Un Général républicain - Kléber

Un Général républicain - Kléber
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 33 (p. 139-181).


UN
GÉNÉRAL RÉPUBLICAIN


Kléber, sa vie, sa correspondance, par le comte Pajol, général de division.
Paris, 1877.

Lorsque, pendant la révolution, la France, livrée aux fureurs des partis, déchirée par la guerre civile, épuisée de ressources, sans finances, obligée de faire face à la coalition européenne avec des armées démoralisées par la politique et désorganisées par l’incapacité du gouvernement, semblait sur le point de s’effondrer, on vit surgir tout à coup des entrailles de la nation une pléiade de généraux, qui, après avoir délivré la patrie de la présence de l’étranger, auraient sauvé la république, si elle avait pu être sauvée après les violences de la convention et les hontes du directoire. Parmi eux, l’un des plus remarquables par le génie comme par le caractère est Kléber, dont la noble figure est trop peu connue. On sait bien ce qu’il fit comme général, mais on ignorait, ou à peu près, jusqu’ici ce qu’il fut comme homme. Le recueil de ses lettres et de ses rapports, que M. le général Pajol a tirés des archives du dépôt de la guerre et qu’il vient de livrer à la publicité, nous permet de le juger à ce point de vue et nous fait comprendre comment, dans une carrière militaire de huit années seulement, il a su conquérir la première place comme capitaine et attacher son nom de la manière la plus glorieuse à nos victoires comme à nos revers. Patriote ardent, Kléber n’a jamais eu en vue que le bien de la France ; républicain convaincu, il ne s’est pas mêlé aux luttes des partis ; ennemi de l’intrigue, il avait le plus souverain mépris pour ceux qui faisaient de la politique un moyen d’arriver à la fortune ; dévoué à ses devoirs, il n’a jamais hésité à sacrifier ses intérêts personnels à ceux du pays, et à rentrer dans le rang comme simple général de division, après avoir commandé en chef et remporté des victoires. C’est un grand service que M. le général Pajol nous a rendu en nous faisant connaître cet homme aux vertus antiques, à un moment où s’agitent autour du pouvoir tant d’ambitions vulgaires, où les officiers de notre armée ont plus, que jamais à faire preuve d’une patriotique abnégation. L’Académie française a été de cet avis, puisque, sur le rapport d’un bon juge en ces matières, elle a décerné un de ses prix à l’auteur de cette publication. Comme c’est faire œuvre de bon citoyen que de signaler au pays un ouvrage de cette importance, on m’excusera en faveur de l’intention, si je me risque à aborder un sujet un peu étranger à mes études habituelles. J’aurai soin du reste de laisser le plus possible la parole à Kléber et de n’y mettre du mien que ce qu’il faudra pour relier entre eux les documens qui passeront sous les yeux du lecteur.


I.

Jean-Baptiste Kléber naquit à Strasbourg le 9 mars 1753. Son père, qui était tailleur de pierre et attaché à la maison du cardinal de Rohan, mourut dans la même année ; sa mère s’étant remariée quelque temps après, le cardinal prit l’enfant sous sa protection et en confia l’éducation à un curé du voisinage qui lui fit faire ses premières études. Comme le jeune Kléber avait montré de grandes dispositions pour les sciences exactes et le dessin, il fut envoyé par son protecteur à Munster d’abord, puis à Paris, pour étudier l’architecture. Revenu en Alsace après deux ans d’absence, il se lia avec des officiers bavarois qui le décidèrent à entrer à l’école militaire de Munich. Sa taille élevée, sa figure martiale, le firent remarquer par le prince de Kaunitz, qui le prit comme cadet dans le régiment dont il était propriétaire, alors en garnison à Mons (1776). Kléber parvint au grade de sous-lieutenant ; mais bientôt dégoûté d’un service dans lequel l’avancement n’était accordé qu’à la naissance, il donna sa démission et rentra à Strasbourg (1783). Nommé peu après inspecteur des bâtimens publics de la Haute-Alsace, avec Belfort pour résidence, il vécut de son métier d’architecte[1], en employant d’ailleurs ses loisirs à cultiver son esprit par la lecture des auteurs anciens et des philosophes contemporains dont il devint l’adepte convaincu.

Kléber avait trente-six ans quand éclata la révolution ; il en épousa les principes avec ardeur, persuadé que seuls ils pouvaient désormais répondre aux aspirations de la société, et lorsque, menacée par la coalition européenne, la France dut pour se défendre faire appel aux gardes nationales de province (1792), il s’enrôla au 4e bataillon des volontaires du Haut-Rhin, dans lequel il servit d’abord comme adjudant-major, puis comme lieutenant-colonel. Il y exerça bientôt toute l’autorité que lui avaient acquise ses connaissances spéciales et la confiance qu’il inspirait aux officiers comme aux soldats. Entre ses mains, le 4e bataillon du Haut-Rhin devint l’un des meilleurs et fit ses preuves au siège de Mayence auquel il prit une part active.

Il n’entre pas dans notre plan de raconter les campagnes de cette époque ; nous n’en dirons que ce qu’il faut pour suivre Kléber dans sa carrière militaire et montrer ce qu’il fut comme soldat, et comme citoyen. Après plusieurs échecs, Cusine, obligé de se replier et craignant de voir ses communications interceptées, abandonna Mayence à ses propres forces avec une garnison de vingt-deux mille hommes, commandée par les généraux Doyré et Munnier. La place fut bientôt investie par l’armée de Kalkreuth, forte de cinquante mille hommes et protégée par les armées du duc de Brunswick et de Wurmser. Mayence, située sur la rive gauche du Rhin, vis-à-vis de l’embouchure du Mein, était alors une des plus fortes places de l’Europe ; l’enceinte présentait la forme d’un demi-cercle dont le Rhin formait la corde. De l’autre côté du fleuve était le faubourg de Castel, qui avait été mis en état de défense ainsi que les îles du Vieux-Mein, de Mars, de Bley et d’Ingelheim. Le général Munnier défendait Castel et les postes de la rive droite, Doyré dirigeait les travaux dans le corps de la place ; Dubayetet Kléber commandaient les troupes, animées d’une ardeur égale à celle de leurs chefs. Malheureusement la quantité de vivres n’était pas proportionnée à l’effectif de la garnison, et les approvisionnemens de poudre étaient insuffisans ; néanmoins rien de ce qui pouvait contribuer à prolonger la résistance ne fut négligé. Kléber, qui occupait le camp retranché avec neuf bataillons et cent cavaliers, fit plusieurs sorties, infligea à l’ennemi des perles sérieuses, et fut, à la suite de plusieurs actions d’éclat, promu au grade de général de brigade.

Il se passa pendant le siège un incident analogue à celui qui s’est produit dans la dernière guerre, au siège de Metz, avec l’agent Régnier et qui prouve que, si les traditions se conservent dans l’armée prussienne, il n’en est pas de même dans l’armée française, car les généraux de Mayence montrèrent en cette occasion plus de perspicacité que ceux de Metz. D’après le récit qu’en a laissé Kléber, le vendredi 12 avril, le général Doyré reçut un paquet porté par un trompette prussien et dans lequel se trouvaient deux lettres, lune du citoyen Boos, commandant du 96e régiment, portant qu’il était chargé par le général Custine de s’aboucher avec lui ; l’autre du major Zastrof, annonçant au général Doyré que le roi de Prusse avait bien voulu consentir à l’entrevue demandée, à la condition qu’elle aurait lieu en présence de deux officiers prussiens. Pensant qu’il s’agissait d’une communication importante, le conseil de défense crut devoir accepter cette entrevue et désigna pour y assister Rewbel, commissaire de la convention, le général Doyré, le chef de Brigade Dazincourt et Kléber.


« Le citoyen Boos, en ouvrant la conférence, déclara qu’après les échecs De Dumouriez, le général de Custine désirait renforcer son armée de la garnison de Mayence ; qu’en conséquence il invitait le commandant à prendre ses mesures pour venir le rejoindre. Comme cette étrange proposition était faite en présence des majors prussiens, le citoyen Rewbel ne put se dispenser de répondre que nous avions des lois qui réglaient notre conduite en cas de siège, qu’en qualité de commissaire de la convention nationale son devoir lui commandait impérieusement d’en réclamer l’exécution ; que, si cependant il y avait matière à une négociation générale, il était prêt à entrer en conférence avec le roi de Prusse, et que, plein de confiance dans sa loyauté, il se rendrait dans tous les lieux qui lui seraient indiqués pour cet effet. Le général Doyré ajouta : « Pour moi, je suis un soldat, je ne puis qu’obéir à la loi et me défendre ; j’ai une brave garnison et j’espère que nous nous comporterons de manière à mériter l’estime même de nos ennemis. » Les citoyens Rewbel et Doyré ayant fait part le même soir au conseil de guerre de ce qui s’était passé à l’entrevue, il y fut décidé unanimement que c’était le cas de passer à l’ordre du jour. »


Le 26 avril, le général Kalkreuth envoya de nouveau à Doyré un officier français lui apportant, disait-il, de la part de Custine l’ordre de rendre la place et de venir le rejoindre avec toute la garnison. Le conseil de défense refusa d’obtempérer à cet ordre du général en chef, malgré la certitude où il se trouvait de ne recevoir aucun secours prochain. Les mois d’avril et de mai se passèrent en escarmouches ; le 30 mai, les assiégés, sous la conduite de Kléber, firent une sortie générale sur Marienbronn et parvinrent jusqu’au quartier général où ils faillirent s’emparer du roi de Prusse ; mais, accablés par le nombre, ils durent rentrer dans la place en laissant un millier d’hommes sur le terrain. Dans une seconde sortie, faite dans la nuit du 24 au 25 juin, Kléber culbuta l’ennemi et encloua ses canons, mais sans obtenir d’autre résultat.

Cependant la situation devenait de plus en plus difficile pour les assiégés, exposés à un bombardeme.it continu, aux horreurs de la famine et au découragement produit par les nouvelles alarmantes sur la situation intérieure que, suivant une habitude qu’ils n’ont pas perdue, les Prussiens leur faisaient parvenir dans de faux Moniteurs imprimés pour la circonstance. Munnier avait été tué ; les postes avancés avaient été successivement enlevés par l’ennemi ; les soldats en étaient réduits à manger des rats, et il avait fallu placer des gardes le long du Rhin pour les empêcher de se nourrir des chevaux morts que le fleuve emportait ; on n’avait plus ni blé, ni médicamens ; la détresse était au comble et le bombardement continuait sans relâche. Convaincu qu’il était impossible de tenir plus longtemps, le conseil de défense se décida à capituler ; mais la capitulation fut des plus honorables, car elle permettait à l’armée de sortir avec armes et bagages sans autre condition que de ne pas servir pendant une année contre les coalisés. Le défilé qu’elle fit devant le roi de Prusse fut presque une marche triomphale ; bien différent, hélas ! de celui que, soixante-dix-sept ans plus tard, dut faire la belle armée de Metz devant le même ennemi.

C’est au siège de Mayence que Kléber se révéla tout entier et qu’il montra, joints à une bravoure à toute épreuve, le coup d’œil et le sang-froid qui font les grands généraux. « Je vécus, dit-il, pendant quatre mois sous une voûte de feu ; j’assistais à toutes les sorties, je résistais à toutes les attaques, ignorant pendant ces quatre mois si la France existait encore. » Néanmoins les généraux qui commandaient à Mayence, y compris Kléber, furent décrétés d’accusation ; mais la convention revint à une plus saine appréciation des événemens et déclara qu’ils avaient bien mérité de la patrie. L’armée de Mayence, réduite à seize mille hommes, ne pouvant, d’après les conditions de la capitulation, être employée contre l’ennemi extérieur, fut envoyée en Vendée (1793).

De toutes les résistances que la révolution souleva à l’intérieur, la plus grave, la plus persistante, fut l’insurrection de la Vendée. Dans ce pays fermé, où les nobles et les prêtres avaient conservé toute leur influence, la révolution causa un trouble profond, que la constitution civile du clergé et la mort du roi portèrent à son comble. Peut-être cependant l’irritation se fût-elle calmée peu à peu, si la convention n’avait prescrit la levée de trois cent mille hommes. Cette mesure exaspéra les paysans qui, obligés de prendre les armes, aimèrent mieux se battre contre un gouvernement qui violentait leurs habitudes que pour lui. Ils s’insurgèrent de tous côtés et choisirent pour chefs le garde-chasse Stofflet, le voiturier Cathelineau, l’ancien officier de marine Charette ; ils se précipitèrent dans les villes et dans les bourgs dont ils s’emparèrent et en chassèrent les représentans du nouvel ordre de choses. Bientôt un certain nombre de nobles comme Lescure, Bonchamp, d’Elbée, de La Rochejaquelein, vinrent se joindre à eux et donner à leurs masses confuses la cohésion et la direction qui leur manquaient. On sait quelle fut leur manière de combattre dans un pays coupé, boisé, sans routes, où les colonnes régulières avaient la plus grande difficulté à se mouvoir, et comment, avertis de tous les mouvemens de l’ennemi, cachés derrière leurs haies, fusillant les soldats à bout portant, fuyant à travers champs quand ils se sentaient les plus faibles, ils infligèrent d’abord aux armées de la république de sanglans échecs.

Lorsque Kléber arriva en Vendée avec l’armée de Mayence, le général républicain Canclaux venait de remporter une victoire signalée (29 juin 1793) qui avait sauvé la ville de Nantes. Cette armée, sous les ordres d’Aubert-Dubayet et dont Kléber commandait une brigade, prit part aux opérations qui, sous la direction de Rossignol et de Canclaux, avaient pour objet, après avoir dégagé Nantes, de marcher sur La Rochelle. Nous ne raconterons pas ici cette guerre de surprises et de combats incessans dans laquelle Kléber se montra aussi humain qu’héroïque. En voyant les villages incendiés, les troupeaux errant au hasard abandonnés à eux-mêmes, il ne pouvait s’empêcher de plaindre, suivant ses expressions, « le sort de ces infortunés habitans qui, égarés et fanatisés par leurs prêtres, repoussaient les bienfaits d’un nouvel ordre de choses pour courir à une destruction certaine. »

Attaqué à Torfou par une armée dix fois plus nombreuse, blessé d’une balle à l’épaule, obligé de se replier, il ne pense qu’à prendre sa revanche :


« J’ai été très sensible, écrit-il au généra ! Beysser, à l’intérêt que vous avez bien voulu prendre à mon malheur ; ma blessure est sans danger. Si j’avais été victorieux, je serais resté quelques jours pour la soigner ; j’ai été battu, je m’empresse à rechercher ma revanche. Vous m’aiderez à l’obtenir. Par mon rapport vous verrez que Torfou et toutes les hauteurs étaient à moi, malgré l’opiniâtreté que l’ennemi mit à les soutenir, et c’est seulement par suite d’une terreur panique que j’ai perdu tous ces avantages. Du triomphe à la chute, il n’y a souvent qu’un pas. »


Kléber prit en effet sa revanche à Montaigu, où il battit l’armée royaliste forte de trente-deux mille hommes, et, avec une modestie dont il ne se départit jamais, il en fait remonter tout l’honneur à Canclaux : « Le succès de la reconnaissance poussée jusqu’à Tiffanges sur la Sèvre, d’où les royalistes furent obligés de se retirer précipitamment au delà de Saint-Fulgent, fut, dit-il, dû aux sages dispositions de Canclaux. Sa bravoure, sa prudence, ont dirigé les opérations ; je n’ai eu d’autre mérite que de les avoir exécutées. »

Canclaux fut néanmoins rappelé par le comité de salut public et le commandement en chef donné à Rossignol, ancien ouvrier orfèvre, aussi incapable que cruel, et soutenu par la faction terroriste. Lorsque l’armée des côtes de Brest, réunie à celle des côtes de La Rochelle, forma l’armée de l’ouest sous les ordres du général Léchelle, qui ne sut jamais donner à ses généraux d’autres instructions que celle de marcher majestueusement et en masse, Kléber en exerça par le fait le commandement ; il battit l’ennemi à Cholet, dont il s’empara, et força les Vendéens, au nombre de cent mille hommes, femmes et enfans, à passer la Loire. Il fut à cette occasion promu au grade de général de division, en même temps que Marceau à celui de général de brigade.

La guerre continua sur la rive droite ; elle débuta par un échec à Laval, grâce à l’incapacité de Léchelle qui, devant le mécontentement de ses troupes et des représentans du peuple, dut se retirer et céder le commandement à Chalbos. La conduite de Kléber dans toute cette campagne ne le mit pas à l’abri des dénonciations, et, comme tant d’autres, il fut plusieurs fois sur le point d’être victime de la haine et de l’envie.


« Le représentant Turreau, dit-il dans ses Mémoires, me prit à part et, s’enfermant avec moi, me donna lecture d’une lettre du comité de salut public, qui lui avait été adressée ainsi qu’à ses collègues Bourbotte, Prieur (de la Marne) et Framastel ; il y était question de la déroute de Laval. Après quelques réflexions sur cette affaire, le comité engageait ces représentans à se défier de moi et de Haxo, comme de deux royalistes, ou au moins à nous observer de très près, et à nous mettre hors d’état de nuire à la chose publique. Il me lut aussi la réponse qu’ils avaient faite à ce même comité, dans laquelle ils mettaient en opposition la conduite des deux généraux prétendus royalistes et des prétendus républicains. Les premiers avaient, entre eux deux, remporté vingt victoires depuis quatre mois, tandis que les deux autres s’étaient signalés jusqu’ici par autant de défaites. »


Une fois l’armée reconstituée à Angers (novembre 1793), les opérations recommencèrent ; elles furent déplorablement conduites par Rossignol, Westermann et autres généraux qui n’avaient aucune expérience des choses de la guerre et ne devaient leur grade qu’à leurs violences de langage. Au milieu des difficultés que lui créaient l’incapacité de ces déplorables chefs, les intrigues et les jalousies des représentans du peuple, Kléber se montre toujours le même, patriote sincère et soldat dévoué ; il ne se laisse effrayer ni par Prieur (de la Marne) qui le menace de la guillotine, ni par Rossignol qui demande sa destitution et il déconcerte ses ennemis par son sang-froid.

Après de nombreux tiraillemens, Marceau, nommé général de division fut mis à la tête d’une petite armée indépendante de celle de Rossignol, mais il ne voulut en accepter le commandement que si Kléber consentait à diriger les opérations de la campagne. « Je garde pour moi, dit-il à celui-ci, toute la responsabilité, et je ne demande que le commandement de l’avant-garde au moment du danger. Je te laisserai à toi le commandement-véritable et les moyens de sauver l’armée. — Sois tranquille, répondit Kléber, nous nous battrons et nous nous ferons guillotiner ensemble, » Noble exemple de confraternité et d’abnégation dont malheureusement bien peu de généraux ont su s’inspirer.

Battus au Mans, les Vendéens cherchèrent à repasser la Loire à Ancenis. La Rochejaquelein et Stofflet ayant traversé le fleuve pour y chercher des barques ne purent revenir sur la rive droite et rejoindre l’armée vendéenne. Celle-ci, privée de ses chefs, continua à descendre le fleuve, sans pouvoir le franchir, et s’enfuit, toujours poursuivie, vers la Bretagne. Atteinte par l’armée républicaine à Savenay, elle fut culbutée et jetée dans la Loire et dans les marais où beaucoup se noyèrent ; les autres furent pris et mis à mort après avoir été jugés par les tribunaux révolutionnaires. Ce sont les hommes qui se tinrent toujours à l’abri du danger, qui, voulant faire preuve de patriotisme, commirent alors ces atrocités dont la ville de Nantes a gardé le souvenir. La guerre était finie, et ce résultat était dû à Kléber qui, dans les derniers jours, avait dirigé tous les mouvemens de l’année. En arrivant à Nantes, il y fut avec Marceau l’objet d’une ovation dont s’effaroucha le sans-culottisme du représentant Turreau. Lorsqu’une couronne civique leur fut présentée, celui-ci s’écria que les couronnes n’étaient pas dues aux généraux, mais aux soldats qui gagnent les batailles ; que les honneurs rendus à des généraux chargés de broderies lui semblaient puer à plein nez l’ancien régime. Contenant son indignation et tenant sa couronne à la main, Kléber répondit :


« Ce ne sont pas les généraux républicains, ayant presque tous, comme moi, commencé par être grenadiers, qui ignorent que ce sont les soldats qui gagnent les batailles ; mais ce ne sont pas non plus les soldats de la république, puisque tous peuvent espérer arriver au commandement, qui ignorent que des milliers de bras ne remportent des victoires que lorsqu’ils sont dirigés par une seule tête. Ce sont les armées, c’est-à-dire les officiers et les soldats, qui font triompher la république. Marceau et moi nous n’acceptons cette couronne que pour l’offrir à nos camarades et l’attacher à leurs drapeaux. »


Il n’y avait plus en Vendée que quelques rassemblemens sans importance, dont on serait venu facilement à bout, si le commandement était resté dans les mêmes mains. Mais cela n’eût pas fait le compte de ces rigides républicains, qui refusèrent d’accepter le plan que Kléber leur proposait et qui lui répondirent que leur but n’était pas de pacifier la Vendée, mais de la détruire. Turreau prit en conséquence le commandement de l’armée, il la divisa en douze colonnes qui, parcourant le pays dans tous les sens, brûlèrent tout sur leur passage. Cette habile politique réussit à provoquer un nouveau soulèvement sous les ordres de Jean Chouan et à rallumer une guerre qui pouvait être considérée comme éteinte. Kléber, qui s’était retiré à Châteaubriant avec Marceau, reçut dans cette ville, avec la confirmation de son grade de général de division, l’ordre de rejoindre l’armée du Nord (1794).


II.

La France avait à ce moment à se défendre contre l’Europe coalisée dont les armées, fortes de quatre cent mille hommes, envahissaient ses frontières. Au nord, où se portaient les principaux efforts de ses ennemis, elle n’avait à opposer que trois armées : celle du Nord, commandée par Pichegru, celle de la Moselle, commandée par Jourdan, et celle du Rhin, commandée par Michaud. C’est avec une partie de ces deux dernières que fut formée l’armée de Sambre-et-Meuse, dont Kléber eut à commander une division et qui, sous les ordres de Jourdan, poursuivait alors ses opérations avec des alternatives de succès et de revers. La victoire de Fleurus et la prise de Charleroi ayant forcé l’ennemi à se replier vers la Meuse, Kléber, à la tête de l’aile gauche, s’empara de Mons, de Bruxelles et se mit en communication avec Pichegru. Pendant que celui-ci se porte sur Malines à la poursuite des Anglais et des Hollandais, Kléber marche sur Louvain, s’en empare après une lutte dans les rues, chasse successivement les Autrichiens de Tirlemont, de Tongres, de Liège, les force à repasser la Meuse et établit son quartier général au château de Huy. Ces succès avaient su le faire apprécier du représentant Gillet, qui écrivait à Friant, en lui annonçant sa nomination comme général de brigade :


« Tu seras sous les ordres de Kléber, tu seras heureux et charmé de connaître ce brave républicain. Apprends à apprécier la force de son génie. Tu remplaceras le général Chevalier, que j’ai destitué pour son peu d’ardeur. »


Pendant ce temps, Jourdan, avec l’aile droite de l’armée, était arrivé à Huy, sur la rive droite de la Meuse, et, combinant ses mouvemens avec Kléber, qui opérait sur la rive gauche, remporta la victoire de l’Ourthe qui rejeta l’ennemi dans Maestricht. Le passage de la Roer fut forcé après une affaire assez chaude, et l’armée tout entière, sauf quinze mille hommes occupés à l’investissement de Maestricht, marcha sur le Rhin et s’empara de Dusseldorf. Après onze jours de tranchée, Kléber prit Maestricht où il trouva trois cent cinquante et une bouches à feu, quatre cents milliers de poudre, vingt mille fusils et des provisions de toute sorte. Après cet exploit, il fut envoyé en observation sur le Rhin, où il mit tous ses soins à instruire et à fortifier son armée, composée en grande partie de recrues. Ses ordres sont des modèles de précision et de clarté qui montrent que ce grand esprit ne croyait pas au-dessous de lui de s’occuper de tous les détails pouvant contribuer au succès des opérations.

Au moment où Kléber s’apprêtait ainsi à prendre ses quartiers d’hiver, le comité de salut public, qui savait que la meilleure part des succès de l’armée de Sambre-et-Meuse lui revenait, l’envoya à l’armée du Rhin prendre le commandement des divisions chargées du siège de Mayence. Kléber fut péniblement affecté de ce changement qu’il n’avait pas sollicité ; mais il obéit sans récriminer.


« La vie extraordinairement active que j’avais menée, dit-il, depuis le commencement de la guerre, avait altéré ma santé, et, l’armée de Sambre-et-Meuse étant sur le point de prendre ses quartiers d’hiver, je crus pouvoir demander au gouvernement un congé de deux mois pour me rétablir, mais au lieu de ce congé je reçus du représentant Gillet l’ordre de me rendre sur-le-champ à l’armée du Rhin. Ce coup inattendu me fut sensible. D’un côté je quittais une armée qui venait de se couvrir de gloire, un chef qui était à la fois mon ami et mon maître, et des camarades dont la bonne harmonie ne pouvait faire rêver que des succès ; de l’autre j’entrevoyais d’avance que je serais chargé d’une expédition que le concours des saisons rendait impossible et même absurde. »


Il écrit en même temps à Jourdan :


« Il faudrait, cher camarade, que tu connusses toute l’estime et le sincère attachement que je t’ai voués, pour comprendre la peine que j’ai ressentie en recevant l’ordre de quitter l’armée victorieuse que tu commandes. Pourquoi te le dissimulerais-je ? j’en ai pleuré comme un enfant. Le tribut payé à l’amitié et à la sensibilité de mon âme, que des gens sans entrailles appelleraient faiblesse, j’en ai sans doute dû prendre mon parti et je pars après-demain.

« Je te demande deux faveurs : la première de m’accorder la permission d’emmener Ney avec moi, jusqu’au rétablissement de Bucquet ; la seconde d’apostiller le mémoire que j’envoie à Gillet relativement à l’avancement de mes jeunes gens et qu’il te communiquera. Je t’en serai à jamais reconnaissant.

« Je pense qu’on me chargera de l’expédition de Mayence à cause des connaissances locales que j’ai acquises pendant le dernier siège de cette place. Je ferai, comme partout ailleurs, tout ce qui dépendra de moi. Si j’ai le bonheur de réussir, je ne demande d’autre récompense que celle de rentrer sous tes ordres ; c’est là le terme de toute mon ambition… »


La marche victorieuse de l’armée de Sambre-et-Meuse depuis l’Ourthe jusqu’au Rhin avait singulièrement facilité les opérations des armées de la Moselle et du Rhin, qui, sous les ordres de Moreau et de Michaud, avaient forcé l’ennemi à repasser le fleuve et avaient investi Mayence avec cinq divisions. C’est au commandement de ces troupes que Kléber avait été appelé avec l’ordre de pousser vigoureusement le siège de la place ; mais, comme il le disait lui-même : « Accoutumé à voir tout céder à la valeur des troupes, le gouvernement se persuadait qu’il dépendait uniquement de l’armée de mettre la France en possession de Mayence enviée depuis longtemps. Il se contenta d’intimer l’ordre de s’en emparer et négligea, comme par le passé, de fournir aux troupes les moyens propres à les seconder. »

Kléber essaya inutilement de persuader au comité de salut public qu’on ne pouvait rien entreprendre contre Mayence sans l’investir complètement, c’est-à-dire sans faire passer un corps de troupes sur la rive droite ; on ne voulut rien entendre.


« En arrivant à Alzey je trouvai, dit-il, Merlin de Thionville, avec son collègue Neveu, au milieu d’une suite aussi nombreuse que dégoûtante et bizarre. Ils avaient réuni autour d’eux les clubistes et les propagandistes de toute la Germanie. Chacun de ces intrigans venait offrir ses secours, ses services, et faisait entrevoir, comme la chose du monde la plus facile, la prise d’une des meilleures places de l’Europe. Déjà l’on désignait les emplacemens des batteries incendiaires, pour battre telle ou telle rue, suivant la vengeance particulière que chacun de ces misérables avait à exercer. On m’entourait, on me pressait pour sonder mon opinion. L’émet re devant toutes ces canailles eût été non-seulement me compromettre, mais engager une lutte au lieu d’une discussion… »


Quoique peu confiant dans le succès de cette entreprise, Kléber n’en prit pas moins toutes ses dispositions pour commencer le siège : mais les moyens d’attaque faisaient défaut et les opérations ne pouvaient aboutir avec une aimée insuffisante et mal pourvue d’artillerie Kléber s’en plaint amèrement au représentant Gillet, avec lequel il avait d’excellentes relations :


« Je jugeais, mon cher ami, par la manière pressante avec laquelle on m’appelait devant Mayence, que tout était prêt et qu’il ne s’agissait plus que d’ouvrir la tranchée. Mais combien je me trompais ! Voilà près de huit jours que je suis ici et il n’y a point encore d’état-major d’artillerie, pas une pièce de siège, et l’on ne sait encore positivement d’où l’on en tirera. Hier seulement a été organisé l’état-major du génie ; la ligne de contrevallation n’est point tirée et il n’existe pas un gabion, ni une fascine. Cependant la saison devient mauvaise et très rigoureuse. Juge, mon cher Gillet, des obstacles que nous avons à vaincre. Ceux-ci ne m’effraient pas encore, et, s’il ne faut que de la constance et de l’audace, je me promets de les surmonter avec le soldat. Mais joins à tout cela que les subsistances nous manquent, que le pain ne se distribue pas régulièrement, et que, malgré le peu de chevaux que nous avons jusqu’ici, on ne délivre aujourd’hui qu’un demi-boisseau d’avoine et dix livres de paille par cheval ; demain de la paille et point d’avoine et après-demain cinq livres de foin, sans paille, ni avoine. Voilà cependant notre situation, et il faut avec cela faire le siège d’une place qui n’est point complètement investie… »


Cependant la température devenait de jour en jour plus rigoureuse, le bos faisait défaut, les bivouacs étaient sans feu et les sentinelles gelaient à leur poste. Dans l’impossibilité de rien entreprendre, Kléber proposa de se borner à contenir l’ennemi dans Mayence et de faire rentrer les troupes dans leurs quartiers d’hiver. Merlin s’y opposa et demanda même qu’on profitât de ce que le Rhin était gelé pour tenter une attaque de vive force ; mais la démoralisation et l’état de délabrement de l’armée le forcèrent à renoncer à un si beau projet. Kléber, souffrant lui-même d’une maladie de peau, demanda un congé pour aller se soigner à Strasbourg ; mais à peine y était-il arrivé qu’il reçut l’ordre de prendre momentanément le commandement en chef de l’armée de Sambre-et-Meuse en remplacement de Jourdan, qui lui-même était tombé malade. Kléber répondit le 17 mars au comité de salut public que sa santé exigeait des soins et qu’il ne pouvait monter à cheval avant quinze jours. Il ajoutait : « Le sentiment de mes forces et mon amour pour la chose publique me font craindre d’accepter un commandement en chef ; mais je ne négligerai rien pour hâter mon retour à l’armée de Sambre-et-Meuse et me mettre en état de reprendre mes premières fonctions. »

En même temps il écrivait à Jourdan :


« Tu vois, mon bon camarade, que j’ai été meilleur prophète que toi ; il me serait difficile de t’exprimer la joie que j’ai ressentie en recevant la lettre du comité de salut public, dont je t’envoie copie ; mais l’idée de te trouver malade m’afflige. J’aime à croire pourtant que cela ne sera rien et que tu seras bientôt rendu à l’armée et à tes amis. J’allégerai tes travaux et te seconderai de toutes mes facultés. »


Jourdan en effet avait repris son commandement avant même l’arrivée de Kléber, qui dans l’intervalle avait été nommé à l’armée du Rhin en attendant l’arrivée de Pichegru. Kléber, qui n’avait accepté cette nouvelle destination qu’à contre-cœur, rejoignit l’armée de Sambre-et-Meuse au moment où la paix ayant été signée avec la Prusse, le 5 avril 1795 ; on se préparait à continuer vigoureusement la guerre avec l’Autriche.

À l’armée de Jourdan, Kléber avait repris le commandement de l’aile gauche, qui était chargée de passer le Rhin. Sentant pour une opération aussi importante la nécessité de s’entourer d’officiers de choix, il s’adressa à Gillet, qui venait d’être nommé membre du comité de salut public et donne à cette occasion la mesure exacte de ses sentimens politiques :


« Je te félicite de tout mon cœur, mon cher ami, que ton destin ait veillé à ta conservation dans les premiers jours de prairial (1er prairial, 20 mai) au milieu des assassins de la convention, au fer desquels tu as été plus particulièrement exposé par la nature des fonctions que tu as à remplir. Si tous les bons citoyens ont frémi d’horreur en apprenant cet attentat, c’est avec joie et satisfaction qu’ils ont considéré la victoire que vous avez remportée sur les terroristes. Profitez de vos succès pour les anéantir. Mais il faut aussi des mesures répressives contre les royalistes, qui se démasquent impudemment dans tous les départemens. Pourrions-nous consentir, mon ami, après une révolution aussi étonnante que celle à laquelle nous travaillons depuis sept ans, après quatre campagnes de fatigues, de privations, mais de gloire, à reprendre un maître ? Nos sacrifices, nos maux, presque autant que les principes, doivent nous attacher à la liberté.

« Si je suis destiné à pisser le Rhin, mon cher Gillet, pour entrer dans le duché de Berg, ainsi que cela paraît être décidé, nous n’aurons dans nos marchés qu’une langue étroite de terrain qui ne soit pas neutralisée. Tout ce que nous pourrions en tirer serait insuffisant pour faire subsister le corps d’armée chargé de cette expédition, et les inconvéniens de s’approvisionner dans les pays neutres ne sont pas de peu d’importance. Il faudrait à la suite des trésors en numéraire, ou un agent du gouvernement avec chaque colonne, pour traiter des achats nécessaires ou même des indemnités à accorder aux particuliers, dans le cas où il faille passer dans ces pays.

« Comme ce corps d’armée doit être à mes ordres, il est nécessaire pour le succès des opérations que je m’entoure d’officiers instruits et de confiance. C’est à toi, mon cher Gillet, que je m’adresse pour les obtenir du comité de salut public… »


Quelques jours après, il écrit encore au même pour lui signaler l’insuffisance des préparatifs :


« Veut-on continuer la guerre ? Il faut passer le Rhin. Veut-on une paix prompte et avantageuse ? Il faut encore passer le Rhin. Soixante mille hommes sur la rive droite rendront MM. les princes d’Allemagne tellement souples qu’ils passeront par-dessus bien des formalités. Mais comment se fait-il qu’on ne se soit pas occupé plus tôt des moyens de passage ? Il n’est ici pas un bateau, pas un câble de prêt ; on est encore à savoir où l’on prendra le premier de ces agrès ; il nous manque d’ailleurs trois mille chevaux ; d’où les tirer ? Il serait important que tu pusses accompagner Saint-Laurent pour te rendre un instant sur les lieux, afin de graisser les rouages de la machine. Quant à moi, mon cher ami, quant aux chefs et soldats sous mes ordres, nous brûlons de guerroyer au delà du fleuve ; les vainqueurs de Fleurus, un peu calomniés par l’envie, sont jaloux de vous faire connaître qu’ils n’ont point dégénéré et que jamais ils ne démériteront de la patrie…

« Tu sais sans doute combien nous sommes misérables ici avec nos assignats, qui sont conspués. La convention devrait bien nous en dédommager, non pas en augmentant notre solde, mais par un supplément de distributions de pain et de viande, qui sont à peine suffisantes pour nourrir nos domestiques, et en autorisant les commissaires des guerres à nous délivrer de temps en temps quelques veaux ou moutons.

« Je suis, moi, plus particulièrement malheureux, parce qu’il me répugne d’être à charge à des hôtes et que, comme tu sais, je suis accoutumé à vivre avec mon état-major. Je te jure que, si pendant mon séjour à Strasbourg je n’avais point vendu ma pauvre petite maison, je serais à présent aux plus désagréables expédiens. »


Malgré l’activité de Kléber, les préparatifs pour le passage du Rhin n’avançaient pas. Les bateaux étaient introuvables ou les propriétaires en demandaient des prix exorbitans. Irrité de ces obstacles, le comité de salut public envoya Gillet avec pleins pouvoirs pour les aplanir, et comme le passage de l’aile gauche de l’armée constituait la première opération de la campagne, c’est avec Kléber que celui-ci eut à s’entendre pour construire des ponts avant que l’ennemi eût le temps d’élever des ouvrages et d’amener des renforts. On fait venir des bateaux de Hollande et, malgré la crue des eaux du Rhin, on parvient à réunir le matériel nécessaire. Les rapports de Kléber à Jourdan permettent de suivre pour ainsi dire heure par heure toutes les péripéties de cette belle opération militaire ; le 13 août il écrit :


« Demain j’enverrai l’ordre aux divisions de se rapprocher des points qu’elles devront occuper au moment du passage. Ce qui me désole, ce sont les chevaux d’artillerie disséminés aux quatre coins de la terre, soit pour chercher des bateaux, soit pour chercher des vivres ; ce sera une mer à boire que de les réunir. Nous ferons pour le mieux et nous n’aurons au moins pas à nous reprocher le défaut de zèle et d’activité.

« Les forces vis-à-vis de moi augmentent de jour en jour ; avant-hier soir encore il est arrivé un gros corps de troupes, tant en infanterie qu’en cavalerie, et hier dans la journée un fort convoi d’artillerie. Tout est hérissé de redoutes et d’ouvrages sur la rive droite. Ce qui me console, c’est de penser que plus je trouverai de résistance de mon côté, moins tu en rencontreras du tien, car j’attache plus d’intérêt à la réussite de ton passage que du mien, persuadé que dès que tu auras un seul bataillon sur la rive droite, ce qu’il y a par ici sera singulièrement ébranlé.

« Il faut encore que les eaux du Rhin baissent de quatre pieds pour nous permettre le passage, car, au dire des gens du pays, il serait impraticable de jeter l’ancre dans son état actuel.

« L’opération dont tu m’as chargé me paraît bien grande, et, si j’avais le choix entre un siège et une expédition de cette nature, je n’hésiterais pas un instant à me décider pour le premier. »


« Crefeld, l5 août 1795.

« J’ai été hier à Essenberg à l’effet d’avoir le résultat du marché dont je t’ai parlé. L’entrepreneur demande par jour pour chaque bateau 36 francs et pour les bateliers qui accompagneront chacun d’eux, et sans lesquels ces bateaux ne seront point délivrés, 18 francs également par jour. Indépendamment de cela, l’entrepreneur exige qu’il soit déposé entre ses mains ou en main tierce, pourvu que ce soit un individu de la rive droite, dans les états prussiens, pour chaque bateau une somme de 3,600 francs en cautionnement. D’après ce calcul, il est évident que nous devons être pourvus d’au moins 150,000 francs en numéraire, en supposant que nous louions seulement trente bateaux, nombre qui nous est indispensablement nécessaire… »


« Crefeld, l6 août 1795.

« À présent, mon cher ami, je te dirai que lorsqu’une fois je serai encadré dans mes moyens de passage sur les points que je t’ai indiqués par ma lettre d’hier, je n’hésiterai pas un instant à exécuter mon projet, et à les attaquer, fussent-ils trente mille hommes, car ce qui me rassure singulièrement, c’est qu’ils ont fait très peu d’ouvrages sur les derrières, et que, pour peu que mon débarquement réussisse sur la droite et sur la gauche, j’aurai tourné en un instant ces immenses lignes et ces batteries formidables qu’ils ont construites et construisent sans cesse sur les bords du Rhin…

« Ah ! mon ami, si une autre fois tu es chargé d’une opération de cette importance, demande des montagnes d’or ; l’or seul dans les cas aussi pressans aplanit tout, accélère tout. Gillet se désespère de ce que cela ne va plus vite ; mais il est loin de nous en attribuer la faute ; il la rejette sur Lacombe (du Tarn) et sur Richard. Le premier, dit-il, savait bien qu’il fallait passer le Rhin, mais il ne croyait pas que pour cela il fallût un pont ; le second a perdu un mois entier en tergiversant, avant d’empoigner la chose par le bon bout…

« Tu me proposes du renfort ; je l’accepte avec plaisir, si à la tête tu veux me mettre un homme occupé de son métier et qui entende mon langage, sur lequel je puisse compter avec une parfaite sincérité, et qui soit capable enfin de transmettre à ses troupes le feu électrique que je ferai passer dans son âme. Cet homme, avec ses troupes, je le chargerai de l’embarquement et de l’attaque de vive force des postes vis-à-vis de l’Erft, pour tourner ensuite Dusseldorf ; je mettrai avec lui les officiers du génie qui me sont arrivés de l’armée du Nord, et dont l’un, très au fait des embarquemens et des débarque nu ns, réunit beaucoup de talent au plus grand courage.

« Tu comprends bien que c’est de Bernadotte que je veux parler ; c’est lui, mon cher Jourdan, que je te demande avec six bataillons et la moitié du régiment de Chamborand ; sitôt le Rhin passé, je te le rends… »


Kléber soumet à Jourdan son plan de passage, en indiquant tous les détails d’exécution, assignant à chacun sa place et ordonnant à l’avance, heure par heure, tous les mouvemens à effectuer. Le jour venu, il se rend lui-même au centre des attaques à l’anse d’Uerdingen, où Jourdan, qui voulait assister à l’opération, vint le rejoindre ; il donne à ses troupes l’ordre du jour suivant :


« Crefeld, 5 septembre 1795.

« Aujourd’hui, mes camarades, nous passons le Rhin. Depuis longtemps vous attendiez ce signal, avec l’impatience du courage. Il est donné ; volez à la victoire.

« Dans cette belle entreprise, j’attends tout de votre valeur ; familiarisés avec la gloire et les périls, cette expédition est digne de vous :

« Audacieux dans l’attaque, intrépide dans le combat, emportant tout à la baïonnette, tel est le caractère du Français, tel est le caractère que vous aurez à soutenir.

« Le général Jourdan est parmi vous, il veut partager vos dangers et vos triomphes. »

À neuf heures du soir, Lefebvre embarque une partie de sa division, comprenant quatre bataillons de grenadiers, quelques compagnies de carabiniers et d’infanterie légère, la 10e et la 13e demi-brigades, cent hommes de cavalerie, une pièce de 8 et un obusier. Pendant l’embarquement, Lefebvre et son état-major passèrent le fleuve en même temps que l’artillerie française ouvrait le feu sur toute la ligne pour détourner l’attention de l’ennemi. La traversée s’effectua sans encombre et les troupes débarquèrent avec la plus grande facilité. L’avant-garde se mit aussitôt en mouvement et chassa les Autrichiens de Spick et des différens postes où sur d’autres points ils devaient s’opposer au passage. Au centre, à Uerdingen, la division Grenier éprouva plus de difficultés parce que ses bateaux s’engravèrent ; elle réussit cependant à débarquer, grâce aux troupes de Lefebvre qui, menaçant les Autrichiens par derrière, les forcèrent à se retirer. À la droite, la division Championnet fut pendant le trajet accueillie par un feu violent de mousqueterie qui mit le désordre dans le convoi ; deux bateaux seulement abordèrent ; les quatre-vingts grenadiers qui les montaient chargèrent aussitôt l’ennemi à la baïonnette, le chassèrent de ses positions et facilitèrent ainsi le débarquement du reste de la division.

Cette magnifique opération, conduite avec une prudence et une vigueur remarquables, avait réussi en présence d’une armée ennemie de onze mille hommes qui, depuis huit mois, fortifiait tous les points attaquables. Le corps de Kléber une fois sur la rive droite, le reste de l’armée de Sambre-et-Meuse effectua à son tour le passage ; elle se rabattit ensuite sur Mayençe de façon à compléter l’investissement de cette place, assiégée sur la rive gauche par les troupes du général Schaal, de l’armée du Rhin-et-Moselle.

Pendant que Jourdan continuait la campagne avec des alternatives de succès et de revers, Kléber fut mis à la tête des troupes qui bloquaient Mayence, et pour la seconde fois chargé de la direction du siège ; mais comme à la première fois, les ressources ne répondaient guère au courage des troupes et au génie du général en chef ; les outils manquaient, l’artillerie était insuffisante. Aux difficultés très réelles venaient se joindre pour Kléber des ennuis personnels, suscités par l’ancien état-major de Schaal et de Pichegru, qui prétendait conserver la direction du siège :


« Je t’adresse, écrit-il à Jourdan, différentes lettres qui viennent d’être envoyées à Bonamy, par les adjudans-généraux des quatre divisions de la rive gauche. Je puis t’assurer, mon cher camarade, que c’est par amitié pour toi que j’ai accepté le triste et pitoyable commandement que tu m’as confié, et parce que j’espérais que, sous tes ordres, je n’éprouverais pas de ces misérables tracasseries que nous ne connûmes jamais dans ton armée. Trompé dans mon attente, je viens te déclarer que, dussé-je être arrêté, lié, garrotté et même guillotiné, je ne continuerai pas à commander tes quatre divisions de l’année du Rhin-et-Moselle. Veuille donc me faire remplacer sur-le-champ et me donner une autre destination. »


Un mouvement tournant opéré dans le Haut-Rhin par l’armée ennemie, commandée par Clairfayt, exposant l’armée française à être prise à revers, obligea celle-ci à se replier vers le Rhin, et même à repasser le fleuve. Les trois divisions Championnet, Bernadotte et Marceau, réunies sous les ordres de Kléber, se mirent en route pour Neuwied où devait s’effectuer le passage, qui ne s’opéra pas sans de grandes difficultés. Les chemins étaient horribles et les soldats avaient de la boue jusqu’aux genoux. On arriva néanmoins sans encombre à Neuwied ; mais par malheur Marceau, qui avait traversé le fleuve à Coblentz, fit incendier les bateaux qui se trouvaient sur la rive droite ; ceux-ci, entraînés par le fleuve, firent l’office de brûlots, et mirent le feu aux ponts, en coupant ainsi la retraite à Kléber. Dans cette situation périlleuse, celui-ci ne perdit pas son sang-froid et sauva l’armée d’un désastre. Voici comment il en rend compte à Jourdan :


« Neuwied, 19 octobre 1795.

« La débâcle est bientôt réparée ; au lieu de trouver de l’abattement, j’ai trouvé partout de l’énergie ; avec cela tous les revers seront bientôt réparés…

« Le soldat qui a reçu du pain est grandement disposé à se battre, et notre position étant excellente, nous n’avons absolument rien à craindre. Nous passerons le Rhin cette nuit, et je tiendrai la tête du pont autant que possible. L’infanterie de Marceau garde cette tête ainsi que ses îles. Marceau est au désespoir de cette aventure, mais bien décidé à la réparer, si l’ennemi osait se présenter. »


« 20 octobre 1795.

« Nous n’avons pas été inquiétés hier, nous n’avons fait qu’échanger quelques coups de pistolet, et l’ennemi a cru devoir nous respecter dans notre position. La retraite sur la rive gauche du Rhin s’est effectuée dans le meilleur ordre ; toutes les îles sont occupées, et chacun prendra, dans une heure ou deux, la position qui lui est prescrite. J’ai laissé dans la tête du pont une demi-brigade de Championnet et dix-neuf pièces de position que j’y ai trouvées de la division Marceau. Cette tête de pont n’est cependant pas à l’abri d’un coup de main. Les îles et les batteries de la rive gauche sont pareillement armées.

« P. S. — Ne penses-tu pas qu’un corps d’armée qui, poursuivi par l’ennemi, et au moment de passer un grand fleuve, voit ses ponts rompus, qui, sans se laisser atterrer par cet accident, prend une position importante pour couvrir son échec et fait occuper sur ses derrières les seuls défilés qui peuvent assurer sa communication avec un autre corps d’armée, exposé peut-être aux mêmes dangers pour ces mêmes causes, qui déploie une énergie extraordinaire et une activité infatigable pour le rétablissement de ses moyens de passage, ne crois-tu pas, mon cher camarade, qu’un tel corps ait acquis des droits au tribut de l’histoire et qu’une opération semblable mérite d’être placée sur la ligne des victoires. »


À la suite des échecs éprouvés par Pichegru, l’ennemi, poursuivant sa marche, passa le Rhin à son tour, fit lever le siège de Mayence et força la garnison de Manheim à capituler. Kléber était à Coblentz pour défendre sur ce point le passage.


« J’ai établi ici, écrit-il, la plus grande surveillance, et chacun est sur pied jour et nuit. Tu conçois bien que j’ai assez de troupes pour m’opposer à quelque entreprise de simple débarquement ; mais, si l’ennemi voulait tenter un passage en règle et avec une force un peu respectable, tu sens aussi que vingt-cinq bataillons gardant une étendue de seize lieues pourraient ne pas réussir à l’empêcher. Cependant tu peux compter sur moi ; je ne négligerai rien pour de jouer les projets de ces messieurs ; mais je te prie seulement de me donner une instruction sur la retraite que j’aurais à faire en cas d’événemens…

« La misère est vraiment grande et le mécontentement universel. Le soldat ne reçoit toujours qu’une livre de pain par jour ; je n’ai pas une goutte d’eau-de-vie à leur distribuer, et avec cela il est pieds nus et sans capote. Les officiers sont on ne peut plus découragés et il est à craindre qu’ils n’accroissent encore le mécontentement général. Je t’invite à mettre sous les yeux du gouvernement le tableau fidèle de l’état de l’armée, afin qu’il se hâte de prendre les mesures efficaces, s’il veut prévenir sa désorganisation…

« Depuis un mois, les troupes n’ont pas reçu leur solde en numéraire ; je ne sais où cela tient… »


Le gouvernement ne prenant aucune mesure pour remédier à cet état de choses, le découragement ne fit qu’augmenter de jour en jour ; les soldats désertaient en masse, et Kléber lui-même, dégoûté de servir dans de pareilles conditions, demanda un congé pour aller soigner sa santé. Il resta néanmoins à son poste, et, grâce à un avantage remporté par Marceau, Jourdan réussit à obtenir un armistice, qui fut étendu à Pichegru, et en vertu duquel ses armées devaient respectivement garder leurs positions tout en laissant la navigation du Rhin libre, sauf pour les munitions de guerre (décembre 1795). Le résultat de la campagne fut donc la reprise par l’Autriche d’une partie de la rive gauche du Rhin.

L’armée de Sambre-et-Meuse prit ses quartiers d’hiver dans les importantes positions qu’elle occupait. Kléber, qui pendant une absence de Jourdan en avait pris le commandement, en profita pour réorganiser tous les services, fortifier les points faibles et remonter les troupes démoralisées par les derniers échecs. Toujours simple, sans plumets ni broderies, sans cesse préoccupé du bien-être de ses soldats, cherchant à leur éviter toute fatigue inutile, partageant leurs dangers, donnant partout l’exemple de l’abnégation, du dévoûment à la patrie, il avait su inspirer à tous une confiance sans bornes. Il arriva promptement à reconstituer l’armée qui, au moment de la reprise des hostilités (mai 1796), se trouva dans d’aussi bonnes conditions que jamais. Kléber, qui avait repris le commandement de l’aile gauche, lui adressa à cette occasion une proclamation chaleureuse dans laquelle, faisant appel aux plus nobles sentimens, il demandait à ses soldats de se montrer les dignes émules de leurs frères de l’armée d’Italie et leur recommandait la plus stricte discipline, le respect des propriétés privées, l’humanité envers les populations inoffensives.

Nous ne pouvons reproduire ici les ordres si précis, si lucides, si minutieux par lesquels Kléber règle jour par jour la marche de son armée, les positions que chaque général doit occuper, les précautions qu’il devra prendre pour éviter toute surprise ; ce sont de véritables modèles qui montrent à quelles conditions on est un grand capitaine. Les manœuvres prescrites eurent pour conséquence la victoire d’Altenkirchen, dont Kléber rend compte à Jourdan, en laissant, suivant son habitude, tout l’honneur aux généraux sous ses ordres.


« Hachenbourg, 4 juin 1796.

« Ce matin, à quatre heures, l’avant-garde du général Lefebvre avait ordre de se mettre en mouvement et de diriger sa marche sur Altenkirchen ; il était chargé d’attaquer cette position.

« La tête de la seconde division, aux ordres de Colaud, devait suivre à une demi-lieue la queue de Lefebvre et se mettre en bataille en seconde ligne dans la position en avant de Weyerbusch, dès que la première commencerait son attaque, afin de la soutenir.

« Lefebvre culbuta d’abord tous les avant-postes ennemis, et dès qu’il déboucha sur les hauteurs opposées à celles d’Altenkirchen une canonnade des plus vives s’engagea de part et d’autre. Lefebvre, à qui la position ennemie était parfaitement connue pour y avoir combattu l’année dernière, partage aussitôt sa troupe en trois colonnes, donne le commandement de celle de gauche à Soult, celui de celle de droite au chef de la 25e demi-brigade, Brunet, et de sa personne reste à celle du centre avec le général de brigade Leval. Les deux colonnes de droite et de gauche avaient ordre de déborder les ailes de l’ennemi et de les tourner ; la colonne du centre était chargée de l’attaquer de front. Toutes ces dispositions s’exécutent avec le plus grand ensemble : partout on entend battre la charge, partout on voit les colonnes gravir des hauteurs presque inabordables, partout enfin on voit déployer la plus grande audace et la plus grande intrépidité ; l’ennemi oppose à cette attaque la plus vigoureuse résistance, mais enfin la baïonnette triomphe, et des charges de cavalerie, exécutées à propos et avec valeur, achèvent sa défaite, qui bientôt se change en déroute la plus complète…

« Le combat ne dura que deux heures, mais il fut d’autant plus vif et plus sanglant pour l’ennemi. On ne vit jamais infanterie marcher et attaquer avec plus d’ardre, et jamais cavalerie mépriser davantage la grande supériorité de son ennemi… »


La jonction des armées de l’archiduc Charles et de Wartensleben obligea l’armée française à se replier de nouveau, malgré une nouvelle victoire remportée par Kléber à Uckerath.


« L’ennemi est venu à deux heures du matin nous attaquer dans la position que j’occupais avec une vivacité qui ne m’a pas permis de lui refuser la bataille. J’ai donc promptement pris toutes les mesures pour devancer et me procurer l’avantage de l’offensive. Tandis que l’artillerie se canonnait de part et d’autre, j’ai vite disposé trois colonnes…

« Mon attaque a été brusque ; l’ennemi en désordre m’a abandonné les hauteurs où il voulait s’établir et une pièce de sept qu’il avait renversée. Bientôt des troupes fraîches se sont avancées ; leur cavalerie s’est alors ralliée et se portait sur notre droite et notre gauche. J’ai cru prudent de ne point m’avancer davantage ; j’ai ordonné la retraite. L’ennemi se portait sur moi avec des troupes que les plus modérés font monter à quarante mille hommes. Les bataillons de grenadiers hongrois, toute l’élite de leur infanterie et la colonne qui avait débouché sur Wetzlar renforçaient l’armée du prince de Wurtemberg. La cavalerie était innombrable. Les troupes sous mes ordres ont fait des prodiges de valeur ; elles en ont imposé par leur contenance fière, puisqu’on me laisse tranquille dans la position que j’occupais, et où il m’a paru sage de revenir… »


Aux félicitations que le directoire lui avait envoyées pour le complimenter de ses succès, Kléber répondit :


« Freilingen, 17 juin 1796.
« Citoyens directeurs,

« Guidé par un grand maître, secondé par le zèle infatigable des officiers généraux et la plus étonnante valeur des troupes sous mes ordres, il me restait peu de chose à faire pour obtenir les éclatans succès sur la Sieg et les hauteurs d’Altenkirchen ; aussi, par ce même zèle, par cette même valeur et surtout par cet ardent amour pour notre patrie qui nous enflamme tous, j’ose vous promettre que les soldats de Sambre-et-Meuse seront toujours dignes d’eux, toujours dignes des grands exemples qu’ils ont fournis à l’Europe ; et, si des raisons militaires leur prescrivaient parfois un mouvement rétrograde, ils sauront encore lui donner un caractère d’audace qui les a distingués jusqu’ici.

« Recevez, citoyens directeurs, les témoignages de ma plus vive reconnaissance des marques de satisfaction que vous avez bien voulu me donner. »


L’armée de Sambre-et-Meuse ne resta que quelques jours dans ses positions ; Moreau ayant franchi le Rhin le 24 juin à Kehl, Kléber reprit l’offensive, remporta une nouvelle victoire à Friedberg et entra à Francfort, après avoir fait capituler Wartensleben. Chargé momentanément du commandement en chef de l’armée, que Jourdan avait dû abandonner, il poursuit ses succès, s’empare de Bamberg et de Forchheim, et il se proposait de se porter droit vers le Danube ; mais Jourdan, à son retour, n’adopta pas ce plan et crut devoir se conformer aux instructions que Carnot lui envoyait du fond de son cabinet. Compromis par l’arrivée de l’armée de l’archiduc Charles, il fut obligé de battre en retraite après avoir éprouvé plusieurs échecs. À cette nouvelle Kléber, qui s’était retiré à Closter-Ebrach, pour y prendre quelque repos, rejoignit l’armée et écrivit à Jourdan : « Je te préviens, mon cher camarade, qu’arrivé ce soir à Lauf, je compte demain coucher à Sulzbach, et qu’après-demain de bonne heure je serai à Amberg, où j’attendrai, par le retour de l’officier que je t’envoie, des ordres sur la destination que tu voudras bien me donner. »

Replacé à la tête de l’aile gauche, Kléber trouva l’armée dans une situation assez critique, poursuivie sans relâche par l’archiduc Charles. Comme toujours, il paya de sa personne ; mais, à la suite de faux mouvemens que Jourdan lui avait prescrits, il entra contre le général en chef dans une violente colère, et l’accusa d’être la cause de la mauvaise tournure qu’avait prise la campagne. Il désapprouvait cette retraite précipitée et le peu de ménagemens qu’on avait pour la santé et les forces des soldats. Ses observations étant restées sans effet, il se décida à résigner son commandement. L’armée continua sa retraite, pendant laquelle Marceau, qui commandait l’arrière-garde, fut frappé mortellement, et la campagne, qui avait commencé sous de si favorables auspices, se termina par la reprise des anciens cantonnemens (septembre 1796).

Après les revers de l’armée de Sambre-et-Meuse, Beurnonville avait remplacé Jourdan dans le commandement en chef, mais Kléber n’en était pas moins décidé à se retirer :


« Des indispositions réitérées et des douleurs aiguës de poitrine, écrit-il au ministre de la guerre, me forcent à ralentir de zèle et d’activité dans le service, que je suis obligé de quitter de temps en temps ; je vous prie, citoyen ministre, de vouloir bien accepter ma démission ou m’accorder un congé assez long pour rétablir ma santé entièrement altérée. Rien ne pourra me faire varier dans l’une de ces deux demandes ; je suis obligé, dans ce moment, de me retirer derrière l’armée où j’attendrai votre réponse.

« Ce qui me console dans ma retraite, c’est que, l’armée active étant réduite à quatre ou cinq divisions, mon absence ne peut être préjudiciable au bien du service. »


Sur les instances de Beurnonville, Kléber consentit néanmoins à rester quelque temps encore et à lui prêter son concours pour la réorganisation de l’armée, qui se trouvait dans la situation la plus critique, couverte de haillons et découragée par la misère et les privations. À la demande même de Beurnonville, il fut nommé commandant en chef ; mais il refusa cet honneur par une lettre d’une modestie touchante, qui mérite de passer tout entière sous les yeux des lecteurs :


« J’ai reçu, citoyens directeurs, avec la plus vive sensibilité, le témoignage de confiance que vous me donnez en me conférant le commandement en chef de l’armée de Sambre-et-Meuse ; j’y répondrais mal si je pouvais me déterminer à l’accepter.

« Pénétré du plus ardent amour pour mon pays, prêt à verser pour lui la dernière goutte de mon sang, il n’est qu’un sacrifice que je me sens incapable de pouvoir jamais lui faire : c’est celui de compromettre ses intérêts en acceptant une place que je ne me trouverais pas en état de remplir entièrement. Celle de général en chef exige un homme qui réunisse aux talens d’un habile capitaine ceux d’un excellent administrateur, et, plus encore dans les circonstances actuelles, un génie créateur. Je ne suis qu’un soldat.

« Pour mettre dans les opérations cette audace, cette intrépidité qui amènent quelquefois le succès, il suffit d’être sincèrement attaché à ses devoirs ; mais pour les combiner, pour faire marcher de concert toutes les parties qui les rendent presque infaillibles, il faut être un grand homme, un homme vraiment privilégié de la nature ; car ici ni la volonté la mieux prononcée, ni les efforts de l’application la plus opiniâtre ne peuvent suppléer à ce qu’elle aurait refusé.

« Les raisons qui ne m’ont jamais permis de répondre dans d’autres temps à la même marque de confiance subsistent toujours ; mes actions, mon langage furent et seront toujours les mêmes. Je redoute peu la responsabilité personnelle ; que peut-elle avoir d’effrayant pour celui qui a fait à sa patrie tous les sacrifices qu’elle exige ? Mon premier conseiller, celui dont je crains le plus la censure, c’est le sentiment de mes propres forces, c’est ma conscience. Je ne pourrais impunément la braver. Elle m’ordonne de ne pas compromettre les intérêts de la république en acceptant une place au-dessus de mes moyens.

« J’obéis à sa voix, et, quoi qu’il arrive, je ne la méconnaîtrai pas. Je ne puis mieux mériter et justifier vos bontés, citoyens directeurs, qu’en sachant moi-même y mettre des bornes, en vous priant de reconnaître celles dans lesquelles la nature m’a renfermé, et que le bien de mon pays ne me permettra jamais d’outrepasser.

« À son arrivée à l’armée de Sambre-et-Meuse, le général Beurnonville l’a partagée en deux ailes ; il m’a confié le commandement de la droite, se réservant plus spécialement celui de la gauche. Je crois, dans cette place, pouvoir servir plus avantageusement la république que dans celle où m’appelait votre confiance. Veuillez donc me permettre, citoyens directeurs, de ne pas la quitter. J’emploierai tous mes moyens pour seconder le général Beurnonville dont les talens administratifs et les connaissances militaires doivent encore promettre les plus heureux succès. Nous travaillons sans relâche et de concert, et aussitôt que les subsistances et les effets d’habillement nous permettront de marcher en avant, l’armée nous donnera des preuves qu’elle n’a rien perdu du moral qui la caractérise. Ses revers ne peuvent être attribués aux batailles qu’elle a livrées ; mais nu et sans pain, que pe.it faire l’homme le plus brave ? Quand le soldat verra que le gouvernement s’occupe de venir à son secours, qu’il aura de quoi se mettre à l’abri de l’intempérie des saisons, que les subsistances seront en partie arrivées, alors, citoyens directeurs, la république aura bientôt de nouveaux triomphes à célébrer. Les soldats de Sambre-et-Meuse sont encore les mêmes qui ont chassé les Autrichiens de la Belgique et les ont poussés jusqu’aux frontières de la Bohême. Dignes d’eux-mêmes et de la cause qu’ils défendent, ces enfans de la révolution en seront toujours les plus solides appuis.

« L’indiscipline et l’insubordination étaient venues de ce que les distributions ne se faisaient pas, de ce qu’il n’y avait plus dans les services aucune espèce d’organisation. Ces crimes et tous ceux qui en étaient découlés disparaîtront avec la cause qui les a produits. Aussitôt que tous ces maux seront réparés, nous reprendrons l’offensive ; nous attaquerons l’ennemi partout où nous le rencontrerons, et la victoire, qui fut si longtemps fidèle à nos drapeaux, couronnera nos efforts. Les forces que nous avons devant nous ne peuvent nous en imposer, dès que nous aurons réuni quelques moyens de transport, que le soldat n’aura plus à craindre la faim et le froid, nous irons soutenir les brillans exploits de l’armée du Rhin-et-Moselle, et prendre part aux événemens qui doivent nous donner une paix glorieuse, une paix qui nous fasse recueillir le fruit des travaux accomplis pour l’obtenir. »


Kléber s’imaginait que tout le monde était animé des mêmes sentimens patriotiques que lui, et pensait que ceux que leurs intrigues avaient conduits au pouvoir auraient quelque souci du bien-être des soldats qui se battaient pour la France et versaient leur sang sur les frontières. Il se trompait étrangement, le directoire donne bien l’ordre à l’armée de se porter en avant, mais il ne fit rien pour lui en assurer la possibilité. Il la laissa dans la plus grande pénurie, sans vêtemens, sans vivres, sans fourrages, sans solde, sans moyens de transport. Les soldats murmuraient ouvertement et désertaient en masse ; les officiers demandaient leur changement, et Kléber lui-même écrivait à Beurnonville : « Je vous prie de ne plus compter sur mes services, si l’on ne vient pas à notre secours, parce que je ne veux pas me déshonorer. » Vivement affecté des revers par lesquels s’était terminée la campagne de 1796, et surtout de la mort de Marceau, il demanda de nouveau au ministre, dès que l’armée eut repris ses quartiers d’hiver, d’accepter sa démission.


« J’ai reçu, lui écrit-il, citoyen ministre, votre lettre du 13. J’ai été on ne peut plus sensible à tout ce que vous avez bien voulu me dire d’obligeant. L’homme qui aime sincèrement ses devoirs, qui aime soi pays et le sert de tous ses moyens doit naturellement répondre à la confiance du gouvernement.

« Mon plus grand désir serait de pouvoir continuer à m’en rendre digne dans la carrière militaire ; mais ma santé ne me le permet pas. Sans cette circonstance, j’aurais pu me rendre à vos conseils et rester à l’armée, bravant même tous les désagrémens, tous les dégoûts dont on cherche à nous abreuver.

« Permettez donc que j’insiste dans ma demande, et que je vous prie de vouloir bien faire agréer ma démission au directoire exécutif.

« Le général Beurnonville est instruit de cette démarche.

« Je vous aurais volontiers parlé d’une retraite, d’une pension ; mais je n’ai ni l’âge, ni les années de service nécessaires pour avoir quelques droits à la gratitude nationale. En me livrant à une branche d’industrie quelconque, j’espère trouver de quoi vivre et rendre toujours, quoique dans une carrière différente, des services à ma patrie. »


Le gouvernement accepta enfin la démission donnée avec tant d’insistance ; mais, meilleur appréciateur que Kléber lui-même des services qu’il avait rendus, il lui maintint le traitement de général en disponibilité. Il resta quelque temps encore à l’armée pour en achever la réorganisation, et la quitta pour se retirer à Strasbourg, lorsque Hoche en fut nommé général en chef (mars 1797).


III.

Kléber resta peu de temps dans sa ville natale ; il se rendit à Paris, où la liberté de son langage ne tarda pas à le faire traiter en suspect. Il ne craignait pas d’exprimer ouvertement son mépris pour les directeurs, et, quand ceux-ci lui proposèrent de s’associer au coup d’état de fructidor, il leur répondit : « Je tirerai sur vos ennemis ; mais en leur faisant face à eux, je vous tournerai le dos, à vous. » Il faut croire que son intempérance de langue et son esprit caustique lui firent de nombreux ennemis, puisque parmi eux on compte Hoche, qui le dénonça comme royaliste, le fit porter sur la liste de proscription, et qui, en apprenant qu’il avait été épargné, écrivit au directoire : « Vous n’avez rien fait dès que vous avez laissé en France l’homme le plus dangereux à la république, cette langue de vipère qui a perverti la moitié des officiers de l’armée. »

Faut-il croire que les institutions républicaines prédisposent à la défiance et à la jalousie, puisque les esprits les plus distingués ne sont pas à l’abri de ces sentimens ? Kléber n’avait pas eu de peine à se justifier, car s’il s’était toujours montré l’adversaire résolu des jacobins, il avait donné trop de preuves de son dévoûment à la république pour qu’on pût douter de ses opinions. Un de ses contemporains disait même qu’il était le seul républicain sincère qu’il eût connu. Il vécut retiré à Chaillot, en compagnie de son ami Moreau, voyant avec tristesse la France, pour laquelle ils avaient tant de fois exposé leur vie, livrée à des hommes qui trouvaient leur intérêt à perpétuer les dissensions intérieures et à continuer la guerre extérieure.

La conclusion du traité de Campo-Formio (17 octobre 1797) mettait le directoire dans un grand embarras ; la gloire du général Bonaparte lui portait ombrage, et l’armée victorieuse rentrée en France devenait une force avec laquelle il fallait compter. C’est en partie pour se débarrasser de l’un et de l’autre qu’on imagina le projet d’une descente en Angleterre et qu’on fit des préparatifs en conséquence. Mais Bonaparte, plus préoccupé de frapper les imaginations que d’obtenir des résultats réellement sérieux, réussit à faire diriger sur l’Egypte les ressources accumulées dans les ports, et à faire décider une expédition qui d’après lui devait, par la conquête de l’Inde, frapper l’Angleterre d’un coup mortel. Nommé général en chef du corps expéditionnaire, il tint, entre autres généraux, à emmener avec lui Desaix et Kléber dont il connaissait les talens militaires et dont il espérait le concours.

Kléber saisit avec empressement cette occasion de reprendre du service, sans cependant se dissimuler les périls de cette aventure. Il écrivait à cette occasion à une de ses amies :


« Je me suis engagé dans cette expédition, toute légèrement calculée qu’elle me paraît être ; ici, comme dans mille autres circonstances, l’imprévoyance sera suppléée par l’audace, et la fortune couronnera peut-être encore le succès des travaux que la froide raison n’aurait jamais osé entreprendre. »


Il ne se laisse pas éblouir par Bonaparte, qu’il se propose d’étudier de près. Nous verrons plus loin qu’il l’eut bientôt percé à jour.


« Je ne le connais point encore, écrit-il à la même personne ; il parut si inopinément sur la scène, il s’entoura aussitôt de tant de prestige, et son ascension fut tellement rapide qu’à la distance où je me trouvais placé, il m’eût été impossible de l’observer et de le suivre. C’est donc au milieu des événemens qui se préparent qu’il me faut l’examiner ; là, du plus près, je tâcherai de saisir ses traits dans les moyens qu’il emploiera pour parvenir aux grands résultats qu’il espère, et sa physionomie dans des anecdotes qu’il ne manquera pas de fournir dans des conjonctures si extraordinaires. »


On connaît les circonstances au milieu desquelles se firent les préparatifs de l’expédition et la traversée jusqu’à Alexandrie. L’armée s’empara de cette place après une courte résistance. Kléber qui, pendant l’assaut, avait été blessé d’une balle au front, dut y rester avec une petite garnison, pendant que le corps principal, sous les ordres de Bonaparte, après avoir remporté sur les mameluks, milice turque qui dominait l’Égypte, les victoires de Chobrâkit et des Pyramides, entrait au Caire le 24 juillet 1797. Comme gouverneur d’Alexandrie, Kléber s’occupa immédiatement de tous les détails administratifs et militaires ; il maintint dans ses troupes une discipline inflexible, fit tous ses efforts pour favoriser la reprise du commerce, s’attacha à percevoir régulièrement les impôts qui devaient alimenter le trésor de l’armée, et sut par son énergie et son esprit de justice triompher des difficultés de toute nature dont il était entouré. Il dut même faire arrêter et transporter sur un des bâtimens de l’escadre le shérif d’Alexandrie dont l’hostilité sourde s’était manifestée dans plusieurs circonstances. L’absence de nouvelles et d’instructions du général en chef ne laissait pas que de l’inquiéter un peu, et la situation de la flotte ajoutait à ses préoccupations. Celle-ci en effet, malgré les ordres réitérés de Kléber, tenait toujours la mer, le tirant d’eau des bâtimens ne leur permettant pas d’entrer dans le port d’Alexandrie ; Brueys cependant s’était décidé à aller dans la rade d’Aboukir pour y décharger une partie de son matériel ; il y fut surpris par la flotte anglaise et perdit son escadre (1er août). Ce désastre laissait les Anglais maîtres de la Méditerranée et enlevait à l’armée d’Égypte tout espoir de secours de la part de la mère patrie ; il découvrait Alexandrie et l’exposait à un bombardement ; il surexcitait enfin les espérances des ennemis de la France qui de toute part relevaient la tête.

Kléber prit immédiatement les mesures que comportait la gravité des circonstances et organisa tout un système de défense le long des côtes, en utilisant les ressources de la marine qui avaient échappé à la destruction. Il lui fallait une grande force de caractère pour ne rien laisser paraître des angoisses qui l’étreignaient et que trahit sa correspondance, pendant qu’il était sans nouvelles de Bonaparte. Il écrit en effet à celui-ci à la date du 11 août :


« Les Anglais viendront nous bombarder dans nos ports ; ils entreront sans hésiter dans ces passes que notre marine trouvait dangereuses et impraticables… Nous avons ici une grande quantité de matelots ; je vais en former une légion. C’est le seul moyen d’amener ces hommes à l’esprit d’ordre et à la discipline. Je destinerai particulièrement cette légion à la traversée du lac entre Rosette et Aboukir.

« J’ai recours à tous les expédiens imaginables pour me procurer de l’argent. Je fais actuellement vendre du riz afin de subvenir aux dépenses du mois prochain… Il est vrai que si les Anglais bombardent le port, cette ressource sera détruite avec les autres.

« On m’annonce, général, qu’un aide de camp que vous m’aviez envoyé a été pris. Je ne sais où celle-ci vous trouvera et je suis encore à recevoir une lettre de vous depuis votre départ. Ma position cependant est extrêmement délicate ; je ne connais ni votre secret, ni vos vues ; et je dois agir comme si j’en étais instruit…

« J’ai sur votre santé, sur votre existence des inquiétudes que beaucoup de personnes partagent. Comment se peut-il, en effet, que depuis trente-cinq jours je n’aie pas reçu un mot de vous ?… Il court sur l’armée différens bruits que je cherche à détruire et qui cependant font quelque impression. Un mot de votre part ramènerait tout le monde, et votre présence, malgré nos malheurs, nous comblerait de joie. »


À cette lettre où le commandant d’Alexandrie exprimait ses inquiétudes, Bonaparte répondit : « L’expédition que nous avons entreprise exige du courage de plus d’un genre. » Kléber, voyant dans cette phrase un reproche indirect, répliqua assez vivement :


« Vous seriez injuste, général, si vous preniez pour une marque de faiblesse et de découragement la véhémence avec laquelle je vous ai exposé nos besoins. Je vous l’ai déjà mandé, l’événement du 1er août n’a produit chez le soldat qu’indignation et désir de vengeance ; quant à moi il importe peu où je doive vivre, où je doive mourir, pourvu que je vive pour la gloire de nos armes et que je meure ainsi que j’aurai vécu. Comptez sur moi dans tout concours de circonstances, ainsi que sur ceux à qui vous ordonnerez de m’obéir.

« J’ai pris, à la vérité, beaucoup d’humeur contre la marine, l’ayant vue sous ses rapports les plus dégoûtans ; l’énormité des bagages que l’on a déchargés à Alexandrie, la sorte d’élégance que les officiers de mer étalent encore dans les rues, font bien voir que peu d’entre eux ont essuyé des pertes particulières ; d’ailleurs les Anglais ont eu le désintéressement de tout rendre aux prisonniers et de ne point souffrir qu’il leur fût soustrait un iota. Il n’en a pas été de même à l’égard de nos officiers de terre ; personne n’a plaidé leur cause, et, trop fiers sans doute pour la plaider eux-mêmes dans cette circonstance, ils arrivèrent ici nus, et la plupart d’entre eux ont mieux aimé se jeter à la mer que de se rendre. »


Le ton de cette réponse est encore sans aigreur, mais la mésintelligence entre Kléber et Bonaparte ne tarda pas à s’accentuer. Pendant que le premier s’attachait à ménager les populations, à leur inspirer confiance par une administration intègre et impartiale, Bonaparte au contraire, appliquant le système qu’il avait déjà mis en pratique en Italie, les écrase d’impôts, les pressure de toute manière et ordonne à Kléber d’en faire autant. Celui-ci répond alors : « Je vous prie de me permettre de rejoindre ma division ; je vois ma conduite trop en contradiction avec vos ordres, trop opposée au système d’administration qui paraît être adopté, pour n’être pas certain de vous déplaire. »

Dans une autre circonstance, Bonaparte ayant paru émettre des doutes sur la bonne gestion des finances, Kléber, profondément blessé, lui écrit aussitôt :


« Je reçois à l’instant, général, votre lettre du 1er septembre. Je devais m’attendre à votre improbation relativement aux 100, 000 francs affectés à la marine et dont j’ai disposé contre votre intention pour faire face aux différens services de la place, quoique je me trouvasse alors dans un moment extrêmement difficile et qui peut-être devait me justifier ; mais j’étais loin de croire mériter aucun reproche sur l’administration des fonds.

« S’il est vrai qu’Alexandrie ait coûté le double du reste de l’armée, abstraction faite des réquisitions frappées ailleurs et qui jamais n’ont eu lieu ici, abstraction faite de ce qui a sans cesse été payé au génie, à l’artillerie et à la marine, on a droit de conclure qu’il y a eu une dilapidation infâme. L’ordonnateur en chef doit en conséquence faire juger rigoureusement le commissaire de la place et lui retirer, en attendant sa justification, sa confiance. Ma conduite même doit être examinée et je vous en fais la demande formelle.

« Vous avez oublié, lorsque vous avez écrit cette lettre, que vous teniez en main le burin de l’histoire et que vous écriviez à Kléber. Je ne présume pourtant pas que vous ayez eu la moindre arrière-pensée ; on ne vous croirait pas.

« J’attends, général, par retour du courrier, l’ordre de cesser mes fonctions, non-seulement dans la place d’Alexandrie, mais encore dans l’armée, jusqu’à ce que vous soyez un peu mieux instruit de ce qui se passe et de ce qui s’est passé ici. Je ne suis point venu en Égypte pour faire fortune ; j’ai su jusqu’ici la dédaigner partout ; mais je ne laisserai jamais non plus planer sur moi aucun soupçon. »


A cette fière réponse, Bonaparte, regrettant d’avoir blessé un auxiliaire aussi précieux, répondit :

« J’ai vu avec peine que vous donniez à ma lettre un sens qu’elle n’a ni n’a pu avoir. Si je tenais le burin de l’histoire, personne n’aurait moins à s’en plaindre que vous. »

Kléber, dont l’irritation ne s’était pas calmée pour si peu, persista à demander soit de reprendre le commandement de sa division, soit de rentrer en France pour cause de santé.


« Je suis extrêmement fâché, lui écrit Bonaparte, de votre indisposition. J’espère que l’air du Nil vous fera du bien, et, sortant des sables d’Alexandrie, vous trouverez peut-être notre Égypte moins mauvaise qu’on ne le peut croire d’abord. Ibrahim-Bey est à Gaza ; il nous menace d’une invasion ; il n’en fera rien ; mais nous, qui ne menaçons pas, nous pourrions bien le déloger de là. Croyez au désir que j’ai de vous voir promptement rétabli et au prix que j’attache à votre estime et à votre amitié. Je crains que nous ne soyons un peu brouillés ; vous seriez injuste si vous doutiez de la peine que j’en éprouverais. Sur le sol de l’Égypte, les nuages, lorsqu’il y en a, passent en six heures ; de mon côté, s’il y en avait, ils seraient passés dans trois : l’estime que j’ai pour vous est au moins égale à celle que vous m’avez témoignée quelquefois. J’espère vous voir sous peu de jours au Caire. »


Cependant le sultan, à l’instigation de l’Angleterre, avait déclaré la guerre à la France et l’armée turque s’était mise en mouvement. Bonaparte, qui rêvait toujours la conquête de l’Inde, résolut de marcher à sa rencontre et entreprit l’expédition de Syrie, à laquelle Kléber fut attaché comme divisionnaire. On sait comment après de brillans débuts, la prise d’El-Arych et de Jaffa, la victoire du Mont-Thabor remportée par Kléber, l’armée, décimée par la peste, échoua sous les murs de Saint-Jean-d’Acre et dut revenir sur ses pas. Surexcités par ce succès, les Turcs tentèrent un débarquement à Aboukir : ils furent battus ; mais les mamelucks et les Arabes n’en continuèrent pas moins à inquiéter l’armée française et à la tenir sans cesse en éveil.

Bonaparte, qui, après l’échec de l’expédition de Syrie, jugeait la situation compromise, puisque la perte de notre flotte interrompait toute communication avec la mère patrie, qui comprenait que sa gloire personnelle n’avait rien à gagner à un séjour plus prolongé dans ce pays, qui désirait d’ailleurs continuer son rôle sur un plus grand théâtre, se décida à rentrer en France et à laisser à Kléber le commandement de l’armée. Il donna rendez-vous à celui-ci le 24 août 1799 à Rosette, pour conférer avec lui, disait la dépêche, « sur des affaires extrêmement importantes ; » mais il n’attendit pas cette date et, pour éviter les reproches que Kléber n’eût pas manqué de lui adresser, il s’embarqua dès le 22, chargeant le général Menou de remettre à ce dernier la lettre qui lui conférait le commandement. Il emmenait avec lui les meilleurs officiers, abandonnait l’armée au moment même où la situation devenait plus difficile et n’hésitait pas à sacrifier à son ambition les compagnons qui avaient suivi et servi sa fortune. Kléber fut indigné de cette conduite ; mais, sentant désormais peser sur lui la responsabilité tout entière et ne voulant pas imiter l’exemple qui lui était donné, il ne laissa rien paraître de ses sentimens et informa ses divisionnaires par la lettre suivante de sa nomination :


« Le général en chef est parti dans la nuit du 22 au 23 août pour se rendre en Europe. Ceux qui connaissent, ainsi que vous, l’importance qu’il attachait à l’issue glorieuse de l’expédition d’Égypte doivent apprécier combien ont dû être puissans les motifs qui l’ont déterminé à ce voyage ; mais ils doivent se convaincre en même temps que dans ses vastes projets comme dans toutes ses entreprises, nous serons sans cesse l’objet principal de sa sollicitude.

« L’intérêt de la patrie, me dit-il, sa gloire, l’obéissance, les événemens extraordinaires qui viennent de s’y jouer, me décident seuls à passer au milieu des escadres ennemies pour me rendre en Europe.

« Je serai d’esprit et de cœur avec vous, et je regarderai comme mal employés tous les jours de ma vie où je ne ferai pas quelque chose pour l’armée dont je vous laisse le commandement et pour consolider le magnifique établissement dont les fondemens viennent d’être jetés. »

« Ainsi nous devons nous féliciter de ce départ, plutôt que de nous en affliger ; cependant le vide que l’absence de Bonaparte laisse dans l’armée et dans l’opinion est considérable. Comment le remplir ? En redoublant de zèle et d’activité, en allégeant par de communs efforts le pénible fardeau dont son successeur demeure chargé. Vous les devez ces efforts à votre patrie, vous les devez à votre propre gloire, vous les devez à l’estime et à l’affection que je vous ai voués. »


Kléber adressa ensuite une proclamation à l’armée, harangua les ulémas pour les tranquilliser et leur promettre de faire respecter la justice et la religion ; il ne perdit pas un instant pour organiser ses forces et pour se mettre en mesure de faire rentrer les impôts sans pressurer les populations. Dans ses rapports avec ses généraux, il était à la fois ferme et bienveillant, s’attachait à éviter de froisser leur susceptibilité, et, au lieu de leur faire sentir son autorité, il s’en faisait obéir en leur rappelant leurs devoirs et en faisant appel à leur dévouaient à la patrie. C’est ainsi qu’il écrit à Menou :


« On vous a monté la tête contre moi, mon cher Menou, ou vous êtes malade de zèle et d’envie de bien faire. Pensez, avant de vous déterminer, à tout ce que je vous ai dit de vive voix, puis alors seulement agissez. Il serait, ce me semble, aussi ridicule que vous quittassiez votre commandement, qu’il serait ridicule que deux hommes de notre âge, de notre caractère et façon de penser ne pussent vivre ensemble. »


À Desaix, qui demandait à rentrer en France, il répond :


« Le général Bonaparte, dans la dépêche qu’il m’a adressée avant son départ, me dit que l’intention du gouvernement était que vous vous rendissiez en Europe au mois de novembre, à moins de circonstances majeures. Cette circonstance existe, et le général Bonaparte ne pouvait l’ignorer. Ni l’armée, ni moi, ne pouvons être dupes d’une réticence. Ainsi, mon cher général, prenez votre parti et attachez votre fortune à celle de nous tous. Croyez au reste que je ferai tout ce qui dépendra de moi pour vous dédommager de ce que pourrait avoir pour vous de désagréable ma résolution de vous garder jusqu’à ce qu’au moins notre querelle soit vidée avec le premier ministre de la Sublime-Porte. »


Il montre également une grande perspicacité politique dans le jugement qu’il exprime, dans une lettre à Menou, sur les rapports des nations entre elles :


« Ce que vous me dites des intérêts de la Porte, à l’égard de la Russie est connu et senti de tout le monde ; mais quand les gouvernemens sont parvenus à une certaine vétusté, il ne leur est plus permis que de délirer et de prendre des partis absurdes. La plus grande folie qu’ait pu faire le cabinet de Constantinople, c’est d’avoir permis aux Russes de passer les Dardanelles ; une des grandes bêtises de notre directoire est de s’être brouillé avec les Turcs, et, à présent que les affaires n’ont plus ni règle ni mesure, il est très difficile de calculer ce qui se fera ou ce qui ne se fera point.


La situation étant devenue difficile, Kléber avait commencé des négociations ; il n’avait plus aucune communication avec la France, et depuis le départ de Bonaparte, il n’avait reçu aucune instruction du gouvernement. Il crut donc pouvoir reprendre les pourparlers qui avaient été entamés déjà par son prédécesseur et écrivit au grand vizir une dépêche pour lui exposer qu’en entreprenant l’expédition d’Égypte, les Français avaient eu pour objet de contraindre les Anglais à la paix, en les menaçant dans leurs possessions de l’Inde, et de se venger des outrages multipliés des mamelucks. Il insiste sur les dangers que fait courir à la Turquie son alliance avec ses plus mortels ennemis, la Russie et l’Angleterre, et sur la nécessité de conclure le plus tôt possible la paix avec la France, sa plus ancienne alliée.

En même temps que Kléber cherchait à négocier avec la Porte, il envoyait au directoire son fameux rapport du 26 septembre 1799, dans lequel il exposait la situation de l’armée d’occupation, et qui, intercepté par les Anglais, n’arriva en France qu’en duplicata après le 18 brumaire. Ce rapport fut donc remis au premier consul, qui put voir ainsi comment sa conduite était jugée par son successeur. Il est trop important et a eu une trop grande influence sur les événemens ultérieurs pour que nous n’en reproduisions pas les principaux passages.


« Citoyens directeurs,

« Le général en chef Bonaparte est parti pour la France le 23 août au matin, sans avoir prévenu personne. Il m’avait donné rendez-vous à Rosette le 24 ; je n’y ai trouvé que ses dépêches. Dans l’incertitude si le général a eu le bonheur de passer, je crois devoir vous envoyer copie de la lettre par laquelle il me donne le commandement de l’armée et de celle qu’il adresse au grand vizir à Constantinople, quoiqu’il sût parfaitement que ce pacha était déjà arrivé à Damas.

« Mon premier soin a été de prendre une connaissance exacte de la situation actuelle de l’armée.

« Vous savez, citoyens directeurs, et vous êtes à même de vous faire représenter l’état de ses forces à son entrée en Égypte. Elle est réduite de moitié, et nous occupons tous les points capitaux du triangle des Cataractes à El-Arych, d’El-Arych à Alexandrie et d’Alexandrie aux Cataractes.

« Cependant il ne s’agit plus comme autrefois de lutter contre des hordes de mamelucks découragés, mais de combattre et de résister aux efforts réunis de grandes puissances : la Porte, les Anglais et les Russes.

« Le dénûment d’armes, de poudre de guerre, de fer coulé et de plomb présente un tableau aussi alarmant que la grande et subite diminution d’hommes dont je viens de parler!.. Les troupes sont nues, et cette absence de vêtemens est d’autant plus fâcheuse que, dans ce pays, elle est une des causes les plus actives de la dyssenterie et des ophthalmies qui sont les maladies constamment régnantes… Le général Bonaparte, avant son départ, avait à la vérité donné des ordres pour habiller l’armée en drap ; mais, pour cet objet comme pour beaucoup d’autres, il s’en est tenu là, et la pénurie des finances, qui est un nouvel obstacle à combattre, l’a mis sans doute dans la nécessité d’ajourner l’exécution de cet utile projet. Il faut parler de cette pénurie.

« Le général Bonaparte a épuisé toutes les ressources extraordinaires dans les premiers mois de notre arrivée. Il a levé alors autant de contributions que le pays pouvait en supporter…

« Tout ce que j’avance ici, citoyens directeurs, je puis le prouver par des procès-verbaux et par des états certifiés des différens services.

« Quoique l’Égypte soit tranquille en apparence, elle n’est rien moins que soumise… Les mamelucks sont dispersés, mais ils ne sont pas détruits. Mourad-Bey est toujours dans la haute Égypte avec assez de monde pour occuper une partie de nos forces… Ibrahim-Bey est à Gaza avec environ deux mille mamelucks, et je suis informé que trente mille hommes de l’armée du grand vizir et de Djezzar-Pachay sont déjà arrivés.

« Telle est, citoyens directeurs, la situation dans laquelle le général Bonaparte m’a laissé l’énorme fardeau de l’armée d’Orient. Il voyait la crise fatale approcher : vos ordres sans doute ne lui ont pas permis de la surmonter. Que cette crise existe, ses lettres, ses instructions, sa négociation entamée en font foi : elle est de notoriété publique, et nos ennemis semblent aussi peu l’ignorer que les Français qui se trouvent en Égypte.

« Si cette année, me dit le général Bonaparte, malgré toutes les précautions, la peste était en Égypte, et que vous perdissiez plus de quinze cents soldats, perte considérable puisqu’elle serait en sus de celle que les événemens de la guerre occasionneraient journellement, dans ce cas vous ne devez pas vous hasarder à soutenir la campagne prochaine, et vous êtes autorisé à conclure la paix avec la Porte-Ottomane, quand même l’évacuation de l’Égypte en serait la condition principale. »

« Je vous fais remarquer ce passage, citoyens directeurs, parce qu’il est caractéristique sous plus d’un rapport, et qu’il indique surtout la situation critique dans laquelle je me trouve…

« Dans cet état de choses, que puis-je et que dois-je faire ? Je pense, citoyens directeurs, que c’est de continuer les négociations entamées par Bonaparte ; quand elles ne donneraient d’autre résultat que celui de gagner du temps, j’aurais déjà lieu d’en être satisfait. Vous trouverez ci-jointe la lettre que j’envoie au grand vizir, en lui envoyant le duplicata de celle de Bonaparte. »


Les ouvertures faites à la Porte ne furent point accueillies par cette dernière, qui exigeait avant d’entrer en pourparlers l’évacuation de l’Égypte comme condition préliminaire. Kléber, de son côté, ne voulait consentir à cette évacuation que si elle devait conduire à la paix générale de l’Europe, et il entama à ce sujet une correspondance avec sir Sydney Smith, commandant de l’escadre anglaise.


« Je reçois, écrit-il à celui-ci à la date du 30 octobre 1799, votre lettre au sujet de celles que Bonaparte et moi avons écrites au grand vizir…

« Je n’ignorais pas l’alliance contractée entre la Grande-Bretagne et l’empire ottoman ; mais je crois inutile de vous expliquer les motifs d’après lesquels je me suis expliqué directement avec le grand vizir. Vous sentez comme moi que la république française ne doit à aucune des puissances avec lesquelles elle était en guerre quand nous sommes venus en Égypte compte des motifs qui nous y ont amenés…

« Les Français n’ont jamais demandé à quitter l’Égypte uniquement pour retourner dans leur patrie ; ils le demanderaient encore moins aujourd’hui qu’ils ont vaincu tous les obstacles intérieurs et multiplié les moyens de défense à l’extérieur ; mais ils la quitteraient avec autant de plaisir que d’empressement, si cette évacuation peut devenir le prix de la paix générale…

« Les forces que je commande peuvent me suffire encore longtemps, et quelque actives que soient les croisières ennemies de la Méditerranée, elles n’empêcheront pas plus un secours d’arriver qu’elles n’ont pu empêcher l’escadre française de passer de Brest à Toulon et de sortir ensuite de Toulon pour se réunira l’escadre espagnole. Le moindre secours que j’en recevrais me rendrait pour toujours inexpugnable…

« Mais comme le but auquel, en définitive, il faut atteindre est la paix, qu’on peut en s’entendant la faire dès à présent, comme on la fera plus tard ; qu’on épargnerait ainsi l’effusion de beaucoup de sang, qu’enfin je ne connais pas de gloire au-dessus de celle que l’histoire reconnaissante distribuera aux précurseurs d’un si grand bienfait, j’ai fait les avances convenables pour commencer cet ouvrage, et la place honorable que vous occupez dans la carrière politique m’assure, monsieur le général, que votre âme ne peut concevoir d’autre ambition plus noble que celle de concourir à l’achever…

« Il est temps que deux nations qui peuvent ne pas s’aimer, mais qui s’estiment, les deux nations les plus civilisées de l’Europe, cessent de se battre…

« J’ai écrit au grand vizir d’envoyer deux personnes de marque pour entamer les conférences dans un lieu qu’il indiquera. De mon côté, j’enverrai le général de division Desaix et l’administrateur général des finances Poussielgue. Si vous désirez que ces conférences se tiennent à bord de votre vaisseau, j’y consentirai volontiers. »


Les négociations se poursuivirent sans interrompre les hostilités, qui maintinrent partout l’ascendant de nos armes ; mais Kléber sentait que l’expédition touchait à son terme. Voici en effet ce qu’il écrit au directoire à la date du 26 novembre 1799 :


« Depuis le départ de Bonaparte, je vous ai expédié deux courriers pour vous faire connaître la situation dans laquelle ce général a laissé l’Égypte, tant au dedans qu’au dehors…

« Celle-ci, citoyens directeurs, n’est que pour vous prévenir qu’il est plus que probable que dans deux mois l’Égypte sera retournée au pouvoir de la Porte, soit par la voie des négociations, soit par le sort des armes ; encore dois-je supposer que je serai victorieux, car, vaincu, il n’est point de salut pour l’armée.

« Si Bonaparte est arrivé en France dans une circonstance où son intérêt ne lui commande pas de trahir la vérité, si les dépêches que je vous ai expédiées vous sont parvenues, vous vous attendiez, citoyens directeurs, à l’événement que je vous annonce ; dans le cas contraire, votre justice vous fera suspendre votre jugement sur ma conduite, jusqu’à ce que je puisse me faire entendre.


L’armée elle-même commençait à murmurer et des faits de rébellion s’étaient produits dans la 2e demi-brigade légère. Les généraux même n’étaient pas toujours à la hauteur de la tâche que les circonstances leur imposaient, et Kléber est parfois obligé de les rappeler au sentiment de leurs devoirs. C’est ainsi qu’il écrit au général Verdier :


« Je ne doute nullement de votre zèle, de votre bonne volonté et de votre courage ; mais il est des circonstances où tout cela ne suffit pas : telle était la révolte de la 2e légère.

« La plus grande faute que vous ayez faite et que vous ayez pu faire est d’avoir séparé et envoyé à Mahasarah les chefs, officiers et sous- officiers de ce corps, qui, seuls, devaient nous répondre de son obéissance, ou au moins contribuer efficacement à ramener promptement l’ordre. Je vous avoue que jusqu’à présent je n’ai pu me familiariser avec cette Mesure. La seconde faute est d’avoir capitulé avec ces soldats tant qu’ils étaient dans cet état de révolte.

« Un autre reproche que j’ai à vous faire est d’avoir inutilement et inconsidérément envoyé une foule de parlementaires à bord des bâtimens ennemis et surtout du choix singulier que vous en avez fait. Certes, ni Devaux, ni Darmagnac ne devaient prétendre à de pareilles missions, où le courage n’est compté pour rien et le talent de se présenter et de parler est tout. Je suis surtout à connaître encore pourquoi le chef de brigade du génie Lasowski a aussi été de cette partie. Enfin, vous avez reçu des papiers publics, vous les avez lus et fait lire, sans qu’il vous soit venu à l’idée que ces papiers devaient nécessairement m’intéresser et qu’il était rigoureusement de votre devoir de me les faire parvenir le plus promptement possible. La situation de l’Europe, que je ne puis connaître que par ces papiers, doit influer, plus que vous ne pensez sans doute, sur la conduite que j’aurai à tenir ici. Telle est l’explication franche et loyale que j’ai cru vous devoir ; il n’en serai désormais plus question. »


Cependant Desaix et Poussielgue avaient été chargés par Kléber de continuer, avec sir Sydney Smith, sur le vaisseau anglais le Tigre, les négociations relatives à l’évacuation de l’Égypte ; ils devaient y mettre pour conditions que l’alliance formée entre l’Angleterre, la Russie et la Porte serait dissoute, que Corfou, Zante et Céphalonie seraient rendus à la France, que Malte, serait maintenue à celle-ci, que les négocians français pourraient continuer à résider en Égypte, et que, dans le cas où ces conditions ne seraient pas acceptées, un courrier pourrait être envoyé à Paris pour demander des instructions.

La situation de l’armée allait cependant en s’aggravant tous les jours ; l’esprit d’indiscipline faisait des progrès ; le fort d’El-Arych avait été enlevé par surprise par le grand vizir, malgré un armistice conclu, grâce à la complicité de la garnison, qui du reste fut presque tout entière massacrée par l’ennemi ; on avait reçu de plus des nouvelles d’Europe qui représentaient l’état de la France sous les plus sombres aspects et ses armées battues sur toutes les frontières. Au milieu de ces perplexités et fort de l’autorisation que Bonaparte lui-même lui avait donnée, Kléber crut pouvoir se relâcher de ses exigences premières ; il écrit donc à ses plénipotentiaires, à la date du 3 janvier 1800 :


« D’après cela et la situation plus que pénible dans laquelle je me trouve, et qui devient de jour en jour plus difficile, je crois, comme général et comme citoyen, devoir me relâcher de mes premières prétentions et tâcher de sortir d’un pays que, sous plus d’un rapport, je ne puis conserver, duquel on ne paraît pas même s’occuper en France, si ce n’est pour en improuver la conquête. L’espoir d’un renfort prompt et suffisant devait nous engager à gagner du temps ; cette espérance détruite, le temps que nous passons ici est perdu pour la patrie. Hâtons-nous de lui porter un secours qu’elle est hors d’état de nous faire parvenir.

« En conséquence, dès qu’on vous proposera la simple neutralité de la Porte-Ottomane pendant la guerre et la libre sortie de l’Égypte avec armes, bagages et munitions, avec la faculté de servir partout et contre tous, à notre retour en France, vous devez conclure ce traité sans hésiter, et je m’empresserai de le confirmer. »


Quelques jours après, pressé d’en finir, Kléber convoque un conseil de guerre composé de trois généraux de division et de six généraux de brigade, qui se prononcent à l’unanimité contre la continuation de la lutte et pour l’évacuation. Il écrit aux négociateurs :


« Je n’ai de mon côté autre chose à ajouter à ce que je vous ai écrit, si ce n’est que je vous donne des pouvoirs illimités pour traiter et consentir l’évacuation de l’Égypte pure et simple, et de la manière la plus honorable pour l’armée française ; mais il me semble qu’il est de l’intérêt même des Turcs de n’entrer en Égypte que lorsque nous l’aurons évacuée au moins en partie ; car, comment éviter sans cela un carnage qui peut-être rendra tous les traités illusoires ?… »


À cette dépêche était jointe une lettre particulière pour Desaix qui montre une fois de plus toute la grandeur d’âme de Kléber :


« Je n’ai point reçu, ainsi que vous le présumez, de nouvelles de France, et j’ai même la conviction qu’il ne m’en arrivera pas, par la raison que, n’ayant point de secours à m’envoyer, on trouvera plus commode de me laisser le soin de débrouiller cette affaire, sauf à m’approuver ou à m’improuver ensuite suivant les circonstances. Il n’en faut pas douter, Bonaparte avait fait le sacrifice de ce pays longtemps avant son départ ; mais il lui fallait une occasion pour le fuir, et il ne l’a fui que pour éviter la catastrophe de sa reddition. Je dis plus, c’est que, s’il avait trouvé à Toulon dix mille hommes destinés à me porter du renfort, il se serait bien gardé de les faire embarquer, il en aurait plutôt renforcé l’armée dont il va prendre le commandement ; car c’est à présent ou jamais le moment où il doit s’assurer de ses succès en Europe, puisque sans eux il serait perdu et culbuté en moins de temps qu’il ne s’est élevé. Vous me voyez agir en conséquence de tout ce que je vous dis ; mais, si de votre côté votre cœur était ouvert à l’espérance, si, improuvant ma conduite, vous aviez la certitude de mieux faire, je serais charmé que vous vous expliquassiez avec franchise ; je vous remettrai alors le commandement dont j’ai été chargé malgré moi, et vous me verrez vous obéir avec autant de zèle et de dévoûment que vous en montrez dans la circonstance. Parlez ! Pour moi, qui ne veux point voir assassiner en détail le reste de cette armée, sans avantages réels pour la patrie, pour moi, qui ai regardé cette expédition comme complètement manquée, aussitôt après l’événement désastreux d’Aboukir et la déclaration de guerre de la Porte, je persisterai dans ma résolution sans m’inquiéter si le blâme ou les éloges doivent m’atteindre ; ma plus douce récompense a toujours été l’assentiment de ma conscience, et elle me dit que je fais bien. Je crois avoir d’ailleurs des armes suffisantes pour me défendre contre ceux qui voudraient m’attaquer… »


Après de longues et pénibles négociations, la convention pour l’évacuation pure et simple de l’Égypte par l’armée française fut enfin conclue. La lettre que Kléber écrit à Desaix à cette occasion n’est pas moins touchante que la précédente :


« Je conviens, mon cher général, vous avoir donné une mission d’autant plus cruelle que le succès dont vous l’avez couronnée ne peut vous faire espérer d’autre récompense que celle de votre propre satisfaction et de la mienne. Une œuvre de raison a toujours été accueillie avec indifférence, et du public et du gouvernement, quoique pour l’accomplir il ait souvent fallu plus de lumière, de talent et de persévérance que pour l’action la plus brillante en apparence. Je conviens encore que, si je vous avais laissé partir au mois de novembre, vous auriez passé des momens bien agréables à Paris ; mais, ou je vous connais mal, ou vous avez toujours préféré de remplir vos momens utilement plutôt qu’agréablement. Enfin, cher général, pour dissiper entièrement votre mauvaise humeur contre moi, mettez un instant Desaix à la place de Kléber, et celui-ci à la place du premier, et demandez alors à Desaix ce qu’en pareille circonstance il aurait fait. Mais la plus grande tâche vous reste à remplir à Paris : c’est là que vous aurez à soutenir contre la toute-puissance irritée le faible qui n’a pour auxiliaire que raison et vérité. Si vous êtes écouté, votre triomphe est certain ; si vous ne l’êtes pas, vous saurez toujours, je pense, ainsi que moi, élever votre âme au-dessus de l’injustice.

« Je donnerai des ordres pour que les bâtimens que vous demandez soient mis à votre disposition, et vous fixerez vous-même le moment de votre départ. Je vous ferai aussi solder ce qui vous est dû. J’étais loin de penser que j’étais votre débiteur ; je me serais, sans cela, empressé depuis longtemps de m’acquitter de ma dette. « Comptez sur cette somme, mais comptez surtout sur mon inviolable attachement, fondé sur la plus solide estime. »


Si, comme l’a dit M. Thiers, Desaix s’était trouvé en désaccord avec Kléber sur l’opportunité de l’évacuation, ce n’est pas lui que ce dernier aurait chargé de démontrer au gouvernement la nécessité de cet acte de raison et de vérité.

D’autre part, le général en chef informe en ces termes le gouvernement, qu’il croit toujours aux mains des directeurs, de la conclusion de la convention :


« Vous trouverez ci-jointe la convention relative à l’évacuation de l’Égypte, que je viens de ratifier, et que je viens de renvoyer à mes plénipotentiaires près le grand vizir. J’ai prévu cet événement avant ma sortie du Caire, et déjà, dans mes précédentes, je vous l’ai fait pressentir. De grandes discussions vont s’élever à ce sujet ; mais, si la véracité et la loyauté du général Bonaparte égalent sa haute fortune, je trouverai sans doute en lui le plus intrépide défenseur. Dans le cas contraire, je saurai me défendre de mes propres armes, et j’ose vous prier de suspendre votre jugement jusqu’à ce que j’aie pu me faire entendre… »


Après avoir rappelé toutes les circonstances qui l’ont amené à cette extrémité, il termine en ces termes :


« Cependant, avant de conclure le traité, j’ai voulu connaître l’opinion des officiers généraux présens au camp, et j’ai cru même ne pouvoir terminer une affaire de cette conséquence sans les convoquer en conseil de guerre. Tout y a été discuté lentement et mûrement, et, en commençant par le plus jeune, chacun a émis librement et séparément son. opinion. Vous en trouverez, citoyens directeurs, le résultat dans le procès-verbal ci-joint… »


Le 7 mars, Kléber écrit à Berthier, devenu ministre de la guerre :


« J’ai reçu avant-hier soir vos dépêches des 12, 16 et 19 janvier.

« Je m’attendais à quelques nouvelles instructions, à une assurance positive de secours prochain en hommes et en armes ; au lieu de cela, je ne lis que des promesses vagues de souvenirs.

« Je m’abstiens, citoyen ministre, de vous communiquer les réflexions que cette conduite m’a suggérées, vous le devinerez bien aisément ; je m’abstiens également de vous donner des nouvelles de ce pays-ci : Constantinople paraît trop bien vous servir ; mais ce dont je ne puis m’abstenir, c’est de vous accuser réception de la lettre que vous voulûtes bien m’écrire au moment de votre embarquement pour la France, et, les circonstances n’étant plus les mêmes, je vous engage aujourd’hui à faire connaître au public égaré ce que vous vous proposiez, de peindre avec les couleurs les plus fortes au directoire. »

Cependant le gouvernement anglais, entre les mains duquel était tombé le rapport de Kléber sur la situation de l’armée, et qui espérait amener celle-ci à se rendre à merci, faisant preuve en cette circonstance de cette mauvaise foi qui est devenue proverbiale, avait refusé de sanctionner la convention conclue par sir Sydney Smith, et envoyé dans la Méditerranée l’amiral Keith pour signifier à Kléber cette décision. Tandis que les Français, pour se conformer aux conditions du traité, abandonnaient les places qu’ils détenaient et s’acheminaient vers Rosette et Alexandrie, Keith vint avec sa flotte mettre le blocus devant ces ports pour empêcher les vaisseaux chargés de troupes d’en sortir. Il écrivit à Kléber sa fameuse lettre à laquelle celui-ci répondit par une proclamation à son armée, digne des héros de l’antiquité :


« Soldats !

« Voici la lettre qui vient de m’être adressée par le commandant en chef de la flotte anglaise dans la Méditerranée :

« À bord du vaisseau de sa majesté la Reine Charlotte, à Minorque, le 8 janvier.
« Monsieur,

« Ayant reçu des ordres positifs de sa majesté de ne consentir à aucune capitulation avec l’armée française que vous commandez en Égypte et en Syrie, excepté dans le cas où elle mettrait bas les armes, se rendrait prisonnière de guerre et abandonnerait tous les vaisseaux et toutes les munitions du port et ville d’Alexandrie aux puissances alliées ; et, dans le cas où une capitulation aurait lieu, de ne permettre à aucune troupe de retourner en France qu’elle ne soit échangée, je pense nécessaire de vous informer que tous les vaisseaux ayant des troupes françaises à bord et faisant voile de ce pays, d’après les passeports signés par d’autres que ceux qui ont le droit d’en accorder, seront forcés par les officiers des vaisseaux que je commande de rentrer à Alexandrie, et que ceux qui seront rencontrés retournant en Europe, d’après des passeports accordés en conséquence d’une capitulation particulière avec une des puissances alliées, seront retenus comme prises, et tous les individus à bord considérés comme prisonniers de guerre.

« Keith. »
« Soldats !

« On ne répond à de telles insolences que par des victoires : préparez-vous à combattre. »


L’effet de cette proclamation fut immense ; l’armée, ressentant vivement l’outrage qui lui était fait, brûlait du désir de le venger. Kléber se mit aussitôt en mesure d’attaquer le grand vizir, qui s’était avancé jusqu’au Caire, et la victoire d’Héliopolis, qui refoula l’armée turque dans le désert, fut sa première réponse à la lettre de l’amiral anglais. Il mit ensuite le siège devant le Caire, qui s’était révolté, et, après un assaut meurtrier, il s’empara du faubourg de Boulaq, qui fut mis à sac par les soldats exaspérés. Peu de jours après, la ville elle-même tomba en son pouvoir.

L’Égypte était reconquise, et l’armée qui, quelques jours auparavant, suivant la pittoresque expression de Kléber, ne possédait plus que le terrain qu’elle avait sous ses pieds, dominait de nouveau le pays. Mourad-Bey lui-même, le chef des mamelucks, qui jusqu’alors n’avait cessé de nous combattre, se déclara notre allié et proclama Kléber sultan français. Aussitôt après la soumission du Caire, le général en chef, abandonnant tout esprit de retour dans la patrie, prit toutes les mesures qui pouvaient consolider sa conquête et assurer à la France la possession de l’Égypte. Il profita des bonnes dispositions des habitans pour augmenter ses forces et trouva, notamment chez les Grecs et les Coptes, ennemis naturels des Turcs, des auxiliaires précieux. Il fortifia le Caire et les points importans, organisa un parc de cinq cents chameaux, toujours prêts pour les transports à effectuer, et remonta sa cavalerie par des levées de chevaux. En même temps, il s’occupa de faire rentrer les impôts, d’assurer aux troupes une solde régulière et de rendre partout une justice à laquelle les habitans n’étaient pas habitués. Partout la confiance renaissait, la situation devenait florissante et l’armée elle-même semblait avoir accepté la perspective de fonder un établissement durable, lorsque Kléber tomba sous le poignard d’un fanatique, le 14 juin 1800, le jour même où Desaix, son ami, tombait de son côté sur le champ de bataille de Marengo.

Après la mort de Kléber, Menou prit le commandement en chef de l’armée ; mais, comme il manquait de l’autorité nécessaire, il ne sut pas se faire obéir des autres généraux et dut, en 1801, capituler sur les bases de la convention d’El-Arych, devant une armée anglaise qui avait débarqué à Alexandrie.

La plupart des historiens reprochent à Kléber de n’avoir pas, dès le premier jour, pris le parti de rester en Égypte, et de n’avoir pas fait, avant la conclusion du traité d’El-Arych, ce qu’il a été obligé de faire après que l’Angleterre eut refusé de le sanctionner. M. Thiers surtout se montre à son égard d’une sévérité qui touche à l’injustice. Il accuse Kléber d’avoir, dans son rapport au directoire, dépeint sous les couleurs les plus fausses la situation de l’armée et volontairement assombri le tableau, d’avoir donné sur les forces dont il pouvait disposer des chiffres erronés, d’avoir, en calomniant la conduite de Bonaparte, été la principale cause du découragement de l’armée, d’avoir conclu, contrairement à l’opinion des généraux Desaix, Davout, Menou, la convention relative à l’évacuation de l’Égypte, d’avoir enfin, dans cette circonstance, montré une faiblesse indigne de son caractère. Si M. Thiers avait eu entre les mains la correspondance de Kléber, il n’aurait pas dit que ce général ne voulait ni commander ni obéir, car il aurait pu se convaincre de l’autorité qu’il exerçait sur ses inférieurs et du respect qu’il témoignait à ses supérieurs ; il ne l’aurait surtout pas traité d’esprit inculte après avoir vu avec quelle finesse et quelle sagacité il apprécie les hommes et les événemens, après avoir pu juger de la noblesse des sentimens dont ses lettres sont l’irrécusable témoignage.

Animé d’un ardent amour de la patrie, ne se laissant ni abattre par les revers, ni griser par les succès, humain et modéré dans la victoire, Kléber est l’une des plus belles et des plus complètes incarnations de l’homme de guerre qui se soient produites dans notre histoire. Par son courage, l’élévation de ses sentimens, par la grandeur de son caractère, il mérite l’admiration de la postérité, et, contrairement à bien d’autres, cependant plus populaires que lui, les mains dans les trésors, il est mort sans laisser une obole. C’est un héros qui ne le cède en rien à ceux de l’antiquité. Aurait-il, s’il avait vécu, été un obstacle à la fortune de Bonaparte ? C’est douteux, car la France, sous le directoire, était tombée si bas qu’on ne pouvait la relever que par une dictature ; mais, comme la plupart des généraux de l’armée du Rhin, il aurait refusé de prêter son concours à une usurpation. Il n’était pas homme à se laisser séduire, ni à consentir, pour un titre, à figurer dans un cortège ; ses goûts simples, son dédain des richesses, son esprit clairvoyant et caustique le disposaient mal au métier de courtisan. Il était d’ailleurs sincèrement attaché à la république et arrivé à un âge où les convictions ne changent guère. Il était peu sensible à la gloire pour elle-même et détestait la guerre à cause des horreurs qu’elle entraîne avec elle ; il ne la comprenait que faite dans l’intérêt du pays et eût à coup sûr refusé de suivre Bonaparte, devenu Napoléon, dans les aventures qui ont conduit la France à sa perte. Ce sont là du reste des questions oiseuses aujourd’hui, et au lieu de nous demander quels services il aurait pu nous rendre, contentons-nous de celui qu’il nous rend en réalité en se montrant à nous comme un exemple à suivre.

La statue qui lui a été élevée en 1840 à Strasbourg, sa ville natale, représente Kléber au moment où il froisse avec indignation la lettre qu’il vient de recevoir de l’amiral Keith, et où il adresse à son armée la proclamation qu’on a lue plus haut ; mais aucune sentinelle française ne monte plus la garde au pied du monument, et ce n’est pas sans un serrement de cœur qu’on se dit que cette honte nous eût été épargnée si, pendant la dernière guerre, un autre Kléber s’était trouvé à la tête de nos troupes.


J. Clavé.
  1. Parmi les travaux qu’il fit exécuter, on cite le château de Grandvillars, l’hôpital de Thaun et la maison des chanoinesses de Massevaux.