Un Français vice-roi de la Plata - Jacques de Liniers, comte de Buenos-Ayres

Un Français vice-roi de la Plata - Jacques de Liniers, comte de Buenos-Ayres
Revue des Deux Mondes6e période, tome 9 (p. 140-172).
UN FRANÇAIS VICE-ROI DE LA PLATA

JACQUES DE LINIERS, COMTE DE BUENOS-AYRES

Ce n’est pas uniquement par la diffusion de théories philosophiques et d’utopies humanitaires que la France du XVIIIe siècle a agi sur les colonies espagnoles de l’Amérique, et concouru à leur émancipation. À cette propagande par les idées correspondit la propagande par l’action personnelle des nombreux représentans de l’aristocratie française, qui partirent pour les Indes Occidentales à la recherche d’une cause à défendre, de terres nouvelles à explorer, ou, plus simplement, d’une aventure à courir. La participation de la noblesse française à l’indépendance des Etats-Unis n’est que l’épisode le plus célèbre de la croisade continentale. Bientôt notre Révolution donne une intensité nouvelle à cette influence indiscutée, en ajoutant, à la force de l’exemple et des doctrines, le contact avec le sol américain de nombreux émigrés, qui n’ont pas rejoint l’armée des princes, ou qui, à l’opposé de Chateaubriand, ont abandonné Coblentz pour traverser l’Océan.


I

Parmi ces existences plus ou moins romanesques de gentilshommes déracinés, bien peu atteignent la grandeur dramatique de celle de Jacques de Liniers. Il naquit à Niort le 25 juillet 1753, d’une ancienne famille poitevine, qui avait donné huit chevaliers à l’ordre de Saint-Jean de Jérusalem. Cadet sans fortune, il fut d’abord élevé à l’Oratoire ; puis, à douze ans, admis dans l’ordre de Malte comme page du grand maître Fonseca. Après trois ans de séjour dans cette école militaire de la noblesse européenne, il reçut la croix de chevalier. En 1768, sur la recommandation de son oncle, le comte de Bremond d’Ars, gouverneur d’Amboise, il obtint un brevet de sous-lieutenant au régiment de Royal-Piémont cavalerie. En 1774, il se trouvait avec son régiment à Carcassonne et s’y consumait dans les loisirs de la longue paix qui suivit la guerre de Sept Ans, quand les préparatifs d’une expédition espagnole contre Alger vinrent tenter son âme de soldat. Il prit du service en Espagne, après avoir remis à son colonel, Gabriel de Talleyrand, son brevet de lieutenant. La démarche était régulière et rendue alors assez commune par l’alliance perpétuelle des deux pays. Nombreux étaient les officiers nobles qui suivaient ce parti ; il suffira de noter que, jusqu’à son départ pour l’Amérique, ce fut sous les ordres de chefs français, le prince de Rohan et le duc de Grillon, que Liniers fit ses campagnes espagnoles d’Afrique et de Gibraltar.

L’expédition d’Alger fut un désastre ; mais le jeune Liniers, qui s’y battit avec entrain, en rapporta le goût de la marine, si bien que, de retour à Cadix en 1776, il obtint, après examen, d’embarquer comme enseigne de vaisseau sur l’escadre que Don Pedro Ceballos, premier vice-roi de Buenos-Ayres, armait contre le Brésil. La campagne s’ouvrait brillamment, quand le traité de Saint-Ildefonse y coupa court, en restituant aux Portugais tout le terrain conquis, sauf la fameuse Colonia. Trois ans plus tard, Liniers, déjà lieutenant de frégate, servait dans l’escadre de Cordoba qui opérait contre Minorque. À l’attaque de Mahon, où les Espagnols, commandés par Crillon, se couvrirent de gloire, il reçut une blessure assez grave et fut promu lieutenant de vaisseau. Il se signala encore, quelques mois après, au siège de Gibraltar, et en revint capitaine de frégate. Après une nouvelle et non moins infructueuse tentative de l’escadre de Barcelo contre les régences barbaresques, le capitaine Liniers, qui venait d’épouser une Malaguène d’origine française, passa trois ans à terre, occupé à des travaux d’hydrographie, Rappelé en France par l’amour du sol natal, retenu en Espagne par ses nouveaux liens de famille, il semble avoir hésité sur l’orientation définitive de sa vie. La mort prématurée de sa jeune femme, qui lui laissait un fils, décida de sa destinée. La solitude de l’Océan lui apparut comme un refuge à la solitude du cœur : en 1788, il fut destiné sur sa demande à la station du Rio de la Plata. La chute de la royauté en France et le bouleversement du pays n’étaient pas faits pour l’y rappeler. Un second mariage avec la fille du riche facteur de la Compagnie des Philippines, Don Martin de Sarratea, acheva de le fixer dans la contrée. Il y végétait, comme chef de l’escadrille de Montevideo, quand le grade de capitaine de vaisseau, qu’il reçut en 1769, sembla marquer le plus haut échelon de sa carrière.

Quelques années après, pour subvenir à ses charges de famille, il obtenait du vice-roi Del Pino le gouvernement provisoire des Missions. Il partit avec femme et enfans pour la province jésuitique, où il resta établi deux ans, étudiant les moyens de la rendre à son ancienne prospérité. En 1804, dans un mémoire présenté au Conseil des Indes, après avoir dénoncé certains abus administratifs, il en proposait le redressement énergique. Pour prix de son attitude, il reçut de la cour de Madrid, qu’il avait troublée dans sa quiétude coloniale, au lieu d’une nomination définitive, l’annonce de l’arrivée de son successeur. En regagnant Buenos-Ayres par le Parana, seule route alors praticable, il vit, suprême amertume ! sa dévouée compagne succomber aux privations et aux fatigues du pénible voyage. II confia ses six enfans aux grands-parens Sarratea et reprit son obscur commandement maritime à l’Ensenada ou baie de Barragan, à huit lieues au Sud de Buenos-Ayres. Et c’est là que la gloire tardive vint le chercher pour l’élever au pinacle, et l’en précipiter bientôt par une chute foudroyante et mortelle.

A cinquante ans passés, robuste, fort, avec sa haute taille que l’âge ni le malheur n’avaient courbée, toujours élégant et portant beau, l’ancien officier de Royal-Piémont possédait un don de séduction personnelle dont tous ceux qui l’ont approché, hommes et femmes, courtisans de Versailles et créoles de Buenos-Ayres, compagnons d’armes et généraux ennemis, ont subi le charme irrésistible. Joignant à une folle bravoure une sorte de candeur virile faite de droiture et de bonté, il laissait voir, à défaut d’ambition définie, comme un pressentiment de son étrange destinée. Le premier Jurien de la Gravière (oncle de celui que nous avons connu), qui visita la Plata et y vit Liniers vers 1804, consigne en ses Souvenirs d’un Amiral l’impression profonde que lui laissèrent la personne et la conversation de l’officier expatrié.


II

Même avant le triomphe définitif de Trafalgar (21 octobre 1805) qui lui assura l’empire des mers, l’Angleterre était résolue à reprendre à la République Batave la colonie du Cap de Bonne-Espérance, que le traité d’Amiens avait rendue à celle-ci. Dès juillet 1805, le ministre Castlereagh organisait à Cork une expédition composée de 6 000 hommes de toutes armes, qui s’embarqua sur l’escadre de sir Home Popham à destination du Cap. Le commandement en était confié au major général sir David Baird, avec le brigadier sir William Carr Beresford, — le futur adversaire de Soult en Espagne, — pour commandant en second. Les instructions de l’Amirauté portaient que la possession du Cap une fois assurée, l’excédent des forces d’occupation se répartirait entre l’Inde et Sainte-Hélène ; aucune mention n’était faite des colonies espagnoles. Tout se passa comme on l’avait prévu. Dans les premiers jours de janvier 1806, la division anglaise effectua son débarquement à Lospard Bay ; le 18, après une courte défense pour l’honneur, le général hollandais Jansens signait la capitulation qui convertissait le Cap en colonie britannique.

Ce fut sur les suggestions d’un certain capitaine Wayne, patron d’un négrier mouillé à Table Bay, et qui connaissait vaguement la Plata, que le projet d’envahir, sans ordre supérieur, ces riches provinces sud-américaines, germa dans le cerveau fertile de l’amiral anglais. Baird finit par se prêter à l’étrange équipée. Il confia au général Beresford le 71e régiment de highlanders écossais, avec un détachement d’artillerie et une centaine de dragons. La petite troupe, qui en passant par Sainte-Hélène devait se renforcer de quelque 300 hommes et de quelque armement, se rembarqua au mois d’avril sur les navires qui l’avaient amenée, et qui la conduisirent en deux mois sur la côte sud-américaine. Contre l’avis sensé de Beresford, qui préférait commencer par Montevideo, l’attaque immédiate à Buenos-Ayres fut décidée. On traversa donc, de l’Est à l’Ouest, le large estuaire jusqu’à Ensenada, où se trouvait Liniers. L’éveil étant donné par la batterie de terre, les envahisseurs se rapprochèrent de Buenos-Ayres pour débarquer, dans la soirée du 25, sur la place de Quilmes, à trois lieues de la capitale, sans que le moindre indice de résistance ou d’alarme vint gêner l’opération. Le lendemain, à l’aube, Beresford rangea ses 1 600 hommes en bataille, disposa son artillerie sur les flancs et à l’arrière-garde ; puis, résolument, se mit en marche vers cet Eldorado du négrier Wayne, dont il ignorait tout, population, état d’esprit, moyens de défense, — sauf que la place était bonne à prendre comme butin de guerre et meilleure à garder comme colonie de rapport.

Buenos-Ayres n’était alors qu’un grand village colonial, inférieur par l’étendue à d’autres capitales de l’Amérique espagnole qui, aujourd’hui, tiendraient à l’aise dans un de ses faubourgs. Le groupe des îlôts bâtis dessinait un vague triangle isocèle, plus large que haut, dont la base, sur un parcours d’un kilomètre et demi, s’allongeait du Nord au Sud en bordure du fleuve. On en connaît le tracé en damier, à cases carrées de 120 mètres, que séparent les rues étroites, tirées au cordeau, se coupant à angles droits, invariablement orientées Est-Ouest, Nord-Sud, suivant ce moule uniforme, prescrit par le Code des Indes (qu’on aura tant de peine à briser) et dont le rigide Escurial semble réaliser l’idéal artistique. Le Fort, avec la résidence du vice-roi, occupait la case médiane sur le Rio, là même où s’élève le palais du gouvernement ; le carré contigu formait la Plaza Mayor, avec l’Hôtel de Ville à l’Ouest et, au Nord, la Cathédrale. Quelques clochers d’églises et de couvens, points stratégiques des prochains combats des rues, rompaient çà et là l’uniforme entassement des maisons basses. Pas une avenue, pas une tache verte sur les deux ou trois places : seuls les larges patios moresques laissaient déborder de leurs galeries à colonnades quelques plantes grimpantes ou arbustes en fleurs. Autour des quartiers bourgeois, le quadrillage continuait, marquant des cuadras à moitié vides, des vergers enclos d’aloès, surtout des terrains vagues encombrés de ranches en torchis où grouillait la populace de couleur ; maraîchers, colporteurs, charroyeurs, manouvriers, tous esclaves ou affranchis d’hier, ceux-ci moins gais que ceux-là et ayant gardé le pli sinon le regret de la servitude. Au delà des faubourgs, la plate banlieue s’accidentait de pauvres hameaux reliant les métairies de cultures et de pâturages, et tout de suite après, s’ouvrait la pampa infinie, où les premières estancias, couvertes de bétail en liberté, formaient, sur une largeur de quinze ou vingt lieues, une zone de conquête précaire, que les Indiens saccageaient fréquemment en forçant la faible ligne des fortins. Au Sud, la ville était couverte par un médiocre cours d’eau, le Riachuelo que les marées de l’estuaire élargissent brusquement à l’embouchure, et qui, depuis la conquête, a joué dans l’histoire des invasions un rôle stratégique de premier ordre.

La ville, faubourgs et banlieue compris, comptait alors 40 000 habitans, dont les trois quarts étaient Européens (Espagnols) ou créoles de race blanche. Dans le quart restant, dominaient de beaucoup les nègres et les mulâtres, esclaves ou affranchis ; les Indiens et métis ne dépassaient pas le millier. Cette majorité européenne, ce haut titre ethnique, pourrait-on dire, était déjà la caractéristique de la population.

Les Espagnols constituaient en principe la classe dirigeante : hauts fonctionnaires, administrateurs, chefs militaires, gens de robe et d’église. Espagnol aussi le haut commerce, qui introduisait les articles européens et expédiait à Cadix les produits du pays sur les navires de registre. Pourtant, un groupe supérieur s’était formé des natifs issus d’Espagnols ; aussi nombreux, aussi riches que les péninsulaires, ils étaient de plus possesseurs du sol et, par là, patrons-nés de ces gauchos vaillans et demi-nomades, futurs soldats de l’Indépendance, qui couraient les estancias et s’y employaient à des besognes à cheval, tenant plus du sport que du travail champêtre. Beaucoup de ces « créoles, » — nom et qualité dont ils étaient déjà fiers, — ne se contentaient plus d’être les grands terriens ; ils pénétraient dans l’administration, l’armée, le barreau, briguaient les charges municipales en attendant mieux. Plusieurs étaient docteurs de Chuquisaca, la Salamanque sud-américaine ; d’autres, élevés en Espagne, en revenaient moins Espagnols qu’ils n’étaient partis, tout à fait dissidens d’esprit et de cœur, déjà « Argentins, » bien que le nom ne courût pas encore. Tour à tour urbains et ruraux, ils se mariaient jeunes, formaient des familles nombreuses, retenus au foyer par des femmes charmantes et dévouées, à l’âme douce et un peu enfantine, où la Révolution, pourtant, allait insuffler le plus ardent patriotisme. La masse indolente se laissait aller au courant, comme des îlots flottans de ses grands fleuves, que les chroniqueurs espagnols ont décrits bien avant que Chateaubriand en semât le Meschacébé.

Jusqu’à ce jour les élémens hétérogènes avaient vécu côte à côte, se frôlant sans se froisser : l’invasion anglaise, avec la revanche qui s’ensuivit, fut le choc décisif qui fit éclater l’hostilité latente des composans et en précipita la séparation. Cette crise salutaire, tout vint à souhait pour la provoquer. La somme d’incurie, d’incapacité, de lâcheté qui fut nécessaire aux gouvernans pour livrer sans combat la capitale de ces vastes provinces à une poignée de soldats anglais, dépasse de si loin toute limite assignable qu’on aima mieux croire à la trahison : on affirma que, dans la nuit du 24, qui précéda le débarquement, des signaux de feux avaient été échangés entre le Fort et l’escadre ennemie. Le vice-roi Sobremonte et ses sous-ordres n’étaient coupables que d’ineptie, mais poussée à un degré où elle atteignait la beauté du symbole et devenait représentative de deux cents ans de décadence. Résumons en quelques mots cette journée d’ignominie.

La garnison de Buenos-Ayres se composait alors d’un millier d’hommes des trois armes, auxquels il faut ajouter 280 lanciers ou blandengues de la frontière ; en outre, les bataillons de milices, qui représentaient un chiffre double, avaient été réorganisés et exercés durant les derniers mois. La rivalité existante, entre les corps exclusivement créoles et les Espagnols, avait du moins produit cet effet utile de développer, par un sentiment d’émulation, la discipline et l’esprit militaire des uns et des autres. Appelés et casernes aux premières rumeurs d’invasion, ils manœuvraient sur les places presque à la vue de l’ennemi, prêts à réaliser de leur mieux le plan de défense qu’ils supposaient en voie d’élaboration au quartier général. Tout n’y était que désordre et affolement. A la première annonce du danger, le vice-roi faisait ses préparatifs de départ avec Sa famille et une nombreuse escorte. Les principaux chefs espagnols, piliers de garnisons qu’on envoyait aux colonies prendre leurs invalides, se révélèrent aussi incapables de concevoir une mesure utile que de l’exécuter. Après avoir passé la journée du 25 juin sur la terrasse du Fort, à observer à la longue-vue le débarquement des chaloupes anglaises, que 500 hommes bien postés auraient changé en irréparable désastre, l’inspecteur général Arce résolut le lendemain de barrer le chemin à l’ennemi formé en bataille, à Quilmes même. Les forces espagnoles lâchèrent pied aux premières décharges et ne se refirent que sur le Riachuelo, où, se joignant à quelques compagnies de milices, elles tentèrent de disputer le passage du gué. Mais, les munitions manquant, on battit en retraite ; d’ailleurs, un ordre supérieur arriva qui enjoignait aux troupes de se replier sur le Fort afin d’obtenir une « honorable capitulation ; » c’était le dernier geste héroïque de Sobremonte, avant de s’enfuir à Cordoba. Quelques heures après, les troupes anglaises pénétraient dans la ville sans coup férir, et le général Beresford, installé dans la demeure des vice-rois, y dictait son premier décret comme « gouverneur de Buenos-Ayres pour Sa Majesté Britannique. »


III

Le lendemain, chefs et officiers, prisonniers sur parole, prêtèrent le serment d’usage. Quelques jours plus tard, le 5 juillet, sur invitation écrite du Cabildo, qui fonctionnait toujours, les corporations civiles et ecclésiastiques, les alcades de quartiers, tous les notables de la ville vinrent au Fort, à midi sonnant, jurer fidélité à Sa Majesté George III. Seul, un obscur officier de marine, commandant du poste maritime de l’Ensenada, et comme tel non compris dans la capitulation, s’était abstenu de tout engagement. Il obtint par un Irlandais de ses amis un sauf-conduit de quelques jours pour visiter sa famille : ce fut ainsi que Jacques de Liniers, capitaine de vaisseau au service de l’Espagne, put, sans manquer à l’honneur, accomplir le dessein hardi qu’il avait conçu.

Il était descendu chez son beau-père Sarratea où habitaient ses enfans. La spacieuse demeure coloniale se dresse encore en face du couvent de Saint-Dominique, à quatre cents mètres du Fort. Liniers s’y trouvait à merveille pour étudier la situation. Par les Sarratea et surtout par les Dominicains, qui avaient un œil partout, il fut promptement renseigné sur les forces anglaises et les dispositions des habitans. On ne reprochait aux envahisseurs ni désordres, ni abus de pouvoir ; même d’excellentes mesures administratives avaient été prises ; d’ailleurs, on n’avait pas touché au régime municipal qui continuait à fonctionner sans immixtion des autorités anglaises. Donc, de haine violente et personnelle contre les maîtres du jour, il n’en existait pas. Mais la fierté créole, bien plus que le patriotisme espagnol, ne supportait qu’en frémissant le joug étranger. Des complots s’organisaient dans l’ombre, plus ou moins criminels ou insensés ; les uns, germes en des cerveaux catalans, reposaient sur l’incendie et l’assassinat ; les autres, conçus par quelques créoles écervelés, tendaient à un soulèvement des gauchos, armés de lazzos et de piques, contre des bataillons aguerris. Il y avait encore les appels grotesques du vice-roi déchu aux paysans de Cordoba, plus désarmés et fuyards que les gauchos de la plaine. Enfin, on parlait aussi de certains préparatifs de résistance organisés à Montevideo en vue d’une attaque possible de l’escadre anglaise. Tout bien pesé, et sans se dissimuler les conséquences terribles qu’un échec sanglant pourrait avoir pour la ville, Liniers se résolut à l’héroïque entreprise, en cherchant un appui à Montevideo. Il ne semble avoir averti personne de son dessein, sauf le prieur des Dominicains et, sans doute, Sarratea.

Montevideo est située à 35 lieues à l’Est de Buenos-Ayres, sur la rive opposée ou Bande orientale du Rio de la Plata. Par les bateaux à vapeur, la traversée se fait aujourd’hui directement en huit heures. Au commencement du siècle passé, suivant l’itinéraire le plus usuel, on traversait le Rio sur une largeur de 23 à 30 milles de large, en partant de Buenos-Ayres ou du Tigre, pour débarquer à la Colonia, et de là gagner par la poste la capitale de l’Uruguay. Liniers prit passage à Las Conchas (qui est proprement le port du Tigre) le 10 juillet 1806, et débarqua à la Colonia quelques heures après.

A Montevideo, il trouva l’opinion toute à la guerre, sous la menace d’une attaque réelle ou simulée de l’amiral Popham, Un corps de troupe d’environ 1 500 hommes était sous les armes, avec une escadrille prête et des transports en quantité. Il y en avait trop ; et Liniers dut dépenser des trésors d’éloquence et de diplomatie a démontrer qu’il ne fallait pas dégarnir la place, encore moins la priver de son vaillant gouverneur ! Un noyau de 500 soldats de ligne, débarquant près de Buenos-Ayres, suffirait à attirer en quelques heures un nombre double de volontaires armés. Son plan fut accepté, grâce au concours de quelques officiers de marine qui appuyèrent leur supérieur hiérarchique, et, l’expédition décidée, Liniers en fut nommé officiellement commandant en chef avec, pour second, son camarade et ami le capitaine de frégate Gutierrez de la Concha (père des deux généraux espagnols de ce nom), qui devait être son compagnon de gloire et d’infortune.

La division libératrice quitta Montevideo le 22 juillet et atteignit la Colonia le 3 août. Au dernier moment, Liniers avait dû accepter quatre compagnies (250 hommes) de milices montevidéennes dont les officiers, Chain, Larretta, Ellauri, Zuniga, etc., appartenaient aux meilleures familles, et qui, tous, firent bravement leur devoir. A Las Couchas, où l’expédition prit terre, 400 ou 500 hommes s’y adjoignirent : marins espagnols de la flotte et volontaires buenos-ayriens. Mais la recrue la plus importante fut celle du vaillant corsaire français Hippolyte Mordeille, qui, avec 73 matelots débarqués de sa corvette Dromadaire, offrit son concours spontané à la reconquête et s’y couvrit de gloire. Le 4, la petite armée, dont l’effectif ne dépassait pas 1 300 hommes, entreprit sa marche sur Buenos-Ayres.

Elle fut extrêmement lente et pénible. Pour éviter une attaque de Beresford en rase campagne, il fallut décrire une grande courbe à l’Ouest, jusqu’aux marais de la Chacarita (ancienne ferme des Jésuites), où l’on ne parvint que le 9. Liniers était l’âme joyeuse de la troupe : tous les témoignages s’accordent sur cette bonne humeur inaltérable qui est la satisfaction robuste et comme le rayonnement de l’héroïsme en activité. Le lendemain, qui était un dimanche, le temps se remit, et l’on voulut voir un heureux présage dans le clair soleil qui permit aux compagnies rangées d’entendre à l’air libre la messe, célébrée dès l’aube par le chapelain uraguayen Larrañaga, ardent patriote et naturaliste amateur estimé de Cuvier. L’office à peine terminé, la division se rapprocha de la ville, jusqu’à une demi-lieue vers l’Ouest, aux abattoirs dits Corrales de Miserere, qui sont aujourd’hui la Place du Onze-Septembre. Nous retrouverons cet inévitable point stratégique, lors de la seconde invasion anglaise. On y était à dix heures du matin, et c’est de là que Liniers adressa au général anglais la sommation de se rendre, qu’il fit porter par son aide de camp. Cette démarche audacieuse ne faisait que traduire militairement la véritable situation, qui n’avait pu échapper à l’œil exercé de Liniers ; elle était intenable devant une attaque énergique des troupes, appuyée du concours matériel et moral de la population. Beresford l’ignorait moins que personne. Sa réponse écrite à l’arrogant cartel en était la meilleure justification : il refusait de se rendre, comme l’exigeait son honneur de soldat, mais en ajoutant qu’il résisterait jusqu’aux limites extrêmes « fixées par la raison, » il révélait lui-même son peu d’espoir dans la victoire.

L’attaque décidée, il fallait d’abord s’emparer du Retiro ou Plaza de Toros, poste avancé au Nord de la ville qu’occupaient 200 soldats anglais. Une charge à la baïonnette délogea l’ennemi, qui battit en retraite vers la citadelle. Un renfort envoyé par Beresford ne put arrêter l’élan des volontaires de Buenos-Ayres et de Montevideo, appuyés par quelques décharges de mitraille qui balayèrent la rue ; la colonne anglaise décimée courut s’enfermer dans la Plaza Mayor en laissant la rue semée de cadavres. Mais il était tard et Liniers ne put que se fortifier dans ses positions. La journée du lendemain fut employée par les Buenos-Ayriens à débarquer la grosse artillerie de marine pour la braquer sur la citadelle où Beresford était résolu à se défendre. Ce fut le 12, dans la brume épaisse de ce matin d’hiver, que l’action décisive s’engagea. Liniers avait divisé sa petite armée en trois colonnes, qui devaient respectivement tenter de déboucher par un des trois angles de la Plaza Mayor. Celle-ci était barrée à l’Est, du côté du fleuve, par une galerie d’arcades, dite la Recova, qui la séparait de la place d’armes où s’élevait le Fort. L’attaque convergente était pour midi, mais l’ardeur de Mordeille la précipita. Vers neuf heures, dans la cuadra de la cathédrale qui lui était assignée, il se glissait avec ses matelots rasant les murs à la faveur de la brume, tandis que les miquelets catalans en faisaient de même de l’autre côté de la rue, quand ils furent découverts par un poste ennemi. L’alarme donnée, une colonne anglaise s’avança sur les assaillans qui tinrent ferme tout en demandant du renfort. Liniers, qui commandait personnellement la colonne du Nord, dut modifier son plan antérieur ; il envoya soutenir Mordeille par les milices de l’Uruguay, donna l’ordre à chaque colonne de gagner la place à tout prix en délogeant l’ennemi qu’elle avait en face, pendant que lui-même quittait le parvis de la Merced, où il avait pris position, pour attaquer l’angle Nord de la Recova, du haut de laquelle Beresford dirigeait la défense. En moins d’une heure, l’action devint générale ; les attaques simultanées étaient en plein effet, et les colonnes assaillantes, sous le feu plongeant et meurtrier des fantassins anglais postés sur les terrasses, semaient les rues natales de cadavres, mais avançaient toujours.

Au moment où Liniers, l’uniforme traversé de trois balles, débouchait à l’angle Nord-Est, les deux généraux, par une coïncidence étrange et terrible, virent tomber à leurs côtés leurs aides de camp, mortellement frappés : le capitaine Kennett, ami de Beresford, expira là même ; l’enseigne de vaisseau Fantin succomba le lendemain. Comme si l’incident tragique eût fait défaillir un instant cette âme intrépide, Beresford donna le signal de la retraite, et la division anglaise, décimée, se replia sur le Fort, en faisant toujours face à l’ennemi : le général fut le dernier à passer le pont-levis. Aussitôt, soldats et peuple mêlés firent de tous côtés irruption sur la place et vinrent battre les vieux murs, comme les flots de l’estuaire aux jours de grande crue. La fusillade continuait et quelques canons traînés à bras étaient déjà mis en batterie. Les corsaires de Mordeille, toujours à l’avant-garde, apportaient des échelles, se préparant à l’assaut comme à un abordage. Alors, à l’angle Nord-Est du parapet, on vit apparaître Beresford, tête nue, l’épée à la main, en même temps, qu’un drapeau blanc était hissé. Mais la fumée empêchait de voir et le feu ne cessait pas. Un bref dialogue en français s’échangeait entre Mordeille au pied de la muraille et le général anglais qui, bientôt, lui jetait son épée. Le marin français la lui rendit attachée à une corde faite de mouchoirs. En même temps, un matelot hissa au bastion le drapeau espagnol, et au feu qui cessa tout à coup succéda une immense acclamation. Liniers rétrograda vers le Cabildo, à l’entrée duquel il se tint debout, entouré de quelques officiers et des alcades accourus. C’est là qu’il reçut le général vaincu. Liniers serra dans ses bras le futur vainqueur d’Albuéra. La capitulation accordant les honneurs de la guerre, la garnison anglaise, une heure après, sortait du Fort, tambours battans et enseignes déployées, pour venir défiler devant les troupes victorieuses avant de déposer les armes.

Le combat avait été meurtrier : les pertes des Anglais dépassaient 300 hommes, 3 officiers morts et 8 blessés, entre autres le lieutenant-colonel Pack, commandant du 71e highlanders ; Liniers eut 200 hommes hors de combat, sans compter les volontaires du dernier moment qui ne figuraient sur aucun rôle. Les soldats prisonniers furent éparpillés dans les provinces, où presque tous s’établirent et firent souche d’Argentins. Les chefs et officiers, d’abord prisonniers sur parole, furent confinés à l’intérieur quand l’annonce d’une seconde invasion rendit leur liberté dangereuse. Beresford et Pack y virent le droit de s’évader. Beresford refusa de prendre part à la seconde invasion de Buenos-Ayres ; Pack, moins scrupuleux, y revint à la tête d’un régiment. Ceci faillit priver l’armée anglaise à Waterloo d’un de ses plus solides brigadiers : retombé prisonnier, il ne dut qu’à l’énergique intervention de Liniers d’échapper à la populace furieuse, qui voulait le pendre pour sa forfaiture.

Ainsi fut reconquise sur les Anglais, par un brillant fait d’armes, la ville dont ils s’étaient, quelques semaines auparavant, emparés par surprise. Ce n’est pas une vaine phrase de dire que cette défaite, où un cinquième des leurs tombèrent vaillamment, les honore, plus qu’une victoire indisputée, et qu’ils eurent plus de mérite dans cette défense de Buenos-Ayres qu’ils n’en avaient eu à le gagner. Ce n’est donc pas à tort que les Argentins font partir de la « Reconquête, » ainsi qu’ils la désignent tout court, leurs fastes historiques. Il y eut là, en effet, comme une « conception » invisible mais réelle de la nationalité future, qui, après quatre ans de gestation, allait venir au jour. Quant au héros de la journée libératrice, ce fut pour lui l’heure rayonnante et unique, que d’autres purent, selon le mot de Vauvenargues, dépasser en éclat mais non pas en douceur. Bientôt viendront à Liniers, avant la catastrophe, les grades, les titres de Castille, la vice-royauté, tous les honneurs ; mais rien ne vaudra le premier baiser de la gloire, que résume ce surnom claironnant de Reconquistador, jailli du cœur d’un peuple entier en une effusion de reconnaissance et de virile tendresse.


IV

L’enthousiasme que produisit en Espagne la reprise de Buenos-Ayres n’a pas besoin d’être décrit. En Angleterre, où le succès éphémère n’épargna pas à ses auteurs le Conseil de guerre qu’ils avaient encouru, la nouvelle de l’échec causa une sensation de stupeur et de colère qui, chez ce peuple de self-control, se traduisit promptement en mesures ayant pour objet de satisfaire à la fois l’orgueil national et l’intérêt positif, également atteints. Une véritable expédition de conquête fut décidée qui, après Trafalgar et l’état de guerre persistant avec la France et l’Espagne, se justifiait d’elle-même. D’ailleurs, le gouvernement britannique n’avait pas attendu la rude déconvenue pour apprécier l’insuffisance du corps d’occupation. Dès le mois d’octobre 1806, 1 400 hommes, détachés du Cap, prenaient possession de Maldonado, à l’entrée de l’estuaire. Bientôt, l’escadre de l’ami- ral Stirling, successeur de Popham, amenait 4 000 hommes, sous le commandement de sir Samuel Achmuty, pour renforcer Beresford, qu’on croyait toujours maître de la capitale. La jugeant un trop gros morceau pour lui seul, le sage Achmuty dut se contenter de Montevideo, qu’il prit d’assaut le 3 février 1807 : ce fut là que tomba le brave Mordeille, mortellement frappé. Quelques jours après, une autre escadre, sous l’amiral Murray, quittait Plymouth, conduisant au Chili le brigadier Craufurd avec 4 200 soldats.

Elle était à peine partie qu’arrivait à Londres la nouvelle de la perte de Buenos-Ayres : le brick rapide Fly put rattraper Murray au Cap, avec contre-ordre de rallier Stirling et d’attendre à Montevideo le général en chef Whitelocke qui, en effet, arriva en mai 1807, avec quelques renforts. D’après son attitude devant la cour martiale qui le jugea plus tard, Whitelocke était probablement le plus médiocre des chefs présens, — lesquels, Achmuty à part, formaient une belle collection de médiocrités ; — en tout cas, l’exécution le montra inférieur à l’entreprise. A la tête d’un corps d’armée de 10 000 soldats aguerris, pourvu d’une artillerie suffisante et appuyé de deux fortes escadres, il ne douta pas qu’il réduirait une ville ouverte, dont, un an auparavant, une brigade anglaise avait eu raison. Déduction faite des garnisons qu’il dut laisser à Montevideo et Maldonado, il avait encore 8 000 hommes avec lesquels il partit de la Colonia pour débarquer sans grande difficulté à l’Ensenada, le 28 juin 1807, et de là se mit en marche vers la ville : les quelques officiers qui, comme Pack, avaient fait partie de la première expédition, purent penser que la promenade militaire recommençait.

Au lendemain de la capitulation de Beresford, l’Audience et le Cabildo, à peine remis en fonctions, tentèrent de rétablir l’autorité suprême en rappelant de Cordoba le vice-roi fugitif. Mais tout à coup, le « peuple, » entité nouvelle qui entrait en scène pour n’en plus sortir, envahit le vénérable Hôtel de Ville, proclamant la déchéance de Sobremonte et demandant que Liniers lui fût substitué. Il va sans dire que le Conseil n’avait pas qualité pour prendre l’une ou l’autre mesure. Mais en fait, Sobremonte demeura effacé, à Cordoba ou à Montevideo, jusqu’à son départ pour l’Espagne, tandis que le Reconquistador s’installait au Palais des vice-rois. Liniers, outre son glorieux surnom populaire, était alors qualifié officiellement tantôt de « capitaine général, » tantôt de « gouverneur de Buenos-Ayres. » Servie par un pouvoir absolu, son infatigable activité militaire, durant l’année comprise entre la Reconquête et la « Défense » (ainsi qu’on désigne dans l’histoire argentine la campagne de juillet 1807), accomplit des prodiges.

On savait, et l’occupation de Montevideo vint bientôt le confirmer, le gouvernement anglais résolu à recouvrer Buenos-Ayres par la force : ce fut sous cette obsession incessante que le chef gouverna, sous cette préoccupation virile que le peuple obéit. Créoles et Espagnols, portenos et provinciaux, riches et pauvres, jeunes et vieux, acceptèrent sans murmurer l’incorporation dans un bataillon civique, les exercices journaliers, les manœuvres, la discipline, les corvées, toutes les dures impositions de la milice, aggravées, chez la plupart, par le besoin de se suffire, alors que le commerce chômait, les impôts rentraient mal et les caisses pillées par Popham ne se refaisaient pas. Beaucoup devaient se pourvoir d’uniforme, de fourniment ; le cavalier amenait son cheval, l’officier riche défrayait de viande et de hierba sa compagnie.

L’ardeur des Buenos-Ayriens surtout fut admirable : de leurs milices urbaines sortirent, officiers et soldats, les futurs guerriers de l’Indépendance. Le plus fameux de ces régimens de volontaires, dit « légion des patrices, » dont l’effectif atteignit 1 500 hommes devint une sorte de garde consulaire qui représenta jusqu’à la Révolution le sentiment local contre l’esprit espagnol.

Cette militarisation d’une cité coloniale fut l’œuvre méritoire de Liniers, bien plus importante que la Défense même, puisque c’est grâce uniquement à celle-là que celle-ci fut efficace. On se figure ce que représenta de labeur pour les uns, de sacrifice pour les autres, de dévouement pour tous, la formation complète d’un contingent de 9 à 10 000 hommes, dont le septième à peine appartenait à la troupe de ligne. De cette petite armée improvisée, tout était à créer et tout se créa, l’âme et le corps : la discipline, la résistance, l’aptitude au combat, les armes, les munitions, l’équipement, les subsistances en campagne. Liniers devait être partout, avoir l’œil à tout. Le plus scrupuleux des historiens argentins lui rend justice : « Il révéla, dit-il, un véritable génie organisateur. »

La courte campagne, cependant, débuta mal. Liniers eut la faiblesse de céder à quelques bourgeois trembleurs du Cabildo, qui redoutaient l’entrée de l’ennemi, et aussi aux fanfaronnades d’un colonel espagnol Elio, sorte de Miles gloriosus, qui, dans les succès généraux les plus avérés, trouvait toujours moyen de se tailler une déroute personnelle. Avec une partie de son armée, il franchit le Riachuelo, le 2 juillet, pour offrir le combat à la division de Craufurd, forte de 2 000 hommes. Il se laissa tourner, ne put soutenir une attaque de flanc, tenta vainement de contenir les troupes débandées de Elio et fut lui-même entraîné dans la panique. Le lendemain, Liniers put rassembler à la Chacarita une partie de ses forces et, par le Retiro, reprendre la direction centrale de la défense qu’il ne devait plus abandonner. Il était temps : à cette heure même, l’armée anglaise venait camper à l’Ouest, près des abattoirs dont nous avons déjà parlé. Au quartier général de Whitelocke, la soirée s’employa à discuter et finalement approuver le plan d’attaque : il était simple comme la figure de la ville, dont il s’inspirait. Il consistait à diviser en deux chacun des régimens attaquans (à l’exception du 38e, commandant Nugent, qui manœuvra seul, à l’extrême Nord), et à pénétrer ainsi dans la place, par douze colonnes, dont chacune devait parcourir la rue correspondante, en balayant devant soi toutes les résistances jusqu’à ce qu’elle parvint en vue du fleuve, où tous les corps se reformeraient pour converger à la Plaza Mayor.

On n’essaiera pas de décrire l’exécution de ce plan stratégique : même ceux qui connaissent Buenos-Ayres ne s’y retrouveraient qu’en ayant une carte sous les yeux. Mieux vaut sauter d’emblée au dénouement. Il fut terrible. Chaque colonne, postée de la veille à l’entrée de la rue qu’elle devait parcourir, se mit en mouvement à trois heures du matin, qui est, en hiver, la nuit noire. Sauf pour les deux colonnes extrêmes, qui purent se développer à l’aise et s’emparer, au Sud, de l’hôpital dit la Résidencia, au Nord de la Plaza de Toros, que Gutierrez de la Concha défendit vainement, toutes les autres subirent un sort égal. D’abord, protégé par les ténèbres, chaque bataillon s’engagea sans encombre dans la rue droite aux maisons basses. Mais, à mesure qu’on approchait du centre, et l’aube venue, chaque terrasse à parapet devenait un poste armé, du haut duquel miliciens ou bourgeois fusillaient les soldats par derrière. Bientôt, la colonne décimée devait chercher asile dans une église, où, assaillie et cernée par les troupes urbaines, elle mettait bas les armes : c’est ainsi que se rendirent, entre autres, le major Vandeleur au couvent de la Merced, devant l’intimation personnelle de Liniers, et aussi le bataillon Duff, réduit de 225 hommes à une centaine, rank and file, dans l’église de San Miguel où il s’était réfugié. Du côté opposé, la brigade Craufurd, la fleur de l’armée, comme la désignent les rapports, the flower of the army, sema de cadavres le quartier du Sud. Le colonel Pack, qui commandait l’aile gauche, forte de 600 hommes, a laissé un tableau frappant de cette marche à la mort, dans le silence funèbre et la pâleur livide de l’aube d’hiver : « J’allais, conclut-il devant la Cour martiale, poursuivi par l’obsession que nous avions tenté une lutte impossible, la plus inégale peut-être qui fut jamais... » Il erra ainsi pendant des heures, perdant quelques hommes à chaque pas. Vers midi, démoralisé, — et certes, il avait l’âme bien trempée, l’inébranlable brigadier de la Haie-Sainte ! — en remontant la rue de l’actuelle Université, une formidable décharge, d’un ennemi insaisissable, comme il le dit (unassailable), renversa la moitié de son monde : c’étaient les patrices de Saavedra et Viamont qui, à l’affût dans les maisons du voisinage, avaient choisi le bon moment. En reculant vers le fleuve, Pack donna dans l’aile droite de la brigade Craufurd, aussi mal en point que la sienne ; vers trois heures, les deux débris s’enfermaient dans le couvent de Santo-Domingo.

Attaqué aussitôt par les » Cantabres » de Garcia et les volontaires du quartier, battu par l’artillerie du Fort (le clocher gauche, le seul qui existât alors, exhibe encore fièrement sa façade, grêlée de boulets espagnols). Pack tenta vainement de s’ouvrir passage vers la Résidence ; à quatre heures, après deux sorties meurtrières, les soldats anglais se rendirent. Pack, à qui la foule voulait faire un mauvais parti, resta caché dans le couvent jusqu’au soir ; alors, entre deux moines dominicains, il put gagner le Fort et se mettre sous la protection de Liniers.

La nuit fit une trêve ; mais, le lendemain, le général anglais, accablé par les résultats de l’attaque, — 1 200 morts et blessés, 2 000 prisonniers, — et quoique maitre encore du Retiro et de la Résidence, demanda lui-même à ouvrir les négociations. Liniers exigea l’évacuation complète du pays, — y compris Montevideo, — qui devait être terminée avant deux mois : et cette clause, que Whitelocke et Murray, au nom du commerce anglais, voulaient étendre à six mois, dut être subie comme les autres. L’embarquement, par le Retiro, commença dès le lendemain. Malgré toutes les menaces ultérieures, les Anglais ne devaient plus revenir.

En Espagne, le retentissement de la « Défense » dépassa de beaucoup celui de la Reconquête que, d’ailleurs, il rendait plus solide. Les noms de Liniers et de Buenos-Ayres furent exaltés dans la presse, célébrés dans la chaire sacrée, chantés par les poètes : tout le monde castillan sut par cœur l’ode de Gallego. Les grades et les décorations comblèrent les braves défenseurs, sans acception de vétérans ou de miliciens. La cité victorieuse se livra plusieurs jours à des transports de joie indescriptibles : le nom du héros populaire était sur toutes les lèvres, dans tous les cœurs. Liniers, qui, depuis le mois de juin, avait été reconnu par l’Audience comme gouverneur militaire de la province, fut promu chef d’escadre ; il recevait peu après le titre de comte de Buenos-Ayres, avec la grandesse et 100 000 réaux annuels de dotation. Enfin, en décembre de cette même année, la dignité de vice-roi l’élevait au plus haut rang qu’un étranger eût jamais atteint en Espagne. Ce fut le clou d’or qui arrêta un instant la roue de la Fortune.


V

Parmi les contre-coups lointains de la déroute anglaise et du triomphe de Liniers, il n’en est pas de plus étrange que le suivant où l’on voit, par l’entrée en scène de Napoléon, s’accuser avec un relief saisissant le contraste douloureux de cette destinée d’un Français gouvernant une vice-royauté espagnole, à l’heure même où un fleuve de sang et une barrière de haine vont séparer les deux pays.

Au lendemain de la Défense, après ses rapports officiels au gouvernement de Madrid et au prince de la Paix, Liniers n’avait pas voulu perdre cette occasion d’en faire hommage à celui qui personnifiait tous les triomphes de la guerre. Il avait écrit à Napoléon une lettre débordante d’enthousiasme militaire, mais au fond très politique, que devait lui remettre son aide de camp et futur gendre Périchon de Vandeul. La démarche ne provenait pas seulement d’un élan d’admiration, fort naturel chez un soldat français ; elle tenait compte aussi du véritable protectorat que le maître de l’Europe exerçait sur l’Espagne, et qu’avec un peu de sagesse, il aurait pu rendre utile et durable. La lettre fut si peu secrète que la rédaction en fut soumise à l’Audience et au Cabildo, qui l’approuvèrent. Jusqu’en janvier 1808, Périchon ne fut pas reçu par l’Empereur ; mais, grâce à son parent Carroyon de Vandeul (le propre petit-fils de Diderot), chargé d’affaires à Madrid, il avait mis sous les yeux du maitre la lettre de Liniers, qui semble l’avoir frappé. Avec sa promptitude habituelle, il chargea Decrès, ministre de la Marine, de lui découvrir quelqu’un qui pût le renseigner sur la Plata. Le capitaine de vaisseau Jurien de la Gravière se présenta qui, après avoir rédigé un mémoire, sur le sujet, reçut l’ordre d’effectuer, sur la frégate Créole, une exploration politique du pays.

Mais les événemens espagnols se précipitèrent et, en mai 1808, après le funeste guet-apens de Bayonne, il s’agissait bien moins d’étudier ces provinces que de provoquer leur annexion pacifique à l’Empire. Il fallait, pour préparer le terrain, un agent plus souple et moins compromettant qu’un officier supérieur monté sur son vaisseau de guerre. Maret proposa le marquis de Sassenay, ancien émigré, et officier au corps de Condé, rentré en France sous le Consulat après un séjour de plusieurs années en Amérique, notamment à Buenos-Ayres où il avait connu Liniers. L’émigré assagi, sa radiation obtenue, vivait en paix dans sa gentilhommière, entre sa femme et ses enfans, quand, en mai 1808, un ordre impérial l’appela à Bayonne. Le résultat de sa courte entrevue avec l’Empereur fut qu’il partit le 30 mai, — sans doute un peu moins bousculé que nous le conte une biographie de famille, — sur un mauvais petit brick. Le Consolateur, à destination de Buenos-Ayres. On nous dit aussi que, outre divers journaux et papiers politiques relatifs à sa mission, le marquis avait reçu de Champagny un pli cacheté qu’il n’ouvrit qu’en haute mer et dont la lecture lui causa un « véritable désespoir. »

La petite scène, qui a le tort de rappeler le Cachet rouge de Vigny, est fort invraisemblable : qu’aurait-il pu contenir qui différât des instructions verbales reçues par Sassenay sur l’objet bien connu de sa mission ? D’ailleurs, dans les Lettres inédites de Napoléon Ier (tome I, p. 171), nous trouvons une lettre, du 16, mars 1808, relative à cette affaire et qui rétablit les faits. En rendant à Decrès ses verbeuses instructions sur l’expédition projetée à la Plata, le maître lui dicta la conduite à tenir avec sa précision impérative habituelle : « Je vous renvoie vos instructions ; ce qu’elles contiennent est inutile à écrire ; cela doit être dit de vive voix à l’agent que vous enverrez. » Évidemment, la règle dictée pour Jurien dut s’appliquer à son successeur. Et quant à la scène du « désespoir, » elle ferait plutôt sourire : les très réelles et cruelles mésaventures du pauvre émissaire provinrent, non de ses instructions, ni de ses efforts pour les remplir, mais des circonstances imprévues et qui devaient l’empêcher de les exécuter. On sait trop comme celles-ci se succédaient alors sur le monde en coups de théâtre formidables et inouïs, devant lesquels les petits gestes d’un passant ne comptaient pas. C’est dans ce tourbillon que Sassenay tomba et fut emporté comme un fétu dans un cyclone.

Les derniers jours de la traversée semblèrent contenir pour lui le présage de ce qui l’attendait dans la contrée qu’il avait connue si passive et si calme » En vue de la côte uruguayenne un pampero furieux rejeta au large le Consolateur, retardant d’une semaine son arrivée. Il dut descendre à Maldonado et gagner Montevideo à cheval, sans autre bagage qu’une valise, — la valise aux documens, qui devait jouer un si grand rôle dans l’affaire, et un si mauvais tour à son porteur. Le gouverneur de Montevideo, que Liniers avait placé là, n’était autre que ce colonel Elio, bourru malfaisant, qui n’avait du Navarrais que l’entêtement et la lourdeur avant que l’invasion des Français en Espagne le frappât de délire gallophobe. Encore ignorant des dernières volte-faces politiques, il ne reçut pas trop mal Sassenay ; mais sur une allusion de celui-ci à un changement dynastique, Elio éclata en de telles vociférations, que l’envoyé jugea prudent de s’esquiver. Il se mit en route pour la Colonia, où il arriva le lendemain, sous l’escorte d’un capitaine Igarzabal. Il y trouva l’enseigne Louis de Liniers avec la patache Belen qu’envoyait le vice-roi prévenu par courrier extraordinaire : la barque était adressée à l’émissaire, le fils à l’ami. Quand le marquis de Sassenay, le 13 août à midi, sautait sur le môle de Buenos-Ayres, avec la joie instinctive du voyageur qui foule après des années un pays connu, il ne se doutait guère qu’il en repartirait le jour suivant, repoussé comme un hôte suspect et dangereux.

S’il eût débarqué quelques jours auparavant, la population tout entière aurait porté en triomphe l’envoyé de Napoléon. D’après les dernières nouvelles, la proclamation de Fernand VII était contremandée. On en était à la rentrée en scène de Charles IV, qui reprenait le pouvoir sous l’égide encore vénérée de l’Empereur, avec Murat comme lieutenant général du royaume. Les premiers soulèvemens consécutifs au 2 mai n’étaient que les menées de quelques ambitieux et fauteurs de désordre, intéressés à troubler les relations fraternelles des deux pays : telle était, au commencement d’août, la note dominante à Buenos-Ayres, écho fidèle de celle de Madrid au commencement de mai. Mais, depuis lors, le temps avait marché. Une lettre de Périchon reçue le 5, et qui annonçait un envoi d’armes, comme témoignage impérial de sympathie et de sollicitude, ne pouvait qu’accentuer ces belles dispositions. L’arrivée de Sassenay, transmise au vice-roi par courrier extraordinaire, porta à son comble la joie publique ; deux nuits de suite. Espagnols et créoles rivalisèrent d’enthousiasme ; des manifestations s’organisèrent, illuminations, musiques, promenades au flambeaux, aux cris mille fois répétés de : Vive Napoléon ! Le 12 au soir, le vent avait sauté ; on parlait d’une lettre d’Elio à l’alcade Alzaga, où le farouche gouverneur dénonçait les vrais desseins de Napoléon, dont Sassenay était porteur, en connivence probable avec le Français Liniers. Ce fut le bruit léger de Basile, rasant le sol et pénétrant partout. Le lendemain, l’opinion hostile à Napoléon et à la France remplissait la ville, prête à éclater. Le vice-roi éventa le danger ; d’autre part, fort de sa loyauté, il convoqua les membres de l’Audience et du Cabildo pour l’heure de l’arrivée de Sassenay, afin qu’ils fussent témoins de l’entrevue et juges de la situation.

Ils étaient tous là, solennels, dans le grand salon, quand l’émissaire fut introduit, — toujours porteur de son inséparable valise, — entre le capitaine Igarzabal et l’enseigne Liniers. Après avoir fait constater que, pas un instant depuis son départ de Montevideo, Igarzabal, l’homme d’Elio, n’avait quitté Sassenay et que celui-ci n’avait communiqué avec personne, les deux officiers s’étant retirés, le vice-roi laissa le Tribunal procéder à l’interrogatoire. Le procès-verbal, rédigé par les deux procureurs fiscaux de l’Audience, existe encore. De l’enquête et de l’examen des papiers, il ne résultait rien de clair, si ce n’est le désir de l’Empereur de voir les Colonies espagnoles, et en particulier Buenos-Ayres, se ranger volontairement sous les drapeaux de la France, qui sauraient les protéger, quel que fût le sort de la péninsule, contre toute attaque extérieure. On fit sortir Sassenay pour délibérer. La résolution fut qu’il serait tenu au secret et rembarqué pour Montevideo, le soir même, dans les conditions où il était venu, mais que, par déférence pour la personne de Son Excellence dont l’émissaire avait été l’ami, il pourrait rester son hôte jusqu’au moment du départ. Sassenay rappelé objecta qu’il manquait de tout pour un voyage en Europe, à quoi il fut répondu que la générosité espagnole y saurait pourvoir, comme on le vit bientôt. Tous les papiers furent enfermés dans une cassette dont le vice-roi refusa de garder la clé. Son intervention, dit le document fiscal, s’était bornée à signer un ordre à Elio, pour que Sassenay fût embarqué sur le premier brick espagnol qui lèverait l’ancre, comme s’il prévoyait les conjectures et les soupçons malicieux qui allaient incriminer sa conduite.

La séance levée, le vice-roi, dont Sassenay devait partager la table, eut soin de faire rester aussi quelques-uns des personnages présens. Une tempête était déchaînée au dehors. Les flots de l’estuaire débordé venaient briser avec fracas au pied de la citadelle, dont les vieux bois craquaient sous la bourrasque. Le pilote, appelé, déclara l’embarquement impossible ; sur quoi, le fils de Liniers s’offrit à conduire à sa chambre l’hôte d’une nuit. Quand les convives furent partis et que Sassenay se fut retiré, le vice-roi resta quelques minutes dans son bureau à écrire une lettre pour Ortega, son correspondant de Montevideo, générosité dernière envers ce pauvre diable de marquis, qui lui fut imputée à crime ; puis, un flambeau à la main, dans le silence nocturne que troublaient seuls le bruit de la rafale et quelques cris de sentinelles, il se dirigea vers la chambre, éloignée de toute oreille curieuse et de tout œil indiscret, qu’il avait destinée à son ami. De quoi parlèrent-ils ? Sassenay a laissé du tête-à-tête deux relations différentes : suivant l’une, qui est sa déposition devant le fiscal de Montevideo, on n’aurait causé que de la Reconquête ; suivant l’autre, qui est dans son rapport, — très postérieur, — à Champagny, Liniers aurait exprimé ses vives sympathies pour la « dynastie nouvelle » (qui n’existait pas encore au départ de Sassenay), en même temps que son admiration pour l’Empereur. Il n’y a évidemment que ceci de tout à fait vrai. En tout cas, on peut affirmer que l’image colossale, une fois entrée dans l’entretien, n’en devait plus sortir. On entend d’ici les questions haletantes de Liniers, les cris de sa curiosité inlassable : « Vous l’avez vu ! Il vous a parlé ! Comment est-il ? Quelle est sa figure, son regard, sa voix, son geste ?... » Cette fascination que Napoléon exerçait alors sur les âmes, qu’il exerce encore sur elles, comment le Reconquistador s’y serait-il soustrait ? Il était Français après tout, — ou avant tout, — de race militaire, et, lui aussi, toutes proportions gardées, soldat victorieux ! De son modeste demi-jour de gloire locale, ne voyait-il pas resplendir au loin le seul théâtre, — qui aurait pu être le sien, — où il valût la peine d’être acteur !

Sassenay partit le lendemain. En arrivant à Montevideo, la « générosité espagnole, » personnifiée en Elio, le jeta dans un cachot comme Français. Au bout de dix mois, il parvint à s’échapper, aidé, dit le dossier de l’affaire, par ses propres geôliers, sans doute pris de pitié ; repris au bout de quelques jours, il passa cinq mois aux fers. En décembre 1809, il fut transporté à Cadix et confiné sur un ponton. Enfin, huit mois après, compris dans un échange de prisonniers anglais, il vit le terme de sa lamentable odyssée.


VI

En une explication au peuple, bientôt suivie de la proclamation solennelle de Fernand VII, Liniers tenta vainement de ramener le parti espagnol que ses ennemis, — Elio et Alzaga en première ligne, — exploitaient contre son autorité. Après une lettre publique pleine d’outrages contre celui qui l’avait élevé, le gouverneur Elio, soutenu par la population de Montevideo, toujours jalouse de Buenos-Ayres, provoqua une assemblée populaire, laquelle déclara Montevideo séparé de la vice-royauté tant qu’un Français y commanderait, et nomma une Junte de gouvernement reliée directement à la Junte centrale d’Aranjuez. Ce scandale inouï d’un gouverneur subalterne, excitant publiquement au soulèvement de sa province et au mépris d’un représentant du vice-roi, était un signe des temps et un symptôme de la dissolution prochaine. Liniers, appuyé par l’Audience, destitua le rebelle, mais, renonçant à le soumettre par la force, attendit les événemens. D’autres embarras encore surgissaient du côté du Brésil, où l’infante Carlota de Bourbon, mariée au prince régent de Portugal, que l’entrée des Français avait chassé à Rio, se déclarait souveraine des colonies espagnoles, en l’absence de son frère Fernand. Liniers ayant repoussé une prétention qu’aucun acte de la Junte centrale n’autorisait, l’infante résolut de prendre parti pour la province rebelle et prépara même une entrée à Montevideo, sous la protection de l’escadre de l’amiral Sidney Smith, le fameux défenseur de Saint-Jean-d’Acre. Mais ce nouvel écart inquiéta le gouvernement anglais, et l’amiral fut rappelé.

Le levain d’anarchie qui travaillait la population coloniale en activait l’inévitable division : l’hostilité croissante du parti espagnol contre Liniers eut pour effet desserrer plus étroitement autour de lui le groupe créole, dont la forte légion des patrices représentait le noyau militant. Un complot séditieux, fomenté par Alzaga et ses partisans du Cabildo, fit éclater l’antagonisme désormais irréconciliable entre péninsulaires et natifs. Les conjurés, qui tenaient leurs conciliabules chez Alzaga ou même à l’évêché, comptaient sur les bataillons catalans, biscaïens et galiciens, dont l’organisation avait survécu à la Défense et auxquels s’étaient joints quelques soldats et marins débauches par Elio.

Il s’agissait de s’emparer du Fort et d’arracher au vice-roi sa démission. Le mouvement devait éclater le 1er janvier 1809, date des élections municipales qui rassemblaient le peuple sur la Plaza Mayor, ou place de la Victoire, comme on la dénommait déjà Liniers, tenu au courant, n’avait pas accepté la proposition des bataillons créoles qui s’offraient pour écraser dans l’œuf l’entreprise criminelle. Il n’avait même pas cru devoir différer d’une heure le mariage de sa fille Carmen, qui fut célébré à la Cathédrale le 26 décembre, cinq jours avant le conflit annoncé.

Toutes les tentatives de ramener les séditieux ayant avorté, il prit ses mesures pour les réduire. Le 31, d’accord avec les chefs respectifs, il fit armer et consigner dans leurs quartiers les troupes fidèles, qui devaient marcher vers le Fort à un signal donné. Le 1er janvier, dès le matin, les corps espagnols apparurent rangés autour de la place. Les élections bâclées en faveur des membres sortans, une commission présidée par le premier alcade, Alzaga, également réélu, alla soumettre la liste au vice-roi, qui la ratifia sans une observation. Les conjurés espéraient une discussion et se retirèrent désappointés. Revenus sur la place, Alzaga poussa le cri convenu : Junte comme en Espagne ! A bas le Français Liniers ! que reprit en chœur la foule mutinée. De là, envahissant l’Hôtel de Ville, elle eut bientôt fait de créer ladite Junte, copiée sur la liste municipale qui venait de passer. La Junte se rendit au Fort, accompagnée de l’évêque et des notables du parti ; envahissant le salon du vice-roi, elle lui annonça sa destitution. Ce fut alors que les patrices et les autres corps de natifs apparurent sur la place et vinrent se ranger sur le glacis du Fort. Pendant ce temps, Liniers, debout devant son bureau et entouré de traîtres, discutait les termes du document qu’ils le sommaient de signer, attendant l’arrivée de Saavedra, commandant des patrices, qu’il savait en chemin. Quand celui-ci parut sur le seuil, le vice-roi déchira le papier, et prenant le bras du chef, il s’élança sur la place : une immense acclamation du véritable peuple buenos-ayrien salua le Reconquistador. Tandis qu’il regagnait le palais, Saavedra faisait déployer sa légion en ordre de bataille et intimait aux Espagnols l’ordre de mettre bas les armes et de se dissoudre. Tout le monde obéit. Le soir même, Alzaga et ses complices municipaux étaient embarqués pour le préside de Patagones. Ils n’y devaient pas rester longtemps. Quelques jours après, Elio envoyait une frégate qui n’eut pas de peine à se saisir des prisonniers, malgré la faible résistance de la garnison. Ramenés à Montevideo, ils y reprirent leurs menées « patriotiques, » multipliant les calomnies contre Liniers, le dénonçant au gouvernement de Madrid, profitant de l’invasion française en Espagne pour soulever l’opinion contre le malheureux vice-roi, dont le vrai crime consistait à être le compatriote de ceux qui là-bas déchiraient le drapeau qu’il soutenait ici.

Les accusations personnelles portées contre Liniers étaient absurdes, mais non, il faut l’avouer, les raisons invoquées alors contre la présence d’un Français à la tête d’une colonie espagnole. L’Audience elle-même, qui n’avait pas cessé de défendre le vice-roi contre ses ennemis, fut amenée à déclarer à la Junte de Séville que « le seul moyen d’ôter tout prétexte aux factieux de désordre était de substituer à Liniers un mandataire espagnol. » Celui-ci, qui ne se dissimulait aucune des difficultés insurmontables de sa position, sentait un immense découragement. Tout tournait contre lui. Son frère venait de mourir dans ses bras ; sa fille la plus chère manquait à son foyer ; ses compagnons d’armes le fuyaient ou l’attaquaient. Il n’était pas jusqu’à sa gloire d’hier qui ne lui devint ennemie : ce titre de « comte de Buenos-Ayres, » qui lui était parvenu en mai 1909, était matière à chicane de la part du Cabildo, furieux d’être oublié. Ceux mêmes qui lui restaient fidèles, ces créoles ardens qui l’acclamaient, il savait bien n’être pas ce qu’ils voyaient en lui. Ces « patriotes, » comme ils se désignaient déjà dans leurs conciliabules, suivaient sur la carte d’Espagne le progrès des armées françaises, attendant la journée décisive qui les délierait de toute attache au vieux régime sans les lier au nouveau. Alors se produirait la rupture avec ces derniers amis, devenus à leur tour ennemis, car le serment de général et de vice-roi qu’il avait prêté au roi d’Espagne, aucune déroute, aucune déchéance dynastique ne pouvaient l’en relever. Et à travers tout cela, suprême angoisse ! il se sentait Français, et il lui fallait annoncer comme une catastrophe la victoire de Soult à la Corogne et la fuite éperdue des Anglais vers leurs vaisseaux !

Telle fut la longue torture secrète, le combat occulte qui maintint bandée en une tension héroïque cette âme chevaleresque, et dont le sacrifice de la Cruz Alta, auquel nous arrivons, ne fut que le dénouement tragique et fatal.

On conçoit à présent que, payé d’un tel prix, le pouvoir suprême lui fût devenu un fardeau et qu’il accueillit avec un soupir de soulagement l’arrivée de son successeur et ami Don Baltasier Hidalgo Cisneros. Ce brave débris de Trafalgar qui, loin de son bord, n’était plus qu’un pauvre homme indécis et timoré, resta plus d’un mois à la Colonia, en vue de Buenos-Ayres, sans se résoudre à y faire son entrée, sous les suggestions de l’éternel Elio, ses craintes d’une révolution qu’appuyait, au dire d’EIio, le vice-roi sortant.

Il fallut que celui-ci traversât le rio, sans autre escorte que le commandant Martin Rodriguez, futur général de l’indépendance et gouverneur de Buenos-Ayres, et amenât par la main son ancien frère d’armes qui le connaissait si mal.


VII

A peine déchargé du pouvoir, en août 1809, Liniers s’empressa de quitter Buenos-Ayres, où il se sentait gênant et gêné. Malgré l’insistance de Cisneros à l’expédier en Espagne, avec toute la pompe imaginable, l’ancien vice-roi préféra s’établir avec sa famille à Cordoba, qui était alors et est quelque peu restée le type de la ville universitaire et coloniale. Outre son vieux camarade Gutierrez de la Concha, qui en était le gouverneur nommé par lui, il trouvait là un groupe d’amis plus ou moins fidèles : l’évêque Orellana, le colonel Allende, l’ambassadeur Rodriguez et d’autres qui l’accompagnèrent au sacrifice ; les Funes qui devaient, sinon le trahir, du moins l’abandonner. Mais ce menu mouvement de petite ville provinciale semblait encore trop bruyant à son besoin de repos. Il résolut de s’établir à la campagne et acheta, vers 1810, l’estancia d’Alta Gracia, à 40 kilomètres au Sud-Ouest de Cordoba et quelque 700 de Buenos-Ayres. C’est un ancien domaine de Jésuites, dans une jolie vallée de quelques lieues carrées, encadrée de collines boisées et sillonnée de ruisseaux pierreux. La solitude d’autrefois est devenue un lieu de villégiature. Mais l’église et le collège, où habita Liniers, sont toujours debout, avec la vaste salle carrelée du premier étage et son balcon surplombant l’étang. C’est de là que le Reconquistador, devenu un simple campagnard, comme il l’écrivait à son ami Echevarria, contemplait avec ravissement ses bois ombreux, ses prés couverts de bétail, et savourait l’exquise et rajeunissante douceur de vivre près de la terre, loin de l’agitation malsaine des villes, oubliant les hommes comme il était oublié d’eux.

Hélas ! ce bruit du monde qu’il voulait fuir, il en recevait l’écho par l’estafette à cheval qui, toutes les semaines, lui apportait, tantôt les nouvelles du haut pays, — tumultes précurseurs à Lima, propagande incendiaire à La Paz, qu’on noyait dans le sang indigène, — tantôt celles de la Péninsule où les armées françaises triomphantes occupaient déjà la Nouvelle-Castille. Enfin, des lettres de Buenos-Ayres annonçaient une imminente révolution des « patriotes, » lesquels, disait-on, n’attendaient que l’entrée des Français en Andalousie pour secouer le joug colonial. Parmi ces dernières, il s’en trouvait à chaque courrier une de Cisneros, exhortant son prédécesseur à se rendre aux ordres de la Régence de Cadix qui réclamait sa présence. Les prières et représentations devinrent si pressantes que Liniers, excédé, consentit ! il fit ses préparatifs, arrangea ses affaires, confia à son gendre le soin de sa famille, qui restait à Cordoba en l’absence du père ; enfin, le 30 avril, il se déclara prêt à prendre passage sur la corvette Descubierta, qui devait transporter à Cadix « Son Excellence l’ancien vice-roi de ces provinces. »

Il semble que tout conspirât à vouloir le sauver. Mais on n’échappe pas à sa destinée. Au lieu de s’embarquer au commencement de mai, comme il l’avait promis, il demanda un nouveau délai et fixa irrévocablement la fin du mois pour son départ de Cordoba. Il s’y trouvait, le 30 mai, chez le gouverneur, lorsque y tomba comme la foudre la nouvelle, apportée dit-on en quatre jours, par un collégien nommé Lavin, de la révolution de Buenos-Ayres. : Il ne s’agissait encore que d’une sorte de plébiscite, ou Cabildo ouvert, tenu le 22 ; mais il suffisait de connaître ceux qui l’avaient provoqué et la proposition mise aux voix (substitution d’un Comité exécutif à l’autorité déchue du vice-roi pour en mesurer la portée : c’était la l’évolution et, à brève échéance, la tentative d’indépendance, plus ou moins dissimulée, des provinces de la Plata. D’ailleurs, les nouvelles du pronunciamiento se complétèrent quelques jours après.

Le 25 mai 1810 est la date fondamentale de l’histoire argentine ; et nous n’avons pas à rappeler avec quelle splendeur, quelle explosion de fierté légitime le jeune peuple, exubérant de force et de richesse, célébrait hier le centenaire d’un événement qui lui donnait désormais place dans le concert des grandes nations. Ce jour mémorable vit crouler le régime colonial.

Quand la décadence de l’Espagne en fut arrivée à ce point que l’ancienne tutrice d’un continent tombait elle-même en tutelle, et que ses vice-rois ne savaient plus au nom de qui rédiger leurs décrets, les colonies s’indignèrent à l’idée de subir un maître d’aventure. Toutes les provinces du Nouveau Monde, à intervalles inégaux et avec des fortunes diverses, secouèrent le joug : aucune avec plus de résolution et de succès mérité que celle qui s’était fait la main en battant à deux reprises les troupes britanniques. A Buenos-Ayres, la révolution du 25 mai consistait essentiellement dans la réunion d’une assemblée de notables, convoquée à l’Hôtel de Ville, et qui, sans tumulte ni violence, décida, après délibération et à la majorité, la déposition immédiate du vice-roi et son remplacement par une Junte exécutive de sept membres, nommés par acclamation : un Comité de salut public. Tout cela s’effectua sans résistance aucune, du moins à Buenos-Ayres. Cisneros se soumit ; l’Audience et le Cabildo s’effacèrent et les Espagnols ne songèrent d’abord qu’à se faire oublier.

Il n’en devait pas être de même dans certaines provinces, et tout d’abord à Cordoba, où le gouverneur Concha et les principaux fonctionnaires étaient Espagnols, partant opposés à la révolution. La Junte prévoyait si bien la résistance que, dès le premier jour, elle préparait une expédition armée à l’intérieur à l’effet d’y garantir l’ordre... révolutionnaire. Les appréhensions de Mariano Moreno, secrétaire de la Junte, et qui en fut l’esprit lucide et l’âme impitoyable, n’étaient que trop fondées. A la première nouvelle de l’attentat contre le vice-roi, Concha, l’évêque Orellana, le colonel Attende et quelques autres notables avaient décidé, dans une première réunion, de s’opposer par la force au triomphe de la sédition. Ils comptaient sur le concours de Liniers, dont l’expérience militaire et surtout la popularité semblaient un gage de succès. Mais l’ancien vice-roi, retiré à Alta Gracia, refusait d’en sortir, soit qu’après tant d’agitations il se reconnût quelque droit au repos, soit qu’il cédât aux supplications de sa famille et de ses amis de la Junte, qui lui demandaient simplement de ne pas prendre parti. Toutefois, quelques semaines après, Liniers changea d’avis : les mesures violentes que la Junte crut devoir prendre contre les intrigues de Cisneros et de l’Audience, qu’elle déporta à Cadix, parurent lui créer des devoirs nouveaux. Il se crut obligé à revendiquer les droits de la souveraineté foulée aux pieds. Vers la fin de juin, il se rendit à Cordoba pour prendre la direction de la résistance qu’il n’abandonna plus. Le sort en était jeté. Son activité sembla faire merveille ; tandis qu’il correspondait avec tous les chefs espagnols, de Montevideo à Lima, qui promettaient la prompte coopération de troupes auxiliaires, Coucha et Allende armaient et exerçaient les milices de Cordoba dont les effectifs dépassaient 1 000 cavaliers et autant de fantassins ; on s’était procuré une quinzaine de canons ; enfin, on aurait encore deux bataillons partis, disait-on, de Mendoza et San Luis.

Ainsi s’écoula la moitié de juillet ; on attendait, en toute confiance, l’arrivée de l’expédition révolutionnaire, qui s’avançait péniblement, pour la détruire aux portes de la ville. Ce fut alors que Moreno fit signer par la Junte et communiquer aux autorités de tout le pays le décret qui leur ordonnait de se saisir des chefs de la contre-révolution, qu’il énumérait, — Liniers, Coucha, Allende, l’évêque Orellana, etc., — et de les amener sans retard à Buenos-Ayres. En même temps qu’il faisait activer la marche des « patriotes, » il employait ses partisans de Cordoba quelques-uns comme les Funes, très influens à semer la défiance dans les rangs des royalistes et à stimuler la désertion. L’effet de ces manœuvres qui, en somme, étaient de bonne guerre, ne tarda guère à se faire sentir. A mesure que les « patriotes » approchaient, les compagnies de milices fondaient comme la neige au soleil. L’opinion des habitans était si peu solide que l’avant-garde de Buenos-Ayres à peine signalée, le Cabildo, hier encore royaliste, envoya à son chef un message d’adhésion et de bienvenue. Ce jour-là, Liniers et les autres chefs royalistes comprirent l’impossibilité de faire face à l’ennemi.

Avec les 400 hommes qui leur restaient, ils se mirent en marche vers le Nord, où ils comptaient des partisans. Mais ils étaient trahis par leurs propres officiers, et chaque jour augmentait la débandade. Un soir, le fourgon des munitions prit feu et la dernière compagnie partit en masse, en insultant les chefs. Le 4 août, à quelque 30 lieues de Cordoba, un exprès les prévint que le commandant Balcarce venait à leur poursuite avec un parti de cavaliers. Alors, ils se séparèrent, pour dépister les recherches ; Liniers et son aide de camp s’enfoncèrent dans les bois de la plaine ; l’évêque et son chapelain se détournèrent à gauche, vers la montagne ; Concha et les autres suivirent la route du Pérou. Précautions inutiles. Tous furent pris, l’évêque livré par son hôte, un curé de campagne. Un soir, Balcarce entrevit un feu dans la forêt ; il s’approcha ; un nègre, qui gardait les mules de Liniers, avoua que celui-ci se trouvait à une lieue de là, dans une hutte ; il s’offrit à guider l’escouade. Et on est heureux de savoir que la vindicte publique ne pardonna pas au traître. Liniers dormait sur le sol, roulé dans son manteau ; il fut saisi, garrotté. L’officier, — un misérable plus tard châtié par la Junte, — outragea le prisonnier et lui lia les mains par derrière, si rudement qu’il lui écorcha les poignets. Balcarce était porteur d’une sentence de mort, prononcée par la Junte.

La terrible nouvelle, répandue à Cordoba, y causa une telle explosion de douleur que personne ne voulut l’exécuter. Tandis que le triste convoi faisait halte à Totoral, à quelque vingt lieues de la ville, le nouveau gouverneur et les principaux chefs signèrent un recours en grâce qu’on envoya par exprès ; la réponse de Moreno fut que les six « coupables » devaient, sous bonne escorte, être conduits à Buenos-Ayres, sans passer par Cordoba. Le 19 août, on se remit en route, par le désert. Les malheureux étaient dans un complet dénûment ; ils avaient bien reçu de leurs familles quelques secours en vivres et vêtemens, mais les soldats avaient tout pillé.

Pour s’expliquer tant de dureté, il faut savoir que, depuis le 25 mai, la propagande enflammée de la Junte avait créé et fait accepter par le peuple ce dogme patriotique : que les ennemis de la révolution étaient des criminels indignes de pitié. C’est le fanatisme jacobin, d’autant plus terrible qu’il est plus sincère. Moreno et son séide Castelli, que nous allons rencontrer, vivaient comme la salamandre dans cette atmosphère de feu qui dessécha leur cœur honnête et chauffa leur passion au rouge ardent. Pourtant, même dans ces éclipses de la raison, l’humanité ne perd jamais ses droits. Au passage des prisonniers, à travers ces solitudes qu’animaient çà et là quelques estancias clairsemées, quelques traits d’ingénue bonté venaient soulager leur malheur, moins par le secours même que par le geste compatissant : des gauchos apportaient un chevreau, une toison pour la selle, du tabac. Une petite chinita ou métisse acheta, de quelques réaux qu’elle avait, six mouchoirs de coton, qu’elle vint offrir tout en larmes à son vice-roi.

La caravane suivait à présent l’ancienne route des postes. Le 25 août, le Rio Saladillo traversé, on alla coucher à Lobaton, sur la frontière de Santa Fé. Le dur voyage touchait à son terme, et personne ne doutait plus que l’appel de la Junte ne signifiât la remise de la peine ou tout au moins sa commutation. Le soir, on était presque joyeux à la pensée d’arriver le matin suivant, dimanche, à la chapelle de la Cruz Alta, où l’évêque dirait la messe ; et tout le monde se coucha sur la bonne impression. En se levant le lendemain, à la pointe du jour, un nouvel officier, Domingo French, se mit à la tête de l’escorte. On atteignit à dix heures du matin l’endroit dit Cabeza del Tigre (Tête du Tigre) ; de là French donna l’ordre de prendre à travers champs jusqu’à un bois d’acacias et de caroubiers dit Monte de la Papagayos ; tout à coup, en débouchant dans une clairière, apparut la barre sombre d’un peloton de hussards, rangés et l’arme au bras. Un homme s’avança, que Liniers reconnut : c’était l’avocat Castelli, membre de la Junte, qui lut la sentence de mort. Seul le prélat échappait au supplice, mais non à la prison et aux avanies. Toutes les protestations des condamnés furent inutiles ; ils avaient trois heures pour se préparer. L’heure venue, l’évêque tenta un effort désespéré en invoquant le décret canonique qui prohibe les exécutions en un tel jour : Castelli, froidement, le fit écarter par un soldat. A deux heures et demie, les cinq condamnés furent rangés à quelque distance l’un de l’autre ; quand leurs yeux furent bandés, les exécuteurs avancèrent à quatre pas. Si profond était le silence de cette solitude qu’on percevait, dit un témoin, quelques halètemens. Au relèvement de l’épée du commandant, les fusils s’abaissèrent, visant à la poitrine. Il y eut encore deux horribles secondes d’attente pour assurer le tir ; au commandement de : Feu ! une seule détonation ébranla la forêt. Les cinq corps s’affaissèrent sur le sol. On acheva ceux qui remuaient encore, et ce fut French, soldat de la Reconquête, qui déchargea son arme dans la tempe du Reconquistador.

Sur l’ordre de Castelli, les cadavres furent portés à la Cruz Alta et enterrés près de l’église. Ils furent exhumés en 1861, à la demande du gouvernement espagnol. N’ayant pu identifier les restes, on les transporta tous à Cadix, où, après avoir reçu les plus grands honneurs militaires, ils reposent dans le Panthéon des marins illustres.

Ce n’est ici ni le lieu ni le moment de juger l’acte de la Junte. La sentence équitable, croyons-nous, pourrait se résumer en une phrase : à cette heure critique, la Junte n’avait le choix qu’entre le sacrifice de chefs royalistes et son propre suicide. Elle ne se sentit pas assez forte pour se montrer clémente. L’histoire ne l’a pas condamnée. Les générations argentines, qui recueillent aujourd’hui les fruits glorieux de l’arbre planté par leurs pères, se rendent compte des obligations auxquelles ils ont obéi, si dures qu’elles aient été quelquefois. Mais cette reconnaissance, qui n’est au fond que de la justice, les Argentins, dans la générosité de leur âme, la devaient aussi à Liniers, tombé victime de sa foi monarchique, fidèle au serment de loyauté qui pour lui représentait le premier, le plus sacré des devoirs. Ils ne pouvaient pas oublier toujours que Liniers avait repoussé l’invasion anglaise de leur territoire et les avait conduits jusqu’au seuil de l’indépendance. Aujourd’hui donc, la justice a commencé et plus que commencé de se faire jour pour lui, puisque le premier de leurs historiens, au cours d’une polémique que nous nous honorons d’avoir provoquée, a inscrit d’avance cette noble épitaphe sur le monument futur de Liniers : Gloire au héron de la Reconquête et de la Défense. Sur sa tombe honorée, Espagnols et Argentins peuvent s’embrasser fraternellement en célébrant la mémoire d’un fils de la France héroïque ! Ces grandes paroles du général Mitre, du plus illustre des Argentins, font plus qu’annoncer la glorification du héros : elles l’accomplissent.


PAUL GROUSSAC.