne; alors elle avait rencontré l’ennemi en forces supérieures. Vinrent les pluies, les neiges, avec tous les accidens d’une retraite précipitée. Que sir John Moore, le commandant en chef des troupes britanniques, fût un mauvais général ou qu’il ait été mal renseigné par son gouvernement, déçu par ses alliés de la Péninsule, le fait certain est que les Anglais se replièrent dans un désordre qui ressemblait à une déroute, de Talavera sur Lugo, et plus vite encore de Lugo à la Corogne. Les derniers jours de cette campagne désastreuse firent surtout impression sur l’esprit du jeune enseigne. A Lugo, le 36e était encore capable de combattre; deux jours après, il était en complète débandade. Enfin la flotte recueillit les épaves de cette expédition, partie sous de plus brillans auspices. Murchison rentrait en Angleterre en janvier 1809, non point dégoûté de la guerre peut-être, tout au moins désireux de la faire à l’avenir dans des conditions moins affligeantes.

Du caractère dont il était, il n’est point surprenant que son rêve favori fût de devenir aide-de-camp. Justement son oncle, le général Mackenzie, qui commandait alors à Messine, l’appela près de lui. La vie n’était pas des plus gaies en Sicile, l’attention était ailleurs; c’était ailleurs aussi que se présentaient les occasions de se distinguer. Que n’était-il plutôt retourné en Espagne avec Wellington ? Le général Mackenzie, dont la santé souffrait d’un climat trop chaud, rentra bientôt en Angleterre, d’où il repartit à bref délai pour commander une division à Armagh, en Irlande. Ainsi se passèrent les années où les contemporains de Murchison gagnèrent des grades. Il en accusait sa mauvaise étoile; peut-être eût-il dû simplement s’en prendre au brillant général près duquel l’affection le retenait. Mackenzie était arrivé jeune, il était bel homme, il avait les façons d’un courtisan, et, de fait, il paraîtrait que ses allures de gentilhomme n’avaient pas été étrangères au rapide avancement qu’il avait obtenu. Quelques années auparavant, se trouvant en congé à Rome comme l’armée française y entrait soue les ordres de Murat, au lieu de fuir à la hâte, il s’était montré en grand uniforme dans un salon où le général français était reçu avec son état-major. Cette sorte de bravade, qui éloignait du moins tout soupçon d’espionnage, avait plu à Murat, qui s’était lié avec Mackenzie. A la prise d’Amiens, celui-ci étant venu à Paris, les deux amis renouèrent connaissance. Plus tard, tandis qu’ils étaient l’un en Calabre et l’autre à Messine, arriva un jour sous pavillon parlementaire un officier napolitain qui apportait au général anglais quelques livres de tabac de Paris, de la part de son bon ami le roi de Naples. De retour à Londres, Mackenzie fut par hasard invité par la princesse de Galles à passer la soirée chez elle; c’en fut assez pour tomber en défaveur auprès du régent. Le commandement d’Irlande était donc une sorte de disgrâce où, pour comble de malheur, son cuisinier français l’abandonna, craignant, disait-il, de perdre sa réputation et sa vue à faire la cuisine sur un fourneau au charbon de terre. Ce n’est pas auprès de cet épicurien de bon ton que Murchison avait chance de faire un chemin rapide. Il y conserva l’habitude de dépenser plus que son revenu; le grand événement pour lui de ces années tragiques fut d’arriver à sa majorité, c’est-à-dire d’obtenir la libre disposition de son patrimoine.

En 1814, sitôt la paix conclue, il visite Paris en compagnie d’un émigré français qui, enrôlé sous le drapeau britannique, s’était trouvé en même temps que lui dans l’état-major du général Mackenzie. Le retour de l’île d’Elbe l’y surprend; il s’échappe à grand’peine au milieu des signes d’hostilité que manifeste la populace contre les voyageurs anglais. Il semble qu’il n’avait rien de mieux à faire que de rejoindre son ancien régiment, le 36e ; avec le grade de capitaine auquel il était parvenu, il avait bonne chance de prendre part à cette dernière campagne; mais non, contrairement aux conseils de son oncle, il lui prend fantaisie de passer dans les dragons. Comme dernier venu, il se voit alors désigné pour rester au dépôt, tandis que les autres se rendent en Belgique. C’était encore une occasion manquée; c’était bien la dernière que lui devait offrir le métier des armes, car la paix était faite, et pour longtemps.

Roderick Murchison, à l’âge de vingt-trois ans, avait toujours vécu jusqu’alors en désœuvré, presque en enfant prodigue; il n’éprouvait plus que du dégoût pour la profession militaire, faute d’y avoir réussi. Était-il bon à quelque autre chose? Il ne l’eût su dire lui-même, n’éprouvant aucune vocation décidée. Comme il visitait sa mère, qui habitait l’île de Wight, il fit la connaissance du général Hugonin. Celui-ci avait une fille soigneusement élevée, instruite, savante même en histoire naturelle; Murchison s’en éprit, et l’épousa presque aussitôt, quoiqu’elle eût trois ans de plus que lui. Cette fois il était bien inspiré. Cette union ne fit pas seulement le bonheur de sa vie domestique; mistress Murchison sut en peu de temps imposer à son mari la règle de conduite qui lui avait manqué pendant les années précédentes.

D’abord il donna sa démission ; le grade de capitaine en demi-solde n’avait rien d’attrayant, la vie de garnison, dont il avait fait l’expérience, ne pouvait lui plaire une fois marié. Que devenir? Le croirait-on? il eut l’idée d’entrer dans la carrière ecclésiastique. Il lui fallait du mouvement ; la vie de campagne ne lui déplaisait pas. Sa femme était charitable, elle avait du goût pour une existence paisible. Il n’était pas interdit aux ministres anglicans de se livrer avec modération à la chasse et à la pêche, deux exercices qu’il aimait à la fureur. Toutefois l’instruction sérieuse que l’on exige des clergymen ne lui ferait-elle pas défaut ? Il s’informe auprès de ses amis : à Cambridge, lui dit-on, l’examen n’est pas sérieux ; à Oxford, c’est différent, il y rencontrerait de graves difficultés. Mais, puisqu’il a de belles relations en Irlande, que n’y va-t-il chercher un évêque qui l’accueillerait volontiers ? Surtout, qu’il ne tarde pas trop, car la paix sera cause que beaucoup d’officiers voudront entrer dans l’église. Là-dessus, il s’approvisionne de dictionnaires et d’autres gros volumes pour commencer ses études ecclésiastiques. En même temps, il se prépare pour un voyage sur le continent. Une fois parti, il allait oublier bien vite ce singulier projet.

Quoiqu’il eût peu d’instruction à cette époque, Murchison était sans contredit bien doué. À peine a-t-il franchi les Alpes qu’il se passionne pour les œuvres d’art ; il n’y a pas de galerie ou d’église qu’il ne visite à diverses reprises ; c’est une occasion pour lui de refaire son éducation classique ; au milieu des antiquités romaines, il relit avec fruit les auteurs anciens qu’il devait assurément avoir oubliés depuis dix ans qu’il avait quitté les bancs de l’école. C’est dans les musées d’Italie qu’il goûte pour la première fois les plaisirs d’un travail intellectuel ; il s’y livre avec la fougue qu’il avait montrée précédemment pour de moins nobles occupations.

Cependant la conversion du jeune dandy n’était point complète ; du moins elle n’était pas définitive. Deux ans de séjour en Italie ne lui inspirèrent qu’une résolution sérieuse : vendre au plus vite le manoir de Tarradale, où il était né, où son père avait vécu longtemps, mais dont le revenu était précaire et la valeur intrinsèque considérable. Il en avait souvent manifesté l’intention, même avant d’être majeur, au grand déplaisir de son tuteur, qui lui répondait : « Quand on signe Murchison de Tarradale, on peut être quelque chose dans son pays ; en s’appelant Murchison, rentier, on n’est rien. » Au fond, les terres de ce domaine n’étaient pas mauvaises ; elles étaient mal cultivées par de petits fermiers qui ne payaient pas ou qui payaient rarement. En réalité, le peu d’argent que le propriétaire en obtenait provenait, non de la vente des productions du sol, mais de la distillation frauduleuse du whiskey. L’origine de ce commerce interlope était assez singulière. La famille Forbes de Culloden, établie sur le domaine de Ferrintosh, voisin de Tarradale, avait reçu la licence de fabriquer et de vendre le whiskey en franchise, en considération des services qu’elle avait rendus et des pertes qu’elle avait éprouvées durant la révolution. Tous les paysans des environs se croyaient en droit d’user de ce privilège; l’abus fut tel, que le parlement racheta la licence de Ferrintosh, en 178’, au prix de 21,500 livres sterling. Mais l’habitude était prise; les montagnards du Ross-shire firent en contrebande ce qu’il ne leur était plus permis de faire ouvertement. Donc, Murchison cessa sans regret d’être un laird des Highlands. S’étant fixé en Angleterre, là où se trouvait une société à son goût, il n’eut plus d’autre souci que ses chevaux et sa meute. Être cité comme le plus intrépide chasseur de renards était alors sa principale ambition. Mistress Murchison ne s’en accommodait guère; qu’y faire? La vie de campagne ne comportait pas les jouissances artistiques que le long séjour d’Italie avait éveillées en lui. Les études de botanique auxquelles elle le conviait ne l’intéressaient pas. Par hasard, il lui advint d’être une fois en chasse avec sir Humphry Davy, le célèbre physicien, qui, pour avoir tué des perdrix dans la matinée, n’en savait pas moins charmer le soir ses compagnons en leur parlant des découvertes scientifiques les plus récentes. Murchison avait perdu beaucoup de son temps, gaspillé un peu de son patrimoine; il avait une femme intelligente et dévouée que cette existence vide attristait. Un beau jour, à la suite d’une conversation avec Davy, il se dit enfin qu’on n’a pas été mis au monde seulement pour galoper par monts et par vaux à la poursuite des renards. Toute sa fastueuse installation de gentilhomme campagnard fut abandonnée. Revenu à Londres, il n’eut plus d’autre distraction que de suivre les cours de l’Institution royale. Des amis l’entraînèrent aux réunions de la Société géologique, Murchison avait trente-deux ans à cette époque. Néanmoins l’ardeur qu’il apportait à l’étude fut telle, qu’en peu de temps il fut un des plus brillans disciples, bien- tôt l’un des maîtres de cette association. Comment est-il possible, dira-t-on, qu’à si bref délai et avec si peu de préparation, on devienne un vrai savant? Cela s’explique en partie par les qualités rares dont Murchison était pourvu, en partie aussi par l’histoire de ce qu’était alors la géologie, par la nature des travaux que cette science exigeait de ses adeptes.


II.

En 1788, Hutton, médecin d’Edimbourg, avait publié un ouvrage intitulé la Théorie de la terre. C’était le résultat de nombreuses observations dans les montagnes de l’Angleterre et de l’Ecosse. Il y exposait que l’histoire de notre planète peut s’expliquer par les phénomènes dont nous sommes encore les témoins, ce qui était une idée lumineuse pour l’époque. A l’en croire, la pluie, les vagues de la mer, les rivières détruisaient peu à peu les continens; les débris entraînés par l’eau courante au fond de l’Océan, reconstituaient de nouveaux mondes qu’un ébranlement volcanique soulèverait plus tard au-dessus des flots. C’est ainsi, disait-il, que les choses se passent de notre temps; c’est ainsi qu’elles se sont toujours passées. Les roches les plus anciennes étaient considérées par lui comme dérivant d’autres roches d’une série préexistante. Dans l’économie du monde, il ne trouvait ni les traces d’un commencement, ni la perspective d’une fin. Il introduisait dans le temps l’infini que les astronomes avaient introduit déjà dans l’espace. Hutton écrivait peu, et ce qu’il écrivait n’était pas toujours clair. L’un de ses élèves, Playfair, se fît l’élégant commentateur de la théorie huttonienne. On l’accusait de faire revivre le dogme païen d’une succession éternelle, à quoi il répondait que l’univers obéit à des lois qui, à l’inverse des institutions humaines, n’ont pas en elles les élémens de la destruction. N’oublions pas qu’un mysticisme inquiet surveillait alors de très près les découvertes scientifiques. Il n’y avait pas longtemps que Buffon s’était senti contraint de rétracter les passages de son Histoire naturelle, que les docteurs de Sorbonne avaient jugés contraires au récit de Moïse. Les idées nouvelles, cette intervention constante du feu central et des eaux courantes, cette ignorance d’une création initiale, tout cela déplaisait aux théologiens. Hutton avait au surplus un contradicteur qui, s’en tenant à l’observation scientifique, professait des doctrines toutes différentes.

Il est bien vrai que les faits, base essentielle de toute théorie scientifique, faisaient défaut aux géologues écossais de ce temps. Ils n’avaient guère étudié que les couches du terrain; la paléontologie était encore à naître. La physique du globe n’existait pas. La minéralogie leur était presque inconnue. En Allemagne, au contraire, la géologie prenait dès cette époque une allure plus dogmatique. Werner, qui était professeur de minéralogie à l’école des mines de Freyberg, en Saxe, enseignait à ses élèves ce qu’était la structure du globe, ou du moins ce qu’il en pensait. Autour d’un noyau solide dont les roches granitiques lui paraissaient être les témoins, il imaginait que la terre avait été recouverte jadis par un océan au fond duquel les strates modernes s’étaient déposées les unes après les autres. Cet océan s’était ensuite desséché en partie. Pour lui, toutes les roches supérieures au granit étaient d’origine aqueuse, même les basaltes. La Saxe ne possède pas de volcan; il ne voulait point croire que ces grands exutoires du feu central eussent contribué ailleurs à modeler la croûte terrestre. L’eau était, à son avis, l’agent universel qui avait fait la terre ce qu’elle est aujourd’hui.

Werner séduisait ses disciples par le charme de son enseignement, par les conséquences imprévues qu’il en faisait sortir, par les digressions ingénieuses qu’il y introduisait. Le développement des sociétés humaines, les progrès de la civilisation en divers pays, n’avaient d’autre cause que la composition minérale du sol. Ces idées, auxquelles on revient maintenant, étaient neuves alors; elles élevaient la minéralogie à la hauteur d’une science universelle. Un de ses élèves, Jameson, devint professeur d’histoire naturelle à l’université d’Edimbourg. Alors commença entre les huttoniens et les wernériens, ou, comme on disait aussi, entre les vulcanistes et les neptunistes, une querelle comparable, si ce n’est qu’il y eut plus d’ardeur, à celle que se font aujourd’hui les partisans et les adversaires de la génération spontanée ou de la transformation des espèces. Nous ne pouvons plus guère nous intéresser à ces disputes, où il y avait des deux côtés un peu de vrai et beaucoup de faux. Il en résulta du moins cet avantage, que les savans écossais se livrèrent avec ardeur aux études géologiques pendant quelque temps. Un ingénieur anglais, William Smith, dressa dès lors, autant que les connaissances de l’époque le permettaient, une carte géologique de la Grande-Bretagne. Sir James Hall, partisan déterminé de la théorie huttonienne et bon physicien en outre, imagina de curieuses expériences pour vérifier les doctrines de son maître, comme par exemple la transformation de la craie en marbre par la chaleur dans un vase clos. Enfin l’on en vint à se dire qu’il était oiseux de se quereller sur les principes lorsque l’écorce de la terre était encore si peu connue. Alors se forma une véritable école de géologie expérimentale; tous ceux qui s’intéressaient à cette science ne songèrent plus, laissant de côté les théories aventurées, qu’à parcourir le pays le marteau à la main. Cependant, dans cette nouvelle phase, les savans de la Grande-Bretagne ne suivirent pas la même voie que leurs confrères du continent. Tandis qu’en Allemagne l’influence de Werner maintenait les études minéralogiques au premier rang, tandis qu’en France les travaux de Cuvier et de Lamarck montraient l’importance de la paléontologie, en Angleterre et en Écosse au contraire on observait de préférence la stratigraphie du sol, c’est-à-dire la succession des couches dont l’écorce de la terre est composée. Cela facilitait au reste les recherches; cela permettait à des ignorans, comme Murchison l’était alors, de prendre rang parmi les adeptes d’une science qui exigeait surtout bon pied, bon œil, beaucoup de mémoire, et l’esprit de comparaison plutôt que des connaissances spéciales. Le caractère particulier des savans britanniques se reconnaît encore dans les statuts de la Société géologique qu’ils créèrent en 1807. Certain jour, à l’instigation du docteur Babington, quelques hommes, dont l’étude des terrains était l’occupation favorite, convinrent de s’associer pour mettre en commun leurs travaux, leurs observations. Ils étaient treize au début; c’était le premier vendredi de chaque mois qu’ils se donnaient rendez-vous dans une taverne à cinq heures de l’après-midi. Après un bon dîner, la séance s’ouvrait. On se communiquait ce que chacun avait vu de son côté; on s’entendait pour de nouvelles excursions. La théorie pure, les hypothèses, en un mot, semblent n’avoir tenu aucune place dans ces réunions. Tout y avait le caractère d’une science expérimentale. On y apportait de curieux échantillons de roches et de minéraux, si bien que la société eut assez vite les élémens d’un petit musée. Ses ressources augmentèrent parce que ses membres devenaient plus nombreux. Il y eut moyen alors de publier les mémoires lus en séance sous la forme de compactes in-quarto, comme le fait au-delà de la Manche toute compagnie savante qui veut être considérée. Murchison fut admis en 1824 dans ce cénacle. Buckland, l’explorateur sagace des cavernes, en était président; Lyell, dont la réputation a tant grandi plus tard, alors simple homme de loi, en était secrétaire. L’ancien capitaine de dragons, dont les goûts étaient bien changés, trouva tout de suite le plus grand charme dans ces études sérieuses et dans ce monde savant où figuraient du reste des hommes d’une valeur incontestable, tels que Wollaston et Davy. Une nouvelle existence commence pour lui dès cette époque : l’hiver, il habite Londres, n’ayant d’autres plaisirs que de rédiger des dissertations ou de les lire à ses doctes amis; l’été, il part en expédition dans les montagnes, tantôt avec sa femme, tantôt avec Sedgwick ou Lyell, tantôt en Écosse, tantôt en Suisse ou en Allemagne. Tant d’ardeur fut vite récompensée. En 1826, il était élu membre de la Société royale, distinction flatteuse que l’on gagnait plus aisément en ce temps qu’aujourd’hui. Davy, qui présidait cette année-là, ne lui cacha pas que cette élection ne se justifiait pas précisément par son mérite personnel, mais qu’on l’avait choisi parce que la société aimait à s’attacher des hommes riches, oisifs, qui avaient le goût des recherches scientifiques et les moyens de s’y livrer. En même temps, il devenait secrétaire de la Société géologique, et cinq ans après il en était élu président.

Il y a peu à dire des premiers travaux de Murchison, si ce n’est que cette élévation rapide au premier rang des géologues anglais tenait surtout à des aptitudes qui s’allient rarement à la vocation scientifique. On a dit de lui plus tard que nul n’occupait mieux le fauteuil de la présidence dans une assemblée. Il avait le tact, la facilité d’élocution, la présence d’esprit qu’exige cette haute fonction. Ses brillantes qualités mondaines lui permettaient d’acquérir à l’étranger, au cours de ses voyages, un relief que d’autres n’auraient jamais eu. À Paris, il fréquente Cuvier, Brongniart, Élie de Beaumont, les maîtres de la science géologique en France. En Allemagne, il ne se contente pas de cette société savante. Durant un séjour à Vienne, bien accueilli par lord Cowley, qui était alors ambassadeur de la Grande-Bretagne en Autriche, il dîne un soir à la même table que Metternich. L’un des convives manifeste des scrupules à propos du désaccord que chacun pressent entre les découvertes géologiques et la tradition mosaïque. Murchison était fort embarrassé d’y répondre. On le sait déjà, les théories n’étaient pas son fait. Combien ne fut-il pas étonné d’entendre l’illustre diplomate discourir tout au long sur ce sujet scabreux ! N’étant encore qu’attaché d’ambassade, racontait-il, il avait suivi les cours de Cuvier. En savait-il réellement bien long ? C’est au moins douteux, et quelqu’un prit soin d’avenir Murchison que toute cette conversation était pure affaire d’apparat. Le savant anglais s’y était trompé cependant. Metternich en fut flatté sans doute, quelque habitué qu’il fût à en tromper de plus fins et sur des sujets de plus d’importance.

De retour à Londres chaque hiver, Murchison s’y donnait un rôle qu’aucun de ses confrères de la Société géologique peut-être n’eût pu remplir comme lui. Son salon était ouvert à toutes les illustrations de l’époque. Les étrangers avec lesquels il avait noué des relations au cours de ses voyages s’y retrouvaient en compagnie de savans, d’artistes, même d’hommes politiques. L’un de ses graves soucis, pendant les années où il fut président, était de se préparer une belle audience. Par avance, il exhortait les timides, il stimulait les paresseux ; avoir la lecture d’au moins un mémoire intéressant, et à la suite une discussion sur le sujet de cette lecture, voilà le programme qu’il lui fallait remplir à chaque séance. Il n’y épargnait aucune démarche ; l’attrait que de telles réunions avait pour le monde sérieux ou frivole de son entourage habituel était la récompense qu’il ambitionnait.

C’est là de la science d’amateur, se dira-t-on. C’est incontestable. Toutefois Murchison ne s’en contenta point. Plusieurs années d’études préparatoires lui avaient permis de reconnaître le côté faible des études géologiques. Quelques explications techniques sont ici nécessaires afin que l’on juge mieux de quelle nature et de quelle étendue était le champ qu’il allait entreprendre de défricher. Cuvier et Brongniart avaient, avec une admirable sagacité, démêlé ce que contient le terrain parisien ; d’autres, en France, en Allemagne, en Angleterre, s’étaient voués à l’exploration des strates plus profondes, que l’on désignait dès lors sous le nom générique de terrains secondaires. Ils avaient ainsi déterminé l’ordre de superposition des couches houillères, jurassiques, crayeuses; les fossiles qui les caractérisent étaient en grande partie déjà connus; de nombreux explorateurs relevaient chaque été les lignes d’affleuremens de ces divers terrains ; mais, entre la formation carbonifère et le granit, considéré jusqu’alors comme le noyau même du globe, il y avait des roches mal connues, bouleversées en général, ayant à la fois le caractère de dépôts sédimentaires et l’apparence de produits plutoniques. Les fossiles que l’on y apercevait étaient rares, ou plus petits, ou différens de ceux que contiennent les couches supérieures. Werner, aux yeux de qui le granit était primitif, avait appelé roches de transition ce qui recouvrait le granit. Dans les mines de Cornwall, on appelait cela grawacke, un mot barbare dont le sens était mal défini. C’est à l’étude de ces roches que Murchison résolut de s’adonner dès 1831. Il ne s’y mettait pas seul. Au nombre de ses nouveaux amis, celui qu’il aimait le plus était le professeur Sedgwick, de l’université de Cambridge, un rude travailleur, un gai compagnon lorsqu’il se trouvait en bonne santé, mais arrêté trop souvent par un état maladif qui lui était habituel. Sedgwick était d’ailleurs bien plus instruit que Murchison, quoiqu’il n’eût pas les qualités brillantes grâce auxquelles ce dernier savait se mettre en avant. Ils avaient déjà fait ensemble des excursions en Écosse; ils entreprirent encore ensemble l’exploration des terrains de transition, œuvre compliquée dont l’achèvement exigeait le concours de plusieurs personnes.

Plusieurs années durant, Murchison n’eut d’autre souci que d’explorer ces roches curieuses qui se montraient à la surface en Écosse et dans le pays de Galles. L’été était consacré à des voyages, l’hiver à la rédaction des mémoires où ses observations étaient exposées. Il trouvait d’ailleurs de nombreux collaborateurs sur place. Les uns recueillaient des fossiles, d’autres les cataloguaient. Murchison se réservait la tâche principale de mettre en ordre les matériaux de sources diverses. Le résultat de tant de recherches fut la division des terrains de transition en trois couches distinctes, le cambrien, le silurien, le dévonien, qui figurent aujourd’hui dans tous les traités de géologie. Il résuma lui-même tout ce qu’il en avait appris dans l’ouvrage capital de sa vie intitulé Siluria. Ce nom n’avait pas été choisi de façon maladroite. La nomenclature géologique est en général sèche et barbare. Les uns ont introduit dans la science les termes techniques dont les mineurs font usage; ils ont emprunté au vocabulaire des ouvriers gault, grawacke, et autres expressions malsonnantes. D’autres, tels que Lyell, ont forgé des mots grecs d’allure prétentieuse, comme les épithètes de mésozoîques ou cainozoîques appliquées aux terrains secondaires ou tertiaires. Murchison sentait que ces mots ne seraient jamais admis par le vulgaire; avec le sentiment esthétique dont il était doué, il désigna le terrain qui était l’objet favori de ses études par le nom des Silures, anciens habitans de la contrée où l’avaient conduit ses premières études. Certain général de l’empire romain, après avoir battu les troupes de Caractacus, roi des Silures, avait juré d’effacer jusqu’à leur nom. Le jeune montagnard écossais mettait quelque amour-propre à faire revivre le souvenir de cette peuplade primitive.

Dès lors la Silurie devint à ses yeux une sorte de propriété personnelle, ou, pour mieux dire, un domaine dont il était le seigneur, où il ne souffrait pas volontiers les incursions de ses confrères en géologie. Sedgwick en avait fait presque autant pour le terrain cambrien qui, dans la chronologie géologique, est juste antérieur au silurien. Malgré la communauté d’études qui les unissait, il s’élevait entre eux deux de fréquentes disputes, fort aigres à la longue, pour savoir si telle ou telle couche douteuse appartenait à l’un ou à l’autre. Au surplus, le sujet était si vaste que Murchison pouvait bien compter en avoir pour sa vie entière à l’élucider. C’était dans le pays de Galles ou dans ses montagnes natales de l’Ecosse qu’il en avait commencé l’étude; mais le grawacke était signalé dans bien des contrées de l’Allemagne, en Norvège, en Russie, dans quelques provinces de la France. Il lui restait à parcourir ces pays à pied, le marteau à la main, pour y déterminer le gisement et les limites des strates qu’il avait prises sous son patronage. Il y avait épuisé l’effort d’originalité dont il était capable; au moins ne voulait-il pas laisser l’œuvre interrompue.

Après une excursion préliminaire dans la vallée du Rhin, puis à Berlin, où vivaient alors quelques savans, Alexandre de Humboldt, Léopold de Buch, Ehrenberg, d’autres encore, adonnés à l’étude de l’écorce terrestre, Murchison entreprit de parcourir la Russie pour y suivre à la trace les anciens terrains dont il se faisait une étude spéciale. Il avait pour compagnon un paléontologiste français, M. de Verneuil, plus versé que lui dans la connaissance des fossiles. Les roches de l’Ecosse et du pays de Galles, qui avaient seules servi au début à déterminer la succession des terrains de transition, s’offrent à l’observateur bouleversées par un grand nombre de révolutions plus modernes. Tout y est disloqué, tant la croûte terrestre a été secouée par les convulsions de la nature. Au nord-ouest de l’Europe, au contraire, les roches anciennes semblent être encore dans le même état qu’à l’époque où elles émergèrent du fond de l’Océan, sous lequel elles s’étalent déposées. Il n’y avait pas surgi de volcans pour les ébranler; les débris fossiles en sortaient aussi frais que s’ils n’avaient pas été enfouis depuis des milliers de siècles. Puis, — ce n’était pas un médiocre attrait pour des géologues entreprenans, — peu de personnes avaient encore visité cette vaste région. Murchison et de Verneuil entrèrent donc en Russie au mois de juin 1840, encouragés d’ailleurs par l’accueil bienveillant que leur avait promis le gouvernement impérial. Dans une course rapide, ils allèrent de Saint-Pétersbourg à Archangel, d’Archangel à Nijni-Novgorod et Moscou. D’ordinaire le géologue va pas à pas, sondant le sol, recueillant des échantillons partout où le terrain présente quelque fissure. Il n’en pouvait être de même en Russie, où la superficie plate et monotone offre presque toujours la même alluvion. C’est, on le sait, le caractère spécial de cette contrée que les formations géologiques y sont peu nombreuses et s’espacent plus qu’ailleurs en Europe. En France, par exemple, sans sortir du bassin de la Seine, il y a plus de variété que d’un bout à l’autre des possessions du tsar. Observons, en passant, que cette uniformité de sol explique presqu’à elle seule pourquoi les habitans des provinces russes ont moins progressé que ceux de l’Europe occidentale. Il faut en effet, pour que la civilisation se développe, que l’homme rencontre dans un espace borné l’ensemble de productions diverses que ne peut contenir une couche unique de la surface terrestre.

Ce voyage rapide n’avait permis aux deux géologues que de prendre une esquisse du terrain, sans compter que la zone la plus intéressante de l’empire russe, celle des monts Ourals, était restée en dehors de leur itinéraire. Aussi repartaient-ils l’année d’après pour les bords de la Neva. Cette fois ils y étaient presque investis d’une mission officielle. L’empereur Nicolas les remerciait lui-même de venir mettre leur savoir au service de ses sujets. S’étant dirigés de Moscou vers Kazan et Perm, ils explorèrent aux environs de cette dernière ville un terrain plus ancien que les strates carbonifères, plus récent néanmoins que le dévonien, et auquel est resté depuis cette époque le nom de terrain permien. Ensuite ils franchirent en plusieurs endroits la chaîne de l’Oural, si intéressante pour leurs études en raison des exploitations minières qui s’y trouvaient déjà. Ils traversèrent, sans pouvoir en expliquer l’origine, la fameuse région de terre noire à laquelle la Russie centrale doit sa prodigieuse fertilité. Enfin ils rentrèrent à Saint-Pétersbourg, ayant parcouru 20,000 verstes en sept mois. Murchison, qui se mettait plus volontiers en avant que son compagnon de route, y avait gagné une renommée européenne, ce qui était assez mérité du reste, car il est rare de s’exposer à de telles fatigues par amour des recherches scientifiques. L’empereur Nicolas lui témoigna sa satisfaction d’abord par la croix de Sainte-Anne, une récompense que Murchison, quoique Anglais, appréciait beaucoup, et plus tard par le don d’un magnifique vase en aventurine de Sibérie. Ce dernier cadeau avait au moins cela de rare qu’il en existait un seul autre au monde de même dimension, celui que le tsar avait donné à Humboldt. Murchison avait un faible singulier pour les distinctions sociales, ce qui peut sembler un signe de petitesse d’esprit chez un homme dont la réputation se faisait par des travaux scientifiques. Ses familiers l’appelaient en plaisantant « lord Grawacke, » et il ne cachait point qu’il en était flatté. Au surplus, il ne négligeait nulle part d’entretenir des relations mondaines dont sa vanité tirait plus de profit que ses travaux. Au cours de ces fréquens voyages sur le continent, il ne manquait jamais de se faire présenter aux monarques dont il traversait les états. C’est ainsi qu’à Paris il obtient une audience de Louis-Philippe; mais le roi-citoyen n’avait pas à son gré des allures assez souveraines; pas d’aides-de-camp dans les antichambres; à peine une sentinelle à la porte; et M. Guizot qui se fait annoncer sans façon au milieu de l’entrevue ! A Berlin, Humboldt le présente en grande cérémonie au roi de Prusse dont la tenue militaire lui convient beaucoup mieux; hélas ! faute d’habit noir il est obligé de décliner une invitation à dîner à Sans-Souci. En Russie, Nicolas le séduit tout à fait. Après avoir voyagé d’un bout à l’autre de l’empire, il n’a vu ni la corruption des fonctionnaires, ni la servitude du paysan, ou du moins il ne juge pas digne d’en parler; mais il a vu Nicolas, passant la revue de ses troupes, acclamé par la foule. « Ce bon peuple n’est pas encore assez avancé pour avoir appris à ne pas aimer ses souverains. » Ainsi Murchison parcourait l’Europe à la recherche des roches dont il s’était épris, accueilli avec faveur par les têtes couronnées aussi bien que par les hommes de savoir, et, rentré dans son pays natal, il y redevenait, comme par droit de naissance, président de la Société géologique, de l’Association britannique, tant il eût été difficile d’en trouver un autre qui eût au même degré la compétence scientifique et la dignité personnelle. C’était un homme heureux dont la quiétude ne devait jamais être troublée par le désir de lancer dans le monde des théories malsonnantes. Satisfait d’observer les phénomènes de la nature, il s’inquiétait peu d’en découvrir l’explication.

III.

Avant d’aller plus loin, précisons l’œuvre de Murchison et de ses amis; Werner avait enseigné que les masses granitiques que l’on voit percer au sommet des montagnes sont le noyau même du globe, si bien qu’il ne doit s’y rencontrer nulle trace d’être ayant eu vie. Juste au-dessus de ce noyau primitif, les plus anciennes assises s’offrirent à lui avec une telle complication de structure qu’il les avait classées en bloc, et sans faire de distinction, sous le nom de terrains de transition. Murchison et les géologues de la même école débrouillèrent le chaos de ces premières couches. Ayant montré que le prétendu terrain primordial du globe était tantôt au-dessous et tantôt au-dessus, ils avaient su discerner dans l’ensemble plusieurs strates superposées, bien distinctes par la nature minéralogique et par les fossiles ; c’était tout un chapitre nouveau de l’histoire de notre planète. C’étaient une demi-douzaine de révolutions à ajouter au nombre déjà considérable de celles que les couches postérieures avaient révélées. La terre était donc déjà bien vieille lorsque les dépôts carbonifères s’y étaient accumulés. Il y avait eu déjà sur sa surface une faune et une flore fort distinctes des êtres vivans de l’époque houillère. Pouvait-on du moins avoir la prétention de reconnaître le noyau primitif en dessous du terrain cambrien, le plus ancien de cette série? Nullement; un géologue anglais, sir William Logan, chargé de l’exploration géologique du Canada, découvrit sur les rives du Saint-Laurent un terrain plus ancien encore, qu’il appela le Laurentien. Cette assise, antérieure à tout ce que l’on connaissait jusqu’alors, ne mesure pas moins de 10,000 mètres d’épaisseur en certains endroits. Dans l’amas de gneiss, de calcaire et de minerais de fer dont elle se compose, on distinguait assez nettement deux couches discordantes, entre lesquelles un mouvement du sol avait dû se produire. On crut quelque temps que ces roches avaient précédé la création des êtres vivans, qu’aucune matière organisée n’existait sur la terre à l’époque où elles se déposèrent. Plus tard, d’habiles micrographes y surent discerner les vestiges d’un animal élémentaire, un foraminifère, qui fut désigné sous le nom d’eozoon, parce que c’était en apparence le plus ancien des animaux. Quant à montrer un terrain vraiment azoïque, c’est-à-dire dépourvu de tout organisme vivant, il fallait y renoncer, si ce n’est dans les roches éruptives qui, ramollies par le feu central, se sont épanchées à diverses époques à travers les fissures de l’écorce solide. En réalité, ces roches éruptives apparaissent un peu partout, à tous les étages, mais sous des aspects différens suivant les âges ; d’abord le granit, ensuite le porphyre, le basalte et enfin les laves, produit des volcans contemporains. Il faut croire qu’à mesure que de nouvelles strates se formaient en dessus de la première couche solide, d’autres strates se formaient en dessous par l’effet du refroidissement du globe, et la composition normale de ces dernières se modifiait peu à peu en vertu de ce principe que dans toute masse en fusion les matières s’étagent d’elles-mêmes par ordre de densité, les plus légères en dessus et les plus lourdes en dessous.

Les esprits les plus réservés acceptèrent cette doctrine aussi bien que la théorie des soulèvemens, par laquelle on expliquait les dénivellemens de la surface terrestre. Tout en admettant que ces dislocations de l’écorce solide avaient été brusques, presque instantanées, quelques géologues s’inquiétaient déjà de la durée qu’il devenait nécessaire d’attribuer à la vie du globe, puisque ces catastrophes, dont le nombre s’accroît sans cesse à mesure que l’on connaît mieux le sol, ont été séparées par de longues périodes de tranquillité. Dans le même temps, d’autres phénomènes géologiques étaient étudiés avec un égal succès. Le rôle des volcans, la fréquence et l’intensité des tremblemens de terre, l’étendue des perturbations qui leur sont attribuées, étaient moins obscurs. Les curieux effets des glaciers actuels de la Suisse devenaient, pour MM. Agassiz et Charpentier, la preuve que des masses de glace plus volumineuses encore avaient raviné jadis les vallées où la neige se montre maintenant à peine en hiver. Au contraire la paléontologie révélait que des plantes tropicales avaient végété dans les latitudes élevées aux époques antéhistoriques. En un mot, les faits s’étaient accumulés. Il était temps d’imaginer des hypothèses, de reconstruire les théories d’ensemble que les savans de la génération précédente avaient, non sans de bons motifs, crues prématurées.

En France, l’enseignement de la géologie, guidé par des programmes officiels, a de plus été confié presque toujours à des professeurs qu’une culture scientifique plus étendue détourne des idées téméraires. Sans manifester du dédain pour les nouveautés, ils se contentent d’admettre dans une juste mesure les théories partielles lorsque des observations réitérées en confirment toutes les conséquences. Tout en restant fidèles à la doctrine des soulèvemens brusques dont Élie de Beaumont a fait un magnifique exposé, ils ne contestent ni l’expansion des glaciers sur une vaste partie de l’Europe occidentale, ni l’érosion de vallées profondes par le seul effet des eaux courantes; mais ils se gardent d’aller au-delà de ce qui n’est pas démontré par l’observation ou par l’expérience, à tel point même que l’ingénieuse cosmogonie de Laplace n’est pas entrée dans l’enseignement. En Angleterre, les géologues montrent un esprit moins scientifique. Les uns repoussent toutes les hypothèses, à tel point qu’ils affichent n’avoir point d’opinion sur les causes des phénomènes; d’autres, au contraire, s’adonnent à l’étude des causes premières avec une ardeur peu contenue, jusqu’à vouloir en déduire l’histoire complète de notre planète à travers des millions de siècles écoulés. La vieille querelle des neptunistes et des vulcanistes se renouvela sur un thème un peu différent. D’un côté les convulsionnistes, — dont Murchison et Sedgwick furent les plus éminens, — soutinrent que les dislocations produites par la chaleur centrale du globe suffisent à expliquer toutes les formes actuelles de la surface, qu’il n’est point besoin de faire intervenir des glaciers imaginaires. D’autre part, les uniformistes, dont sir Charles Lyell a été le chef, reprirent l’ancienne doctrine de Hutton, que tout s’est passé jadis comme cela se passe encore maintenant, qu’il n’y a pas plus apparence de commencement que de fin, que les montagnes les plus hautes ont bien pu s’élever par des mouvemens lents et graduels, tels que ceux dont le littoral norvégien porte chaque année la trace.

On a reproché aux convulsionnistes de recourir trop fréquemment à des causes de perturbation accidentelles. Leur doctrine avait de plus l’inconvénient de ne point s’accommoder des idées biologiques

modernes que Darwin avait mises à la mode; grâce à de brusques soulèvemens, l’histoire entière de la terre se renfermait à la rigueur en une période de quelques milliers d’années. Les uniformistes, de leur côté, péchaient par l’excès contraire. Quelle prodigieuse antiquité n’attribuaient-ils pas en effet à notre planète ! Les couches sédimentaires, disaient-ils, ont une épaisseur d’environ 30,000 mètres, autant qu’on en peut juger. C’est exagérer que d’évaluer à un dixième de millimètre ce qui s’en dépose chaque année au fond de l’Océan; par conséquent, il y a pour le moins 300 millions d’années que cette opération se continue, et comme les fossiles d’êtres vivans se retrouvent dans les plus anciens sédimens, il y a 300 millions d’années que la vie se développe sur la surface terrestre. Encore néglige-t-on dans ce calcul les intervalles de temps pendant lesquels les continens élevés au-dessus du niveau de la mer se creusaient par l’effet des eaux courantes au lieu de s’accroître en hauteur. Ce raisonnement paraissait-il insuffisant? On en avait un autre. Il y a de nombreux exemples de vallées profondes creusées par les eaux. Or on observe que le Pô, fleuve très chargé de limon, creuse son bassin d’un centimètre en vingt-cinq ans ou de 40 mètres en cent mille années. L’écorce terrestre se compose d’une vingtaine de strates superposées qui ont été chacune ravinées par les eaux, parfois à des profondeurs de plusieurs centaines de mètres. A dix millions d’années par couche seulement, le calcul donne encore des millions de siècles. De plus hardis même ne craignaient pas de réclamer un espace aussi long que cela pour la formation d’une seule et unique couche sédimentaire.

Ces évaluations plaisaient fort aux partisans de la théorie de Darwin, car, si les espèces se transforment les unes dans les autres, ce ne peut être que par l’intermédiaire d’un nombre infini de générations; mais alors intervinrent les physiciens, les astronomes, tant il est vrai que toutes les sciences sont solidaires. Un savant qui fait autorité en Angleterre, sir William Thomson, vint déclarer que cette nouvelle doctrine géologique, devenue presque populaire, était en opposition directe avec les principes de la physique. La vitesse de rotation de la terre sur son axe diminue sans cesse, comme on sait; il y a cent millions d’années, cette vitesse était si grande qu’aucun être vivant ne pouvait adhérer au sol. Le soleil ne brille pas depuis si longtemps que les géologues le demandent; autrement il serait déjà éteint. La terre elle-même m’a pas mis des raillions de siècles pour se refroidir au point où elle en est. Ces argumens manquent peut-être de précision; mais les uniformistes tombaient en discrédit pour d’autres causes. C’était au fond une prétention singulière de prendre l’expérience de quelques siècles d’histoire contemporaine pour mesure de ce qui se serait passé dans les âges les plus reculés. D’ailleurs les idées transformistes s’étendaient. Les géologues se dirent qu’ils en pouvaient profiter aussi bien que les naturalistes. N’est-il pas légitime d’admettre que les lois géologiques ont varié d’intensité aux diverses époques de la vie du globe? n’est-il pas admissible que les phénomènes de surface aussi bien que les mouvemens intérieurs aient été plus intenses lorsque la croûte solide était moins épaisse!? Une nouvelle école s’est donc formée, celle des évolutionnistes, à laquelle appartiennent MM. Huxley, Tyndall et la plupart des géologues anglais contemporains. Sera-t-elle plus prudente que les autres? Abandonnera-t-elle ces recherches sur l’âge de notre planète, recherches bien vaines en l’état actuel de nos connaissances? Il semblerait qu’elle y est disposée; car ces jours-ci, à l’ouverture des séances de l’Association britannique à Glasgow, le professeur J. Young, président de la section de géologie, déclarait que personne n’est encore en situation d’évaluer de façon approximative le temps employé pour le dépôt ou pour la dénudation d’une couche de terrain. Le plus sage est en effet de ne pas appliquer nos mesures du temps actuelles à des phénomènes de date si reculée.

Murchison n’était pas homme à prendre sa part dans de telles discussions ; outre qu’il n’y avait pas en lui l’étoffe d’un philosophe, il semble que par caractère il eût en horreur toute idée nouvelle, toute hypothèse hasardée. Il s’est tenu toute sa vie à l’écart de la politique ; néanmoins il ne cachait pas qu’il fût tory, avec les préjugés et les défiances du tory le plus conservateur. Aussi comme il sympathisait avec Humboldt et avec de Buch, qui s’en tenaient comme lui aux idées anciennes et à la vieille doctrine des soulèvemens ! Une année, — c’était en 1848, — il traverse la Suisse en revenant de Rome; comme dans tous ses voyages, il recherche la société des savans adonnés aux mêmes études que lui. Il va donc faire visite à Charpentier, qui lui montre sur place les blocs erratiques transportés par les glaciers de l’ancien temps. Cela ne le convainc pas. En passant par Aoste, il rencontre le chanoine Carrel, qui, lui aussi, lui fait voir partout des roches striées et des moraines. « Mais alors, dit Murchison, croyant avoir saisi une objection triomphante, mais alors l’Europe entière a donc été couverte par vos glaciers ? — Eh ! pourquoi pas? » lui répond le chanoine. C’en était trop pour le satisfaire, quoiqu’il ait assez vécu pour voir cette opinion universellement admise. Cependant, lorsque de Buch veut lui faire croire que les blocs erratiques du Jura ont été lancés comme des boulets par-dessus les vallées de la Suisse, grâce à la force d’expansion formidable des volcans primitifs, c’en est encore trop pour lui. Il préfère rester dans le doute, s’abstenir de toute explication, plutôt que de se plier à des théories qui lui paraissent étranges. Il est de ceux qui étudient la nature et l’admirent, sans avoir la prétention d’en pénétrer les secrets.


IV.

L’œuvre scientifique de Murchison a donc été surtout descriptive. C’est dire qu’avec l’âge, la vigueur corporelle diminuant, il devait s’effacer devant des collègues plus actifs que lui ou guidés par un esprit métaphysique qui lui faisait défaut. Mais sa situation sociale le faisait en quelque sorte le représentant des sociétés savantes de son pays. Fortune, relations, caractère, tout contribuait à le maintenir en évidence. La reine Victoria l’avait nommé baronnet; l’Institut de France lui conférait le titre de correspondant d’abord, puis un peu plus tard celui d’associé étranger. Sa maison de Belgrave-Square était le rendez-vous de toutes les sommités politiques, scientifiques ou littéraires. Puis le hasard le servait bien en quelques circonstances. Ne se fit-il pas à certain moment la réputation d’avoir découvert les champs d’or de l’Australie, où il n’avait jamais mis les pieds? L’histoire en est assez curieuse et prouve que la gloire vient aisément à ceux qui sont déjà en évidence. En 1841, comme il revenait de son excursion dans l’Oural, le comte Strzelecki, qui avait parcouru la Nouvelle-Galles du sud, lui montre des échantillons de roches rapportés de cette contrée lointaine. Murchison est frappé de l’analogie entre ces roches et celles qu’il avait vues sur les confins de la Sibérie; aussi s’empresse-t-il d’annoncer non-seulement à ses amis dans la conversation, mais encore dans des discours publics ou dans des mémoires imprimés, qu’il y a certainement de l’or dans les montagnes de l’Australie. Bien plus, il engage les mineurs de la Cornouailles à se rendre dans cette colonie. Cela n’était guère sérieux, puisque personne ne connaissait alors les conditions dans lesquelles se présentent les gisemens aurifères. Néanmoins on se rappela cette prédiction quelques années plus tard lorsque furent découverts les merveilleux champs d’or de Victoria. Murchison passa bien innocemment pour avoir été l’inventeur de ces mines fécondes.

En somme, il était si bien considéré comme le chef des géologues de la Grande-Bretagne, qu’à la mort de sir Henry de la Bêche en 1855, on lui offrit la direction du Geological Survey. Il avait alors soixante-trois ans, l’âge de la retraite pour beaucoup d’autres. Depuis qu’il avait quitté l’armée, il avait vécu d’une vie indépendante, consacrant ses étés à des excursions lointaines, ses hivers aux sociétés savantes dont il était un laborieux collaborateur, ou bien aux relations mondaines qu’il cultivait avec assiduité. Nul homme n’avait une existence plus remplie, mieux employée. Était-ce le moment de se donner l’embarras d’un emploi officiel dont ses habitudes errantes ne devaient pas s’accorder? On lui persuada qu’aucun autre n’était en situation d’aussi bien assurer le sort de cette institution. Les commencemens du Geological Survey avaient été modestes; l’œuvre s’était étendue peu à peu, mais le public ne l’avait pas encore appréciée comme elle méritait de l’être, en sorte qu’il était nécessaire qu’elle fût représentée au dehors par un chef ayant une grande influence personnelle. Dès 1832, sir Henry de la Bêche avait offert d’indiquer par des teintes en couleur la nature géologique des terrains sur les feuilles déjà publiées de la grande carte d’Angleterre que dressait le Board of ordnance. Cette carte est, on le sait, analogue à celle qui a été levée chez nous par les officiers d’état-major. Peu de temps après. De la Bêche voulut étendre ses opérations, créer un musée minéralogique, un enseignement technique, en un mot fonder un établissement dans le genre de l’École des mines de Paris. Il n’y avait rien de semblable dans les îles britanniques, où l’industrie minière est pourtant une source d’inépuisables richesses. Mais il fallait aller lentement, car le parlement se serait effarouché de la dépense que cela devait exiger. Il commença donc par un musée où s’entassèrent bien vite les échantillons de toute sorte; alors un laboratoire fut jugé nécessaire. Enfin en 1845 le Geological Survey obtint une existence des indépendante, il eut son budget propre sous le contrôle commissaires des bois et forêts, il reçut une dotation suffisante pour édifier dans Jermyn-street le monument qu’il occupe encore[1]. Puis il parut nécessaire d’y faire des cours de sciences appliquées, afin que les étudians pussent acquérir toutes les connaissances exigées pour l’exploitation des mines. Le prince Albert, dont les nobles efforts en faveur de l’instruction publique ont à peine besoin d’être rappelés, inaugura lui-même l’école et le musée ainsi réorganisés. De la Bêche reçut à cette époque le tire de directeur général ; deux directeurs, l’un pour l’Angleterre et l’Ecosse, M. Ramsay; l’autre pour l’Irlande, le capitaine James, du corps des ingénieurs militaires, furent spécialement chargés des explorations sur le terrain ; un nombreux état-major de jeunes ingénieurs leur était adjoint pour ce travail.

Sir Henry de la Bêche, après avoir créé de toutes pièces cette belle institution, en était resté l’inspirateur. Bon géologue d’ailleurs, il possédait en outre des connaissances assez étendues pour comprendre que la géologie ne doit pas s’isoler des autres sciences. Personne ne contestait plus l’utilité de l’établissement qu’il avait organisé avec tant de persévérance. Au contraire, l’exposition universelle de 1851 avait laissé l’impression que la Grande-Bretagne devait, sous peine de déchoir, faire de nouveaux sacrifices pour l’enseignement technique. Il fallait, par conséquent, mettre à la tête du Geological Survey un homme dont la parole eût de l’autorité auprès du parlement, du public, des ministres. C’est à ce titre que Murchison fut choisi. Il n’y avait pas à compter qu’à son âge il pût acquérir les mœurs administratives, ni qu’avec une santé déclinante il suivît ses subalternes par monts et par vaux; mais il sentait bien que le devoir d’un chef d’administration est moins de prendre une part quotidienne à une besogne monotone que d’exercer un bienveillant patronage sur le personnel qu’il dirige. Il eut, sous ce rapport, une influence heureuse sur les travaux du Geological Survey, qui produisit, pendant qu’il en était le directeur général, des cartes et des mémoires que les savans consulteront toujours avec fruit.

La vieillesse arrivant, les excursions lointaines auxquelles Murchison consacrait autrefois la moitié de son temps, ne pouvaient plus être que courtes et accidentelles; mais, en dehors de ses fonctions officielles, il s’était donné deux sujets de préoccupations qu’il n’entendait sacrifier à rien; c’étaient l’Association britannique et la Société géographique de Londres, à la fondation desquelles il avait assisté, qu’il présidait souvent, dont la prospérité était en partie son œuvre. L’Association britannique, qui tenait à Glasgow le mois dernier sa 46e session, avait eu un début difficile. Sir David Brewster proposa le premier de tenir chaque automne un congrès de savans, tantôt dans une ville, tantôt dans une autre. Le physicien écossais savait discerner avec une rare prévoyance les bons résultats qu’auraient ces réunions. Mettre les hommes laborieux en présence afin qu’ils s’entendissent mieux pour la poursuite d’un but commun, obtenir des simples curieux qui se feraient honneur d’y assister des souscriptions pour des recherches coûteuses ou de longue haleine, ouvrir aux représentans des sciences, jusqu’alors dispersés, une sorte de parlement dont les vœux seraient plus écoutés que des réclamations individuelles; tels étaient les motifs que Brewster et Murchison donnaient pour justifier la tentative. Beaucoup de savans, et non des moins autorisés, tournèrent cette idée en dérision. On proposait de tenir ces assises scientifiques dans une ville de province, ce qui choquait ceux de la métropole. Néanmoins le projet ne fut pas abandonné. La première réunion eut lieu à York au mois de septembre 1831. L’archevêque de cette ville avait accepté d’être le patron de l’association naissante : un lord en était le président, deux conditions qui, suivant les mœurs anglaises, donnaient déjà un caractère respectable à l’institution.

Au surplus, les vrais savans y étaient en nombre suffisant pour commencer. Après York, Oxford et Cambridge reçurent l’Association britannique, dont le succès n’était plus contestable puisque les deux grandes universités britanniques lui accordaient l’hospitalité. Puis ce fut le tour d’Edimbourg, de Dublin, de Bristol, de Liverpool et de Birmingham. Murchison en était devenu le secrétaire général. Il avait par conséquent, entre autres charges, à surveiller l’impression des mémoires lus en séance, — ce qui ne lui déplaisait point, car le travail ne l’avait jamais effrayé; — en outre, comme l’un des dignitaires de l’assemblée, il était de toutes les fêtes, ce qui lui plaisait peut-être davantage. Peu à peu le caractère rigide des sessions s’était transformé. En chaque ville, l’Association était bien accueillie; les banquets ne lui manquaient pas, avec le complément obligé des discours et des toasts. Toutefois il y avait un point noir sous cette apparence de prospérité. En 1846, à Southampton, Murchison avait l’honneur d’être président annuel. Il n’avait négligé nulle démarche pour que la réunion fût brillante. Qu’on en juge par les noms de quelques-uns des souscripteurs : Œrsted était venu tout exprès de Copenhague, Schœnbein de Bâle, Matteucci d’Italie. Les vice-présidens n’étaient pas de minces personnages : c’étaient Wellington, Palmerston, M. Lefèvre, speaker de la chambre des communes, sans compter Herschel, l’astronome, et le docteur Whewell, l’un des maîtres les plus renommés de l’université de Cambridge. Bien plus, le prince Albert daigna assister à la séance d’ouverture et se montrer les jours suivans dans les réunions des sections. Malgré tout, l’Association avait des détracteurs, et le plus acharné, le plus puissant de tous était le Times, qui s’efforçait à chaque session de la tourner en ridicule. Il est certain que, en outre des hommes sérieux, il se présentait chaque fois de bonnes gens de province empressés à saisir cette occasion rare de produire en public leurs élucubrations. Murchison s’affligeait plus que de raison de ces critiques; un jour qu’il se trouvait à Broadlands, chez lord Palmerston, il se plaignit tout haut de cette malveillance persévérante. « Bah ! lui répondit le célèbre ministre, ne vous en inquiétez pas; celui qui n’est pas cuirassé contre les attaques du Times ne réussira jamais à rien, « Il est fâcheux qu’il n’ait pas vécu un peu plus longtemps, car il aurait eu cette année même la satisfaction de voir le grand journal de la Cité rendre un hommage mérité aux travaux de l’Association britannique. Il est vrai qu’insensiblement l’élément sérieux a pris le dessus dans ces assises annuelles de la science. Les savans d’élite ont si bien pris l’habitude de s’y rendre, que les médiocrités locales ne s’y montrent plus, ou se bornent au rôle passif d’auditeurs. La science aisée, les discours anodins des vulgarisateurs, comme on les appelle, n’occupent plus qu’une place restreinte ou restent en dehors du programme. Peut-être y a-t-il quelque à-propos à rappeler ces commencemens difficiles de l’Association britannique, puisqu’en France une institution de même nature, plus jeune et non moins bien dirigée, l’Association française pour l’avancement des sciences, s’est heurtée aux mêmes obstacles, a dû combattre les mêmes préjugés. Sans doute une telle réunion est encore et sera toujours un prétexte de fêtes, de banquets et de toasts; quel esprit chagrin trouverait à redire à ces réjouissances dont le résultat utile est après tout de faire naître l’intimité entre des hommes adonnés aux mêmes études?

Sur la proposition de Murchison, le conseil de l’Association britannique avait introduit dans les statuts une section de géographie et d’ethnologie. C’était pour celle-là qu’étaient ses préférences dans les dernières années de sa vie; il s’y montrait plus assidu qu’à la section de géologie, qui avait peut-être moins d’attrait pour lui depuis que s’y produisaient les doctrines révolutionnaires dont il a été question plus haut. A Londres aussi, la Société de géographie l’attirait de plus en plus. Il en avait été l’un des premiers adhérens lors de la fondation en 1830; après l’avoir présidée une première fois en 1845, il avait repris le fauteuil en 1852 pour ne plus le quitter qu’à sa mort. Ce n’était pas sans de bons motifs que ses confrères le maintenaient si longtemps à la première place, car il avait été des premiers à discerner dans quel sens devaient être conduites les études géographiques. Bien des gens sourient encore à l’idée de traiter la géographie comme une science, sous prétexte qu’elle n’exige ni de profonds calculs comme la mécanique, ni des observations délicates comme la physique ou l’astronomie; mais, pour explorer le globe avec succès, il faut, outre des qualités morales et physiques assez rares, une dose d’instruction que peu de personnes possèdent. Pour interpréter avec sagacité les résultats que les voyageurs rapportent de leurs excursions, pour éliminer les observations douteuses, pour tracer à ceux qui partent un plan de campagne utile, il ne faut rien ignorer de ce qu’ont décrit ceux qui sont déjà revenus. La géographie est donc une science, science facile si l’on veut, sujette à beaucoup d’erreurs, parce que les ignorans s’en occupent autant et plus que les initiés. Murchison possédait cet ensemble de connaissances qui permet de s’en occuper avec fruit. Il avait surtout l’habileté de juger les hommes et de distinguer assez vite quels sont ceux dont il convient de se défier et ceux qui méritent confiance.

Aussi s’était-il épris du plus vif enthousiasme pour Livingstone. On s’en souvient, l’intrépide missionnaire disparaissait, dans les derniers temps, pendant des années entières. Murchison ne cessait d’organiser des expéditions nouvelles pour les envoyer à la recherche de son ami. Tout explorateur lointain qui avait fait ses preuves, que ce fût dans l’Afrique centrale, en Australie ou sur la route du pôle nord, pouvait compter sur le concours du président de la Société de géographie de Londres. Revenus dans la mère patrie, c’était lui qui les présentait au monde savant, qui les mettait en relief, et c’était lui aussi qui leur préparait les moyens d’aller à de nouvelles découvertes.

Ainsi s’écoulait la vieillesse de Murchison. En 1869, un grand malheur l’avait frappé : il était devenu veuf. Lady Murchison avait partagé ses travaux, ou plutôt elle en avait été l’inspiratrice, puisque c’était par son influence qu’il s’était arraché à la vie oisive de ses jeunes années; elle était pour moitié au moins dans les succès mondains auxquels il attachait tant de prix. Il ne lui survécut guère; la mort le surprit doucement au mois d’octobre 1871.

De tous les géologues dont le nom se retrouve dans les pages qui précèdent, de tous ces savans à qui nous devons de connaître comment est faite l’écorce de notre planète, comment est constitué le sol que nous foulons, il n’en reste pour ainsi dire pas un seul. Humboldt et De Buch en Allemagne, Élie de Beaumont et le comte de Verneuil en France, Agassiz en Amérique, Sedgwick et Lyell en Angleterre, tous ont disparu. Quel rang tiendra parmi eux l’homme aimable dont nous avons essayé de retracer la vie, qui fut tant de fois leur associé, leur compagnon?

Sir Roderick Murchison était bon observateur, consciencieux et laborieux; par malheur, l’esprit philosophique lui faisait défaut aussi bien que l’imagination, à tel point même qu’il se défiait de ceux qui voulaient théoriser. En outre, il était entré tard dans la carrière scientifique, et sans préparation. C’est en France une tradition de notre haut enseignement que l’on ne doit aborder les sciences dites appliquées qu’avec une instruction mathématique suffisante. Comme Platon à la porte de son académie, nous semblons inscrire au fronton de nos facultés et de nos écoles spéciales, du moins en tête de leurs programmes : « Que nul n’entre ici s’il n’est géomètre. » Il est incontestable que ce mode de procéder inculque un peu de raideur à la pensée, peut-être au caractère; mais, par une heureuse compensation, il donne plus de précision et de méthode aux sciences faciles que l’on apprend à son aise. Nos géologues, par exemple, ont des doctrines plus doctorales, ils se livrent moins aux hypothèses légères que leurs confrères d’outre-Manche. Lorsqu’ils contestent les théories nouvelles, ce n’est point par mépris des nouveautés, c’est parce que la nature obéit à des lois qu’ils ont étudiées en d’autres branches des connaissances humaines. On a reproché quelquefois à Lyell et à ses disciples de méconnaître la connexion étroite qu’il y a entre toutes les œuvres de la nature. Murchison a évité cet écueil par un excès d’autre genre : il a exagéré le respect dû à d’anciennes opinions. Remuer les idées ne fut jamais son affaire. Ce fut un savant agréable, un ami obligeant, un président incomparable et un dilettante. D’autres ont eu moins de réputation qui avaient pénétré plus avant dans la connaissance de la nature.


H. BLERZY.

  1. Il avait été convenu d’abord, pour plus d’économie, que l’étage inférieur de cet édifice serait disposé en boutiques ; les géologues s’y opposaient. Les commissaires des bois et forêts suppliaient le chancelier de l’échiquier, sir Charles Wood, de consentir à cette modification. « Vous voulez dénationaliser cette nation de boutiquiers, répondit celui-ci; je ne puis vous résister. » Peut-être aurait-on pareille histoire à raconter sans avoir besoin de passer la Manche.